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- Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ? - Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère. - Tes amis ? - Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu. - Ta patrie ? - J'ignore sous quelle latitude elle est située. - La beauté ? - Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle. - L'or ? - Je le hais comme vous haïssez Dieu. - Eh ! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? - J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages ! 1 1 Charles Baudelaire, « L’étranger », Petits Poèmes en prose, Paris, Levy, 1869

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- Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ? - Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère. - Tes amis ? - Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu. - Ta patrie ? - J'ignore sous quelle latitude elle est située. - La beauté ? - Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle. - L'or ? - Je le hais comme vous haïssez Dieu. - Eh ! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? - J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !1

1 Charles Baudelaire, « L’étranger », Petits Poèmes en prose, Paris, Levy, 1869

Raymond Queneau, Cent mille milliards de poèmes, Paris, Gallimard, 1961

Comme je t’aime je t’aime comme Comme en enfer je t’aime je t’aime toujours plongé Sous le vent insatiable le caneton perdu le caneton Dans les airs comme comme comme malhabile comme2

2 Jean-Pierre Balpe, « poème 8 », Hôtel Continental, n° X, 1984

Bernard Magné, « Mémoires d’un mauvais coucheur », alire, n° 10, 1997

Bernard Magné, « Mémoires d’un mauvais coucheur », alire, n° 10, 1997

C'est un trou de verdure où chante une rivière Accrochant follement aux herbes des haillons D'argent ; où le soleil, de la montagne fière, Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons. Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort ; il est étendu dans l'herbe sous la nue, Pâle dans son lit vert où la lumière pleut. Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme Sourirait un enfant malade, il fait un somme : Nature, berce-le chaudement : il a froid. Les parfums ne font pas frissonner sa narine ; Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.3

3 Arthur Rimbaud, « Le dormeur du val » [1870], Anthologie des poètes français, t. IV, Paris, Lemerre, 1888

The first professor I saw, was in a very large room, with forty pupils about him. After salutation, observing me to look earnestly upon a frame, which took up the greatest part of both the length and breadth of the room, he said, “Perhaps I might wonder to see him employed in a project for improving speculative knowledge, by practical and mechanical operations. But the world would soon be sensible of its usefulness; and he flattered himself, that a more noble, exalted thought never sprang in any other man’s head. Every one knew how laborious the usual method is of attaining to arts and sciences; whereas, by his contrivance, the most ignorant person, at a reasonable charge, and with a little bodily labour, might write books in philosophy, pœtry, politics, laws, mathematics, and theology, without the least assistance from genius or study.” He then led me to the frame, about the sides, whereof all his pupils stood in ranks. It was twenty feet square, placed in the middle of the room. The superfices was composed of several bits of wood, about the bigness of a die, but some larger than others. They were all linked together by slender wires. These bits of wood were covered, on every square, with paper pasted on them; and on these papers were written all the words of their language, in their several moods, tenses, and declensions; but without any order. The professor then desired me “to observe; for he was going to set his engine at work.” The pupils, at his command, took each of them hold of an iron handle, whereof there were forty fixed round the edges of the frame; and giving them a sudden turn, the whole disposition of the words was entirely changed. He then commanded six-and-thirty of the lads, to read the several lines softly, as they appeared upon the frame; and where they found three or four words together that might make part of a sentence, they dictated to the four remaining boys, who were scribes. This work was repeated three or four times, and at every turn, the engine was so contrived, that the words shifted into new places, as the square bits of wood moved upside down.

Six hours a day the young students were employed in this labour; and the professor showed me several volumes in large folio, already collected, of broken sentences, which he intended to piece together, and out of those rich materials, to give the world a complete body of all arts and sciences; which, however, might be still improved, and much expedited, if the public would raise a fund for making and employing five hundred such frames in Lagado, and oblige the managers to contribute in common their several collections.

He assured me “that this invention had employed all his thoughts from his youth; that he had emptied the whole vocabulary into his frame, and made the strictest computation of the general proportion there is in books between the numbers of particles, nouns, and verbs, and other parts of speech.”4

4 Jonathan Swift, Gulliver’s Travel, Londres, Benjamin Motte, 1726, part III, chapter 5.

Jean-Jacques Grandville, illustration d’une traduction française des Voyages de Gulliver, Paris, Garnier, 1856

Quirinus Kuhlmann, Himmlische Libes-küsse [Baisers d’amour céleste], 1671

Le 41e baiser d'amour

Après nord/gel/glaive/brume/sud/fièvre/nuit/mer/aube/vent/est/feu/ouest et calamités Suivent froid/neige/sang/clair/tiède/foudre/aube/terre/jour/calme/fièvre/braise/fête et désolation. Sur cri/affres/lutte/faute/peur/deuil/croix/peine/blâme/honte/vice/larmes/guerre comme dérision Vont ordre/flegme/paix/aise/aide/verve/gain/grâce/prime/culte/liesse/joie/pacte en tout temps siéger. Lune/flamme/perle/carpe/veau/arbre/nuée/cerf/bœuf/tanche/or/geai/boue et estomac Aiment lueur/cendre/huître/flots/champ/fruit/buée/bois/pré/mare/têt/chêne/chaume et pain. Tort/nef/foi/art/jeu/prince/hargne/garde/homme/ladre/zèle/bouche/tâche et Dieu souverain Cherchent tombe/port/vœux/grâces/cris/trône/meurtre/cible/somme/bourse/gage/lèvres/prime et Hosanna. Ce que par loin/droit/feu/bien/grand/fort/haut/air/blanc/un/oui/lourd/long on désigne Le plus souvent près/courbe/flots/mal/court/faible/bas/terre/noir/trois/non/leste/large soigne. Mais aussi gloire/cœur/rire/verve/âme/fête/grâce/paix/prime/trêve/cran/tact/ange s'éloignent Où déjà peur/haine/pleur/deuil/corps/maux/honte/lutte/blâme/rixe/crainte/fraude, chair imposent leur règne. Tout change; tout veut aimer; tout paraît haïr quelque chose: Seul qui médite ce principe aura accès à la sagesse.5

5 Quirinus Kuhlmann, Himmlische Libes-küsse [Baisers d’amour céleste], 1671

L’univers (que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales [...] La distribution des galeries est invariable. Vingt longues étagères, à raison de cinq par côté, couvrent tous les murs moins deux. [...] La Bibliothèque est totale, et [...] ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c’est-à-dire tout ce qu’il est possible d’exprimer, dans toutes les langues. Tout : l’histoire minutieuse de l’avenir, les autobiographies des archanges, le catalogue fidèle de la Bibliothèque, des milliers et des milliers de catalogues mensongers, la démonstration de la fausseté de ces catalogues, la démonstration de la fausseté du catalogue véritable, l’évangile gnostique de Basilide, le commentaire de cet évangile, le commentaire du commentaire de cet évangile, le récit véridique de sa mort, la traduction de chaque livre en toutes les langues, les interpolations de chaque livre dans tous les livres.6

6 Jorge Luis Borges, « La bibliothèque de Babel », Fictions, Editorial Sur, 1941, traduction Nestor Ibarra.