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COLLECTION FOLIO

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Robert Merle

La mortest monmétier

Gallimard

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© Éditions Gallimard,1952, pour le texte

et 1972, pour la préface.

 A qui puis-je dédier celivre,

sinon aux victimes deceux

pour qui la Mort est unMétier ?

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Table des matièresPréface

1913

1916

1918

1922

1929

1934

1945

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Préface Immédiatement après

1945, on vit paraître en France nombre de té-moignages bouleversants surles camps de la mort outre- Rhin. Mais cette floraison fut brève. Le réarmement del’Allemagne marqua ledéclin, en Europe, de la lit-térature concentrationnaire. Les souvenirs de la maisondes morts dérangeaient la

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 politique de l’Occident : onles oublia.

Quand je rédigeai  La Mortest mon Métier,   d e 1 9 5 0 à1952, y étais parfaitement  conscient de ce que je faisais : j’écrivais un livre àcontre-courant. Mieux  même ; mon livre n’était pasencore écrit qu’il était déjàdémodé.

 Je ne fus donc pas étonné par l’accueil que me réservala critique. Il fut celui que

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 j’attendais. Les tabous les plus efficaces sont ceux qui ne disent pas leur nom.

 De cet accueil je puis par-ler aujourd’hui sans amer-tume, car de 1952 à 1972, LaMort est mon Métier   n’a pasmanqué de lecteurs. Seul leurâge a varié : ceux qui le lis-ent maintenant sont nésaprès 1945. Pour eux  , LaMort est mon Métier,  « c’est un livre d’histoire ». Et dansune large mesure, je leurdonne raison.

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 Rudolf Lang a existé. Il s’appelait en réalité Rudolf   Hoess et il était commandant du camp d’Auschwitz. L’es-sentiel de sa vie nous est con-nu par le psychologue améri-cain Gilbert qui l ’interrogeadans sa cellule au moment du procès de Nuremberg. Lebref résumé de ces entre-tiens – que Gilbert voulut bi-en me communiquer – est  dans l’ensemble infiniment   plus  révélateur  que la confes-sion écrite plus tard par

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 Hoess lui-même dans sa pris-on polonaise. Il y a unedifférence entre coucher surle papier ses souvenirs en lesarrangeant et être interrogé par un psychologue…

 La première partie de monrécit est une re-créationétoffée et imaginative de lavie de Rudolf Hoess d’aprèsle résumé de Gilbert. Ladeuxième – où, à mon sens, j’ai fait véritablement œuvred’historien – retrace, d’aprèsles documents du procès de

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 Nuremberg, la lente et tâton-nante mise au point del’Usine de Mort d’Auschwitz.

 Pour peu qu’on yréfléchisse, cela dépassel’imagination que des

hommes du XX e siècle, vivant dans un pays civiliséd’Europe, aient été capablesde mettre tant de méthode,d’ingéniosité et de donscréateurs à construire un im-mense ensemble industriel oùils se donnaient pour but  

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d’assassiner   en masse   leurssemblables.

 Bien entendu, avant decommencer mes recherches pour  La Mort est mon Métier, je savais que de 1941 à 1945,cinq millions de juifs avaient été gazés à Auschwitz. Maisautre chose est de le savoirabstraitement et autre chosede toucher du doigt, dans destextes officiels, l’organisa-tion matérielle de l’effroy-able génocide. Le résultat demes lectures me laissa

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horrifié. Je pouvais pourchaque fait partiel produireun document, et pourtant lavérité globale était à peinecroyable.

 Il y a bien des façons detourner le dos à la vérité. On peut se réfugier dans le ra-cisme et dire : les hommesqui ont fait cela étaient des Allemands. On peut aussi enappeler à la métaphysique et s’écrier avec horreur, commeun prêtre que foi connu :

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« Mais c’est le démon ! Maisc’est le Mal !…

 Je préfère penser, quant àmoi, que tout devient pos-sible dans une société dont  les actes ne sont plus con-trôlés par l’opinion popu-laire. Dès lors, le meurtre peut bien lui apparaîtrecomme la solution la plusrapide à ses problèmes.

Ce qui est affreux et nousdonne de l’espèce humaineune opinion désolée, c’est  

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que, pour mener à bien sesdesseins, une société de cetype trouve invariablement  les instruments zélés de sescrimes.

C’est un de ces hommesque j’ai voulu décrire dans LaMort est mon Métier.   Qu’onne s’y trompe pas : Rudolf   Lang n’était pas un sadique. Le sadisme a fleuri dans lescamps de la mort, mais àl’échelon subalterne. Plushaut, il fallait un équipement  psychique très différent.

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 Il y a eu sous le Nazismedes centaines, des milliers,de Rudolf Lang, moraux àl’intérieur de l’immoralité,consciencieux sans con-science, petits cadres queleur sérieux et leurs« mérites » portaient aux   plus hauts emplois. Tout ceque Rudolf f i t , i l le f i t non par méchanceté, mais aunom de l’impératif  catégorique, par fidélité auchef, par soumission à l ’or-dre, par respect pour l’État.

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 Bref, en  homme de devoir :  et c’est en cela justement qu’il  est monstrueux.

 Le 27 avril 1972.

Robert Merle

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1913Je tournai l’angle de la

 Kaiser-Allee,   une bouffée de vent et de pluie glacialecingla mes jambes nues, et jeme rappelai avec angoissequ’on était un samedi. Je fisles derniers mètres en cour-ant, je m’engouffrai dans le vestibule de l’immeuble, jemontai les cinq étages quatreà quatre, et je frappai deuxpetits coups.

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Je reconnus avec soulage-ment le pas traînant de lagrosse Maria. La porte s’ouv-rit, Maria releva sa mèchegrise, ses bons yeux bleus meregardèrent, elle se pencha etdit à voix basse etfurtivement :

— Tu es en retard.

Et ce fut comme si Père sedressait devant moi, noir etmaigre, et disait de sa voixsaccadée : « La ponctualité –

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est une vertu allemande –mein Herr ! »

Je dis dans un souffle :

— Où est-il ?

Maria referma doucementla porte d’entrée.

— Dans son bureau. Il faitles comptes du magasin.

Elle ajouta :

— Je t’ai apporté teschaussons. Comme ça, tun’auras pas à aller dans tachambre.

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Il fallait passer devant le bureau de Père pour gagnerma chambre. Je mis un genouà terre et je commençai àdélacer mes chaussures.Maria resta debout, massive,immobile. Je relevai la tête et je dis :

— Et ma serviette ?

— Je la porterai moi-même. Justement, j’ai encoreta chambre à cirer.

J’enlevai mon blouson, jele suspendis à côté du grand

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manteau noir de Père et jedis :

— Merci, Maria.

Elle hocha la tête, samèche grise retomba sur ses yeux, et elle me tapotal’épaule.

Je gagnai la cuisine, j’ouv-ris doucement la porte, et jela refermai derrière moi. Ma-man était debout devant l’évi-er, en train de laver.

— Bonsoir, Maman.

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Elle se retourna, ses yeuxpâles glissèrent sur les miens,elle regarda l’horloge du buf-fet, et dit d’un ton craintif :

— Tu es en retard.

— Il y avait beaucoupd’élèves à confesse. Et après,le Père Thaler m’a retenu.

Elle recommença à laver et je ne vis plus que son dos.Elle reprit sans me regarder :

— Ta cuvette et tes chif-fons sont sur la table. Tes

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sœurs sont déjà au travail.Dépêche-toi.

— Oui, Maman.

Je pris la cuvette et leschiffons et je sortis dans lecouloir. Je marchai lentementafin de ne pas renverser l’eaude la cuvette.

Je passai devant la salle àmanger, la porte étaitouverte, Gerda et Berthaétaient debout sur deschaises devant la fenêtre.Elles me tournaient le dos. Je

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passai ensuite devant le salonet j’entrai dans la chambre deMaman. Maria y dressait l’es-cabeau devant la fenêtre. Elleavait été le chercher pour moidans le débarras. Je la re-gardai, je pensai : « Merci,Maria », mais je n’ouvris pasla bouche : On n’avait pas ledroit de parler quand onlavait les vitres.

 Au bout d’un moment, jepassai l’escabeau dans lachambre de Père, je revinschercher la cuvette et les

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chiffons, je grimpai sur l ’es-cabeau et je me remis à frot-ter. Un train siffla, la voieferrée en face de moi s’emplitde fumée et de vacarme, jeme surpris presque à mepencher par la fenêtre pourregarder, et je dis tout basavec terreur : « Mon Dieu,faites que je n’aie pas regardédans la rue. » Puis j’ajoutai :« Mon Dieu, faites que je necommette pas de faute en lav-ant les vitres. »

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 Après cela, je fis uneprière, je me mis à chanter uncantique à mi-voix et je mesentis un peu mieux.

Quand les fenêtres de Pèrefurent finies, je sortis pourgagner le salon. Gerda et Ber-tha apparurent au fond ducouloir. Elles avançaientl’une derrière l’autre, leur cu- vette à la main. Elles allaientfaire la fenêtre de leurchambre. Je mis l’escabeaudebout contre le mur, je m’ef-façai, elles passèrent devant

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moi et je détournai la tête.J’étais l’aîné, mais ellesétaient plus grandes que moi.

J’installai l’escabeaudevant la fenêtre du salon, jeretournai dans la chambre dePère chercher la cuvette et leschiffons, je les déposai dansun coin, mon cœur se mit à battre, je fermai la porte et jeregardai les portraits. Lestrois frères, l’oncle, le Père etle Grand-Père de Père étaientlà : Tous officiers, tous engrande tenue. Je regardai

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plus longuement le portraitde mon grand-père : Il étaitcolonel et on disait que je luiressemblais.

J’ouvris la fenêtre, jegrimpai sur l’escabeau ; le vent et la pluie entrèrent, j’étais une sentinelle deboutaux avant-postes, et guettant,sous la tempête, l’approchede l’ennemi. La scènechangea, je me trouvai dansla cour d’une caserne, j’étaispuni par un officier, l’officieravait les yeux brillants et le

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 visage maigre de Père, je memettais au garde à vous et jedisais avec respect :« Jawohl, Herr Haupt-

mann [1] 

! »   Des picotementsme parcoururent l’échiné,mon chiffon allait et venaitsur la vitre avec une rigueurmécanique, et je sentaisdélicieusement, sur mesépaules et dans mon dos, lesregards inflexibles des offici-ers de ma famille.

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Quand j’eus fini, j’allaiporter l’escabeau dans ledébarras, je revins chercherla cuvette et les chiffons, et jegagnai la cuisine.

Maman dit sans seretourner :

— Pose tes affaires parterre et viens te laver lesmains.

J’approchai de l’évier, Ma-man me fit place, je plongeailes mains dans l’eau, elleétait chaude, Père nous

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défendait de nous laver àl’eau chaude, et je dis à voix basse :

— Mais c’est de l’eauchaude !

Maman soupira, prit la cu- vette, la renversa sans un motdans l’évier, et ouvrit lerobinet. Je pris le savon, elles’écarta, me tourna le dos àmoitié, la main droite ap-puyée sur le bord de l ’évier,les yeux fixés sur le buffet. Sa

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main droite tremblaitlégèrement.

Quand j’eus fini, elle metendit le peigne et dit sansme regarder :

— Peigne-toi.

Je me dirigeai vers lapetite glace du buffet, j’en-tendis Maman replacer la bassine de linge dans l’évier, je me regardai dans la glace,et je me demandai si oui ounon je ressemblais à mongrand-père. Il était important

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pour moi de le savoir, car,dans l’affirmative, je pouvaisespérer devenir, comme lui,colonel.

Mère dit derrière mondos :

— Ton père t’attend.

Je posai le peigne sur le buffet et je me mis àtrembler.

— Ne pose pas le peignesur le buffet, dit Maman.

Elle fit deux pas, saisit lepeigne, l’essuya sur son

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tablier, et l ’enferma dans letiroir du buffet. Je la regardaidésespérément, ses yeuxglissèrent sur moi, elle metourna le dos et reprit saplace devant l’évier.

Je sortis, je me dirigeailentement vers le bureau dePère. Dans le couloir, jecroisai de nouveau messœurs. Elles me jetèrent desregards sournois et je com-pris qu’elles avaient devinéoù j’allais.

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Je m’arrêtai devant laporte du bureau, je fis un vi-olent effort pour cesser detrembler et je frappai. La voixde Père cria : « Entrez ! », j’ouvris la porte, la refermaiet me mis au garde à vous.

 Aussitôt un froid glacialtraversa mes vêtements et mepénétra jusqu’aux os. Pèreétait assis à son bureau, faceà la fenêtre grande ouverte. Ilme tournait le dos et ne bougeait pas. Je restai im-mobile au garde à vous. La

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pluie entrait par rafales, avecde brusques bouffées de vent,et je vis qu’il y avait unepetite mare devant la fenêtre.

Père dit de sa voixsaccadée :

— Viens – t’asseoir.

Je m’avançai et je m’assissur une petite chaise basse àsa gauche. Père fit tournerson fauteuil et me regarda.Ses orbites étaient encoreplus creuses que d’habitude,et son visage était si maigre

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qu’on aurait pu compter tousles muscles un par un. Lapetite lampe de son bureauétait allumée, et je me sentisheureux d’être dans l’ombre.

— Tu as froid ?

— Non, Père.

— Tu ne – trembles pas – j’espère ?

— Non, Père.

Et je remarquai que lui-même avait beaucoup de mala s’empêcher de trembler :

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Son visage et ses mainsétaient bleus.

— As-tu fini – de nettoyerles vitres ?

— Oui, Père.

— As-tu – parlé ?

— Non, Père.

Il inclina la tête d’un airabsent, et comme il ne disaitplus rien, j’ajoutai :

— J’ai chanté un cantique.

Il releva la tête et dit de sa voix saccadée :

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— Contente-toi – de ré-pondre – à mes questions.

— Oui, Père.

Il reprit son interrog-atoire, mais distraitement, etcomme par routine :

— Tes sœurs ont-elles –parlé ?

— Non, Père.

— As-tu – renversé del’eau ?

— Non, Père.

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— As-tu – regardé dans larue ?

J’hésitai un quart deseconde :

— Non, Père.

Il me fixa.

— Fais bien attention. As-tu – regardé dans la rue ?

— Non, Père.

Il ferma les yeux. Il devaitêtre vraiment distrait : Sanscela il ne m’aurait pas lâchési vite.

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Il y eut un si lence. I l re-mua son grand corps raidesur son fauteuil. La pluiepénétra en bourrasque dansla pièce et je sentis que mongenou gauche était trempé.J’étais transpercé par lefroid, mais ce n’était pas lefroid qui me faisait souffrir :C’était la peur que Pères’aperçût que je m’étais remisà trembler.

— Rudolf – j’ai à te parler.

— Oui, Père.

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Il fut secoué par une touxdéchirante. Puis il regarda lafenêtre, et j’eus l’impressionqu’i l al lait se lever pour enrabattre les battants. Mais ilse ravisa et reprit :

— Rudolf – j’ai à te par-ler – de ton avenir.

— Oui, Père.

Il resta un long momentsilencieux à regarder lafenêtre. Ses mains étaient bleues de froid, mais il ne se

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permettait pas unmouvement.

— Auparavant – nous al-lons dire – une prière.

I l s e l e v a e t j e m e l e v a iaussitôt. Il se dirigea vers leChrist qui pendait au murderrière la petite chaise basseet s’agenouilla sur le planch-er. Je m’agenouillai à montour, non pas à côté, maisderrière lui. Il fit le signe dela croix et commença un« Notre Père » lentement,

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distinctement, et sans perdreune syllabe. Sa voix n’étaitplus saccadée quand il priait.

J’avais les yeux fixés sur lagrande forme raide agen-ouillée devant moi, et commetoujours, j’avais l’impressionque c’était à elle, beaucoupplus qu’à Dieu, que ma prières’adressait.

Père dit « Amen » d’une voix forte et se leva. Je melevai aussitôt. Il se rassitdevant son bureau.

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— Assieds-toi.

Je repris place sur lapetite chaire. Mes tempes battaient.

Il me regarda un bon mo-ment et j’eus l’impression ex-traordinaire qu’il manquaitde courage pour parler.Comme il hésitait, la pluie, brusquement, cessa. Son vis-age s’éclaira, et je compris cequi allait se passer. Père seleva et ferma la fenêtre : Dieu

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lui-même avait mis f in à lapunition.

Père se rassit et il mesembla qu’il avait repriscourage.

— Rudolf, dit-il, tu astreize ans-et tu es d’âge-àcomprendre. Grâce à Dieu –tu es intelligent – et grâce àmoi…

— …ou plutôt reprit-il,grâce aux lumières queDieu – a bien voulu – m’ac-corder – pour ton

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éducation – tu es – à l’école –un bon élève. Car je t ’ai ap-pris – Rudolf – je t’ai ap-pris – à faire tes devoirs –comme tu nettoies les vitres-à fond.

Il se tut un quart deseconde, et reprit d’une voixforte, et presque en criant :

— À fond !

Je compris que je devaisparler et je dis : « Oui,Père », d’une voix faible. De-puis que la fenêtre était

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fermée, j’avais l’impressionque la pièce était beaucoupplus glaciale.

— Je vais donc – te dire –ce que j’ai décidé – en ce quiconcerne – ton avenir.

— Mais je veux, reprit-il,que tu saches – que tu com-prennes – les raisons – de madécision.

Il s’arrêta, serra ses deuxmains l’une contre l’autre etses lèvres se mirent àtrembler.

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— Rudolf – autrefois – j’aicommis une faute.

Je le regardai, stupéfait.

— Et pour que tu compren-nes – ma décision – il fautaujourd’hui – il faut – que jete dise – ma faute. Unefaute – Rudolf – un péché –si grand – si effroyable – que je ne peux pas – que   j e n edois pas – espérer – que Dieume pardonne – du moinsdans cette vie…

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Il ferma les yeux, untremblement convulsif agitases lèvres , et i l eut l ’a ir s idésespéré qu’une boule senoua dans ma gorge, etpendant quelques secondes, je m’arrêtai de trembler.

Père dénoua ses mainsavec effort, et les posa à platsur ses genoux.

— Tu dois bien penser –combien – il m’est pénible –de m’abaisser – de m’hum-ilier – ainsi – devant toi.

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Mais mes souffrances – n’im-portent pas. Je ne suis rien.

Il forma les yeux etrépéta :

— Je ne suis rien.

C’était sa phrase favorite,et comme à chaque fois qu’illa prononçait, je me sentis af-freusement gêné et coupable,comme si c ’était à cause demoi que la créature quasi di- vine qu’était mon père« n’était rien ».

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Il ouvrit les yeux et re-garda le vide.

— Rudolf – quelquetemps – plus exactement –quelques semaines – avant tanaissance – j’ai dû – merendre – pour mes affaires…

Il articula avec dégoût :

— …en France, à Paris…

Il s’arrêta, ferma les yeux,et toute trace de vie quittason visage.

— Paris, Rudolf, est la cap-itale de tous les vices !

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Il se redressa tout d’uncoup sur sa chaise, et me fixaavec des yeux flamboyants dehaine.

— Est-ce que tucomprends ?

Je n’avais pas compris,mais son regard me terrifia,et je répondis « Oui, Père »,d’une voix éteinte.

— Dieu, reprit-il à voix basse, dans sa colère – vis-ita – mon corps et mon âme.

Il regarda le vide.

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— Je fus malade, dit-ilavec un accent de dégoût in-croyable, je me soignai et jeguéris – mais l’âme ne guéritpas.

Il se mit tout d’un coup àcrier :

— Elle   ne devait pasguérir !

I l y eut un long s i lence ,puis il parut s’apercevoir denouveau que j’étais là.

— Tu trembles ? demanda-t-il machinalement.

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— Non, Père.

Il reprit :

— Je rentrai – en Alle-magne. Je fis l ’aveu – de mafaute – à ta mère et je dé-cidai – désormais – de   pren-dre sur mes épaules – en plusde mes propres fautes – lesfautes de mes enfants – et dema femme – et de demanderpardon – à Dieu – pourelles – comme pour lesmiennes.

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 Au bout d’un moment, ilrecommença à parler, et cefut comme s’il priait : Sa voixcessa d’être saccadée.

— Et enfin, je promissolennellement à la Sainte Vi-erge que si l’enfant qui allaitnaître était un fils, je le con-sacrerais à son service.

Il me regarda dans les yeux :

— La Sainte Vierge voulut – que ce fût un fils.

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J’eus un mouvement d’uneaudace inouïe : Je me levai.

— Assieds-toi, dit-il sansélever la voix.

— Père…

— Assieds-toi.

Je me rassis.

— Quand j’aurai fini, tuparleras.

Je fis « Oui, Père », mais je savais déjà que lorsqu’ilaurait fini, je ne pourraisplus parler.

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— Rudolf, reprit-il, depuisque tu es en âge – de com-mettre – des fautes – je les aiprises – l’une après l’autre –sur mes épaules.   J’ai de-mandé – pardon à Dieu –pour toi – comme si c’étaitmoi – qui étais coupable – et je continuerai à agir ainsi –tant que tu seras – mineur.

Il se mit à tousser.

— Mais toi – à ton tour –Rudolf – quand tu seras or-donné prêtre – si du moins –

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 je vis jusque-là – il faudra –que tu prennes – sur tesépaules – mes péchés…

Je fis un mouvement, et ilcria :

— Ne m’interromps pas !

Il recommença à tousser,mais cette fois, d’une façondéchirante, en se pliant endeux sur sa table, et tout d’uncoup, je me pris à penser ques’il mourait, je n’aurais pas àêtre prêtre.

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— Si je meurs, continua-t-il comme s’il avait deviné mespensées et un f lot de hontem’envahit, si je meurs – av-ant que tu sois ordonné – j’aipris mes dispositions – avecton futur tuteur – pour quema mort – ne change rien. Etmême après ma mort –Rudolf – même après mamort – ton devoir – tondevoir de prêtre – sera d’in-tercéder auprès de Dieu –pour moi.

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Il sembla attendre ma ré-ponse : Je n’arrivais pas àparler.

— Peut-être – Rudolf,reprit-il, as-tu trouvé –quelquefois – que j’étais –plus sévère – avec toi –qu’avec tes sœurs – ou tamère – mais comprends –Rudolf – comprends que toi –toi ! – tu n’as pas le droit –tu entends, tu n’as pas -ledroit ! – de commettre desfautes.

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— Comme si, reprit-il avecpassion, ce n’était pas assez –de mes propres péchés – maisce fardeau – ce fardeau ef-froyable – il faut que tous –dans cette maison – tous –tous ! (Il se mit brusquementà crier) – vous l’augmentiez –tous les jours !

Il se leva, se mit à marcherdans la pièce, et sa voixtremblait de rage.

— Voilà-ce que vous faitespour moi ! Vous m’enfoncez !

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Tous ! Tous ! Vous m’enfon-cez ! Chaque jour – vousm’enfoncez – davantage !

Il marcha sur moi, hors delui. Je le regardai, stupéfait.Il ne m’avait jamais battu jusque-là.

 À un pas de moi, il s’arrêtanet, il respira profondément,contourna ma chaise et se jeta aux pieds du crucifix. Jeme levai mécaniquement.

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— Reste où tu es, dit-ilpar-dessus son épaule, ça nete concerne pas.

Il commença un « Pater »avec cette diction lente etparfaite qui était la siennequand il priait.

Il pria un long moment,puis revint s’asseoir à son bureau, et me regarda silongtemps que je recom-mençai à trembler.

— As-tu quelque chose àdire ?

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— Non, Père.

— Je croyais que tu avaisquelque chose à dire ?

— Non, Père.

— C’est bien, tu peux teretirer.

Je me levai et je me mis augarde à vous. I l f i t un petitsigne de la main. Je fis demi-tour, je sortis et je refermaila porte.

Je regagnai ma chambre, j’ouvris la fenêtre et je fermailes volets. J’allumai la lampe,

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 je m’assis à ma table et jecommençai à travailler unproblème d’arithmétique.Mais je ne pus continuer. Magorge était serrée à me fairemal.

Je me levai, j’allai prendremes chaussures sous mon litet j’entrepris de les nettoyer.Elles avaient eu le temps de bien sécher depuis mon re-tour de l’école, et après avoirappliqué un peu de cirage, jecommençai à les frotter avecun chiffon. Au bout d’un

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moment, elles se mirent à briller. Mais je continuais àles frotter de plus en plus vite, et de plus en plus fort, jusqu’à ce que les bras me fis-sent mal.

 À sept heures et demie,Maria sonna la petite clochedu dîner. Après le dîner, il y  eut la prière du soir, Pèrenous posa les questionshabituelles, personne n’avaitcommis de faute dans la journée, et Père se retiradans son bureau.

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 À huit heures et demie, jegagnai ma chambre, et à neuf heures, Maman vint éteindrela lumière. J’étais déjà au lit.Elle referma la porte sans unmot et sans me regarder, et jerestai seul dans le noir.

 Au bout d’un moment, jem’étendis bien à plat, les jambes raides et réunies, latête rigide, les yeux clos, etles deux mains croisées sur lapoitrine. Je venais à peine demourir. Ma famille priait au-tour de mon lit, à genoux sur

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le parquet de ma chambre.Maria pleurait. Cela durait un bon moment, puis Père selevait enfin, noir et maigre, ilpartait de son pas raide, ils’enfermait dans son bureauglacial, il s’asseyait devant lafenêtre grande ouverte, il at-tendait que la pluie cessâtpour la fermer. Mais cela neservait plus à rien, mainten-ant. Je n’étais plus là pourêtre prêtre, ni pour inter-céder auprès de Dieu pourlui.

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Le lundi suivant, je melevai, comme d’habitude, àcinq heures, il faisait un froidglacial, et en ouvrant mes volets, je pus voir que le toitde la gare était couvert deneige.

 À cinq heures et demie, jepris mon petit déjeuner avecPère dans la salle à manger, je regagnai ma chambre,Maria se dressa tout d’uncoup dans le couloir. Ellem’attendait.

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Elle posa sa grande mainrouge sur mon épaule et dit à voix basse :

— N’oublie pas d’y aller.

Je détournai les yeux et jedis :

— Oui, Maria.

Je ne bougeai pas, sa mainserra mon épaule, ellechuchota :

— Il ne faut pas dire « Oui,Maria ». Il faut y aller. Toutde suite.

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— Oui, Maria.

Elle me serra plus fort.

— Allons, Rudolf.

Elle me lâcha, je marchai vers les cabinets, je sentaisson regard peser sur manuque. J’ouvris la porte et jela refermai sur moi. Il n’y  avait pas de clef, et Père avaitenlevé l’ampoule électrique.La lumière grise du petit mat-in pénétrait par une lucarnetoujours grande ouverte. Lapièce était sombre et glaciale.

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Je m’assis en grelottant et je fixai obstinément le sol.Mais cela ne servait à rien. Ilétait là, avec ses cornes, sesgros yeux saillants, son neztombant, ses lèvres épaisses.Le papier était un peu jauni,parce qu’il y avait déjà un anque Père l’avait épingle sur laporte, face au siège, à lahauteur des yeux. La sueurinonda mon dos, je pensais :« C’est seulement une grav-ure. Tu ne vas pas avoir peurd’une gravure. » Je relevai la

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tête. Le Diable me regarda enface et ses lèvres ignobles semirent à sourire. Je medressai, relevai ma culotte etm’enfuis dans le couloir.

Maria m’empoigna et mecolla contre elle.

— Tu as fait ?

— Non, Maria.

El le hocha la tête et ses bons yeux tristes me fixèrent.

— Tu as eu peur ?

Je dis dans un souffle :

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— Oui.

— Tu n’as qu’à pas leregarder.

Je me serrai contre elle, j’attendais avec terreurqu’elle me donnât l ’ordre deretourner. Elle ditseulement :

— Un grand garçon commetoi !

On entendit un bruit depas dans le bureau de Père etelle dit vite et dans unsouffle :

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— Tu feras à l’école.N’oublie pas.

— Non, Maria.

Elle me lâcha et j’entraidans ma chambre. Je bouton-nai ma culotte, je mis meschaussures, pris ma serviettesur ma table, et je m’assis surune chaise, la serviette surmes genoux, comme dans unesalle d’attente.

 Au bout d’un moment, la voix de Père dit à travers laporte :

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— 6h. 10, mein Herr [2] 

!

Père faisait claquer ce« Mein Herr » comme uncoup de fouet.

La neige, dans la rue, étaitdéjà épaisse. Père marchaitde son pas raide et régulier,sans un mot, et en regardantdroit devant lui. Ma tête ar-rivait à peine au niveau deson épaule et j’avais du mal àme maintenir à sa hauteur. Ildit sans tourner la tête :

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— Marche donc au pas !

Je changeai de pas, jecomptai tout bas « Gauche…gauche… », les jambes dePère s’allongeaient démesuré-ment, je tombai de nouveausur le mauvais pied, et Pèredit de sa voix saccadée :

— Je t’ai dit – de marcherau pas.

Je repartis, je me pliai pr-esque en deux pour faire desenjambées aussi longues queles siennes, mais c’était

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inutile, je perdis encore la ca-dence, et très haut au-dessusde moi, je voyais le visagemaigre de Père se contracterde colère.

Comme tous les jours, onarriva à l ’église dix minutesavant l’heure de la messe. Onprit place, on s’agenouilla, eton commença à prier. Au bout d’un moment, Père sereleva, posa son livre demesse sur son prie-Dieu, s’as-sit et croisa les bras. Jel’imitai.

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Il faisait froid, la neigetombait sur les vitraux, j’étaisdebout sur une immensesteppe glacée, je faisais lecoup de feu, à l’arrière-garde,avec mes hommes. La steppedisparut, j’étais dans uneforêt vierge, un fusil à lamain, traqué par les bêtesfauves, poursuivi par les in-digènes, souffrant de lachaleur et de la faim. Je por-tais une soutane blanche. Lesindigènes me rattrapaient, ilsm’attachaient à un poteau, ils

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me coupaient le nez, les or-eilles et les parties sexuelles, brusquement je me trouvaisdans le palais du gouverneur,il était assiégé par les nègres,un soldat tombait à mescôtés, je prenais son arme et je tirais sans arrêt, avec uneprécision stupéfiante.

La messe commença, je melevai et je pensai avec force :« Mon Dieu, faites que je soisdu moins missionnaire. ».Père se pencha pour prendreson livre sur le prie-Dieu, je

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l’imitai et je suivis l’officesans sauter une ligne.

 Après la messe, on restaencore dix minutes, et toutd’un coup, ma gorge se serra,l’idée me vint que Père, peut-être, avait déjà décidé pour leclergé séculier. On sortit, onfit quelques pas dans la rue, je réprimai le tremblementqui m’agitait et je dis :

— S’il vous plaît, Père.

Il dit sans tourner la tête :

— Ja ? 

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— S’il vous plaît, Père,permission de parler ?

Les muscles de samâchoire se contractèrent etil dit d’un ton sec etmécontent :

— Ja ? 

— S’il vous plaît, Père, je voudrais être missionnaire.

Il dit sèchement :

— Tu feras ce qu’on tedira.

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C’était fini. Je changeai depas, je comptai tout bas :« Gauche… gauche… », Pères’arrêta brusquement, etlaissa tomber sur moi sonregard.

— Et pourquoi veux-tu êtremissionnaire ?

Je mentis :

— Parce que c’est le pluspénible.

— Ainsi, tu veux être mis-sionnaire, parce que c’est leplus pénible ?

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— Oui, Père.

Il se remit à marcher, onfit encore une vingtaine depas, i l tourna légèrement latête de mon côté et dit d’unton perplexe :

— On verra.

Un peu plus loin il reprit :

— Ainsi, tu voudrais êtremissionnaire ?

Je levai les yeux, il medévisagea, fronça les sourcilset répéta d’un ton sévère :

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— On verra.

On arrivait à l ’angle de la Schloss-Str. Il s’arrêta.

— Au revoir, Rudolf.

Je me mis au garde à vous.

— Au revoir, Père.

Il fit un petit signe, je fisun demi-tour réglementaire,et je partis , en effaçant lesépaules. Je m’engageai dansla   Schloss-Str., je me re-tournai, Père n’était plus là, je me mis à courir comme unfou. Il s ’était passé quelque

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chose d’inouï : Père n’avaitpas dit « non ».

Tout en courant, je brandis le fusil que j’avaispris au soldat blessé dans lepalais du gouverneur et je memis à tirer sur le diable. Monpremier coup partit, et luiemporta tout le côté gauchedu visage. La moitié de sacervelle éclaboussa la portedes cabinets, son œil gauchependit, arraché, tandis qu’ilme regardait, de son œildroit, avec terreur, et que sa

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langue, dans sa bouche déchi-quetée et sanglante, bougeaitencore. Je tirai un secondcoup, et ce fut au côté droitd’être emporté tandis quel’autre se reconstituait in-stantanément, et que l’œilgauche me regardait, à sontour, avec une expression im-monde de terreur et desupplication.

Je passai le porche del’école, je retirai ma cas-quette pour saluer le portier,et je cessai de tirer. La cloche

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sonna, je me mis en rang, etle Père Thaler arriva.

 À dix heures on alla enétudes, Hans Werner s’assit àcôté de moi, il avait l’œildroit noir et gonflé, je le re-gardai, et il me glissa avec unaccent de fierté :

— Mensch [3] 

!   qu’est-ceque j’ai pris !

Il ajouta dans un souffle.

— Je t’expliquerai à larécréation.

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Je détournai les yeux aus-sitôt et je me replongeai dansmon livre. La cloche sonna, eton gagna la cour des grands.La neige était devenue trèsglissante, j’atteignis le murde la chapelle et je me mis àcompter mes pas. I l y avait152 pas du mur de la chapelleau mur de la salle de dessin.Si je n’en trouvais que 151 ou153 en arrivant au but, le voy-age ne comptait pas. Au boutde l’heure, je devais avoir fait40 trajets. Si, par suite de

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mes erreurs, je n’en avais faitque 38, à la récréationsuivante, je devais faire nonseulement 2 trajets de pluspour rattraper mon retard,mais encore 2 trajets supplé-mentaires comme punition.

Je comptai : « 1,2, 3,4… »,Hans Werner surgit à mescôtés, hilare et roux, il m’em-poigna par le bras et m’en-traîna en avant en criant :

— Mensch !   qu’est-ce que j’ai pris !

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Je perdis le compte de mespas, je rebroussai chemin, jerevins prendre mon départ aupied du mur de la chapelle, et je comptai 1,2… »

— Tu vois ça ? dit Werneren posant la main sur sonœil, c’est mon père !

Je préférai m’arrêter.

— Il t’a battu ?

 Werner se mit à rire auxéclats.

— Hi ! Hi ! Battu ! Ce n’estpas le mot ! une raclée,

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 Mensch, une racléecolossale !

— Et tu sais ce que j’avaisfait ? reprit-il en riant deplus belle… J’avais… hi !hi !… cassé… la potiche… dusalon…

Puis il reprit d’une traiteet sans rire, mais avec un airextraordinairement heureux :

— J’avais cassé la potichedu salon !

Je repris ma marche encomptant tout bas : « 3,4,

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5… » Je m’arrêtai. Qu’il putavoir l’air heureux aprèsavoir commis un crime pareilme stupéfiait.

— Et tu l’as dit à ton père ?

— Moi, le dire ! Penses-tu !C’est le Vieux qui a toutdécouvert !

— Le Vieux ?

— Mon père, donc !

 Ainsi, il appelait son père :« le Vieux », et chose plus bizarre encore que cet

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incroyable manque de re-spect, il y mettait del’affection.

— Le Vieux, il a fait sapetite enquête… Il est malin,le vieux !   Mensch, i l a t o u tdécouvert !

Je regardai Werner. Sescheveux roux flamboyaient ausoleil, il dansait sur placedans la neige, et malgré sonœil poché, il avait l’airradieux. Je m’aperçus que j’avais perdu le compte de

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mes pas, je me sentis fautif etmal à l ’aise, et je partis encourant me replacer au pieddu mur de la chapelle.

— Hé, Rudolf ! dit Werneren courant à côté de moi,qu’est-ce qui te prend ?Pourquoi cours-tu ? On va secasser la figure avec cetteneige !

Je me replaçai sans direun mot au pied du mur, et jerecommençai à compter.

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— Alors, dit Werner enréglant machinalement sonpas sur le mien, le Vieux,qu’est-ce qu’il m’a mis ! Audébut, c’était plutôt pour ri-re, mais quand je lui eus re-filé un coup de pied dans lestibias…

Je m’arrêtai net, atterré.

— Tu lui as donné un coupde pied dans les tibias ?

— Et alors ! dit Werner enriant, et,   Mensch !   le Vieux,s’il a fait vilain ! Il s’est mis à

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cogner ! Qu’est-ce que j’aipris ! Il cognait ! Il cognait !Et finalement, il m’a misknock out !…

Il éclata de rire.

— … même qu’il était bienembêté ! Il m’a jeté de l ’eaudessus, i l m’a fait boire duKognak, il ne savait plus quoifaire, le vieux !

— Et après ?

— Après ? Ben, j’ai boudé, bien sûr.

J’avalai ma salive.

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— Tu as boudé ?

— Bien sûr. Et alors, le Vieux, il était encore plusembêté. Finalement, il a étéfarfouiller dans la cuisine, ilest revenu, et il m’a donné ungâteau.

— Il t’a donné un gâteau ?

— Bien sûr. Et alors,écoute donc ce que je lui aidit ! « Si c’est comme ça », jelui dis, « je vais casser l’autrepotiche !… »

Je le fixai avec stupeur.

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— Tu as dit ça ? Qu’est-cequ’il a fait ?

— Il a ri.

— Il a ri ?

— Il se tordait, le Vieux ! Ilen avait les larmes aux yeux !Et i l a dit… Écoute voir s ’ i lest malin, le Vieux !… Il a dit« Petit cochon, si tu cassesl’autre potiche, je te pochel’autre œil ! »

— Après ? dis-jemachinalement.

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— J’ai ri, et on s’est mis à jouer tous les deux.

Je le regardai, béant.

— Vous avez joué ?

— Bien sûr !

Il ajouta d’un air ravi :

— « Petit cochon ! » il m’aappelé « Petit cochon ! »

Je m’éveillai de ma stu-peur. J’avais complètementperdu le compte de mes pas.Je regardai ma montre. Unedemi-heure de récréation

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était déjà écoulée. Je m’étaismis en retard de vingt trajets,ce qui, avec la punition,faisait 40 trajets. Je comprisque je ne pourrais jamais rat-traper ce retard. Un senti-ment d’angoisse m’envahit et je me sentis plein de hainecontre Werner.

— Qu’est-ce qui te prend ?dit Werner en courant aprèsmoi. Où vas-tu donc ?Pourquoi retournes-tu tou- jours à ce mur ?

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Je ne répondis pas et je re-commençai à compter. Wern-er ne me quittait pas.

— À propos, dit-il , je t ’ai vu à la messe ce matin. Tu y  vas tous les jours ?

— Oui.

— Moi aussi. Comment çase fai t que je ne te vois ja-mais en revenant ?

— Père reste toujours dixminutes après la fin.

— Pourquoi ? Puisque lamesse est finie ?

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Je m’arrêtai brusquementet je dis :

— Pour la potiche… vousn’avez pas prié ?

— Prié ? dit Werner en meregardant avec des yeuxronds, prié ? Pourquoi ?Parce que j’avais cassé lapotiche ?

Il se mit à rire aux éclats, je sentais son regard sur moi, brusquement il me prit par le bras et me força à m’arrêter.

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— Et toi, tu aurais priépour la potiche ?

Je me rendis compte avecdésespoir que j’avais de nou- veau perdu le compte de mespas.

— Lâche-moi !

— Réponds-moi ! Tu auraisprié pour la potiche ?

— Lâche-moi !

Il me lâcha et je retournaiau mur de la chapelle. Il mesuivit. Je repris mon départ,les dents serrées. Il marcha

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un instant en si lence à mescôtés, puis tout d’un coup, iléclata de rire :

— Alors, c’est ça, hein ? Tuaurais prié !

Je m’arrêtai et le regardaiavec fureur :

— Pas moi ! Pas moi ! C’estmon père qui aurait prié.

I l me dévisagea avec des yeux ronds.

— Ton père ?…

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I l s e m i t à r i r e d e p l u s belle.

— Ton père ? Ah que c’estdrôle ! Ton père, prier, parceque tu as cassé quelquechose !

— Tais-toi !

Mais il ne pouvait pluss’arrêter.

— Ah que c’est drôle ! Mensch !   Tu casses lapotiche, et c’est ton père quiprie ! Mais il est fou, ton vieux, Rudolf !

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Je hurlai :

— Tais-toi !

— Mais il est…

Je me ruai sur lui, les deuxpoings en avant. Il recula,trébucha, fit un effort pour serattraper, mais il glissa sur laneige, et s’écroula, une jambesous lui. I l y eut un claque-ment sec, il poussa un cridéchirant, l’os du genou, brisé net, traversait la peau.

Le Professeur et troisgrands élèves se mirent à

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courir précautionneusementsur la neige. L’instantd’après, Werner était étendusur un banc, un cercled’élèves autour de lui, et jeregardais avec stupeur l’osqui trouait la peau de songenou. Werner était pâle, i lavait les yeux fermés, et ilgémissait doucement.

— Maladroit ! dit le Pro-fesseur, comment as-tu fait ?

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 Werner ouvrit les yeux. Ilm’aperçut et me fit un demi-sourire.

— J’ai couru, je suistombé.

— On vous avait bien ditde ne pas courir avec cetteneige.

— Je suis tombé, dit Werner.

Sa tête partit en arrière etil s’évanouit. Les grandsélèves le soulevèrent douce-ment et l’emportèrent.

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Je restai là, stupide, clouésur place, anéanti par la grav-ité de mon crime. Au boutd’un moment, je me tournai vers le Professeur et je memis au garde à vous.

— S’il vous plaît, est-ceque je peux aller voir le PèreThaler ?

Le Professeur me regarda,regarda sa montre, et fit« oui » de la tête.

Je gagnai l’escalier nord, je montai les marches quatre

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à quatre, le cœur battant. Autroisième, je tournai àgauche, fis encore quelquespas et frappai à une porte.

— Entrez ! cria une voixforte.

J’entrai, refermai la porteet me mis au garde à vous. LePère Thaler était debout, en- vironné d’un nuage de fumée.Il se mit à agiter sa maindevant lui pour la dissiper.

— C’est toi, Rudolf ?Qu’est-ce que tu veux ?

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— S’il vous plaît, monPère, je voudrais meconfesser.

— Tu t’es confessé lundi.

— J’ai commis un péché.

Le Père Thaler regarda sapipe et dit d’un ton sansréplique :

— Ce n’est pas l’heure.

— S’il vous plaît, monPère, j ’ai fait quelque chosede grave.

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Il se frotta la naissance desa barbe avec son pouce.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— S’il vous plaît, monPère, je voudrais vous le direen confession.

— Et pourquoi pas tout desuite ?

Je restai silencieux. LePère Thaler aspira une bouffée de sa pipe et me re-garda un moment.

— C’est donc si grave ?

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Je rougis mais ne dis rien.

— Soit, dit-il avec unsoupçon d’humeur dans la voix, je t’écoute.

Il regarda sa pipe avec re-gret, la posa sur son bureau,et s ’assit sur une chaise. Jem’agenouillai devant lui et jelui racontai tout. Il m’écoutaattentivement, me posaquelques questions, m’im-posa comme pénitence de ré-citer vingt Pater et vingt Ave,et me donna l’absolution.

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Il se leva et ralluma sapipe en me regardant.

— Et c’est pour cela que tu voulais le secret de laconfession ?

— Oui, mon Père.

Il haussa les épaules, puisil me jeta un coup d’œil vif etson visage changea.

— Est-ce que Hans Wernera dit que c’était toi ?

— Non, mon Père.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

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— Non, mon Père !m’écriai-je avec passion,non ! Ce n’est pas ça ! Cen’est pas pour échapper à lapunition ! À l ’école, on peutme punir tant qu’on veut !

Il me fixa d’un air surpris.

— C’est pourquoi alors ?

— Parce que je ne voudraispas que Père le sache.

Il frotta sa barbe avec sonpouce.

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— Ah ! c’est pour ça ! dit-ild’une voix plus calme. Tu asdonc si peur de ton père ?

Il se rassit, reprit sa pipeet fuma un instant en silence.

— Qu’est-ce qu’il te ferait ?Il te battrait ?

— Non, mon Père.

Il parut sur le point deposer d’autres questions, puisse ravisa, et se remit à fumer.

— Rudolf, reprit-il enfind’une voix douce.

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— Mon Père ?

— Il vaudrait quand mêmemieux que tu lui dises.

Je me mis aussitôt àtrembler.

— Oh non, mon Père ! Ohnon, mon Père ! S’il vousplaît !

Il se leva et me regardaavec stupeur.

— Mais qu’est-ce que tuas ? Tu trembles ? Mais tu ne vas pas t’évanouir, j’espère ?

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Il me secoua par les épaul-es, me donna deux petitestapes sur les joues, puis melâcha, alla ouvrir la fenêtre,et dit au bout d’un moment :

— Tu vas mieux ?

— Oui, mon Père.

— Assieds-toi donc.

J ’ o b é i s e t i l s e m i t à s epromener, en grommelant,dans sa cellule, et en me jetant de petits coups d’œilde temps en temps. Au bout

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d’un instant, il ferma lafenêtre. La cloche sonna.

— Et maintenant, va-t’en,tu vas être en retard pourl’étude.

Je me levai et me dirigeai vers la porte.

— Rudolf.

Je me retournai. Il étaitderrière moi.

— Quant à ton père, reprit-il presque à voix basse, tuferas comme tu voudras.

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Il posa sa main sur ma têtependant quelques secondes,puis ouvrit la porte, et mepoussa.

Quand Maria m’ouvrit laporte, ce soir-là, elle dit tout bas :

— Ton oncle Franz est là.

Je dis vivement :

— Il est en uniforme ?

L’oncle Franz n’était quesous-officier, il n’avait passon portrait à côté des

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officiers du salon, mais mal-gré cela, je l’admirais beaucoup.

— Oui, dit Maria d’un airgrave, mais tu ne dois pas luiparler.

— Pourquoi ?

— Herr Lang l’a défendu.

Je défis mon blouson, lesuspendis et je remarquai quele manteau de Père n’étaitpas là.

— Où est Père ?

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— Il est sorti.

— Pourquoi est-ce que jene dois pas parler à l ’oncleFranz ?

— Il a blasphémé.

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Ça ne te regarde pas, ditMaria sévèrement.

Puis elle ajouta aussitôt,d’un air important et effrayé :

— Il a dit que l’Église était« une vaste fumisterie ».

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J’entendis du bruit dans lacuisine, je tendis l ’oreille et je reconnus la voix de l’oncleFranz.

— Herr Lang a défenduque tu lui parles, dit Maria.

— Est-ce que je peux lesaluer ?

— Certainement, dit Mariad’un air hésitant, ça ne faitpas de mal d’être poli.

Je passai devant lacuisine, la porte était grandeouverte, je m’arrêtai et je me

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mis au garde à vous. L’oncleFranz était assis, un verre àla main, sa vareuse débouton-née, les pieds sur une chaise,et Maman, debout à côté delui, l’air heureux et fautif.

L’oncle Franz m’aperçut etcria d’une voix forte :

— Tiens, voilà le petitcuré ! Bonjour, petit curé !

— Franz, dit Maman avecreproche.

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Je restai immobile augarde à vous devant la porte.Je regardai l’oncle Franz.

— Rudolf, dit Maman d’unton sec, va immédiatementdans ta chambre.

— Bah !   dit l’oncle Franzen me faisant un cl in d’œillaisse-le donc une minutetranquille !

Il leva son verre dans madirection, me fit encore unclin d’œil et ajouta avec cet

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air cascadeur qui me plaisaittant chez lui :

— Laisse-le voir un vraihomme de temps en temps !

— Rudolf, dit Maman, vadans ta chambre.

Je fis demi-tour et jem’engageai dans le couloir.Dans mon dos j’entendisl’oncle Franz qui disait :

— Armes Kind   [7] 

!   Tum’avoueras que c’est un peufort qu’il soit forcé de se faire

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curé, simplement parce queton mari, en France…

La porte de la cuisineclaqua brutalement et jen’entendis pas la suite. Puis j’entendis la voix de Mamanqui grondait, mais sans dis-tinguer les paroles, et de nou- veau la voix de l’oncle Franzs’éleva et j’entendis distincte-ment : « … une vastefumisterie. »

On dîna un peu plus tôt cesoir-là, parce que Père devait

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sortir pour aller assister àune réunion de parentsd’élèves à l’école. Après ledîner, on s’agenouilla dans lasa l le à m ange r e t on f i t l aprière du soir. Quand Pèreeut fini, il se tourna vers Ber-tha et dit :

— Bertha, as-tu une fauteà te reprocher ?

— Non, père.

Il se tourna ensuite versGerda :

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— Gerda, as-tu une faute àte reprocher ?

— Non, père.

J’étais l’aîné : C’est pour-quoi Père me gardait pour lafin.

— Rudolf, as-tu une fauteà te reprocher ?

— Non, père.

Il se leva et tout le mondel’imita. Il tira sa montre, re-garda Maman et dit :

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ne bougions pas. I l ne nousavait pas dit de bouger.

Il revint sur le seuil, vêtuet ganté de noir, et la lumièrede la salle à manger fit brillerses yeux creux. Il promenasur nous son regard et dit :

— Gute Nacht  [9] 

.

On entendit trois « Gute Nacht  » à l’unisson, puis avecun demi-temps de retard, le« Gute Nacht, Herr Lang »de Maria.

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Maman suivit Père jusqu’àla porte d’entrée, ouvrit laporte, et s’effaça pour le lais-ser passer. Elle avait droit àun « Gute Nacht    » pour elletoute seule.

J’étais au lit depuis dixminutes quand Maman entradans ma chambre. J’ouvrisles yeux et je la surpris entrain de me regarder. Cela nedura qu’un éclair, car elle dé-tourna les yeux aussitôt etéteignit la lumière. Puis ellereferma la porte sans un mot,

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et j’entendis, dans le couloir,son pas feutré qui s’éloignait.

Je fus réveillé par leclaquement de la porte d’en-trée et un pas lourd qui mar-telait le couloir. Une vive lu-mière m’éblouit, je clignaides yeux, et je crus voir Pèreà côté de mon lit, enmanteau, et son chapeau en-core sur la tête. Une main mesecoua, je m’éveillai tout àfait : Père était là, debout,

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tout noir, immobile, et ses yeux, au fond de ses orbites,étincelaient.

— Lève-toi ! dit-il d’une voix glacée.

Je le regardai, j’étais para-lysé par la terreur.

— Lève-toi !

De sa main gantée de noir,il rejeta violemment le drap.Je réussis à me glisser à basdu lit et je me baissais pourchercher mes chaussons.

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— Aufstehen !

Et enfin, plus violemmentencore, si possible, à la portede Maman.

— Aufstehen !

Maria apparut la première,en bigoudis, vêtue d’unechemise verte à fleurs. Elleregarda Père en manteau, etson chapeau sur la tête, etmoi, à ses côtés, pieds nus,grelottant.

Maman et mes deux sœurssortirent de leurs chambres,

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elles clignaient des yeux, ef-farées. Père se tourna d’un bloc vers elles et dit :

— Mettez vos manteaux et venez.

Il attendit, immobile, sansun mot. Les femmes sortirentde leurs chambres, il se diri-gea vers la salle à manger, onle suivit. Il alluma, enlevason chapeau, le posa sur le buffet, et dit :

— Nous allons faire uneprière.

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On s’agenouilla et Pèrecommença à prier. Le feuétait éteint, mais à genoux,en chemise sur le carrelageglacé, c’est à peine si je sen-tais le froid.

Père dit « Amen » et sereleva. Il était debout, ganté,immobile. Il paraissaitgigantesque.

— Il y a ici, dit-il sansélever la voix, un Judas.

Personne ne bougea, per-sonne ne leva les yeux sur lui.

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— Tu entends, Martha ?

— Oui, Heinrich, dit Ma-man d’une voix faible.

Père reprit :

— Ce soir – à la prière – vous avez toutes entendu –quand j’ai demandé àRudolf – s’il avait – une fauteà se reprocher ?

Il regarda Maman et Ma-man fit « oui » de la tête.

— Et vous avez – toutes –entendu – vous – avez bienentendu – n’est-ce pas –

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quand Rudolf – a répondu« Non » ?

— Oui, Heinrich, ditMaman.

— Rudolf, dit Père, lève-toi.

Je me levai, je tremblai dela tête aux pieds.

— Regardez-le !

Maman, mes sœurs etMaria me fixèrent.

— Il a donc répondu« Non », dit Père avec un

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accent de triomphe, et sachezmaintenant – que quelquesheures seulement – avant derépondre « Non » – il avaitcommis – un acte – d’une brutalité – inouïe.

— Il a, reprit Père d’une voix glacée, roué de coups –un petit camarade sansdéfense – et lui a cassé la jambe !

Père n’avait plus besoin dedire : « Regardez-le. » Leurs yeux ne me lâchaient plus.

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— Et ensuite, poursuivitPère en haussant le ton, cetêtre cruel – s’est assis parminous – il a mangé notrepain – en se taisant – et il aprié – prié !… – avec nous…Il abaissa ses yeux surMaman.

— Voilà le fils – que tum’as donné !

Maman détourna la tête.

— Regarde-le ! dit Pèred’une voix farouche.

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Le regard de Maman seposa de nouveau sur moi etses lèvres se mirent àtrembler.

— Et ce fils, continua Pèred’une voix vibrante, ce fils –qui n’a reçu – ici – que desleçons d’amour…

Il se passa alors quelquechose d’inouï : La grosseMaria murmura.

Père se redressa, laissatomber sur nous un regardétincelant, et dit doucement,

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posément, et presque avec unsourire sur les lèvres :

— Que celui – qui aquelque chose – à dire – ledise ! Je regardai Maria. Elletenait ses yeux baissés, maisses lèvres épaisses s’entrouv-raient légèrement et ses grosdoigts boudinés se crispaientsur son manteau. La seconded’après, j’entendis avec stu-peur ma propre voix s’élever :

— Je me suis confessé.

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— Je le savais ! cria Pèreavec un accent de triomphe.Je le regardai, anéanti.

— Sachez, reprit Pèred’une voix forte, que ce dé-mon – une fois son forfait ac-compli – a été – en effet –trouver un des Pères – avecun cœur plein de ruse – et areçu de lui – par un feint re-pentir – l’absolution ! Et lesaint pardon encore sur sonfront il a osé – aussitôt –profaner – le respect « qu’ildevait à son père – en lui

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cachant son crime. Et si descirconstances fortuites – nem’avaient pas révélé – cecrime-moi, son père…

Il s ’arrêta e t i l y eut unsanglot dans sa voix.

— Moi, son père – quidepuis son âge le plustendre – me suis chargé – paramour – de ses péchés –comme s’ils avaient été lesmiens – j’aurais souillé – mapropre conscience – sans lesavoir…

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Il cria tout d’un coup :

— … sans le savoir !… deson forfait.

Il regarda Mamanfarouchement.

— Tu entends, Martha ?…Tu entends ? Si je n’avais pasappris – par hasard – lecrime de ton fils – c’est moi –qui – au regard de Dieu…

Il se frappa la poitrine.

— … à mon insu – meserais chargé – à jamais – de

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sa cruauté – de sesmensonges !

— Seigneur ! continua Pèreen se jetant à genoux avec vi-olence, comment – pourrez- vous – jamais – mepardonner…

Il s’arrêta et de grosseslarmes coulèrent dans lesrides de son visage. Puis il seprit la tête à deux mains, sepencha en avant, et se mit àse balancer d’avant en

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arrière, en gémissant d’une voix monotone et déchirante :

— Pardon, Seigneur ! Par-don, Seigneur ! Pardon,Seigneur ! Pardon,Seigneur !…

 Après cela, il eut l’air deprier à voix basse, il se calmapeu à peu, il releva la tête etdit :

— Rudolf, agenouille-toi etconfesse ta faute.

— Je m’agenouillai, joignisles mains, ouvris la bouche,

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et ne pus articuler un seulmot.

— Confesse ta faute !

Tous les yeux setournèrent vers moi, je fis uneffort désespéré, j’ouvris denouveau la bouche, et pas unseul mot ne sortit.

— C’est le démon ! criaPère d’une voix frénétique.C’est le démon – qui l’em-pêche de parler !

Je regardai Maman, et detoutes mes forces,

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silencieusement, je l’appelaià mon secours. Elle essaya dedétourner son regard, maiscette fois-ci, elle n’y réussitpas. Elle resta une pleineseconde à me fixer de ses yeux dilatés, puis son regard vacilla, elle blêmit, et sans unmot, s’affala de tout son longsur le sol.

Je compris dans un éclairce qui se passait : Une fois deplus elle me livrait à Père.

Maria se redressa à demi.

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— Ne bougez pas ! criaPère d’une voix terrible.

Maria s’immobilisa, puislentement, elle se remit àgenoux. Père regarda le corpsde Maman étendu sansmouvement devant lui, et dittout bas avec une espèce de joie :

— Le châtimentcommence.

Il me regarda et dit d’une voix sourde :

— Confesse ta faute !

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Et ce fut, en effet, commesi le démon était entré enmoi : Je n’arrivai pas àparler.

— C’est le démon ! ditPère.

Bertha cacha son visagedans ses mains e t se mit àsangloter.

— Seigneur, dit Père,puisque vous avez – abandon-né mon fils – permettez-moi – dans votre miséri-corde – de  prendre – une fois

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de plus – sur mes épaules –son abominable forfait !

La douleur ravagea son visage, il se tordit les mains,puis un à un, avec un bruitaffreux de râle, les motssortirent de sa gorge :

— Mon Dieu – jem’accuse – d’avoir cassé – la jambe – de Hans Werner.

Rien de ce qu’ i l avait pudire jusque-là ne me fit plusd’effet.

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Père releva la tête, prom-ena sur nous son regardétincelant et dit :

— Prions.

Il entama un Pater. Avecun demi-temps de retard,Maria et mes deux sœurs joignirent leurs voix à la si-enne. Père me regarda. J’ouv-ris la bouche, pas un seul sonne sortit, le Démon était en-tré en moi. Je me mis à re-muer les lèvres comme si jepriais à voix basse, j ’essayai

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de penser en même temps auxmots de la prière, tout était vain, je n’y arrivai pas.

Père fit le signe de croix,se releva, alla chercher un verre d’eau dans la cuisine, etle jeta au visage de Maman.Elle remua faiblement, ouvritles yeux, et se mit sur pied enchancelant.

— Allez vous coucher, ditPère.

Je fis un pas en avant.

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— Pas vous,   mein Herr !dit Père d’une voix glacée.

Maman sortit sans me re-garder. Mes deux sœurssuivirent. Sur le seuil, Mariase retourna, regarda Père etdit lentement etdistinctement :

— C’est une honte !

Elle sortit. Je voulus cri-er : « Maria ! » je n’arrivaipas à parler. J’entendis sonpas traînant diminuer dans le

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couloir. Une porte claqua et je restai seul avec Père.

Il se retourna et me con-sidéra si haineusement que j’eus un moment d’espoir : Jecrus qu’il allait me battre.

— Viens ! dit-il d’une voixsourde.

Il partit de son pas raide, je le suivis. Après le carrelagede la salle à manger, leplancher du couloir parut pr-esque chaud à mes pieds nus.

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Père ouvrit la porte de son bureau, la pièce était glaciale,il me fit passer devant lui etreferma la porte. Il n’allumapas la lampe, il ouvrit lesrideaux de la fenêtre. La nuitétait claire, et les toits de lagare étaient couverts deneige.

— Prions.

Il s’agenouilla au pied ducrucifix, et je m’agenouillaiderrière lui. Au bout d’unmoment, il se retourna :

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— Tu ne pries pas ?

Je le regardai et je fissigne que « oui » de la tête.

— Prie tout haut !

Je voulus dire : « Je nepeux pas », mes lèvres s’ar-rondirent, je portai mesmains à ma gorge, maisaucun son ne sortit.

Père me saisit par lesépaules comme pour mesecouer. Il me lâcha aussitôtcomme si mon contact luifaisait horreur.

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— Prie ! dit-il haineuse-ment. Prie ! Prie !

Je remuai les lèvres, maisrien ne vint. Père était à gen-oux, à demi tourné vers moi,ses yeux creux et brillants mefixaient, et il paraissait, à sontour, privé de parole.

 Au bout d’un moment, ildétourna les yeux et dit :

— Eh bien, prie à voix basse !

Puis i l se retourna et en-tama un « ave ». Cette fois-ci,

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 je ne fis même pas l’effort deremuer les lèvres.

Ma tête était vide etchaude. Je n’essayais plus dem’arrêter de trembler. Detemps en temps, je serrais lespans de ma chemise contremes flancs.

Père fit le signe de croix,se retourna, me f ixa, et ditavec un accent de triomphe :

— Après cela – Rudolf, –tu comprends – j’espère – tucomprends – que si tu peux

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encore – devenir – prêtre –tu ne peux plus être –missionnaire…

Le lendemain, je tombaigravement malade. Je ne re-connaissais personne, je necomprenais pas ce qu’on medisait , et je ne pouvais pasparler. On me tournait, on meretournait, on me posait descompresses, on me faisait boire, on me mettait de laglace sur la tête, on me lavait.

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 À cela se bornaient mes rap-ports avec ma famille.

Ce qui me faisait surtoutplaisir, c’était de ne plus dis-tinguer les visages. Je les voyais comme des cerclespleins et un peu blanchâtres,sans nez, sans yeux, sans bouche, sans cheveux. Cescercles allaient et venaientdans la pièce, ils se pen-chaient sur moi, ils reculaientde nouveau, et en mêmetemps, j’entendais un mur-mure de voix, indistinct et

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monotone comme un bour-donnement d’insectes. Lescercles étaient flous, la lignede leur circonférencetremblotait sans arrêt commede la gelée, et les voix aussiavaient quelque chose de mouet de tremblé. Ni les cercles,ni les voix ne me faisaientpeur.

Un matin, j’étais assis surmon l it , le dos soutenu pardes oreillers, et je regardaidistraitement un des cercles bouger au niveau de mon

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édredon, quand, tout à coup,il arriva une chose affreuse :Le cercle se colora. Je visd’abord deux petites tachesrouges de chaque côté d’unetache jaune beaucoup plusimportante qui me parut re-muer sans cesse. Puis l’imagese précisa, elle se brouilla denouveau, j’eus un momentd’espoir. J’essayai de dé-tourner les yeux, ils revinrentd’eux-mêmes sur l’image, ellese précisa avec une rapiditéeffrayante, une grosse tête

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apparut, flanquée de deuxrubans rouges, le visage sedessina avec une vitesse im-placable : les yeux, le nez, etla bouche surgirent, et toutd’un coup, je reconnus, assisesur une chaise à mon chevet,et penchée sur son livre, masœur Bertha. Mon cœur battità se rompre, je fermai les yeux, je les rouvris : Elle étaitlà.

L’angoisse me saisit à lagorge, je me soulevai sur mesoreillers, et avant d’avoir

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compris ce qui m’arrivait,lentement, péniblement, etcomme un enfant qui épelle, j’articulai :

— Où – est – Maria ?

Bertha me regarda avecdes yeux effarés, bondit surses pieds, le livre tomba surle plancher, et elle quitta lapièce en hurlant :

— Rudolf a parlé ! Rudolf aparlé !

 Au bout d’un instant, Ma-man, Bertha et mon autre

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Je détournai la tête avechumeur et je dis :

— Où est Maria ?

Maman baissa les yeux etse tut. Je répétai avec colère :

— Où est Maria ?

— Elle est partie, dit Ma-man hâtivement.

Mon ventre se creusa etmes mains se mirent à trem- bler. Je dis avec effort :

— Quand ?

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— Le jour où tu es tombémalade.

— Pourquoi ?

Maman ne répondit pas. Jerepris :

— Père l’a renvoyée ?

— Non.

— C’est elle qui a voulupartir ?

— Oui.

— Le jour où je suis tombémalade ?

— Oui.

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Maria aussi m’avait aban-donné. Je fermai les yeux.

— Tu veux que je resteavec toi, Rudolf ?

Je dis sans ouvrir les yeux :

— Non.

Je l’entendis qui marchaitdans la pièce, les médica-ments tintèrent sur ma tablede nuit, elle soupira, puis sonpas feutré s’éloigna, le loquetde la porte claqua

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doucement, et je pus enfinouvrir les yeux.

Dans les semaines quisuivirent, je me mis àréfléchir à la trahison du PèreThaler, et je perdis la foi.

Plusieurs fois par jour,Maman entrait dans machambre.

— Tu te sens bien ?

— Oui.

— Tu veux des livres ?

— Non.

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— Tu veux que je te fassela lecture ?

— Non.

— Tu veux que tes sœurs tetiennent compagnie ?

— Non.

Un silence tombait, et elledisait :

— Tu veux que je reste ?

— Non.

Elle rangeait les médica-ments de la table de nuit, re-tapait mes oreillers, errait

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sans but dans la pièce. Je laregardais, les yeux mi-clos.Quand elle se retournait, jefixais son dos, et je pensaisavec force : « Va-t’en ! Va-t’en ! » Au bout d’un mo-ment, elle sortait, et je mesentais heureux, comme sic’était mon regard qui l’avaitfait partir.

Un soir, peu avant le dîn-er, elle pénétra dans machambre l ’air gêné et fautif.Elle fit, comme d’habitude, le

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simulacre de ranger la pièce,et dit sans me regarder :

— Qu’est-ce que tu veuxmanger ce soir, Rudolf ?

— Comme tout le monde

Elle alla tirer les rideauxde la fenêtre et di t sans seretourner :

— Père dit qu’il faut que tudînes avec nous.

C’était donc ça. Je dissèchement :

— Bien.

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— Tu crois que tu le peux ?

— Oui.

Je me levai . El le se pro-posa pour m’aider, mais je re-fusai son aide. Puis je gagnaiseul la salle à manger. Jem’arrêtai sur le seuil. Père etmes deux sœurs étaient déjà àtable.

— Bonsoir, Père.

Il leva la tête. Il avait l’airamaigri et malade.

— Bonsoir, Rudolf.

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Puis il ajouta :

— Tu te sens bien ?

— Oui, Père.

— Assieds-toi.

Je m’assis et ne dis plusun mot. Quand le dîner futf ini , Père t ira sa montre etdit :

— Et maintenant, on vafaire la prière.

On s’agenouilla. La nou- velle bonne sortit de lacuisine et s’agenouilla avec

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nous. Le froid du carrelagecontre mes genoux nus metransperça.

Père entama un « Pater ».Je me mis à imiter lemouvement de ses lèvres sansémettre un seul son. Il mefixa, ses yeux creux étaienttristes et fatigués, il s’inter-rompit et dit d’une voixsourde :

— Rudolf, prie à haute voix.

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Tous les yeux setournèrent vers moi. Je re-gardai Père un long moment,puis j’articulai avec effort :

— Je ne peux pas.

Père me considéra,stupéfait.

— Tu ne peux pas ?

— Non, Père.

Père me fixa encore un in-stant et dit :

— Si tu ne peux pas, prie à voix basse.

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— Oui, Père.

I l reprit sa prière, je re-commençai à remuer leslèvres, je m’appliquai à nepenser à rien.

Deux jours après, je re-tournai à l’école. Personne neme parla de l’accident.

 À la récréation du matin, je recommençai à comptermes pas, je fis six trajets, uneombre surgit entre le soleil etmoi, je levai les yeux : C’étaitHans Werner.

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— Bonjour, Rudolf.

Je ne répondis pas, je con-tinuai mon chemin. Il marchaà côté de moi. Tout encomptant mes pas, je re-gardais ses jambes. Il boitaitlégèrement.

— Rudolf, j’ai à te parler.

Je m’arrêtai.

— Je ne veux pas te parler.

— So !   dit-il au bout d’unmoment, et il parut cloué surplace.

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Je repris ma marche, j’at-teignis le mur de la chapelle, Werner était toujours là où jel’avais laissé. Je revenais verslui, il eut l’air d’hésiter, puisfinalement, il pivota sur sestalons et s’en alla.

Le même jour, dans uncouloir, je rencontrai le PèreThaler. Il m’interpella. Jem’arrêtai et me mis au gardeà vous.

— Te voilà !

— Oui, mon Père.

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— On m’a dit que tu as ététrès malade.

— Oui, mon Père.

— Mais tu vas bien,maintenant ?

— Oui, mon Père.

Il me dévisagea en silencecomme s’il avait du mal à mereconnaître.

— Tu as changé.

Il reprit :

— Quel âge as-tu mainten-ant, Rudolf ?

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— Treize ans, mon Père.

Il hocha la tête.

— Treize ans ! Treize ansseulement !

Il grommela dans sa barbe,me tapota la joue et partit. Jeregardais son dos, il étaitlarge et puissant, je pensai :« C’est un traître. » et unehaine folle m’envahit.

Le lendemain matin, aprèsavoir quitté Père, je tournail’angle de la   Schloss-Str.,

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quand j’entendis des pas der-rière moi.

— Rudolf !

Je me retournai. C’étaitHans Werner. Je lui tournaile dos et me remis à marcher.

— Rudolf, dit-il d’une voixessoufflée, j’ai à te parler.

Je ne tournai même pas latête.

— Je ne veux pas te parler.

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— Mais tu ne comprendspas, Rudolf, il faut que je teparle !

Je pressai le pas.

— Ne va pas si vite,Rudolf, s’il te plaît. Je nepeux pas te suivre.

J’allai plus vite. Il se mit àcourir gauchement en sautil-lant. Je lui jetai un regard decôté et je vis que son visageétait rouge et crispé parl’effort.

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— Naturellement, dit-il enhaletant, je comprends… quetu ne veuilles plus… me par-ler… après ce que je t’ai fait…

Je m’arrêtai net.

— Ce que tu m’as fait ?

— Ce n’est pas moi, dit-ild’un air gêné, c’est mon vieux. C’est mon vieux qui t’a vendu.

Je le regardai, stupéfait.

— Il est allé le dire auxPères ?

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— Le soir même ! reprit Werner, le soir même qu’ilest allé les engueuler. Il esttombé sur eux en pleineréunion de parents d’élèves.Et i l les a engueulés devanttout le monde, les Pères !

— Il a dit mon nom ?

— Et alors ! Même qu’il aajouté : « Si vous avez des brutes parmi vos élèves, fautles renvoyer. »

— Il a dit ça ?

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— Oui, dit Werner presquegaiement, mais faut pas tefrapper, parce que le lende-main, il a écrit au Supérieurque ce n’était pas ta faute,mais la faute de la neige, etque je ne voulais pas qu’on tepunisse.

— C’est donc ça, dis-jelentement, et je frottai letrottoir du bout de mon pied.

— Ils t’ont puni ? dit Werner.

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Je regardai fixement le bout de mon pied, et Wernerrépéta :

— Ils t’ont puni ?

— Non.

 Werner hésita.

— Et ton…

Il allait dire « ton vieux »,mais il se reprit juste àtemps.

— Et ton père ?

Je dis vivement :

— Il n’a rien dit.

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 Au bout d’un moment, jelevai les yeux et je dis toutd’une traite :

— Hans, je te demandepardon pour ta jambe.

Il eut l’air gêné.

— C’est rien ! C’est rien !dit-il hâtivement. C’est laneige !

Je repris :

— Est-ce que tu vas boitertoujours ?

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— Oh non, dit-il en riant,c’est seulement…

Il chercha le mot.

— C’est… temporaire. Tucomprends ? C’esttemporaire.

I l répéta le mot d ’un airravi.

— Ça veut dire, ajouta-t-il,que ça ne va pas durer tout letemps.

 Avant de franchir leporche de l’école, il se tourna vers moi, sourit, et me tendit

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Je levai mon bras lente-ment, mécaniquement, et jelui serrai la main. Je retiraila mienne aussitôt. Wernerme regardait en silence,pétrifié.

— Tu es drôle, Rudolf.

Il me regarda encore uninstant, puis il me tourna ledos, et pénétra sous le porchede l’école. Je lui laissai pren-dre un peu d’avance, et j ’en-trai à mon tour.

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Je réfléchis à cette conver-sation toute la journée ettoute la semaine qui suivit. Etfinalement, je m’aperçus avecétonnement qu’à part messentiments personnels pourle Père Thaler, elle n’avait ri-en changé : J’avais perdu lafoi, et elle était bien perdue.

Le 15 mai 1914, Père mour-ut, la routine de la maisonresta inchangée, je continai àme rendre à la messe tous lesmatins, Mère reprit le magas-in, et notre situation

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matérielle s’améliora. Mèreméprisait et haïssait les tail-leurs juifs autant que Père,mais elle trouvait que cen’était pas une raison pourrefuser de leur vendre ses tis-sus. Mère haussa aussi cer-tains prix f ixés à un taux siridiculement bas qu’on pouv-ait se demander si Père,comme le prétendait l’oncleFranz, n’avait pas cherché ànuire à ses propres intérêts.

Huit jours environ après lamort de Père, je ressentis, en

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pénétrant le matin à l’église,une vive contrariété : Notreplace était occupée. Je meplaçai deux rangs derrière, lamesse commença, je la suivisdans mon missel, ligne aprèsligne, une distraction subiteme saisit , je levai la tête etregardai les voûtes.

J’eus l’impression quel’église s’agrandissait jusqu’àdevenir immense. Leschaises, les statues, lescolonnes reculèrent dans l’es-pace à une vitesse folle. Tout

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d’un coup, exactementcomme une boîte dont lescôtés se rabattent, les murstombèrent. Je ne vis plusqu’un désert lunaire, inhab-ité, sans limites. L’angoisseme serra la gorge, je me mis àtrembler. Il y avait dans l’airune menace affreuse, toutétait figé dans une attentesinistre, comme si le mondeallait s’anéantir et me laisserseul dans le vide.

Une sonnette tinta, jem’agenouillai, je courbai la

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tête. Je sentis sous ma maingauche le bois du prie-Dieu,une sensation de chaleur etde solidité pénétra mapaume, tout redevint normal,c’était fini.

Dans les semaines quisuivirent, cette crise serépéta. Je remarquai qu’elleapparaissait toujours quand je m’écartais de ma routine. À partir de ce moment, jen’osais plus faire un seulgeste sans être sûr qu’il ap-partenait bien à mes gestes

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habituels. Quand, par hasard,un de mes mouvements meparaissait sortir de la« règle », une boule se nouaitdans ma gorge, je fermais les yeux, je n’osais plus regarderles choses, j’avais peur de les voir s’anéantir.

Si je me trouvais alorsdans ma chambre, je m’ab-sorbais aussitôt dans une oc-cupation machinale. Par ex-emple, je cirais mes chaus-sures. Mon chiffon allait et venait sur la surface polie,

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lentement, doucement, puisde plus en plus vite. Je fixaisles yeux sur elle, je respiraisl’odeur du cirage et du cuir,et au bout d’un moment, unsentiment de sécurité montaiten moi, je me sentais bercé etprotégé.

Un soir, avant dîner, Mèreentra dans ma chambre. Il vasans dire que je me levaiaussitôt.

— J’ai à te parler.

— Oui, Mère.

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Elle soupira, s’assit, et dèsqu’elle fut assise, la fatigueapparut sur son visage.

— Rudolf ».

— Oui, Mère.

Elle détourna les yeux etdit d’une voix hésitante :

— Vas-tu continuer à telever tous les jours à cinqheures pour la messe ?

L’angoisse me serra lagorge. Je voulais répondre, j’étais sans voix. Mère

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arrangea vaguement sontablier sur ses genoux etreprit :

— J’ai pensé que tupourrais peut-être n’y allerque tous les deux jours.

Je criai :

— Non !

Mère me jeta un coupd’œil étonné, puis elle re-garda de nouveau son tablier,et dit d’une voix hésitante :

— Tu as l’air fatigué,Rudolf.

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— Je ne suis pas fatigué.

 Après cela, elle me jeta en-core un coup d’œil, soupira,et dit sans me regarder :

— J’ai pensé aussi… pourla prière du soir… chacunpourrait peut-être prier à saguise dans sa chambre…

— Non.

Mère se tassa sur sa chaiseet ses yeux cillèrent. Il y eutun silence, puis elle repritd’une voix timide :

— Mais toi-même…

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Je crus qu’elle allait dire :« Mais toi-même, tu ne priespas », mais elle ditseulement :

— Mais toi-même tu priesà voix basse.

— Oui, Mère.

Elle me regarda. Je dissans élever le ton, exacte-ment comme faisait Père,quand il donnait un ordre :

— Il n’est pas question derien changer.

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 Au bout d’un moment,Mère soupira, se leva etquitta la chambre sans unmot.

Un soir d’août, l’oncleFranz surgit parmi nous, aumilieu du dîner, son visageétait rouge et joyeux, et ilcria sur le seuil d ’un air detriomphe :

— La guerre est déclarée !

Mère se leva, toute pâle, etFranz dit :

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— Ne fais donc pas cettetête-là ! Dans trois mois, toutsera fini.

Il se frotta les mains d’unair satisfait et ajouta :

— Ma femme est furieuse.

Mère se leva et allachercher la bouteille dekirsch dans le buffet. L’oncleFranz s’assit, se renversa surle dossier de sa chaise, al-longea ses jambes bottéesdevant lui, déboutonna sa

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L’oncle Franz me regarda etson visage prit un air grave :

— C’est bien, Rudolf. Tu aspensé tout de suite au devoir.

Il se tourna vers ma mèreet dit d’un air railleur :

— Pose donc cette bouteille. Tu vas la casser.

Mère obéit, l’oncle Franzla regarda et dit d’un air bonhomme :

— Rassure-toi. Il n’a pasl’âge.

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Il ajouta :

— Et il s’en faut. Et quandil l’aura, tout sera fini.

Je me levai sans un mot, jegagnai ma chambre, je m’en-fermai et je me mis à pleurer.

Quelques jours après, jeréussis à me faire embaucher,en dehors des heures declasse, comme aide-bran-cardier bénévole à la Croix-Rouge, pour décharger lestrains de blessés.

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Mes crises disparurent, jelisais avidement dans les journaux les nouvelles de laguerre, je découpais dans lesillustrés les photographiesreprésentant les monceaux decadavres ennemis sur lechamp de batai l le, et je lesfixais sur les quatre murs dema chambre avec despunaises.

Mère avait remis une am-poule dans les cabinets, etchaque matin, avant de merendre à la messe, j’y relisais

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le journal que j’avais lu la veille. Il était plein des atro-cités que les Français com-mettaient pour couvrir leurretraite. Je frémissais d’in-dignation, je relevai la tête, leDiable me regarda en face. Jen’avais plus peur de lui . Jelui rendis son regard. Il avaitles cheveux bruns, l’œil noir,l ’air vicieux. Il était en touspoints semblable auxFrançais. Je pris un crayondans la poche de ma culotte, je rayai, au bas de la gravure,

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« der Teufel  [13] 

» et j’écrivisau-dessous :   « der Fran-

 zose [14] 

».

J’arrivai à l’église avec dixminutes d’avance, j’occupai laplace de Père, je posai monmissel sur le prie-Dieu, jem’assis, et je croisai les bras.Des milliers de diables sur-girent devant moi. Ils défil-aient, vaincus, désarmés, leképi français entre leurscornes, les bras levés au-

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dessus de leur tête. Je leurfaisais enlever leurs vête-ments. Ils faisaient encore ungrand tour, et on les poussaitenfin devant moi… J’étais as-sis, casqué et botté, je fumaisune cigarette, j’avais une mit-railleuse luisante entre les jambes, et quand ils étaientassez près, je faisais un signede croix, et je commençais àtirer. Le sang giclait, ilstombaient en hurlant, ils de-mandaient pardon enrampant vers moi sur leurs

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 ventres mous, je leur écrasaisle visage à coups de botte, et je continuais à tirer. Il ensurgissait d’autres, etd’autres encore, des millierset des milliers, je les fauchaissans arrêt avec ma mitrail-leuse, ils criaient en tombant,des ruisseaux de sangcoulaient, les corps s’amon-celaient devant moi, je tiraistoujours. Et puis, tout d’uncoup, c’était fini, il n’y enavait plus un seul. Je melevai, et brièvement,

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 j’ordonnai à mes hommes denettoyer tout cela. Puis,ganté, botté, immaculé, j’allai boire un verre de cognac aumess des officiers. J’étaisseul, je me sentais dur et juste, et j’avais une petitechaînette d’or au poignetdroit.

J’étais maintenant bienconnu à la gare à cause demes fonctions d’aide-bran-cardier, et du brassard que jeportais.

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 Au printemps 1915, je n’y tins plus. Comme un train desoldats s’ébranlait, je sautaisur le marche-pied, desmains m’agrippèrent, on mehissa, et ce fut seulementquand je fus au milieu d’euxque les soldats songèrent àme demander ce que je voulais. Je leur dis que jedésirais aller au front aveceux pour me battre. I ls medemandèrent mon âge, et jeleur dis : « quinze ans ». Alors, ils se mirent à

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s’esclaffer et me donner degrandes claques dans le dos.Finalement, l’un d’eux quetous appelaient « le Vieux »remarqua que de toute façon,on m’arrêterait à l’arrivée eton me renverrait chez moi,mais que, dans l’intervalle, ilne serait peut-être pasmauvais pour moi de vivre la vie du soldat et de voir « cequ’il en était ». Alors, ils mefirent une place parmi eux, etl’un d’eux me donna du pain.Il était noir et assez mauvais,

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cuir et de sueur qui émanaitd’eux.

Je fis une deuxième tentat-ive au début de mars 1916.Elle n’eut pas plus de succèsque la première. Arrivé aufront, on m’arrêta, on m’in-terrogea, et on me renvoyachez moi. Après cela, on meconsigna l’entrée de la gare,l’hôpital ne m’envoya plusdécharger les trains de blessés, et m’employa commegarçon de salle.

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1916Je passai la salle 6, je

tournai à droite, je dépassaila pharmacie, je tournai en-core à droite, les chambresdes officiers étaient là, jeralentis. La porte du

Rittmeister[16]

Günther étaitouverte comme d’habitude, et je savais qu’il était assis surses oreillers, couvert depansements de la tête auxpieds, l’œil fixé sur le couloir.

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— Rudolf,   Herr Rittmeister.

Eh bien, Rudolf, dit-il jovialement, je vois que tun’es quand même pas aussistupide que Paul. Ce cochon-là, quand il allume une cigar-ette, en f lambe au moins lamoitié. Et par-dessus lemarché, il n’est jamais làquand je l’appelle.

Il me fit signe de luimettre la cigarette entre les

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lèvres, tira une bouffée etdit :

—  ’Raus !

Il me regarda.

— Et où t’ont-ils déniché,marmot ?

— À l’école,   Herr Rittmeister.

— Tu sais écrire, alors ?

— Ja, Herr Rittmeister.

— Assieds-toi, je vais tedicter une lettre pour mesdragons.

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Il reprit :

— Sais-tu où sont mesdragons ?

— Salle 8,   Herr Rittmeister.

— Bien, dit-il d’un tonsatisfait, assieds-toi.

Je m’assis à sa table, ilcommença à dicter, et j’écrivis. Quand il eut fini, jelui portai la lettre, il la reluten hochant la tête et m’or-donna de me rasseoir pourécrire un post-scriptum.

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— Rudolf, dit la voix del’Infirmière-Major derrièremon dos, qu’est-ce que tu faislà ?

Je me levai. Elle était surle seuil de la chambre, grandeet raide, les cheveux blonds bien tirés, les deux mainscroisées devant sa taille, l’airsévère et distant.

— Rudolf, dit leRittmeister Gunther en con-sidérant l’Infirmière-Major

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la salle 12 ni aujourd’hui, nidemain.

— So !  dit l’Infirmière-Ma- jor en se tournant vers luid’un seul bloc, et puis-je de-mander pourquoi,   Herr Rittmeister ? 

— Parce qu’à partir d’au- jourd’hui, il passe à mon ser- vice, et à celui des dragons.Quant à Paul, il peut nettoyerla salle 12, si vous le désirez,meine Gnädige.

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L’Infirmière-Major se re-dressa et dit sèchement :

— Avez-vous à vousplaindre de Paul,   Herr Rittmeister ? 

— Certainement,   meineGnädige,   j ’ai à me plaindrede Paul. Paul a des mains decochon, et Rudolf a les mainspropres. Paul allume les ci-garettes comme un cochon, etRudolf les allume pro-prement. Paul écrit égale-ment comme un cochon, et

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Rudolf écrit très bien. Pourtoutes ces raisons,   meineGnädige, et outre qu’il n’est jamais là, Paul peut aller sefaire pendre, et Rudolf, àpartir d’aujourd’hui, entre àmon service.

Les yeux de l’Infirmière-Major étincelèrent.

— Et puis-je vous de-mander,   Herr Rittmeister,qui a décidé cela ?

— C’est moi.

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— Herr Rittmeister !s’écria l’Infirmière-Major, lapoitrine haletante, je désireque vous compreniez une foispour toutes qu’il n’y a quemoi, ici, à décider de l’emploidu personnel !

— So !   dit le RittmeisterGünther.

Et il se mit à sourire avecune insolence incroyable enpromenant lentement sur elleson regard comme s’il ladéshabillait.

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— Rudolf ! cria-t-elled’une voix tremblante derage, suis-moi ! Suis-moiimmédiatement !

— Rudolf, dit leRittmeister Günther d’une voix calme, assieds-toi.

Je les regardai l’un etl’autre, et pendant une pleineseconde, j’hésitai.

— Rudolf ! crial’Infirmière-Major.

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Le Rittmeister ne dit rien,il souriait. Il ressemblait àl’oncle Franz.

— Rudolf ! crial’Infirmière-Major d’une voixfurieuse.

Je me rassis. Elle pivotasur ses talons et quitta lapièce.

— Je me demande, cria leRittmeister d’une voix ton-nante, ce que cette grandegarce blonde toute raiderendrait dans un lit ? Pas

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grand-chose, probablement !Qu’est-ce que tu en penses,Rudolf ?…

Le lendemain,l’Infirmière-Major changeaitde service, et je fus affecté auservice du Rittmeister Gun-ther et de ses dragons.

Un matin, comme j’étaisoccupé à ranger sa chambre,il dit derrière mon dos :

— J’en ai appris de bellessur toi !

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Je me retournai, il me re-gardait d’un air sévère, une boule se noua dans ma gorge.

— Viens ici.

Je m’approchai de son lit.Il se tourna sur ses oreillerspour me faire face.

— Il paraît que tu asprofité de ton travail à la garepour te faufiler deux foisdans des transports pour lefront. C’est vrai ?

— Ja, Herr Rittmeister.

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Il me dévisagea un instanten silence d’un air sévère.

— Assieds-toi.

Je ne m’étais jamais assisdevant lui, sauf pour écrireles lettres des dragons et j’hésitai.

— Assieds-toi, Dummkopf !

Je pris une chaise, l’attiraiprès du lit, et m’assis, le cœur battant.

— Prends une cigarette.

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Je pris une cigarette et lalui tendis. I l la refusa de lamain.

— C’est pour toi.

Un flot de fierté m’inonda.Je portai la cigarette à meslèvres, l’allumai, tiraiplusieurs bouffées coup surcoup, et commençai aussitôtà tousser. Le Rittmeister semit à rire en me regardant.

Rudolf ! dit-il en redeven-ant sérieux d’un seul coup, jet’ai observé : Tu es petit, tu

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n’as pas beaucoup d’allure, tune parles pas. Mais tu es in-telligent, instruit, et tout ceque tu fais, tu le fais commeun bon Allemand doit lefaire : À fond !

Il dit cela sur le même tonque Père, et presque, mesembla-t-il, avec sa voix.

— Avec cela, tu es cour-ageux, et tu comprends tondevoir envers la patrie.

— Ja, Herr Rittmeister.

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Et je me mis à tousser. Ilme regarda et sourit.

— Tu peux poser la cigar-ette, si tu veux, Rudolf.

— Merci, Herr Rittmeister.

Je posai la cigarette sur lecendrier de la table de nuit,puis la repris entre le pouceet l’index, et méticuleuse-ment, l’éteignis. Le Major meregarda faire en silence. Puisil souleva sa main pansée etdit :

— Rudolf !

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— Ja, Herr Rittmeister.

— C’est bien d’avoir voulute battre à quinze ans.

— Ja, Herr Rittmeister.

— Et c’est bien d’avoir re-commencé après un échec.

— Ja, Herr Rittmeister.

— C’est bien de travaillerici.

— Ja, Herr Rittmeister.

— Mais se serait encoremieux d’être dragon !

Je me levai, éperdu.

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— Moi, Herr Rittmeister ? 

— Assieds-toi ! cria-t-ild’une voix tonnante. Per-sonne ne t’a donné l’ordre dete lever.

Je me mis au garde à vous, je dis : « Jawohl, Herr Rittmeister », et me rassis.

— Eh bien ! dit-il au boutd’un moment, qu’en penses-tu ?

Je répondis d’une voixtremblante :

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— S’il vous plaît,   Herr Rittmeister, je pense que çaserait tout simplementmerveilleux.

Il me regarda avec des yeux étincelants de fierté,hocha la tête, et répéta « toutsimplement merveilleux »deux ou trois fois d ’un toncontenu. Puis sérieusement,doucement, et presque à voix basse, il dit :

— Bien, Rudolf, bien.

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Mon cœur bondit dans mapoitrine. Il y eut un silence,et le Rittmeister dit :

— Rudolf, quand ceségratignures seront guéries, j’ai ordre d’organiser undétachement…

Il reprit :

— Pour un de nos fronts.Je te donnerai l’adresse de lacaserne avant de partir d’ici,et tu te présenteras à moi.J’arrangerai tout.

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— Ja, Herr Rittmeister !dis-je en frémissant de la têteaux pieds.

Puis, aussitôt, une penséeaffreuse me traversa l’esprit.

— Herr Rittmeister, dis-jeen balbutiant, mais ils ne voudront pas de moi : Je n’aimême pas seize ans.

— Ach Was !   dit leRittmeister en riant, ce n’estque cela ! À seize ans, on est bien assez vieux pour se battre ! Voilà bien leurs lois

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idiotes ! Mais tu n’as rien àcraindre, Rudolf, j’arrangeraicela !

Il se redressa sur ses or-eillers, ses yeux brillèrent, etil cria dans la direction de laporte :

— Bonjour, mon trésor !

Je me retournai. La petiteinfirmière blonde qui lesoignait était là. J’allai melaver les mains au lavabo dela chambre, et je l’aidai à dé-faire les pansements du

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Rittmeister. L’opération duraun bon moment, et pendanttout ce temps, le Rittmeisterqui paraissait vraiment in-sensible à la douleur, necessa de rire et de plaisanter.Finalement, l’infirmière semit à l ’enrouler de nouveaudans ses bandes comme unemomie. Il lui releva le visagede sa main pansée, et i l luidemanda d’un ton mi-sérieux,mi-plaisant, quand « elle al-lait se décider,   Herrgott , àcoucher enfin avec lui ? »

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— Mais c’est un péché.

— Ach was !  dit-il d’un airfâché, un péché ! Quelle bêtise !

Et i l ne desserra plus lesdents jusqu’à la fin. Quandelle fut sortie, il se tourna vers moi d’un air furieux.

— Tu l’as entendue,Rudolf ? Quelle petite sotte ! Avoir de si beaux nichons, etcroire encore au péché !  Her-rgott,   les péchés, quelle sot-tise ! Voilà ce que tous ces

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passeraient un mauvais quartd’heure ! Les péchés ! Vousêtes à peine né, ça y est ! Vous en avez déjà un ! À gen-oux, dès la naissance ! Voilàcomment ils vous abrutissentnos bons Allemands ! Par lapeur ! Et ces pauvres idiotssont devenus si lâches qu’ilsn’osent même plus baiser ! Au lieu de cela, ils se traînentà genoux, ces idiots, i ls pri-ent, ils se frappent lapoitrine : « Pardon,

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 Allemand. Ce que l’Allemagneme dit de faire, je le fais ! Ceque mes chefs allemands medisent de faire, je le fais ! Etc’est tout. Et je ne veux pasque ces poux, après cela, mesucent le sang !

Il était soulevé à demi surses oreillers, son torse puis-sant tourné vers moi, ses yeux lançaient des éclairs :Jamais il ne m’avait paruplus beau.

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 Au bout d’un moment, il voulut se lever, et fairequelques pas dans la chambreen s’appuyant sur monépaule. Il était de nouveaud’une humeur charmante, etil se mettait à rire pour desriens.

— Dis-moi, Rudolf, qu’est-ce qu’ils disent de moi, ici ?

— Ici ? À l’hôpital ?

— Ja, Dummkopf !   À l’hôpital. Où crois-tu être ?

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Je cherchai soigneusementdans ma mémoire.

— Ils disent que vous êtesun vrai héros allemand,  Herr Rittmeister.

— Ah ! Ah ! Ils disentcela ? Et après ?

— Que vous êtes drôle, Herr Rittmeister.

— Et après ?

— Et les femmes disentque vous êtes…

— Quoi ?

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— Dois-je le répéter,   Herr Rittmeister ? 

— Bien sûr, Dummkopf.

— Un fripon.

— Ah ! Ah ! Elles n’ont pastort ! Je leur montrerai !

— Et puis, ils disent que vous êtes terrible.

— Et après ?

— Ils disent aussi que vousaimez bien vos hommes.

C’était exact qu’on ledisait, et je croyais lui faire

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l’Allemagne a besoin dedragons, et c’est tout !

— Mais ils disent que lor-sque le petit Erik est mort, vous avez envoyé la moitié de votre solde à sa femme.

— Ja, ja, dit le Rittmeisteren clignant de l’œil, et deplus, une belle lettre où jechantais sur tous les tonsl’éloge de ce petit salaud detire-au-cul d’Erik qui n’étaitmême pas foutu de se tenir àcheval ! Et pourquoi j ’ai fait

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ça, Rudolf ? Parce que j’ai-mais Erik ?   Ach !   Maisréfléchis donc, Rudolf ! Cepetit salaud était mort : Iln’était donc plus dragon.Non, si j’ai fait ça, c’est pourque tout le monde, au village,lise ma lettre et dise : « NotreErik était un héros allemand,et son officier, un officierallemand. »

Il s’arrêta et me regardadans les yeux.

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— C’est pour l’exemple, tucomprends ? Si tu deviens of-ficier, un jour, rappelle-toi :L’argent, la lettre, tout. C’estcomme cela qu’il faut faire,exactement comme cela !Pour l’exemple, Rudolf, pourl’Allemagne !

Il me fit face, posa brusquement ses deux mainspansées sur mes épaules etm’attira contre lui.

— Rudolf !

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Je répétai d’une voixtonnante :

— Meine Kirche heisst   Deutschland !

— C’est bien, Rudolf.

I l me lâcha, et sans monaide regagna son lit. Au boutd’un moment, il ferma les yeux et me fit signe de m’enaller. Avant de sortir, je sais-is rapidement sur le cendrierla cigarette qu’il m’avait don-née, et une fois dans le

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couloir, je la serrai dans monportefeuille.

Quand je rentrai ce soir-làà la maison, il était septheures et demie passées.Mère et mes deux sœursétaient déjà à table. Ellesm’attendaient. Je m’arrêtaisur le seuil, et promenailentement sur elles monregard.

— Guten Abend.

— Guten Abend,   Rudolf,dit Mère, et un quart de

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seconde après, mes deuxsœurs firent écho.

Je m’assis. Mère servit lasoupe. Je portai la cuiller àmes lèvres, et aussitôt tout lemonde m’imita.

Quand la soupe fut finie,Mère apporta un grand platde pommes de terre, et leposa sur la table.

— Encore des pommes deterre ! dit Bertha en re-poussant son assiette d’un air boudeur.

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Je la regardai :

— Bertha, dans lestranchées, ils n’ont même pasde pommes de terre tous les jours.

Bertha rougit, mais ellereprit :

— Qu’est-ce que tu ensais ? Tu n’y es pas allé.

Je posai ma fourchette surla table et je la regardai :

— Bertha, dis-je, j’ai es-sayé deux fois d’aller aufront. On n’a pas voulu de

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moi. En attendant, je passedeux heures par jour dans unhôpital…

Je fis une pause et j’articu-lai avec force :

— Voilà ce que je fais pourl’Allemagne. Et toi, Bertha,qu’est-ce que tu fais pourl’Allemagne ?

— Bertha, dit Mère, tudevrais avoir honte…

Je la coupai aussitôt :

— S’il te plaît, Mère.

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Elle se tut. Je me re-tournai vers Bertha, la fixaidans les yeux et répétai sansélever la voix :

— Bertha, qu’est-ce que tufais pour l’Allemagne ?

Bertha se mit à pleurer, etil n’y eut plus une parole jusqu’au dessert. CommeMère allait se lever de tablepour desservir, je dis :

— Mère…

Elle se rassit, et je laregardai.

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— J’ai réfléchi. Peut-être vaudrait-il mieux supprimerla prière en commun le soir.Chacun prierait dans sachambre.

Mère me regarda :

— C’est toi qui as dit« non », Rudolf.

— J’ai réfléchi.

Il y eut un silence et Mèredit :

— Ce sera comme tu voudras, Rudolf.

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Elle parut sur le pointd’ajouter quelque chose, puisse ravisa. Elle se mit à débar-rasser la table avec messœurs.

Je restai assis sans bouger.Quand elle revint avec ellesde la cuisine, je dis :

— Mère…

— Oui, Rudolf.

— Il y a autre chose.

— Oui, Rudolf.

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— Désormais, je prendraile petit déjeuner le matinavec vous.

Je sentis que mes sœursme fixaient. Je me tournai vers elles : Elles baissèrentles yeux aussitôt Mère reposasur la table machinalement le verre qu’elle venait de pren-dre. Elle aussi avait les yeux baissés.

Elle dit au bout d’unmoment :

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— Tu te levais à cinqheures jusqu’ici, Rudolf.

— Oui. Mère.

— Et tu ne veux plus…continuer ?

— Non, Mère.

J’ajoutai :

— Je me lèverai à septheures désormais.

Mère ne bougeait pas, elleétait seulement un peu pâle,et sa main déplaçait et

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replaçait le verre sur la table.Elle dit d’une voix hésitante :

— À sept heures, ce n’estpas trop tard, Rudolf ?

Je la regardai.

— Non, Mère. J’irai dir-ectement d’ici à l’école.

J’appuyai sur « directe-ment ». Mère cilla, mais nedit rien.

Je repris :

— Je me sens un peufatigué.

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Le visage de Mères’éclaira.

— Naturellement, dit-elleprécipitamment, et comme sicette remarque l’eût soulagéed’un grand poids, naturelle-ment, avec tout le travail quetu fournis…

Je la coupai.

— C’est entendu ?

Elle f i t s igne que « oui »de la tête, je dis « Gute Nacht »,   attendis que tout le

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monde m’eût répondu, et jeme retirai dans ma chambre.

J’ouvris mon livre degéométrie, et je me mis à par-courir ma leçon pour le len-demain. J’arrivai mal à fixermon attention. Je reposai lelivre sur la table, je pris meschaussures, et je me mis à lescirer. Au bout d’un moment,elles se mirent à briller, et j’éprouvai du contentement.Je les reposai soigneusementau pied de mon lit, en veillantà bien aligner les talons sur

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une ligne du parquet. Puis jeme plaçai devant l’armoire àglace, et comme si une voixm’en avait donné l’ordre, brusquement, je me mis augarde à vous. Pendant prèsd’une minute, j’étudiai et rec-tifiai patiemment ma positionet quand elle fut vraimentparfaite, je fixai la glace, jeme regardai dans les yeux, etlentement, distinctement,sans perdre une syllabe, ex-actement comme faisait Pèrequand il priait, j’articulai :

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« Meine Kirche heisst   Deutschkmd ! »

 Après cela, je me déshabil-lai, je me couchai, je pris le journal sur ma chaise, et jeme mis à lire les nouvelles deguerre de la première ligne àla dernière. Neuf heures son-nèrent à la gare. Je repliai le journal, le posai sur machaise, et m’allongeai dansmon lit, les yeux ouverts,mais prêt à les fermer, dèsque Mère entrerait dans machambre pour éteindre.

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J’entendis la porte de messœurs grincer légèrement,puis des pas feutrés passèrentdevant ma porte, celle deMère grinça à son tour, lepêne claqua, Mère, de l’autrecôté de la c loison, se mit àtousser, et le silence se fit.

J’attendis encore uneminute, immobile. Puis je re-pris le journal, l’ouvris, et meremis à lire. Au bout d’unmoment, je regardai mamontre. Il était neuf heures

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et demie. Je posai le journalet je me levai pour éteindre.

Le 1er août 1916, aprèsm’être enfui une troisièmefois de chez moi, je m’en-gageai, grâce au RittmeisterGünther, au B. D. Regiment23, à B. J’avais quinze ans ethuit mois.

Les classes furent rapides.J’étais petit, mais assez ro- buste pour ma taille, et jerésistai honorablement auxfatigues de l’instruction.

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J’avais un grand avantage surles autres recrues : Je savaisdéjà monter, ayant passéplusieurs vacances dans uneferme du Mecklembourg. Etsurtout, j’aimais les chevaux.Ce n’était pas seulement leplaisir de les monter. J’ai-mais les voir, les soigner,respirer leur odeur, être prèsd’eux. À la caserne, j’eus vitela réputation d’être serviable,parce que je prenais volonti-ers, à l’écurie, le tour degarde de mes voisins, en plus

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du mien. Mais il n’y avait làaucun mérite : J’aimaismieux être avec les bêtes.

La routine de la vie decaserne était également pourmoi une grande source deplaisir. Je croyais savoir ceque c’était que la routine,parce qu’à la maison nousavions des heures trèsrégulières. Mais j’étais encoreloin du compte. À la maison,il y avait encore, de temps entemps, des périodes creuses,des moments vides. À la

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caserne, la règle était vraiment parfaite. Lemaniement d’armes, surtout,m’enchantait. J’aurais vouluque toute la vie pût se décom-poser ainsi, acte par acte. Lematin, dès qu’on avait sonnéle réveil, j’avais inventé etmis au point un petit jeu, enprenant bien garde qu’aucuncamarade, autour de moi, nes’en aperçût. Pour me lever,pour me laver, et pour m’ha- biller, je décomposais mesmouvements ; 1, pour rejeter

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les couvertures, 2, pour sou-lever mes jambes, 3, pour leslaisser retomber à terre, 4,pour me retrouver debout. Cepetit jeu me procurait un sen-timent de contentement et desécurité, et pendant toute ladurée des classes, je n’y man-quais pas une seule fois. Jecrois même que je l’auraisétendu, dans le cours de la journée, à tous mes gestes, si je n’avais craint qu’à lalongue, on ne le remarquât.

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Le Rittmeister Gunther necessait de nous répéter, avecun air de jubilation, qu’on al-lait « ailleurs,   Hergott,   ail-leurs », et les pessimistesdisaient que sa gaieté n’était,au fond, qu’une « sale blague », et qu’on nous des-tinait sûrement au frontrusse. Mais un matin, onreçut l’ordre de se rendre aumagasin pour toucher denouvelles tenues. On se miten rang devant la porte, etquand les premiers

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recevoir, étincelait autour deson cou. Il arrêta un dragon,et pièce par pièce, il nousmontra le paquetage, en nousfaisant remarquer « qu’il y enavait pour des Marks et desMarks là-dedans ». Quand ilarriva au short, il le déplia, lefit danser au bout de sesdoigts, comiquement, et nousdit que « l’Armée nousdéguisait en petits garçonspour ne pas faire trop peuraux Anglais ». Les dragons semirent à rire, et l’un d’eux dit

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que « les petits garçons saur-aient bien les faire courir ».Le Rittmeister Gunther dit :« Jawohl, mein Herr ! »   etajouta que pour l’instant,« ces fainéants d’Anglais pas-saient leur temps, au bord duNil, à boire du thé et à jouerau football, mais nous,   bei Gott,   on leur montrerait quel’Égypte n’était pas un salonde thé ni un terrain defootball ! »

 Arrivés à Constantinople,on nous dirigea, non, comme

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on nous avait dit, sur laPalestine, mais sur l’Irak. Onlaissa le train à Bagdad, ledétachement se mit en selle,et par petites étapes, atte-ignit un petit hameau misér-able, avec de longues maisons basses en torchis, qui s’ap-pelait Fellalieh. Il y avait làquelques éléments de fortific-ations et à deux cents mètresenviron du camp turc, ondressa le nôtre.

Une semaine, jour pour jour, après notre arrivée, par

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un temps merveilleusementclair, les Anglais, après un bombardement très violent,attaquèrent avec leurstroupes hindoues.

 Vers midi, l’Unteroffizierprit trois hommes, Schmitz,Becker et moi, et une mitrail-leuse. I l nous porta très enavant, et à l’aile droite de nostroupes, dans un élément detranchée isolé, peu profond etcreusé dans le sable. Devantnous il y avait une immenseétendue avec de petits

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 bouquets de palmiers çà et là.Les lignes d’assaut hindouescouraient presque parallèle-ment à nous. Elles étaientparfaitement visibles.

On mit la mitrailleuse en batterie, et l’Unteroffizier ditd’un ton sec :

— S’il y a un survivant, i lramènera la mitrailleuse.Schmitz se tourna vers moi,ses grosses joues étaientpâles, et il dit entre sesdents : « Tu entends ça ? »

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— Becker ! ditl’Unteroffizier.

Becker s’assit derrière lamitrailleuse, serra les lèvreset l’Unteroffizier dit :

— Feu à volonté.

 Au bout de quelquessecondes, de petits obus semirent à éclater autour denous, et Becker s’affala en ar-rière de tout son long. Iln’avait plus de visage.

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deux ou trois mètres surnotre droite sans même pren-dre la peine de se mettre àcouvert. Schmitz jurait entreses dents. Il y eut un claque-ment sec, une pluie de sables’abattit sur nous, et quandon releva la tête, l’Unteroffiz-ier avait disparu.

Schmitz dit :

— Je vais voir.

Il partit en rampant. Je re-marquai qu’il manquait

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plusieurs clous à sessemelles.

Il se passa quelquessecondes. Schmitz reparut,son visage était gris, et il ditd’une voix sans timbre :

— Coupé en deux.

Puis il reprit à voix basse,et comme si l’Unteroffizieravait encore pu l’entendre :

— Ce fou ! Debout commeça sous les obus ! Qu’est-cequ’il croyait ? Qu’ils allaientle contourner ?

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Il se rassit derrière la mit-railleuse, et resta là sanstirer, et sans bouger. On en-tendait le bruit de la canon-nade assez loin sur notregauche, mais depuis quenotre mitrailleuse s’était tue,l’ennemi ne nous arrosaitplus. C’était bizarre d’être sitranquille dans ce coin,quand tout le reste du frontétait en feu.

Schmitz prit une poignéede sable dans sa main, la

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laissa couler entre ses doigts,et dit d’un air dégoûté :

— Dire qu’on se bat pourça !

Il appliqua lentement sa joue contre la mitrailleuse,mais au l ieu de t irer , i l me jeta un regard de côté et dit :

— Et maintenant, si on…

Je le regardai. Il étaitpenché en avant, sa grosse joue ronde contre la mitrail-leuse, son visage poupin àdemi tourné vers moi.

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— Après tout, dit-i l , on afait tout notre devoir.

Il reprit :

— Nous n’avons pasd’ordre.

Puis, comme je me taisaistoujours, il ajouta :

— L’Unteroffizier a dit deramener la mitrailleuse, s’il y avait des survivants.

Je dis sèchement :

L’Unteroffizier a dit : «  unsurvivant ».

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Schmitz me fixa, et ses yeux de porcelaines’arrondirent.

— Junge !  dit-il, mais tu esfou ! Il n’y a aucune raisond’attendre que l ’un de nousdeux y passe !

Je le regardai sansrépondre.

— Mais c’est de la folie !reprit-il. Nous pouvons re-tourner au camp. Personnene nous en voudra ! Personne

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ne sait ce que l’Unteroffiziernous a dit !

Il avança sa grosse têteronde et posa sa main surmon bras. Je retirai mon brasaussitôt.

— Herrgott !   reprit-il,mais j’ai une femme, moi !J’ai trois enfants !

Il y eut un silence et il re-prit d’un air résolu :

— Allons, viens ! J’ai pasenvie d’être coupé en deux,moi ! Ça va bien à un

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Unteroffizier de faire du zèle.Mais pas à nous !

Il posa la main sur la mit-railleuse comme s’il allait lasoulever. Je plaçai aussitôtma main à côté de la sienne,et je dis :

— Tu peux t’en aller, si tu veux. Moi, je reste. La mit-railleuse, aussi.

Il retira sa main et me re-garda d’un air hagard.

— Aber Mensch !   dit-ild’une voix rauque, mais tu es

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tout à fait fou ! Si je retournesans la mitrailleuse, ils mefusilleront ! C’est clair !

Brusquement, ses yeuxrougirent et brillèrent, ilpoussa un juron, et m’envoyason poing en pleine poitrine.Je basculai en arrière, il sais-it la mitrailleuse à deuxmains et la souleva.

Je pris rapidement monmousqueton, l’armai, et le braquai sur lui. Il me fixa,stupéfait.

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— Mais dis donc, dis donc,dis donc… balbutia-t-il.

Je restai silencieux, im-mobile, le canon de l’arme braqué sur lui. Il reposalentement la mitrailleuse, serassit devant elle, et détournason regard.

Je posai mon mousquetonsur mes genoux, le canon braqué sur lui, et j’engageaiune nouvelle bande dans lamitrailleuse. Schmitz me re-garda, ouvrit la bouche, ses

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 yeux de porcelaine cillèrentplusieurs fois, puis sans direun mot, i l appliqua sa joueronde contre l’arme et recom-mença à tirer. Quelquessecondes plus tard, les obusse remirent à pleuvoir autourde nous, nous arrosant desable à chaque fois.

La mitrailleuse se mit àfumer, et je dis :

— Arrête !

Schmitz cessa le tir et meregarda. Je gardai la main

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droite sur mon mousqueton, je pris mon bidon de la maingauche, le dévissai avec mesdents, et en versai le contenusur le canon. Au fur et àmesure que l’eau tombait surle métal, elle s’évaporait engrésillant. L’ennemi ne tiraitplus sur nous.

Schmitz était tassé sur lui-même. Il me regardait fairesans rien dire. La sueur ruis-selait lentement de chaquecôté de ses lèvres.

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Il dit d’une voix timide :

— Laisse-moi partir.

Je fis « non » de la tête. Ils’humecta les lèvres avec salangue, détourna les yeux, etdit d’une voix sans timbre :

— Je te laisserai lamitrailleuse. Laisse-moipartir.

— Tu peux partir, si tu veux. Sans ton mousqueton.

Il ouvrit la bouche et meregarda.

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— Tu es fou ! C’est pour lecoup qu’ils me fusilleraient !

Comme je me taisais, ilreprit :

— Pourquoi sans monmousqueton ?

— Je n’ai pas envie que tume tires dans le dos pour venir reprendre lamitrailleuse.

Il me regarda :

— Je te jure que je ne pen-sais pas à ça.

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Il détourna les yeux et ditd’une voix d’enfant, basse etsuppliante :

— Laisse-moi partir.

J’engageai une nouvelle bande, il y eut un déclic, illeva la tête et me regarda.Puis, sans dire un mot, ilposa sa joue ronde contrel ’arme et t ira. Les obus re-commencèrent à pleuvoir. Ilstombaient derrière nous avecdes claquements secs, et lespelletées de sable nous

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frappaient le dos à chaquefois.

Schmitz dit d’une voix toutà fait normale :

— Je suis mal assis.

Il releva la tête, se soulevalégèrement sur son siège,puis brusquement, il jeta sesdeux bras en l’air comme unguignol, et s’affala sur moi.Je le retournai. Il avait ungrand trou noir en pleinepoitrine, et j’étais couvert deson sang.

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Schmitz était grand etlourd, et j’eus beaucoup demal à le tirer en arrière.Quand j ’eus fini, je pris son bidon, je pris également celuide Becker, j’arrosai la mit-railleuse, et j’attendis. Lamitrailleuse était trop chaudepour tirer. Je regardai Sch-mitz. Il était étendu sur ledos de tout son long. Ses pau-pières, à demi fermées surl’iris, lui donnaient l’aird’une de ces poupées qui

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ouvrent les yeux quand on lesassoit.

Je portai la mitrailleusedeux cents mètres plus hautdans un trou plus étroit et unpeu plus profond, l’installai,et couchai ma joue sur elle.Je me sentais seul, la mitrail-leuse luisait entre mes jambes, et un sentiment decontentement m’envahit.

 À 800 mètres de moi en- viron, je vis tout d’un coupdes Hindous se lever du sol

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avec une lenteur qui me parutcomique, et s’avancer au petitpas de course, en longue file,presque parallèlement à moi.Je voyais distinctement leurslongues jambes grêless’agiter. Une seconde file sur-git derrière eux, puis unetroisième. Je les avais tous enenfilade. Je plaçai le canonun peu en avant de lapremière file, et j’appuyai surla détente. Tout en tirant, jedéplaçai lentement le canond’avant en arrière, puis le

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ramenai en avant, et encoreune fois en arrière. Aprèscela, je cessai le tir.

Juste au même moment, jesentis comme un violent coupde poing au niveau del’épaule gauche. Je tombai enarrière, mais me rassis aus-sitôt. Je regardai mon épaule,elle était couverte de sang, jene ressentais aucune douleur,mais je ne pouvais pas bougerle bras. Je pris un paquet depansement de ma maindroite, le déchirai avec mes

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dents, et glissai la gaze entrela vareuse et l ’épaule. Mêmeau toucher, je ne sentis rien.Je réfléchis, et je pensai quec’était le moment de mereplier pour ramener lamitrailleuse.

 Au cours du repli, j’aper-çus, immobiles sur une émin-ence, devant un bouquet depalmiers, 4 ou 5 cavaliershindous. Leurs lances sedétachaient, minces etdroites, sur le ciel. Je mis

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posément mon arme en bat-terie, et je les fauchai.

 Après cela, je fis encorequelques centaines de mètresdans la direction de noslignes, mais peu avant d’ar-river, je pense que je m’évan-ouis, car je ne me souviensplus de rien.

 Après ma guérison, on medécora de la Croix de fer, eton m’envoya sur le front dePalestine, à Birseba. Mais je

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n’y restai pas longtemps, car j’attrapai la malaria et fusaussitôt évacué sur Damas.

 À l’hôpital de Damas,pendant un certain temps, jen’eus pas toute ma tête, etmon premier souvenir dis-tinct est un visage blondpenché sur moi.

— Ça va,   junge ?   dit une voix rieuse.

— Ja, Fräulein.

— Pas Fräulein, dit la voix. Vera. Pour les soldats

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allemands, Vera. Et mainten-ant, attention !

Deux mains fraîches etfortes se glissèrent sous moiet m’enlevèrent.

Tout était trouble, unefemme me portait, j’en-tendais sa respiration sif-flante, et tout près de mes yeux, je voyais de grossesgouttes de sueur perler surson cou. Je sentis qu’on medéposait sur un lit.

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— Et voilà ! dit la voixrieuse, et on va profiter de ceque le bébé a moins de fièvrepour le laver !…

Je me sentis dévêtir, unemain de toilette parcourutmon corps, un tissu rugueuxme frictionna, je reposai, ra-fraîchi et les yeux à demiouverts, sur des oreillers. Jetournai lentement la tête, lanuque me f i t mal , e t je v isque j’étais dans une petitechambre.

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— Na, Junge ?    On se sent bien ?

— Ja, Fräulein.

— Vera. Pour les soldatsallemands, Vera.

Une main rouge mesouleva la nuque, tapota mesoreillers et reposa doucementma tête sur la taie fraîche.

— Ça ne te fait rien d’êtretout seul dans une chambre ?Tu sais pourquoi on t ’a misici ?

— Non, Vera.

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— Parce que la nuit, quandtu délires, tu fais tellementde potin que tu empêches tes voisins de dormir.

Elle se mit à rire et se pen-cha pour me border. La peaude son cou était rouge commesi elle sortait d’un bain, sescheveux blonds étaient tiréset tressés, et elle sentait bonle savon de toilette.

— Comment t’appelles-tu ?

— Rudolf Lang.

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— N’oublions pas le demi,Rudolf. C’est le demi qui estimportant,  nicht wahr ? 

Elle me regarda ensouriant.

— D’où es-tu ?

— De Bavière.

— De Bavière ?   Ach !   Ilsont la tête dure en Bavière !Tu as la tête dure, Rudolf ?

— Je ne sais pas.

Elle rit encore et me passale dos de la main contre la

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 joue. Puis elle me regardad’un air sérieux et dit avec unsoupir :

— Seize ans, trois blessures et la malaria !

Puis elle ajouta :

— Tu es sûr que tu n’as pasla tête dure, Rudolf ?

— Je ne sais pas, Vera.

Elle rit.

— C’est bien. C’est très bi-en de répondre ainsi : « Je nesais pas, Vera. » Tu ne sais

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pas, alors, tu réponds : « Jene sais pas, Vera. » Si tusavais, tu répondrais : « Oui, Vera » ou « Non, Vera »,n’est-ce pas ?

— Oui, Vera.

Elle se mit à rire.

— « Oui, Vera ! » Allons, ilne faut pas trop parler. Ondirait que la fièvre monte. Tues tout rouge de nouveau,Rudolf. À ce soir, bébé.

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Elle fit quelques pas versla porte, puis se retourna ensouriant.

— Dis-moi, Rudolf, à quidonc as-tu cassé la jambe ?

Je me dressai. Mon cœurcognait contre mes côtes, jela regardai, affolé.

— Mais qu’est-ce qui teprend ? dit-elle d’un air ef-frayé en revenant vivement vers mon lit. Allons,recouche-toi ! Qu’est-ce queça signifie ? C’est toi qui

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racontes ça tout le tempsdans ton délire. Allons,recouche-toi, Rudolf !

Elle me saisit par lesépaules et me força de nou- veau à m’étendre. Puisquelqu’un s’assit sur mon litet me mit la main sur monfront.

— Na !   dit une voix, ça vamieux ? Qu’est-ce que ça peutme faire que tu casses la jambe à dix mille personnes ?

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La pièce cessa de tournerautour de moi et je v is quec’était bien Vera assise à monchevet Vera avec sa peaurouge, ses cheveux tirés etson parfum de savon de toi-lette. Je tournai la tête pourmieux la voir, et brusque-ment elle se perdit dans une brume rougeâtre.

— Vera !

— Oui ?

— C’est vous ?

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— C’est moi. Allons, c’estmoi, sale gosse. C’est moi,c’est Vera. Recouche-toi.

— Pour la jambe cassée, cen’est pas moi, Vera, c ’est laneige.

— Je sais, je sais, tu l’asassez répété. Allons, calme-toi. Je sentis deux grandesmains fraîches me saisir lespoignets.

— Assez là-dessus ! Tu vasfaire monter la fièvre.

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— Ce n’est pas ma faute, Vera.

— Je sais, je sais.

Je sentis des lèvresfraîches tout près de monoreille.

— Ce n’est pas ta faute, ditune voix, tu entends ?

— Oui.

Quelqu’un posa sa mainsur mon front et la maintintun long moment.

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— Dors maintenant,Rudolf.

Il me sembla qu’une mainprenait le montant de mon litet le secouait.

— Na !   dit une voix et j’ouvris les yeux.

— C’est vous, Vera ?

— Oui, oui. Allons, tais-toimaintenant.

— Quelqu’un fait tremblerle lit.

— Ce n’est rien.

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— Pourquoi est-ce qu’onfait trembler le lit ?

Un visage blond se penchasur moi et je sentis un par-fum de savon de toilette.

— C’est vous, Vera ?

— C’est moi, bébé.

— Restez un peu, je vousprie, Vera.

J’entendis un rire clair,puis le noir s’ouvrit, unsouffle glacé m’enveloppa et je tombai vertigineusement.

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Et je pensai avec un con-tentement indicible :

— C’est un ordre.

Il y eut une ombre devantmoi, puis un murmure confusde voix, et quand j’ouvris les yeux, la pièce était plongéedans une obscurité totale, etquelqu’un, que je n’arrivaispas à voir, remuait contin-uellement le pied de mon lit.Je criai d’une voix forte :

— Ne remuez donc pasmon lit !

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Il y eut un grand silence,puis Père se dressa à monchevet, tout en noir, et il mefixait de ses yeux creux et brillants.

— Rudolf ! dit-il de sa voixsaccadée, lève-toi et viens –comme tu es.

Puis tout d’un coup, i l semit à reculer dans l’espace àune vitesse folle, mais sansparaître faire un mouvement,et bientôt, il ne fut plusqu’une haute silhouette

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parmi d’autres, ses jambesdevinrent longues et grêles,c’était un Hindou, il semettait à courir avec eux, j’étais assis sur mon lit, unemitrailleuse entre mes jambes, je tirais sur les filesd’Hindous qui couraient, lamitrailleuse sautait sur lematelas, et je pensais : « Cen’est pas étonnant que le litremue. »

J’ouvris les yeux, je vis Vera devant moi, le soleil in-ondait ma chambre et je dis :

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— J’ai dû dormir un peu.

— Un peu ! dit Vera.

Puis elle ajouta :

— Tu as faim ?

— Oui, Vera.

— Bien, bien, la fièvre esttombée. Tu as encore braillétoute la nuit, bébé.

— La nuit est passée ?

Elle rit.

— Mais non, elle n’est paspassée. Qu’est-ce que tu

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crois ? C’est le soleil qui setrompe.

Elle me regarda manger,puis quand j’eus fini, diedébarrassa, et se pencha surmoi pour me border. Je visses cheveux blonds bien tirés,son cou un peu rouge, et jerespirai son odeur de savon.Quand sa tête fut assezproche, je mis mes bras au-tour de son cou.

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Elle n’essaya pas de se dé-gager. Elle tourna son visage vers moi et me regarda.

— En voilà des manièresde dragon !

Je ne faisais pas unmouvement. Elle me regardaencore, puis cessa de sourire,e t d i t à vo ix bass e e t avecreproche :

— Toi aussi, bébé ?

Et tout d’un coup elle eutl’air triste et fatigué. Jesentis qu’elle allait parler,

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qu’il me faudrait répondre, etaussitôt, je dénouai mes bras.

Elle me caressa la joue dudos de la main et dit enhochant la tête :

— Naturellement.

Puis elle ajouta à voix basse : « Plus tard », souritd’un air triste et s’en alla. Jela regardai partir. J’étaisétonné d’avoir eu ce geste. Etmaintenant, les jeux étaientfaits, je ne pouvais plus re- venir en arrière. Je n’arrivais

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pas à savoir si cela me faisaitplaisir ou non.

Dans l’après-midi, Veram’apporta des journaux etdes lettres d’Allemagne.L’une d’elles était du docteur Vogel. Elle avait mis troismois à me trouver. Elle m’an-nonçait la mort de Mère. Il y  avait aussi, sur le mêmesujet, deux petites lettres deBertha et Gerda. Elles étaientmal écrites et pleines defautes.

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Le docteur Vogel m’an-nonçait aussi qu’il étaitdésormais notre tuteur, qu’ilavait confié mes deux sœurs àla femme de l’oncle Franz, etqu’il mettait notre magasinen gérance. Quant à moi, i lcomprenait, certes, les mo- biles patriotiques auxquels j’avais obéi en m’engageant,mais il me faisait observer,cependant, que ma fuite pré-cipitée avait donné beaucoupde souci à ma pauvre mère, etque certainement, cette fuite,

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ou pour mieux dire, cettedésertion avait aggravé sonétat, et peut-être même hâtésa fin. Il espérait, du moins,que je faisais, sur le front,tout mon devoir, mais il merappelait aussi que j’aurais,la guerre finie, d’autresdevoirs à accomplir.

Je pliai les lettressoigneusement et je les misdans mon portefeuille. Puis j’ouvris les journaux et je lustout ce qu’on y disait de laguerre en France. Quand

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 j’eus fini, je les repliai, je lesremis dans les bandes et lesposai sur la chaise à côté demon lit. Puis je croisai les bras et je regardai, par lafenêtre, le soleil s’allongersur les toits plats.

Le soir vint, et je couchaiavec Vera.

Je retournai sur le front dePalestine, je fus de nouveau blessé, cité et décoré, et àmon retour en l igne, on me

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nomma, malgré mon âge,sous-officier. Peu après, ledétachement Gunther fut rat-

taché à la 3e division de ca- valerie commandée par lecolonel turc Essad bey, et pritpart à la contre-attaquecontre le bourg d’Es Salt quedes complicités arabesavaient livré aux Anglais.

La lutte fut épuisante, ondémonta, on s’accrocha auterrain, et après quarante-huit heures de combats corps

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à corps, on pénétra enfindans le bourg.

Je fus réveillé le lende-main par de grands coupsmats. Je sortis du canton-nement, le soleil m’aveugla, je m’accotai contre un mur, et je laissai s’ouvrir une fenteentre mes paupières. Je visune masse blanche, éblouis-sante, une fouie compacted’Arabes, immobiles, silen-cieux, la tête levée. Je levai latête à mon tour, et j’aperçus,dans le soleil qui les éclairait

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par-derrière, une quarantained’Arabes, le cou tordu surl’épaule, se trémousser bizar-rement dans l’air, commes’ils dansaient, de leurs piedsnus, sur les têtes desspectateurs. Puis peu à peu,leurs mouvements faiblirent,mais sans cesser complète-ment, et ils continuèrent à sedandiner et à virevolter surplace, en se présentant tantôtde face, tantôt de profi l . Jefis quelques pas, l’ombred’une maison découpa un

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carré noir sur le sol éblouis-sant, j’entrai dans le carré,une fraîcheur délicieusem’envahit, j’ouvris les yeuxtout à fait, et c’est alorsseulement que j’aperçus lescordes.

L’interprète turc Suleïmanétait debout, un peu à l’écart,les bras croisés sur sapoitrine, l’air dédaigneux etmécontent.

Je m’approchai et je luidésignai les pendus.

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— Tous ?

Il me regarda et découvritsans bruit ses dents blanches :

— Tous les Arabes.

J’avais vu bien des mortsdepuis que j’étais en Turquie.Mais ces pendus produisaientsur moi une impression bizarre, désagréable. Je leurtournai le dos et m’en allai.

Le soir, le RittmeisterGunther me fit appeler. Ilétait assis dans sa tente sur

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un petit pliant. Je me mis augarde à vous et saluai. Il mefit signe de me mettre au re-pos, et sans mot dire , con-tinua à jouer avec un magni-fique poignard arabe àmanche d’argent qu’iltournait et retournait dansses mains.

 Au bout de quelques in-stants, le sous-lieutenant vonRitterbach arriva. Il était trèsgrand et très maigre, avec dessourcils noirs qui se relev-aient vers les tempes. Le

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Rittmeister lui serra la mainet dit sans le regarder :

— Sacrée corvée pour vouscette nuit,   Leutnant.   LesTurcs font une expéditionpunitive contre un village ar-abe près d’ici. C’est un villagequi s’est mal conduit quandles Anglais ont chassé lesTurcs d’Es Salt.

Le Rittmeister jeta uncoup d’œil de côté à vonRitterbach.

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— À mon avis, reprit leRittmeister d’une voix bour-rue, c’est une histoire qui neregarde que les Turcs. Maisils veulent une participationallemande.

 Von Ritterbach leva sessourcils d’un air hautain. LeRittmeister se dressa avecimpatience, lui tourna le doset fit deux pas dans la tente.

— Herrgott !   dit-il en seretournant, je ne suis quand

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même pas ici pour me battrecontre les Arabes !

 Von Ritterbach ne dit rien.Le Rittmeister fit deux outrois pas dans la tente, puisfit volte-face, et reprit pr-esque jovialement :

— Écoutez,   Leutnant , vousprendrez une trentained’hommes avec notre petitRudolf que voilà, et tout ceque vous ferez, c’est encerclerle village.

 Von Ritterbach dit :

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— Herr Rittmeister…

— Ja ? 

— Les femmes qui voudront passer notre barrage ?

Le Rittmeister le regardad’un air mécontent, resta si-lencieux une seconde, et ditsèchement :

— L’ordre ne précise pas.

 Von Ritterbach leva lementon et je v is sa pommed’Adam monter et descendredans son cou maigre.

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— Faut-il considérer lesfemmes et les enfants commedes rebelles,   Herr Rittmeister ? 

Le Major se leva.

— Herrgott, Leutnant !dit-il d’une voix tonnante, je vous ai déjà dit que l’ordre neprécise pas !

 Von Ritterbach pâlit unpeu, rectifia la position et ditavec une politesse glacée :

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— Encore une question, Herr Rittmeister :   Si les re- belles veulent passer ?

— Ordonnez-leur dereculer.

— S’ils ne veulent pasreculer ?

— Leutnant !   cria leRittmeister, êtes-vous unsoldat, oui ou non ?

 Von Ritterbach fit quelquechose d’inattendu : Il sourit.

— Je suis certainement unsoldat, dit-il, d’un ton amer.

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morgue ! Et leur sacrée con-science chrétienne ! Un deces jours, nous balayeronstous ces « Von » !

J’expliquai la mission àmes hommes, et vers onzeheures du soir, le Lieutenant von Ritterbach donna le sig-nal du départ. La nuit étaitextrêmement claire.

 Au bout d’un quart d’heurede trot, Suleïman, qui as-surait la liaison avec le déta-chement turc, nous rattrapa

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pour nous dire que nous ap-prochions, et qu’il étaitdétaché pour nous guider. Eten effet, quelques minutesaprès, des taches blanches brillèrent au clair de lune, etles premières maisons duhameau apparurent. Von Rit-terbach me commanda deprendre avec mes hommespar l’est, il fit partir un autregroupe par l’ouest, et enquelques secondes je re- joignais ce deuxième groupede l’autre côté du village,

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après avoir échelonné meshommes. Pas un chienn’aboya. On attendit quelquesminutes, le trot des cavaliersturcs qui arrivaient par le sudébranla le sol, il y eut un si-lence, un commandementrauque déchira l’air, lemartèlement des sabots re-prit, une clameur sauvages’éleva, deux coups de feufurent tirés, et un dragon surma gauche dit d’une voixsourde :

— Ça commence.

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Je refis le chemin en sensinverse en recueillant meshommes. À l’entrée du vil-lage, von Ritterbach était en-gagé dans une conversationtrès vive avec Suleïman. Jem’arrêtai à quelques mètres. Von Ritterbach était toutraide sur son cheval, son vis-age mat était éclairé en pleinpar la lune, i l toisait Suleï-man avec mépris. À un mo-ment sa voix s’éleva et j ’en-tendis distinctement :

— Nein !… Nein !… Nein !

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Suleïman partit commeune flèche. Il revint, quelquessecondes après, avec un Com-mandant turc si grand et sigros que son cheval, visible-ment, avait du mal à le port-er. Le Commandant turc tirason sabre, et tint un long dis-cours en turc en agitant sonsabre devant lui. Von Ritter- bach ne bougeait pas plusqu’une statue. Quand le Com-mandant turc eut fini, la voixde Suleïman s’éleva en alle-mand, volubile, solennelle,

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stridente. J’entendis : « Com-mandant… paroled’honneur… sur son sabre…pas le bon village… »

Là-dessus, von Ritterbachsalua sèchement et vint versnous. Il s’approcha de moi etdit d’une voix glacée :

— Il y a erreur. Nousrepartons.

Son cheval était toutproche du mien, et je vis seslongues mains brunes

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— Est-ce que vous ne savezpas dire autre chose que  « Zu Befehl, Herr Leutnant » ? 

 Au bout d’une demi-heurede trot, Suleïman étendit le bras à la hauteur de mapoitrine. Je m’arrêtai.

— Écoutez ! On entend leschiens.

Il ajouta :

— Cette fois, c’est bien le village rebelle.

J’envoyai un dragonprévenir le Lieutenant, et la

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même manœuvre que précé-demment se déroula, maiscette fois-ci, ponctuée par desaboiements furieux. Leshommes se mirent en placed’eux-mêmes. Ils étaientmaussades et silencieux.

Une forme blanche trèspetite apparut entre les mais-ons. Les dragons ne bougèrent pas, mais je sentiscomme une tension traverserleur ligne. La forme approchade nous avec un bruitétrange, et finalement

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s’arrêta. C’était un chien. Ilse mit à japper plaintive-ment, en reculant devantnous pas à pas, l’arrière-trainà ras du sol.

 Au même instant, il y eutun martèlement de sabots,une salve de mousqueterie, etdans le bref silence qui suivit,un cri de femme s’éleva, un« Ha ! Ha ! Ha ! » aigu,déchirant, interminable. L’in-stant d’après, des coups defeu éclatèrent de tous lescoins à la fois, puis une vive

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lueur éclaira le ciel , on en-tendit des coups sourds, despiétinements, des plaintes, etnos chevaux commencèrent às’agiter.

Trois chiens sortirent entrombe du village,déboulèrent sur nous à toute vitesse, et s’arrêtèrent net,presque sous les pieds deschevaux. L’un d’eux portaitune large entaille sanglanteau creux de l’épaule. Ils semirent à japper et à pousserde petites plaintes comme des

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enfants. Puis l’un d’eux, brusquement s’enhardit, filacomme une flèche entre lecheval de Bürkel et le mien.Les deux autres, aussitôt, seprécipitèrent à sa suite, je meretournai sur ma selle pourles suivre du regard, ils firentquelques bonds, puis toutd’un coup, ils s’arrêtèrent,s’assirent sur leur arrière-train, et se mirent à hurler àla mort.

Un « Ha ! Ha ! Ha ! »strident s’éleva, je me

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retournai, les coups sourds,dans le village, résonnaient violemment, et à deux re-prises, des balles sifflèrentau-dessus de nos têtes. Leschiens, derrière nous, hur-laient à la mort, les chevauxs’agitaient, je tournai la têteà droite, et je dis :

— Bürkel, tirez un coup defeu pour éloigner ces bêtes.

— Sur elles,   HerrUnteroffizier ? 

Je dis vivement :

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— Mais non, pauvres bêtes, tirez donc en l’air.

Bürkel tira. Un groupe deformes blanches sortit du vil-lage en courant, dévala lapente vers nous, une voix defemme très aiguë s’éleva, jeme dressai sur ma selle et jecriai en arabe :

— Va-t’en !

Les formes blanches s’ar-rêtèrent, refluèrent et commeelles hésitaient, des formessombres fondirent sur elles,

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des éclairs de sabre brillèrent, et ce fut tout. Il y avait maintenant, à trentemètres en avant de nous, sedétachant nettement sur lesol, un petit amas blanc, im-mobile, et qui tenait vraimentpeu de place.

Sur ma droite, une petiteflamme bleue éclaira lesmains et le visage d’undragon, je compris qu’il re-gardait l’heure, et commecela n’avait vraiment pasd’importance, je criai :

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la fois, psalmodiés comme unchant.

I l y eut une accalmie, etBürkel dit :

— Herr Unteroffizier,regardez !

Une petite forme blanchedescendait la pente vers nousen hésitant curieusement,une voix dit avec in-différence : « Un chien. » Lapetite forme jappait douce-ment comme un enfant quipleurniche, elle avançait avec

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une lenteur exaspérante, elletrébuchait sur les pierres. À  un moment donné, elle paruttomber et rouler plusieursmètres, puis se remit surpied. Elle passa dans l’ombred’une maison, on la perdit de vue complètement, puis brusquement, elle débouchadans le clair de lune, elle futsur nous. C’était un petitgarçon de cinq à six ans, enchemise, pieds nus, une bala-fre sanglante au cou. Il étaitdebout, chancelant un peu

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sur ses pieds, il nous re-gardait de ses yeux sombres,et tout d’un coup, il se mit àcrier d’une voix extraordin-airement forte : « Baba ! Baba ! » Puis il tomba de toutson long, le visage contre lesol.

Burkel sauta au bas de soncheval, courut vers lui ets’agenouilla. Son cheval fit unécart. Je réussis à saisir lesrênes, et je dis d’une voixnette :

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— Burkel !

Il n’y eut pas de réponse,et au bout d’un moment, jerépétai sans élever la voix :

— Burkel !

Il se releva lentement et vint vers moi. Il se tint de- bout près de mon cheval, satête carrée brillait dans leclair de lune, je le regardai et je dis :

— Qu’est-ce qui vous apermis de démonter ?

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— Personne,   HerrUnteroffizier.

— Est-ce que je vous aidonné l’ordre de démonter ?

— Nein, HerrUnteroffizier.

— Pourquoi l’avez-vousfait ?

Il y eut un silence et il dit :

— J’ai cru bien faire,   HerrUnteroffizier.

— Il ne faut pas croire,Burkel. Il faut obéir.

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Il serra les lèvres et je visla sueur couler sur samâchoire contractée. Il ditavec effort :

— Ja, Herr Unteroffizier.

— Vous serez puni, Burkel.

Il y eut un silence. Je sen-tais les hommes tendus versce silence et je dis :

— Remontez à cheval.

Burkel me regarda unepleine seconde. La sueurcoulait sur sa mâchoire. Ilavait l’air hébété.

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encore, et ainsi de suite, surtoute la ligne. Et je comprisque mes hommes mehaïssaient.

— Après la guerre, ditSuleïman à l ’heure de la si-este, nous éliminerons les Arabes exactement commenous avons éliminé nos sujetsarméniens. Et pour la mêmeraison.

Même sous la tente, l’éclatdu soleil était insoutenable.

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Je me soulevai sur mon coudeet aussitôt les paumes de mesmains devinrent moites.

— Pour quelle raison ?

Suleïman dit très vite etd’un ton doctoral :

— Il n’y a pas place enTurquie pour les Arabes et lesTurcs.

Il s ’assit en tail leur et semit tout d’un coup à sourire.

— C’est ce que notre groscommandant essayait de fairecomprendre, hier soir, à votre

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Lieutenant von Ritterbach.Heureusement, votre Lieuten-ant ne comprend pas le turc…

Il fit une pause.

— … car il n’aurait absolu-ment pas compris que le vil-lage rebelle s’étant prudem-ment évanoui, on liquidâttout bonnement le village ar-abe le plus proche…

Je le regardai, béant. Il semit à rire, d’un rire aigu,féminin. Ses épaulessautaient convulsivement, il

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 balançait son torse d’avant enarrière, et quand il revenaiten avant, il frappait le sol deses deux mains.

Il se calma peu à peu, al-luma une cigarette, souffla lafumée longuement par le nezet dit :

— Voilà à quoi ça sertd’être un bon interprète.

Je repris au bout d’unmoment :

— Mais ce village étaitinnocent !

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Il enleva la cigarette de seslèvres, son visage changea, etil dit d’un ton grave et dévot :

— La paix d’Allah soit aveclui !

Puis il reprit :

— Et notre prophète Mo-hammed a répondu : « Si tues piqué par une puce, est-ceque tu ne les tues pastoutes ? »

Comme c’était mon devoir, je rapportai, le soir même auRittmeister Gunther ce que

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Suleïman m’avait appris. Il semit à s’esclaffer pendant une bonne minute, répétaplusieurs fois d’un air ravi laphrase du Prophète sur lespuces, et je compris qu’il con-sidérait l’affaire comme un bon tour joué par les Turcs à« cet idiot de vonRitterbach ».

Je ne sais s’il se donna en-suite le plaisir de tout ra-conter au Lieutenant, mais detoute façon, cela n’eut pasd’importance, car celui-ci,

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deux jours après, se fit bête-ment et inutilement tuer sousmes yeux, et on aurait dit vraiment qu’il l’avait fait ex-près, car ce jour-là précisé-ment, il avait mis toutes sesdécorations et son uniformele plus élégant.

Je le fis transporter soussa tente, envoyai chercher leRittmeister Gunther, et restaiavec le sous-officier Schraderau chevet du corps. LeRittmeister arriva au boutd’un moment, il se mit au

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garde à vous au pied du lit decamp, salua, fit sortirSchrader, et me demandacomment la chose s’étaitpassée. Je lui racontai tout endétail. Il fronçait les sourcilset quand j’eus fini, il se mit àmarcher de long en largedans la tente, fermant et ouv-rant les mains derrière sondos. Puis il s’arrêta, regardale corps d’un air mécontent,et grommela entre ses dents :« Qui aurait pensé que cet

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idiot… » Puis il me jeta uncoup d’œil rapide et se tut.

Le lendemain, il y eut uneprise d’armes, et après laprise d’armes, le Rittmeisternous fit un petit discours, et je trouvai que c’était un beaudiscours, et certainementutile au moral des hommes,mais que le Major y faisaitpeut-être de von Ritterbachplus d’éloges qu’il neméritait.

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Le 19 septembre 1918, les Anglais attaquèrent en forceet le front s’écroula. LesTurcs se mirent à fuir vers lenord, on s’arrêta à Damas,mais ce fut un court répit, etil fallut de nouveau reculer jusqu’à Alep. Au début d’oc-tobre, le détachement futtransporté à Adana, près dugolfe d’Alexandrette, on y  passa quelques jours sans ri-en faire, et Suleïman reçut laCroix de fer pour sa bravourependant la retraite.

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 Vers la fin octobre, lecholéra éclata dans les vil-lages autour d’Adana, puispeu à peu, gagna le bourg, etle 28 octobre, le RittmeisterGunther fut emporté enquelques heures.

C’était une triste fin pourun héros. J’admirais leRittmeister Gunther, c’étaitgrâce à lui que j ’étais entrédans l’armée, et ce jour-là etles jours suivants, je fusétonné que sa mort ne me fîtpas plus d’effet. En y  

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réfléchissant, je compris quela question de savoir si jel’aimais ou non, ne s’était pasdavantage posée à son sujetque, par exemple, pour Vera.

Le soir du 31 octobre, onapprit que la Turquie avaitsigné un armistice avec l’En-tente. « La Turquie a capit-ulé ! » me dit Suleïman d’unair de honte, « et pourtant,l’Allemagne se bat encore ! »

Le Capitaine Comte vonReckow reçut le

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commandement du Détache-ment Gunther, et lerapatriement commença. Ons’achemina lentement versl’Allemagne en passant parles Balkans. La route fut trèspénible, parce que nousn’étions vêtus que de noslégères tenues coloniales, etle froid, extrêmement vif  pour la saison, causa degrands ravages parmi nous.

En Macédoine, le 12novembre, par une matinéegrise et pluvieuse, et comme

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nous sortions d’un misérable village où nous avions passéla nuit, le Capitaine Comte von Reckow nous donna l’or-dre d’arrêter la colonne et defaire face au côté gauche de laroute. Il se porta lui-mêmedans un champ labouré et re-cula jusqu’à ce qu’il pût voirles deux extrémités de lacolonne. Il resta un long mo-ment sans rien dire. Il étaitimmobile, tassé sur lui-même, et son cheval blanc etson uniforme en loques

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faisaient une tache claire surla terre noire. Finalement, illeva la tête, fit un petit signede la main droite, et dit d’une voix extraordinairementfluette et sans timbre :« L’Allemagne a capitulé. »Une bonne partie deshommes ne l’entendit pas, il y eut un flottement et deschuchotements d’un bout àl’autre de la colonne, et vonReckow, de sa voixhabituelle, cria

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battrons, nous vaincrons la France », quelques dragonsse mirent à chanter en chœursauvagement, la pluie tombaplus fort, les sabots des che- vaux donnaient un rythme àcontretemps, et il y eut toutd’un coup tant de vent et tantde pluie que le chant devintplus faible, s’éparpilla, etmourut. Après cela, ce futpire que si on n’avait paschanté.

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1918En Allemagne, le détache-

ment fut renvoyé de centre encentre, sans que personne sûtqui devait nous prendre encharge, et le sous-officierSchrader me dit : « Personnene veut plus de nous. Noussommes un détachementperdu. » Finalement, on atte-ignit notre base de départ, lapet i te v i l le de B. Là, on sedépêcha de nous démobiliserpour ne pas avoir à nous

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nourrir, on nous redonna noseffets civils, un peu d’argent,et une feuille de route pourretourner chez nous.

Je pris le train pour H.Dans le compartiment, je mesentis ridicule avec mon ve-ston et mon pantalon, main-tenant beaucoup trop courtspour moi, et je sortis dans lecouloir. Au bout d’un mo-ment, je vis, de dos, un grandgaillard maigre et brun aucrâne rasé, dont les largesépaules crevaient une veste

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élimée. Il se retourna : C’étaitSchrader. Il me regarda,frotta son nez cassé du dos dela main, et éclata de rire.

— Mais c’est toi ! Commete voilà mis ! Tu t’es déguiséen petit garçon ?

— Toi aussi.

Il jeta un coup d’œil à soncomplet :

— Moi aussi.

Ses sourcils noirs s’abais-sèrent en une seule ligneépaisse sur ses yeux, il me

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regarda un moment, et son visage devint triste :

— Nous avons l’air de deuxclowns maigres.

Il tambourina sur la glacedu wagon, et reprit :

— Où tu vas ?

— À H.

Il siffla.

— Moi aussi. Tes parentshabitent là ?

— Ils sont morts, mais il y  a mes sœurs et mon tuteur.

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— Et qu’est-ce que tu vasfaire ?

— Je ne sais pas.

Il se mit à tambouriner surla glace sans rien dire. Puis ilsortit une cigarette de sapoche, la coupa en deux, etm’en donna la moitié.

— Vois-tu, dit-il d’un tonamer, on est de trop ici. Onn’aurait pas dû rentrer.

Il y eut un silence, puis ildit :

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— Tiens, pour te donnerun exemple, il y a une petite blonde là-dedans.

Il montra du pouce soncompartiment.

— Un joli petit morceau.En face de moi. Eh bien, elleme regardait comme si j’étaisde la merde !

Il rabattit sa main vers lesol violemment :

— Comme de la merde !Croix de fer et tout ! Commede la merde !

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Il ajouta :

— C’est pourquoi je suissorti.

Il tira une bouffée, penchala tête vers moi, et dit :

— À Berlin, tu sais ce queles civils font aux officiersqui se promènent en uni-forme dans les rues ?

Il me regarda, et dit d’unton de fureur contenue :

— Ils leur arrachent lesépaulettes !

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Une boule se noua dansma gorge et je dis :

— Tu es sûr ?

Il hocha la tête, et on restaun instant silencieux. Puis ilreprit :

— Alors, qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ?

— Je ne sais pas.

Il reprit :

— Qu’est-ce que tu saisfaire ?

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Puis sans me laisser letemps de répondre, il ricana :

— Ne te fatigue pas, je vaisrépondre pour toi : Rien. Etmoi, qu’est-ce que je saisfaire ? Rien. Nous savonsnous battre, mais il paraîtqu’on n’a plus besoin de se battre. Alors, tu veux que jete dise, nous sommeschômeurs.

Il jura.

— Mais tant mieux !   Her-rgott , j’aime mieux être

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chômeur toute ma vie que detravailler pour leur sacréeRépublique !

Il mit ses deux largesmains derrière son dos, et re-garda le paysage défiler. Au bout d’un moment, il sortitun petit papier et un crayonde sa poche, traça quelqueslignes en s’appuyant sur laglace, et me tendit le papier.

— Tiens, c’est mon ad-resse. Si tu ne sais pas où al-ler, tu n’as qu’à venir chez

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moi. Je n’ai qu’une chambre,mais il y aura toujours de laplace dans ma chambre pourun ancien du détachementGünther.

— Tu es certain de ret-rouver ta chambre ?

Il se mit à rire.

— Oh pour ça, oui !

Puis il ajouta :

— Ma propriétaire est une veuve.

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 À H., je me rendis aussitôtchez l ’oncle Franz. Il faisaitnoir, il tombait une petitepluie fine, je n’avais pas demanteau et j’étais mouillé despieds à la tête.

La femme de l’oncle Franz vint m’ouvrir.

— Ah c’est toi, dit-ellecomme si el le m’avait vu la veille, entre donc !

C’était une longue femme,sèche et triste, avec unsoupçon de moustache, et des

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poils noirs sur les joues. Sousla lampe du vestibule, elle meparut très vieillie.

— Tes sœurs sont là.

Je dis :

— Et l’oncle Franz ?

Elle me toisa du haut de sahaute taille, et ditsèchement :

— Tué en France.

Puis elle ajouta :

— Prends les patins. Tu vas salir partout.

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Elle me précéda et ouvritla porte de la cuisine. Deux jeunes filles étaient en trainde coudre. Je savais quec’étaient mes sœurs, maisc’est à peine si je lesreconnus.

— Entre donc, dit matante.

Les deux jeunes filles selevèrent et restèrent immob-iles à me regarder.

— C’est votre frère Rudolf,dit ma tante.

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Elles vinrent me serrer lamain l’une après l’autre sansdire un mot, puis serassirent.

— Eh bien, assieds-toi, ditla tante, ça ne coûte rien.

Je m’assis, je regardaismes sœurs. Elles s’étaienttoujours un peu ressemblées,et maintenant, je n’arrivaisplus à les distinguer. Elless’étaient remises à coudre, etde temps en temps, elles me jetaient un coup d’œil furtif.

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— Tu as faim ? demanda latante.

Sa voix sonna faux, et jedis :

— Non, Tante.

— Nous avons fini demanger, mais si tu avais eufaim…

— Merci, Tante.

Il y eut de nouveau un si-lence, et Tante dît :

— Mais comme tu es malhabillé, Rudolf !

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Mes sœurs levèrent la têteet me regardèrent.

— C’est le veston avec le-quel je suis parti.

Là-dessus, Tante hocha latête d’un air de reproche, etreprit son ouvrage.

J’ajoutai :

— On n’a pas voulu nouslaisser l’uniforme, parce quec’était une tenue coloniale.

Il y eut de nouveau un si-lence. Tante dit :

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— Eh bien, te voilà !

— Oui, Tante.

— Tes sœurs ont grandi.

— Oui, Tante.

— Tu vas trouver duchangement, ici. La vie esttrès dure. On n’a plus rien àmanger.

— Je sais.

Elle soupira et se remit àson ouvrage. Mes deux sœursavaient la tête penchée etcousaient sans dire un mot.

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Un long moment s’écoula.Puis tout d’un coup, le silencese figea. Il y eut une tensiondans l’air, et je compris cequi se passait. Ma tante at-tendait : Je devais parler dema mère, et demander desdétails sur sa maladie et samort. Alors, mes sœurs semettraient à pleurer, matante ferait un récitpathétique, et sans m’accuserdirectement nulle part, ilressortirait de son récit que

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c’était moi qui avais causé lamort de Mère.

— Eh bien, dit Tante au bout d’un moment, tu n’espas bavard, Rudolf.

— Non, Tante.

— On ne dirait pas que tu viens de passer deux ans loinde chez toi.

— Oui, Tante, deux ans.

— Tu n’as pas l’air de t’in-téresser beaucoup à nous.

— Si, Tante.

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Une boule se noua dansma gorge, je pensai : « C’estle moment », je serrai les po-ings sous ma chaise, et jedis :

— Je voulais précisément vous demander…

Les trois femmesrelevèrent la tête, et me re-gardèrent. Je m’interrompis.Il y avait dans leur attentequelque chose d’horrible etde joyeux qui me glaça, et jene sais comment, au lieu de

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dire « comment Maman estmorte », comme j’en avaisl’intention, je dis :

— Comment l’oncle Franzest mort.

Il y eut un silence lourd, etmes sœurs regardèrent maTante.

— Ne me parle pas de ce vaurien, dit Tante d’une voixglacée.

Puis elle ajouta :

— Il n’avait qu’une idée entête – comme tous les

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hommes. Se battre, se battre,toujours se battre – et courirles filles !

 Après cela, je me levai.Tante me regarda.

— Tu pars déjà ?

— Oui.

— Est-ce que tu as trouvé àte loger ?

Je mentis :

— Oui.

Elle se redressa.

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— Tant mieux. Ici, c’esttrop petit. Et puis, j ’ai déjàtes sœurs. Mais pour une nuitou deux, on aurait pus’arranger.

— Merci, Tante.

Elle me toisa et regardamon costume.

— Tu n’as pas demanteau ?

— Non, Tante.

Elle réfléchit.

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— Attends. J’ai peut-êtreun vieux manteau à ton oncle.

Elle sortit et je restai seulavec mes sœurs. Elles cou-saient sans relever la tête. Jeles regardai l’une aprèsl’autre, et je dis :

— Laquelle est Bertha ?

— C’est moi.

Celle qui avait parlé leva lementon, nos regards secroisèrent, elle détourna lesien aussitôt. On ne devait

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pas dire du bien de moi dansla famille.

— Tiens, dit Tante enrentrant, essaye ça.

C’était un raglan vert,rapé, mité, élimé, et beauc-oup trop grand pour moi. Jene me rappelais pas avoir vul’oncle Franz le porter.L’oncle Franz, en civil, étaittoujours très élégant.

— Merci, Tante.

Je l’endossai.

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— Il faudra le faireraccourcir.

— Oui, Tante.

— Il est encore bon, tusais. Si tu le soignes, il te ferade l’usage.

— Oui, Tante.

Elle souriait. Elle avaitl’air fier et attendri. Ellem’avait donné un manteau.Je n’avais pas parlé de Mère,et pourtant, elle m’avait don-né un manteau. Tous les tortsétaient de mon côté.

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— Tu es content ?

— Oui, Tante.

— Tu es sûr que tu ne veuxpas une tasse de café ?

— Non, Tante.

— Tu peux rester encoreun peu, si tu veux, Rudolf.

— Merci, Tante. Il faut que je parte.

— Eh bien, alors, je ne teretiens pas.

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Bertha et Gerda selevèrent et vinrent me serrerla main.

Elles étaient toutes lesdeux un peu plus grandes quemoi.

— Reviens nous voir,quand tu voudras, dit Tante.

J’étais debout sur le seuilde la cuisine au mil ieu destrois femmes. Les épaules dumanteau me tombaient sur lehaut des bras et mes mainsdisparaissaient dans les

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manches. Tout d’un coup, lestrois femmes me parurenttrès grandes, l’une d’ellestourna la tête de côté, il y eutcomme un déclic, et j’eusl’impression que leurs piedsne touchaient plus le sol etqu’elles dansaient dans l’aircomme les pendus arabesd’Es Salt. Puis leurs visagess’effacèrent, les murs de lacuisine s’évanouirent, undésert immobile et glacés’ouvrit devant moi, et dansl’étendue immense, il n’y eut

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plus, à perte de vue, que desmannequins pendus dans lesairs, et qui virevoltaient sansarrêt.

— Eh bien, dit une voix, tun’écoutes pas ? Je te dis quetu peux revenir quand tu veux.

Je dis « Merci » et je mar-chai rapidement vers la ported’entrée. Les pans dumanteau me battaient pr-esque les talons.

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Mes sœurs restèrent dansla cuisine. Ma tantem’accompagna.

— Demain matin, dit-elle,il faudra que tu ailles voir ledocteur Vogel. Demain sansfaute. N’y manque pas.

— Non, Tante.

— Eh bien, au revoir,Rudolf.

Elle ouvrit la porte. Samain était sèche et froidedans la mienne.

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— Alors, tu es contentd’avoir le manteau, Rudolf ?

— Très content, Tante,merci.

Je me retrouvai dans larue. Elle referma la porteaussitôt, et je l’entendis, àl’intérieur, qui la verrouillait.Je restai derrière la porte, j’écoutai ses pas décroître, etce fut exactement comme si j’étais encore dans la maison.Je voyais Tante ouvrir laporte de la cuisine, s’asseoir,

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prendre son ouvrage, et letic-tac de l’horloge sonnaitsec et dur dans le silence.Puis, au bout d’un moment,Tante regarderait mes sœurs,et dirait en hochant la tête ;« Il n’a même pas parlé de samère ! »   Alors, mes sœurs semettraient à pleurer, Tanteessuierait quelques larmes, etelles seraient heureuses en-semble toutes les trois.

La nuit était froide, iltombait une petite pluie fine, je ne connaissais pas bien le

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chemin, et i l me fal lut unedemi-heure de marche pourarriver à l’adresse quem’avait donnée Schrader.

Je frappai, et au bout d’unmoment, une femme ouvrit.Elle était grande, blonde,avec une forte poitrine.

— Frau Lipman ?

— C’est moi.

— Je voudrais voir l’Unter-offizier Schrader.

Elle regarda mon manteau,et dit sèchement :

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— C’est pour quoi ?

— Je suis un de ses amis.

— Vous êtes un de sesamis ?

Elle me dévisagea encoreet dit :

— Entrez.

J’entrai et, de nouveau,elle regarda mon manteau.

— Suivez-moi.

Je suivis derrière elle unlong couloir. Elle frappa àune porte, ouvrit sans

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attendre de réponse, et dit enpinçant les lèvres :

— Un de vos amis, HerrSchrader.

Schrader était en bras dechemise. Il se retourna, l’airébahi.

— C’est toi ! Déjà ! Entredonc ! Tu as une de ces têtes !Et quel manteau ! Où as-tudécroché cette ordure ? Entredonc ! Frau Lipman, je vousprésente l’Unteroffizier Langdu Détachement Gunther !

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Un héros allemand, FrauLipman !

Frau Lipman me fit unpetit s igne de tête, mais neme serra pas la main.

— Mais entre ! ditSchrader avec une gaietésoudaine. Entre donc ! Et vous aussi, Frau Lipman ! Ettoi d’abord, ôte cette ordure !Là, tu es quand même mieuxcomme ça ! Frau Lipman !Frau Lipman !

Frau Lipman roucoula :

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— Ja, Herr Schrader ?

— Frau Lipman, est-ce que vous m’aimez ?

— Ach !   dit Frau Lipmanen lui jetant un regard ravi, vous dites de ces choses, HerrSchrader ! Et devant votreami encore !

— Parce que, si vousm’aimez, vous allez tout desuite me chercher de la bière,et des tartines de… ce que vous trouverez… pour cegarçon, pour moi-même, et

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pour vous aussi, Frau Lip-man ! Si du moins, Frau Lip-man, vous me faites l’hon-neur de dîner avec moi !

Il leva ses épais sourcils,lui f i t un cl in d’œil coquin,l’enlaça, et fit quelques pasde valse avec elle dans lachambre en sifflotant.

— Ach !   Herr Schrader !dit Frau Lipman en riant d’unrire roucoulant, mais je suistrop vieille pour valser ! Les

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 vieilles voitures ne tirentplus, vous savez bien !

— Quoi ! Trop vieille ? ditSchrader, vous ne connaissezdonc pas le proverbefrançais ?

Il lui chuchota quelquesmots à l’oreille et elle se mità se trémousser en riant. Il lalâcha.

— Et puis, écoutez, FrauLipman, vous allez m’apport-er un matelas pour ce garçon.Il va coucher ici ce soir !

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Frau Lipman cessa de rireet pinça les lèvres.

— Ici ?

— Allons, allons ! ditSchrader, c’est un orphelin, ilne va pas coucher dans larue !   Herrgott !   c’est unhéros allemand ! Frau Lip-man, il faut savoir fairequelque chose pour un hérosallemand !

El le f i t la moue, e t i l semit à crier :

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— Frau Lipman ! Frau Lip-man ! Si vous refusez, je nesais pas ce que je vous ferais !

Il la prit dans ses bras, lasouleva comme une plume, etse mit à courir dans la pièceen criant : « Le loup l’em-porte ! le loup l’emporte ! »

— Ach ! Ach !   Mais vousêtes fou ! Herr Schrader, dit-elle en riant comme unepetite fille.

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— Los, mein Schatz   [41] 

!dit-il en la posant à terre (as-sez rudement, me sembla-t-

il).   Los, meine Liebe [42] 

! Los !

— Ach !   Mais c’est bienpour vous faire plaisir, HerrSchrader !

Et comme elle franchissaitla porte, il lui donna une bonne claque sur les fesses.« Ach !  Herr Schrader ! » dit-elle, et on entendit son rire

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roucoulant décroître dans lecouloir.

Elle revint au bout d’unmoment. On but de la bière,et on mangea du saindoux surdu pain, et Schrader persuadaFrau Lipman de nous apport-er son Schnaps, et encore dela bière. On but de nouveau,Schrader parla sans arrêt, la veuve devenait de plus enplus rouge et roucoulante. Vers onze heures, Schraders’esquiva avec elle, il revintseul une demi-heure plus

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tard, une poignée de cigar-ettes à la main.

— Tiens, dit-il d’un airsombre, en en jetant la moitiésur mon matelas, i l faut sa- voir faire quelque chose pourun héros allemand !

Le lendemain après midi, je me rendis chez le docteur Vogel. Je donnai mon nom àla bonne, elle revint au boutd’un instant, et me dit que leHerr Doktor ne tarderait pasà me recevoir. J’attendis trois

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quarts d’heure environ dansle salon. Les affaires dudocteur Vogel avaient dûprospérer depuis la guerre,car la pièce était devenue siluxueuse que je ne la recon-nus pas.

Finalement, la bonne rev-int, et m’introduisit dans le bureau. Le docteur Vogelétait assis derrière une tablede travail immense et nue. Ilavait grossi, blanchi, maisson visage était toujours aus-si beau.

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Il regarda mon manteau,me fit signe d’approcher, meserra la main d’un air froid etme désigna un fauteuil.

— Eh bien, Rudolf, dit-ilen posant ses deux mains àplat sur son bureau, te voilàdonc !

— Ja, Herr Doktor Vogel.

Il me regarda un bon mo-ment. Son torse et ses mainsétaient parfaitement immob-iles. Son visage aux traitspuissants et réguliers, son

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« visage d’empereur ro-main », disait Père, avait l’aird’un beau masque figé, àl’abri duquel ses petits yeuxgris bleu bougeaient etfuretaient sans arrêt.

— Rudolf, dit-il d’une voixgrave et bien timbrée, je ne teferai pas de reproche.

Il fit une pause et meregarda :

— Non, Rudolf, reprit-il enappuyant sur les mots, je nete ferai pas de   reproche.   Ce

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que tu as fait , personne nepeut le défaire. La responsab-ilité que tu portes est assezlourde, sans que j’y ajoute ri-en. D’ailleurs, je t’ai écrit ceque je pensais de ta   déser-tion, et des conséquences   ir-réparables   qu’elle aentraînées.

Il leva la tête d’un airdouloureux et ajouta :

— J’estime que j ’en ai ditassez.

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Il souleva légèrement lamain droite :

— Ce qui est passé estpassé. Il s’agit maintenant deton avenir.

Il me regarda d’un airgrave comme s’il attendaitune réponse, mais je ne disrien.

Il pencha légèrement latête en avant et il eut l’air dese recueillir.

— Tu connais les volontésde ton père. J’en suis

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maintenant le   dépositaire.J’ai promis à ton père defaire tout ce qui serait enmon pouvoir, sur le planmoral comme sur le planmatériel, pour en assurerl’exécution.

Il releva la tête et me re-garda dans les yeux :

— Rudolf, il me faut main-tenant te poser une question. As-tu l’intention de  respecterles volontés de ton père ?

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I l y eut un si lence, i l ta-pota la table du bout desdoigt, et je dis : « Non. »

Le docteur Vogel ferma les yeux un quart de seconde,mais pas un muscle de son visage ne bougea.

— Rudolf, dit-il d’une voixgrave, les volontés d’un  mort sont sacrées.

 À cela je ne répondis pas.

— Tu n’ignores pas, reprit-il, que ton père, sur ce point,

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était lui-même   lié   par un vœu.

Et comme je ne disais rien,il ajouta :

— Par un vœu sacré.

Je me tus encore, et au bout d’un moment, il reprit :

— Ton âme est endurcie,Rudolf, et sans doute, faut-il y voir la conséquence de tafaute. Mais tu vas le voir,Rudolf, la   Providence   fait vraiment bien les choses. Car,en même temps que pour te

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punir, elle faisait un désertde ton cœur, elle mettait,pour ainsi dire, le   remède   àcôté du mal, et créait les con-ditions propices à ton  rachat.

— Rudolf, reprit-il au boutd’un moment, quand tu asabandonné ta mère, le magas-in marchait bien, votre situ-ation financière était bonne…

— … ou du moins, ajouta-t-i l avec un air de hauteur,suffisante.   À l a m o r t d e t amère, j’ai fait appel à un

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gérant. C’est un homme trav-ailleur et un bon catholique.Il est au-dessus de toutsoupçon. Mais les affairesmarchent vraiment très mal,et ce que rapporte le magasinmaintenant, est à peine suff-isant pour payer la pensionde tes sœurs.

Il croisa les deux mainsdevant lui.

— J’ai jusqu’ici déplorécette pénible situation, mais je m’aperçois aujourd’hui que

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ce que je prenais pour un in- juste malheur, n’était, en fait,qu’un bienfait déguisé.   Oui,Rudolf, la   Providence   fait bi-en les choses, et sa volontém’apparaît bien clairement : Elle te désigne ta voie.

Il fit une pause et meregarda :

— Rudolf, reprit-il d’une voix plus forte, il faut que tusaches que tu n’as actuelle-ment qu’un moyen, et   unseul,   de faire des études à

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l ’Université, c’est d’obtenir,en tant qu’étudiant en théolo-gie, une bourse épiscopale, etd’être nourri dans un foyer.Pour tout ce qui te sera, enplus, nécessaire, je t’en ferai personnellement  l’avance.

Ses yeux bleus se mirenttout d’un coup à brillercomme à son insu, et aussitôtil abaissa sur eux ses pau-pières. Puis il reposa ses deuxmains soignées bien à platsur son bureau, et attendit.Je regardai son beau visage

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impassible, et je me mis à lehaïr de toutes mes forces.

Il reprit :

— Eh bien, Rudolf ?

J’avalai ma salive, et jedis :

— Ne pouvez-vous pas mefaire d’avances pour d’autresétudes que les étudesthéologiques ?

— Rudolf ! Rudolf ! dit-ilen se permettant presque undemi-sourire, comment peux-tu me faire une pareille

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demande, Rudolf ? Commentpeux-tu me demander det’aider à  désobéir  à ton père,quand je suis le   dépositairede ses dernières volontés ?

 À cela il n’y avait rien àdire. Je me levai. Il ditdoucement :

— Assieds-toi, Rudolf, jen’ai pas fini.

Je me rassis.

— Tu es en pleine révolte,Rudolf, dit-il avec une notede tristesse dans sa belle voix

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grave, et tu ne veux pas voirle signe  que te fait la  Provid-ence.   Et pourtant, ce signeest clair : En te ruinant, en te jetant dans la pauvreté, ellete montre   la seule voie pos-sible, celle qu’elle désire pourtoi, celle que ton père achoisie…

 À cela non plus je ne ré-pondis rien. Le docteur Vogelcroisa les mains, se penchalégèrement en avant, et dit enme fixant de ses yeuxpénétrants :

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— Es-tu sûr, Rudolf, quecette voie n’est pas la tienne ?

Puis il baissa le ton et ditdoucement, presquetendrement :

— Es-tu sûr que tu n’es pasfait pour être prêtre ?Examine-toi, Rudolf. N’y a-t-i l r ien en toi qui   t’appelle   àune vie de prêtre ?

Il leva sa belle tête blanche.

— N’es-tu pas   tenté   d’êtreprêtre ?

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— Eh bien, tu ne répondspas, Rudolf, dit-il au boutd’un moment, je sais que tonrêve, autrefois, était de de- venir officier. Mais tu le sais,Rudolf, il n’y a plus d’arméeallemande. Réfléchis, quepeux-tu donc faire, mainten-ant ? Je ne te comprends pas.

Il fit une pause, et comme je ne répondais toujours pas,il répéta avec une légèreimpatience :

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— Je ne te comprends pas.Qu’est-ce qui   t’empêched’être prêtre ?

Je dis :

— Mon père.

Le docteur Vogel rougitprofondément, ses yeuxétincelèrent, il se leva d’un bloc et cria :

— Rudolf !

Je me levai à mon tour. Ildit d’une voix étouffée :

— Tu peux te retirer !

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Je traversai toute la piècedans mon manteau trop long. Arrivé à la porte, j’entendissa voix.

— Rudolf !

Je me retournai. Il étaitassis à son bureau, les mainsposées à plat devant lui. Ilavait remis de l’ordre dansson beau visage.

— Réfléchis. Tu peux re- venir quand tu veux. Mespropositions restentinchangées.

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Je dis :

— Merci, Herr Doktor Vogel.

Et je sortis. Dans la rue iltombait une petite pluie gla-ciale, je relevai le col de monmanteau, et je pensai : « Eh bien ! C’est fini. C’est bienfini. »

Je partis au hasard, uneauto me frôla, le chauffeurpoussa un juron, et jem’aperçus que je marchaissur la chaussée comme un

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soldat en armes. Je montaisur le trottoir et je continuaima route.

J’atteignis un quartier an-imé, des jeunes filles me dé-passèrent en riant, et se re-tournèrent sur mon manteau.Un camion découvert passa.Il était bondé de soldats etd’ouvriers en bleus de travail.Tous portaient un fusil et un brassard rouge. Ils chantaientl’ Internationale.   Dans lafoule, des voix la reprirent enchœur. Un homme mince,

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tête nue, le visage tuméfié,me dépassa. Il portait un uni-forme  Feldgrau,  et à la teinteplus foncée du tissu surchaque épaule, je comprisque les insignes de son gradelui avaient été arrachés. Unautre camion passa, pleind’ouvriers, ils brandissaientdes fusils et criaient : « Vive

Liebknecht[43]

! » La foulereprit en chœur : « Lieb-knecht ! Liebknecht ! » Elleétait maintenant si compacte

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d’œil méfiant, regarda autourde lui et baissa les yeux sansrépondre. Puis on entenditdes coups de feu, toutes lesfenêtres se fermèrent et lafoule se mit à courir. Elle meporta en avant, j’aperçus unerue perpendiculaire sur madroite, je me dégageai, l ’at-teignis, et l’enfilai en cour-ant. Au bout de cinq minutes, je m’aperçus que j’étais seuldans un dédale de petitesrues que je ne reconnaissaispas. Je suivis l’une d’elles au

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hasard. La pluie s’était ar-rêtée. Une voix cria :

— Eh toi ! le Petit juif là- bas !

Je me retournai. À dixmètres de moi, dans une ruequi s’ouvrait sur celle que jesuivais, j’aperçus un piquetde soldats, et un sous-officier.

— Eh toi, là-bas !

— Moi ?

— Oui, toi !

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à qui crois-tu parler ? Ap-proche un peu qu’on voit tespapiers !

J’avançai, m’arrêtai à deuxpas, me mis au garde à vouset dis :

— Unteroffizier Lang, D.B.Régiment 23, Asien Korps.

L’Unteroffizier leva lessourcils et dit brièvement :

— Tes papiers.

Je les lui tendis. Il les ex-amina longuement et avecméfiance, puis son visage

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s’éclaira, et il me donna unegrande tape dans le dos :

— Excuse-moi, dragon !C’est ton manteau, tu com-prends. Tu avais une drôle detouche : Tu avais l’air d’un

Spartakiste[46]

.

— Ce n’est rien.

— Et qu’est-ce que tu faispar ici ?

— Je me promène.

Les soldats se mirent à ri-re, et l’un d’eux cria :

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— C’est pas un temps à sepromener !

— Il a raison, dit l’Unterof-fizier, rentre chez toi. Il va y  avoir du grabuge.

Je le regardai . I l y avaitdeux jours à peine, moi aussi je portais un uniforme, j’avais des hommes à com-mander, des chefs qui medonnaient des ordres.

Je me rappelai les cris dela foule, et je demandai :

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— Peux-tu me dire qui estLiebknecht ?

Les soldats se mirent à rireaux éclats et l’Unteroffiziersourit.

— Comment, dit-il, tu nesais pas ça ? D’où sors-tudonc ?

— De Turquie.

— Ah c’est vrai ! ditl’Unteroffizier.

— Liebknecht, dit un petitsoldat brun, c’est le nouveauKaiser !

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Et tous se mirent à r ire .Puis un grand blond au vis-age lourd me regarda, et ditlentement, et avec un fort ac-cent bavarois :

— Liebknecht, c’est lesalaud qu’est cause qu’on estici.

L’Unteroffizier me regardaen souriant :

— Allons, dit-il, rentrechez toi.

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— Et si tu rencontres Lieb-knecht, cria le petit soldat brun, dis-lui qu’on l’attend !

Et il brandit son fusil. Sescamarades se mirent à rire.C’était un rire de soldats,franc et joyeux.

Je m’éloignai, j’entendisleurs rires décroître, et moncœur se serra. J’étais un civil, j’avais un grabat chezSchrader, pas de métier, etdans la poche de quoi mangerhuit jours.

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Je me retrouvai dans lecentre, et je fus surpris de le voir si animé. Les magasinsétaient fermés, mais les ruesgrouillaient, la circulationétait intense, personne n’eutpu dire que dix minutesauparavant on avait tiré descoups de feu. Je marchaisdroit devant moi, mécanique-ment, et tout d ’un coup, lacrise commença. Une femmepassa tout près de moi. Ellerit. Sa bouche s’ouvrit toutegrande, je vis ses gencives

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roses, ses dents brillantes,elles me parurent énormes, lapeur m’étreignit, et les vis-ages des passants se suc-cédèrent, ils grandissaient etdisparaissaient sans arrêt, et brusquement, ils s’arron-dirent comme des cercles : les yeux, le nez, la bouche, lacouleur, tout s’effaça, il n’y  eut plus que des cercles blanchâtres comme des yeuxd’aveugle, ils grossissaient en venant vers moi comme unegelée tremblotante, ils

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grandissaient encore, ilstouchaient presque mon vis-age, je frémissais d’horreur etde dégoût, il y avait unclaquement sec, tout dis-paraissait, puis un autrecercle mou et laiteux appar-aissait à dix pas et venaitdroit sur moi en s’élargissant.Je fermai les yeux, je m’arrê-tai, j’étais paralysé par lapeur, et une main me serraità la gorge comme pourm’étouffer.

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La sueur m’inonda, je res-pirai profondément, je mecalmai peu à peu. Je me re-mis à marcher sans but, droitdevant moi. Les chosesétaient pâles et floues.

Brusquement, malgré moi,et comme si quelqu’un avaitcrié : « Halte ! » je m’arrêtai.En face de moi, i l y avait unporche en pierre, et sous leporche, une très belle grilleen fer forgé était ouverte.

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Je traversai la rue, je fran-chis la grille et je commençaià gravir les marches. Un vis-age rude et familier apparut,et une voix dit :

— Que voulez-vous ?

Je m’arrêtai, je regardaiautour de moi, tout était flouet gris comme dans un rêve,et je dis d’une voix absente :

— Je voudrais voir le PèreThaler.

— Il n’est plus là.

Je répétai :

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— Plus là ?

— Non.

Je repris :

— Je suis un ancien élève.

— Il me semblait bien aus-si, dit la voix. Attendez, vousn’êtes pas le petit qui s’estengagé à seize ans ?

— Si.

— À seize ans ! dit la voix.

I l y eut un s i lence. Toutétait gris et sans forme. Le visage de l’homme paraissait

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flotter au-dessus de moi,comme un ballon. La peur megagna de nouveau, je dé-tournai les yeux et je dis :

— Est-ce que je peux en-trer faire un tour ?

— Bien sûr. Les élèves sonten étude.

Je dis « Merci » et j’entrai.Je traversai la cour despetits, puis la cour des moy-ens, et enfin ma cour appar-ut. Je la traversai en diag-onale. Je vis un banc de

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pierre devant moi. C’était le banc où on avait couché Werner.

Je fis un crochet pourl’éviter, je continuai monchemin, je gagnai le mur dela chapelle, puis je fis demi-tour, posai mes talons contrela base du mur, et je partis encomptant mes pas.

Un long moment s’écoula,et ce fut comme si quelqu’unde doux et de puissant

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m’avait pris dans ses bras etme berçait.

Juste au moment où nousn’avions plus que quelquesPfennigs, Schrader trouva del’embauche pour nous deuxdans une petite usine qui fab-riquait des armoires métal-liques. Schrader fut placé àl’atelier de peinture, ce quilui valut un demi-litre de laitécrémé par jour.

Le travail qu’on me confiaétait facile. Je prenais les

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portes des armoires l’uneaprès l’autre, et avec unmarteau j’enfonçais un petitcylindre d’acier dans les pen-tures pour les mettre augabarit des gonds. Un coupsur la tête du cylindre pour lefaire entrer, deux petitscoups de biais pour lui don-ner du jeu, et avec la maingauche, je le retirais. Jeplaçais quatre portes l’unesur l’autre sur un établi.Quand une porte était finie, je la faisais glisser, et

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commença. Le monteur – un vieux qu’on appelait Karl –allait beaucoup moins viteque moi, parce qu’après avoirfixé les portes sur les gonds,il devait encore manipuler lesarmoires, qui étaient lourdeset encombrantes, et les char-ger sur les chariots qui lesemportaient à la peinture. Jef inis donc par le gagner de vitesse, et les portes que j’avais revisées com-mencèrent à s’accumulercontre son pilier. Le Meister

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 Meister   revint, et fit unedeuxième observation d’unton plus sec. Karl accélérason rythme, il devint rouge etsuant, mais rien n’y fit :Quand la sirène retentit, sonretard n’avait pas diminué.

Je me lavai les mains et le visage aux lavabos du vesti-aire. Le vieux Karl était àcôté de moi. C’était un grandPrussien maigre et brun, àl’air réfléchi. Il pouvait avoirla cinquantaine. Il me dit :

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— Attends-moi à la sortie.J’ai à te parler.

Je fis « oui » de la tête, j’enfilai mon manteau, remisma fiche au contrôle, et fran-chis la gril le. Le vieux Karlm’attendait. Il me fit signe, jele suivis, on marcha deux outrois minutes en silence, puisil s’arrêta et me fit face.

— Écoute, Junge, je n’ai ri-en contre toi, mais ça ne peutpas durer comme ça. Tu memets en défaut.

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Il me regarda et répéta :

— Tu me mets en défaut.Et si je suis en défaut, le syn-dicat ne pourra pas medéfendre.

Je ne dis rien, et il reprit :

— Tu n’as pas l’air de com-prendre. Tu sais ce qui va ar-river, si je suis en défaut ?

— Non.

— D’abord des observa-tions, puis des amendes, etfinalement…

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Il fit claquer ses doigts :

— La porte !

I l y e u t u n s i l e n c e e t j edis :

— Je n’y suis pour rien.J’ai fait ce que le Meister m’adit.

Il me regarda un longmoment.

— C’est la première foisque tu travailles en usine ?

— Oui.

— Et avant, où étais-tu ?

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— À l’armée.

— Engagé volontaire ?

— Oui.

Il hocha la tête et reprit :

— Écoute donc, il faut quetu ailles plus lentement.

— Mais je ne peux pas allerplus lentement. Vous avez bi-en vu vous-même…

— Et d’abord, coupa le vieux Karl, ne me dis pas« vous ». Qu’est-ce que c’estque ces manières !

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Il reprit :

— Avec le camarade quiétait là avant toi, tout allaittrès bien. Et lui aussi, il avaitl’ordre de m’amener deuxportes à la fois.

Il alluma une vieille pipenoire et ébréchée.

— Les pentures que tumets au gabarit, combien tuen trouves qui sont si serréesque tu as du mal à retirer lecylindre ?

Je réfléchis :

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— Bon. Écoute-moi bienmaintenant,   Junge.   Demain,tu vas avoir du mal avec unepenture sur dix.

Je le regardai, stupéfait. Ildit :

— Tu ne comprends pas ?

Je dis en hésitant :

— Vous voulez dire que jeferais semblant, une fois surdix, d’avoir du mal à retirerle cylindre ?

— Tu as compris ! dit-ild’un ton satisfait. Mais c’est

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pas tout. Quand tu tomberassur des pentures larges, tuenfonceras le cylindre avec lemarteau, et tu l’enlèverasavec le marteau. Compris ?Même si ça entre comme dansdu beurre. Et tu verras, toutira très bien. Mais il faut quetu commences dès demain,parce qu’aujourd’hui, j’ai bi-en monté cinq armoires deplus. Pour une fois, ça va. Lescamarades de l’atelier depeinture ont réussi à les cam-oufler. Mais si ça continue, ça

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ne sera plus possible, tu com-prends ? Le Meister s’enapercevra, et s’il s’en aper-çoit, c’est fichu ! Il lui faudrases cinq armoires de plustous les jours ! Et comme jene tiendrai pas le coup, je meferai vider.

Il ralluma sa pipe.

— Alors, tu as compris ?Dès demain.

I l y eut un s i lence , e t jedis :

— Je ne peux pas faire ça.

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Il haussa les épaules.

— Faut pas avoir peur duMeister,   Junge.   Le camaradequi était là avant toi, il a faitça pendant cinq ans, per-sonne ne s’en est aperçu.

— Je n’ai pas peur duMeister.

Le vieux Karl me regardad’un air étonné.

— Pourquoi tu ne veuxpas, alors ?

Je le regardai bien en face,et je dis :

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— C’est du sabotage.

Le vieux Karl rougit pro-fondément et ses yeux brillèrent de colère.

— Écoute donc,   Junge, tun’es plus dans l’armée, ici !Sabotage ! Sabotage mon cul,oui ! Je suis un bon ouvrier,moi, et je n’ai jamais riensaboté !

Il s’arrêta, il était incap-able d’en dire plus. Il serra sapipe dans sa main droite, et

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ses doigts se mirent à blanchir.

 Au bout d’un moment, ilme regarda et ditdoucement :

— Ce n’est pas du sabot-age,   Junge,   c’est de lasolidarité.

Je ne répondis rien, et i lreprit :

— Réfléchis. À l’armée, il y a les chefs , et i l y a les or-dres, et après, il n’y a plus ri-en. Mais ici, il y aussi les

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camarades. Et si tu ne tienspas compte des camarades, tune seras jamais un ouvrier.

Il me regarda encore unmoment. Puis il hocha la têteet dit :

— Réfléchis, Junge. Je ver-rai demain si tu as compris.

Il me tourna le dos et s’enalla. Je retournai chez FrauLipman et je retrouvaiSchrader dans sa chambre entrain de se raser. Schrader serasait toujours le soir.

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En entrant, je vis , sur latable, la bouteille d’un demi-litre de lait écrémé qu’on luiavait donnée à l’usine. Elleétait encore à moitié pleine.

— Tiens, dit Schrader ense retournant, et en pointant vers elle son rasoir, c’est pourtoi.

Je regardais la bouteille :Le lait était bleuâtre, maisc’était quand même du lait.Je détournai la tête.

— Non merci, Schrader.

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Il se retourna de nouveau :

— Je n’en veux plus.

Je pris une demi-cigarettedans ma poche et l’allumai.

— Non, Schrader. C’est tonlait. Pour toi, c’est unmédicament.

— Écoutez-moi cet idiot !cria Schrader en levant sonrasoir au ciel , puisque je tedis que je n’en veux plus ! Al-lons prends, Dummkopf !

— Il n’en est pas question.

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Il grommela : « Sacréecaboche de Bavarois », puisse mit torse nu, se pencha etse mit à souffler dans la cu- vette en se rinçant.

Je m’assis et continuai àfumer. La bouteille de lait sedressait devant moi. Au boutd’un moment je m’assis decôté pour ne plus la voir.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit, le vieux Karl ? dit Schrader ens’essuyant le torse avec saserviette.

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Je lui racontai tout. Quand j’eus fini, il renversa sa têteen arrière, sa lourdemâchoire saillit, et il se mit àrire :

— Ah ! C’est donc ça ! cria-t-il. À l’atelier de peinture, ilsrâlaient tous que le vieuxKarl leur envoyait trop d’arm-oires. Et ce n’était pas le vieux Karl, c’était toi ! C’étaitle petit Rudolf !

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Il remit sa chemise, maissans la rentrer dans son pan-talon, et s’assit :

— Et toi, maintenant, tu vas faire ce que le vieux Karlt’a dit, bien sûr.

— Il n’en est pas question.

I l me regarda et la l ignenoire de ses sourcils s’abaissasur ses yeux.

— Et pourquoi i l n’en estpas question ?

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— On me paye pour fairece travail, et moi, c’est mondevoir de le faire bien.

— Ouais ! dit Schrader, tule fais bien, mais on te payemal ! Et est-ce que tu terends compte qu’à cause detoi, ils vont vider le vieuxKarl ?

Il tapota la table du boutdes doigts et reprit :

— Et évidemment, le vieuxKarl ne peut pas aller dire auMeister : « Écoutez voir, avec

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le gars qui était là avantRudolf, on a truqué pendantcinq ans, et c ’est comme çaque ça a marché ! »

Il me regarda, et comme jene disais rien, il reprit :

— Il est salement coincé, le vieux Karl ! Si tu ne l’aidespas, il va y passer.

— Je n’y peux rien.

Il frotta son nez cassé dudos de sa main.

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— Et s’il y passe, les ca-marades, à l’usine, ils net’auront pas à la bonne.

— Je n’y peux rien.

— Mais si, tu y peux !

I l y e u t u n s i l e n c e e t j edis :

— Je fais mon devoir.

— Ton devoir ! criaSchrader en se levant brusquement, et les pans desa chemise volèrent autour delui , tu veux savoir à quoi i laboutit, ton devoir ! À faire

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cinq armoires de plus par jour pour que le père Säckeait un peu plus d’argent dansses poches, qui sont déjàpleines à craquer ! Tu l’as vu,ce matin, le père Säcke entrerdans sa Mercedes ! Avec sasacrée gueule de cochonrose ! Et son ventre ! Tu peuxêtre sûr qu’i l ne couche passur un grabat, lui ! Et le laitdans son café, le matin, iln’est pas écrémé non plus, tupeux être sûr ! Ton sacrédevoir, je vais te dire à quoi il

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rime, Rudolf ! C’est le vieuxKarl sur le pavé, et des markspour le père Säcke !

J’attendis qu’il se calmâtun peu et je dis :

— Je n’ai pas à entrer dansces considérations. Pour moi,la question est claire. On meconfie une tâche, et mondevoir est de la faire bien, età fond.

Schrader fit quelques pasdans la pièce d’un air

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Je me levai, je cachai mesmains tremblantes dans mapoche et je dis :

— Si je te dégoûte, je peuxpartir.

Schrader me regarda et sacolère tomba instantanément.

— Ma parole, Rudolf, dit-ilde sa voix habituelle,quelquefois je me demande situ n’es pas fou.

Il remit les pans de sachemise dans son pantalon,se dirigea vers l’armoire, et

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dans sa poche, i l avait l ’airtriste et fatigué.

— Tiens ! dit-il au boutd’un moment, la vie civile, voilà ce que c’est ! Tu es dansla merde jusqu’au cou, et per-sonne pour te donner des or-dres ! Personne pour te direce qu’il faut faire ! C’est tou- jours à toi de décider pourtout !

Je réfléchis un moment là-dessus et je pensai qu’il avaitraison.

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qui découpaient la tôle, jepris mon petit cylindre d’aci-er, mon marteau et je me misau travail.

Je tombai sur des penturesdifficiles, je perdis un peu detemps, et quand j’amenai lesquatre premières portes àKarl, il me fit de nouveau unsourire et me glissa : « Ça vatrès bien comme ça,   Junge. »Je rougis et ne répondis rien.

Les pentures suivantesfurent également difficiles, et

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 je me mis à espérer qu’elles leseraient toutes ce jour-là, etles jours suivants, et qu’ainsile problème ne se poseraitpas. Mais au bout d’uneheure, toute difficulté cessa,et les pentures devinrent silarges que je n’avais plus be-soin d’employer le marteaupour enfoncer le cylindre. Jesentis la sueur couler de nou- veau dans mon dos. Je meforçai à faire le vide dansmon esprit. Au bout dequelques minutes, il y eut en

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moi un déclic, et je mis àtravailler aveuglément, par-faitement, comme unemachine.

 Au bout d’une heure,quelqu’un se dressa devantmon établi, je ne levai pas les yeux. Je vis une main frôlermes portes, dans cette main il y avait une petite pipe noireet ébréchée, la pipe frappadeux petits coups secs sur lemétal, et j’entendis la voix deKarl qui disait : « Qu’est-cequi te prend ? » Je présentai

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le cylindre devant l’ouvertured’une penture, je poussai, ilentra sans difficulté. Je le re-tirai aussitôt, et le présentaidevant la deuxième penture.Là aussi, il pénétra facile-ment. Je l’enlevai rap-idement, et toujours sanslever les yeux, je fis glisser laporte et l’adossai contre lepilier. La main qui portait lapipe était toujours là. Elletremblait légèrement. Puistout d’un coup, il n’y eut plus

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rien, et j’entendis des pas quis’éloignaient.

Les machines faisaient vi- brer le vaste hall, je travail-lais sans arrêt, j’étais actif et vide, j’avais à peine l’impres-sion d’être là. Le chariot del’atelier de peinture arriva engrinçant, les roues crièrentsur le ciment, et j’entendis leconducteur dire à Karl d’une voix furieuse : « Qu’est-ce quite prend ? Säcke t’a intéresséaux bénéfices ? » Il y eut unsilence, je tenais les yeux

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 baissés, et je vis seulement lapipe de Karl se lever et point-er dans ma direction.

 Au bout d’un moment, lechariot grinça de nouveau,une ombre passa sur mon ét-abli, et la voix du Meisters’éleva, nette et rogue, dansla trépidation des machines :« Je n’y comprends rien.Qu’est-ce que vous avez ? Vous dormez ? » – « Restezseulement dix minutes à côtéde moi », dit la voix de Karl,« et vous verrez si je dors ! ».

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Il y eut un si lence, l ’ombrerepassa sur mon établi, et j’entendis le vieux Karl jurerà voix basse. Le Meister rev-int une demi-heure plus tard,mais cette fois, je réussis à nepas entendre ce qu’il disait.

 Après cela, j’eus un grandmoment l’impression que le vieux Karl ne me quittait pasdes yeux. Je lui jetai un coupd’œil rapide : Il n’en était ri-en. Il me tournait le dos, sanuque était rouge, sescheveux collés par la sueur,

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et il travaillait comme un fou.Il y avait maintenant tant deportes adossées contre sonpilier qu’elles le gênaientdans ses mouvements.

La sirène annonça midi,les machines s’arrêtèrent, un brouhaha de voix emplit lehall. J’allai me laver lesmains, j’attendis Schrader, et je me dirigeai avec lui vers lacantine. Son visage était de bois, et il dit sans meregarder :

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— Les camarades de lapeinture sont furieux.

Quand j’ouvris la porte dela cantine, le bruit des con- versations cessa aussitôt, et je sentis tous les regards fixéssur moi. Je ne regardai per-sonne, je marchai droit à unetable, Schrader me suivit, etpeu à peu les conversationsreprirent.

La cantine était unegrande pièce claire et propre,avec de petites tables

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ripolinées en rouge, et un bouquet d’œillets artificielssur chaque table. Schraders ’assi t à côté de moi, et au bout d’un moment, un grandouvrier maigre et mince que j’avais entendu surnommer« Feuille à cigarette » se levad’une table voisine et vints’asseoir en face de nous.Schrader leva la tête et ledévisagea. « Feuille à cigar-ette » lui fit un petit salut dela main, et sans dire un motet sans nous regarder, se mit

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à manger. La femme de lacantine vint avec des bols etnous versa de la tisane. Mon vis-à-vis tourna le torse verselle, et je compris pourquoion l’appelait « Feuille à cigar-ette ». Il était grand et large,mais quand on voyait soncorps de profil, on avait l’im-pression qu’il était sansépaisseur. Je mangeais enfixant mes yeux au-dessus desa tête, droit devant moi. Aumil ieu du mur ocre qui mefaisait face, il y avait une

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grande tache rectangulaired’un ocre plus foncé, et je re-gardais cette tache. De tempsen temps, je jetais un coupd’œil à Schrader. Il mangeaiten baissant la tête et la lignenoire de ses sourcils barraitses yeux.

— Junge, dit « Feuille àcigarette ».

Je le regardai. Il avait des yeux sans couleur. Il souriait.

— C’est la première foisque tu travailles en usine ?

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— Oui.

— Qu’est-ce que tu faisaisavant ?

 À son ton, il était évidentqu’il le savait déjà.

— Sous-officier de dragon.

— Sous-officier ? dit« Feuille à cigarette », et ilsiffla entre ses dents.

Schrader leva la tête, et ditsèchement :

— Moi aussi.

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« Feuille à cigarette »sourit et entoura son bol deses deux mains. Je levai latête et je regardai la grandetache rectangulaire sur lemur. J’entendis Schraderfaire claquer son couteau, etau mouvement de son coudecontre ma hanche, je comprisqu’il le remettait dans sapoche.

— Junge !   dit « Feuille àcigarette », le vieux Karl estun bon camarade, et onn’aimerait pas qu’il soit vidé.

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Je le regardai. Son sourireexaspérant reparut, et brusquement, l’envie me pritde lui jeter mon bol de tisaneà la figure.

— Et s’il est vidé, dit« Feuille à cigarette » sanscesser de sourire, ce sera deta faute.

Je regardai la tache rect-angulaire sur le mur, je dé-c idai qu ’ i l y avai t eu là untableau, autrefois, et je medemandai pourquoi on l’avait

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enlevé. Schrader me poussadu coude et je m’entendisrépondre :

— Alors ?

— C’est bien simple, dit« Feuille à cigarette », tu vasfaire ce que le vieux Karl t ’adit.

Schrader pianota sur latable du bout des doigts et jedis :

— Non.

Schrader cessa de pianoteret mit ses deux mains à plat

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sur la table. Je ne regardaispas « Feuille à cigarette »,mais je sentais qu’il souriait.

— Espèce de petit salaud,dit-il doucement.

Et tout d’un coup je com-pris : Ce n’était pas untableau qu’on avait enlevé dumur. C’était le portrait duKaiser. La seconde d’après, il y eut un floc, un silence demort se fit dans la salle,Schrader se dressa et agrippamon bras.

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— Tu es fou ! cria-t-il.

« Feuille à cigarette » étaitdebout, il s’essuyait le visageavec sa manche : Je lui avais jeté mon bol, après tout.

« Feuille à cigarette » meregarda, ses yeux brillèrent, ilse dégagea de sa chaise et vint sur moi. Je ne bougeaipas. Le bras de Schraderpassa devant moi deux fois desuite en éclair, i l y eut deuxcoups mats, et « Feuille à ci-garette » s’écroula sur le sol.

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Tout le monde se leva, il y eutun grondement sourd, et ilme sembla que la salle serefermait sur nous. Je vis lesdeux mains de Schrader secrisper sur sa chaise. La voixdu vieux Karl cria : « Laissez-les sortir ! » Et tout à coup,un chemin s’ouvrit jusqu’à laporte. Schrader me prit par le bras et m’entraîna.

Schrader alla se laver lesmains au lavabo. Sesphalanges saignaient. J’al-lumai un mégot. Quand

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Schrader eut fini, je lui tendisle mégot, il tira quelques bouffées et me le rendit. Lasirène de l’usine retentit,mais on attendit encore deuxou trois minutes avant desortir.

Schrader fit un détourpour me conduire jusqu’auhall. Je poussai la porte, et jem’arrêtai, stupéfait. Le hallétait totalement vide.Schrader me regarda enhochant la tête. Je regagnai

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ma place et au bout d’un mo-ment, Schrader me quitta.

Je plaçai quatre portes surmon établi et je commençai àouvrir les pentures. Puis jeportai mes portes deux pardeux contre le pilier du vieuxKarl. Je regardai ma montre.Il y avait dix minutes que lasirène avait retenti. Le hallétait immense et vide.

La porte vitrée du fonds’ouvrit, la tête du Meisterpassa, et il cria : « À la

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direction ! » Je posai le petitcylindre d’acier et le marteausur l’établi, et je sortis.

 À la porte de la Direction, je rencontrai Schrader. Il mepoussa légèrement devant luiet j ’ouvris la porte. Un petitrond-de-cuir à face de ratétait debout derrière uncomptoir. Il nous regarda venir en se frottant les mains.

— Vous êtes saqués ! dit-ilavec un petit rire.

— Pourquoi ? dit Schrader.

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— « Voies de fait contre uncamarade. »

Les sourcils de Schraders’abaissèrent sur ses yeux :

— Si vite ?

— Conseil d’ouvriers, ditFace-de-rat avec une grim-ace. Renvoi immédiat, ougrève.

— Et Säcke a cédé ?

— Ja, ja,   Herr Säcke acédé.

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Il poussa deux enveloppessur le comptoir.

— Voilà votre compte. Une journée et demie.

Puis il reprit :

— Ja, ja, Herr Säcke acédé.

I l jeta un coup d’œil au-tour de lui et dit plus bas :

— Tu te crois encore au bon vieux temps ?

Puis il reprit sur le mêmeton :

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— Alors, « Feuille à cigar-ette » en a pris un dans lagueule ?

— Deux, dit Schrader.

Face-de-rat regarda uneseconde fois autour de lui etdit dans un souffle :

— Bien fait pour ce salaudde Spartakiste !

Et il cligna de l’œil àSchrader.

— En pleine merde ! dit-il. Voilà où nous en sommes !En pleine merde !

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— Tu l’as dit ! fit Schrader.

— Mais attends voir unpeu, dit Face-de-rat en clig-nant de l’œil de nouveau, cesmessieurs ne seront pas tou- jours dessus, et nousdessous !

— Salut ! dit Schrader.

Dans la rue, la mêmepetite pluie glaciale quitombait depuis huit jours,nous accueillit. On fitquelques pas en silence et jedis :

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— Tu n’étais pas forcéd’intervenir.

— Laisse donc, ditSchrader.

Il frotta son nez cassé dudos de la main.

— À mon avis, ça vaut beaucoup mieux comme ça.

On regagna sa chambre. Au bout d’un moment, on en-tendit le pas de Frau Lipmandans le couloir, Schradersortit et referma la porte der-rière lui.

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Il y eut d’abord des rires,des bruits de claques, desroucoulements. Puis, brusquement, la voix de FrauLipman s’éleva. Elle ne rou-coulait plus du tout. Elle étaitcriarde et perçante.

— Nein ! Nein ! Nein !  J’enai assez comme ça ! Si vousne trouvez pas de travail d’icihuit jours, votre ami devrapartir !

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J’entendis Schrader jurer,puis sa voix profonde s’élevaà son tour :

— Dans ce cas, moi aussi, je partirai !

Il y eut un silence et Fraulipman parla longuement et à voix basse, puis tout d’uncoup, elle eut un rire hys-térique, et elle cria d’une voixstridente :

— Eh bien ! C’est entendu,Herr Schrader, vouspartirez !

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Schrader rentra dans lachambre et claqua la porte. Ilétait rouge et ses yeux bril-laient de colère. Il s’assit surle lit et me regarda :

— Tu sais ce que cette sac-rée sorcière vient de medire ?

— J’ai entendu.

Il se leva.

— Cette folle ! dit-il les bras au ciel, cette folle ! Ellen’a même pas la reconnais-sance du bas-ventre !

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Cette plaisanterie mechoqua et je me sentis rougir.Schrader me regarda du coinde l ’œil, son visage redevint jovial, il enleva sa chemise,prit son blaireau et com-mença à se savonner les jouesen sifflotant. Puis il saisit sonrasoir et souleva soigneuse-ment son coude à la hauteurde son épaule. Il s ’arrêta desiffler, et j’entendis le petitgrattement faible et obstinéde la lame sur la peau.

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 Au bout d’une minute, il seretourna, le blaireau en l’air.Son visage, à l ’exception dunez et des yeux, n’était plusqu’une mousse blanche, et ildit :

— Dis donc, ça n’a pas l’airde te tracasser beaucoup, toi,les femmes ?

Je ne m’attendais pas àcela, et je dis : « Non » sansréfléchir. Aussitôt, je pensaiavec angoisse : « Et

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maintenant, il va sûrementm’interroger. »

— Pourquoi ? dit Schrader.

Je détournai la tête.

— Je ne sais pas.

Il recommença à promenerla mousse sur son visage.

— Ja, ja,   dit-il, mais tu asquand même essayé,   nicht wahr ? 

— Oui, une fois. À Damas.

— Et alors ? dit Schrader.

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Et comme je ne répondaisrien, il reprit :

— Allons, ne reste doncpas là sur ta chaise ! Commeun hareng mort ! À regarderdans le vide ! Réponds donc !Parle un peu pour une fois !Ça t’a fait plaisir, oui ounon ?

— Oui.

— Eh bien ?

Je fis un effort violent et jedis :

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— Ça ne m’a rien dit derecommencer.

Il se figea, le blaireau enmain.

— Mais pourquoi ? Elleétait antipathique ?

— Oh non.

— Elle avait une odeur ?

— Non.

— Allons, parle ! Ellen’était peut-être pas jolie ?

— Si… je crois.

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— Tu crois ! dit Schraderen riant.

Puis il reprit :

— Alors, qu’est-ce qui n’apas marché ?

I l y eut un s i lence , e t i lrépéta :

— Allons, parle ! Parle !

— Eh bien, dis-je avec em- barras, avec elle il fallait toutle temps parler. Je trouvaisça fatigant.

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Schrader me regarda, ses yeux et sa bouche s’arron-dirent, et il éclata de rire.

— Herrgott !   dit-il, maistu es un drôle de petit har-eng, Rudolf !

La colère flamba tout d’uncoup en moi, et je dis :

— Tais-toi !

— Ach !   Mais tu es drôle,Rudolf ! cria Schrader en ri-ant de plus belle, et tu veuxque je te dise, Rudolf ! Je medemande si tu n’aurais pas

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mieux fait de te faire prêtre,après tout !

Je frappai du poing sur latable, et je hurlai :

— Tais-toi !

 Au bout d’un moment,Schrader se retourna, soncoude droit s’éleva lente-ment, et dans le s i lence, legrattement d’insecterecommença.

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Frau Lipman n’eut pas àattendre le délai d’une se-maine qu’elle nous avait fixé.Deux jours après notre renvoide l’usine, Schrader entra entrombe dans la chambre etcria comme un fou : « Los, Mensch, los !   On recrute deshommes pour les Corpsfrancs ! » Trois jours après,équipés et armés de neuf,nous quittions H.

Frau Lipman pleura beauc-oup. Elle nous accompagna àla gare, elle agita son

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Rossbach nous plut. Il étaitgrand et mince avec descheveux blond cendré quis’éclaircissaient sur ledevant. Il se tenait ri-gidement, comme un officier,mais en même temps, il y  avait une espèce de grâcedans ses mouvements.

Il se consumait d’impa-tience et nous aussi. Il n’y  avait rien à faire à W. : On at-tendait des ordres, et les or-dres ne venaient pas. Detemps en temps, on apprenait

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échecs apparurent, et Ross- bach nous expliqua le jeu del’Angleterre : Tant que lesBolcheviks avaient occupé lesprovinces baltes, elle avait,malgré l’armistice, fermé les yeux sur la présence descorps francs allemands enLettonie. Et « les Messieursen redingote de la Républiqueallemande » fermèrent les yeux à leur tour. Mais unefois les Bolcheviks battus,l’Angleterre s’aperçut « avecétonnement » que les

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 Baltikumer   étaient, ensomme, une violation flag-rante de l’armistice. Sous sapression, la République alle-mande rappela les Baltikumer. Mais ceux-ci nerevinrent pas. Chosecurieuse, ils se trans-formèrent en corps de volontaires russes blancs. Ilparaît même qu’ils se mirentà chanter en russe… Il y eutdes rires, et Schrader se tapasur les cuisses.

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Peu après, on apprit avecstupeur que « les Messieursen redingote » avaient signéle Diktat de Versailles. MaisRossbach n’en toucha pas unmot. La nouvelle n’eut mêmepas l ’air de le concerner. I ldit seulement que la vraie Allemagne n’était pas à Wei-mar, mais partout où leshommes allemands con-tinuaient à se battre.

Malheureusement, lesnouvelles des   Baltikumerétaient de plus en plus

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mauvaises. L’Angleterre avaitarmé contre eux les Lithuani-ens et les Lettons. Son orcoulait à flot, sa flotte étaitancrée devant Riga, et hissaitle drapeau letton pour tirersur nos troupes.

 Vers la mi-novembre,Rossbach nous dit que les Baltikumer   nous faisaientl’honneur de nous appeler àleur secours. Puis i l f it unepause, et nous demanda s’ilnous était égal d’être con-sidérés comme des

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« rebelles » par desMessieurs en redingote. Il y  eut des sourires, et Rossbachdit qu’il n’obligeait personne,et que ceux qui le voulaient,pouvaient rester. Personne nepipa, Rossbach nous regarda,et ses yeux bleus étincelaientde fierté.

On se mit en route, et legouvernement allemand en- voya un détachement del’Armée pour nous arrêter.Mais le détachement avait étémal choisi : Il se joignit à

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nous. Peu de temps après, lepremier engagement eut lieu.Des troupes lithuaniennes seportèrent à notre rencontre.En moins d’une heure, on les balaya. Le soir, on campa enterre lithuanienne, et onchanta : « Nous sommes tesderniers hommes allemandsà être restés devant  l’ennemi . » C’était le chantdes  Baltikumer.   On en savaitles paroles depuis plusieursmois. Mais ce soir-là, pour la

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première fois, on se sentit endroit de les chanter.

Quelques jours plus tard,le détachement Rossbach,s’ouvrant un chemin dans lestroupes lettones, délivra lagarnison allemande encercléedans Thorensberg. Mais aus-sitôt après, la retraite com-mença. La neige se mît àtomber sans arrêt sur lessteppes et les marais deCourlande, un vent glacialsouffla, on se battait nuit et jour, et je ne sais pas ce que

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le Lieutenant von Ritterbachaurait pensé, à nous voirtraiter les Lettons exactementcomme les Turcs avaienttraité les Arabes.

On incendiait les villages,on pillait les fermes, on abat-tait les arbres, on ne faisaitpas de différence entre lescivils et les soldats, entre leshommes et les femmes, entreles adultes et les enfants :Tout ce qui était letton était voué à la mort. Quand onavait pris une ferme, et

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massacré ses habitants, onentassait les cadavres dansles puits, on jetait desgrenades par-dessus, puis lesoir, on sortait tous lesmeubles dans la cour de laferme, on en faisait un feu de joie, et la flamme s’élevaithaute et claire sur la neige.Schrader me disait à voix basse : « Je n’aime pas ça », je ne répondais rien, je re-gardais les meubles noircir etse recroqueviller dans lesflammes, et j’avais

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l’impression que les chosesétaient bien réelles, puisque je pouvais les détruire.

Le détachement Rossbachétait décimé, on reculait tou- jours. Près de Mitau, audébut de novembre, dans un bois, il y eut un combatsanglant, puis les Lettonscessèrent de nous presser, il y eut un moment d’accalmie,c’est à peine si quelques balles sifflaient encore,Schrader se releva, s’adossacontre un sapin. Il était

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souriant et harassé, il rejetason casque en arrière, et dit :« Herrgott !   Cette petite viene me déplaît pas ! » Aumême instant, il se penchalégèrement en avant, me re-garda avec surprise, glissalentement sur les genoux, baissa les yeux d’un air gêné,et s’affala. Je m’agenouillai etle retournai sur le dos. I l y  avait un trou vraiment trèspetit à la base du sein gauche,et à peine quelques gouttesde sang sur sa veste.

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Là-dessus, l’ordre vintd’attaquer, on s’élança, lecombat dura toute la journée,puis on se replia, et le soir,on campa de nouveau dans le bois. Des camarades quiétaient restés derrière nouspour organiser la positionm’apprirent qu’ils avaientcreusé une fosse pourSchrader. Le corps était gelé,et comme ils n’avaient pudéplier ses jambes, ilsl’avaient enterré assis. Ils meremirent sa plaque. Elle était

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 brillante et froide au creux dema main. Les jours suivants,et à mesure qu’on reculait, jepensais à Schrader. Je le voy-ais assis sous terre, immob-ile. Et quelquefois, en rêve, jele voyais essayer désespéré-ment de se redresser, et decrever la terre dure et glacéeau-dessus de sa tête. Malgrécela, je ne souffrais pas beau-coup de ne plus l’avoir à mescôtés.

Les   Baltikumer   revinrenten Prusse orientale par

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petites étapes. La Républiqueallemande voulut bien nouspardonner de nous être bat-tus pour l’Allemagne. Ellenous expédia en garnison à S.Et ce fut de nouveau comme à W. : On n’avait rien à faire.On attendait. Finalement,comme une récompense, le jour du combat se leva. Lesmineurs de la Ruhr, excitéspar les Juifs et les Spar-takistes, se mirent en grève,la grève prit une allure insur-rectionnelle, et on nous

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détacha pour la réprimer. LesSpartakistes étaient assez bi-en pourvus en armes légères,ils se battaient courageuse-ment, et ils étaient passésmaîtres dans le combat derues. Mais la lutte était sansespoir pour eux, nous possé-dions des canons et des   Min-enwerfer, la répression futimpitoyable, tout hommeporteur d’un brassard rougeétait immédiatement fusillé.

I l n’était pas rare de dé-couvrir, parmi les

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Spartakistes prisonniers,d’anciens camarades desCorps francs que la propa-gande juive avait égarés. Finavril, à Dusseldorf, dans unedouzaine d’ouvriers rougesconfiés à ma garde, je ret-rouvai un nommé Henckel,qui avait combattu à mescôtés à Thorensberg et àMitau. Il était adossé contreun mur avec ses camarades,le pansement qu’il portait au-tour de la tête était taché desang, et il était très pâle. Je

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ne lui adressai pas la parole,et il me fut impossible de voirs’il m’avait reconnu. Le Lieu-tenant arriva en moto, sautaà terre, et sans s’approcher,enveloppa le groupe du re-gard. Les ouvriers étaient as-sis le long d’un mur, s i len-cieux, immobiles, leurs mainsouvertes sur les genoux.Seuls, leurs yeux vivaient. Ilsétaient fixés sur le Lieuten-ant. J’accourus, et je de-mandai les ordres. Le Lieu-tenant serra les lèvres et dit :

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« Comme d’habitude. » Je luisignalai qu’il y avait là un an-cien de la Baltique. Il juraentre ses dents et me de-manda de le lui désigner. Jene voulus pas montrerHenckel de la main, et je dis :« C’est celui qui a le panse-ment à la tête. » Le Lieuten-ant le regarda et s’exclama à voix basse : « Mais c’estHenckel ! » Et au bout d’unmoment, i l hocha la tête etdit très vite : « Quel dom-mage. Un si bon soldat »

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Puis il enfourcha sa moto,f i t ronfler le moteur et dé-marra. Les ouvriers lesuivirent des yeux. Quand ileut disparu au coin de la rue,sans même attendre mon or-dre, ils se levèrent. Il étaitclair qu’ils avaient compris.

Je plaçai deux hommes entête, deux en flanc-garde, et je me portai moi-même enserre-file. Henckel était seulau dernier rang, juste devantmoi. Je donnai un ordre, lacolonne s’ébranla. Pendant

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quelques mètres, machinale-ment, les ouvriersmarchèrent au pas cadencé,puis je vis deux ou troisd’entre eux changer de paspresque en même temps, lerythme de la marche se cassa,et je compris qu’ils l ’avaientfait exprès. Le flanc-garde dedroite, tout en marchant,pivota sur son buste, et meconsulta du regard. Je haus-sai les épaules. Le flanc-garde sourit, haussa les

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épaules à son tour, et seretourna.

Henckel s’était laissé unpeu distancer. Il marchaitmaintenant à ma hauteur, etsur ma droite. Il était trèspâle, et regardait droitdevant lui. Puis j’entendisquelqu’un chantonner tout bas. Je tournai la tête, leslèvres de Henckel remuaient, je m’approchai légèrement, ilme jeta un regard rapide, seslèvres remuèrent de nouveau,et j’entendis, dans un

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murmure : « Nous sommesles derniers hommes alle-mands à être restés devant  l’ennemi. »  Je sentis qu’il meregardait, et je repris ma dis-tance. On fit encore quelquesmètres, je vis du coin de l’œille visage de Henckel se levernerveusement, et se tournersans cesse vers la droite, etun peu en avant de nous. Jeregardai dans la même direc-tion, mais il n’y avait rien làqu’une petite rue qui s’ouv-rait sur la nôtre. Henckel se

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laissa encore distancer, ilétait maintenant presque der-rière moi, il chantonnait :«  Nous sommes les derniershommes allemands… »   d’une voix basse et insistante, et jen’arrivais pas à me résoudre àlui adresser la parole pour luidire d’aller plus vite et de setaire. Au même instant, untram passa sur ma gauchedans un fracas de ferraille,machinalement je tournai latête vers lui, au même in-stant, j ’entendis un bruit de

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course sur ma droite, je meretournai, Henckel s’enfuyaiten courant, i l avait déjà pr-esque atteint le coin de lapetite rue, j’épaulai mon fusilet fis feu : Il pirouetta deuxfois sur lui-même et s’affalasur le dos.

Je criai : « Halte ! », lacolonne s’arrêta, je courus vers Henckel, des frémisse-ments parcouraient soncorps, il me regardait fix-ement. Sans épauler, je tirai àmoins d’un mètre en visant la

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tête, la balle frappa le trot-toir. À deux mètres de moi,une femme sortit d’une mais-on : Elle s’arrêta net, clouéesur le seuil, les yeux hagards.Je tirai encore deux fois desuite, sans succès. La sueurcoulait dans mon cou, mesmains tremblaient, Henckelme regardait fixement.Finalement, je posai le canonde l ’arme contre son panse-ment, je dis à voix basse :« Verzeihung,

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que le plébiscite lui avaitlaissés. Les Corps francs re-foulèrent victorieusement lessokols, et la nouvelle ligne dedémarcation établie par laCommission interalliée con-firma l’avance de nostroupes.   Les derniershommes allemands   n’avaientpas combattu pour rien.

Peu après, pourtant, onapprit que la République alle-mande, pour nous remercierd’avoir défendu la frontièrede l’Est, réprimé une

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insurrection spartakiste, etconservé à l’Allemagne lesdeux tiers de la Haute-Silésie, nous jetait sur lepavé. Les Corps francsétaient dissous ; les ré-fractaires, arrêtés et menacésde prison. Je revins à H., onme démobilisa, et on merendit mes effets civils, et lemanteau de l’oncle Franz.

J’allai voir Frau Lipman etlui appris la mort deSchrader. Elle sanglota beau-coup et me retint à coucher.

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Mais dans les jours quisuivirent, elle prit l’habituded’entrer à chaque instantdans ma chambre et de meparler de Schrader. Quandelle avait fini, elle essuyaitses larmes, restait un mo-ment sans rien dire, puis toutd’un coup, elle éclatait d’unrire roucoulant, et se mettaità me faire des agaceries.Finalement, elle prétendaitqu’elle était plus forte quemoi, et qu’à la lutte, ellepourrait me faire toucher les

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épaules. Comme je ne relevaipas le défi, elle m’empoignaità bras le corps, je luttais pourme dégager, elle me serraitdavantage, nous roulions surle parquet, son souffle de- venait rauque, ses seins et sescuisses s’écrasaient contremon corps, cela me répugnaitet me plaisait à la fois. J’ar-rivais enfin à me dégager, ellese levait à son tour, elle étaitrouge et suante, elle me jetaitun mauvais regard, elle m’in-sultait, et quelquefois même,

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elle essayait de me battre. Au bout d’un moment, je memettais en colère, je luirendais ses coups, elle s’ag-rippait à moi, son souffle de- venait pressé et sifflant, ettout recommençait.

Un soir, elle apporta une bouteille de Schnaps et de la bière. J’avais couru toute la journée pour chercher dutravail, j’étais triste et fa-tigué. Frau Lipman allachercher de la viande ; entrechaque bouchée elle me

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 versait de la bière et du Sch-naps, elle buvait à son tour,puis quand j’eus fini demanger, elle se mit à parierde Schrader, à pleurer et à boire du Schnaps. L’instantd’après, elle me proposait delutter, elle me saisissait à bras le corps, et roulait parterre avec moi. Je lui donnail’ordre de sortir de machambre. El le se mit à r irecomme une folle, elle étaitchez elle, et elle allait mefaire voir si c’était à moi à lui

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donner des ordres. Là-dessus,les pugilats recommencèrent.Puis elle buvait du Schnaps,elle remplissait mon verre,elle pleurait, elle parlait deson défunt mari, de Schrader,d’un autre locataire qu’elleavait eu avant lui. Elle répé-tait que l’Allemagne étaitkaputt , tout d’ailleurs étaitkaputt , la religion aussi étaitkaputt , i l n ’ y av a i t p lus demorale, et le Mark ne valaitplus rien. Quant à el le, el leétait bonne pour moi, mais

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nous roulions par terre, etelle me serrait contre elle àm’étouffer. La tête metournait, il me semblait qu’il y avait des heures et desheures que je luttais aveccette furie, je vivais uncauchemar, je ne savais plusoù j’étais, ni qui j’étais.Finalement, une colère folleme saisit, je me ruai sur elle, je la rouai de coups et je lapris.

Le lendemain, au petit jour, je quittai la maison

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comme un voleur, et je sautaidans le train pour M.

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1922 À M. je fus successivement

terrassier, manœuvre dansune usine, garçon-livreur,crieur de journaux. Mais cesmétiers ne duraient jamaislongtemps, et à intervalles deplus en plus fréquents, je re-tournais rejoindre la grandemasse des chômeurs alle-mands. Je couchais dans lesasiles, j’engageais mamontre, j’apprenais à avoirfaim. Au printemps 1922,

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 j’eus une chance inouïe : Jeréussis à me faire embauchercomme manœuvre pour laconstruction d’un pont donton prévoyait qu’il serait finidans trois mois. Pendant cestrois mois par conséquent, j’étais à peu près sûr, si leMark ne baissait pas davant-age, de faire un repas surdeux.

Je déchargeai d’abord des wagons de sable, c’était untravail assez pénible, mais dumoins pouvait-on souffler

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entre deux pelletées. Mal-heureusement, au bout dedeux jours, on me transféra àl’une des bétonneuses, et dèsla première heure, je me de-mandai avec angoisse si j’aurais la force de tenir. Un wagonnet nous amenait lesable, le déversait à l’arrièrede la machine ; à quatre, ilfallait, à coups de pelle, nour-rir sans f in une énorme visqui entraînait le sable dans lemélangeur en même tempsque le ciment. La bétonneuse

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tournait implacablement, ilfallait l’alimenter sans arrêt,il n’y avait pas une seconde àperdre, dès que le métal de la vis apparaissait, le Meister semettait à hurler.

J’avais l’impression atroced’être pris dans un engren-age. Le moteur électriqueronflait au-dessus de nostêtes, le camarade qui le sur- veillait – un nommé Siebert –prenait de temps en temps unsac de ciment, le déchirait,déversait son contenu dans

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l’entonnoir. Aussitôt, lapoussière de ciment volaitsur nous, se col lait à nous,nous aveuglait. Je pelletaissans arrêt, les reins mefaisaient mal, mes jambestremblaient continuellement,et je n’arrivais pas à trouvermon souffle.

Le Meister donna un coupde sifflet, et quelqu’un dit àmi-voix :

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commençai à mâchonner.J’avais faim et mal au cœuren même temps. Mes genouxtremblaient.

Siebert s’assit à côté demoi. Il était très grand et trèsmaigre, avec un long nezpointu, des lèvres minces etdes oreilles décollées.

— Siebert, dit une voix,faudra que tu dises auMeister que midi, c’est midi.

— Ja, ja,   « Peau de cit-ron », dit Siebert en ricanant.

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Ils parlaient tout près demoi, mais leurs voix parais-saient très lointaines.

— Le cochon sortira samontre, et il dira : « Miditout juste, mein Herr ! »

Je levai les yeux. Le soleilsortait d’un nuage, il éclairaen plein la bétonneuse. Ellese dressait à quelques pas demoi. Elle était neuve, peinteen rouge vif. À côté d’elle un wagonnet était debout surdes rails. Puis, à terre, devant

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le wagonnet, il y avait despelles plantées dans le sable.De l ’autre côté de la béton-neuse s’élevait le tapis roul-ant qui amenait le béton frais juqu’au[L1]   pont. J’avais malau cœur, mes oreilles bour-donnaient, et je regardaistout cela vaguement, dis-traitement, en mâchonnantmon pain. Tout d’un coup, jesentis monter la peur, je bais-sai les yeux, c’était trop tard,le wagon, la bétonneuse, lespelles, étaient devenus petits

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et dérisoires comme des jou-ets, ils se mirent à reculerdans l’espace à une vitessefolle ; un vide vertigineux secreusa ; devant moi, derrièremoi, i l n’y avait plus que du vide, et dans ce vide, une  at-tente, comme si quelquechose d’atroce allait survenir, bien plus terrible que lamort.

Une voix frappa mon or-eille, je vis mes mains. Ellesétaient étroitement croisées,mon pouce gauche frottait

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mon pouce droit sur toute salongueur, je le regardai, je memis à compter à voix basse :« 1,2, 3,4… », il y eut commeun spasme, tout se dénoua. À côté de moi, sur ma droite, je vis la grande oreille décolléede Siebert, quelqu’un parla :

— Donnerwetter !   Tu saisce qu’il fait ce cochon ? Avantmidi, il retarde sa montre decinq minutes. Pourquoi tu nelui dis pas, toi ?

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l’appelait-on ? Une nausée vi-olente me prit, je m’allongeaide tout mon long sur le sol. Au bout d’un moment, j’entendis :

— Faut bien que tumanges,  nicht wahr ? 

— Ja, ja.

J’écoutai, je me raccrochaià leurs voix, j’avais peurqu’elles se taisent.

— Le Seigneur Dieu, iln’aurait pas dû nous faire un

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estomac à nous autres Allemands !

— Ou alors, un estomac à bouffer du sable comme cettesacrée machine !

Quelqu’un rit, je fermai les yeux et je pensai : « Le petit brun s’appelle Edmund. »Mes genoux tremblaient.

— Ça ne va pas,  Kerl ? 

J’ouvris les yeux. Un longnez pointu était penché surmoi. Siebert. C’était Siebert.Je fis effort pour sourire, et

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il y eut un blanc, et je sentisquelqu’un me secouer par lesépaules.

— Allons viens ! ditSiebert.

Je me levai en vacillant,repris ma pelle et dis à mi- voix :

— Je ne comprends pas.J’étais solide dans le temps.

— Ach was !   dit « Peau decitron », c’est pas la force,c’est la soupe ! Y a combiende temps que t’es chômeur ?

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— Un mois.

— C’est bien ce que jedisais, c’est la soupe. Regardecette sacrée machine : Si tului donnes pas à manger, ellenon plus, elle fonctionne pas.Mais elle,   Mensch, e l le ! Onla soigne ! On la nourrit ! Elle vaut de l’argent !

Siebert abaissa le brasgauche, le moteur ronfla,l ’énorme vis, à nos pieds, semit à tourner doucement.

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« Peau de citron » jeta dessussa pelletée.

— Tiens ! dit-il haineuse-ment, bouffe !

— Tiens, putain ! ditEdmund.

— Tiens ! dit « Peau de cit-ron », bouffe ! Bouffe !

— Bouffe et crève ! ditEdmund.

Les pelletées tombaient enpluie, furieusement. Je pen-sai : « Edmund, il s’appelleEdmund. » Il y eut un

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silence. Je jetai un coup d’œilà « Peau de citron ». Il passale revers de son pouce au tra- vers de son front et secoua samain vers le sol.

— Ach was !   fit-il d’un tonamer, c’est nous qui crèver-ons, oui !

Mes bras étaient sansforce. Chaque fois que jesoulevais la pelle, je vacillais.Il y eut un trou, je n’entendisplus rien, je me demandais

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anxieusement s’ils con-tinuaient à parler.

— Hugo, dit « Peau decitron »…

Et ce fut exactementcomme si on reposait l’ai-guille sur un disque.J’écoutais, je ne voulais pluslâcher la voix.

— Combien ça vaut, une bétonneuse ?

Hugo cracha.

— J’suis pas acheteur.

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— 2 000 Marks ! criaSiebert en déchirant un sacde ciment.

La poussière de ciment vola, nous enveloppa, et jeme mis à tousser.

— Et nous, dit « Peau decitron », combien on vaut ?

— La pièce ?

— Oui.

I l y eut un s i lence. Maisest-ce que c’était un vraisilence ? Est-ce que vraimentils ne parlaient pas ?

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— 20 Pfennigs.

— Et c’est bien payé, ditEdmund.

« Peau de citron » lançarageusement sa pelletée.

— C’est pour dire.

— C’est pour dire quoi ?

— L’homme, il est très bonmarché.

Je répétai à voix basse :« L’homme, il est très bonmarché », puis brusquement, je n’entendis plus rien.

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Une voix dit :

— Il va te saquer.

Ils pelletaient tous commedes fous. Je les regardais, jen’arrivais pas à bouger.

Le moteur cessa de ron-fler, et « Peau de citron »s’assit tranquillement à côtéde moi. Le gravier cria der-rière lui , et je vis dans une brume, au niveau de mon vis-age, les bottes noires et luis-antes du Meister.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

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— Au revoir, salaud.

— Tiens, dit la voix deSiebert, avale ça. Le Schnapscoula dans ma gorge.

— Siebert, dit Hugo, moiaussi, je me sens faible.

— Bouffe du sable.

Je réussis à me lever.

— Ça va ? dit « Peau decitron ».

Je fis « oui » de la tête et je dis :

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— C’est quand mêmeheureux qu’il y ait eu unepanne.

Ils se mirent à rire auxéclats, et je les regardais, l’unaprès l’autre, interloqué.

— Junge !   cria « Peau decitron », t’es encore plus bêteque le Meister !

Je regardai Siebert.

— Tu as fait ça ?

« Peau de citron » setourna vers Siebert et répéta

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avec un étonnementcomique :

— Tu as fait ça ?

Les rires redoublèrent.Siebert sourit de ses lèvresminces et hocha la tête. Je dissèchement :

— Tu as eu tort.

Les rires cessèrent. Hugo,Edmund, et « Peau de cit-ron » me regardaient.

« Peau de citron » dit avecune fureur contenue :

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— Et si je te foutais mapelle à travers la gueule, j’aurais tort ?

— Petit salaud, ditEdmund.

Il y eut un silence etSiebert dit :

— Ça va. Il a raison. Si onavait le régime qu’il faut, i ln’y aurait pas à faire ça.

— Ton régime, dit « Peaude citron », tu sais où je mele mets.

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Siebert se mit à rire en meregardant.

— Panne réparée ?

— Vas-y ! dit « Peau de cit-ron » d’un air rageur, vas-y !Ne perdons surtout pas uneminute ! On pourrait fairetort au patron !

— Ça va,  Kerl ?   dit Sieberten me regardant.

Je hochai la tête, il abaissale bras gauche, le moteurronfla, et la vis, à nos pieds,

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se remit à tourner avec unelenteur implacable.

Dans les jours quisuivirent, mes crises se multi-plièrent. Mais il y eut en ellesun changement notable. Leschoses restaient ce qu’ellesétaient. I l n’y avait plus de vide, mais seulement une at-tente. Quand on écoute un or-chestre, et que le tambour sefait entendre, i l y a dans cecoup net et sourd, quelque

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chose de mystérieux, de men-açant, de solennel. Voilà ceque j’éprouvais. La journéeétait pleine pour moi de cescoups de tambour. Quelquechose d’atroce s’annonçait,une boule se nouait dans magorge, et j’attendais, j’at-tendais, avec une angoissefolle, quelque chose qui ne venait pas. Les coups de tam- bour cessaient, j’avais l’im-pression de sortir d’uncauchemar, et tout d’un coup,c’était comme si le monde

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n’était plus vrai. On avaitchangé les choses derrièremon dos, elles portaienttoutes un masque. Je re-gardai autour de moi, j ’étaisplein de méfiance et de peur.Le soleil qui bril lait sur mapelle mentait. Le sable men-tait. La bétonneuse rougementait. Et derrière ces men-songes il y avait un senscruel. Tout se liguait contremoi. Un silence lourdtombait. Je regardais les ca-marades, leurs lèvres

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remuaient, je n’entendais pasun seul mot, mais je com-prenais bien qu’ils faisaientexprès de remuer leurs lèvressans parler pour me fairecroire que j’étais fou. J’avaisenvie de leur crier : « Je com-prends votre jeu, salauds ! »J’ouvrais la bouche, et toutd’un coup, une voix me par-lait à l’oreille, elle étaitsourde et hachée, c’était la voix de Père.

Je maniais la pelle huitheures par jour. Même la nuit

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dans mon sommeil, je lamaniais. Souvent, je rêvaisque je ne pelletais pas assez vite, le métal blanc et brillantde la vis apparaissait, leMeister se mettait à hurler, jeme réveillais trempé desueur, les mains crispées surun manche invisible.Quelquefois, je me disais :« Voilà ce que tu es devenu,maintenant : une pelle ! Tu esune pelle ! »

Quelquefois je réfléchis-sais que si j ’avais pu, étant

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chômeur, manger le peu que je mangeais maintenant, celam’eût suffi. Malheureuse-ment, il me fallait travaillerhuit heures par jour pouravoir ce peu, et en travaillant, j’usais mes forces, et j’avaisdavantage d’appétit. Ainsi, jepelletais toute la journéedans l’espoir d’assouvir mafaim, et cela ne servait qu’àl’augmenter.

Quelques jours sepassèrent ainsi, et je résolusde me tuer. Je décidai

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d’attendre le samedi, car,pour manger, j’avais em-prunté à Siebert sur ma payefuture, et je désirais rem- bourser mes dettes avant demourir.

Le samedi vint, et je payaimes dettes. I l me restait dequoi manger trois jours enme modérant beaucoup. Jedécidai de tout dépenser le jour même, et une dernièrefois au moins avant demourir, de manger à ma faim.Je pris le tram, et avant de

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monter dans ma chambre, j’achetai du lard, du pain etun paquet de cigarettes.

Je montai mes cinq étages, j’ouvris ma porte, je me sou- vins qu’on était au prin-temps. Le soleil entrait de bi-ais par la petite fenêtregrande ouverte, et pour lapremière fois depuis un mois, je regardai ma chambre : unepaillasse jetée sur un cadreen bois, une table de bois blanc, une cuvette, une arm-oire. Les murs étaient noirs

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de crasse. Je les avais lavés,mais cela n’avait servi à rien.Il aurait fallu les gratter.J’avais fait une tentative dansce sens, mais je n’avais pas eula force de continuer.

Je posai mon paquet sur latable, je balayai ma chambre,puis je sortis sur le palierprendre de l’eau au robinetd’étage, je rentrai, je me lavaila figure et les mains. Jesortis de nouveau vider moneau sale, et quand je revinsdans la chambre, je défis la

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couture de ma paillasse surdix centimètres, plongeai lamain dans l ’ouverture et ra-menai mon revolver.

Je défis les chiffons quientouraient le Mauser, je vérifiai le magasin, je retiraile cran de sûreté, puis je po-sai l’arme sur la table. Jepoussai la table en face de lafenêtre afin d’être en pleinsoleil, et je m’assis.

Je découpai huit tranchesde pain assez minces et sur

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chacune d’elles, je plaçai unetranche de lard beaucoupplus épaisse. Je mastiquaisans hâte, méthodiquement.Tout en mangeant, je re-gardais les tranches de painet de lard alignées sur latable, et chaque fois que j’enprenais une, je comptaiscelles qui restaient. Le soleil brillait sur mes mains, et jesentais sa chaleur sur mon visage. J’étais en bras dechemise, je ne pensais à rien, j’étais heureux de manger.

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Quand j’eus fini, je ramas-sai les miettes sur ma table et je les jetai dans un vieux seauà confiture qui me servait de boite à ordures. Puis je melavai les mains. Comme jen’avais pas de savon, je lesfrottai longuement dans l’es-poir de faire partir la graisse.Je pensai : « Tu as bien grais-sé la pelle, et maintenant tu vas la casser. » Et je ne saispourquoi, j’eus envie de rire.Je m’essuyai les mains à une vieille chemise en loques que

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 j’avais pendue à un clou, etque j’employais comme servi-ette de toilette. Puis je re-tournai à ma table, j’allumaiune cigarette et j’allai meplanter devant la fenêtre.

Le soleil brillait sur lestoits d’ardoise. J’aspirai une bouffée, j’en rejetai unepartie, et j’en respiraiavidement l’odeur. Je me re-dressai, je me campai sur mes jambes, pour une fois je lessentais fermes et solides sousmoi, et tout d’un coup, je me

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 vis dans un film : J’étais de- bout devant la fenêtre, je fu-mais, je regardais les toits.Puis quand la cigarette seraitfinie, je prendrais le revolver, je l’appliquerais contre matempe, tout serait fini.

On frappa deux coups à maporte, je regardai le revolversur la table, mais avant que j’aie eu le temps de le cacher,la porte s’ouvrit : C’étaitSiebert.

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I l s ’arrêta sur le seui l etme f i t un pet i t sa lut de lapaume de la main. Jem’avançai rapidement et jeme plaçai devant la table. Ildit :

— Je ne te dérange pas ?

— Non.

— Je suis venu te dire unpetit bonjour.

Je ne répondis rien, il at-tendit une seconde, puisferma la porte et s’avançad’un pas dans la pièce.

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— Ta logeuse a eu l’air sur-pris quand je t’ai demandé.

— Je ne reçois jamais de visite.

— So ! dit-il.

Il sourit, son nez pointus’allongea, et ses grandes or-ei l les eurent l ’air de se dé-coller davantage. Il fit unsecond pas en avant, prom-ena son regard dans la pièce,et grimaça. Puis il me jeta uncoup d’œil et se dirigea versla fenêtre.

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Je contournai la table et jeme plaçai entre la table et lui.Il mit les mains dans sespoches et regarda les toits.

— Tu as de l’air, au moins.

— Oui.

Il était beaucoup plusgrand que moi et mes yeuxétaient au niveau de sanuque.

— Un peu froid l’hiver,nicht wahr ? 

— Je ne sais pas. I l n ’y aque deux mois que je suis ici.

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Il pivota sur ses talons etme fit face : Son regard passaau-dessus de ma tête et ilcessa de sourire.

— Hallo ! dit-il.

Je fis un mouvement, ilm’écarta doucement du platde la main, e t sa is i t l e re- volver. Je dis vivement :

— Fais attention. Il estchargé.

I l me jeta un coup d ’œi l vif, saisit l’arme et vérifia le

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magasin. Il me regardafixement :

— Et le cran de sûretén’est pas mis.

I l y eut un s i lence , e t i lreprit :

— C’est ton habituded’avoir un revolver chargé sutta table ?

Je ne répondis rien, il re-posa l ’arme, et s’assit sur latable. Je m’assis à mon tour.

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— Je suis venu te voir,parce qu’il y a quelque choseque je ne comprends pas.

Je me tus, et au bout d’unmoment, il reprit :

— Pourquoi as-tu voulu mepayer tes dettes d’un seulcoup ?

— Je n’aime pas avoir desdettes.

— Tu aurais pu m’en payerla moitié. Et l’autre moitié, lasemaine prochaine. Je te l’ai

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dit, ça ne me dérangeait pasdu tout.

— Je n’aime pas traînerdes dettes.

Il me regarda.

— So !   dit-il en souriant,tu n’aimes pas traîner desdettes, et maintenant, tu asde quoi manger trois jours, etla semaine a sept jours,  mein Herr !

Je ne répondis rien, sonregard se promena sur latable, tout d’un coup il

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haussa les sourcils et seslèvres s’amincirent.

— Deux jours avec lescigarettes.

Il prit le paquet, le regardaattentivement, et siffla :

— Tu ne te refuses rien.

Je ne répondis pas, et i lreprit d’un ton sarcastique :

— Ton tuteur t’a peut-êtreenvoyé un mandat ?

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genoux l’un contre l’autre, et je me demandai avec angoissesi je n’allais pas me mettre àtrembler.

Le silence dura un longmoment, et Siebert articulaavec une fureur contenue :

— Tu vas te tuer.

Je fis un violent effort, et je dis :

— C’est mon affaire.

Il bondit sur ses pieds, meprit des deux mains par ledevant de ma chemise, me

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souleva de ma chaise, et mesecoua.

— Espèce de petit salaud !siffla-t-il entre ses dents, tu vas te tuer !

Ses yeux me brûlaient, jedétournai la tête, je me mis àtrembler, et je répétai à voix basse :

— C’est mon affaire.

— Nein !   hurla-t-il en mesecouant, ça n’est pas ton af-faire, salaud ! Etl’Allemagne ?

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Je baissai la tête et je dis :

— L’Allemagne est foutue.

Je sentis les doigts deSiebert lâcher ma chemise, et je sus ce qui allait se passer.Je levai le bras droit, c’étaittrop tard. Sa main claqua surma joue à toute volée. Lecoup fut si fort que jechancelai, la main gauche deSiebert me rattrapa par machemise, et de nouveau, il megifla. Puis il me poussa en

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arrière et je retombai sur machaise.

Mes joues étaient brûlantes, ma tête tournait, je me demandais si je n’allaispas me lever de ma chaise etme ruer sur lui. Je ne bougeaipas, une pleine secondes’écoula, Siebert était deboutdevant moi, une torpeurheureuse m’envahit.

Siebert me regardait, ses yeux étincelaient, et je vis

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 battre les muscles de samâchoire.

— Espèce de petit salaud,gronda-t-il.

Il fourra ses deux mainsdans ses poches, et se mit àmarcher dans la pièce en cri-ant : « Nein ! Nein ! Nein ! »à tue-tête. Puis il me regardade ses yeux flamboyants :

— Toi ! cria-t-il, toi ! Toi,un ancien des Corps francs !

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Il se retourna si furieuse-ment que je crus qu’il allaitse ruer sur moi.

— Écoute voir ! L’Alle-magne n’est pas foutue ! Iln’y a qu’un salaud de juif  pour dire qu’elle est foutue.La guerre continue, tu com-prends ! Même après cettecochonnerie de Diktat de Ver-sailles, elle continue !

Il se mit de nouveau àmarcher dans la pièce commeun fou.

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— Herrgott !  cria-t-il, c’estpourtant clair !

Il cherchait ses mots, lesmuscles de sa mâchoire bat-taient sans arrêt, il ferma lespoings,   et   tout d’un coup, ilse mit à crier : « C’est clair !C’est clair ! »

— Tiens ! dit-il en sortantun journal de sa poche, moi, je ne suis pas un orateur,mais c’est écrit là-dessus,noir sur blanc !

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Il me fourra le journalsous le nez.

— « L’Allemagne paiera ! »   voilà ce qu’ils onttrouvé ! Ils vont nous prendretout notre charbon ! Voilà cequ’ils ont trouvé, mainten-ant ! Regarde donc, c’est écritlà-dessus, noir sur blanc ! Ils veulent anéantirl’Allemagne !

Il se mit à rugir tout d’uncoup :

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— Et toi, espèce de petitsalaud, tu veux te tuer !

Il brandit le journal danssa main droite et m’en fou-etta le visage.

— Tiens ! cria-t-il, lis ! lis !Lis tout haut !

Il pointa son index tremb-lant au milieu d’un article et je me mis à lire :

— « Non, l’Allemagne n’estpas vaincue… »

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— Debout, salaud ! criaSiebert, debout quand tuparles de l’Allemagne !

Je me levai.

— « L’Allemagne n’est pas vaincue. L’Allemagne vaincra.La guerre n’est pas finie. Ellea pris seulement d’autresformes. L’Armée est réduite àrien, et les Corps francs, dis-sous. Mais tout homme alle-mand, avec ou sans uniforme,doit encore se considérercomme un soldat. Il doit plus

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que jamais faire appel à soncourage, à sa résolution in-flexible. Quiconque sedésintéresse du destin de lapatrie la trahit. Quiconques’abandonne au désespoir,déserte devant l’ennemi. Ledevoir de tout homme alle-mand est de lutter et demourir, là où il se trouve,pour le peuple et pour le sangallemands ! »

— Donnerwetter !   criaSiebert, on dirait que c’estécrit pour toi !

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Je regardai le journal, an-éanti. C’était vrai : C’étaitécrit pour moi.

— C’est clair ! dit Siebert,tu es soldat ! Tu es encoresoldat ! Qu’importe l’uni-forme ? Tu es soldat !

Mon cœur se mit à battre àgrands coups dans mapoitrine, et je restai debout,immobile, cloué sur place.Siebert me regarda attentive-ment, puis i l sourit , la joieenvahit son visage, il entoura

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mes épaules de son bras, uneonde chaude me parcourut lesreins, et il cria comme unfou : « C’est clair ! »

Je dis à voix basse :

— Laisse-moi un peu.

— Bon Dieu ! dit-il , tu ne vas pas t’évanouir ?

— Laisse-moi un peu.

Je m’assis, je mis ma têtedans mes mains, et je dis :

— J’ai honte, Siebert.

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Et un soulagementdélicieux m’envahit.

— Ach was !   dit Siebertd’un air gêné.

I l me tourna le dos, pri tune cigarette, l’alluma et allase planter devant la fenêtre ;il y eut un long silence, puis je me levai, m’assis à la table,et saisis le journal d’unemain tremblante. Je cherchaile titre : C’était le  Vœlkischer Beobachter.

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En première page, une ca-ricature me sauta aux yeux.Elle représentait « Le Juif in-ternational en train d’étran-gler l’Allemagne ». Je détail-lais presque distraitement laphysionomie du juif, et toutd’un coup, ce fut comme unchoc d’une violence inouïe :Je la reconnus. Je reconnusces yeux bulbeux, ce long nezcrochu, ces joues molles, cestraits haïs et repoussants. Jeles avais assez souvent con-templés, jadis, sur la gravure

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que Père avait fixée à la portedes cabinets. Une lumièreéblouissante se fit dans monesprit. Je compris tout :C’était lui. L’instinct de monenfance ne m’avait pastrompé. J’avais eu raison dele haïr. Ma seule erreur avaitété de croire, sur la foi desprêtres, que c’était unfantôme invisible, et qu’on nepouvait le vaincre que par desprières, des jérémiades oupar l’impôt du culte. Mais jele comprenais maintenant, il

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était bien réel, bien vivant,on le croisait dans la rue. Lediable, ce n’était pas le di-able. C’était le juif.

Je me levai, un frémisse-ment me parcourait de la têteaux pieds. Ma cigarette me brûlait les doigts. Je la jetai.Puis j’enfonçai mes mainstremblantes dans mes poches, je me plaçai devant la fenêtreet je respirai à pleins pou-mons. Je sentais le bras deSiebert contre le mien, et saforce me pénétrait. Siebert

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avait les deux mains sur la barre d’appui. Il ne me re-gardait pas, ne bougeait pas.Le solei l , sur ma droite, secouchait dans une orgie desang. Je me retournai, jesaisis le Mauser, puis je l’él-evai lentement jusqu’à l’hori-zontale, et je visai le soleil.

— C’est une bonne arme,dit Siebert, et sa voix étaittendre et contenue.

Je dis « Ja, ja » à voix basse, et je reposai le Mauser

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sur la table. L’instant d’après, je le reprenais. Sa crosse étaitlourde et familière au creuxde ma main, i l avait un airdur et réel, son poidspénétrait dans ma paume, et je pensais : « Je suis soldat.Qu’importe l’uniforme ? Jesuis soldat. »

Le lendemain était un di-manche et je dus attendre lelundi pour me rendre, après

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la sortie du travail, au bureaude l’état civil.

Derrière le comptoir, unemployé avec une petite bar- biche et des lunettes de ferétait en conversation avec unhomme aux cheveux blancs.J’attendis qu’il eût fini, et jedis :

— Bitte, pour une modific-ation d’état civil ?

L’employé aux lunettes defer dit sans me regarder :

— De quoi s’agit-il ?

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— Sortie d’Église.

Les deux hommes levèrentles yeux en même temps. Au bout d’un moment, l’employéaux lunettes se tourna versson collègue, et secoualégèrement la tête. Puis il meregarda de nouveau.

— Sous quelle confessionétiez-vous déclaré ?

— Catholique.

— Et vous n’êtes pluscatholique ?

— Non.

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— Quelle religion voulez- vous déclarer ?

— Aucune.

L’employé regardal’homme aux cheveux blancs,et hocha la tête.

— Pourquoi n’avez-vouspas fait une déclaration en cesens lors du dernierrecensement ?

— Je n’ai pas été recensé.

— Pourquoi ?

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— J’étais en Courlande,dans les Corps francs.

L’homme aux cheveux blancs prit une règle et s’endonna de petits coups sur lapaume de la main gauche.L’employé dit :

— C’est tout à fait irréguli-er. Vous auriez dû faire unedéclaration. Et maintenant, vous êtes en faute.

— On n’a pas procédé aurecensement dans les Corpsfrancs.

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L’employé secoua la têted’un air fâché :

— Je signalerai le fait.C’est inadmissible. Le re-censement est universel.Même les messieurs desCorps francs n’en étaient pasexempts.

I l y e u t u n s i l e n c e e t j edis :

— J’ai été recensé en 16.

L’employé me regarda etses lunettes jetèrent deséclairs.

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— Eh bien alors, pourquoi vous êtes-vous déclarécomme catholique ?

— Ce sont mes parents quim’ont déclaré.

— Quel âge aviez-vous ?

— Seize ans.

Il me regarda.

— Vous avez donc vingt-deux ans.

Il poussa un soupir, setourna vers son collègue ettous deux hochèrent la tête.

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— Et maintenant, repritl’employé, vous n’êtes pluscatholique ?

— Non.

Il releva ses lunettes surson front.

— Pourquoi ?

J’eus le sentiment qu’ilsortait de son rôle en posantcette question, et je dis viteet sèchement :

— Mes convictions philo-sophiques ont changé.

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L’employé regarda soncollègue, et dit entre sesdents : « Ses convictionsphilosophiques ont changé ! »L’homme aux cheveux blancshaussa les sourcils, ouvrit àdemi la bouche, et secoua latête de droite à gauche. L’em-ployé se tourna vers moi.

— Eh bien, attendez leprochain recensement pourfaire votre sortie d’Église.

— Je ne désire pas at-tendre deux ans.

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— Pourquoi ?

Comme je ne répondaispas, il reprit comme s’ilmettait fin à l’entretien :

— Vous voyez, ce n’est pastellement pressé.

Je compris que je devaisdonner à ma hâte un motif  administratif et je dis :

— Il n’y a aucune raisonque je paye encore l’impôtconfessionnel pendant deuxans, puisque je n’appartiensplus à aucun culte.

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— Vous paierez un impôtde compensation supérieur àl’impôt confessionnel.

Il se recula sur sa chaise etme considéra d’un air triom-phant. L’homme aux cheveux blancs sourit.

Je dis sèchement :

— Ça m’est tout à fait égal.

Les lunettes de l ’employé jetèrent un éclair, il pinça leslèvres et regarda soncollègue. Puis il se pencha,ouvrit un tiroir, y prit trois

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Il jeta un coup d’œil à soncollègue.

— Ce sont… vos nouvellesconvictions philosophiques ?

— Oui.

— C’est bien, dit-il en pli-ant les feuilles.

Je le saluai de la tête. Il nedaigna pas me voir. Il re-gardait son collègue. Je pivo-tai sur mes talons et me diri-geai vers la sortie. Derrièremon dos, je l’entendis qui

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murmurait : « Encore un dela nouvelle engeance ! »

Dans la rue, je sortis leVœlkischer Beobachter de mapoche, et je vérifiai l’adresse.C’était assez loin, mais iln’était pas question de pren-dre le tram.

Je marchai trois quartsd’heure environ. J’étais trèsessoufflé. La veille, j’avais dûme passer de repas. À midi,Siebert m’avait donné lamoitié de son casse-croûte et

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prêté quelques Marks. Enquittant le chantier, jem’étais acheté un morceau depain. Mais la faim recom-mençait à poindre, et mes jambes étaient faibles.

La permanence du Partiétait située au premier étage.Je sonnai, la porte s’entrouv-rit, et un jeune homme brunse montra dans l’ouverture.Ses yeux noirs étaient bril-lants et attentifs.

— Vous désirez ?

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— M’inscrire au Parti.

La porte ne s’ouvrit pasdavantage. Derrière le jeunehomme brun, je vis le dosd’un autre jeune homme, de- bout devant une fenêtre. Lesoleil faisait une auréolerousse autour de sa tête. Il sepassa quelques secondes,puis le jeune homme rouxpivota, fit un petit signe avecson pouce et dit :

— Ça va.

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La porte s’ouvrit complète-ment et j’entrai. Une dizainede jeunes gens en chemise brune me regardaient. Le jeune homme brun me pritpar le bras et me dit d ’une voix extraordinairementdouce et polie :

— Venez, je vous prie.

Il me conduisit à unepetite table, je m’assis, il medonna un formulaire, et jecommençai à le remplir.Quand j’eus fini, je tendis le

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formulaire au jeune homme brun, il s’en saisit, et partit vers le fond de la pièce enzigzaguant entre les tables.Ses mouvement[L2]   étaient vifset gracieux. Il atteignit uneporte grise et disparut.

Je regardai autour de moi.La salle était grande et claire. Avec ses fichiers, ses tablesde secrétaire et ses deux ma-chines à écrire, elle évoquaità première vue un bureaucommercial quelconque. Mais

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l’atmosphère n’était pas celled’un bureau.

Les jeunes gens portaienttous une chemise brune, un baudrier et des bottes. Ils fu-maient et parlaient entre eux.L’un d’eux lisait un journal.Les autres ne faisaient riende particulier, et pourtant, ilsne paraissaient pasdésœuvrés. Ils avaient l’aird’attendre.

Je me levai, et il y eutcomme une tension dans

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l’air. Je regardai les jeunesgens en chemise brune. Aucun d’eux ne parut faireattention à moi, et pourtant, j’avais l’impression que pasun de mes gestes ne leuréchappait. Je me dirigeai versla fenêtre, je posai mon frontcontre la vitre, et pendantune seconde mon estomac secreusa vertigineusement.

— Beau temps,   nicht wahr ? 

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Je tournai la tête, le jeunehomme roux se tenait toutprès de moi, si près que son bras touchait ma hanche. Ilsouriait d’une oreille àl’autre, d’un air cordial, maisses yeux étaient sérieux et at-tentifs. Je dis « Ja » et je re-gardai dans la rue. En bas,sur le trottoir, un jeunehomme mince en chemise brune, le visage coupé d’unecicatrice, faisait les cent pas.Je ne l’avais pas remarqué enentrant. Sur l’autre trottoir,

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deux jeunes gens étaient ar-rêtés devant une vitrine. Detemps en temps, ils se re-tournaient et jetaient un coupd’œil à leur camarade d’enface. Au bout d’un momentmon estomac se contracta et je me sentis la tête vide. Jepensai que je serais mieux as-sis, et je pivotai sur mestalons. Aussitôt, il y eut, dansl’air, cette même tension. Jeregardai les jeunes gens tourà tour. Aucun n’avait les yeuxfixés sur moi.

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Je n ’eus pas le temps dem’asseoir. La petite portegrise au fond de la pièces’ouvrit brusquement, le jeune homme brun apparut,s’effaça d’un mouvement rap-ide et gracieux, et un hommed’une quarantaine d’annéessurgit. Il était court, trapu,apoplectique. Les jeunes gensclaquèrent les talons etlevèrent le bras droit.L’homme trapu leva le brasdroit à son tour, le laissa re-tomber, et s’immobilisa sur le

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seuil de la porte en m’envel-oppant d’un regard aigu etrapide comme s’il cherchaitdans sa mémoire s’il m’avaitdéjà vu. Sa poitrine puissantegonflait sa chemise brune, ilavait les cheveux coupés trèscourt, et ses yeux disparais-saient dans les boursoufluresde ses paupières.

Il s’approcha. Il marchaitd’un pas lourd, presque entanguant. Quand il fut à deuxmètres de moi, deux jeunesgens se détachèrent du

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poing, et posa dessus l’indexde l’autre main.

— Lang ?

Je me mis au garde à vouset je dis :

— Jawohl, HerrObersturmführer.

Son doigt court, boudiné,carré du bout, parcourut leslignes du formulaire. Puis illeva la tête et me regarda. Les boursouflures de ses yeux nelaissaient qu’une mince fente

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à ses yeux. Il avait l’air lourdet endormi.

— Où travaillez-vous ?

— Chantier Lingenfelser.

— Un de vos camarades duchantier est-il inscrit auParti ?

— Un, je crois.

— Vous n’en êtes pas sûr ?

— Non. Cependant, il lit leVœlkischer Beobachter.

— Comment s’appelle-t-il ?

— Siebert.

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 L’Obersturmführer   setourna vers Freddie. Il netourna pas le cou, mais toutle buste, comme si son couavait été soudé à ses épaules.

— Vérifie.

Freddie s’assit à une tableet consulta un fichier. L’Obersturmführer   reposason index boudiné sur leformulaire.

— Turquie ?

— Ja, HerrObersturmführer.

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— Avec qui ?

— Herr RittmeisterGunther.

Freddie se leva.

— Siebert est inscrit.

L’index boudiné sautaplusieurs lignes.

— Ah ! Les Corps francs !

Et tout d’un coup il n’eutplus l’air endormi.

— Avec qui ?

— Oberleutnant  Rossbach.

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L’Obersturmführer   sourit,ses yeux se mirent à bril lerdans leurs fentes, et il avançasa lèvre d’un air gourmand :

— Baltique ? Ruhr ?Haute-Silésie ?

— Tous les trois.

— Gut !

Et il me tapa sur l’épaule.Les deux jeunes gens quim’encadraient s’écartèrent, etretournèrent s’asseoir.L’Obersturmführer   se tournad’un seul bloc vers Freddie.

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— Prépare sa cartetemporaire.

Les fentes de ses yeuxs’amincirent. Il avait l’air denouveau endormi.

— Vous serez d’abord as-pirant S.A., puis, quand nousle jugerons utile, vousprêterez le serment au Führ-er, et vous serez reçu S.A. Avez-vous de quoi payerl’uniforme ?

— Malheureusement non.

— Pourquoi ?

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— Il y a une semaine j’étais encore chômeur.

L ’Obersturmführer   setourna d’un bloc vers lafenêtre.

— Otto !

Le jeune roux pivota surlui-même, accourut en boit-ant légèrement et claqua lestalons. Son visage maigre,semé de taches de rousseur,était fendu d’un sourire.

— Tu lui donneras l’uni-forme de Heinrich.

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Otto cessa de sourire, son visage devint grave et triste,et il dit :

— L’uniforme de Heinrichsera trop grand.

L’Obersturmführer   haussales épaules.

— Il le raccourcira.

Un silence tomba dans lapièce. L’Obersturmführerpromena son regard sur les jeunes gens et dit d’une voixforte :

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— Un Corps franc a ledroit de porter l’uniforme deHeinrich.

Freddie lui tendit unecarte pliée. Il rouvrit, y jetaun coup d’œil, la ferma et mela tendit.

— Pour le moment, tu asl’ordre de rester au chantier.Je remarquai avec bonheurqu’il me disait « tu ».

— Donne ton adresse àOtto. Il te portera l’uniformede Heinrich.

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L’Obersturmführer   pivotasur ses talons, puis se ravisa,et me fit face de nouveau.

— Un Corps franc a sûre-ment une arme ?

— Revolver Mauser.

— Où l’as-tu caché ?

— Dans ma paillasse.

Il haussa ses épaulespuissantes.

— Enfantin.

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Il se tourna d’un bloc versle groupe des jeunes gens,cligna de l’œil et dit :

— Les paillasses n’ont pasde secret pour les Schupos.

Les jeunes gens se mirentà rire, et il resta impassible.Quand les rires eurent cessé,il reprit :

— Otto te montrera com-ment le cacher.

Freddie me toucha le bras.

— Tu peux te f ier à Otto.Son revolver, il l’a si bien

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caché que lui-même n’arriveplus à le retrouver.

Les jeunes gens rirent denouveau, et cette fois,l’Obersturmführer   fit écho.Puis il saisit la nuque deFreddie dans sa main puis-sante et la plia plusieurs foisen avant en répétant enfrançais :

— « Petite canaille ! Petitecanaille ! »

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Freddie se mit à se tortil-ler, mais sans faire beaucoupd’effort pour se dégager.

— Petite canaille ! Petitecanaille !   ditl’Obersturmführer,   et son visage devint apoplectique.

Finalement, d’unepoussée, il lança Freddiedans les bras d’Otto qui, sousle choc, faillit tomber. Les jeunes gens se mirent à rireaux éclats.

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— Jawohl, HerrObersturmfûhrer !

 L’Obersturmführer   melâcha, recula d’un pas, se mitau garde à vous, leva le brasdroit et cria d’une voix forte :

— Heil Hitler !

Les jeunes gens sefigèrent, le bras tendu. Puisils crièrent à l’unisson, d’une voix rauque et forte, enscandant les syllabes :

— Heil Hitler !

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Leurs voix résonnèrentpuissamment dans mapoitrine. J’éprouvai un pro-fond sentiment de paix.J’avais trouvé ma route. Elles’étendait devant moi, droiteet claire. Le devoir, à chaqueminute de ma vie,m’attendait.

Les semaines passèrent,puis les mois, et malgré ledur travail à la bétonneuse, lachute du Mark et la faim,

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sans engagement. Bien qu’enprincipe, nous fussions, depart et d’autre, sans armes, iln’était pas rare, au cours dela mêlée, d’entendre un re- volver claquer. Heinrich,dont je portais l’uniforme,avait été tué d’un coup enplein cœur, et j ’avais dû re-priser, sur ma chemise brune,les deux déchirures que la balle avait faites.

Le 11 janvier fut pour lescombattants du Parti unedate décisive. Le

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gouvernement du PrésidentPoincaré fit occuper la Ruhr.Il y expédia « une simplemission d’ingénieurs » – mis-sion accompagnée de 60 000soldats – mais dont les buts,selon une expression qui fitfortune parmi nous, étaient« purement pacifiques ».L’indignation, dans toutel’Allemagne, flamba commeune torche. Le Führer avaitde tout temps proclamé quele Diktat de Versailles ne suf-fisait pas aux Alliés, et qu’ils

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 voudraient, tôt ou tard, port-er le coup de grâce à l ’Alle-magne. L’événement lui don-nait raison, les adhésions auParti se multiplièrent, ellesatteignirent, au bout d’unmois, un chiffre sansprécédent, et la catastrophefinancière qui s’abattit en-suite sur notre malheureuxpays ne fit qu’accélérer en-core l’essor prodigieux duMouvement.L’Obersturmführer   disaitsouvent, en riant, qu’à

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regarder les choses en face, leParti devrait élever unestatue au Président Poincaré.

Bientôt, nous apprîmesque l’occupant français avaità faire front, dans la Ruhr, àune résistance beaucoupmoins passive que celle pro-clamée par le ChancelierCuno. Le sabotage des trainsde marchandises quiemmenaient le charbon alle-mand vers la France s’organ-isait sur une vaste échelle.Les ponts sautaient, les

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locomotives sortaient desrails, les aiguillages étaientdétruits. En comparaison deces exploits, et des dangersqu’ils supposaient, nos com- bats quasi quotidiens avec lescommunistes perdaient deleur éclat. Nous savions quele Parti, parallèlement àd’autres groupements patri-otiques, participait à laRésistance allemande dans laRuhr, et nous fumes trois –Siebert, Otto et moi – à de-mander, dès les premiers

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 jours, une mission secrètepour la zone d’occupationfrançaise. La réponse vintsous la forme d’un ordre :Nous étions utiles à M., etc’est à M. qu’il nous fallaitrester. De nouveau, comme à W. avec les Corps francs, j’eus l’impression de moisirdans une garnison paisible,quand d’autres se battaientpour moi.

Ce qui ajouta encore àmon impatience fut d’appren-dre que beaucoup des

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camarades et des chefs desCorps francs s’illustraientdans la résistance, notam-ment le Lieutenant Léo Al- bert Schlageter.

Le nom de Schlageter étaitun nom magique pour un an-cien des Corps francs. C’étaitle héros de Riga. Son audacene connaissait pas de limites,il s’était battu partout où l’onpouvait se battre. En Haute-Silésie, il avait été cerné troisfois par des groupes polonais,et trois fois, il avait réussi à

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s’échapper. Dans la Ruhr,nous apprîmes que,dédaignant de s’attaquer auxaiguillages, qu’il jugeait tropfaciles, il détruisait les pontsde chemin de fer au nez dessentinelles françaises qui lessurveillaient. Il agissait ainsi,disait-il avec humour, dansun but « purement  pacifique ».

Le 23 mai, une terriblenouvelle jeta parmi nous laconsternation. À la suite de ladestruction d’un pont sur la

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ligne de chemin de fer deDuisburg à Dusseldorf, lesFrançais avaient arrêté et fu-sillé Schlageter. Quelques jours plus tard, un groupe-ment patriotique qui travail-lait en liaison avec le Parti, etqui rassemblait les anciensdu Détachement Rossbach,me fit savoir que Schlageteravait été dénoncé auxFrançais par un nommé Wal-ter Kadow, maître d’école, etque j’avais été désigné, ainsi

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que deux de mes camarades,pour l’exécuter.

L’exécution eut lieu dansun bois près de P… On as-somma Kadow à coups degourdin et on enterra lecorps. Celui-ci, cependant,fut retrouvé, peu après, par lapolice, on nous arrêta, onnous fit un procès, et je fuscondamné, ainsi que mescompagnons, à dix ans dedétention.

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Je subis ma peine à laprison de D… La nourriture y était mauvaise, mais j’avaisconnu pis quand j’étaischômeur, et avec les colis duParti, je mangeais à peu prèsà ma faim. Quant au travail –qui, la plupart du temps, con-sistait à coudre à la machinedes effets militaires – il étaitinfiniment moins dur quetout ce que j’avais connu jusque-là. Il s’effectuait, enoutre, à l ’intérieur de la cel-lule, et c’était un

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soulagement pour moi que depouvoir travailler seul.

J’entendais quelquefois, àl’heure de l’exercice, descodétenus se plaindre à voix basse des gardiens, mais jepense qu’ils ne devaient pas y mettre assez du leur, car mesrapports avec eux étaient ex-cellents. Il n’y avait pasgrand mérite à cela : J’étaispoli et déférent, je ne posaispas de question, je ne récla-mais rien, et je faisais

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toujours instantanément toutce qu’on me disait de faire.

Dans le formulaire que j’avais rempli en entrant enprison, j’avais indiqué que j’étais « Konfessionslos aberGottgläubig ». Je fus doncétonné de recevoir la visite del’aumônier protestant. Ildéplora d’abord que j’eusseabandonné toute pratique.Puis il voulut savoir dansquel culte j’avais été élevé, etil parut assez satisfait d’ap-prendre que c’était la religion

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catholique. Là-dessus, il medemanda si je voulais lire laBible. Je répondis affirmat-ivement, il me donna un ex-emplaire et partit. Un moisaprès, la clef tourna dans laserrure, et le pasteur appar-ut. Il va sans dire que je melevai aussitôt. Il me demandasi j ’avais commencé à lire laBible et si j’avais trouvé cettelecture intéressante. Je luirépondis que oui. I l me de-manda alors si je me repen-tais de mon crime. Je lui dis

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que je n’avais pas à m’en re-pentir, car ce Kadow était untraître, et c’était par amourde la patrie que nous l’avionsexécuté. Il me fit remarquerque seul l ’État avait le droitd’exécuter les traîtres. Je res-tai silencieux, car j’estimaique, là où je me trouvais, jen’avais pas à lui dire ce que jepensais de la République de Weimar. Mais il comprit monsilence, car il hochatristement la tête, récitaquelques versets et s’en alla.

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Je ne mentais pas en ré-pondant au pasteur que laBible m’avait intéressé : Elleme confirmait tout ce quePère, le Rittmeister Guntheret le Parti m’avaient appris àpenser des Juifs : C’était unpeuple qui ne faisait riensans intérêt, qui employaitsystématiquement les rusesles plus déloyales, et qui té-moignait, dans le cours or-dinaire de la vie, d’une lubri-cité répugnante. En fait, cen’était pas sans malaise que

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 je lisais certains de ces récits,où i l était sans cesse ques-tion, souvent dans les termesles plus crus, de concubineset d’incestes.

La troisième année, il y  eut, dans ma vie de prisonni-er, un événement extraordin-aire : Je reçus une lettre. Jela retirai de l’enveloppefébrilement. Elle étaitsignée : Docteur Vogel, et elledisait :

« Mon cher Rudolf,

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« Bien que je puisse légit-imement me considérercomme délié de toute obliga-tion à ton égard par ton ab-ominable conduite, j’estimeque je dois à la mémoire deton père de ne pas t’abandon-ner au déshonneur qui estmaintenant ton lot, mais tetendre, dans l’oubli des in- jures, une main secourable.

« Trois ans ont passédepuis que Dieu a appesantisa main sur toi , af in que tun’abuses pas plus longtemps

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de ta liberté pour commettrele mal. Ces trois années, j’ensuis sûr, t’ont été salutaires.Tu as été la proie de tes rem-ords. Tu as porté le poids detes fautes.

« Je ne sais rien de cesfautes. Tu as pris soin dem’en dérober la connaissanceen rompant tout contact avecmoi. Mais quelle a dû être ta vie pour que, finalement, elleaboutisse au meurtre, quelhorrible exemple de paresseet de sensualité débridée elle

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a dû donner autour d’elle, jene l’imagine pas sanstristesse. C’est toujours leplaisir – et le plaisir de l’es-pèce la plus basse – qui dé-tourne le jeune homme dudur chemin du devoir et del’obéissance.

« Mais maintenant, moncher Rudolf, l’inexorable châ-timent s’est enfin abattu surtoi. Il est juste, et tu le sens.Mais Dieu, dans son indul-gence infinie, est prêt à tepardonner.

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« Il n’est plus possible,certes, d’exécuter mainten-ant, à la lettre, la volonté sac-rée d’un mourant, et ton dés-honneur exclut la grâce d’ex-ercer jamais l’auguste min-istère que ton père avaitdésiré pour toi. Mais il estdes vocations plus humblesoù tu pourras ensevelir tafaute, et pour lesquelles onne demande rien qu’un cœurrepentant et la ferme volontéde servir Dieu. Là est pour toimaintenant le salut, et ton

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père, qui du haut du ciel teregarde, n’en aurait pas dé-cidé autrement.

« Si ton repentir, comme je l’espère, a dessillé tes yeux, si tu es prêt à plier tonorgueil, à renoncer à l’an-archie et aux désordres de ta vie, il me sera sans doutepossible d’obtenir uns réduc-t ion de ta peine. Je ne suispas sans disposer de quelquesappuis, et je viens d’appren-dre que les parents du jeune W. – ton complice dans le

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crime – ont réussi, il y aquelques mois, à le faire am-nistier. C’est là, pour toi, unprécédent heureux, et dont ilme sera sans doute possiblede jouer, dans la mesure où jeserais assuré que le châti-ment a brisé ton cœur en-durci, et te ramènera, repent-ant et docile, dans nos bras.

« Ta tante et tes sœurs nem’ont chargé d’aucun mes-sage pour toi. Tu compren-dras que ces femmes parfaite-ment honorables ne désirent

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pas, pour l’instant, avoir af-faire à un détenu de droitcommun. Mais elles saventque je t ’écris, et prient sanscesse pour que ton cœur soittouché par le repentir. C’estaussi ce que, du plus profondde mon âme, je te souhaite.

« DOCTEUR VOGEL. »

Trois mois après avoirreçu cette lettre, la porte dema cellule s’ouvrit, et legardien chef entra, suivi d’ungardien, jeta un coup d’œil

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moustache à la Wilhelm toute blanche et bien cirée. Il medominait de toute la tête, et je devais faire deux en- jambées quand il n’en faisaitqu’une. Il ralentit un peu, etdit à mi-voix : « Tu as peur,dragon ? » Je dis : « Non,monsieur le gardien chef. »On fit encore quelques pas, jesentais qu’il me regardait, etau bout d’un instant il reprit :« Tu n’as pas à avoir peur. Tun’as r ien fa i t de mal . S i tuavais fait quelque chose de

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mal, je le saurais. » Je dis :« Merci, monsieur le gardienchef. » Il ralentit encore etajouta à mi-voix : « Écoute voir, dragon. Fais bien atten-tion à ce que tu diras au HerrDirektor. C’est un hommetrès savant, mais… » Il baissaencore la voix : « … Il est unpeu… » Il leva la main droiteà la hauteur de sa ceinture eten présenta alternativementla paume et le dessus. « Et enplus de cela, reprit-il , i l estun peu… » Il porta son index

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 vers son front et me fit unclin d’œil. Il y eut un silence,il ralentit encore et il dit plushaut : « Alors, fais bien atten-tion à lui faire les réponsesqu’il faut. » Je le regardai, ilme fit encore un clin d’œil etreprit : « … Parce qu’avec lui,écoute voir, on ne sait jamaisles réponses qu’il faut faire. »Je le regardai, il hocha la têted’un air sage et entendu, s’ar-rêta, et me mit la main sur le bras : « Ainsi, tiens, un ex-emple Tu crois avoir dit une

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 bêtise. Eh bien, pas du tout.Il est content. » Il ajouta :« Et inversement. » Il repritsa marche, tira longuementsur sa moustache, et dit :« Alors, fais bien attention àtes réponses, dragon ! » Il medonna une petite tape surl’épaule et je dis : « Merci beaucoup, monsieur le gardi-en chef. »

Il y eut encore un longcouloir, puis le carrelage futremplacé par un plancher dechêne bien ciré, on passa une

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double porte, et j’entendis lecliquetis d’une machine àécrire. Le gardien chef passadevant moi, tira sur sa veste,frappa à une porte peinte enrouge, entra, se mit au gardeà vous et cria d’une voixforte : « Le détenu Lang estlà, Herr Direktor ! » Une voixdit : « Faites entrer ! » Legardien chef me poussadevant lui. La pièce était trèsclaire, et l’intense lumièredes murs blancs m’éblouit.

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 Au bout d’un moment, j’aperçus le Directeur. Il étaitdebout devant une grandefenêtre, un livre vert à lamain. Il était petit, maigre,très pâle, avec un grand frontet un regard très perçant der-rière ses lunettes d’or.

Il me regarda, il dit« Lang ? » et son visage futparcouru de tics.

Le gardien chef me poussalégèrement dans le dos duplat de la main. Puis il

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relâcha sa pression. Je metrouvai à un mètre environ du bureau, le gardien chef à madroite. Derrière le bureau, lemur était garni de l ivres duplancher jusqu’au plafond.

— Ah ! Ah ! dit le Direc-teur d’une voix aiguë etcriarde.

Puis, d’où il était, il lançale livre vert sur son bureau.Mais il rata son coup. Le livren’atteignit que le coin de latable, et tomba sur le

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parquet. Le gardien chef f itun mouvement.

— Halte ! cria le Directeurd’une voix aiguë.

Ses yeux, son nez, sonfront, sa bouche, tout bougeait. Avec une vivacitéincroyable, il pointa son in-dex dans la direction dugardien chef et dit :

— C’est moi qui l’ai faittomber.   Donc, c ’est à moi dele ramasser. Est-ce clair ?

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— C’est clair,   Herr Direkt-or, dit le gardien chef.

Le Directeur sautilla rap-idement jusqu’au bureau,ramassa le livre et le posa àcôté d’un cendrier rempli decigarettes à demi fumées.Puis il leva son épaule droite,me regarda, prit une règle surla table, me tourna le dos, etse mit à sautiller autour de lapièce à une vitesse folle.

— Donc, c’est Lang ! dit-il.

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I l y eut un s i lence , e t legardien chef cria, assezinutilement à mon sens :« Jawohl, Herr Direktor. »

— Lang, dit le Directeurderrière mon dos, j’ai ici uneplainte contre vous du Herrdocteur Vogel.

Je l’entendis, derrière mondos, qui frappait un objetmou avec sa règle.

— Il se plaint que vousn’ayez pas répondu à une

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lettre de lui dont il me jointla copie.

J’avalai ma salive et jedis :

— Herr Direktor, ledocteur Vogel n’est plus montuteur. Je suis majeur.

Il était devant moi, sarègle brandie, grimaçant.

— Est-ce là la raison pourlaquelle vous n’avez pas ré-pondu à sa lettre ?

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— Nein, Herr Direktor.   Laraison, c ’est que je ne veuxpas faire ce qu’il veut.

— Si je comprends bien(coup de règle sur le bureau),la lettre que le docteur Vogel vous a écrite (coup de règlesur le dossier du fauteuil),une lettre, si je puis dire, trèsintéressante (coup de règledans la paume de la main), la volonté de votre père étaitque vous deveniez prêtre ?

— Ja, Herr Direktor.

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— Pourquoi ?

— Il eu avait fait le vœu àla Sainte Vierge à manaissance.

Il y eut plusieurs coups derègle, une cascade de « Ah ! Ah ! » très aigus, et il se re-mit à sautiller.

— Et vous n’étiez pasd’accord ?

— Nein, Herr Direktor.

Derrière mon dos :

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— L’avez-vous dit à votrepère ?

— Mon père ne me de-mandait pas mon avis.

Coup de règle sur le loquetde la fenêtre.

— Ah ! Ah !

Devant moi :

— Est-ce la raison pourlaquelle vous êtes devenukonfessionslos ? 

— Nein, Herr Direktor.

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— Quelle est la vraieraison ?

— J’avais l’impression quemon confesseur avait trahi lesecret de ma confession.

Coup de règle sur le bur-eau, grimace, sautillement :

— À qui – dans cette hypo-thèse – (coup de règle sur lerayonnage des livres) l’avait-il révélé ?

— À mon père.

Derrière mon dos :

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— Et c’était vrai ?

—  Nein, Herr Direktor, cen’était pas vrai . Mais je nel’ai su que plus tard.

Toujours derrière mondos :

— Mais vous n’avez pasretrouvé la foi ?

— Nein, Herr Direktor.

Roulement de règle sur du bois. « Ah ! Ah ! » très aigus,et tout d’un coup, en crianttrès fort :

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— Intéressant !

Grand coup de régle der-rière mon dos sur un objet en bois.

— Gardien chef !

Le gardien chef dit sans seretourner :

— Jawohl, Herr Direktor ? 

— Intéressant !

— Jawohi, Herr Direktor !

Devant moi :

— J’ai lu dans la lettre dudocteur Vogel…

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Il souleva le papier du bout des doigts et le tint trèsloin de lui d’un air dégoûté.

— … qu’il se faisait fortd’obtenir votre amnistie(coup de règle sur la lettre) si vous entriez dans ses vues.Pensez-vous qu’il lepourrait ?

— Certainement,   Herr Direktor.   Le docteur Vogelest un savant, et i l a beauc-oup de…

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Sourire, coups de règle surla lettre, sautillement.

— So ! Le Herr docteur Vo-gel est un savant ? Et en quoile Herr docteur Vogel est-ildonc si savant ?

— En médecine,   Herr Direktor.

— So !

Derrière mon dos :

— Est-ce qu’il ne vous estpas venu à l’idée que vouspourriez feindre de vous sou-mettre au docteur Vogel, et

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une fois amnistié, de repren-dre votre liberté ?

— Nein, Herr Direktor,cela ne m’est pas venu àl’idée.

— Et maintenant, qu’est-ceque vous en pensez ?

— Je ne le ferai pas.

— Ah ! Ah !

Devant moi, un bout de larégie appuyé sur la table, etles deux mains pesant àl’autre bout :

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— Pourquoi ?

Je me tus un long moment,et le gardien chef dit d’un tonsévère : « Répondez donc au Herr Direktor ! »   Le Direc-teur leva la règle et dit vivement : « Laissez-lui toutle temps ! » Il y eut encore unsilence et je dis :

— Je ne sais pas.

Le Directeur grimaça,plissa les lèvres, jeta un re-gard furieux au gardien chef,donna un coup de règle à une

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petite statuette en bronze surson bureau, puis se remit àsautiller autour de moi àtoute vitesse.

— À part le docteur Vogel,connaissez-vous quelqu’unqui puisse faire des dé-marches pour obtenir votreamnistie ?

— Nein, Herr Direktor.

Derrière mon dos :

— Savez-vous que, dans votre cas, l’amnistie peutporter sur la moitié de la

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peine ? Vous feriez donc cinqans au lieu de dix.

— Je ne le savais pas,  Herr Direktor.

— Et maintenant que vousle savez, avez-vous l’intentionde répondre à la lettre dudocteur Vogel ?

— Nein, Herr Direktor.

— Vous préférez donc fairecinq ans de plus, plutôt quede faire semblant de voussoumettre au docteur Vogel ?

— Ja, Herr Direktor.

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— Pourquoi ?

— Ce serait le tromper.

Devant moi, l’air grave, larègle pointée sur moi, et ses yeux perçants rivés sur lesmiens :

— Considérez-vous le Herrdocteur Vogel comme unami ?

— Nein, Herr Direktor.

— Avez-vous pour lui del’affection et du respect ?

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— Certainement pas,   Herr Direktor.

J’ajoutai :

— Cependant, c’est ungrand savant.

— Laissons le grand savantde côté.

Il reprit :

— Lang, est-il licite de tuerl’ennemi de la patrie ?

— Certainement,   Herr Direktor.

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— Et d’employer contre luile mensonge ?

— Certainement,   Herr Direktor.

— Et la ruse la plusdéloyale ?

— Certainement,   Herr Direktor.

— Cependant, vous ne voulez pas employer la ruseenvers le docteur Vogel ?

— Nein, Herr Direktor.

— Pourquoi ?

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— Ce n’est pas la mêmechose.

— Pourquoi ce n’est pas lamême chose ?

Je réfléchis et je dis :

— Parce qu’il ne s’agit quede moi.

Il fit « Ah ! Ah ! » d’un tonaigu et triomphant, ses yeux brillèrent derrière ses lun-ettes d’or, il jeta la règle surla table, il croisa les bras et ileut l’air profondémentsatisfait.

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— Lang, dit-il, vous êtesun homme dangereux.

Le gardien chef tourna latête et me dévisagea d’un airsévère.

— Et savez-vous pourquoi vous êtes un hommedangereux ?

— Nein, Herr Direktor.

— Parce que vous êteshonnête.

Ses lunettes d’orétincelèrent et il reprit :

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— Tous les hommes hon-nêtes sont dangereux. Seules,les canailles sont inoffens-ives. Et savez-vous pourquoi,gardien chef ?

— Nein, Herr Direktor.

— Désirez-vous le savoir,gardien chef ?

— Certainement,   Herr Direktor, je désire le savoir.

— Parce que les canaillesn’agissent que par intérêt,c’est-à-dire petitement.

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Il s’assit, posa les bras surles accoudoirs de sonfauteuil, et il eut l’air de nou- veau profondément satisfait.

— Lang, reprit-il, je suisheureux que cette lettre dusavant docteur Vogel (il lasouleva du bout des doigts)ait attiré mon attention sur votre cas. Il est peu probableque le savant docteur Vogelfasse maintenant (sourire)quelque chose pour vous.Mais moi, par contre…

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Il se leva, sautilla vive-ment jusqu’aux rayonnagesde livres, en prit un au has-ard, et dit, le dos tourné :

— Par exemple, je peux de-mander, vu votre bonne con-duite, une réduction de votrepeine.

Il se tourna avec la viva-cité d’un singe, pointa sarègle vers moi comme un es-crimeur, ses yeux brillèrent,et subitement il cria d’une voix aiguë :

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— Et je le ferai !

Il remit le l ivre en place,sautilla jusqu’à son bureau,s’assit, leva les yeux, et il eutl’air tout d’un coup très éton-né de nous voir là . I l f i t unpetit geste impatient de lamain.

— Emmenez le détenu !

Et sans transition, il se mità crier :

— Schnell ! schnell !schnell !

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— Los !   cria le gardienchef.

Et on sortit presque encourant.

Le directeur tint parole, bien qu’il me fallût encore at-tendre deux ans pour quel’effet s’en fit sentir. En 1929, j’appris que ma peine étaitréduite de moitié, et je sortisde prison, cinq ans presque jour pour jour après y êtreentré.

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J’avais beaucoup grossi, etmes vêtements civils étaientde nouveau trop petits. Je mesentis toutefois satisfaitqu’on fût presque en été déjà,et que la température fûtdouce, car de cette façon, jen’avais pas à porter lemanteau de l’oncle Franz.

En plus de mon pécule, jereçus un ordre de transportpour M. Dans le train, je mesurpris à penser à ma cellule,et chose curieuse, à y penseravec regret. Je me tenais

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dans le couloir du wagon, jeregardais par la vitre, lesmoissons défilaient, elles on-dulaient légèrement sous lesoleil, et je pensais : « Je suislibre. » C’était étrange depenser cela, et que c’était à lalettre du docteur Vogel, fi-nalement, que je devais maliberté.

 Au bout d’un moment, jeretournai m’asseoir. Mesmains vides pendaient à mescôtés, les minutes coulèrentune à une, i l n ’y avait plus

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personne pour me dire cequ’il fallait faire, je m’en-nuyais. Je retournai de nou- veau dans le couloir et je re-gardai par la vitre. Leschamps de blé étaient très beaux. Le vent faisait passersur eux de petits frissonscomme sur un lac.

 À la prison, on m’avaitdonné cinq cigarettes, maisrien pour les allumer. J’en-trai dans mon compartiment, je demandai du feu à un voy-ageur, et je sortis de nouveau

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dans le couloir. La cigaretten’avait aucun goût, et aprèsquelques bouffées, je fis des-cendre la vitre, et la jetai leplus loin possible. Le vent larabattit sur le wagon et unegerbe d’étincelles vola. Aprèscela, je refermai la vitre, et jeregardai de nouveau les mois-sons. Après les moissons, je vis des prés en assez bon état,mais je ne vis pas de chevaux.

 Au bout d’un moment, jepensai au Parti, et je mesentis heureux.

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1929Le Parti décida de « me

mettre au vert » pendant uncertain temps et il me trouvaun emploi dans le haras duColonel Baron von Jeseritzqui possédait un vaste do-maine près de W., enPoméranie.

Mon nouveau travail m’en-chanta. Les bêtes étaient belles, et bien tenues, les in-stallations très modernes, etle Colonel Baron von

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Jeseritz – on l’appelait tou- jours « Herr Oberst   » bienqu’il ne fût plus en service –faisait régner une disciplinede fer. Il était grand etmaigre, le visage tanné etplissé de rides, avec unemâchoire démesurémentlongue qui, chose bizarre, luidonnait l ’air, lui aussi, d’uncheval. Les grooms, derrièreson dos, l’appelaient« Gueule d’acier », et je n’ai jamais pu savoir si c’était àcause de sa mâchoire, ou de

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ses yeux. Ceux-ci, à première vue, n’avaient rien d’insolite.Ils étaient bleus, et c’étaittout. Mais quand von Jeseritzles braquait brusquement sur vous, on aurait dit qu’iltournait un commutateur.Leur éclat était insoutenable.

J’étais à son service depuistrois mois déjà, il ne m’avaitpas une seule fois adressé laparole, et je pensais, ayantété engagé par son homme deconfiance, être tout à fait in-connu de lui, quand un après-

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midi, alors que j’étais seuldans une prairie en train deréparer une clôture, je recon-nus, derrière moi, le trot sicaractéristique de sa jument,il y eut un claquement delangue, et tout d’un coup, la jument fut devant moi, hauteet fine, les muscles saillantdoucement sous sa belle robenoire.

— Lang !

Je me redressai, et au brusque mouvement que je

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fis pour me mettre au garde à vous, la jument pointa les or-eilles. Von Jeseritz la caressaet dit sans me regarder, etcomme s ’ i l se parlait à lui-même :

— J’ai une petite ferme àMarienthal… Elle est com-plètement à l’abandon…

Il se tut et j’attendis.

— J’ai pensé, reprit-il d’unair absent, et comme si , eneffet, il pensait tout haut, que je pourrais peut-être y mettre

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quelques chevaux, si la terrepeut encore les nourrir.

Il abaissa le bout de sacravache, la posa entre lesdeux oreilles de la jument, etla caressa doucement.

— Du temps de mon père,il y avait des chevaux là-bas.Mais personne n’a jamais voulu rester… C’est un salecoin. De l’eau partout. Les lo-caux sont dans un triste état.Les terres, aussi. Il faut toutretaper, ravoir les terres…

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Il releva le bout de sa cra- vache et son regard bleu in-soutenable se posa sur moi.

— Tu comprends ?

— Jawohl, Herr Oberst.

 Au bout d’un moment, ildétourna les yeux, et je mesentis soulagé.

— J’ai pensé à toi.

Il se gratta derrière l ’or-eil le avec le bout de sa cra- vache et dit sèchement :

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— Voici les conditions :D’abord, je te donne deuxhommes et tu essayes de toutretaper. Tu toucheras lesalaire que tu touches main-tenant. Si tu réussis, tu t’in-stalles, et je mets quelqueschevaux. En même temps, jete donne une truie, quelquespoules et des semences. Il y aun labour. Tout ce que tupeux gratter sur le labour, lecochon, la volaille, et deuxpetits bois qui appartiennentà la ferme, c’est pour toi. La

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chasse aussi, c’est pour toi.Mais rappelle-toi, à partir dumoment où tu t’installes, pasun Pfennig ! Tu entends ? Pasun Pfennig !

Il brandit sa cravache, sonregard tranchant s’abattit surmoi, et il cria tout d’un coupd’une voix furieuse :

— Pas un Pfennig !

Je dis :

— Ja, Herr Oberst.

Il y eut un silence et il re-prit d’une voix calme :

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— Ne dis pas « Ja ».Prends un cheval et va voir.Quand tu auras vu, tu diras« Ja ».

— Maintenant,   HerrOberst ? 

— Maintenant. Et dis à Ge-org de te donner des bottes.Tu en auras besoin.

Il tourna bride et enleva sa jument. Je retournai au baraquement, et je dis à Ge-org que von Jeseritz m’envoy-ait à Marienthal. Georg me

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regarda en plissant les yeux,et en hochant la têteplusieurs fois. Puis il dit d’unair mystérieux :

— Alors, c’est toi ?

I l sourit , les trous de sadentition apparurent, et il eutl’air aussitôt plus âgé.

— Ach,   il est malin, le Vieux ! Il a misé sur le bon bourrin.

Il alla chercher des bottes,me regarda les essayer et ditlentement :

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— Te réjouis pas trop vite.C’est un sale coin. Et dis pas« Ja », si tu juges que tu peuxpas le faire.

Je dis merci, il me désignaune bête et je partis. Il y avaitdix kilomètres du haras àMarienthal. Le ciel n’avaitpas un nuage, mais bienqu’on fût seulement enseptembre, l’air était extrêm-ement vif.

 Au village, je me fis in-diquer la direction de la

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ferme, et je f is encore troisou quatre kilomètres dans unchemin très boueux, à moitiéenvahi par les bruyères. Je ne vis pas une maison, pas unlabour. Tout était inculte etsauvage. Le chemin s’arrêtadevant une barrière de boiscomplètement pourrie, jedescendis de cheval, et l ’at-tachai à un peuplier. Bienqu’il n’eût pas plu depuis huit jours, le sol était mou etspongieux.

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Je f is quelques pas et jedécouvris la maison. Son toitétait en partie défoncé, ellen’avait plus ni porte, ni volets, et entre les dalles dis- jointes, l’herbe poussait. J’enfis le tour, et je gagnail’écurie : le toit tenait encore,mais un des murs s’étaitécroulé.

Georg m’avait donné unplan des terres, et je com-mençais sans hâte à les par-courir. Le bois était un taillishumide et maigre. À part le

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 bois de chauffe et la chasse, iln ’y avait r ien à en t irer. Jereconnus en passant ce quiavait dû être un labour : Laterre était pauvre et sableuse.Puis il y eut un petit bois depins, et je comptai avecplaisir une centaine d’assez beaux sujets et à peu prèsautant d’arbres jeunes. Aprèscela, commençaient les prair-ies. J’en comptai cinq entout, séparées par des haiesou des clôtures. Trois d’entreelles étaient envahies par les

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 joncs. Les deux autres, encontrebas d’un sentier boueux, étaient complète-ment pourries. Il n’était pasquestion de m’y aventurer,même avec mes bottes. Je re-montai le sentier et au boutd’un quart d’heure demarche, j’atteignis un étanget je compris ce qui s’étaitpassé : L’étang avait dû êtrecontenu par une digue qu’unecrue avait emportée. L’eauavait noyé les deux prairiesles plus basses et s’était

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infiltrée dans les autres, mais beaucoup plus lentement,parce qu’à cet endroit, unelégère ondulation de terrainavait fait obstacle à sa course.

Je me déshabillai et j ’en-trai dans l’étang. L’eau étaitglacée, je pris une forte in-spiration et plongeai. Au boutd’un moment je trouvai ladigue, je m’y hissai et j’eus del’eau jusqu’aux genoux. Entâtonnant avec le pied, jerepérai la direction de ladigue, et je me mis à marcher

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très lentement. L’eau étaitnoire et boueuse, et je m’at-tendais à perdre pied là où ladigue s’était rompue. Et eneffet, je n’étais pas parvenuau milieu de l’étang que jedus me mettre à la nage pourretrouver, trois ou quatremètres plus loin, le secondtronçon de la digue. Je reprispied sur ce tronçon et gagnaile bord. Il n’y avait pasd’autre faille.

Je sortis de l’eau et je con-tournai l’étang en courant

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pour aller retrouver mes vêtements de l’autre côté. Jeclaquais des dents et àplusieurs reprises, j’enfonçaidans la vase jusqu’aux chev-illes. Mais le vent de lacourse me sécha, et j ’étais àpeine humide quand je merhabillai.

Je m’assis sur une grossepierre en face de l ’étang, lesoleil baissait déjà, je frisson-nai et je sentis la fatigue et lafaim. Je tirai mon casse-croûte de ma poche et je me

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mis à mastiquer lentement enregardant l’étang. Il étaitceinturé par une armée de joncs, et de derrière les joncs,à l ’ouest, un gros nuage noirémergea et voilà le soleil.L’obscurité tomba d’un seulcoup, une odeur d’humiditépourrie sortit de terre, et toutdevint d’une tristesse af-freuse. Puis un rayon desoleil perça à travers lenuage, rasa l’eau noire, etune brume blanche com-mença à se rassembler dans

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les creux des prairies. Lapierre sur laquelle j’étais as-sis plongeait à demi dans la vase, tout, autour de moi,était froid et visqueux, et j’eus l’impression d’êtreperdu dans un océan de boue.

Quand je revins au do-maine, Georg prit ma bêtepar la bride et dit :

— Le Vieux t’attend dansson bureau. Va vite.

Puis il me regarda, et dit àmi-voix : « Alors ? Qu’est-ce

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que tu en penses ? L’hiver là-dedans, hein ?… »

Dans le bureau i l y avaitun grand feu de bois, etdevant le feu, von Jeseritz,une longue pipe à la main,était assis, ou plutôt couchésur un petit fauteuil, sesfesses maigres sur le bord dusiège, et ses deux longues jambes bottées étenduesdevant lui. Il tourna la tête,ses yeux bleus me fixèrent etil cria :

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— Alors ?

Je me mis au garde à vouset je dis :

— Ja !

Il se leva, se campasolidement sur ses jambes, et je me sentis étonné : Jusque-là je ne l’avais jamais vu qu’àcheval.

— Tu as bien réfléchi ?

— Jawohl, Herr Oberst.

Il se mit à marcher de longen large en tirant sur sa pipe.

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— Crois-tu réussir ? dit-ild’un ton contenu.

— Jawohl, Herr Oberst , si j’arrive à réparer la digue.Elle a une brèche de quatremètres de long.

Il s’arrêta net et medévisagea.

— Comment sais-tu qu’ellea quatre mètres de long ?

— Je suis entré dans l’eau.

— Et il n’y a pas d’autre brèche ?

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— Nein, Herr Oberst.

Il reprit sa marche.

— Ça n’est pas si mauvaisque je croyais.

Il s’arrêta et se gratta der-rière l’oreille avec le tuyau desa pipe.

— Ainsi, tu t’es mis àl’eau ?

— Ja, Herr Oberst.

Il me regarda d’un airsatisfait :

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— Eh bien, tu es le premierqui a eu l’idée de faire ça !

Il s ’assit, réunit ses deux jambes, et les étendit devantlui.

— Et après ?

— Après,   Herr Oberst  , ilfaudrait drainer les deuxprairies en contrebas. Pourles trois autres, il suffirait deles nettoyer et de combler lescreux.

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— Pour l’écurie et lamaison, est-ce que tu peuxréparer toi-même ?

— Jawohl, Herr Oberst.

I l y eut un s i lence . I l seleva, s’adossa à la cheminéeet dit :

— Écoute-moi bienmaintenant.

— Jawohl, Herr Oberst.

— Pour moi, quelqueschevaux, là-bas, c’est une bri-cole. Ça n’entre pas en ligne

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de compte. Ce qui estimportant…

Il fit une pause, se campasur ses deux jambes, et ditsolennellement :

— … C’est qu’une parcellede sol allemand soit rendu àla culture et qu’une familleallemande en vive. Tucomprends ?

Je ne répondis pas tout desuite. J’étais interloqué del’entendre dire « famille »,

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alors que c’était à moi qu’ildevait confier la ferme.

Il répéta avec impatience :

— Tu comprends ?

Je dis :

— Jawohl, Herr Oberst.

— C’est bien. Tu commen-ceras demain. Georg te don-nera les hommes et ce qu’il tefaut. Ainsi, c’est entendu ?

— Jawohl, Herr Oberst.

— C’est bien. Maisrappelle-toi ! Dès que tu

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seras installé dans tonmarais, pas un Pfennig !Même si tu crèves de faim,pas un Pfennig ! Quoi qu’ilarrive, pas un Pfennig !

Il me fallut un an pourmener à bien le travail que j’avais accepté. Même dansl’armée je n’avais rien connude plus dur. Les conditionsde vie étaient incroyables, et je me confirmai ce que j’avaisdéjà remarqué en Courlande :On se fait à la chaleur, et on

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se fait au froid, mais on nes’habitue jamais à la boue.

La digue nous donna beau-coup de mal. Nous finissionsà peine de la réparer qu’elleétait emportée à un autre en-droit. Avec cela, dès octobre,les orages se succédèrentsans arrêt, et toute la journée, on travaillait, lespieds dans l’étang et le corpsfouetté par la pluie. Nousn’étions secs que le soir.Nous couchions sur les dallesde la maison dans des

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couvertures de cheval. Nousavions réparé la toiture, maisla cheminée tirait si mal quenous avions le choix entregrelotter de froid, ou être as-phyxiés par la fumée. Ladigue, cependant, devenaitplus solide, mais je comprisque cette solidité ne serait ja-mais qu’apparente, et qu’ilfaudrait, dans la suite, y   veiller constamment.

J’eus aussi quelques diffi-cultés avec mes aides. Ils seplaignaient d’être menés trop

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rudement. Je demandai à vonJeseritz de renvoyer l’und’eux pour l’exemple, et aprèscela, je n’eus plus aucun en-nui. Cependant, l’hommequ’on me donna en remplace-ment attrapa une pneumonieet dut à son tour s ’en aller.Moi-même j’eus un assez fortaccès de malaria qui me ter-rassa quelques jours, et jefaillis deux fois m’enliser.

Finalement, le jour arrivaoù je pus aller dire à vonJeseritz que la ferme était de

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nouveau en état. En entrantdans son bureau, je rencon-trai le vieux Wilhelm. Il mefit un petit signe amical de lamain, et je fus si étonné que je ne lui répondis pas. Le vieux Wilhelm était un fermi-er de von Jeseritz, etgénéralement les fermierss’estimaient si au-dessus desgrooms que l’idée ne leurserait même pas venue deleur adresser la parole.

Je trouvai von Jeseritzcouché dans son petit

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fauteuil, sa longue pipe à lamain, et ses deux jambes bot-tées étendues devant lui. À samain droite, sur une petitetable basse en bois sombre,s’alignaient six chopes de bière et six petits verres rem-plis de Schnaps.

— C’est fini, Herr Oberst.

— Gut !  dit von Jeserizt enprenant un verre de Schnapsdans la main droite.

Il se leva, me le tendit, jedis « Danke schôn, Herr

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Oberst »,   i l en prit un à sontour, le vida d’un trait, pritune chope de bière et la vidaégalement. Quand j’eus finimon Schnaps, je reposai le verre sur la petite table, mais von Jeseritz ne m’offrit pasde bière.

— Ainsi, dit-il en passantsa manche sur ses lèvres, tuas fini ?

— Ja, Herr Oberst.

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Il me regarda, son visagese plissa et il eut un airmalicieux.

—  Nein, nein, dit-il enfin,en promenant le dos de samain gauche sous son énormemâchoire, tu n’as pas fini, ilte reste encore quelque choseà faire.

— Quoi donc,   HerrOberst ? 

Ses yeux pétillèrent :

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— Ainsi, tu as fini,   nicht wahr ?   La maison est prête,tu peux t’installer ?

— Ja, Herr Oberst.

— Ainsi, tu n’as pas demeubles, pas de draps, pas de vaisselle, mais tu veux quandmême t’installer ? Tu n’as paspensé à cela, je parie ?

— Nein, Herr Oberst.

— Ainsi, tu vois, tu n’aspas fini.

Il caressa le dessous de samâchoire et se mit à rire.

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— Il va falloir que tuachètes tout cela. Mais cer-tainement, tu as de l’argent,nicht wahr ? 

— Nein, Herr Oberst.

— Was ? Was ?    dit-il d’unair étonné, pas d’argent ? Pasd’argent ? Mais ça ne va pas,mein Freund  , ç a n e n e[L3]   vapas du tout. Il faut de l’argentpour acheter des meubles.

— Je n’ai pas d’argent, Herr Oberst.

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— Quoi donc,   HerrOberst ? 

Il se pencha, saisit un verre de Schnaps, le vida d’untrait, le reposa sur la table,prit une chope de bière et la vida. Après cela, il fit claquersa langue, ses yeuxpétillèrent, et il dit :

— Te marier.

Je balbutiai d’une voixtremblante :

— Mais,  Herr Oberst , je nedésire pas me marier.

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— Me dire « Non ! » àmoi ! À moi, un off ic ier ! À  moi, qui t’ai tiré de la merde,pour ainsi dire.

Il fixa sur moi ses yeuxperçants.

— Tu ne serais pas malade,au moins ?

— Nein, Herr Oberst.

— Herrgott,   tu ne seraispas par hasard un de ces…

Je dis vivement :

— Nein, Herr Oberst.

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Il se mit tout d’un coup àhurler :

— Alors, pourquoi ?

Je ne dis rien, i l me con-sidéra un long moment, puisil se gratta derrière l ’oreilleavec le tuyau de sa pipe.

— Enfin, tu es normal,non ?

Je le regardai.

— Enfin, je veux dire, tun’es pas un hongre, j’espère ?tu es entier ?

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— Certainement,   HerrOberst , je suis entier.

— Et tu peux avoir des en-fants, nicht wahr ? 

— Je suppose,   HerrOberst.

Il éclata de riresubitement.

— Comment « tusupposes » ?

Je me sentis horriblementgêné et je dis :

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— Je veux dire que je n’ai jamais essayé d’avoir des en-fants, Herr Oberst.

Il rit , pointa sa pipe versmoi, et je remarquai fugitive-ment que le devant dufourneau représentait unetête de cheval.

— Mais tu as quand même« franchi le pas », j’espère ?

— Ja, Herr Oberst.

Il rit encore aux éclats etreprit :

— Combien de fois ?

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Et comme je ne répondaisrien, il répéta en hurlant :

— Combien de fois ?

— Deux fois,  Herr Oberst.

— WAS ? cria-t-il.

Et il se mit à rire une bonne minute. Quand il eutfini, il vida coup sur coup un verre de Schnaps et unechope de bière, son teint hâlérougit, et il me regarda avecdes yeux pétillants.

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— Attends voir ! cria-t-il,il faut tirer cela au clair !Combien de fois, dis-tu ?

— Deux fois,  Herr Oberst.

— Avec la même ?

— Nein, Herr Oberst.

Il leva sa pipe au ciel avecun effarement feint :

— Mais tu es un vrai…Comment dit-on cela ?… Peuimporte !… Un vrai… « DonJuan », je crois ? Ainsi, unefois avec chaque ! Une fois !Ha ! Ha ! Les pauvres !

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Qu’est-ce qu’elles t’avaientfait ?

Je dis très vite en bredouillant :

— Eh bien, la première,elle parlait vraiment beauc-oup, et la seconde, c’était malogeuse.

— Comment cela ! cria vonJeseritz en vidant de nouveauà toute vitesse un verre deSchnaps et une chope de bière, c’est très bien cela, une

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logeuse ! Pas de dérangementau moins. Elle est sur place !

— Eh bien, dis-je d’une voix tremblante, c’est justement pour cela. J’avaispeur… que cela devînt unehabitude.

Il se mit à rire comme s’iln’allait jamais s’arrêter.

— Herr Oberst  , dis-jed’une voix ferme, ce n’est pasma faute, mais je ne suis passensuel.

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Il me regarda. L’idée eutl’air de le frapper, et il s’ar-rêta de rire.

— Voilà ! dit-il d’un airsatisfait. J’allais le dire. Tun’es pas sensuel. Voilà l ’ex-plication. Tu refuses lafemelle. J’ai connu des che- vaux comme ça.

Il s’adossa à la cheminée,ralluma sa pipe et me regardad’un air satisfait.

— Mais tout ça, reprit-il au bout d’un moment, ne me dit

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pas pourquoi tu ne veux paste marier.

Je le regardai, béant.

— Mais,  Herr Oberst , il mesemble…

— Ta, ta, ta, il ne te semblerien du tout. Quand tu serasmarié, je n’irai pas comptertes saillies,  nicht wahr ?  Et situ fais l ’amour une fois l ’anpendant cinq ans, tu peuxtrès bien avoir cinq enfants,et c’est tout ce que la patriete demande !  Nein, nein, tout

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ça ne me dit pas pourquoi tune veux pas te marier.

Il me fixa, je détournai latête et je dis :

— C’est une idée,   HerrOberst.

— Was !   cria-t-il en levantsa pipe au ciel, une idée ! Voilà que tu as des idées àprésent !

— Écoute donc, reprit-il,puisque tu aimes les idées,moi, je vais en fourrer deuxdans ta sacrée caboche de

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— Eh bien, dit-il comme sila discussion était close, voilàqui est entendu.

I l y e u t u n s i l e n c e e t j edis :

— Mais,   Herr Oberst  ,même si je voulais me marier, vous savez bien que je neconnais personne ici.

Il se coucha sur son petitfauteuil et allongea seslongues jambes bottéesdevant lui.

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— Ne t’en fais pas pour ça.J’ai tout arrangé.

Je le regardai, bouche bée.

— Certainement, dit-il en braquant sur moi ses yeuxdurs, tu ne crois pas que je vais te laisser installer n’im-porte quelle putain dans maferme ? Pour qu’elle te fassecocu, que tu te mettes à boire, et que tu laisses crevermes chevaux ? Jamais de la vie.

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Il secoua les cendres de sapipe dans le feu, releva la têteet dit :

— C’est Elsie que je t’aichoisie.

Je balbutiai :

— Elsie ! La fille du vieux Wilhelm ?

— Tu connais une autreElsie dans le coin ?

— Mais elle ne voudra pasde moi, Herr Oberst !

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— Certainement elle voudra de toi.

Il me regarda en plissantles yeux :

— Après tout, tu es un peupetit, c’est vrai, mais tu n’espas si vilain. Et puis tu es ro- buste. Évidemment, elleserait plutôt un peu grandepour toi. Mais tant mieux, çacompensera. Avec ton poitrailet ses longues pattes, vousferez des enfants conven-ables. Remarque bien…

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Il passa la main sous sonénorme mâchoire.

— … avec les croisements,on ne sait jamais. Peut-êtreles enfants tireront-ils tousde ton côté, finalement : Un bon poitrail mais les pattescourtes.

— Mais la question n’estpas là, reprit-il en se levant,et puis d’ailleurs, pour trav-ailler la terre, i l vaut mieuxavoir les pattes courtes. Non,ce qui compte, c’est la race.

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Il marcha sur moi et jecrus qu’il allait me battre.

— Du Schwein !   cria-t-il,tu ne veux pas te marier ! Après tout ce que j’ai faitpour toi !

— Certainement,   HerrOberst , je vous suis trèsreconnaissant.

— Tais-toi ! hurla-t-il.

Puis une nouvelle crise defureur le secoua, et il se mit à bégayer en marchant de long

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en large, et en se frappant surla poitrine :

— Il a… o… sé… en pré…sence… d’un of… ficier !…

Il atteignit le fond de lapièce, fit volte-face et rugit :

— LES MEUBLES !

Il marcha sur moi et bran-dit le poing sous mon nez :

— Une chambre à coucheren chêne, une table decuisine, un buffet en bois blanc, six chaises en paille,quatre paires de draps, tu

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entends, des draps ! Toi quin’as jamais possédé qu’unmouchoir sale dans ta vie ! Letout d’une valeur totale de…de… de 600 Marks au moins !Et une jolie fille par-dessus lemarché ! Et toi !… Mais je vais te flanquer à la porte,moi, S.A. ou pas S.A. ! Tu iraspourrir dans les asiles de nu-it ! Tu mangeras à la roulantecomme un clochard ! Tu en-tends, je te saquerai !

I l me jeta un regard ter-rible, j ’eus dans un éclair la

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certitude qu’il le ferait, etmes jambes se mirent à trem- bler sous moi.

—  Da schlag doch einer…[76]

!   reprit-il en metransperçant de ses yeux, cepetit Monsieur refuse Elsie !Une pouliche impeccable,souple à la main, franche ducollier, et qui te ferait le trav-ail de deux hommes ! Et enplus, je te donne lesmeubles ! Enfin, c’est sonpère, mais c’est tout comme,

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 vu que pour le décider, il afallu que je lui botte lesfesses jusqu’à ce que l’eau deson cul se mette à bouill ir ! Herrgott !   Je te fais mettreune excellente ferme en état,ça me coûte le salaire de troisgrooms pendant un an, sanscompter les matériaux, maisne parlons pas de mes sacri-fices,   Schweinhund !   Je tedonne la ferme ! Je te donneles meubles ! Et tu refuses !

Il se calma d’un seul coup.

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— Et puis, d’ailleurs, dit-ild’une voix sèche, je ne voispas pourquoi je discute !

Il se recula de deux pas, seredressa de toute sa taille, etsa voix claqua comme unfouet :

— Unteroffizier !

Je me raidis.

— Jawohl, Herr Oberst.

— Vous n’ignorez pasqu’un soldat doit demander àson chef la permission de semarier.

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— Ja, Herr Oberst.

Il reprit en scandant lessyllabes :

— Unteroffizier, je vousdonne la permissiond’épouser Elsie Brücker.

Il ajouta d’une voixtonnante :

— Et c’est un ordre !

Là-dessus, il me tourna ledos, ouvrit une petite porte àla droite de la cheminée, etcria « Elsie ! Elsie ! »

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Je dis :

— Mais, Herr Oberst…

Il me regarda : C’étaientles yeux de Père. Une boulese noua dans ma gorge, je nepouvais plus parler.

Elsie entra. Von Jeseritzpivota sur ses talons, luidonna une petite tape sur lesfesses, et sortit sans seretourner.

Elsie me fit bonjour de latête, mais ne me tendit pas lamain. Elle resta à côté de la

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cheminée, droite, immobile,les yeux baissés. Au bout d’unmoment, elle leva les yeux,son regard se posa sur moi, et je me sentis petit et ridicule.

Il y eut un long silence et je dis :

— Elsie…

Je lui jetai un coup d’œil.

— Est-ce que je peux vousappeler Elsie ?

— Certainement.

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Je vis que sa poitr ine sesoulevait un peu, cela megêna, et je regardai le feu.

— Elsie… Je voudrais vousdire… Si vous aimezquelqu’un d’autre, il vaudraitmieux dire non.

Elle dit :

— Il n’y a personned’autre.

Puis, comme je me taisais,elle ajouta :

— C’est seulement que jesuis un peu étonnée.

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Elle bougea un peu et jerepris :

— Je voudrais vous direaussi… Si je vous déplais, i lfaut dire non.

— Vous ne me déplaisezpas.

Je levai les yeux. Il n’y  avait rien à lire sur son vis-age, je regardai de nouveau lefeu et j’ajoutai avec honte :

— Je suis un peu petit.

Elle dit vivement :

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— Je ne regarde pas à ça.

Elle reprit :

— J’estime que ce que vousavez fait là-bas, à la ferme,c’est très bien.

Un flot de fiertém’envahit. C’était une Alle-mande, une vraie Allemande.

Elle était droite, immobile,déférente. Elle attendait que je dise de nouveau quelquechose pour parler.

— Vous êtes sûre que je ne vous déplais pas ?

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— Non, dit-elle d’une voixnette, pas du tout. Vous neme déplaisez pas du tout.

Je regardai le feu, je nesavais plus quoi dire. Et toutd’un coup, je pensai avec sur-prise : « Elle est à moi, si je veux. » Je ne pouvais pas ar-river à savoir si cela mefaisait plaisir ou non.

Je levai les yeux sur elle.Elle me regardait d’un aircalme, sans ciller. Un engour-dissement m’envahit, je

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n’arrivais plus à penser. Au bout d’un moment, je levaimachinalement la main, je re-mis en place une mèche blonde à l’endroit où elle sedétachait de l’oreille, ellesourit, pencha son visage surma main, et je compris quetout était décidé.

La première année à la fer-me fut très dure. Elsie avaitreçu une petite somme qui lui venait de l’héritage de sa

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tante, et sans laquelle nousn’aurions pu nous installer.Malgré cela, six mois nes’étaient pas écoulés que jedus sacrifier le bois de pins.Ce fut un crève-cœur pournous d’avoir à le couper si vite, car avec lui, notreunique réserve s’en allait.

Notre grand souci, pour-tant, ce n’était même pas l’ar-gent, c’était la digue. C’étaitd’elle que la ferme et par con-séquent notre vie à tous deux,dépendait, et ce fut une lutte

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de tous les instants pour lapréserver. Dès qu’il pleuvaitun peu longtemps, nous nousregardions avec angoisse, etsi un orage violent éclatait aumilieu de la nuit, je melevais, enfilais mes bottes,prenais ma lanterne, et allais voir ce qui se passait.Quelquefois, j’arrivais juste àtemps et je pataugeais dansl’eau deux ou trois heures àtenter de contenir la crueavec des moyens de fortune.Une fois ou deux, incapable

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d’arriver seul à boucher unefaille qui menaçait de s’élar-gir, je dus retourner à la fer-me chercher Elsie, qui, bienqu’elle fût alors enceinte,sortit de son lit sans uneplainte, et travailla avec moi jusqu’au matin. Le jour seleva enfin, la pluie cessa, etc’est à peine si nous eûmes laforce de nous traîner dans la boue jusqu’à la maison, etd’allumer du feu pour noussécher.

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 Au printemps, von Jeseritz vint nous voir, il ne trouva ri-en à redire à l ’état des che- vaux et de la ferme, et aprèsavoir accepté de boire un verre de bière avec nous, ilme demanda si je désirais ad-hérer au   Bund der Artaman-en.   Il m’expliqua que c’étaitun mouvement politique dontil s’occupait et qui se propo-sait la rénovation de lapaysannerie allemande.J’avais, en fait, déjà entenduparler du   Bund , et sa

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double appartenance étaitautorisée par le Parti.D’ailleurs, lui-même, je nel’ignorais pas, était aussimembre du Parti, mais il ne voyait que des avantages àtravailler sous l’égide du Bund    plutôt que sousl’étiquette nationale-social-iste, parce que les paysans seméfiaient toujours un peud’un Parti, tandis qu’ilsétaient sensibles aux associ-ations historiques que le Bund  comportait.

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Là-dessus, je donnai monadhésion, et von Jeseritz medemanda aussitôt d’accepterle secrétariat de l’Associationpaysanne du village, car ilétait important que ce postefût occupé par un membre du Bund.   Je ne crus pas devoirrefuser, car il m’assura qu’ilcomptait beaucoup sur moipour agir politiquement surles jeunes, auprès de qui maqualité d’ancien sous-officierdes Corps francs ferait plusque tous les discours.

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L’été vint, le baromètre semit au beau fixe, la diguecessa de me tracasser et jepus consacrer plus de temps àmes tâches nouvelles. Il y  avait, au village, un petitgroupe d’opposants qui medonna d’abord du fil à re-tordre, mais quand j’eusrassemblé autour de moi unepoignée de jeunes gens résol-us, j ’appliquai contre eux latactique de choc que le Partiavait lui-même héritée desCorps francs, et après

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quelques raclées exemplaires,l’opposition disparut. Je pusalors mener de front, tout àmon aise, l’instruction poli-tique et militaire de mes jeunes. Les résultats furentexcellents, et au bout dequelque temps, je pris l’initi-ative de former parmi eux unélément de milice montée quime permit d’intervenir rap-idement dans les villages voisins, quand le   Bund   local,ou le Parti, se trouvait en dif-ficulté. En fait, ce peloton

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devint rapidement si aguerrique, pour être une vraietroupe, il ne lui manquait quedes armes. Cependant, j’étaissûr que ces armes existaientquelque part, et que lorsque« le jour » se lèverait pourl’Allemagne, nous n’aurionsrien à désirer de ce côté-là.

Sa grossesse fatiguait beaucoup Elsie. Elle setraînait à son travail, lestraits tirés, le souffle court.

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Un soir, après dîner, j’étaisassis devant le poêle de lacuisine, occupé à bourrer mapipe (je m’y étais mis depuispeu) et elle tricotait, à côtéde moi, sur une chaise basse,quand subitement, elle cachasa tête dans les mains, etéclata en sanglots.

Je dis doucement :

— Eh bien, Elsie ?

Ses sanglots redoublèrent.Je me levai, pris les pin-cettes, cueillis un petit

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morceau de braise dans lepoêle et le posai sur montabac. Quand il fut allumé, jesecouai légèrement la pipeau-dessus du feu pour fairetomber la braise.

Les sanglots cessèrent, jeme rassis, et je jetai un coupd’œil à Elsie. Elle se tampon-nait les joues avec sonmouchoir. Quand elle eutfini, elle le roula en boule, lemit dans la poche de sontablier, et reprit son tricot.

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Je dis doucement :

— Elsie.

Elle leva les yeux et jerepris :

— Peux-tu m’expliquer ?

Elle dit :

— Oh, c’est rien.

Je la regardai sans riendire, et elle répéta :

— C’est rien.

Et je crus qu’elle allait seremettre à pleurer. Je la re-gardai. Elle dut comprendre

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que je désirais vraiment uneexplication, car, au bout d’unmoment, elle dit sans leverles yeux et sans cesser detricoter :

— C’est seulement que j’ail ’ impression que tu n’es pascontent de moi.

Je dis vivement :

— Mais quelle idée, Elsie !Je n’ai rien à te reprocher, tule sais bien !

Elle renifla comme unepetite fille, puis sortit de

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nouveau son mouchoir de lapoche de son tablier, et semoucha.

— Oh ! je sais bien quepour le travail, je fais tout ceque je peux. Mais ce n’est pasça que je veux dire.

J’attendis, et au bout d’unmoment, elle dit sans leverles yeux :

— Tu es si loin.

Je la regardai, et finale-ment, elle leva la tête et nosregards se croisèrent.

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— Qu’est-ce que tu veuxdire, Elsie ?

— Tu es tellement silen-cieux, Rudolf.

Je réfléchis à cela et jedis :

— Mais toi non plus, tun’es pas bavarde, Elsie.

Elle posa son tricot sur sesgenoux, et se renversa sur ledossier de sa chaise enavançant son corps en avantcomme si son ventre lagênait.

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— Moi, ce n’est pas lamême chose. Je me tais parceque j’attends que tu parles.

Je dis doucement :

— Je ne suis pas bavard, voilà tout.

Il y eut un silence et el lereprit :

— Ach !   Rudolf, ne croissurtout pas que je veuille ttfaire des reproches. J’essayeseulement d’expliquer.

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Je me sentis gêné par sonregard, je baissai les yeux, et je fixai ma pipe.

— Eh bien, explique, Elsie.

Elle reprit :

— Ce n’est pas tant que tune parles pas, Rudolf…

Elle s’arrêta, j’entendis sarespiration siffler, et elle ditavec passion :

— Tu es si loin, Rudolf !Quelquefois, quand tu es àtable, et que tu regardes dansle vide avec tes yeux froids,

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 j’ai l’impression que je necompte pas du tout.

« Mes yeux froids »,Schrader aussi parlait de mes yeux froids. Je dis aveceffort :

— C’est ma nature.

— Ach, Rudolf ! dit-ellesans paraître entendre, si tusavais comme c’est terriblepour moi d’avoir l’impressiond’être à l’écart. Pour toi, il y ala digue, les chevaux, le Bund.   Et quelquefois, quand

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tu t’attardes dans l’écurie àsoigner tes chevaux, tu les re-gardes si gentiment que j ’ail’impression que c’est eux quetu aimes…

Je me forçai à rire.

— Oh voyons, quelle bêt-ise, Elsie ! Naturellement, jet’aime. Tu es ma femme.

Elle me regarda et ses yeuxétaient pleins de larmes.

— Tu m’aimes vraiment ?

— Mais oui, Elsie,naturellement.

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Elle me regarda une pleineseconde, puis brusquementelle se jeta à mon cou et mecouvrit le visage de baisers.Je la laissai faire patiem-ment, puis je lui pris la tête,la posai sur ma poitrine, etme mis à lui caresser lescheveux. Elle resta ainsi sans bouger, pelotonnée contremoi, et au bout d’un moment, je m’aperçus que je ne pen-sais déjà plus à elle.

Peu après la naissance demon f i l s , un groom de von

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Jeseritz vint à cheval meprévenir que son maître meréclamait d’urgence. Je sellaima jument et je partis. La ju-ment avait un bon trot et jefis rapidement les dix kilo-mètres qui me séparaient dudomaine. Je frappai à laporte du bureau, la voix de von Jeseritz cria « Entrez ! »et je pénétrai dans la pièce.

Une âcre fumée de cigareme prit à la gorge, et c’est àpeine si je pus distinguer, au-tour du bureau de von

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Jeseritz, une demi-douzainede messieurs encadrant unhomme en uniforme SS.

Je fermai la porte, je memis au garde à vous et saluai.

— Assieds-toi là, dit vonJeseritz.

Et il me montra une chaisederrière lui. Je m’assis, laconversation reprit et jem’aperçus que je connaissaistous les messieurs qui étaientlà. C’étaient de grands pro-priétaires des environs, tous

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membres du   Bund.   Quant auSS, le dos de von Jeseritz mele cachait, et je n’osais mepencher de côté pour re-garder son visage. Je ne voy-ais que ses mains : C’étaientdes mains petites et grasses,qu’il croisait et décroisaitsans cesse sur la table dansun geste machinal.

L’un des propriétairesprésentait un rapport desprogrès du   Bund   dans la ré-gion, et citait le chiffre desadhérents. Quand il eut fini,

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il y eut plusieurs interven-tions assez animées, puis lespetites mains grasses frap-pèrent sur la table, le silencese fit, et je compris quec’était le SS qui parlait. Sa voix était terne et sanstimbre, mais il parlaitd’abondance, sans une hésita-tion, sans un arrêt, absolu-ment comme s’i l l isait dansun livre. Il brossa un portraitde la situation politique dupays, analysa les chances duParti de s’emparer du

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pouvoir, cita lui aussi deschiffres d’adhérents, et invitales membres du  Bund  à oubli-er les particularismes locauxet les questions de personnespour travailler davantage enliaison avec les chefsnationaux-socialistes de larégion. Après cela, il y eutune courte discussion, puisces messieurs levèrent laséance, et i l parut tout d’uncoup y avoir beaucoup demonde et de bruit dans lapièce.

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 Von Jeseritz me dit :

— Reste là. J’ai besoin detoi.

Je cherchai le SS des yeux.Il marchait vers la porte, en-touré par un groupe de pro-priétaires. À un moment don-né, il tourna la tête et je visqu’il portait un pince-nez.

 Von Jeseritz me dit demettre une bûche dans le feuet j’obéis. La porte claqua, lesilence tomba dans la pièce,et comme je relevais la tête,

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l ’homme en uniforme SS re- venait vers nous. Je vis lesfeuilles de chêne sur son colet je reconnus ses traits :C’était Himmler.

Je claquai les talons etlevai le bras droit. Mon cœur battait.

— Voici Lang, dit vonJeseritz.

Himmler me rendit monsalut. Puis il prit un manteaude cuir noir sur le dossierd’une chaise, l’enfila,

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 boutonna méthodiquementtous les boutons, ajusta laceinture, et enfila des gantsnoirs. Quand il eut fini, il setourna vers moi, penchalégèrement la tête de moncôté, et me fixa. Son visageétait sans expression.

— Vous avez participé àl’exécution de Kadow, n’est-ce pas ?

— Jawohl , Herr…

Il dit vivement :

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— Ja.

— Et vous avez deux sœursmariées ?

J’hésitai un quart deseconde et je dis :

— Je ne savais pas que messœurs fussent mariées.

— Ha ! Ha ! dit von Jeser-itz en riant, le Parti est bienrenseigné !

Sans l’ombre d’un sourire,sans bouger la tête d’un mil-limètre, Himmler reprit :

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— Je suis heureux de vousapprendre que vos deuxsœurs sont mariées.

Puis il dit :

— Vous avez organisé dans votre secteur un peloton demiliciens du Bund ? 

— Jawohl.

— C’est…

Il fit une pause, sans rais-on apparente.

— C’est une excellenteidée. Je vous recommande de

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pousser votre activité dans cedomaine, et je vous charge,dès à présent, en liaison avecles chefs du  Bund  et du Parti,de former un escadron.

Tout en parlant, i l f ixait,au-dessus de ma tête, unpoint déterminé de l’espace,et j’eus l’impression bizarrequ’i l y l isait ce qu’i l avait àme dire.

Il fit une pause, je dis« Jawohl ! »   et il repritaussitôt :

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— Il conviendra de pré-parer l’esprit de vos miliciensà l’idée d’être transformés, lecas échéant, en cavaliers SS.Cependant, vous vous abs-tiendrez de leur parler de ma visite. Elle ne doit être con-nue que des chefs du  Bund  etde vous-même.

Il posa ses deux mains àplat sur son manteau de cuiret glissa ses deux pouces danssa ceinture.

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— Il importe de trier voscavaliers sur le volet Vous meferez parvenir un rapport surleurs capacités physiques,leur pureté raciale et leursconvictions religieuses. Il estindiqué de barrer à prioriceux qui prennent leur reli-gion trop au sérieux. Nous ne voulons pas de SS avec desconflits de conscience.

 Von Jeseritz se mit à rireaux éclats. Himmler resta im-passible. Sa tête était légère-ment penchée sur le côté

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droit, son regard fixé sur lemême point de l’espace. Ilavait l’air d’attendre patiem-ment que von Jeseritz eût finide rire pour reprendre sondiscours exactement où ill’avait laissé.

— Nein ! Nein !   rugit vonJeseritz en riant, nous ne voulons pas de SS avec desconflits de conscience !

Puis il se tut.

— Il importe, reprit aus-sitôt Himmler, que vous

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preniez aussi le plus grandsoin de la formation moralede vos hommes. Il faut qu’ilscomprennent qu’un SS doitêtre prêt à exécuter sa propremère, si l’ordre lui en estdonné.

Il fit une pause et bou-tonna ses gants noirs. Il y  avait trois boutons à chaquegant, et il les boutonna tousles trois. Puis il releva la têteet son binocle jeta un éclair :

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— Je vous rappelle quetout ceci est secret.

Il f it encore une pause etdit :

— C’est tout.

Je saluai, il me rendit im-peccablement mon salut, et jesortis.

 Après le garçon, deux fillesnaquirent, et je sentis s’ac-croître mes responsabilités.Elsie et moi travaillions très

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dur, mais finalement, je com-pris que le marais nous per-mettait à la rigueur de vivre,mais qu’il ne comportaitd’avenir, ni pour nous, nipour nos enfants. Si les che- vaux avaient été à nous, ou si von Jeseritz nous avait in-téressés, si peu que ce fût, àl’élevage, nous aurions punous en tirer. Mais ce n’estpas ce que les cochons, la volaille et le labour rappor-taient, qui pourrait, plustard, quand les enfants

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grandiraient, nous permettrede les élever honorablement.

Cependant, je n’envis-ageais pas pour autant derenoncer au travail de laterre. Bien au contraire, il y  avait pour moi, dans le faitd’être fermier, quelque chosede vraiment merveilleux :J’avais la certitude de mangertoujours à ma faim.

C’était un sentimentqu’Elsie ne pouvait pas com-prendre, parce qu’elle avait

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toujours vécu dans une fer-me. Mais moi, j ’avais connuune autre vie, et la nuit , jerêvais parfois avec terreurque von Jeseritz me renvoyait(comme il m’en avait menacéquand j’avais refusé de memarier) et que je marchais denouveau dans les rues de M.,sans travail et sans abri, les jambes faibles, et l’estomactorturé par les crampes. Jeme réveillais, tremblant, baigné de sueur, et même al-ors, il me fallait un bon

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moment pour me rendrecompte que j’étais dans machambre du Marais etqu’Elsie était à mes côtés. Le jour venait, je soignais mes bêtes, mais ces rêves me lais-saient un souvenir pénible. Jeréfléchissais alors que vonJeseritz avait refusé de m’ac-corder un bail, et qu’il pouv-ait, par conséquent, nousmettre à la porte du jour aulendemain. J’en parlaissouvent à Elsie, et au début,elle me rassurait en disant

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qu’il était peu probable que von Jeseritz nous renvoyât,car il ne trouverait certaine-ment personne pour s’occu-per des chevaux comme jefaisais, et accepter, en mêmetemps, les dures conditionsqu’il nous avait faites. Maisfinalement, je revins sisouvent à la charge que mapeur la gagna, elle aussi, et ilfut décidé qu’on mettrait del’argent de côté afin depouvoir, un jour, acheter unepetite ferme, et être ainsi

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tout à fait tranquille pourl’avenir.

« Mettre de côté » avec lepeu que nous gagnions, cela voulait dire regarder aumoindre Pfennig, et nouspriver du nécessaire. C’est,pourtant, ce qu’on résolut defaire, et à partir de ce jour,commença, pour tous deux etpour nos enfants, un régimede restriction d’une sévéritéinouïe. Pendant trois ans,nous n’y fîmes pas une seuleentorse.

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Certainement, nousmenions une vie très austère,mais pourtant, à chaqueprivation nouvelle (mêmequand il me fallut, par ex-emple, renoncer au tabac) j’éprouvais un vif plaisir àpenser que nous nous rap-prochions peu à peu du but,et qu’un jour viendrait où j’aurais une terre qui serait bien à moi, et pourrais enfinme dire, avec une certitudeabsolue, que jamais plus je nesouffrirais de la faim.

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Elsie trouvait que l’Associ-ation paysanne et le  Bund  meprenaient beaucoup detemps, et finalement, comme je ne voulais pas non plusnégliger la ferme, elle seplaignait de me voir me sur-mener d’un bout de l’année àl’autre. Moi-même, d’ailleurs, je sentais, par moments, toutle poids de mes tâches, et jem’avouais à moi-même, nonsans honte, que je ne trouvaispas à mon activité de militantautant de plaisir qu’autrefois.

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Ce n’est pas que mon zèlepatriotique, ou ma fidélité auFührer, se fût le moins dumonde relâché. Mais le désird’acheter une petite ferme, dem’y enraciner, et d’y établirma famille, était devenu sifort en moi que, parfois, jeregrettais presque l’engren-age où mon activité politiquepassée avait engagé ma vie. Ilme paraissait évident, par ex-emple, que si je n’avais pascombattu dans les Corpsfrancs, ni milité dans la S.A.,

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ni exécuté Kadow, jamais vonJeserizt, ou Himmler,n’aurait pensé à me recruterpour le  Bund,  ou la formationd’un escadron SS. Et l’idéeme venait quelquefois queplus j ’avais donné à ma foipolitique dans le passé, etplus je devrais lui donnerdans l’avenir ; qu’il n’y avaitplus moyen d’en sortir, etqu’ainsi je compromettaispeut-être, pour moi-même etles miens, les chances d’une vie paisible.

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Cependant, je luttaiscontre ces idées, je compren-ais clairement qu’ellesm’étaient dictées parl’égoïsme, et que mon rêved’améliorer ma conditionn’était qu’une ambition mes-quine eu égard au destin del’Allemagne. Chose curieuse,c’est dans l ’exemple de Pèreque je puisais alors la forcede mater ces défaillances. Jeme disais, en effet, que siPère avait trouvé le couragede faire, quotidiennement,

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d’incroyables sacrifices à unDieu qui n’existait pas, moiqui croyais à un idéal visible,incarné dans un homme dechair et d’os, je devais, à plusforte raison, me donner toutentier à ma foi, sans ménagermon intérêt, ni, s’il le fallait,ma vie.

Malgré cela, il me restadans l’esprit une impressionpénible, et qui fut renforcéeencore par un accident stu-pide qui survint en avril1932.

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Depuis quelque temps, le Bund   d’un village voisin dunôtre, voyait ses progrès ar-rêtés par la propagande d’unmaréchal-ferrant nomméHerzfeld qui jouissait d’unegrande autorité auprès despaysans, tant à cause de saforce physique que de sesplaisanteries et de sa facilitéde parole. Il avait pris le Bund   pour cible, se moquaitouvertement de ses chefs, eten général, se répandait enpropos subversifs et

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antipatriotiques. Le   Bund local, impuissant à le réduireau silence, m’appela à l’aide.J’en référai à mes chefs et ilsme donnèrent carte blanche.Je tendis donc un guet-apensà Herzfeld, il y tomba, et unedouzaine de mes jeunes,armés de gourdins, se jetèrent sur lui. Il se battitcomme un lion, mit à maldeux d’entre eux, et lesautres, furieux de voirtomber les leurs, frappèrentalors comme des fous. Quand

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 j’intervins, c’était trop tard :Herzfeld était à terre, lecrâne fracassé.

Il fut impossible, dans cesconditions, d’éviter l’enquête.Mais les chefs du Parti et du Bund   se démenèrent, la po-lice poussa sa tâche trèsmollement, on trouva des té-moins pour affirmer qu’ils’agissait d’une rixe, en étatd’ivresse, au sujet d’une fille,et l’affaire fut classée.

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La police, deux mois plustôt, avait fait preuve de ri-gueur à l’égard d’un ca-marade S.A. compromis dansdes circonstances similaires,et son attitude plus concili-ante à notre égard n’étaitévidemment pas sans rapportavec le succès triomphal duFührer qui, quinze jours plustôt, aux élections présidenti-elles, s’était placé immédiate-ment après le MaréchalHindenburg, avec le magni-fique total de 14 millions de

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 voix. Je réfléchis, à cet égard,que si la mort de Herzfelds’était produite   avant    lesélections, il est probable quela police aurait alors pousséles choses plus loin, auquelcas il y aurait eu un procès, et j’aurais été en prison. En cequi me concernait, j’étais prêtà affronter de nouveau n’im-porte quelle épreuve pourune cause juste, mais je medemandais avec angoisse ceque ma femme aurait faitdans ce cas-là, seule dans une

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ferme avec trois enfants en bas âge. Elle n’aurait cer-tainement rien pu attendredu vieux Wilhelm, et quant à von Jeseritz, je le connaissaistrop pour espérer qu’il seraitrevenu sur sa déterminationde ne pas nous aider d’unPfennig « quoi qu’il arrivât ».

Elsie sentait bien qu’il sepassait quelque chose en moi,et me posait sans cesse desquestions auxquelles je megardais bien de répondre.Mais en réalité, tout cela

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entraînait pour moi de grossoucis. Quelquefois, j’avaismême la faiblesse d’imaginerquel soulagement ce seraitpour moi que de trouver unemploi dans une région oùmon activité politique passéen’aurait pas été connue, et oùles chefs du Parti , par con-séquent, m’auraient laissétranquille. Mais je me rendais bien compte que c’était là, dema part, un pur enfantillage.Il était presque impossible,dans l’Allemagne d’alors, de

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trouver du travail, et je savais bien que si je n’avais pas étéun militant connu pour safidélité, jamais le Parti nem’aurait recommandé à vonJeseritz, et jamais von Jeser-itz ne m’aurait engagé, ni,dans la suite, confié uneferme.

Je réussis, non sans mal, àmettre sur pied l’escadron demiliciens que Himmlerm’avait ordonné de former. Avec le plein assentiment demes hommes, j’adressai, pour

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chacun, à Himmler, undossier de candidature SS.Ces dossiers m’avaient prisdu temps et je m’étais donné beaucoup de peine, notam-ment dans l’établissement dela généalogie des candidats,que j’avais minutieusementétudiée moi-même dans les bureaux d’état civil, et pourlaquelle j’étais remonté leplus loin possible, sachantquelle importance le Parti at-tachait, pour le recrutementdes SS, à la pureté raciale.

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Cependant, j’avais noté, enappendice à mon rapport, que je n’avais pas cru bond’ajouter mon dossier à ceuxde mes hommes, car je savaisque je ne remplissais mal-heureusement pas les condi-tions physiques demandées :La SS exigeait, en effet, queles candidats eussent aumoins une taille de 1,80m etde ce côté-là du moins, j’étais bien loin du compte.

C’est exactement le 12décembre que je reçus la

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réponse de Himmler. Il ac-ceptait les candidats que j’avais proposés, me félicitaitdu soin que j ’avais mis à laconstitution des dossiers – etm’annonçait qu’en considéra-tion des services rendus, ilavait décidé de faire excep-tion, en ma faveur, auxnormes physiques requises,et qu’en conséquence, ilm’admettait dans la trouped’élite du Führer avec le

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commune, quelques discus-sions assez vives, surtoutquand je dus puiser dans l’ar-gent si péniblement économ-isé pour la ferme, afin de mefaire faire un uniforme. J’ex-pliquai patiemment à Elsieque l’idée d’acheter une terreétait maintenant dépassée,que je n’avais jamais eu, à bi-en voir, d’autre vocation quele métier des armes, et que jedevais saisir l’occasion quim’était offerte de le repren-dre. Elle m’objectait que la

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SS n’était pas l’armée, qued’ailleurs je ne recevrais pasde solde, que personne, sur-tout, ne pouvait assurer quela victoire du Parti étaitchose certaine, et qu’en fait, j’avais moi-même reconnuqu’aux élections qui avaientsuivi les élections présidenti-elles, le Parti avait perdu beaucoup de voix. Mais là-dessus, je la fis taire sévère-ment, ne pouvant tolérerqu’elle pût mettre en doute,

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un seul instant, le succès duMouvement.

Ce succès, que j’appelaisalors avec plus de foi que deconviction, vint plus tôt que je n’aurais osé l’espérer. Unmois ne s’était pas écoulédepuis cette discussion que leFührer devenait Chancelierdu Reich, et quelques se-maines plus tard le Parti, brisant ou bousculant touteopposition, s’installait enmaître au pouvoir.

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1934En juin, je reçus l’ordre de

me rendre à S. avec mon es-cadron pour participer à unerevue de cavaliers SS. Le dé-filé, dans les rues décorées dedrapeaux et de croix gam-mées, se déroula, conformé-ment au plan, dans un ordremagnifique, et au milieu del’enthousiasme exemplaire dela population. Himmler,après nous avoir minutieuse-ment inspectés, fit un

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discours qui produisit surmoi une impression pro-fonde. À vrai dire, les idéesqu’il exposa m’étaient,comme à tout SS, depuislongtemps familières. Maisles entendre, en cette fêtesolennelle, de la bouchemême du  Reichsführer, m’ap-parut comme une confirma-tion éclatante de leur vérité.

Le   Reichsführer   rappelad’abord les mois difficiles quiavaient précédé, pour les SSet le Parti, la prise de

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pouvoir, alors que « les gensnous tournaient le dos et que beaucoup des nôtres connais-saient la prison ». Mais grâceà Dieu, le Mouvement et lesSS avaient dominé l’épreuve.Et maintenant, la volonté del’Allemagne nous avait donnéla victoire.

Cette victoire, affirmasolennellement le  Reichsführ-er, ne changerait rien, et nedevait rien changer, à l ’étatd’esprit du Corps noir. Les SSresteraient dans les jours

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ensoleillés ce qu’ils avaientété pendant l’orage : Dessoldats que l’honneur seul in-spirait. De tout temps,ajouta-t-il, et depuis l’époquereculée des Chevaliers teuto-niques, l’honneur avait étéconsidéré comme l’idéalsuprême du soldat. Mais onsavait mal alors ce qu’étaitl’honneur. Et dans lapratique, les soldats éprouv-aient souvent des difficultés àchoisir, entre plusieurs voies,celle qui leur paraissait la

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plus honorable. Ces diffi-cultés, le   Reichsführer   étaitheureux de le dire, n’exis-taient plus pour les SS. NotreFührer Adolf Hitler avaitdéfini une fois pour toutesl’honneur SS. Il avait fait decette définition la devise desa troupe d’élite :   « Tonhonneur », avait-il dit, «  c’est ta fidélité  ». Désormais, parconséquent, tout était par-faitement simple et clair. Onn’avait plus de cas de con-science à se poser. Il suffisait

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seulement d’être fidèle, c’est-à-dire d’obéir. Notre devoir,notre unique devoir étaitd’obéir. Et grâce à cetteobéissance absolue, consentiedans le véritable esprit duCorps noir, nous étions sûrsde ne plus jamais noustromper, d’être toujours dansle droit chemin, de servir in-ébranlablement, dans les bons et les mauvais jours, leprincipe éternel : L’Alle-magne, l’Allemagne au-des-sus de tout.

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 Après son discours,Himmler reçut les chefs duParti et de la SS. Étant donnéla modestie de mon grade, jefus surpris qu’il voulût bienme faire appeler.

Il se tenait dans un salonde l’hôtel de ville, deboutderrière une grande table vide.

— Oberscharführer Lang, vous avez participé à l’exécu-tion de Kadow, n’est-ce pas ?

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— Jawohl, Herr Reichsführer.

— Vous avez servi cinq ansà la prison de Dachau ?

— Jawohl, Herr Reichsführer.

— Et avant cela, enTurquie ?

— Jawohl, Herr Reichsführer.

— En qualité de sous-officier ?

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— Jawohl, Herr Reichsführer.

— Vous êtes orphelin ?

— Jawohl, Herr Reichsführer.

Je me sentis déçu, stupé-fait. Himmler se souvenaitparfaitement de ma fiche,mais i l ne se souvenait pluss’en être déjà servi.

I l y eut un si lence, i l meregarda attentivement, etreprit :

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— Je vous ai rencontré il y a deux ans chez le ColonelBaron von Jeseritz ?

— Jawohl, Herr Reichsführer.

— Le Colonel Baron vonJeseritz vous emploie commefermier ?

— Jawohl, Herr Reichsführer.

Son binocle, brusquement, jeta un éclair, et il dit d’une voix dure :

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— Et je vous ai déjà posétoutes ces questions ?

Je balbutiai :

— Jawohl, Herr Reichsführer.

Son regard, derrière son binocle, me transperça.

— Et vous pensiez que jene m’en souvenais plus ?

Je dis avec effort :

— Jawohl, Herr Reichsführer.

— Vous aviez tort.

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Mon cœur battit, je raidismon garde à vous jusqu’à ceque tous les muscles me fis-sent mal, et j’articulai nette-ment et avec force :

— J’avais tort,   Herr Reichsführer.

Il dit doucement :

— Un soldat ne doit pasdouter de son chef.

 Après cela, il y eut un longsilence. Je me sentais pétrifiéde honte. Il importait peuque l’objet de mon doute fût

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insignifiant. J’avais douté.L’esprit juif de critique et dedénigrement s’était insinuédans mes veines : J’avais osé juger mon chef.

Le   Reichsführer   me re-garda attentivement etreprit :

— Cela n’arrivera plus.

— Nein, Herr Reichsführer.

Il y eut encore un silence,et il dit doucement etsimplement :

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— Par conséquent, nousn’en parlerons plus.

Et je compris avec unfrémissement qu’il me redon-nait sa confiance. Je re-gardais le   Reichsführer.   Jeregardais ses traits sévères,inflexibles, et un sentimentde sécurité m’envahit.

Le   Reichsführer   fixa ses yeux impassibles sur un pointde l’espace un peu au-dessusde ma tête, et il reprit commes’il lisait :

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— Oberscharführer, j ’ai eul’occasion de me former uneopinion sur vous en relationavec votre activité SS. Je suisheureux de vous dire quecette opinion est favorable. Vous êtes calme, modeste,positif. Vous ne vous mettezpas en avant, mais vous lais-sez les résultats parler pour vous. Vous obéissez ponc-tuellement, et dans la margequi vous est laissée, vous êtescapable d’initiative et d’or-ganisation. J’ai

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la vie de prison peut êtreutile à la SS.

Ses yeux se fixèrent denouveau au-dessus de matête, et sans hésitation, sansarrêt, sans jamais chercherun seul mot, il reprit :

— Le Parti est en train demettre au point, dansdifférentes parties de l’Alle-magne, des camps de concen-tration qui ont pour but derégénérer les criminels par letravail. Dans ces camps, nous

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de Dachau. Vous recevrez letraitement correspondant à votre grade, ainsi que di- verses indemnités. Vous serezen outre, logé, chauffé etnourri. Votre famille vousaccompagnera.

Il fit une pause.

— Une vie de famille vraiment allemande meparaît être un élément pré-cieux de stabilité morale pourtout SS occupant dans un KLun poste administratif.

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Il me regarda :

— Cependant, vous ne de- vez pas considérer cecicomme un ordre, mais seule-ment comme une proposition.Il vous appartient de l’ac-cepter ou de la refuser. Jepense personnellement quec’est dans un poste de cegenre que votre expérience deprisonnier, et les qualités qui vous sont propres, seront leplus utiles au Parti. Toute-fois, en raison des services

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rendus, je vous laisse le choixde présenter d’autres vœux.

J’hésitai un peu et je dis :

— Herr Reichsführer, jedésire vous signaler que jesuis engagé par lettre, pourune période de dix ans, avecle Colonel Baron von Jeseritz.

— L’engagement est-ilréciproque ?

— Nein, Herr Reichsführer.

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— Vous n’avez donc, de votre côté, aucune garantiede conserver votre emploi ?

— Nein, Herr Reichsführer.

— Dans ce cas, il mesemble que vous ne perdrezrien en le quittant ?

— Nein, Herr Reichsführ-er.   Si du moins Herr vonJeseritz le permet.

Il eut un demi-sourire :

— Il vous le permettra,soyez-en sûr.

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Il reprit :

— Réfléchissez et écrivez-moi votre réponse sous huit jours.

Il tapa légèrement sur latable du bout des doigts :

— C’est tout.

Je le saluai, i l me renditmon salut et je sortis.

Je ne retournai au Maraisque le lendemain soir. Lesenfants étaient couchés. Jedînai avec Elsie, puis je bour-rai ma pipe, l’allumai, et allai

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m’asseoir sur le banc de lacour. Il faisait doux, et la nuitétait extrêmement claire.

 Au bout d’un moment,Elsie me rejoignit et je la misau courant de la propositionde Himmler. Quand j’eus fini, je la regardai. Elle avait lesdeux mains à plat sur sesgenoux et sa tête était im-mobile. Je repris au boutd’un moment :

— Au début, les conditionsmatérielles ne seront pas

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tellement meilleures qu’ici –sauf que tu auras moins detravail.

Elle dit sans bouger latête :

— Il n’est pas question demoi.

Je repris :

— La situations’améliorera quand je seraiofficier.

— Est-ce que tu peux êtrenommé officier ?

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— Oui. Je suis un vieux duParti maintenant, et mes ser- vices de guerre comptentaussi.

Elsie tourna la tête versmoi et je vis qu’elle avait l’airétonné.

— Officier, c’est ce que tuas toujours voulu être, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Pourquoi hésites-tu,alors ?

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Je rallumai ma pipe et jedis :

— Ça ne me plaît pas.

— Qu’est-ce qui ne te plaîtpas ?

— Une prison, c’est tou- jours une prison. Même pourle gardien.

Elle posa ses mains l ’unesur l’autre.

— Eh bien, dans ce cas,c’est clair : Il faut refuser.

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Je ne répondis pas, et au bout d’un moment, Elsîereprit :

— Est-ce que le   Reichs- führer   t ’en voudra, si tu disnon ?

— Certainement pas.Quand un chef laisse le choixà un soldat, il ne peut pas luien vouloir de sa décision.

Je sentis qu’Elsie me re-gardait, et je demandai :

— Et toi, est-ce que ça teplaît ?

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Elle répondit sans hésiter :

— Non. Ça ne me plaît pas.Ça ne me plaît pas du tout.

Elle ajouta aussitôt :

— Mais tu n’as pas à tenircompte de ce que je pense.

Je tirai plusieurs boufféesde ma pipe, puis je me pen-chai, je ramassai une poignéede cailloux et je les fis sauterdans la paume de la main.

— Le   Reichsführer   penseque c’est dans un KL que jeserai le plus utile au Parti.

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— Un KL ?

— Konzentrationslager.

— Pourquoi pense-t-ilcela ?

— Parce que j’ai été cinqans prisonnier.

Elsie s’accota contre ledossier du banc et regardadevant elle :

— Ici aussi, tu es utile.

Je dis lentement :

— Certainement. Ici aussi, je suis utile.

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— Et c’est un travail que tuaimes.

Je réfléchis un instant là-dessus et je dis :

— Cela n’entre pas en lignede compte. Si je suis plusutile au Parti dans un KL,c’est dans un KL que je doisaller.

— Mais peut-être es-tuplus utile ici ?

Je me levai.

— Le   Reichsführer   ne lepense pas.

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Je jetai mes petits caillouxun à un contre la margelle dupuits, je tapai ma pipe contrema botte pour la vider de sacendre, et je rentrai dans lamaison. Je commençai à medéshabiller, et au bout d’unmoment, Elsie me rejoignit.Il était tard, j ’étais très fa-tigué, mais je n’arrivais pas àdormir.

Le lendemain, après le re-pas de midi, Elsie coucha lesenfants avant de laver la vais-selle. Je m’installai sur ma

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chaise en face de la fenêtre àdemi ouverte et j’allumai mapipe. Elsie me tournait le doset j’entendais les assiettestinter doucement l’une contrel’autre dans la cuvette. Enface de moi, les deux peupli-ers de chaque côté de la bar-rière brillaient sous le soleil.

J’entendis la voix d’Elsie :

— Qu’est-ce que tudécides ?

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Je tournai la tête de soncôté. Je ne vis que son dos.Elle était penchée sur l’évier.

— Je ne sais pas.

Je remarquai que son dosavait tendance à se voûter.Les assiettes tintèrent douce-ment, et je pensai : « Elle enfait trop. Elle se fatigue. » Jetournai la tête et je regardaide nouveau les peupliers.

Elsie reprit :

— Pourquoi ne t’engages-tu pas dans l’Armée ?

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— Un SS ne s’engage pasdans l’Armée.

— Est-ce que tu peux avoirun autre poste dans la SS ?

— Je ne sais pas. Le Reichsführer   n’en a pasparlé.

 Après cela, il y eut un si-lence, et je dis :

— Dans l’Armée, on tient beaucoup compte de l’in-struction pour l’avancement.

— Et dans la SS ?

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— Pourquoi ça ne te plaîtpas d’aller dans un KL ?

Je l’entendais aller et venir derrière moi. Elle avaitenlevé ses sabots et glissaitdoucement sur le plancher.Je dis sans me retourner :

— C’est un métier degarde-chiourme.

J’ajoutai au bout d’unmoment :

— Et puis, i l n’y aura pasde chevaux là-bas.

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— Ach !   dit Elsie, teschevaux !

Une assiette tinta en ven-ant prendre sa place sur lapile, les chaussons d’Elsieglissèrent sur le plancher.Elle s’arrêta.

— On est logé ?

— Oui, et chauffé. Etnourri. Moi, du moins. Enplus, i l y a les primes. Et tupourras rester à la maison.

— Oh ça ! dit Elsie.

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Je me retournai. Elle étaitdevant le buffet. Elle metournait le dos.

— Je te trouve l’air fatigué,Elsie.

Elle me fit face et redressale buste :

— Je me sens très bien.

Je repris ma position. Lemontant de la fenêtre me ca-chait à demi le peuplier dedroite, et je remarquai que la barrière avait besoin d’êtrerepeinte.

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Elsie reprit :

— Est-ce qu’on maltraiteles détenus dans les KL ?

Je dis sèchement :

— Certainement pas. Dansl’État national-socialiste, cegenre de choses n’est pluspossible.

J’ajoutai :

— Les KL ont un butéducatif.

Une pie s’abattit lourde-ment sur le faîte du peuplier

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de droite. Je poussai lafenêtre pour mieux la voir.Ma main laissa une trace surla vitre et je me sentis con-trarié. Je dis tout haut :

— Père aussi voulait êtreofficier. Mais on n’a pas voulu de lui. Il avait quelquechose aux bronches.

Et tout d’un coup, ce futcomme si j’avais douze ans denouveau : Je lavais lesgrandes fenêtres du salon, etde temps en temps, je glissais

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un coup d’œil aux portraitsdes officiers. Ils étaient là,rangés par ordre hiérarchiquecroissant, de gauche à droite.L’oncle Franz ne figurait pasparmi eux. L’oncle Franz, luiaussi, aurait voulu être offici-er, mais i l n’était pas assezinstruit.

— Rudolf, dit la voixd’Elsie.

Et j’entendis les deux por-tes du placard claquer l ’uneaprès l’autre.

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— Officier, c’est ton rêve,nicht wahr ? 

Je dis avec impatience :

— Mais pas comme ça. Pasdans un camp.

— Eh bien, refuse alors !

Elsie posa son torchon surle dossier de ma chaise. Jeme retournai à moitié. Elleme regardait, et comme je nedisais rien, elle répéta :

— Refuse, alors.

Je me levai.

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— Le   Reichsführer   penseque c’est dans un KL que jeserai le plus utile.

Elsie ouvrit le tiroir de latable, et se mit à ranger lesfourchettes. Elle les posait dechamp afin de les emboîterl ’une dans l ’autre. Je la re-gardais faire un moment ensilence, puis je pris letorchon sur le dossier de machaise, et j’essuyai la traceque ma main avait laissée surla vitre de la fenêtre.

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Trois jours se passèrentencore, et un matin, après lerepas de midi, j’écrivis au Reichsführer   que j’acceptaissa proposition. Je fis lire malettre à Elsie avant de la ca-cheter. Elle la lut lentement,puis la remit dans l’envel-oppe, et posa l’enveloppe surla table.

Un peu plus tard, elle merappela que je devais aller àMarienthal pour faire ferrerla jument.

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partir de cette date, mes pro-motions se succédèrent rap-idement. En octobre 1938, jefus promus  Obersturmführer,et en janvier 1939, Hauptsturmführer.

Pour moi-même et pour lesmiens, je pouvais désormaisenvisager l’avenir avec confi-ance. En 1937, Elsie m’avaitdonné un fils que j’appelaiFranz en souvenir de mononcle. Cela portait à quatre lenombre de mes enfants :Karl, l’aîné, avait sept ans,

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Katherina, cinq ans, et Her-tha, quatre. Quand je fusnommé officier, au lieu d’unemoitié de villa où nous vivi-ons très à l’étroit, nouseûmes une villa entière, beaucoup plus confortable et bien mieux située. La solded’officier me permit aussi une vie plus large, et après toutesces longues années de priva-tion, ce fut un grand soulage-ment que de ne plus avoir àregarder à un Pfennig près.

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Quelques mois après mapromotion au grade de Hauptsturmführer,   nostroupes pénétrèrent en Po-logne. Le jour même, je de-mandai à partir pour le front.

La réponse vint, huit joursaprès, sous la forme d’unecirculaire du  Reichsführer.   Ilremerciait les nombreux offi-ciers SS des KL qui, dans le véritable esprit du Corpsnoir, s’étaient portés volontaires pour la campagnede Pologne. Cependant, ils

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devaient comprendre que le Reichsführer  ne pouvait, sansdésorganiser les camps, fairedroit à tous ces vœux. Il leurdemandait donc de s’abstenirà l ’avenir de les renouveler,e t de lu i la isser le so in dedésigner lui-même pour laWaffen-SS  ceux dont l’admin-istration des camps pourraità la rigueur se passer.

En ce qui me concernait,c’était me laisser bien peud’espoir pour l’avenir. Car j’étais dans l’administration

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des camps depuis cinq ansdéjà, j’en avais gravi tous leséchelons, j’en connaissaistous les rouages, et il y avaitpeu de chances, par con-séquent, pour que le choix du Reichsführer  tombât sur moi.Je me résignais mal, cepend-ant, à cette vie de fonction-naire qui était maintenant lamienne, quand je pensais àceux de mes camarades qui se battaient sur le Front.

La Pologne, comme on s’y  attendait, fut rapidement

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liquidée, puis la guerre s’en-dormit, le printemps 1940 ar-riva, on parlait de plus enplus d’offensive foudroyante,et le Führer prononça, audébut mai, au   Reichstag, unimportant discours. Il déclaraque maintenant que la Po-logne avait cessé d’exister, etque Dantzig avait fait retourà la Mère-Patrie, les Démo-craties n’avaient plus aucuneraison de ne pas chercheravec le   Reich   un règlementpacifique des problèmes de

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l’Europe. Si elles ne lefaisaient pas, c’est que leursmaîtres juifs s’y opposaient.La conclusion était claire : la juiverie mondiale avait cru lemoment favorable pourdresser contre le   Reich   unecoalition, et entreprendre unrèglement de comptes défini-tif avec le National-Social-isme. Dans ce combat, l’Alle-magne était contrainte, unefois de plus, de jouer son des-tin. Mais les Démocraties etla Juiverie mondiale se

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trompaient lourdement, sielles pensaient que la hontede 1918 se répéterait jamais.

Le IIIe  Reich   entreprenait lalutte avec une volonté inflex-ible, et le   Führer   déclaraitsolennellement que les en-nemis de l’État national-so-cialiste seraient vite et dure-ment châtiés. Quant aux juifs, partout où ce seraitpossible, et partout où nousles rencontrerions sur notreroute, ils seraient exterminés.

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Trois jours après ce dis-cours, je reçus du  Reichsführ-er SS   l’ordre de me rendre enPologne, et de transformer unancien casernement d’artil-leurs polonais en camp deconcentration. Ce nouveauKL devait s’appeler Auschwitz du nom du bourgle plus proche.

Je décidai qu’Elsie et lesenfants resteraient pour lemoment à Dachau, et jepartis avecl’Obersturmführer   Setzler,

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l’Hauptscharführer [83] 

Benzet un chauffeur. J’arrivai à Auschwitz au milieu de la nu-it, je couchai dans une mais-on réquisitionnée, et le lende-main, je visitai l’ancien camp.Il était situé environ à troiskilomètres du bourg. Mais leKL devait s’étendre beaucoupplus loin que les casernes desartilleurs polonais, et devaitcomprendre également un

autre   Lager [84] 

, enfermédans une enceinte distincte,

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près de la localité deBirkenau. Autour des deuxcamps, une vaste zone, d’unesuperficie de huit mille hec-tares, avait été expropriée,pour être soumise à une cul-ture intensive ou recevoir desinstallations industrielles.

Je la parcourus d’un boutà l ’autre. Le pays était par-faitement plat, coupé demarécages et de bois. Leschemins étaient en mauvaisétat, à peine tracés, et se per-daient dans les friches. Les

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maisons étaient rares, et danscette plaine sans bornes,paraissaient petites et per-dues. Tout le temps que durama tournée, je ne rencontraipas âme qui vive. Je f is ar-rêter la voiture, et je fis seul,à pied, quelques centaines demètres pour me dégourdir les jambes. L’air était fade, im-prégné d’une odeur pourriede marécage. Un silence totalrégnait. L’horizon s’étendait,pour ainsi dire, au ras du sol.Il formait une ligne noire, à

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peine coupée, çà et là, parquelques bouquets d’arbres.Malgré la saison, le ciel était bas et pluvieux, et au-dessusde l’horizon, s’étirait uneligne grise de nuages. Si loinque la vue portait, il n’y avaitpas une seule ondulation deterrain. Tout était plat,désert, immense. Je revinssur mes pas, et je me sentisheureux de remonter en auto.

Les casernes polonaisesétaient infestées de vermine,et mon premier soin fut de

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prisonniers de guerre polon-ais fut mis à ma dispositionpour dresser les barbelés etles miradors des deux campsqui, comme je l’ai dit,devaient rester distincts, Auschwitz recevant desdétenus juifs, et Birkenau desprisonniers de guerre. Peuaprès, les troupes SS ar-rivaient et prenaient posses-sion des casernes, lespremières villas d’officierscommençaient à s’élever, et le jour même où la glorieuse

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campagne de France prenaitfin, le premier transport dedétenus juifs arriva. Ilsreçurent aussitôt la tâche deconstruire leur propre camp.

En août, je pus faire venirElsie et les enfants. Les villasd’officiers tournaient le dosau camp, et donnaient sur le bourg d’Auschwitz, dont l’ég-lise, avec ses deux clochersélégants, se détachait. Dansce pays si plat, ces deuxclochers soulageaient l’œil, etc’est pourquoi j’avais orienté

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les maisons de leur côté.Celles-ci étaient de vastes etconfortables chalets de bois,élevés sur des soubassementsde pierre de tai l le, et agré-mentées de terrasses ori-entées au midi, et de jardins.Elsie fut très heureuse de sanouvelle demeure, et elle ap-précia particulièrement lesinstallations très modernesde chauffage central et d’eauchaude dont je l’avais faitdoter. Elle trouva sans peineune bonne à Auschwitz, et je

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mis à sa disposition deuxdétenus pour les plus grostravaux.

Selon les ordres du Reichs- führer, je devais assurer,outre la construction ducamp, l’assèchement desmarécages et des espaces in-ondés qui s’étendaient dechaque côté de la Weichsel,afin de les livrer à l ’agricul-ture. Je reconnus vite qu’ilfallait faire en plus grand ceque j’avais fait déjà pour lesterres de von Jeseritz, et

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qu’aucun drainage ne seraitefficace, si les eaux de la Weichsel n’étaient pas con-tenues par un barrage. Je fisdresser des plans, et calcu-lant au plus juste avec lamain-d’œuvre dont je dispo-sais, j’annonçai au   Reichs- führer   qu’il me faudrait troisans pour achever l’ouvrage.Quatre jours après, la ré-ponse du   Reichsführer   ar-riva : il me donnait un an.

Le   Reichsführer   punissait,ou même exécutait, des SS

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pour de si petites fautes que je n’avais guère d’illusionssur le sort qui m’attendrait,si le barrage n’était pas ter-miné au jour dit. Cettepensée me donna des forcessurhumaines. Je m’installai àdemeure sur le chantier, je nelaissai pas une minute derépit à mon état-major, je fistravailler les détenus jour etnuit. La mortalité, parmiceux-ci, s’éleva à un taux ef-frayant, mais cela, fortheureusement, n’entraîna

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aucun inconvénient pournous, parce que de nouveauxtransports comblaient auto-matiquement les vides. MesSS, eux aussi, payèrent leurtribu à l’œuvre entreprise :Plusieurs d’entre eux furentcassés de leurs grades pourdes fautes qu’en d’autres cir-constances j’eusse jugées vénielles, et deux   Scharführ-er, à la suite d’une négligenceplus grave, furent passés parles armes.

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peu, par la suite, de la hâtequ’on avait mise à le constru-ire. Deux semaines après la visite inaugurale de Himmler,des pluies abondantestombèrent sur toute la ré-gion, la Weichsel eut unecrue subite, et une section dusplendide ouvrage d’art futlittéralement balayée. Il fal-lut demander de nouveauxcrédits, et entreprendre denouveaux travaux, en prin-cipe pour le « consolider »,en fait pour le refaire en

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partie. Et encore le résultatne fut-il que des plus mé-diocres, car pour être vraiment solide, tout le trav-ail eût dû être repris à la base.

Sous mon impulsion, le KLde Birkenau-Auschwitz étaitdevenu une gigantesque ville.Mais si vite que le camp s’ac-crût, il était encore trop petitpour recevoir l’afflux de plusen plus massif des détenus.J’envoyai à la direction SSlettre sur lettre pour qu’on

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modérât le rythme des en- vois. Je représentais que jen’avais pas assez de baraques, ni de nourriture,pour loger et nourrir tant demonde. Toutes ces lettres res-taient sans réponse, et lestransports affluaient tou- jours. En conséquence, lasituation du   Lager   devint ef-froyable, les épidémiesfaisaient rage, il n’y avait pasde moyens pour les com- battre, et le taux de la mortal-ité montait en flèche. Je me

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sentais de plus en plus im-puissant à faire face à l ’ in-croyable situation créée parl’arrivée quasi quotidiennedes transports. Tout ce que jepouvais faire, c’était de main-tenir l’ordre dans la massedes détenus de toute originequi encombraient le camp.Mais cela aussi était difficile,car, à mesure que la guerre seprolongeait, les jeunes etsplendides volontaires desUnités « Têtes de mort »avaient été appelés au front,

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circulaire du   Reichsführerm’informant qu’il permettaitdorénavant aux officiers desKL de demander leur départpour le front, le soir même jeme portai volontaire, et six jours après, j’étais mandé àBerlin par Himmler.

Je m’y rendis par le train,conformément aux instruc-tions récentes qui com-mandaient d’économisersévèrement l’essence. La cap-itale était fiévreuse, les rues,pleines d’uniformes, les

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trains, bondés de troupes. Onannonçait les premières vic-toires allemandes contre lesBolcheviks.

Le   Reichsführer   me reçutdans la soirée. Son officierd’ordonnance me fit entrerdans son bureau, et sortit enrefermant soigneusementderrière lui la double porte.Je saluai, et quand le  Reichs- führer   m’eut rendu mon sa-lut, je m’avançai vers lui.

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La pièce n’était éclairéeque par une lampe à pied de bronze qui se dressait sur son bureau. Le   Reichsführer   setenait debout, immobile, etson visage était dans l’ombre.

Il f i t un petit geste de lamain droite et dit aveccourtoisie :

— Prenez place, je vousprie.

Je m’assis, le cercle de lalampe m’illumina, et j’eus le

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sentiment que mon visageétait nu.

 Au même instant, le télé-phone sonna, Himmlerdécrocha l’écouteur, et me fitsigne de l’autre main de rest-er où j’étais. J’entendis le Reichsführer   parler d’unnommé Wulfslang et du KL Auschwitz, je me sentis con-fus d’avoir surpris cela, et jecessai d’un seul coupd’écouter. Je baissai les yeux,et je m’attachai à détailler lacélèbre garniture de bureau

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en marbre vert sculpté quiornait sa table. C’était un ca-deau du KL Buchenwald pourla   Julfest.   Ils avaient des ar-tistes vraiment étonnants àBuchenwald. Je pris note derechercher s’i l n’y avait pasaussi des artistes parmi mes juifs.

L’écouteur claqua sur sonsocle et je levai les yeux :

— Sturmbannführer, ditHimmler aussitôt, je suisheureux de vous dire que

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l’Inspecteur des Camps  Grup-

 penführer [89] 

Gœrtz m’a ad-ressé un excellent rapport sur votre activité de   Lagerkom-

mandant  [90] 

au KL Auschwitz.

— D’autre part, reprit-il, j’apprends que vous m’avezadressé une demande pourpartir sur le front.

— C’est exact,   Herr Reichsführer.

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— Dois-je comprendre que vous obéissez à un sentimentpatriotique, ou que vos fonc-tions au KL Auschwitz vousdéplaisent ?

— J’obéis à un sentimentpatriotique,   Herr Reichsführer.

— J’en suis heureux. Iln’est pas question de changer votre affectation. Eu égard àcertains projets, je considère votre présence à Auschwitzcomme indispensable.

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Il y eut un silence et il dit :

— Ce que je vais vous diremaintenant est secret. Je vous demande de jurer sur votre honneur que vousgarderez là-dessus le silencele plus absolu.

Je le regardai. Tant dechoses, dans la SS, étaientconfidentielles, le secretfaisait tellement partie denotre routine qu’il ne parais-sait pas exiger, à chaque fois,un serment.

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— Vous devez comprendre,reprit Himmler, qu’il nes’agit pas d’un simple secretde service, mais (il détachales mots) d’un véritablesecret d’État.

Il recula légèrement dansl’ombre et dit d’une voixsévère :

— Sturmbannführer, voulez-vous me jurer sur votre honneur d’officier SSque vous ne révélerez cesecret à personne ?

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Je dis sans hésiter :

— Je le jure sur mon hon-neur d’officier SS.

— Je vous signale, reprit-ilau bout d’un moment, que vous êtes tenu de ne lerévéler à personne, pas mêmeà votre supérieurhiérarchique   GruppenfiïhrerGœrtz.

Je me sentis mal à l ’aise.Les camps dépendant directe-ment du   Reichsführer, iln’était pas anormal qu’il me

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donnât des instructions, sanspasser par Gœrtz. Mais ilétait, par contre, tout à faitétonnant qu’il le fit à soninsu.

— Vous ne devez pas vousétonner de ces dispositions,reprit Himmler comme s’ill isait dans ma pensée. Ellesne témoignent d’aucune méfi-ance à l’égard de l’Inspecteurdes Camps   GruppenführerGœrtz. Celui-ci sera misultérieurement au courant, aumoment que j’aurai choisi.

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Le   Reichsführer   bougea latête, et le bas de son visages’éclaira. Ses lèvres minces,rasées de près, étaient ser-rées l’une contre l’autre.

— Le   Führer, dit-il d’une voix nette, a ordonné la solu-tion définitive du problème juif en Europe.

Il fit une pause et ajouta :

— Vous avez été choisipour exécuter cette tâche.

Je le regardai. Il ditsèchement :

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— Vous avez l’air effaré.Pourtant, l’idée d’en finiravec les juifs n’est pas neuve.

— Nein, Herr Reichsführ-er.   Je suis seulement étonnéque ce soit moi qu’on aitchoisi…

Il me coupa :

— Vous saurez les raisonsde ce choix. Elles voushonorent.

Il reprit :

— Le Führer pense que sinous n’exterminons pas les

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 juifs   maintenant , ceux-ci ex-termineront plus tard lepeuple allemand. Voici donccomment le problème sepose : C’est eux ou nous.

Il articula avec force :

— Sturmbannführer, aumoment où les jeuneshommes allemands se battentcontre le Bolchevisme, avons-nous le droit de laisser lepeuple allemand courir cerisque ?

Je répondis sans hésiter :

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— Nein, Herr Reichsführer.

Il posa ses deux mains bi-en à plat sur son ceinturon, etdit avec un air de satisfactionprofonde :

— Pas un Allemand nepourrait répondre autrement.

Il y eut un silence, puis ses yeux impassibles se fixèrentsur un point au-dessus de matête, et i l reprit comme s’ i llisait :

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— J’ai choisi le KL Auschwitz comme lieu d’ex-écution, et vous-mêmecomme agent. J’ai choisi leKL Auschwitz, parce qu’étantsitué à la jonction de quatre voies ferrées, il est d’un accèsfacile pour les transports. Enoutre, la région est isolée,peu peuplée, et offre, parconséquent, des circon-stances favorables au déroul-ement d’une opérationsecrète.

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Il abaissa sur moi sonregard :

— Je vous ai choisi, vous, àcause de votre talentd’organisateur…

Il bougea légèrement dansl’ombre et articula avecnetteté :

— … et de vos rares qual-ités de conscience.

— Vous devez savoir,enchaîna-t-il aussitôt, qu’ilexiste déjà en Pologne troiscamps d’extermination :

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Belzek, Wolzek et Treblinka.Ces camps ne donnent passatisfaction. Premier point :Ils sont petits et leur em-placement ne permet pas deles étendre. Deuxième point :Ils sont mal desservis.Troisième point : Lesméthodes employées sont vraisemblablement défec-tueuses. D’après le rapportdu   Lagerkommandant    deTreblinka, il n’a pu, en sixmois, liquider plus de 80 000unités.

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obtient, vous vous livrerez àune critique constructrice desméthodes employées. Dansquatre semaines…

Il se reprit :

— … dans quatre semainesexactement, vous me fereztenir un plan précis àl’échelle de la tâche his-torique qui vous incombe.

Il f i t un petit s igne de lamain droite. Je me levai.

— Avez-vous desobjections ?

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— Vous avez maintenant ladure mission d’exécuter cetordre.

Je me mis au garde à vouset je dis :

— Jawohl, Herr Reichsführer !

Ma voix me parut faible etenrouée dans le silence de lapièce.

Je saluai, il me rendit monsalut, je f is demi-tour et jeme dirigeai vers la porte. Dèsque j ’eus quitté le cercle de

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lumière de la lampe, l’ombrede la pièce se referma surmoi, et je ressentis une bizarre impression de froid.

Je repris le train dans lanuit. Il était bondé de troupesqu’on dirigeait vers le frontrusse. Je trouvai un comparti-ment de première, il étaitplein, mais un   Oberstur-mführer  me laissa aussitôt saplace. La lumière était en veilleuse en prévision d’at-taques aériennes, et lesstores, soigneusement tirés.

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Je m’assis, le train démarra brutalement et se mit à rouleravec une lenteur exaspérante.Je me sentais fatigué, mais jen’arrivais pas à dormir.

L’aube se leva enfin, et jem’assoupis un peu. Le voyagetraînait, coupé d’arrêts nom- breux. Parfois, le train s’im-mobilisait pendant deux outrois heures, puis repartaittrès lentement, s’arrêtait, re-partait encore. Vers midi, il y eut une distribution de vivreset de café chaud.

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Je sortis dans le couloirfumer une cigarette. Je visl’Obersturmführer   quim’avait cédé sa place. Ildormait, assis sur son sac. Jele réveillai et l’invitai à allers’asseoir à son tour dans lecompartiment. Il se leva, seprésenta, et nous causâmesquelques minutes. Il était

 Lagerführer[93]

au KLBuchenwald et on l’avait ver-sé, sur sa demande, dans laWaffen-SS.   Il allait rejoindre

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 bien, il allait de nouveau« bouger et se battre ». Je luioffris une cigarette et j’in-sistai pour qu’il entrât se re-poser un moment.

Le train prit de la vitesseet pénétra en Silésie. La vuede ce paysage si familier meserra le cœur. Je me rappelailes combats des Corps francs,avec Rossbach à notre tête,contre les Sokols polonais.Comme on s’était battu al-ors ! Et quelle splendideéquipe on était ! Moi aussi, je

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ne demandais qu’à « bougeret me battre  ». J’avais vingtans aussi. C’était étrange dese dire qu’il y avait silongtemps déjà et que toutcela était fini.

 À la gare d’Auschwitz, jetéléphonai au camp pourqu’on m’envoyât une voiture.Il était neuf heures. Jen’avais pas mangé depuismidi et j’avais faim.

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L’auto arriva cinq minutesplus tard et me conduisitchez moi. La veilleuse brûlaitdans la chambre des garçons, je ne sonnai pas, j’ouvris laporte avec mon passe. Je po-sai ma casquette sur la con-sole du vestibule et je me di-rigeai vers la salle à manger.Je sonnai la bonne, elle ap-parut aussitôt et je lui dis dem’apporter ce qu’elle avait.

Je m’aperçus que j’avaisconservé mes gants, je les re-tirai et je retournai les poser

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dans le vestibule. Comme j’arrivais devant la console, j’entendis un bruit de pas, jelevai la tête, Elsie descendaitl’escalier. Quand elle me vit,elle s’arrêta net, me regarda,pâlit, et s’appuya enchancelant contre le mur.

— Est-ce que tu pars ? dit-elle d’une voix éteinte.

Je la regardai, étonné.

— Est-ce que je pars ?

— Pour le Front ?

Je détournai les yeux.

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— Non.

— C’est vrai ? C’est vrai ?dit-elle en balbutiant. Ainsi,tu ne pars pas ?

— Non.

La joie illumina son vis-age, elle descendit lesmarches quatre à quatre, etse jeta dans mes bras.

— Allons ! dis-je.

Elle m’embrassait le visageà petits coups. Elle souriait etdes larmes brillaient dans ses yeux.

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tournai le dos et pénétraidans la salle à manger.

La bonne achevait demettre le couvert et de dis-poser les plats. Je m’assis.

 Au bout d’un moment,Elsie entra, prit place à côtéde moi, et me regardamanger. Quand la bonne futsortie, elle dit doucement :

— Naturellement, je com-prends que pour un officier,c’est très dur de ne pas partirpour le Front.

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Je la regardai.

— Ce n’est rien, Elsie. Jeregrette pour tout à l ’heure.Je suis seulement un peufatigué.

Il y eut un silence, jemangeai sans relever la tête.Je vis Elsie tirer un pli de lanappe et le lisser ensuite duplat de la main.

Elle dit d’une voixhésitante :

— Ach !   Ces deux jours,Rudolf !…

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Je ne répondis pas, et ellereprit :

— C’est pour te dire que tune partais pas que le   Reichs- führer t’a fait venir à Berlin ?

— Non.

— Qu’est-ce qu’il te voulait ?

— Questions de service.

— C’est important ?

— Assez.

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Elsie tira de nouveau lanappe, et dit d’une voixassurée :

— Enfin, l’essentiel, c’estque tu restes.

Je ne répondis rien, et ellereprit au bout d’un moment :

— Mais toi, tu auraispréféré partir, nicht wahr ? 

— Je croyais que c’étaitmon devoir. Mais le   Reichs- führer  pense que je suis plusutile ici.

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— Pourquoi pense-t-ilcela ?

— Il dit que j ’ai un talentd’organisateur et de raresqualités de conscience.

— Il a dit cela ? dit Elsied’un air heureux. Il a dit« rares qualités deconscience » ?

Je fis « oui » de la tête.

Je me levai, je pliaisoigneusement ma servietteet je l’enfermai dans sonenveloppe.

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ses jambes, et son visagerond et rieur se ferma.

— Sturmbannführer, dit-ild’un ton officiel, vous devezsavoir que mon rôle estuniquement d’établir une li-aison orale entre le   Reichs- führer et vous-même.

Il fit une pause.

— À ce stade, je n’ai quepeu de choses à vous dire. Le Reichsführer   a insisté par-ticulièrement sur deuxpoints. Premier point : Pour

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disposition des industries etentreprises agricoles deBirkenau-Auschwitz.

Je fis signe que je voulaisparler, mais il agita de nou- veau impérieusement son ci-gare et reprit :

— Deuxième point : Vousme ferez parvenir, pourchaque transport, un étatstatistique des inaptes sou-mis par vous au traitementspécial. Cependant, vous nedevrez pas conserver un

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double de ces états. End’autres termes, le chiffreglobal des gens traités par vous pendant toute la duréede votre commandement, doit vous rester inconnu.

Je dis :

— Je ne vois pas commentcela est possible. Vous avez vous-même parlé de 500 000unités pour les premiers sixmois.

Il agita son cigare avecimpatience :

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— Bitte ! bitte !   Le chiffrecité par moi de 500 000unités comprend à la fois lesaptes au travail et les inaptes. Vous aurez à les séparer àchaque convoi. Vous voyezdonc que vous ne pouvez pasconnaître d’avance le chiffretotal des inaptes à traiter. Etce sont ceux-là dont nousparlons.

Je réfléchis et je dis :

— Si je comprends bien, jedois vous faire connaître,

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pour chaque transport, lechiffre des inaptes soumis autraitement spécial, mais je nedois pas garder trace de cechiffre, et je dois ignorer, parconséquent, le chiffre globaldes inaptes traités par moipour l’ensemble destransports ?

Il f it un signe d’approba-tion avec son cigare :

— Vous avez parfaitementcompris. Selon l’ordre exprèsdu   Reichsführer, ce chiffre

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global ne doit être connu quede moi. En d’autres termes,c ’ es t à m oi , e t à m oi s eu l ,qu’il incombe d’additionnerles chiffres partiels fournispar vous, et d’en dresser pourle   Reichsführer   une stat-istique complète.

Il reprit :

— C’est tout ce que j ’ai à vous communiquer pour lemoment.

I l y e u t u n s i l e n c e e t j edis :

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unités à soumettre par 24heures au traitement spécial.C’est un chiffre énorme.

Il enleva son cigare de sa bouche et leva la main qui letenait :

— Erreur. Vous oubliezque sur ces 500 000 unités, il y aura un nombre probable-ment assez élevé d’aptes autravail que vous n’aurez pas àtraiter.

Je réfléchis là-dessus et jedis :

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mois, le rythme des trans-ports sera considérablementaugmenté.

Je le regardai, incrédule. Ilsourit, et son visage redevintrond et riant.

Je dis :

— Mais c’est tout bon-nement impossible !

Son sourire s’accentua. Ilse leva et commença à enfilerses gants.

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Il saisit sa casquette. Jeme levai :

— Herr Obersturmban-nführer, bitte.

Il me regarda.

— Ja ? 

— Je voulais dire quec’était   techniquement impossible.

Son visage se figea.

— Permettez, dit-il d’unton glacé. C’est à vous, et à vous seul qu’incombe le côté

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technique de la tâche. Je n’aipas à connaître cet aspect dela question.

Il releva la tête, baissa àdemi les paupières, et me re-garda de haut en bas d’un airdistant :

— Vous devez comprendreque je n’ai rien à voir avec lecôté pratique de la chose. Je vous prierai donc à l’avenirde ne pas m’en parler, mêmepar allusion. Les chiffres,seuls, sont de mon ressort.

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Il pivota, mit la main surla poignée de la porte, se re-tourna à demi, et ajouta d’unair hautain :

— Mon rôle est purementstatistique.

Le lendemain, je partispour le camp de Treblinka

avec l’Obersturmführer [102] 

Setzler. Le camp était situéau nord-est de Varsovie, nonloin de la rivière Bug.

L’ Haupsturmführer [103] 

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Schmolde le commandait.Comme il ne devait rien sa- voir des projets concernant Auschwitz, Wulfslang luiavait présenté ma visitecomme une mission d’inspec-tion et d’information. Il vintme chercher à la gare enauto. C’était un homme entredeux âges, gris et maigre. Sonregard était curieusement vide.

Il nous fit déjeuner à lacantine des officiers SS, dansune pièce à part, s ’excusant

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de ne pouvoir nous recevoirchez lui, sa femme étant souf-frante. Le repas était excel-lent, mais Schmolde n’ouvritla bouche que de loin en loin,et seulement, me sembla-t-il,par déférence pour moi. Sa voix était lasse et sanstimbre, et on avait l ’impres-sion que cela lui coûtaitd’émettre un son. Quand ilparlait, il humectait contin-uellement ses lèvres avec salangue.

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 Après le repas, on servit lecafé. Au bout d’un moment,Schmolde regarda sa montre,tourna vers moi ses yeux vides, et dit :

— Il faudrait de longuesexplications pour décrire l’ac-tion spéciale. C’est pourquoi je préfère vous montrer com-ment nous procédons. Jepense que vous vous rendrezmieux compte.

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Setzler s’immobilisa, ettourna vivement la tête demon côté. Je dis :

— Certainement. C’est unetrès bonne idée.

Schmolde s’humecta leslèvres et reprit :

— C’est à deux heures.

On parla encore quelquesminutes, Schmolde regardasa montre, et je regardai lamienne à mon tour. I l étaitdeux heures moins cinq. Jeme levai. Schmolde se leva à

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son tour, lentement, etcomme à regret. Setzler sesouleva à demi sur sa chaiseet dit :

— Excusez-moi, je n’ai pasfini mon café.

Je regardai sa tasse. Il n’y  avait pas encore touché. Jedis sèchement :

— Vous nous rejoindrezquand vous aurez fini.

Setzler fit « oui » de latête et s’assit. Son crâne

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chauve rougit lentement et ilévitait mon regard.

Schmolde s’effaça pour melaisser passer.

— Cela vous ennuie-t-ild’aller à pied ? Ce n’est pasloin.

— Pas du tout.

Il faisait un très beausoleil. Au milieu de l’alléeque nous suivions, une bandecimentée s’allongeait, surlaquelle deux personnespouvaient marcher de front.

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Le camp était parfaitementdésert, mais en passantdevant les baraques, j’en-tendis des bruits de voix àl’intérieur. J’aperçusquelques visages à travers les vitres, et je compris que lesdétenus étaient consignés.

Je remarquai aussi qu’il y  avait deux fois plus de toursde garde qu’à Auschwitz, bienque le camp fût plus petit, et je notai que l’enceinte bar- belée était électrifiée. Les filsétaient soutenus par de

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lourds poteaux de béton, qui,à leur extrémité, se re-courbaient vers l’intérieur.De cette façon, les filssupérieurs surplombaientd’au moins 60 centimètres leréseau vertical entre deux po-teaux. Il était évidemmentimpossible, même pour unacrobate, de franchir cetobstacle sans le toucher.

Je me tournai versSchmolde :

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— Le courant passeconstamment ?

— La nuit. Mais nous lemettons quelquefois dans la journée, quand les détenussont nerveux.

— Vous avez quelquefoisdes ennuis ?

— Souvent.

Schmolde s’humecta leslèvres et reprit de sa voixlente et apathique :

— Vous comprenez, ilssavent ce qui les attend.

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Je réfléchis là-dessus et jedis :

— Je ne vois pas commentils peuvent le savoir.

Schmolde fit la moue :

— En principe, c’est archi-secret. Mais tous les détenusdu camp sont au courant. Etquelquefois, même ceux quiarrivent le savent.

— D’où viennent-ils ?

— Du Ghetto de Varsovie.

— Tous ?

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saluer. Il était blond, avec un visage carré et des yeuxd’alcoolique.

Je regardai autour de moi.Une double rangée de bar- belés électrifiés entouraitcomplètement la baraque, etformait une seconde enceintedans l’enceinte du Lager. Del’autre côté des barbelés, desarbustes et des sapins bouchaient la vue.

— Voulez-vous jeter uncoup d’œil ? dit Schmolde.

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Les SS s’écartèrent, etnous nous dirigeâmes vers la baraque. La porte était enchêne massif, armée de fer, etclose par un lourd loquetmétallique. À sa partiesupérieure, elle comportaitun hublot en verre très épais.Schmolde tourna un com-mutateur qui se trouvait en-castré dans le mur, et essayade relever le loquet. Il n’y  parvint pas etl’Untersturmführer se précip-ita pour l’aider.

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La porte s’ouvrit. J’eusl’impression, en entrant, quele plafond me tombait sur latête : J’aurais pu le toucherdu plat de la main. Troispuissantes lampes grillagéeséclairaient la pièce. Elle étaittotalement vide. Le sol étaiten ciment. De l’autre côté dela pièce, s’ouvrait une autreporte, qui donnait sur l’ar-rière du bâtiment, mais celle-ci ne comportait pas dehublot.

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— Les fenêtres, dit Sch-molde, n’ont évidemment pasde vitres. Comme vous le voyez, elles sont pleines…

Il s’humecta les lèvres.

— … hermétiques, et fer-ment de l’extérieur.

 À côté d’une des lampesgrillagées, je remarquai unpetit orifice circulaire de 5centimètres de diamètreenviron.

J’entendis un bruit decourse, des cris aigus, et des

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commandements rauques.Les chiens aboyèrent.

— C’est eux, dit Schmolde.

Il me précéda. Bien que sacasquette fût encore àquelques centimètres du pla-fond, il baissa la tête en tra- versant la pièce.

Comme je sortais, lacolonne des détenusdéboucha en courant durideau d’arbustes. Des SS etdes chiens les accompag-naient. Les hurlements,

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mêlés aux aboiements deschiens, déchiraient l’air. Untourbillon de poussière s’él-eva, et les SS entrèrent enaction.

Quand l’ordre fut rétabli,et la poussière dissipée, jepus mieux voir les détenus. Il y avait parmi eux quelqueshommes valides, mais la ma- jorité de la colonne étaitcomposée de femmes et d’en-fants. Plusieurs juives por-taient des bébés sur les bras.Tous les détenus étaient en

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On gagna le rideau d’ar- bustes. Nous étions ainsi unpeu à l’écart, et la pente nouspermettait d’embrasser d’uncoup d’œil l’ensemble de lacolonne.

Deux  Hauptscharführer   etun   Scharführer   se mirent àcompter les détenus.L’Untersturmführer   blondétait devant nous, immobile.Un détenu juif, en uniformerayé et le crâne rasé, se tenaità sa droite et un peu en

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retrait. Il portait un brassardà son bras gauche.

Un des deux   Hauptschar- führer   accourut, se mit augarde à vous devantl ’Untersturmführer, et cria :

— 204 !

 L’Untersturmführer dit :

— Faites sortir des rangsles quatre derniers etraccompagnez-les aux baraques.

Je me tournai versSchmolde :

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Les trois derniers détenus(deux femmes et un hommeau chapeau noir bosselé) seséparèrent sans difficulté dela colonne. Le quatrième étaitune petite fille d’une dizained’années. Un   Scharführer   lasaisit par le bras. Aussitôt,une détenue se précipita, lalui arracha des mains, lapressa contre elle farouche-ment, et se mit à pousser descris. Deux SS s’avancèrent, ettoute la colonne se mit àgronder.

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L ’Untersturmführerhésitait.

— Laissez-lui l’enfant !cria Schmolde.

Les deux SS rentrèrentdans le rang. La juive les re-garda s’éloigner sans com-prendre. Elle étreignait tou- jours sa fille.

— Dolmestcher, ditSchmolde, dites-lui donc quele   Kommandant   permet à safille de rester avec elle.

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Le détenu au brassard criaune longue phrase en polon-ais . La juive posa sa f i l le àterre, me regarda, et regardaSchmolde. Puis un sourireéclaira son visage sombre, etelle cria quelque chose dansnotre direction.

— Que raconte-t-elle ? ditSchmolde avec impatience.

Le   Dolmetscher   pivotaréglementairement, nous fitface, et dit dans un allemandparfait :

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— Elle dit que vous êtes bon et qu’elle vous remercie.

Schmolde haussa lesépaules. Les trois détenusqu’on renvoyait dans les baraques passèrent devantnous, suivis d’un   Scharführ-er.   Les deux femmes ne nousaccordèrent pas un regard.L’homme nous regarda, hés-ita, puis enleva son chapeaunoir bosselé d’un geste largeet emphatique. Il y eut deuxou trois rires parmi lesdétenus, et les SS firent écho.

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Schmolde se pencha demon côté.

— Je pense que tout ira bien.

 L’Untersturmführer   setourna vers le  Dolmetscher  etdit d’un air fatigué :

— Comme d’habitude.

Le   Dolmetscher   s’avançad’un pas, se mit au garde à vous, et fit un long discoursen polonais.

Schmolde se pencha versmoi.

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— Il leur dit de se désha- biller, et de faire un paquetde leurs effets. On enverra lespaquets à la désinfection, eten attendant qu’ils leur soi-ent rendus, les détenusseront enfermés dans la baraque.

 Aussitôt que le   Dol-metscher  cessa de parler, descris et des murmureséclatèrent sur toute l’étenduede la colonne.

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Je me tournai vers Sch-molde et le regardai. Il sec-oua la tête de droite àgauche :

— Réaction normale. C’estquand ils ne disent rien qu’ilfaut se méfier.

L ’Untersturmführer   levala main dans la direction du Dolmetscher.  Le  Dolmetscherse mit de nouveau à parler. Au bout d’un moment,quelques femmes com-mencèrent à se déshabiller.

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Puis toutes, peu à peu, s’y  mirent. Une ou deux minutess’écoulèrent, et les hommesles imitèrent, lentement ethonteusement. Trois ouquatre SS se détachèrent desrangs et aidèrent à dévêtir lesenfants.

Je regardai ma montre. Ilétait deux heures et demie. Jeme tournai vers Schmolde.

— Voudriez-vous envoyerquelqu’un chercherl’Obersturmführer Setzler ?

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J’ajoutai :

— Il a dû se perdre.

Schmolde fit signe à un Scharführer,   et lui décrivitSetzler. Le  Scharführer  partiten courant.

Une odeur humaine,lourde et désagréable, en- vahit la cour. Les détenusétaient immobiles sous lesoleil, gauches et gênés.Quelques jeunes filles étaientassez belles, selon leur type.

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 L’Untersturmführer   leurdonna l’ordre d’entrer dans lasalle, et leur promit d’ouvrirles fenêtres quand ils seraienttous entrés. Le mouvement sefit lentement et avec ordre.Quand le dernier détenu futentré,   l’Untersturmführerferma lui-même la porte dechêne et rabattit le loquet.On vit aussitôt apparaîtreplusieurs visages derrière laglace du hublot.

Setzler arriva, rouge et su-ant. Il se mit au garde à vous.

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— À vos ordres,   Herr Sturmbannführer !

Je dis sèchement :

— Pourquoi arrivez-vous sitard ?

J’ajoutai, à cause deSchmolde :

— Vous êtes-vous perdu ?

— Je me suis perdu,   Herr Sturmbannführer.

Je fis un signe, et Setzlerse plaça à ma gauche.  Unter-sturmführer   tira un sifflet de

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sa poche et siffla par deuxfois. Il y eut un silence, puisun moteur d’auto, quelquepart, se mit en marche. LesSS passèrent négligemment lacourroie de leurs mitraillettespar-dessus l’épaule.

— Bitte, Herr Sturmban-nführer, dit Schmolde.

Il avança, les SSs’écartèrent et nous con-tournâmes le bâtiment. Setz-ler marchait derrière moi.

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Un gros camion station-nait, l ’arrière tout près de la baraque. Un tuyau, fixé à sonpot d’échappement, s’élevait verticalement, puis faisait uncoude et pénétrait dans la baraque à hauteur du pla-fond. Le moteur tournait.

— Le gaz d’échappement,dit Schmolde, pénètre dans lasalle par l’orifice situé à côtéde la lampe centrale.

Il écouta un instant lemoteur, fronça les sourcils, et

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se dirigea vers la cabine duconducteur. Je le suivis.

Un SS était au volant, unecigarette aux lèvres. Quand il vit Schmolde, il retira sa ci-garette, et se pencha par laportière.

— N’appuyez donc pas tantsur l’accélérateur ! ditSchmolde.

Le régime du moteur di-minua. Schmolde se tourna vers moi.

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— Ils appuient à fond pouren finir plus vite. La con-séquence, c’est qu’ilsétouffent les patients au lieude les endormir.

Une odeur fade et désagré-able flottait dans l’air. Je re-gardai autour de moi. Je ne vis rien qu’une vingtaine dedétenus en uniforme rayé,rangés sur deux lignes, àquelques mètres du camion.Ils étaient jeunes, bien rasés,et paraissaient vigoureux.

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— Et ils vous aident à…Cela paraît à peine croyable !

Schmolde haussa lesépaules d’un air las.

— Tout est possible ici.

Il se tourna vers moi etdit :

— Bitte, Herr Sturmbannführer,…

Je le suivis. On s’éloignadu bâtiment. Au fur et àmesure qu’on marchait, lapuanteur devenait plus forte.On parcourut environ cent

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mètres, puis une fosse largeet très profonde s’ouvrit sousnos pieds. Des centaines decorps y étaient entassés surtrois rangs parallèles. Setzlerrecula brusquement, ettourna le dos au charnier.

— Le gros problème, ditSchmolde de sa voix apath-ique, c’est le problème descadavres. Nous n’aurons bi-entôt plus de place pour lesfosses. C’est pourquoi noussommes obligés de creuserdes fosses très profondes, et

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d’attendre qu’elles soientpleines pour les fermer. Maismême ainsi, je n’aurai bientôtplus de terrain.

Il promena ses yeux videsautour de lui, fit la moue, etreprit d’une voix découragée :

— Les cadavres sontencombrants.

 Après cela, il y eut un si-lence, puis il dit :

— Bitte, Herr Sturmbannführer…

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Je fis demi-tour, je laissaiprendre un peu d’avance àSchmolde et je rejoignis Setz-ler. Son visage était gris. Jedis sèchement et à voix basse :

— Maîtrisez-vous, je vousprie.

Je rattrapai Schmolde. Lemoteur du camion ronronnaitdoucement. Quand on fut ar-rivé près de la baraque, Sch-molde s’approcha de la

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cabine, et le SS se pencha parla portière.

— Appuyez maintenant, ditSchmolde.

Le régime du moteur s’él-eva brutalement, et le capotse mit à trembler.

On contourna le bâtiment.Il n’y avait plus qu’unedizaine de SS dans la cour.Schmolde dit :

— Voulez-vous jeter uncoup d’œil ?

— Certainement.

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On se dirigea vers la porte,et je regardai par le hublot.Les détenus étaient couchésen grappes sur le ciment.Leurs visages étaient pais-ibles, et sauf qu’ils avaientles yeux grands ouverts, ilsparaissaient seulement en-dormis. Je regardai mamontre. Il était 3 h 10. Je meretournai vers Schmolde.

— Quand ouvrez-vous lesportes ?

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— C’est très variable. Toutdépend de la température.

Quand il fait sec commeaujourd’hui, l’opération estassez rapide.

Schmolde regarda à sontour par le hublot.

— C’est fini.

— À quoi voyez-vous cela ?

— À la coloration de lapeau : Blême avec une teinterosée sur les pommettes.

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— Vous êtes-vous déjàtrompé ?

— Au début, oui. Les gensse ranimaient quand on ouv-rait les fenêtres. Il fallaitrecommencer.

— Pourquoi ouvrez-vousles fenêtres ?

— Pour aérer et permettreau   Sonderkommandod’entrer.

J’allumai une cigarette et je dis :

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— Qu’est-ce qui se passeensuite ?

— Le   Sonderkommandosort les cadavres derrière le bâtiment. Un groupe lescharge sur le plateau ducamion. Celui-ci les trans-porte jusqu’à la fosse, et les y  bascule. Un autre groupe ar-range les corps au fond de lafosse. Il faut les arranger trèssoigneusement pour qu’ilsprennent le moins de placepossible.

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Il ajouta d’une voix lasse :

— Je n’aurai bientôt plusde terrain.

Il se tourna vers Setzler :

— Désirez-vous regarder ?

Setzler hésita, ses yeuxglissèrent rapidement surmoi, et il dit d’une voixfaible :

— Certainement.

Il jeta un coup d’œil par lehublot et s’écria :

— Mais ils sont nus !

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Schmolde dit de sa voixapathique :

— Nous avons l’ordre derécupérer les vêtements.

Il ajouta :

— Il faudrait beaucoup detemps pour les dévêtir, si onles tuait habillés.

Setzler regardait par lehublot. Il faisait de l ’ombreavec sa main droite pourmieux voir.

— En outre, dit Schmolde,quand les chauffeurs

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appuient très fort sur l’ac-célérateur, ils meurentétouffés, ils souffrent beauc-oup, et ils sont couverts d’ex-créments. Les vêtementsseraient souillés.

— Ils ont des visages sipaisibles, dit Setzler, le frontcollé contre le hublot.

Schmolde se tourna versmoi :

— Voulez-vous voir lasuite ?

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— Ce n’est pas utile,puisque vous l’avez décrite.

Je pivotai sur mes talonset Schmolde m’emboîta lepas. Au bout de quelquesmètres, je me retournai et jedis :

— Vous venez, Setzler ?

Setzler s’arracha au hublotet nous suivit. Schmolde re-garda sa montre.

— Votre train part dansune heure. Peut-être avons-

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nous le temps de nousrafraîchir ?

J’inclinai la tête et on fit lereste du chemin en silence.Dans la petite pièce de la can-tine, une bouteille de vin duRhin et des gâteaux secs nousattendaient. Je n’avais pasfaim mais le vin fut le bienvenu.

Je dis au bout d’unmoment :

— Pourquoi ne pas lesfusiller ?

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— C’est coûteux, dit Sch-molde, et ça prend du temps,et beaucoup d’hommes.

Il ajouta :

— Cependant, nous le fais-ons, quand nos camionstombent en panne.

— Cela arrive ?

— Souvent. Ce sont de vieux camions pris auxRusses. Ils en ont vu dedures, et nous n’avons pas depièces de rechange. Etquelquefois, c’est l’essence

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qui manque. Ou l’essence estmauvaise, et le gaz n’est passuffisamment toxique.

Je tournai mon verre dansmes mains et je dis :

— À votre avis, le procédén’est donc pas sûr ?

— Non, dit Schmolde, iln’est pas sûr.

Il y eut un silence, et Setz-ler dit :

— En tout cas, il est hu-main. Les gens s’endorment, voilà tout. Ils glissent tout

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doucement dans la mort. Vous avez remarqué, ils ontdes visages si paisibles.

Schmolde haussa lesépaules :

— Quand je suis là.

Setzler le regarda d’un airintrigué et Schmolde reprit :

— Quand je suis là, lechauffeur n’accélère pas àfond.

Je dis :

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— Est-ce qu’on ne pourraitpas mettre deux camions aulieu d’un seul pour gazer ?Les choses iraient plus vite.

— Non, dit Schmolde, j ’aidix chambres à gaz de 200personnes, mais je n’ai ja-mais plus de quatre camionsen état de marche. Si je metsun camion par chambre, jegaze 800 personnes en unedemi-heure. Si je mets deuxcamions par chambre, jegazerais peut-être – peut-être ! – 400 personnes en un

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quart d’heure. Mais en fait, jene gagnerais pas de temps.Car après cela, il m’en resteraencore 400 à gazer.

Il ajouta :

— Il va sans dire qu’on neme donnera jamais de cami-ons neufs.

Je repris au bout d’unmoment :

— Il faudrait un moyenplus sûr et plus simple. Ungaz asphyxiant, par exemple,comme en 17.

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— Je ne sais pas si on enfabrique encore, dit Sch-molde. On n’en a pas employédans cette guerre.

Il vida son verre d’un traitet alla vers la table pour rem-plir à nouveau.

— En fait, le grosproblème, ce n’est pas gazer,c’est enterrer. Je ne peux pasgazer plus vite que je n’en-terre. Et enterrer prend dutemps.

Il but un peu et reprit :

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— Mon rendement par vingt-quatre heures n’a ja-mais atteint 500 unités.

Il secoua la tête.

— Bien entendu, le  Reichs- führer   est fondé à trouver cerésultat médiocre. D’un autrecôté, c’est un fait que je n’ai jamais pu obtenir de camionsneufs.

Il promena ses yeux videsautour de la pièce et reprit desa voix apathique :

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— Nous avons aussi des ré- voltes. Vous comprenez, ilssavent ce qui les attend.Quelquefois, ils refusent tout bonnement d’entrer dans lasalle. Quelquefois même, ilsse jettent sur nos hommes.Bien entendu, nous en venonsà bout. Mais cela perd encoredu temps.

I l y e u t u n s i l e n c e e t j edis :

— À mon avis, s ’ i ls se ré- voltent, c’est que la

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préparation psychologiquen’est pas bonne. Vous leurdites : « On va épouiller vos vêtements, et pendant cetemps, vous attendrez danscette salle. » Mais en réalité,ils savent bien que les chosesne se passent nulle partcomme ça. Normalement,quand on épouille vos effets,on vous donne une douche. Ilfaut se mettre à leur place. Ilssavent bien qu’on ne va pasles laisser remettre des vête-ments épouillés, alors qu’ils

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sont eux-mêmes pleins depoux. Ça n’a pas de sens.Même un enfant de dix anscomprendrait qu’il y aquelque chose de louche là-dedans.

— Certainement,   Herr Sturmbannführer, dit Sch-molde, i l y a là un point in-téressant. Mais le grosproblème…

Il vida son verre d’un trait,le posa sur la table, et dit :

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— Mais le gros problème,c’est celui des cadavres.

Il me jeta un regard signi-ficatif et ajouta :

— Vous verrez.

Je dis sèchement :

— Je ne saisis pas le sensde votre remarque. Je ne suisici que pour information.

Schmolde détourna la têteet dit d’un ton neutre :

— Certainement,   Herr Sturmbannführer.   C’est bien

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ainsi que je le comprends. Jeme serais mal exprimé.

 Après cela, il y eut un longsilence, et Setzler dit toutd’un coup :

— Est-ce qu’on ne pourraitpas du moins épargner lesfemmes ?

Schmolde secoua la tête.

— Il va sans dire que c’estsurtout elles qu’il faut détru-ire. Comment peut-onsupprimer une espèce, si l’onconserve les femelles ?

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Schmolde s’approcha de latable d’un pas raide et se versa un verre de vin.

Je passai la semaine quisuivit dans une angoisse ter-rifiante : Le rendement deTreblinka était de 500 unitéspar 24 heures, celuid’Auschwitz devait être, selonle programme, de 3 000unités ; dans quatre semainesà peine, je devais remettre au Reichsführer   un plan

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d’ensemble sur la question, et je n’avais pas une idée.

J’avais beau tourner et re-tourner le problème soustoutes ses faces, je n’arrivaismême pas à entrevoir sa solu-tion. J’avais vingt fois par jour la gorge douloureuse-ment serrée par la certitudede l ’échec, et je me répétaisavec terreur que j’allais lam-entablement échouer, dèsl’abord, dans l’accomplisse-ment du devoir. Je voyais bi-en, en effet, que je devais

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obtenir un rendement six foisplus élevé qu’à Treblinka,mais je ne voyais absolumentaucun moyen de l’obtenir. Ilétait facile de construire sixfois plus de salles qu’àTreblinka, mais cela n’auraitservi à rien : Il eût fallu avoiraussi six fois plus de cami-ons, et là-dessus, je ne mefaisais aucune illusion. SiSchmolde, en dépit de toutesses demandes, n’avait pasreçu de dotation supplé-mentaire, il allait de soi que

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 je n’en recevrais pas nonplus.

Je m’enfermais dans mon bureau, je passais des après-midi à essayer de me con-centrer, je n’y parvenais pas,l’envie irrésistible me venaitde me lever, de sortir de ce bureau dont les quatre mursm’étouffaient ; je me forçais àme rasseoir, mon esprit étaitun blanc total, et j’éprouvaisun profond sentiment dehonte et d’impuissance à lapensée que j’étais si inférieur

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à la tâche que le  Reichsführerm’avait confiée.

Finalement, un après-midi, l’idée me vint que jen’arriverais jamais à rien, si je continuais à tourner ainsien plein vide, sans rien deconcret pour fixer mes idées,et je décidai de reproduire,dans mon propre camp, l ’in-stallation de Treblinka,comme une sorte de stationexpérimentale qui me per-mettrait de mettre au pointles méthodes nouvelles que je

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cherchais. Dès que ces mots :« station expérimentale »surgirent dans mon esprit, cefut tout d’un coup comme siun voile se déchirait, la peurde l ’échec se dissipa, et unsentiment d’énergie, d’im-portance et d’utilité entra enmoi comme une flèche.

Je me levai, je pris ma cas-quette, sortis de mon bureau,entrai en coup de vent danscelui de Setzler, et dis rapidement : « Venez, Setzler, j’ai besoin de vous. » Sans

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attendre de réponse, je sortis, je dévalai les marches du per-ron, m’engouffrai dans l’auto,le chauffeur se précipita au volant, je dis : « Attendez ! »Setzler apparut, il s’assit àcôté de moi, je dis :« Birkenau, les fermes expro-priées. » «— Herr Sturmban-nführer,   dit le chauffeur,c’est un vrai marécage parlà. » Je dis sèchement :« Faites ce qu’on vous dit. »Il démarra, je me penchai enavant, criai : « Plus vite ! » et

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 voyais vaguement les toitsd’ardoise entre les arbres. Jedus m’arrêter au bout dequelques mètres. Mes bottess’enfonçaient jusqu’auxmollets.

 Vingt minutes plus tard,deux camions pleins dedétenus et de SS arrivèrent,des commandements re-tentirent, les détenussautèrent à terre, et se mirentà couper des branches et àfaire un chemin de fascines jusqu’aux fermes. Ma voiture

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fut dégagée et le chauffeurretourna au camp chercherdeux autres camions. Je don-nai l’ordre à Setzler de press-er le travail. Les SS entrèrenten action, i l y eut des coupssourds, et les détenus semirent à se démener commedes fous.

La nuit tombait quand lechemin de fascines touchaaux fermes. Setzler s’occupad’installer des projecteurs,qu’il fallut relier au poteauélectrique le plus proche. Je

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 visitai soigneusement lesdeux fermes. Quand je sortis, je fis appeler Setzler ; un Scharführer   partit en cour-ant, deux minutes après, Set-zler apparut. Je lui montrailes fermes, et je lui expliquaile travail. Quand j’eus fini, jele regardai, et je dis : « Trois jours. » Il me fixa, ouvrit la bouche et je répétai avecforce : « Trois jours ! »

Je ne quittai le chantierque pour manger et dormir,Setzler me relaya, on poussa

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le travail avec une hâte in-ouïe, et le soir du troisième jour, deux petites salles de200 personnes étaient prêtes.

 À vrai dire, je n’avais rienrésolu. Mais ma tâche avaitreçu un commencement d’ex-écution, et je disposais main-tenant d’une station expéri-mentale grâce à laquelle jepourrais mettre quotidien-nement mes idées à l’épreuvedes faits.

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J’apportai immédiatementune amélioration notable ausystème de Treblinka. Je fisinscrire sur les deux bâti-ments :   « Salle de désinfec-tion », et je fis installer, àl’intérieur, des pommes dedouche et des tuyauteries entrompe-l’œil, pour donnerl’impression aux détenusqu’on les amenait là pour selaver. Toujours dans le mêmeesprit, je donnai àl’Untersturmführer   de ser- vice les instructions

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suivantes : Il devait annonceraux détenus qu’après ladouche, du café chaud leurserait servi. Il devait, enoutre, entrer avec eux dans la« salle de désinfection », etcirculer de groupe en groupeen plaisantant (et en s’excus-ant de ne pouvoir distribuerdu savon) jusqu’à ce que toutle monde fût entré.

Je fis immédiatementfonctionner l’installation, etl’expérience montra l’effica-cité de ces dispositions. Les

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détenus ne montrèrentaucune répugnance àpénétrer dans la salle, et jepouvais, en conséquence,considérer comme éliminésles retards et les ennuiscausés par les révoltes.

Restait le problème du ga-zage. Dès le début, j’avais en- visagé l’emploi des camionscomme un pis-aller, et dansles deux semaines quisuivirent, je cherchaifiévreusement un procédéplus rapide et plus sûr.

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Reprenant une idée que j’avais suggérée à Schmolde, je fis demander au   Reichs- führer,  par l’intermédiaire de Wulfslang, s’il ne serait paspossible de me faire allouerune certaine quantité de gazasphyxiant. On me réponditque la  Wehrmacht  en conser- vait des stocks (pour pouvoirse livrer à des représailles aucas où l’ennemi en ferait us-age le premier), mais que laSS ne pouvait demander unedotation de ce genre sans

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éveiller la curiosité, toujoursplus ou moins malveillante,de la   Wehrmacht    sur lesactivités SS.

Je désespérais presque detrouver une solution à cettedifficulté majeure quand unhasard providentiel me lafournit. Une semaine avant ladate fixée par le  Reichsführerpour la remise du plan, je fusaverti officiellement de la vis-ite de l’Inspecteur des CampsGruppenführer   Gœrtz. Enconséquence, je fis procéder à

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pour débarrasser de leur ver-mine les casernes des artil-leurs polonais. Ces boîtes pe-saient un kilo, elles étaienthermétiquement closes, etquand on les ouvrait, je merappelai qu’elles révélaientdes cristaux verts qui, aucontact de l’oxygène de l’air,dégageaient aussitôt leur gaz.Je me souvenais aussi que Weerle et Frischler nousavaient envoyé deux aidestechniques, que ceux-ciavaient mis des masques à

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gaz, et pris toutes sortes deprécautions avant d’ouvrir les boites, et j’en conclus que cegaz était tout aussi dangereuxpour l’homme que pour la vermine.

Je décidai immédiatementde mettre ses propriétés àl’épreuve. Je fis percer dansle mur des deux installationsprovisoires de Birkenau untrou du diamètre convenable,et je le munis d’une soupapeextérieure. Des inaptes, aunombre de 200, ayant été

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rassemblés dans la salle, jefis déverser le contenu d’une boîte de « Cyclon B » parcette ouverture. Aussitôt, deshurlements s’élevèrent, et laporte et les murs résonnèrentde coups violents. Puis, lescris faiblirent, les coups sefirent moins violents, et au bout de cinq minutes, un si-lence total régna. Je fismettre leurs masques à gazaux SS, et je donnai l ’ordred’ouvrir toutes les ouverturespour établir un courant d’air.

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J’attendis encore quelquesminutes et je pénétrai lepremier dans la salle. Lamort avait fait son œuvre.

Le résultat de l’expériencedépassait mon espoir : Ilavait suffi d’une boîte d’unkilo de   Cyclon B   pour li-quider, en dix minutes, 200inaptes. Le gain de tempsétait considérable,puisqu’avec le système deTreblinka, il fallait une demi-heure, sinon davantage, pouratteindre le même résultat.

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Par ailleurs, on n’était paslimité par le nombre des cam-ions, les pannes mécaniques,ou le manque d’essence. Leprocédé, enfin, étaitéconomique, puisque le kilode   Giftgas – comme je le vérifiai aussitôt – ne coûtaitque 3 marks 50.

Je compris que je venaisde trouver la solution duproblème. J’aperçus du mêmecoup la conséquence capitalequi en découlait. Il allait desoi, en effet, qu’il fallait

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abandonner le système despetites salles de 200 per-sonnes que j’avais empruntéà Treblinka. La médiocre con-tenance de ces chambres nese justifiait que par la faiblequantité de gaz qu’un moteurde camion pouvait produire,car i l n’y avait, en fait , quedes désavantages à fraction-ner un convoi de 2 000 in-aptes en petits groupes de200 unités, et à lesacheminer vers des sallesdifférentes. Le procédé

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demandait du temps, exigeaitun service d’ordre compliqué,et en cas de révoltes simul-tanées, posait même degraves problèmes.

 À ces inconvénients, l’em-ploi du   Cyclon   B, de touteévidence, remédiait.Puisqu’on n’était plus limitépar la faible productivité engaz d’un camion, il était clair,en effet, qu’on pourrait, enutilisant le nombre requis de boîtes de   Cyclon B,   gazer,

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dans une salle unique, la to-talité d’un convoi.

En envisageant la con-struction d’une salle de di-mensions aussi grandioses, jecompris que je concevais,pour la première fois, desmoyens à l’échelle de la tâchehistorique qui m’incombait.

Il ne fallait pas seulementaller vite. Il fallait voir grand,et dès l’abord. En y réfléchis-sant, je me convainquis quecette salle devait être

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souterraine, et construite en béton, tant pour résister àl’assaut désespéré d’unnombre aussi imposant de victimes que pour étoufferleurs cris. Il découlait ausside là que, ne disposant plusde fenêtres pour aérer la salleaprès gazage, il fallait prévoirun système artificiel de vent-ilation. Il paraissait égale-ment souhaitable, à la réflex-ion, de faire précéder cettesalle d’une salle de déshabil-lage (équipée de bancs, de

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porte-manteaux ou de cint-res) qui compléterait un dé-cor propre à rassurer lespatients.

Je dirigeai ensuite mon at-tention sur la question dupersonnel, et ici, il m’apparutque Schmolde avait commisune grave erreur, en ne pré- voyant pas que le  Kommandospécial des SS et le   Kom-mando   spécial des détenusdevaient être, l ’un et l’autre,logés sur les lieux mêmes, etsoigneusement isolés du reste

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du camp. Il allait de soi,pourtant, que cette disposi-tion gagnait du temps, et con-servait à l’opération le secretabsolu qu’elle réclamait.

Je compris aussi qu’il fal-lait mettre les chambres à gazen relation avec la gare, etconstruire une voie ferrée quiamènerait les transportsdevant leur porte, tant pouréviter les pertes de temps quepour cacher le contenu destrains à la population civiled’Auschwitz.

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d’études pour les savantsnationaux-socialistes.

Quarante-huit heures av-ant la date l imite f ixée parHimmler, je téléphonai àl’Obersturmbannführer  Wulf-slang que le plan destiné au Reichsführer   serait prêt au jour dit, et je le tapai moi-même à la machine du com-mencement jusqu’à la fin.Cela me prit beaucoup detemps. À huit heures du soir,

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 je téléphonai à Elsie de nepas m’attendre, je téléphonaiensuite à la cantine de m’ap-porter sur place un repasfroid, je l’avalai hâtivement,et je continuai mon travail. À onze heures, je relussoigneusement les feuillets, y apposai ma signature, et lesmis dans une enveloppe que je fermai de cinq cachets decire. Je mis l’enveloppe dansla poche intérieure de ma vareuse et j’appelai ma voiture.

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Je pris place sur le siègearrière, le chauffeur démarra, je laissai aller ma tête sur ledossier, et je fermai les yeux.

I l y eut un coup de frein brutal, je m’éveillai, unelampe électrique était braquée sur moi, et l’autoétait entourée de SS. Nousétions sous la tour d’entréedu Lager.

— Excusez-moi,   Herr Sturmbannführer, dit une

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 voix, mais d’habitude, vousallumez le plafonnier.

— Macht nichts [113] 

, Hauptscharführer.

— L’intérieur de l’autoétait sombre, et j’ai voulu voir qui c’était. Excusez-moiencore,   Herr Sturmbannführer.

— Schon gut   [114] 

… O n atoujours raison de se méfier.

Je fis un signe, le Hauptscharführer   claqua les

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talons, la double porte bar- belée s’ouvrit en grinçant, etl’auto démarra. Je savais qu’il y avait encore une patrouilleSS quelque part sur la route,et j’allumai le plafonnier.

J’arrêtai le chauffeur à500 mètres de la villa, et je lerenvoyai au camp. Jecraignais que le bruit dumoteur ne réveillât lesenfants.

Je m’aperçus en marchantqu’il y avait quelques trous

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sur la route, et je pris notementalement d’envoyer lelendemain une équipe dedétenus pour la réparer.J’étais très fatigué, mais cesquelques pas me firentplaisir. C’était une belle nuitd’août, tiède et lumineuse.

J’ouvris la porte avec monpasse, je la refermai douce-ment, je déposai ma cas-quette et mes gants sur laconsole du vestibule, et jegagnai mon bureau. J’ap-pelais ainsi une petite pièce

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qui s’ouvrait en face de lasalle à manger, et où jedormais quand je rentraistard du camp. Elle compor-tait une table, une chaise enpaille, un petit lavabo, un litde camp, et au-dessus de latable, un rayonnage en bois blanc avec quelques livresreliés. Elsie disait que c’étaitune vraie cellule de moine,mais elle me plaisait ainsi.

Je m’assis, je tâtai mach-inalement le côté gauche dema vareuse pour m’assurer

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que le rapport était toujourslà, j’enlevai mes bottes, et jeme mis à marcher sans bruitdans la pièce sur mes chaus-settes. J’étais très fatigué,mais je n’avais plus sommeil.

On frappa deux petitscoups à la porte, je dis « En-trez », et Elsie apparut. Elleportait la plus jolie de sesdeux robes de chambre, et jem’aperçus avec étonnementqu’elle s’était mêmeparfumée.

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— Je ne te dérange pas ?

— Mais non, entre donc.

Elle referma la porte der-rière elle, et je l’embrassaisur la joue. Je me sentis gênéparce que je n’avais pas mes bottes, et qu’ainsi, j’étais pluspetit qu’elle.

Je dis sèchement :

— Assieds-toi donc, Elsie.

Elle prit place sur le lit decamp et dit avec embarras :

— Je t’ai entendu entrer.

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— J’ai fait doucement.

— Oui, oui, dit-elle, tu faistoujours très doucement.

Il y eut un silence et el lereprit :

— Je voudrais te parler.

— Maintenant ?

Elle dit d’une voixhésitante :

— Si tu veux bien.

Elle ajouta :

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— Tu comprends, je ne te vois plus beaucoup en cemoment.

— Je ne fais pas ce que je veux.

Elle leva les yeux sur moiet reprit :

— Tu as l ’air très fatigué,Rudolf. Tu travailles trop.

— Ja, ja.

Je repris :

— Tu avais à me parler,Elsie ?

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Elle rougit légèrement etdit d’une voix pressée :

— Il s’agit des enfants.

— Ja ? 

— C’est au sujet de leursétudes. Quand on retourneraen Allemagne, ils seront trèsen retard.

Je fis « oui » de la tête etelle reprit :

— J’en ai parlé à FrauBethmann et à Frau Pick.Leurs enfants sont dans le

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même cas, et elles se fontaussi du souci…

— Ja ?…

— Alors, j’ai pensé…

— Ja ? 

— … que peut-être nouspourrions faire venir une in-stitutrice allemande pour lesenfants des officiers.

Je la regardai.

— Mais c’est une très bonne idée, Elsie. Fais-la

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 venir immédiatement.J’aurais dû y penser plus tôt.

— Il y a aussi, dit Elsie enhésitant, que je ne sais pas oùla loger…

— Mais chez nous,naturellement.

Je tâtai machinalement lecôté gauche de ma vareuse, et je dis :

— Eh bien, voilà une af-faire réglée.

Elsie resta assise. Elleavait les yeux baissés et les

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deux mains ouvertes sur sesgenoux. I l y eut un si lence,el le leva la tête et dit aveceffort :

— Ne veux-tu pas t’asseoirà côté de moi, Rudolf ?

Je la regardai.

— Mais certainement.

Je m’assis à ses côtés, et jesentis de nouveau son par-fum. Cela ressemblait si peu àElsie de se parfumer.

— Tu as encore quelquechose à me dire, Elsie ?

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— Non, dit-elle d’un tonhésitant. Je voudrais seule-ment bavarder.

Elle me prit la main, je dé-tournai la tête légèrement.

— Je ne te vois plus beauc-oup en ce moment, Rudolf.

— J’ai beaucoup de travail.

— Oui, dit-elle d’une voixtriste, mais au Marais aussi,tu travaillais beaucoup, etmoi aussi, je travaillais beau-coup, et ce n’était pas lamême chose.

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Il y eut un silence et el lereprit :

— Au Marais, on n’avaitpas d’argent, pas de confort,pas de bonne, pas d’auto, etmalgré cela…

— Ne reviens donc pas là-dessus, Elsie !

Je me levai brusquementet je dis avec violence :

— Si tu ne crois pas quemoi aussi…

Je m’interrompis, je fisquelques pas dans la pièce, et

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 je repris d’une voix pluscalme :

— Je suis ici, parce quec ’est ic i que je suis le p lusutile.

 Au bout d’un moment,Elsie reprit :

— Ne veux-tu pas terasseoir, Rudolf ?

Je m’assis sur le lit decamp, elle se rapprochalégèrement de moi, et me pritde nouveau la main.

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— Rudolf, dit-elle sans meregarder, est-ce que c’est vraiment nécessaire que tucouches ici tous les soirs ?

Je détournai les yeux.

— Mais tu sais bien, jerentre à des heures im-possibles. Je ne veux pas ré- veiller les enfants.

Elle dit doucement :

— Tu fais si peu de bruit.Et je pourrai mettre teschaussons dans le vestibule.

Je dis sans la regarder :

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— Mais ce n’est pas seule-ment cela. Je dors très mal ence moment. Je me tourne etme retourne dans mon lit. Etquelquefois, je me relèvepour fumer une cigarette, oupour boire un verre d’eau. Jene veux pas te déranger.

Je sentis davantage sonparfum, et je compris qu’ellese penchait vers moi.

— Tu ne me dérangeraispas.

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Elle mit la main sur monépaule.

— Rudolf, dit-elle à voix basse, tu n’es jamais resté silongtemps…

Je dis vivement :

— Ne parle donc pas de ceschoses, Elsie. Tu sais bienque ça me gêne…

Il y eut un long silence, jeregardai dans le vide, et jedis :

— Tu sais bien que je nesuis pas sensuel.

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Sa main se serra sur lamienne.

— Ce n’est pas cela : Jetrouve seulement que tu eschangé. Depuis ton voyage àBerlin, tu es changé.

Je dis vivement :

— Tu es folle, Elsie !

Je me levai, je me dirigeai vers ma table et j’allumai unecigarette.

J’entendis sa voix anxieusederrière moi :

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— Tu fumes beaucouptrop.

— Ja, ja…

Je portai la cigarette à meslèvres, et je passai la mainsur mes reliures.

— Qu’est-ce que tu asdonc, Rudolf ?

— Mais rien ! Rien !

Je me tournai vers elle :

— Faut-il aussi que tu metourmentes, Elsie ?

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Elle se leva, les yeux pleinsde larmes, et se jeta dans mes bras.

— Mais je ne veux pas tetourmenter, Rudolf. C’estseulement que je pense quetu ne m’aimes plus.

Je lui caressai les cheveuxet je dis avec effort :

— Naturellement, jet’aime.

Elle dit au bout d’unmoment :

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— Au Marais, à la f in, onétait vraiment heureux. Tu terappelles, on mettait de l’ar-gent de côté pour la ferme,c’était le bon temps…

Elle se serra plus fortcontre moi, je m’écartai etl’embrassai sur la joue.

— Va te coucher mainten-ant, Elsie.

Elle dit au bout d’unmoment :

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— Est-ce que tu ne veuxpas dormir en haut cettenuit ?

Je dis avec impatience :

— Pas ce soir, Elsie. Pas ence moment.

Elle me regarda une pleineseconde, rougit, ses lèvres bougèrent, mais elle ne pro-nonça pas une parole. Ellem’embrassa sur la joue etsortit.

Je refermai la porte, puis j’écoutai les marches de

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l’escalier craquer sous sonpas. Quand je n’entendis plusrien, je poussai doucement le verrou.

J’ôtai ma vareuse, je la po-sai sur le dossier de la chaise,et je passai la main dans lapoche intérieure pour vérifiersi l’enveloppe était toujourslà. Puis je pris mes bottes, jeles examinai soigneusement,et constatai que le fer dutalon droit était usé. Je prisnote de le faire remplacer dèsle lendemain. Je passai ma

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main sur la tige. Le cuir étaitf in et souple. Je n’avais ja-mais laissé à personned’autre le le[L4]   soin de lecirer.

J’allai prendre mon néces-saire dans le tiroir de latable, je passai un peu depâte, je l’étendis avec soin,puis je me mis à frotter. Jefrottai longtemps et légère-ment, les bottes se mirent à briller, ma main allait et venait d’un geste lent etmachinal, quelques minutes

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donnai l’ordre au planton del’introduire. Il entra, claquales talons et salua. Je luirendis impeccablement sonsalut, et le priai de s’asseoir.I l ôta sa casquette, la posasur une chaise à côté de lui,et passa sa longue mainmaigre sur son crâne chauve.Il avait l’air soucieux etfatigué.

— Herr Sturmbannführer,c’est au sujet de la Station ex-périmentale. Il y a quelques

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points qui me tracassent… Unsurtout.

— Ja ? 

— Est-ce que je peux vousprésenter un rapport d’en-semble sur sonfonctionnement ?

— Certainement.

Il passa de nouveau salongue main sur son crâne :

— En ce qui concerne lapréparation psychologique, iln ’ y a q u e p e u d e c h o s e s àdire. Cependant comme on

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leur promet du café chaudaprès la « douché », j ’ai prissur moi de faire amener une vieille roulante sur les lieux…

Il eut un demi-sourire :

— … pour compléter le dé-cor, pour ainsi dire.

J’inclinai la tête et ilreprit :

— Pour le gazage, je mepermets de vous signaler qu’ilprend quelquefois plus de dixminutes. Pour deux raisons :

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l’humidité de l’atmosphère,et l’humidité de la salle.

— L’humidité de la salle ?

— J’ai donné l’ordre au Sonderkommando   d’arroserles corps après gazage. Ilssont couverts d’excréments.Bien entendu, l’eau est en-suite rejetée à l’extérieur,mais i l en reste toujours unpeu.

Je pris une feuille de papi-er, décapuchonnai mon stylo,et je repris :

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— Que proposez-vous ?

— Donner une pente au ci-ment et pratiquer des rigolesd’écoulement.

Je réfléchis un instant et je dis :

— Ja,   mais ce n’est passuffisant. Il faut prévoir unchauffage, et en plus, un ventilateur puissant. Le vent-ilateur servira également àchasser les gaz. Combien detemps aérez-vous la salleaprès gazage ?

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— Précisément,   Herr Sturmbannführer, je voulais vous en parler : Vous aviezprévu dix minutes d’aération.Mais c’est un peu juste. Leshommes du   Sonderkom-mando   qui pénètrent dans lasalle pour dégager les corps,se plaignent de maux de têteet de malaises, et le ren-dement s’en trouve ralenti.

— Pour l’instant, donneztout le temps nécessaire. Les ventilateurs vous permettrontd’abréger.

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Setzler toussa :

— Autre point,   Herr Sturmbannführer.   Lescristaux sont jetés à même leso l de la sa l le e t , b ien en-tendu, quand les patientss’écroulent, ils s’empilentdessus, et comme ils sont trèsnombreux, ils empêchent unepartie du gaz de se dégager.

Je me levai, fis tomber lacendre de ma cigarette dansmon cendrier, et regardai parla fenêtre :

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— Que proposez-vous ?

— Rien pour l’instant, Herr Sturmbannführer.

Je pris note sans merasseoir puis je fis signe àSetzler de continuer.

— Les hommes du  Sonder-kommando   éprouvent aussi beaucoup de mal à dégagerles corps. Ceux-ci sont hu-mides par suite de l’arrosage,et les hommes n’ont pas deprise.

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Je pris note et je regardaiSetzler. J’avais l’impressionqu’il avait quelque chose deplus important àm’apprendre, et qu’il re-tardait le moment de m’enfaire part. Je dis avecimpatience :

— Continuez.

Setzler toussa, et ses yeuxse détournèrent :

— Encore… un petit dé-tail…  Herr Sturmbannführer.Sur la dénonciation d’un

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camarade, j’ai fait fouiller unhomme du   Sonderkom-mando.   On a trouvé sur luiune vingtaine d’alliancesdérobées aux cadavres.

— Qu’est-ce qu’il voulaiten faire ?

— Il a dit qu’il ne pouvaitpas faire ce genre de travailsans alcool. Il voulait troquerces bagues contre du Schnaps.

— Avec qui ?

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— Avec les SS. J’ai faitfouiller les SS, je n’ai rientrouvé. Quant au juif, bienentendu, il a été fusillé.

Je réfléchis là-dessus et jedis :

— Dorénavant, vous ferezcollecter toutes les alliancesaprès gazage. Il va de soi queles biens des patients sont lapropriété du Reich.

Il y eut un silence et je re-gardai Setzler. Son crânechauve rougit lentement et il

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détourna les yeux. Je me misà marcher de long en large et je dis :

— Est-ce tout ?

— Nein, Herr Sturmban-nführer,  dit Setzler.

Il toussa. Je continuai mapromenade sans le regarder.Quelques secondess’écoulèrent, sa chaisecraqua, il toussa de nouveau,et je dis :

— Eh bien ?

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Et une inquiétude subitem’étreignit. Je n’avais jamais brusqué Setzler : Ce n’étaitdonc pas de moi qu’i l avaitpeur.

Je le regardai du coin del’œil. Il tendit le cou en avantet dit tout d’une traite :

— Quant au rendementglobal,   Herr Sturmbannführ-er,   je regrette de dire qu’iln’est pas supérieur à celui deTreblinka.

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Je m’arrêtai net et le fixai.Il passa sa longue mainmaigre sur son crâne etreprit :

— Bien entendu, nousavons fait de gros progrès surTreblinka. Nous avonspratiquement éliminé les ré- voltes, le gazage est sûr etrapide, et avec nos deuxpetites salles, nous pouvons,dès maintenant, gazer 5.000unités par 24 heures.

Je dis sèchement :

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— Eh bien ?

— Mais nous ne pouvonspas en enterrer plus de 500.

— En fait, reprit-il, tuern’est rien. C’est enterrer quiprend du temps.

Je m’aperçus que mesmains tremblaient. Je les ca-chai derrière mon dos et jedis :

— Doublez le Sonderkommando.

— Excusez-moi,   Herr Sturmbannführer.   Cela ne

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servirait à rien. On ne peutpas faire sortir plus de deuxou trois cadavres en mêmetemps par les portes. Etquant aux hommes qui sontdans les fosses pour recevoirles corps, il y a aussi un chif-fre qu’on ne peut pas dépass-er. Sans cela, ils se gênententre eux.

— Pourquoi avez-vous deshommes dans les fosses ?

— Il faut arranger lescorps très soigneusement

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pour gagner de la place.Comme ditl’Untersturmführer   Pick, ilfaut qu’ils soient « commedes sardines à l’huile dansune boîte ».

— Creusez des fosses plusprofondes.

— J’ai essayé,   Herr Sturmbannführer, mais lesfouilles prennent alors beauc-oup plus de temps, et le gainde place n’est pas en rapportavec le temps dépensé. À mon

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avis, la profondeur optimaest de trois mètres.

Setzler détourna légère-ment la tête et reprit :

— Autre point : Les fossesprennent énormément deterrain.

Je dis sèchement :

— Nous ne sommes pas àTreblinka, le terrain nemanque pas ici.

— Nein. Herr Sturmban-nführer, mais je vois surtoutautre chose : Au fur et à

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mesure que nous creusons denouvelles fosses, nous nouséloignons nécessairement deschambres à gaz, et le trans-port des corps depuis leschambres jusqu’aux fossesfinira par poser un problème,et ralentira encore lerendement.

Il y eut un long silence. Jeme raidis et je dis en articu-lant avec soin :

— Avez-vous des sugges-tions à faire ?

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— Aucune, malheureuse-ment,   Herr Sturmbannführer.

Je dis vite et sans leregarder :

— C’est bien, Setzler, vouspouvez disposer.

Ma voix avait tremblé,malgré tout. Il prit sa cas-quette, se leva, et dit d’un tonhésitant :

— Naturellement,   Herr Sturmbannführer, je vais en-core réfléchir. En fait, depuis

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trois jours, je me tracasse beaucoup pour ces satanéesfosses. Si je vous en ai parlé,c’est parce que je ne vois pasde solution.

— Nous la trouverons, Set-zler. Ce n’est pas votre faute.

Je fis un violent effort surmoi-même et j’ajoutai :

— Je suis heureux de vousdire que, dans l’ensemble, j’apprécie beaucoup votrezèle.

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Il salua, je lui rendis sonsalut, et il sortit. Je m’assis, je regardai la feuille surlaquelle j’avais pris desnotes, je me pris la tête àdeux mains, et j’essayai de lesrelire. Au bout d’un instant,ma gorge se noua, je me levai,et j’allai me planter devant lafenêtre : Le plan grandioseque j’avais envoyé au Reichs-führer était nul. Le problèmerestait entier. Je n’avais rienrésolu. J’avais totalementéchoué dans ma tâche.

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servit des rafraîchissements,les musiciens jouèrent mor-ceau sur morceau. Du tempspassa, je m’aperçus que jeprêtais vraiment attention àla musique, et même que j ’y  prenais du plaisir. Setzler jouait un solo de violon. Songrand corps voûté se re-courbait sur l’archet, sa cour-onne de cheveux gris luisaitsous la lampe, et je savaisd’avance les passages quil’émouvaient, parce que soncrâne chauve, quelques

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secondes avant, se mettait àrougir.

 Après le solo, Hagemanapporta une grande carte dufront russe et la posa sur latable, on se rassembla autourd’elle, et on ouvrit la radio.Les nouvelles étaient magni-fiques, les   Panzer   avançaientpartout, Hageman déplaçaitsans arrêt sur sa carte sespetits drapeaux à croix gam-mée, et quand le communiquéfut f ini , i l y eut un s i lence

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plein de recueillement et de joie.

Je renvoyai ma voiture et je fis le chemin à pied avecElsie. Il n’y avait pas une lu-mière dans le bourg, les deuxflèches de l’églised’Auschwitz se détachaient ennoir sur un coin de ciel, et jeretrouvai avec accablement lesentiment de ma défaite.

Le lendemain, Berlin télé-phona pour m’annoncer la visite de

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l’Obersturmbannfiïhrer Wulfslang. Il arriva versmidi, refusa de nouveau moninvitation à déjeuner, et neresta que quelques minutes.Il était évident qu’il entendaitse cantonner strictementdans son rôle de courrier.

 Wulfslang parti, je fermaià double tour la porte de mon bureau, je m’assis et j’ouvrisd’une main tremblante lalettre du Reichsführer.

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Elle était rédigée en ter-mes si prudents que nul autreque moi, ou Setzler, aurait pucomprendre de quoi il s’agis-sait. Le   Reichsführer   ap-prouvait chaleureusementmon idée d’un vaste édificeoù « tous les services néces-saires à l’opération spécialeseraient rassemblés », et mefélicitait de l’ingéniosité que j’avais déployée dans la miseau point de « certains détailspratiques ». Cependant, il mesignalait que je n’avais pas vu

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Kellner me donnerait les dir-ectives nécessaires.

Je lus cette dernièrephrase avec un tressaillementde joie : « La section V demon rapport » avait trait àl’enfouissement des corps. Ilétait clair que le   Reichsführ-er, avec sa géniale intelli-gence, avait d’emblée aperçula difficulté majeure où je medébattais, et qu’il me diri-geait sur Culmhof pour mefaire bénéficier d’une

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solution qu’un autre de seschercheurs avait trouvée.

Conformément aux ordres, je brûlai la lettre du   Reichs- führer, puis je téléphonai àCulmhof, et pris rendez-vouspour le lendemain.

Je m’y rendis en auto avecSetzler. Je n’avais pas vouluprendre de chauffeur, et Setz-ler conduisit lui-même la voiture. La matinée était très belle, et au bout de quelquesminutes, on décida de

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s’arrêter pour décapoter.C’était un plaisir de sentir le vent de la vitesse vous fouet-ter le visage sous le beausoleil de juillet. Après toutesces semaines de tourment etde surmenage, j’étais heureuxde m’échapper un peu ducamp et de respirer l ’air purdu dehors, tout en ayant laquasi-certitude que jetouchais enfin au bout de mespeines. Je mis Setzler aucourant de la communicationdu   Reichsführer   SS, je lui

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exposai le but de notre voy-age, son visage s’éclaira, et ilse mit à conduire si vite que je dus le modérer dans la tra- versée des villes.

On s’arrêta pour déjeunerdans un bourg assez import-ant, et là, il y eut un accidentassez comique : Dès qu’onsortit de l’auto, et que lespaysans polonais virent notreuniforme, ils se mirent à fuirdevant nous et à fermer pré-cipitamment leurs volets.Nous n’étions pourtant que

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deux, mais apparemment, ces villageois avaient déjà eumaille à partir avec les SS.

En arrivant au Centre ex-périmental, je fus désagré-ablement surpris par l’odeurécœurante qui y régnait : Ellenous saisit avant même d’êtrearrivés à la tour de garde, ellene fit qu’empirer, au fur et àmesure que nous avancionsdans le camp, et ne nousquitta même pas, quand laporte de la Kommandantur sefut refermée sur nous. On

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aurait dit qu’elle imprégnaitles murs, les meubles, nos vêtements. C’était une odeurgraisseuse et âcre que jen’avais jamais respirée nullepart, et qui n’avait rien decommun avec la puanteurfade d’un cheval mort, oud’un charnier humain.

 Au bout de quelquesminutes, un  Hauptscharführ-er   nous introduisit dans le bureau du Kommandant. Lafenêtre était grande ouverte,et en entrant, une bouffée de

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cette même odeur graisseuseme souleva le cœur. Je memis au garde à vous et saluai.

Le   Standartenführer   étaitassis derrière son bureau. Ilme rendit nonchalammentmon salut et me désigna unfauteuil. Je me présentai, jeprésentai Setzler, et je m’as-sis. Setzler s’assit à madroite, et légèrement en re-trait, sur une chaise.

— Sturmbannführer,   ditKellner d’une voix courtoise,

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 je suis heureux de vous rece- voir ici.

Il tourna la tête vers lafenêtre et resta un momentimmobile. Il était blond, avecun profi l de médail le et unmonocle. Pour un Standartenführer, il parais-sait extrêmement jeune.

— Je dois vous dire,reprit-il, le visage toujourstourné vers la fenêtre,quelques mots sur ma propremission.

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charniers civils, bienentendu…

Il s’interrompit :

— Je vous demandepardon, dit-il en s’adressantà Setzler, je ne vous ai pas of-fert de cigarette.

Il ouvrit de nouveau sonétui, se pencha par-dessusson bureau, et tendit l’étui àSetzler. Setzler remercia, etKellner lui alluma sacigarette.

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— Je dois donc, repritKellner en regardant de nou- veau la fenêtre, recherchertous les charniers del’Ostraum,   c’est-à-dire nonseulement ceux de la cam-pagne de Pologne…

Il f i t un petit geste de lamain.

— … et les suites… maisaussi ceux laissés parl’avance de nos troupes enRussie… Vous me

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comprenez : Juifs, civils, par-tisans, actions spéciales.

Il eut de nouveau un petitgeste négligent de la main.

— … et toutes ces choses.

Il fit une pause, le visagetoujours tourné vers lafenêtre.

— Je dois donc découvrirces charniers, les ouvrir… etfaire disparaître les corps.

Il me regarda et levalégèrement la main droite.

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— … et les faire dis-paraître – selon l’expressiondu  Reichsführer – de façon sitotale   que personne, plustard, ne puisse savoir lenombre de gens que nousavons liquidés…

Il sourit d’un air courtois.

— C’était un ordre… com-ment dire ?… un peu difficile.Heureusement, j’obtins du Reichsführer  un sursis… pourétudier la question. D’où…

Petit geste de la main :

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— … le Centreexpérimental.

Il regarda la fenêtre et, denouveau, son profil parfaitapparut.

— Vous comprenez, rien decommun avec Treblinka… ouces affreux petits camps dumême genre… Bien entendu, je gaze aussi les gens, maisc’est uniquement pour avoirles corps.

Il fit une pause.

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Il se rassit. L’odeur étaittoujours là, âcre, graisseuse,écœurante. Il reprit :

— Les explosifs, Sturmbannführer, furent unedéception. Les corps étaientdéchiquetés, et c’était tout.Et comment faire disparaîtreles débris ? Ce n’était pas là,la disparition   totale   que le Reichsführer exigeait.

Il leva légèrement la maindroite :

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— Bref, une seule solu-tion : Brûler les corps…

Les fours. Commentn’avais-je pas pensé auxfours ? Je dis tout haut :

— Les fours,   Herr Standartenführer ? 

— Bien entendu. Mais re-marquez bien,   Sturmban-nführer, cette méthode neconvient pas toujours. Si jedécouvre un charnier à cin-quante kilomètres d’ici dansun bois, il va sans dire que je

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ne peux pas y transportermes fours. Il fallait donctrouver autre chose…

Il se leva et me sourit d’unair courtois :

— J’ai trouvé.

Il mit son étui en or danssa poche, prit sa casquette etdit :

— Bitte.

Je me levai et Setzlerm’imita. Kellner ouvrit laporte, nous fit passer devantlui et la ferma. Puis il dit de

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nouveau « Bitte », nousprécéda et fit signe à un Haupscharführer   de noussuivre.

Une fois dehors, Kellnerplissa le nez, renifla légère-ment, et me jeta un coupd’œil :

— Évidemment, dit-il avecun demi-sourire, ce n’est pasune cure d’air ici.

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Il haussa les épaules etajouta en français :

— Que voulez-vous ? 

Je marchai à sa droite. Lesoleil éclairait en plein son visage : Il était couvert d’unréseau de rides. Kellner avaitau moins cinquante ans.

Il s ’arrêta devant un gar-age et le fit ouvrir par le Hauptscharführer.

— Le camion-gazeur, dit-ilen passant sa main gantée surl’aile arrière.

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— Vous voyez, reprit-il, legaz d’échappement est captépar le tuyau et conduit à l’in-térieur. Supposez maintenantque la   Gestapo   arrête unetrentaine de partisans et lesmette aimablement à ma dis-position, le camion va leschercher, et quand il arriveici, ils sont morts.

Il sourit.

— Vous comprenez, on faitd’une pierre deux coups, pourainsi dire : L’essence sert à la

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fois au transport et au ga-zage. D’où…

Il f i t un petit geste de lamain :

— … Économie.

Il fit un signe, le Hauptscharführer   ferma legarage, et on se remit àmarcher.

— Remarquez, reprit-il,c’est là un procédé que je nerecommande à personne. Iln ’est pas sûr. Au début, onouvrait les portes du camion,

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on croyait recevoir des cada- vres, mais les gens étaientseulement évanouis, et quandon les jetait dans lesflammes, ils poussaient descris.

Setzler fit un mouvement,et je dis :

— Herr Standartenführer,c’est à la coloration de lapeau qu’on reconnaît quec’est fini : Ils sont blêmesavec une teinte rosée sur lespommettes.

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— Le gazage, reprit Kellnerd’un air imperceptiblementdédaigneux, ne m’intéressepas. Comme je vous l’ai dit, jene gaze les gens que pouravoir les corps. Seuls, lescorps m’intéressent.

Un long bâtiment enparpaings apparut, flanquéd’une haute cheminée d’usineen briques rouges.

— C’est là, dit Kellner.

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Il s’effaça devant la portecourtoisement. Le bâtimentétait vide.

— Les fours, reprit-il, sont jumelés.

Il manœuvra lui-même lalourde porte métallique d’undes fours, et nous montral’intérieur.

— La contenance est detrois corps, et le chauffage sefait au coke. De puissants ventilateurs amènent en peu

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Il sortit un calepin et unporte-mine en or de sa pocheet jeta rapidement quelqueschiffres sur le papier.

— Huit fours jumelés.

Je jetai un coup d’œil àSetzler. Kellner reprit :

— Moi-même, je n’ai quedeux fours jumelés.

Il leva son sourcil droit,son monocle tomba, il le rat-trapa dans le creux de lamain comme un prestidi-gitateur, et ajouta :

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— Mais je ne les considèreque comme des moyensauxiliaires.

— Bitte, dit-il.

Il remit son monocle etnous précéda. Je laissai Setz-ler passer devant moi, et jelui donnai une petite tape surl’épaule.

La voiture du   Standarten- führer   nous attendait devantla porte. Setzler monta à côtédu chauffeur, et je

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m’installai, à la gauche deKellner, sur le siège arrière.

L’odeur graisseuse et âcredevint plus forte. L’auto roul-ait vers un bouquet d’arbresd’où sortaient des volutes defumée noire.

Kellner fit arrêter la voit-ure. Une aimable clairières’ouvrait devant nous. Toutau fond, une épaisse fumées’échappait de terre sur unecinquantaine de mètres en- viron. Dans la fumée, des

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silhouettes indistinctes de SSet de détenus s’agitaient.Quelquefois, des flammesémergeaient du sol et les sil-houettes devenaient rouges.L’odeur était intolérable.

On approcha. La fumée etles flammes sortaient d’unelarge fosse où des corps nusdes deux sexes étaient en-tassés. Sous l’effet desflammes, les corps se tor-daient et se détendaient avecde brusques sursauts, commes’ils avaient été en vie. Un

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grésillement de friture crépi-tait continuellement dansl’air avec une force inouïe.Les flammes, hautes etnoires, dégageaient par mo-ments une lumière rougeclaire, vive et irréelle, commeun feu de Bengale. Sur le bord de la fosse, des mon-ceaux de cadavres nus s’él-evaient à intervalles réguli-ers, et les détenus du  Sonders’affairaient autour de cesmonceaux. La fumée cachaiten partie leurs gestes, mais

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Le visage de Kellner étaitrougi par la lumière. Il tenaitun mouchoir contre son nez.

— Venez ! hurla-t-il, la bouche presque collée à monoreille.

Je le suivis. Il m’amena àl’extrémité de la fosse. À troismètres environ, au-dessousde moi, un liquide épais bouillonnait dans un réser- voir ménagé entre les paroisde la fosse. Sa surface crevaitconstamment en cloques, et

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une fumée fétide s’en échap-pait. Un détenu fit descendreun seau au bout d’une corde,puisa dans le l iquide, et re-monta le seau.

— La graisse ! hurla Kell-ner à mon oreille.

D’où nous étions, je pouv-ais embrasser d’un coup d’œiltoute l’étendue de la fosse.Les détenus autour de nouss’agitaient comme des dé-ments. Un mouchoir, nouéau-dessous des yeux, leur

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couvrait le nez et la bouche,de sorte qu’ils paraissaientêtre sans visage. Un peu plusloin, ils disparaissaient dansd’épaisses volutes de fumée,et les corps nus qu’ils proje-taient dans la fosse parais-saient sortir du néant. Ils volaient de droite et degauche sans arrêt, pirou-ettaient dans l’air comme despantins, une lumière intenseles éclairait brièvement paren dessous, ils retombaient,

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ils étaient comme escamotéspar les flammes.

Un détenu s’approcha avecun seau, la corde se déroula,et le seau plongea de nouveaudans le liquide. Le grésille-ment était assourdissant.

— Venez ! hurla Kellner àmon oreille.

On regagna l’auto. Setzlernous attendait, appuyé contrela portière. En me voyant, ilrectifia sa position.

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— Excusez-moi, dit-il, je vous ai perdu dans la fumée.

On prit place dans la voit-u r e . I l n ’ y e u t p a s u n m o téchangé. Kellner était im-mobile. Il se tenait très droitet son profi l de médaille sedétachait sur la vitre del’auto.

— Vous voyez, dit-il ens’asseyant de nouveau der-rière son bureau, le procédéest simple… mais il a fallu beaucoup tâtonner pour le

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mettre au point… En premierlieu, la fosse doit avoir…Comment dire ?… des dimen-sions optima.

Il leva son sourcil droit,son monocle tomba, il le rat-trapa au vol , e t se mit à le balancer entre le pouce etl’index.

— J’ai trouvé qu’une bonne fosse devait avoir 50mètrès de long, 6 mètres delarge, et 3 mètres deprofondeur.

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Il leva la main qui tenait lemonocle :

— Second point, et qui m’adonné beaucoup de mal : Ladisposition des fagots et descorps. Vous comprenez, ellene doit pas se faire au hasard. Voici comment je procède :Je mets une première couchede fagots sur le sol. Sur cettecouche je place une centainede corps, et – c’est là le pointimportant,   Sturmbannführ-er ! – entre les corps   je placed’autres fagots. J’allume

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ensuite avec des chiffons im- bibés de pétrole, et quand lefeu est bien pris, et alorsseulement, j’ajoute des fag-ots, je jette de nouveauxcorps…

Il f i t un petit geste de lamain :

— Et ainsi de suite…

Il leva son monocle :

— Troisième point : Lagraisse.

Il me regarda.

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— Vous devez savoir,reprit-il, qu’au début, la com- bustion était gênée parl’énorme quantité de graissequi se dégageait des corps.J’ai cherché une solution…

Il eut un petit rirecourtois :

— … et j’ai trouvé. Jedonne une pente à la fosse, jeperce des rigoles d’écoule-ment, et je récupère lagraisse dans un réservoir.

Je dis :

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— Herr Standartenführer,les détenus qui puisaientcette graisse dans les seaux…

Il eut un petit sourire detriomphe.

— Précisément.

Il mit ses deux mains àplat sur la table , et me re-garda d’un air fin :

— Ils en arrosent les corps.C’est toute l’astuce. J’arroseles corps avec une partie dela graisse qu’ils dégagent…Pourquoi ?

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Il leva la main droite :

— Beaucoup de graissegêne la combustion, mais unpeu de graisse l’active. Partemps de pluie, par exemple,l’arrosage est précieux.

Il ouvrit son étui en or, mele tendit, le tendit à Setzler,et nous donna du feu. Puis ilprit une cigarette, éteignitson briquet, le ralluma, etprésenta sa cigarette à laflamme.

Je dis :

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— Herr Standartenführer,quel est le rendement par 24heures d’une fosse de cegenre ?

Il eut un petit rire :

— Par 24 heures ! Mais vous voyez décidément leschoses en grand !

Il me jeta un regard decôté, son visage redevintsérieux, et il reprit :

— Vous comprenez, le ren-dement par 24 heures ne sepose pas pour moi. Je n’ai

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 jamais de telles quantités àtraiter. Cependant, je puis vous dire mon rendement parheure . I l es t de 300 à 340unités ; 340 par temps sec, et300 par temps de pluie.

Je fis le calcul et je dis :

— 8 000 corps par 24heures !

— Je suppose.

— Naturellement, dis-je au bout d’un moment, la mêmefosse peut servirindéfiniment ?

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— Naturellement.

Il y eut un silence, et je re-gardai Setzler.

La période de tâtonne-ments et d’angoisse étaitclose. Je pouvais regarderl’avenir avec confiance.J’étais sûr désormais d’at-teindre, et même de dépasser,le rendement prévu par leplan.

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En ce qui me concernait, jepouvais presque me contenterdes fours. En en prévoyant 32pour l’ensemble des quatregrands établissements que jedevais construire, je pouvaisarriver à un rendement globalde 8 000 corps par 24 heures,chiffre qui n’était inférieurque de 2 000 unités au « ren-dement de pointe » prévu parle   Reichsführer.   Une seulefosse auxiliaire, par con-séquent, suffirait à brûler, le

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cas échéant, les 2 000 unitésrestantes.

 À vrai dire, je n’aimais pas beaucoup les fosses. Leprocédé me paraissait grossi-er, primitif, indigne d’unegrande nation industrielle.J’avais conscience, en optantpour les fours, de choisir unesolution plus moderne. Lesfours avaient, de plus, l’av-antage de garantir mieux lesecret, puisque la crémationétait effectuée, non pas enplein air, comme pour les

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fosses, mais à l’abri des vues.En outre, il m’avait parusouhaitable, dès le début,d’enfermer dans un mêmeédifice tous les services né-cessaires à l’action spéciale.Je tenais beaucoup à cetteconception, et j’avais pu voir,par la réponse du  Reichsführ-er, qu’elle l’avait égalementséduit. Il y avait, en fait,quelque chose de satisfaisantpour l ’esprit dans la penséequ’à partir du moment où lesportes du vestiaire se

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refermeraient sur un convoide 2 000 juifs jusqu’au mo-ment où ces juifs seraient ré-duits en cendres, toutel’opération se déroulerait,sans heurt, dans un mêmelieu.

En creusant davantagecette idée, je vis qu’il fallait,comme dans une usine,mettre en place une chaînecontinue qui conduirait lespersonnes à traiter, du vesti-aire à la chambre à gaz, et dela chambre à gaz aux fours,

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un plan incliné. La perte detemps serait énorme. Je re-maniai donc mon plan prim-itif, et je décidai d’y ménagerles emplacements nécessairesà quatre puissants ascen-seurs, chacun d’une conten-ance de 25 corps environ. Jecalculai que de cette façon, ilfaudrait seulement 20 voy-ages pour évacuer les 2 000corps de la chambre à gaz. Cedispositif devrait être com-plété, à l’étage au-dessus, pardes chariots, qui prendraient

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livraison des corps à la sortiedes ascenseurs, et les mèn-eraient jusqu’aux fours.

Mon plan étant ainsimodifié, je rédigeai un nou- veau rapport pour le   Reichs- führer.L’Obersturmbannführer Wulfslang servit, une fois deplus, d’intermédiaire, et 48heures plus tard, m’apportala réponse d’Himmler : Monplan était intégralement ac-cepté, des crédits importantsm’étaient ouverts, et je

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pouvais me considérercomme prioritaire pour tousles matériaux deconstruction.

La note du   Reichsführerajoutait que deux des quatreétablissements devaient êtreen état de fonctionner « auplus tard le 15 juillet 1942 »,les deux autres, au 31décembre de la même année.J’avais donc un peu moinsd’un an pour mener à bien lapremière tranche des travaux.

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J’ouvris immédiatementles chantiers. En mêmetemps, les deux installationsprovisoires de Birkenau con-tinuèrent à fonctionner sousla direction de Setzler, et jelui confiai également le soinde rouvrir les anciennesfosses et d’en brûler lesoccupants.

L’odeur nauséabonde, quenous avions respirée à Culm-hof, s’étendit aussitôt sur lecamp tout entier, et je re-marquai qu’elle était

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perceptible, même lorsque le vent soufflait de l’ouest.Quand il soufflait de l’est,elle se répandait plus loin en-core, jusqu’au bourgd’Auschwitz, et au-delàmême, jusqu’à Bobitz. Je fiscirculer le bruit qu’une usinede tannerie s’était montéedans la région, et que c’étaitd’elle que provenaient ces ex-halaisons. Mais je n’avaisguère d’illusion à me faire surle succès de cette légende. Lerelent des peaux en

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décomposition n’avait vraiment rien de communavec la puanteur de graillon,de chair brûlée et de cheveuxroussis qui se dégageait desfosses. Je réfléchis avec in-quiétude que ce serait pis en-core, quand les hautsfourneaux de mes quatrecrématoires géants crach-eraient, sur toute la région,24 heures sur 24, leur fuméepestilentielle.

Cependant, je n’avaisguère de temps à perdre à ces

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considérations. J’étais con-stamment sur les chantiers,et Elsie recommençait à seplaindre de ne plus me voir àla maison. Et en effet, j’enpartais à 7 heures le matin, etn’en revenait qu’à 10 ou 11heures du soir pour me jeteraussitôt sur le lit de camp demon bureau, et m’endormir.

Ces efforts portèrent leurfruit. Noël 41 approchait, etle gros œuvre des deux bâ-tisses était déjà assez avancépour me laisser bon espoir de

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les finir à temps. Cependant, je ne relâchais pas mon ef-fort, et au milieu de tous lessoucis que me donnaient l’ex-tension continuelle des deuxLagers, l’arrivée quasi quoti-dienne de nouveaux trans-ports, et la discipline des Allgemeine SS    (qui mefaisaient regretter de plus enplus mes splendides « Têtesde mort » d’autrefois), jetrouvais chaque jour le tempsde faire plusieurs apparitionssur le chantier.

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— Setzler ?

J’avais marqué de la sur-prise, et Hageman eut l’airencore plus mal à l’aise.

— Précisément,   Herr Sturmbannführer…   Étantdonné… quel’Obersturmführer   Setzlern’est pas sous mes ordres…mais directement sous les vôtres… peut-être, en effet…serait-il plus correct…

Il fit mine de se lever.

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— Est-ce une question deservice ?

— Certainement,   Herr Sturmbannführer.

— Dans ce cas, vous n’avezpas de scrupule à avoir.

— Certainement,   Herr Sturmbannführer, c’est ceque je me suis dit, finale-ment… D’un autre côté, c’estassez délicat… Setzler (ilsouffla plus fort) est un amipersonnel… J’apprécie beauc-oup ses qualités d’artiste…

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Je dis sèchement :

— Cela n’entre pas en lignede compte. Si Setzler a com-mis une faute, votre devoirest de me la faire connaître…

— C’est ce que je me suisdit,   Herr Sturmbannführer,dit Hageman.

Et il eut l’air un peusoulagé.

— Naturellement, reprit-il, je ne blâme pas personnelle-ment Setzler… Il a un servicetrès dur, et j ’ imagine qu’il a

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 besoin de l’égayer… Maispourtant, c’est une faute… Vis-à-vis des hommes c’estcertainement… Commentdirais-je ?… une grave fautede dignité… Bien entendu, dela part d’un simple   Schar- führer, cela n’aurait pas telle-ment d’importance… maischez un Off-i-cier !…

Il leva les deux mains, son visage lunaire eut un air im-portant et choqué, et il dittout d’une traite :

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— C’est pourquoi j’ai penséqu’il était correct,finalement…

— Eh bien ? dis-je avecimpatience.

Hageman passa son grosdoigt boudiné à l’intérieur deson col, et regarda dans ladirection de la fenêtre :

— J’ai entendu dire…Naturellement,   Herr Sturmbannführer, j e n e m esuis pas permis de… me livrerà une enquête sans votre

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permission… Setzler n’étantpas sous mes ordres…Cependant, vous comprenez, je n’ai aucun doute… quant àmoi…

— Bref, souffla-t-il, voiciles faits. Quand un convoi sedéshabille devant l’installa-tion provisoire… Setzler…Naturellement, il est là pourles besoins du service… Il n’y a rien à redire à cela…, Bref,il fait mettre à part… une jeune fille juive… la plus joliegénéralement… et quand tout

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le convoi est entré… il en-traîne la jeune fille… la filleest nue, remarquez bien… cequi rend la chose encoremoins correcte… Il l’entraînedans une pièce à part… et là…

Il passa de nouveau sondoigt à l’intérieur de son col.

— … là, il l’attache… parles poignets, à deux cordesqu’il a fait fixer au plafond…J’ai vu les cordes,   Herr Sturmbannführer… Bref, lafille est nue, les poignets

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attachés aux cordes… et Setz-ler tire dessus à coups de pis-tolet… Bien entendu, tous lesSS sont au courant…

Il souffla d’un air choquéet malheureux.

— … Ils entendent les crisde la fille et les coups defeu… Et Setzler prend toutson temps, pour ainsi dire…

Hageman souffla.

— À la rigueur, vous com-prenez, de la part d’un simple Seharführer…

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J’appuyai sur un des boutons de mon standard, jedécrochai l’écouteur et jedis :

— C’est vous, Setzler ? J’aia vous parler.

Hageman se leva d’un bond, la consternation peintesur son visage lunaire.

— Herr Sturmbannführer,est-ce que je dois vraiment…devant lui…

Je dis doucement :

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— Vous pouvez vous re-tirer, Hageman.

Il salua hâtivement etsortit. Une minute s’écoula,et on frappa à la porte. Je cri-ai : « Entrez ! » Setzler ap-parut, referma la porte et sa-lua. Je le regardai fixement,et son crâne chauve se mit àrougir.

Je dis sèchement :

— Écoutez, Setzler, je ne vous fais pas de reproches, et je ne vous demande pas

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d’explications. Mais quand vous êtes en service à l’In-stallation provisoire, je vousdemande, sauf en cas de ré- volte, de ne pas utiliser votrepistolet.

La couleur quitta son visage.

— Herr Sturmbannführer…

— Je ne vous demande pasd’explications, Setzler. Jeconsidère simplement lapratique en question comme

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incompatible avec votre dig-nité d’officier, je vous donnel’ordre d’y mettre fin, et c’esttout.

Setzler passa sa longuemain maigre sur son crâne, etdit d’une voix basse et sanstimbre :

— C’est pour ne pas en-tendre les cris des autres que je fais ça.

Il pencha la tête en avant,et ajouta d’un air de honte :

— Je n’en puis plus.

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Je me levai . Je ne savaisque penser.

Setzler reprit :

— Mais c’est surtout cetteabominable odeur de chair brûlée. Je l’ai continuelle-ment sur moi. Même la nuit.Quand je me réveil le, i l mesemble que mon oreiller em-peste. Bien entendu, ce n’estqu’une illusion…

Il releva la tête et dit avecun brusque éclat de voix :

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— Et les cris ! Dès qu’on jette les cristaux… Et lescoups contre les murs !… Jene pouvais pas supporter ça…Il fallait que je fasse quelquechose.

Je regardais Setzler. Je nele comprenais pas. À monavis, sa conduite n’était qu’untissu de contradictions.

Je dis d’un ton patient :

— Ecoutez, Setzler, vousseriez seulement   Scharführ-er…   Mais comprenez donc,

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 vous êtes officier, c’est inac-ceptable, les hommes en par-lent sûrement entre eux…

Je détournai la tête etajoutai avec gêne :

— … si encore la fille étaithabillée…

Sa voix s’éleva brusquement :

— Mais vous ne comprenezpas,  Herr Sturmbannführer…Je ne peux pas rester là, sim-plement, à les écouterhurler…

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Je dis sèchement :

— Il n’y a rien à compren-dre. Vous ne devez pas faireça.

Setzler rectifia la position,se redressa et dit d’une voixplus ferme :

— Est-ce un ordre,   Herr Sturmbannführer ? 

— Certainement.

Il y eut un silence. Setzlerétait immobile au garde à vous, le visage rigide.

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— Herr Sturmbannführer,dit-il d’une voix neutre et of-ficielle, je vous demanderaisde bien vouloir transmettreau  Reichsführer   ma demanded’affectation à une unité dufront.

J’étais stupéfait. Je dé-tournai vivement les yeux etm’assis. Je pris mon stylo et je traçai quelques croix surmon bloc-notes. Au bout d’unmoment, je relevai la tête et je fixai Setzler :

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— Y a-t-il un rapport entrel ’ordre que je viens de vousdonner et la demande d’af-fectation que vous comptezme présenter ?

Ses yeux glissèrent surmoi, se fichèrent sur la lamped e m o n b u r e a u , e t i l d i t à voix basse :

— Ja.

Je posai mon stylo :

— Il va sans dire que jemaintiens mon ordre.

Je le fixai.

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— Quant à votre demanded’affectation, c’est mondevoir de la transmettre,mais je ne vous cache pas que je la transmettrai avec avisdéfavorable.

Setzler fit un mouvementet je levai la main :

— Setzler, vous avez étéavec moi, dans toute cette af-faire, dès le début. Vous seulici, à part moi, avez la com-pétence nécessaire pour diri-ger l’Installation provisoire.

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Si vous partiez, il faudraitque je dresse personnelle-ment un autre officier, que jel’instruise…

Je repris avec force :

— Je n’en ai pas le temps.Je dois me consacrer entière-ment aux chantiers jusqu’en juillet.

Je me levai :

— D’ici là vous m’êtesindispensable.

Il y eut un silence et j’ajoutai :

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— À cette date, si la guerredure encore – ce qui d’ail-leurs ne me paraît pas prob-able – vous pourrez faire unedemande. Je l’appuierai.

Je me tus. Setzler était im-mobile, le visage rigide etglacé. Au bout d’un moment, je repris :

— C’est tout.

Il salua avec raideur,pivota réglementairement etsortit.

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Quelques minutes après,Hageman apparut, rouge,lunaire, essouflé[L5] . Il medonna des papiers à signer.Les papiers n’avaient riend’urgent. Je pris mon stylo et je dis :

— Il n’a pas nié.

Hageman me regarda etson visage s’épanouit.

— Naturellement… c’est unhomme si franc… si loyal…

— Mais il a pris la chosetrès à cœur.

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— Ach !   Vraiment ! dit-ild’un air étonné, vraiment !…Mais c’est un artiste,   nicht wahr ?   C’est même peut-êtrece qui explique…

Il me regarda en soufflant.

— Si je puis exprimer unehypothèse…   Herr Sturmban-nführer…   Certainement, c’estun artiste, c’est ce qui ex-plique tout…

Il eut un air pieux etchoqué.

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Je recapuchonnai monstylo.

— Hageman, je compte sur vous pour que l’affaire nes’ébruite pas.

— Bien entendu.

Je me levai, je pris ma cas-quette et je partis inspecterles chantiers.

 L’Obersturmführer  Pick seporta à ma rencontre. C’étaitun petit homme brun, calmeet froid.

Je lui rendis son salut.

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— Avez-vous procédé auxsondages parmi les détenus ?

— Jawohl, Herr Sturmbannführer.   Il en est bien comme vous pensiez. Ilsn’ont aucune idée de la des-tination de l’ouvrage.

— Les SS ?

— Ils pensent qu’il s’agitd’abris anti-aériens. Ils ap-pellent les deux établisse-ments des « Bunkers », ouencore, comme ils sont

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identiques, les « Bunker jumeaux ».

— C’est une très bonneidée. Nous les appelleronsainsi désormais.

Pick reprit au bout d’unmoment :

— Un petit ennui,   Herr Sturmbannführer.   Sur leplan, les quatre grands ascen-seurs qui amènent les gens dela « Salle de douches » abou-tissent à une grande salle – lafuture salle des fours. Et

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cette salle, évidemment, necomporte pas d’issue. Un desarchitectes s’en est étonné.Bien entendu, i l ne sait pasque cette salle doit comporterdes fours, et que c’est par là…

Pick eut un demi-sourire :

— … que les gens sortiront.

Je dis au bout d’unmoment :

— Que lui avez-vousrépondu ?

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— Que je ne comprenaispas non plus, mais que c’étaitles ordres.

J’inclinai la tête, je lançaià Pick un regard significatif,et je dis :

— Si cet architecte poseencore des questions,n’oubliez pas de me lesignaler.

Pick me rendit mon re-gard, et je m’approchai deschantiers. On était en trainde couler les cheminées en

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 béton qui mettaient en com-munication les chambres àgaz souterraines avec l’airlibre.

Ces cheminées devaientdéboucher dans la cour in-térieure de l’établissement etrecevoir une calotte her-métique. Dans ma pensée, voici comment les chosesdevaient se passer : Une foisles détenus enfermés dans lachambre à gaz, les préposésSS se rendaient dans la couravec les boîtes de   Giftgas,

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mettaient leurs masques àgaz, ouvraient les boîtes,dévissaient les calottes descheminées, déversaient lescristaux à l’intérieur, et revis-saient les calottes.

 Après cela, il ne leur res-tait plus qu’à ôter leursmasques, et à fumer une ci-garette, s’ils le désiraient.

— L’ennui, dit Pick, c’estque les cristaux seront jetés àmême le sol. Vous vousrappelez certainement,   Herr

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 Sturmbannführer, quel’Obersturmführer   Setzlers’en est plaint pour l’Installa-tion provisoire.

— Je me souviens.

— La conséquence, c’estque les gens, atteints par les vapeurs, s’écroulent sur lescristaux, et le gaz se dégagemoins bien.

— C’est exact.

Il y eut un silence, Pick  rectifia légèrement sa posi-tion, et dit :

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— Herr Sturmbannführer,puis-je présenter unesuggestion ?

— Certainement.

— On pourrait prolongerles cheminées par descolonnes de tôle perforée quiprendraient appui sur le soldes chambres à gaz. De cettefaçon, les cristaux, jetés parles cheminées, tomberaient àl’intérieur des colonnes, etles vapeurs de gaz se dé-gageraient par les trous de la

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tôle. Elles ne seraient doncplus contrariées par l’amon-cellement des corps. Je voisdeux avantages à ce disposi-tif. Primo : Accélération dugazage. Secundo : Économiede cristaux.

Je réfléchis et je dis :

— Votre idée me paraît ex-cellente. Demandez à Setzlerd’expérimenter ce dispositif  dans une des deux salles del’Installation provisoire,l’autre restant inchangée.

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Cela nous permettra, parcomparaison, de chiffrerl’économie de cristaux et legain de temps.

— Jawohl, Herr Sturmbannführer.

— Il va sans dire que sil’économie est appréciable,nous adopterons votre dis-positif pour les  Bunkers.

Je regardai Pick. Il étaitun peu plus petit que moi. Ilne parlait que lorsqu’on luiadressait la parole. Il était

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calme, correct, positif. Peut-être n’avais-je pas appréciéPick tout à fa i t à sa valeur jusqu’ici.

Je dis au bout d’unmoment :

— Que faites-vous pourNoël, Pick ?

— Rien de particulier, Herr Sturmbannführer.

— Ma femme et moi, nousdonnons une petite soirée.Nous serions très heureux de

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 vous avoir, ainsi que FrauPick.

C’était la première fois que je l’invitais chez moi. Sonteint pâle se colora légère-ment, et il dit :

— Certainement,   Herr Sturmbannführer, nous ser-ons très…

Je vis qu’ i l ne savait pascomment finir sa phrase, et j’ajoutai avec bonté :

— Nous comptons donc sur vous.

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La veille de Noël, au débutde l’après-midi, Setzler de-manda à me parler. Depuisnotre dernière entrevue, nosrapports, en apparence,étaient restés normaux. Mais je l’avais, en fait, très peu vu,et seulement pour les besoinsdu service.

Il salua, je lui rendis sonsalut, et je le priai de s ’as-seoir. Il fit un geste de refus.

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— Si vous permettez,   Herr Sturmbannführer, j’ai trèspeu de choses à vous dire.

— Comme vous voulez,Setzler.

Je le regardai. Il avait beaucoup changé. Son doss’était voûté davantage, et ses joues étaient creuses. L’ex-pression de ses yeux mefrappa :

Je dis doucement :

— Eh bien, Setzler ?

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Je vis sa poitrine se sou-lever, il ouvrit la bouchecomme si l ’air lui manquait,et ne dit rien. Il était extrêm-ement pâte.

Je dis :

— Vous ne voulez pas vousasseoir, Setzler ?

Il fit signe que « non » dela tête, et ajouta à voix basse :

— Merci,   Herr Sturmbannführer.

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Quelques secondess’écoulèrent. Il était parfaite-ment immobile, grand et voûté, ses yeux fiévreux fixéssur moi. Il avait l’air d’unfantôme. Je dis :

— Eh bien ?

Sa poitrine se souleva, samâchoire se contracta et il ditd’une voix blanche :

— Herr Sturmbannführer, j’ai l’honneur de vous de-mander de bien vouloir trans-mettre au Reichsführer SS  ma

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demande d’affectation à uneunité du front.

I l prit un papier dans sapoche, le déplia, fit deux pasen avant comme un automate,déposa le papier sur mon bureau, fit deux pas en ar-rière, et se f igea au garde à vous.

Je ne touchai pas au papi-er. Quelques secondess’écoulèrent et je dis :

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— Je transmettrai votredemande avec avisdéfavorable.

Ses yeux cillèrentplusieurs fois, sa pommed’Adam remonta dans soncou maigre et ce fut tout.

Il claqua les talons, salua,fit un demi-tour régle-mentaire et se dirigea vers laporte.

— Setzler.

Il se retourna.

— À ce soir, Setzler.

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Il me regarda avec des yeux hagards.

— Ce soir ?

— Ma femme vous a invitéchez nous,  nicht wahr ?  Ainsique Frau Setzler ? Vous savez bien, pour l’arbre de Noël.

Il répéta :

— Pour l’arbre de Noël ?

Et il eut un petit rire.

— Certainement,   Herr Sturmbannführer, je mesouviens.

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— Nous comptons sur vousdès que votre service de nuitsera fini.

Il inclina la tête, me saluade nouveau et sortit.

J’allai inspecter les chanti-ers. Le vent soufflait de l’estet la fumée des fosses deBirkenau imprégnait le camp.J’attirai Pick à l’écart.

— Que disent-ils del’odeur ?

Pick fit la grimace.

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— Gewiss, mais vouspouvez bavarder avec eux.

— Précisément,   Herr Sturmbannführer, dès que jefais allusion à l’odeur, ilsdeviennent muets comme descarpes.

— Mauvais signe.

— C’est ce que je me per-mets de penser,   Herr Sturmbannführer, dit Pick.

Je le quittai. J’étais in-quiet et mécontent. Il étaitévident que l’action spéciale,

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du moins à l’intérieur ducamp, ne resterait pas bienlongtemps secrète.

Je me dirigeai vers la placed’appel. J’avais donnél’ordre, pour Noël, d’y érigerun sapin pour les détenus.

Hageman vint à ma ren-contre, gros, grand, import-ant. Les plis gras de sonmenton reposaient sur soncol.

— Pour le sapin, j’ai pris leplus grand que j ’ai trouvé…

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Étant donné les dimensionsde la place d’appel…

Il souffla.

— … un petit sapin auraitfait ridicule, nicht wahr ? 

Je fis « oui » de la tête et j’approchai. L’arbre étaitcouché à terre. Deux détenus,sous la direction d’un   Kapo,creusaient un trou. Le   Rap- portführer   et deux   Schar- führer   regardaient. Dès qu’ilme vit, le   Rapportführercria : « Achtung ! », les deux

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 Scharführer   se mirent augarde à vous, le Kapo et lesdétenus enlevèrent rap-idement leurs coiffures et sefigèrent.

— Continuez.

Le   Rapportführer   cria« Los ! Los !  » et les détenusse mirent à travailler commedes fous. Leurs traits ne meparurent pas particulière-ment sémites. Mais peut-êtrecette impression était-elledue à leur extrême maigreur.

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Je regardai l’arbre, je sup-putai approximativement salongueur et son poids et jeme tournai vers Hageman :

— Quelle profondeurdonnez-vous au trou ?

— Un mètre,   Herr Sturmbannführer.

— Pour plus de sûreté,creusez donc à 1,30m. Le ventpeut se lever ce soir.

— Jawohl, Herr Sturmbannführer.

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Je regardai les détenustravailler une ou deuxminutes, puis je fis demi-tour, Hageman répéta monordre au   Rapportführer, etme rattrapa. Il soufflait pourse maintenir à ma hauteur.

— Nous aurons de laneige… je crois…

— Ja ? 

— Je le sens… dans mes jointures, dit-il avec un petitrire discret.

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Puis il toussa. On marchaencore quelques minutes, etil reprit :

— Si je puis me per-mettre… une hypothèse,  Herr Sturmbannführer…

— Ja ? 

— Les détenus auraientpeut-être préféré… unedouble ration de soupe, cesoir.

Je dis sèchement :

— Préféré à quoi ?

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Hageman rougit et se mit àsouffler. Je repris :

— Où trouverez-vous ladouble ration, pouvez-vousme le dire ?

— Herr Sturmbannführer,dit Hageman précipitam-ment, ce n’était pas une sug-gestion… Je me serais malexprimé… En fait, je n’ai riensuggéré du tout… C’était unesimple hypothèse… une hypo-thèse d’ordre psychologique,pour ainsi dire… Le sapin est

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sûrement un beau geste…même si les détenus ne l’ap-précient pas…

Je dis avec impatience :

— Leur opinion ne m’in-téresse pas. Nous avons faitce qui est convenable, c’estl’essentiel.

— Certainement,   Herr Sturmbannführer, dit Hage-man, nous avons fait ce quiest convenable.

Mon bureau sentait un peule renfermé. Je retirai mon

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manteau, le suspendis à lapatère avec ma casquette etouvris la fenêtre toutegrande. Le ciel était gris etcotonneux. J’allumai une ci-garette et je m’assis. La de-mande de Setzler s’étalait àl’endroit où il l ’avait placée.Je l ’attirai à moi, la lus, dé-capuchonnai mon stylo etécrivis en bas et à droite :« Avis défavorable. »

La neige se mit à tomber etquelques flocons volèrentdans la pièce. Ils se posaient

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légèrement sur le parquet etfondaient aussitôt. Au boutd’un moment, je sentis lefroid m’envahir. Je relus lademande de Setzler, jesoulignai :   « Avis défavor-able  » d’un trait, et j ’écrivisau-dessous :  « Spécialiste in-dispensable (Installation provisoire) » et je signai.

Une bouffée de vent pro- jeta des flocons jusque surma table, et je vis, en relev-ant la tête, qu’i l y avait unepetite flaque d’eau devant la

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fenêtre. Je mis la demande deSetzler sous enveloppe, etl’enveloppe dans ma poche.Puis j ’attirai à moi une pilede papiers. Mes mains étaient bleues de froid. J’écrasai macigarette sur mon cendrier, et je me mis à travailler.

 Au bout d’un moment, jelevai les yeux. Comme si elleeût attendu ce signal, la neigecessa. Je me levai, me diri-geai vers la fenêtre, saisis leloquet, emboitai les deux bat-tants l’un dans l’autre, et les

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repoussai de la main. Aumême instant, je vis Père,noir et raide, les yeux bri l-lants : La pluie avait cessé, ilpouvait donc fermer lafenêtre.

La main droite me fit mal.Je m’aperçus que je tournaisle loquet à contresens detoutes mes forces. Je donnaiune légère pression en sensinverse, et i l y eut un petit bruit sourd et glissant. Jecontournai mon bureau, je branchai rageusement le

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radiateur électrique, et je memis à marcher de long enlarge.

 Au bout d’un moment, jeme rassis, j ’attirai à moi unefeuille de papier et j’écrivis :« Mon cher Setzler, voudriez- vous me prêter votre pisto-let ? » Je sonnai le planton,lui remis le billet, et au boutde deux minutes, il revintavec le pistolet et une note :« Avec les compliments del’Obersturmführer   Setzler. »L’arme de Setzler tirait

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remarquablement juste, et lesofficiers du KL la lui em-pruntaient souvent pours’exercer.

Je commandai ma voitureet je me fis conduire austand. Je tirai un quartd’heure environ, à distances variables, sur cibles fixes etcibles mobiles. Je remis lepistolet dans son étui, je mefis apporter la boîte où l ’onconservait mes cartons, et jecomparai la nouvelle série

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aux séries précédentes :J’avais encore baissé.

Je sortis et je m’arrêtai surle seuil du stand. La neiges’était remise à tomber et jeme demandai si je n’allais pasretourner à mon bureau. Jeregardai ma montre. Il était7 h 30. Je remontai dans la voiture et je dis à Dietz de meconduire chez moi.

La maison était brillam-ment illuminée. J’entrai dansmon bureau, posai mon

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ceinturon sur la table, et sus-pendis mon manteau et macasquette à la patère. Puis jeme lavai les mains et je gag-nai la salle à manger.

Elsie, Frau Müller et lesenfants étaient à table. Seuls,les enfants mangeaient. FrauMuller était l’institutrice quenous avions fait venir d’Alle-magne. C’était une femmed’âge moyen, grise etconvenable.

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Je m’arrêtai sur le seuil et je dis :

— Je vous apporte laneige.

Le petit Franz regarda mesmains et dit de sa voix claireet gentille :

— Où elle est ?

Karl et les deux f i l les semirent à rire.

— Papa l’a laissée à laporte, dit Elsie, elle était tropfroide pour entrer.

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Karl rit de nouveau. Jem’assis à côté de Franz et jele regardai manger.

— Ach !   dit Frau Muller,un Noël sans neige…

Elle s’interrompit et jetaun regard gêné autour d’elle,comme si elle était sortie deson rôle.

— Mais est-ce qu’il y a desNoëls sans neige ? dit Hertha.

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Le petit Franz leva sacuiller, tourna la tête versmoi, et dit d’un air étonné :

— Katherina n’aime pas laneige.

Dès qu’il eut fini demanger, Franz me prit par lamain pour me montrer le beau sapin du salon. Elsieéteignit le lustre, brancha unfil, et des petites étoiles s’al-lumèrent dans l’arbre. Lesenfants regardèrent un bonmoment.

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Puis Franz se souvint de laneige, et demanda à la voir.Je jetai un coup d’œil à Elsie,et elle dit d’un air ému :

— Sa première neige,Rudolf…

J’allumai l’ampoule de laterrasse et j’ouvris les voletsde la porte-fenêtre. Les flo-cons étaient blancs et bril-lants autour de la lampe.

 Après cela, Franz voulut voir les préparatifs de la ré-ception, et je les fis tous

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entrer un instant dans lacuisine. La grande table étaittout entière couverte d’unamoncellement de sand- wiches, de pâtisseries et decrèmes.

On leur donna à chacun ungâteau, et ils montèrent secoucher. Il était convenuqu’on les réveillerait à minuitpour avoir une part de crèmeet chanter « O Tannenbaum »avec les grandes personnes.

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Je montai aussi, et jechangeai d’uniforme. Puis jeredescendis, je gagnai mon bureau, je m’y enfermai, et jefeuilletai un livre sur l’él-evage des chevaux que Hage-man m’avait prêté. Au boutd’un moment, je me mis àpenser au Marais, et je sentisla tristesse m’envahir. Jefermai le livre et je me mis àme promener de long en largedans la pièce.

Un peu plus tard, Elsie vint me chercher, et nous

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prîmes une collation légèresur un coin de table dans lasalle à manger. Elsie était enrobe de soirée et ses épaulesétaient nues. Quand on eutfini, on passa dans le salon,elle alluma des bougies unpeu partout, éteignit lelustre, et se mit au piano. Jel’écoutai, Elsie avait com-mencé à prendre des leçonsde piano à Dachau, quand j’avais été nommé officier.

 À dix heures moins dix, j’expédiai ma voiture chez les

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Hageman, et à dix heures,ponctuellement, les Hagemanet les Pick arrivèrent. Puis la voiture repartit pour allerchercher les Bethman, lesSchmidt et Frau Setzler.Quand tout le monde fut là, j’envoyai la bonne dire à Di-etz de venir se chauffer dansla cuisine.

Elsie emmena les damesdans sa chambre, et lesmessieurs se débarrassèrentde leurs manteaux dans mon bureau. Puis je les emmenai

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 boire dans le salon en attend-ant les dames. On parla desévénements de Russie, etHageman dit :

— N’est-ce pas curieux ?…En Russie, l’hiver a com-mencé très tôt…, et ici , pasdu tout…

Là-dessus on discuta unpeu sur l’hiver russe et lesopérations, et on tomba d’ac-cord pour dire qu’on enfinirait au printempsprochain.

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— Si vous permettez, ditHageman, voici comment je vois les choses… Pour la Po-logne, un printemps… Pour laFrance, un printemps… Etpour la Russie, comme elleest plus grande, deuxprintemps…

 Après cela, tout le mondeparla à la fois.

— Richtig !   dit Schmidt desa voix pointue, l’étendue !Le véritable ennemi, c’estl’étendue !

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puis me permettre uneremarque…

Il sourit, leva ses mainsgrasses, et attendit que la bonne fût sortie.

— … on me dit que dans lesrégions occupées, nos sold-ats… ont les plus grandes dif-ficultés… à avoir des rapportssexuels avec les femmesrusses. Elles ne veulent abso-lument rien savoir…Comprenez-vous cela ?… Ou

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alors, il faut une longueamitié… Mais…

Il agita la main et reprit à voix basse :

— … pour la passe… Voussaisissez ?… Rien à faire…

— C’est extraordinaire, ditBethman avec un petit rire degorge, elles devraient se sen-tir honorées…

Les dames entrèrent, on seleva, et tout le monde pritplace. Hageman s’assit à côtéde Frau Setzler.

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— Si vous permettez… je vais profiter de ce que vousêtes veuve, ce soir… pour vous faire un petit peu lacour, pour ainsi dire…

— C’est la faute du Kom-mandant, si je suis veuve, ditFrau Setzler.

Et el le me menaça genti-ment du doigt. Je dis :

— Mais pas du tout,gnädige Frau, je n’y suispour rien. C’était seulementson tour de service.

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— Il sera sûrement là av-ant minuit, dit Hageman.

Elsie et Frau Muller firentcirculer les sandwiches et lesrafraîchissements, puis,quand les propos com-mencèrent à languir, FrauHageman s’installa au piano,les messieurs allèrent cherch-er leurs instruments qu’ilsavaient déposés dans l’entrée,et ils se mirent à jouer.

 Au bout d’une heure, il y eut un entracte, les

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pâtisseries furent servies, onparla musique, et Hagemanraconta des anecdotes sur lesgrands musiciens. À 11 h 30, j’envoyai Frau Muller ré- veiller les enfants, et un mo-ment après, on les aperçutpar la grande porte vitrée quiséparait le salon de la salle àmanger. Ils s’installaient au-tour de la table. I ls avaientl’air solennel et endormi. Onles observa un instant à tra- vers le voilage de la porte, etFrau Setzler, qui n’avait pas

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d’enfant, dit d’une voixémue : « Ack !   Qu’ils sontdonc gentils ! »

 À minuit moins dix, j’allailes chercher. Ils firent le tourdu salon et saluèrent les in- vités très correctement. Puisla bonne et Frau Muller ap-parurent avec un grand plat-eau, des coupes et deux bouteilles de Champagne. Jedis : « Le Champagne est dû àHageman », il y eut un brouhaha joyeux, et Hagemansourit à la ronde.

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Quand les coupes furenten main, on se leva, Elsie éte-ignit le lustre, éclaira l’arbrede Noël , et on se rangea endemi-cercle autour de l’arbreen attendant minuit. Un si-lence tomba, tous les yeuxétaient fixés sur les petitesétoiles de l’arbre, et je sentisune petite main me saisir lamain gauche. C’était Franz.Je me penchai e t je lu i d isqu’il allait y avoir beaucoupde bruit, parce que tout le

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monde se mettrait à chanteren même temps.

Quelqu’un me touchalégèrement le bras. Je me re-tournai. C’était Frau Muller.Elle dit tout bas : « On vousappelle au téléphone, HerrKommandant. » Je dis àFranz d’aller retrouver samère, et je me retirai dugroupe.

Frau Muller m’ouvrit laporte du salon et disparutdans la cuisine. Je

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m’enfermai dans mon bureau,posai ma coupe sur la table,et je saisis l’écouteur.

— Herr Sturmbannführer,dit une voix, c’est   l’Untersturmführer Lueck.

La voix était lointaine ettrès distincte.

— Eh bien ?

— Herr Sturmbannführer, je ne me permets de vousdéranger que pour un motif  grave.

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Je répétai avecimpatience :

— Eh bien ?

Il y eut un temps, puis la voix lointaine reprit :

— L’Obersturmführer   Set-zler est mort.

— Comment ?

La voix reprit :

— L’Obersturmführer   Set-zler est mort.

— Vous dites bien. Il estmort ?

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leva. La bonne et Frau Mullerme regardèrent d’un airétonné.

— Nous partons, Dietz.

Dietz commença à enfilersa capote. Je dis :

— Frau Muller.

Et je lu i f i s s igne de mesuivre. Elle me rejoignit dansmon bureau.

— Frau Millier, je suis ob-ligé d’aller au camp. Quand jeserai parti, prévenez mafemme.

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— Ja, Herr Kommandant.

J’entendis les pas de Dietzdans le vestibule. Je mis monceinturon, j’enfilai monmanteau par-dessus, et saisisma casquette. Frau Muller meregardait.

— Mauvaises nouvelles, Herr Kommandant ? 

— Ja.

J’ouvris la porte et je meretournai :

— Prévenez ma femmediscrètement.

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— Ja, Herr Kommandant.

Je prêtai l’oreille : le salonétait parfaitement silencieux.

— Pourquoi ne chantent-ils pas ?

— Ils vous attendent prob-ablement,   Herr Kommandant.

— Dites à ma femme qu’onne m’attende pas.

Je franchis rapidement le vestibule, dévalai les marchesdu perron, et m’engouffrai

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dans l’auto. Il ne neigeaitplus et l’air était glacial.

— Birkenau.

Dietz démarra. Un peu av-ant d’arriver à la tour d’en-trée, j’allumai le plafonnier.La sentinelle ouvrit la porte barbelée en tournantnerveusement la tête dans ladirection du corps de garde.Des éclats de rires et des brides de chants meparvinrent.

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La silhouette athlétique deLueck sortit de l’ombre. Je lefis monter dans la voiture.

— C’est à la Kommandan-tur,   Herr Sturmbannführer.J’ai…

Je posai ma main sur son bras et il se tut.

— Kommandantur, Dietz.

— Pour le corps de garde,dit Lueck, je m’excuse, mais je n’ai pas cru devoir…Naturellement, ils sont enfaute…

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— Ja, ja.

 À la Kommandantur, jedescendis et je dis à Dietzd’aller m’attendre à la tourd’entrée. Il démarra et je metournai vers Lueck.

— Où est-il ?

— Je l’ai transporté dansson bureau.

Je montai les marches ettraversai rapidement lecouloir. La porte de Setzlerétait fermée.

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— Permettez,   Herr Sturmbannführer, dit Lueck, j’ai cru bon de verrouiller laporte.

Il ouvrit et je fis de la lu-mière. Setzler était étendusur le sol. Ses paupières re-tombaient à demi sur ses yeux, son visage était paisibleet i l avait l ’air endormi. Jen’eus pas besoin de le re-garder deux fois pour savoircomment il était mort. Jefermai la porte, j’allai baisser

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l e s tore de la fenêtre e t jedis :

— Je vous écoute.

Lueck rectifia sa position.

— Un instant, Lueck.

J’allai m’asseoir derrièrele bureau de Setzler, je prisune feuille de papier et l ’ in-sérai dans la machine à écri-re. Lueck dit :

— À onze heures, en sort-ant de la Kommandantur, j’entendis un moteur d’auto

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tourner au ralenti dans legarage n°2…

— Moins vite…

Il attendit quelquessecondes et reprit :

— … Le rideau de fer étaitfermé… Je n’y prêtai pas at-tention… J’allai à la cantine,et je pris un verre…

Je fis signe à Lueck des’arrêter, je gommai« verre », et tapai à la place« rafraîchissement ».

— Continuez.

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— … en écoutant desdisques… Quand je revins à laKommandantur, le moteurtournait toujours… Je re-gardai ma montre… Il étaitonze heures et demie. Jetrouvai la chose bizarre…

Je levai la main, je tapai« onze heures et demie », et je dis :

— Pourquoi ?

— Il me paraissait bizarreque le chauffeur fit tourner lemoteur si longtemps.

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Je tapai : « Je trouvai bizarre que le chauffeur fittourner le moteur silongtemps. » Je fis un petitsigne et Lueck reprit :

— … J’essayai de remonterle rideau de fer. Il était ver-rouillé de l’intérieur… Je fisle tour par le couloir de laKommandantur, et j’ouvris laporte qui mène au garage…l ’Obersturmführer   Setzlerétait affaissé derrière le volant… Je coupai le con-tact… Puis je sortis le corps

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de la voiture… et je le trans-portai ici…

Je levai la tête.

— Seul ?

Lueck carra ses largesépaules :

— Seul,   Herr Sturmbannführer.

— Continuez.

— … Je pratiquai ensuite larespiration artificielle…

— Pourquoi ?

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— Il était clair quel’Obersturmführer   Setzleravait succombé à une intoxic-ation par les gazd’échappement…

Je tapai cette phrase, jeme levai, je fis quelques pasdans la pièce et je regardaiSetzler. Il était étendu detout son long sur le dos, les jambes un peu écartées. Jelevai les yeux :

— Que pensez-vous decela, Lueck ?

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— C’est une intoxication,comme je l’ai dit, Herr…

Je dis sèchement :

— Ce n’est pas ce que je veux dire.

Je le regardai, ses yeux bleu clair se troublèrent, et ildit :

— Je ne sais pas,   Herr Sturmbannführer.

— Vous avez bien uneidée ?

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Il y eut un silence, etLueck dit lentement :

— Eh bien, il y a deux hy-pothèses : c’est un suicide ouun accident.

Il reprit encore pluslentement :

— Quant à moi, je pense…

Il s’arrêta net et je dis :

— … que c’est un accident.

Il dit hâtivement :

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— C’est bien ce que jepense, en effet,   Herr Sturmbannführer.

Je me rassis, je tapai : « À  mon avis, c’est un accident »,et je dis :

— Voulez-vous signer votrerapport ?

Lueck contourna le bur-eau, je lui tendis mon stylo,et il signa, sans même pren-dre le temps de lire. Je décro-chai l’écouteur.

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— Kommandant.   Dites àmon chauffeur de venir ici.

Je raccrochai et Lueck merendit mon stylo :

— Vous allez prendrel’auto et vous irez chercherl’ Hauptsturmfîihrer   Hage-man et le   Lagerarzt.L’ Hauptsturmführer   Hage-man est chez moi. Ne parlezpas de l’affaire dans l’auto.

— Jawohl, Herr Sturmbannführer.

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Il était déjà à la porte. Jele rappelai.

— Avez-vous fouillé lecorps ?

— Je ne me serais pas per-mis, Herr Sturmbannführer.

Je fis un signe et il sortit.Je me levai pour aller ver-rouiller la porte derrière lui.Puis je me baissai, et je fouil-lai Setzler. Dans la pochegauche de sa vareuse, jetrouvai une enveloppe ad-ressée à mon nom. Je

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l ’ouvris. La lettre était tapéeà la machine et disposéeselon les formesréglementaires :

 Le SS-Obersturmführer Setzler,

 KL Auschwitz au SS- Sturmbannführer Lang,

 Kommandant du KL Auschwitz.

 Je me tue, parce que je ne peux plus supporter cette ab-ominable odeur de chairbrûlée.

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 R. Setzler

 SS-Ostuf.

Je vidai le cendrier dans lacorbeille à papiers, je posai lalettre et l’enveloppe sur lecendrier, et j’approchai uneallumette. Quand le tout futconsumé, je relevai le store, j’ouvris la fenêtre, et je dis-persai les cendres.

Je me rassis derrière le bureau, un moment s’écoula,puis je pensai au pistolet deSetzler, je le sort is de mon

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étui, et je le plaçai dans l’undes tiroirs. Après cela, je memis à fouiller tous les tiroirsl’un après l’autre, et je trouv-ai finalement ce que je cher-chais : Une bouteille de Sch-naps. Elle était à peineentamée.

Je me levai et j’allai en vider les deux tiers dans lelavabo, puis j’arrosai la vareuse de Setzler sur ledevant, et juste au-dessousdu cou. Je fis couler un peud’eau dans le lavabo, puis je

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refermai la bouteille et laplaçai sur le bureau. Elle con-tenait encore deux doigts deSchnaps.

Je déverrouillai la porte, j’allumai une cigarette, jem’assis derrière le bureau et j’attendis. D’où j’étais placé, je ne pouvais pas voir lecorps de Setzler. Mes yeux seposèrent sur son manteau. Ilétait suspendu à un cintre, etle cintre était accroché à unepatère, à droite de la porte.Entre les deux épaules,

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l’étoffe faisait une bosse àl’endroit où Setzler était voûté.

J’entendis des pas dans lecouloir. Hageman entra lepremier, le visage pâle et bouleversé. Le   Lagerarzt  Hauptsturmführer   Benz lesuivait. Lueck était derrièrelui, le dominant de toute unetête.

Hageman dit en bredouillant :

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— Mais comment ?… Com-ment ?… Je ne puiscomprendre…

Benz se baissa, souleva lespaupières du mort, et secouala tête. Après cela, i l se re-dressa, enleva ses lunettes,les essuya, les remit, lissa sescheveux blancs brillants duplat de la main, et s’assit sansdire un mot.

Je dis :

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— Vous pouvez vous re-tirer, Lueck. Je vous ap-pellerai en cas de besoin.

Lueck sortit. Hagemanétait debout, immobile. Il re-gardait le corps. Je dis :

— Naturellement, c’est unaffreux malheur.

Je repris :

— Je vais vous lire le rap-port de Lueck.

Je m’aperçus que j’avaisconservé ma cigarette à lamain, je me sentis gêné, me

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détournai, et l’écrasai rap-idement dans le cendrier.

Je lus le rapport de Lueck,puis je me tournai vers Benz.

— Comment voyez-vous leschoses, Benz ?

Benz me regarda. Il étaitclair qu’il avait compris.

— À mon avis, dit-il lente-ment, c’est un accident.

— Mais comment ?… Com-ment ?… dit Hageman d’unair hagard.

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Benz désigna du doigt la bouteille de Schnaps.

— Il avait célébré un peutrop. Il est allé mettre lemoteur en marche. Le froidl’a saisi, il a eu une syncope,et il ne s’est pas réveillé.

— Mais je ne comprendspas, dit Hageman, il buvait àpeine d’ordinaire…

Benz haussa les épaules.

— Vous n’avez qu’à lesentir.

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— Mais si je puis me per-mettre, dit Hageman en souf-flant, il y a quand mêmequelque chose… d’assez bizarre… Pourquoi Setzlern’a-t-il pas appelé un chauf-feur comme cela se fait tou- jours ? Il n’avait aucune rais-on de mettre lui-même lemoteur en marche…

Je dis vivement :

— Vous savez bien que Set-zler ne faisait rien commetout le monde.

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— Ja, ja,   dit Hageman,c’était un artiste, pour ainsidire…

Il me regarda et dithâtivement :

— Naturellement, moi aus-si, je pense que c’est unaccident.

Je me levai.

— Je vous charge de ra-mener Frau Setzler chez elleet de la prévenir. Prenezl’auto. Benz, j’aimerais avoir votre rapport dès demain

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matin pour le joindre aumien.

Benz se leva et inclina latête. Ils sortirent, je télé-phonai à l’infirmerie de m’en- voyer une ambulance, jem’assis derrière le bureau et je commençai à taper monrapport.

Dès que les infirmierseurent enlevé le corps, j’al-lumai une cigarette, j ’ouvrisla fenêtre toute grande et jeme remis à taper.

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Un peu plus tard, je décro-chai l’écouteur, et j’appelail’Obersturmführer  Pick à sondomicile. Une voix de femmeme répondit. Je dis :

— Sturmbannführer   Lang.Pourriez-vous appeler votremari, Frau Pick ?

J’entendis le bruit del’écouteur qu’elle reposait surla table, puis des bruits depas. Les pas diminuèrent, uneporte claqua quelque part, il y eut un silence, puis tout

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d’un coup, une voix froide etcalme dit tout près de moi :

— Obersturmführer Pick.

— Je ne vous ai pas ré- veillé, Pick ?

— Pas du tout,   Herr Sturmbannführer.   Nous venions de rentrer.

— Vous êtes au courant ?

— Je suis au courant,  Herr Sturmbannführer.

Je repris :

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— Pick, je vous attends de-main matin à 7 heures dansmon bureau.

— J’y serai,   Herr Sturmbannführer.

J’ajoutai :

— J’envisage de vouschanger de service.

Il y eut un petit silence, etla voix reprit :

— À vos ordres,   Herr Sturmbannführer.

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Les deux grandscrématoires jumeaux furentprêts quelques jours avant ladate limite, et le 18 juillet1942, le  Reichsführer  en per-sonne vint les inaugurer.

Les voitures officiellesdevaient arriver à Birkenau à2 heures de l’après-midi. À 3heures et demie, ellesn’étaient pas encore là, et ceretard faillit faire naître unincident sérieux.

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Je désirais évidemmentque l’action spéciale sedéroulât sans heurt enprésence du   Reichsführer.Pour cette raison, je n’avaispas voulu utiliser comme pa-tients les inaptes du camp. Ilsétaient, en effet, plus diffi-ciles à traiter que les per-sonnes étrangères au camp,du fait que la destination desCrémas leur était maintenant bien connue. Je m’étais doncarrangé pour faire venir d’unGhetto polonais un convoi de

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deux mille juifs. Celui-ci étaitarrivé en assez bon état unpeu avant midi, et je l ’avaisparqué, sous la garde des SSet des chiens, dans la grandecour intérieure du Créma I. À 2 heures moins dix, on avaitannoncé à ces juifs qu’ils al-laient prendre un bain, maiscomme le   Reichsführer   n’ar-rivait toujours pas, et quel’attente se prolongeait, les juifs, que la chaleur torridede la cour incommodait beau-coup, devinrent nerveux et

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inquiets, se mirent à réclamerà boire et à manger , e t b i -entôt même, à s ’agiter et àpousser des cris.

Pick ne perdit pas sonsang-froid. Il me téléphona,et haranguant la foule d’unedes fenêtres du Créma, il luiexpliqua, par le truchementd’un interprète, que lachaudière des douches étaiten panne et qu’on était entrain de la réparer. J’arrivaisur ces entrefaites, je fis im-médiatement apporter des

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seaux d’eau pour faire boireles juifs, je leur promis qu’onleur distribuerait du painaprès la douche, et je télé-phonai à Hageman de faire venir son orchestre dedétenus. Quelques minutesaprès, il était là, les musi-ciens s’installèrent dans uncoin de la cour, et se mirent à jouer des airs viennois etpolonais. Je ne sais si c’est lamusique seule qui les calma,ou si également le fait qu’onleur jouât des airs les

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rassurait sur nos intentions,mais peu à peu, le tumultes’apaisa, les juifs cessèrent des’agiter, et je compris quelorsque Himmler arriverait,ils ne feraient pas de diffi-cultés pour descendre dans le vestiaire souterrain.

J’étais moins rassuré en cequi concernait le passage du vestiaire à la « salle dedouche ». Depuis que lesCrémas jumeaux étaientachevés, j’avais fait procéderà plusieurs répétitions de

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l ’action spéciale, et trois ouquatre fois, j’avais observé,au moment où la foulepénétrait dans la « salle dedouche », un vif mouvementde recul – qu’il avait fallunaturellement faire cesser àcoups de crosse et en lâchantles chiens. La queue dutroupeau s’était alors ruée enavant, des femmes et des en-fants avaient été piétinés, ettout cela s’était accompagnéde hurlements et de coups.

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Il eût été évidemmentfâcheux qu’un incident de cegenre troublât la visite du Reichsführer.   Cependant, jeme sentis d’abord impuissantà le prévenir, car je ne voyaispas à quoi attribuer cemouvement de recul, sinon àun instinct obscur, car la« salle de douche », avec sagrosse tuyauterie en trompe-l’œil, ses rigoles d’écoule-ment, et ses nombreusespommes de douche, n’avait

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absolument rien qui pûtéveiller les soupçons.

Finalement, je décidai quele jour de la visite deHimmler, des   Scharführerentreraient avec les juifs dansla « salle de douche » et leurdistribueraient des petitspains de savon. Je donnail’ordre, en même temps, aux Dolmetscher   de répandre lanouvelle dans le vestiairependant que les détenus sedéshabillaient. Je n’ignoraispas, en effet, que pour les

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détenus, le plus petit mor-ceau de savon était un trésorinestimable, et je comptaislà-dessus pour les appâter.

Le stratagème eut plein desuccès : Dès que Himmler futarrivé, des   Scharführer   tra- versèrent la foule avec degrandes boîtes de carton, les Dolmetscher   crièrent l’an-nonce dans les haut-parleurs,il y eut un murmure de con-tentement, le déshabillage sefit dans un temps record, ettous les juifs, avec un

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empressement joyeux, se pré-cipitèrent dans la chambre àgaz.

Les   Scharführer   sortirentun à un, ils se comptèrent, etPick referma la lourde portede chêne sur le convoi. Je de-mandai au   Reichsführer   s’ildésirait jeter un coup d’œilpar le hublot. Il inclina latête, je m’écartai, et au mêmemoment, les cris et les coupssourds contre les murs com-mencèrent. Himmler regardasa montre, fit de l’ombre sur

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le verre avec sa main, et re-garda un bon moment. Son visage était impassible.Quand il eut fini, il fit signeaux officiers de sa suite qu’ilspouvaient voir.

 Après cela, je le conduisisdans la cour du Créma, et jelui montrai les cheminées en béton par lesquelles lescristaux venaient d’être jetés.La suite de Himmler nous re- joignit, j’entraînai le groupe àla chaufferie, et je continuaimes explications. Au bout

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d’un moment, une sonneriestridente retentit, et je dis :« C’est Pick qui demande le ventilateur,   Herr Reichsführ-er.   Le gazage est fini. » Lepréposé abaissa une manette,un ronflement sourd et puis-sant ébranla l’air, et Himmlerregarda de nouveau samontre.

On regagna la chambre àgaz. Je montrai au groupe lescolonnes de tôle perforée,sans oublier de mentionnerque c’était à Pick que je les

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devais. Des détenus du   Son-derkommando, chaussés dehautes bottes de caoutchouc,dirigeaient de puissants jetsd’eau sur les grappes de cada- vres. J’en expliquai la raisonà Himmler. Derrière mondos, un officier de sa suitechuchota d’une voixmoqueuse : « Eh bien, on leurdonne quand même unedouche, après tout ! » Il y eutdeux ou trois rires étouffés.Himmler ne tourna pas la

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tête, et son visage restaimpassible.

On remonta au rez-de-chaussée et on gagna la salledes fours. L’ascenseur n°2 ar-rivait au même moment, lagrille s’ouvrit automatique-ment, et les détenus du   Son-der   commencèrent à placerles corps sur les chariots.Ceux-ci passèrent ensuitedevant un Kommando quirécupérait les bagues, unKommando de coiffeurs quicoupaient les cheveux, et un

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Kommando de dentistes quiarrachaient les dents en or.Un quatrième Kommando en-fournait les corps. Himmlerobserva toute l’opération,phase après phase, sans direun mot. Il marqua un tempsd’arrêt un peu plus longdevant les dentistes : Leurdextérité était remarquable.

Je menai ensuite Himmlerdans les salles de dissectionet de recherches du Créma I.Le goût t rès v i f du   Reichs- führer   pour les sciences

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m’était connu, j’avais apportélà tous mes soins et l’en-semble des salles et deslaboratoires eût honoré, enfait, l’Université la plus mod-erne. Le   Reichsführer   re-garda tout très soigneuse-ment, écouta attentivementmes explications, mais là en-core, il ne fit aucune re-marque, et son visage nerévéla rien.

Quand on sortit du Créma,le   Reichsführer   se mit àpresser le pas, et je compris

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qu’il n’avait pas l’intention de visiter le camp. Il marchait si vite que son état-major futdistancé, et que j ’avais moi-même quelque peine à lesuivre.

 Arrivé devant sa voiture, ils’arrêta, me fit face, ses yeuxse f ixèrent sur un point del’espace un peu au-dessus dema tête, et i l dit d’une voixlente et mécanique :

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— C’est une dure tâche,mais nous devonsl’accomplir.

Je rectifiai ma position, et je dis :

— Jawohl, Herr Reichsführer.

Je saluai, il me rendit monsalut, et s’engouffra dansl’auto.

Douze jours après, le 30 juillet exactement, je reçus deBerlin la lettre suivante :

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prédécesseurs, j ’étais sûr deles finir bien avant la datefixée. Le besoin, d’ailleurs,s’en faisait sentir, car aus-sitôt après la visite duReichsfùhrer, le RSHA com-mença à m’envoyer des trans-ports à un rythme si accéléréque c’est à peine si lesCrémas jumeaux suffisaient àla tâche. Comme seuls les in-aptes étaient gazés, le resteallait grossir l’effectif déjàtrop élevé du camp, lesdétenus s’entassaient dans

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des baraquements tropétroits, l ’hygiène et la nour-riture devenaient chaque jourplus déplorables, et lesépidémies – notamment lascarlatine, la diphtérie et letyphus – se succédaient sansarrêt. La situation était sansespoir, parce que les usinesqui commençaient à poussercomme des champignonsdans la région – attirées parla main-d’œuvre abondante etéconomique que leur fournis-saient les détenus –

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n’absorbaient encore, à cettedate, que des effectifs infimespar rapport à l’énorme popu-lation des camps.

Je demandai donc de nou- veau, et à plusieurs reprises,au RSHA qu’on m’envoyâtmoins de transports, maistoutes mes représentationsrestèrent sans effet, et j ’ap-pris, par l’indiscrétion d’un bureau, que, selon l’ordreformel du   Reichsführer, toutchef SS qui aurait, volontairement ou

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involontairement, ralenti, sipeu que ce fût, le programmed’extermination, serait passépar les armes. En fait, lesconvois de juifs devaient êtreconsidérés partout commeprioritaires, et passer mêmeavant les transports d’armeset de troupes pour le Frontrusse.

Il n’y avait plus qu’à s’in-cliner. Ce n’était pas, cepend-ant, sans dégoût que je voyaisles camps que j’avais, dansles débuts, organisés de façon

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exemplaire, devenir, de se-maine en semaine, un indes-criptible chaos. Les détenusmouraient comme desmouches, les épidémiestuaient presque autant demonde que les chambres àgaz, et les corps s’entassaientsi vite devant les baraquesque les équipes spéciales quiles amenaient aux Crémasétaient débordées.

Le 16 août, un coup detéléphone de Berlin m’appritque le   Standartenführer

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Kellner était autorisé à vis-iter, pour information, les in-stallations du KL Birkenau, etle lendemain, en effet, tôtdans la matinée, Kellner ar-rivait en auto, je lui f is leshonneurs du lieu, il se mon-tra très intéressé par l’Actionspéciale et l’organisation desCrémas, et à midi, jel’emmenai déjeuner chez moi.

On prit place dans le salonen attendant que la bonnenous annonçât que nousétions servis. Au bout d’un

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moment, Elsie apparut. Kell-ner se leva rapidement,claqua les talons, escamotason monocle, se cassa endeux, et lui baisa les doigts. Après quoi, il se rassit aussi vite qu’il s’était levé, tournason visage vers la fenêtre, sonprofil parfait apparut, et ildit :

— Et comment trouvez- vous Auschwitz,   gnädige Frau ? 

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Elsie ouvrit la bouche. Ilenchaîna aussitôt :

— Ja, ja, naturellement, il y a cette odeur déplaisante…

Il fit un petit geste :

— … et toutes ces choses.Mais nous avons les mêmespetits désagréments à Culm-hof, je vous assure…

Il remit son monocle et re-garda autour de lui d’un air vif et aimable.

— Mais vous êtes bien in-stallée… Vous êtes

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remarquablement bien in-stallée,  gnädige Frau…

Il jeta un coup d’œil dansla salle à manger par la porte vitrée.

— … Et je constate que vous avez un buffet sculpté…

— Voulez-vous voir, Standartenführer ?  dit Elsie.

On entra dans la sa l le àmanger, Kellner se campadevant le buffet et regardalonguement les sculptures.

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— Sujet religieux… dit-ilen plissant les yeux,… beauc-oup d’angoisse…, conception judéo-chrétienne de la mort…

Il eut un petit geste de lamain :

— … Et toutes ces vieiller-ies… Bien entendu, la mortn’a d’importance que si onsuppose, comme eux, un au-delà… Mais quel fini,   mein Lieber ! Quelle exécution !…

Je dis :

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— C’est un juif polonais, Herr Standartenführer, qui afait ça.

— Ja, ja,   dit Kellner, ildoit néanmoins avoir unepetite dose de sang nordiquedans les veines. Sans cela, iln’aurait jamais pu exécutercette merveille. Les juifs 100pour 100 sont incapables decréer, nous savons celadepuis longtemps.

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Il passa légèrement etamoureusement ses mainssoignées sur les sculptures.

— Ah ! reprit-il, travail ca-ractéristique de détenus… Ilsne savent pas s’ils survivrontd’un jour à leur œuvre… Etpour eux, naturellement, lamort a de l ’ importance… Ilsont dans la vie cet ignobleespoir…

I l f i t l a m o u e , e t j e d e -mandai avec embarras :

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— Estimez-vous,   Herr Standartenführer, que j’aurais dû interdire à ce juif de traiter un sujet religieux ?

Il se tourna vers moi et semit à rire :

— Ha ! Ha ! Lang, dit-ild’un air de malice, vous ne vous doutiez pas que votre buffet était si contraire à ladoctrine…

Il regarda encore lemeuble en plaçant sa tête decôté, et soupira :

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— Vous avez de la chance,Lang, avec votre camp. Dansle nombre, vous avez forcé-ment de vrais artistes.

On prit place à table etElsie dit :

— Mais je pensais que vouscommandiez aussi un camp, Standartenführer ? 

— C’est différent, dit Kell-ner en dépliant sa serviette, je n’ai pas, comme votremari, des détenus perman-ents. Les miens sont tous…

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Il eut un petit rire :

— de passage.

Elsie le regarda d’un airétonné, et il enchaînaaussitôt :

— La mère patrie ne vousmanque pas trop, j’espère,gnädige Frau.  La Pologne estun pays triste,   nicht wahr ?  Mais nous n’en avons pluspour trop longtemps, jepense. À l’allure où vont nostroupes, elles seront avant

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peu dans le Caucase, et laguerre ne va pas traîner.

Je dis :

— Cette fois-ci, nous enaurons fini avant l’hiver.C’est ce que tout le mondepense ici,   Herr Standartenführer.

— Dans deux mois, ditKellner d’une voix nette.

— Encore un peu de vi-ande,   Standartenführer, ditElsie.

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— Non, merci,   gnädige Frau. À mon âge…

Il eut un petit rire :

— Il faut commencer à veiller à sa ligne.

— Oh ! Mais vous êtes en-core jeune,   Standartenführ-er, dit Elsie d’un air aimable.

Il tourna son profil parfait vers la fenêtre :

— Précisément, dit-ild’une voix mélancolique, jesuis encore jeune…

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I l y e u t u n s i l e n c e e t i lreprit :

— Et vous, Lang, queferez-vous après la guerre ? Iln’y aura pas toujours descamps, espérons-le.

— Je compte demander auReich une terre dansl’Ostraum, Herr Standartenführer.

— Mon mari, dit Elsie, aété fermier du Colonel Baron von Jeseritz en Poméramie.Nous cultivions un peu de

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terre et nous élevions deschevaux.

— Ah, vraiment ! dit Kell-ner en escamotant sonmonocle et en me regardantd’un air entendu, l’Agricul-ture ! l’Élevage ! Vous avezplus d’une corde à votre arc,Lang !

Il tourna son visage vers lafenêtre et ses traits devinrentnobles et sévères :

— C’est très bien, dit-ild’une voix grave, c’est très

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 bien, Lang. Le Reich aura be-soin de colons, quand lesSlaves…

Il eut un petit rire :

— … auront disparu. Vousserez… Quelle est donc laphrase du   Reichsführer ?…L’exemplaire pionnier alle-mand de l’Ostraum.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, jecrois bien que c’est de vousqu’il a dit ça.

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— Vraiment ? dit Elsie, les yeux brillants, il a dit cela demon mari ?

— Mais oui,  gnädige Frau,dit Kellner d’une voix cour-toise, je crois bien qu’ils’agissait de votre mari. J’ensuis même sûr, maintenantque j ’y réfléchis. Le   Reichs- führer est un bon juge.

— Oh ! dit Elsie, je suiscontente pour Rudolf ! Iltravaille tant ! Il est

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tellement consciencieux pourtout !

Je dis :

— Voyons, Elsie !

Kellner se mit à rire, nousregarda l’un après l’autred’un air attendri, et leva enl’air ses mains soignées :

— Comme cela fait plaisirde se retrouver dans une vraie famille allemande,gnädige Frau !

— Je suis célibataire,reprit-il d’un air

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mélancolique. Pas eu la voca-tion, en quelque sorte. Mais àBerlin, j’ai des amis mariéstout à fait charmants…

Il laissa traîner la fin de saphrase. On se leva et on allaau salon prendre le café. Lecafé était du vrai caféqu’Hageman avait reçu deFrance, et dont il avait donnéun paquet à Elsie.

— Extraordinaire ! ditKellner, vous vivez vraimentcomme des coqs en pâte à

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 Auschwitz ! La vie des campsa du bon… Si seulement il n’y avait pas…

Il eut une moue dégoûtée :

— … toute cette laideur.

Il tournait sa cuiller danssa tasse d’un air absorbé.

— Voilà le gros inconvéni-ent des camps : La laideur !Je me faisais cette réflexionce matin, Lang, quand vousme montriez l’action spéciale.Tous ces juifs…

Je dis vivement :

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— Excusez-moi,   Herr Standartenführer.   Elsie, voudrais-tu aller chercher lesliqueurs ?

Elsie me regarda d’un airétonné, se leva et passa dansla salle à manger. Kellner neleva pas la tête. I l tournaittoujours sa cuiller. Elsielaissa la porte vitrée à demiouverte derrière elle.

— Comme ils sont laids !continua Kellner, les yeuxfixés sur sa tasse. Je les ai

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 bien regardés quand ils sontentrés dans la chambre à gaz.Quel spectacle ! Quelles nud-ités ! Les femmes surtout…

Je le fixais désespérément.Il ne levait pas les yeux.

— Et ces enfants… simaigres… avec leurs petits visages de singes… groscomme mon poing… Quellesanatomies ! Vraiment, ilsétaient affreux… Et quand legazage a commencé…

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Je regardai Kellner et jeregardai la porte, éperdu. Lasueur coulait le long de mesflancs, je n’arrivais pas àparler.

— Quelles posturesignobles ! reprit-il entournant lentement et mach-inalement sa cuiller. Untableau de Breughel, vraiment ! Rien que pour êtresi laids, ils méritent la mort.Et penser…

Il eut un petit rire :

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— … penser qu’ils sententencore plus mauvais après lamort que de leur vivant !

J’eus un geste d’une au-dace inouïe : Je lui touchai legenou. Il sursauta, je me pen-chai vivement, je lui montraide la tête la porte en-trouverte, et je dis très vite etdans un souffle : « Elle nesait rien. »

Il ouvrit la bouche, et restaun moment en suspens, lacuiller au bout des doigts,

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stupéfait. Il y eut un silence,et ce silence était pire quetout.

— Breughel, reprit-il d’une voix fausse, connaissez-vousBreughel, Lang ? PasBreughel le vieux… non, nil’autre… mais Breughel d’En-fer, comme on l’appelait…précisément parce qu’ilpeignait l’Enfer…

Je regardais ma tasse. Il y  eut un bruit de pas, la porte vitrée claqua, et je fis un

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 violent effort pour ne paslever les yeux.

— Il aimait peindrel’Enfer, figurez-vous, con-tinua Kellner d’une voix tropforte. Il avait une sorte detalent pour le macabre…

Elsie posa le plateau de li-queurs sur la petite table basse, et je dis avec une po-litesse exagérée :

— Merci, Elsie.

Il y eut un silence et Kell-ner me jeta un coup d’œil.

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— Oh ! Oh ! dit-il avec unenjouement forcé, encore de bonnes choses ! Et même desliqueurs françaises, je vois.

Je fis effort pour parler :

— C’estl’ Hauptsturmführer   Hage-man qui les reçoit,   Herr Standartenführer.   Il a desamis en France.

Ma voix avait sonné faux,malgré tout. Je glissai uncoup d’œil à Elsie. Elle avaitles yeux baissés et son visage

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ne reflétait rien. La conversa-tion tomba de nouveau. Kell-ner regarda Elsie et dit :

— Merveilleux pays, laFrance, gnädige Frau.

— Cognac,   Standarten- führer ?   dit Elsie d’une voixtranquille.

— Un peu seulement,gnädige Frau, le cognac doitse déguster…

Il leva la main :

— … à la française. Un peuà la fois, et lentement. Nos

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lourdauds, là-bas, doivent enavaler des rasades…

Il eut un petit rire que je jugeai forcé, puis il me jetaun coup d’œil et je comprisqu’il avait envie de s’en aller.

Elsie le servit, puis remplità demi mon verre. Je dis :

— Merci, Elsie.

Elle ne leva pas la tête. Il y eut de nouveau un silence.

— Chez   Maxim’s,   repritKellner, ils le boivent dans de

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grands verres ronds et renflésà la base… comme ceci…

Il dessina la forme du verre dans l’air des deuxmains. Il y eut encore un si-lence, et il reprit d’un airgêné :

— Merveilleux, Paris,gnädige Frau.   Je doisavouer…

Il eut un petit rire :

— … que j’envie beaucoupHerr Abetz, parfois.

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Il parla encore un petitmoment de   Maxim’s   et deParis, puis se leva et prit con-gé. Je remarquai qu’il n’avaitmême pas fini son verre. Onlaissa Elsie au salon, je des-cendis le perron avec Kellner,et je le mis dans sa voiture.

Elle démarra, je regrettaide ne pas avoir pris ma cas-quette sur la console : Jeserais parti aussitôt.

Je remontai lentement leperron, je poussai la porte

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d’entrée, et traversai douce-ment le vestibule. Je vis avecétonnement que ma casquetten’était plus sur la console.

J’ouvris la porte de mon bureau, et je m’arrêtai, stupé-fait. Elsie était là, droite et blanche, la main gauche ap-puyée sur une chaise. Jefermai machinalement laporte derrière moi et je dé-tournai la tête. Ma casquetteétait sur ma table.

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Il se passa une pleineseconde, je saisis ma cas-quette et je tournai les talons,Elsie dit :

— Rudolf.

Je me retournai. Son re-gard était effrayant.

— Ainsi, dit-elle, c’est ceque tu fais !

Je détournai la tête :

— Je ne sais pas ce que tu veux dire.

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Je voulus faire demi-tour,sortir, couper court. Mais j’étais là, figé, paralysé. Je nepouvais même pas laregarder.

— Ainsi, dit-elle à voix basse, tu les gazes !… Et cettehorrible odeur, c’est eux !

J’ouvris la bouche, je n’ar-rivai pas à parler.

— Les cheminées ! reprit-elle… Je comprends toutmaintenant.

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Je regardai à terre et jedis :

— Bien entendu, nous brûlons les morts. On a tou- jours brûlé les corps en Alle-magne, tu le sais bien. C’estune question d’hygiène. Il n’y a rien à redire à cela. Surtoutavec les épidémies.

Elle cria :

— Tu mens ! Tu les gazes !

Je relevai la tête,stupéfait.

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— Je mens ? Elsie !Comment oses-tu ?

Elle reprit sansm’entendre :

— Les hommes, lesfemmes, les enfants… touspêle-mêle… nus… et les en-fants ressemblent à des petitssinges…

Je me raidis :

— Je ne sais pas ce que turacontes.

Je fis un violent effort et jeréussis à bouger. Je me

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retournai et je fis un pas versla porte Aussitôt, avec une vitesse stupéfiante, elle medépassa, se jeta contre laporte et s’adossa à elle :

— Toi ! dit-elle, toi !

Elle tremblait de tout soncorps. Ses yeux immenses,étincelants, étaient fixés surmoi. Je criai :

— Si tu crois que j’aimeça !

Et aussitôt un flot dehonte me submergea : J’avais

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trahi le   Reichsführer.   J’avaisrévélé à ma femme un secretd’État.

— C’est donc vrai, criaElsie, tu les tues !

Elle répéta en hurlant :

— Tu les tues !

 Avec la rapidité de l’éclair, je la pris par les épaules, jeposai la paume de ma mainsur sa bouche, et je dis :

— Plus bas, Elsie, je teprie, plus bas !

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Ses yeux cillèrent, elle sedégagea, je retirai ma main,elle tendit l’oreille, et nousrestâmes un moment àécouter les bruits de la mais-on, immobiles, silencieux,complices.

Elle dit d’une voix basse etnormale :

— Frau Millier est sortie, je crois.

— La bonne ?

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— Elle fait la lessive ausous-sol. Et les enfants fontla sieste.

On écouta encore un mo-ment en silence, puis elletourna la tête, me regarda, etce fut comme si elle sesouvenait tout d’un coup qui j’étais : L’horreur envahit denouveau ses traits et elle serencogna contre la porte.

Je dis au prix d’un énormeeffort :

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— Écoute, Elsie. Il faut quetu comprennes. Ce sontseulement des inaptes. Et onn’a pas de nourriture pourtout le monde. Il vaut beauc-oup mieux pour eux…

Ses yeux durs, implacablesétaient fixés sur moi. Jepoursuivis :

— … les traiter ainsi… queles laisser mourir de faim.

— Voilà donc, dit-elle à voix basse, ce que tu asimaginé !

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— Mais ce n’est pas moi !Je n’y suis pour rien ! C’estun ordre !…

Elle dit avec mépris :

— Qui aurait pu donner unordre pareil ?

— Le Reichsführer.

L’angoisse me serra lecœur : Une fois de plus, je letrahissais.

— Le   Reichsführer !   ditElsie.

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Ses lèvres se mirent àtrembler et elle dit d’une voixéteinte :

— Un homme… vers qui lesenfants allaient avec tant deconfiance !

Elle balbutia :

— Mais pourquoi ?pourquoi ?

Je levai les épaules :

— Tu ne peux pas com-prendre. Ces questions-làt’échappent complètement.Les juifs sont nos pires

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ennemis, tu le sais bien. Cesont eux qui ont déclenché laguerre. Si nous ne les liquid-ons pas maintenant, ce sonteux, plus tard, qui exterm-ineront le peuple allemand.

— Mais c’est stupide ! dit-elle avec une vivacité inouïe.Comment pourront-ils nousexterminer, puisque nous al-lons gagner la guerre ?

Je la regardai, béant. Jen’avais jamais réfléchi à cela, je ne savais plus que penser.

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Je détournai la tête et je disau bout d’un moment :

— C’est un ordre.

— Mais tu pouvais de-mander une autre mission.

Je dis vivement :

— Je l’ai fait. J’étais volontaire pour le front, tu tesouviens. Le  Reichsführer  n’apas voulu.

— Eh bien ! dit-elle à voix basse et avec une incroyable violence, il fallait refuserd’obéir.

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Je criai presque :

— Elsie !

Et pendant une seconde, jefus incapable de trouver mesmots.

— Mais, dis-je, la gorgeserrée, mais Elsie !… Ce quetu dis là, c’est… c’est con-traire à l’honneur !

— Et ce que tu fais ?

— Un soldat, refuserd’obéir ! Et d’ailleurs, çan’aurait rien changé ! Onm’aurait dégradé, torturé,

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fusillé… Et toi, qu’est-ce quetu serais devenue ? Et lesenfants ?…

— Ah ! dit Elsie, tout !Tout ! Tout !…

Je l’interrompis :

— Mais cela n’aurait servià rien. Si j’avais refuséd’obéir, quelqu’un d’autrel’aurait fait à ma place !

Ses yeux étincelèrent :

— Oui, mais toi, dit-elle,toi, tu ne l’aurais pas fait !

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Je la regardai, stupéfait,stupide. Mon esprit était un vide total.

— Mais Elsie, dis-je…

Je n’arrivais plus à penser.Je me raidis jusqu’à ce quetous les muscles me fissentmal, je f ixai mes yeux droitdevant moi, et sans regarderElsie, sans la voir, sans rien voir, j’articulai avec force :

— C’est un ordre.

— Un ordre ! dit Elsie avecdérision.

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Et brusquement elle secacha la tête dans ses mains. Au bout d’un moment, jem’approchai et je la pris parles épaules. Elle tressaillit vi-olemment, me repoussa detoutes ses forces, et dit d’une voix blanche :

— Ne me touche pas !

Mes jambes se mirent àtrembler sous moi et je criai :

— Tu n’as pas le droit deme traiter ainsi ! Tout ce que je fais dans le camp, je le fais

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par ordre ! Je n’en suis pasresponsable !

— C’est toi qui le fais !

Je la regardai, désespéré :

— Tu ne comprends pas,Elsie. Je ne suis qu’un rou-age, rien de plus. Dansl’armée, quand un chef donneun ordre, c’est lui qui est re-sponsable, lui seul. Si l’ordreest mauvais, c’est le chef  qu’on punit, jamaisl’exécutant.

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— Ainsi, dit-elle avec unelenteur écrasante, voilà laraison qui t ’a fait obéir : Tusavais que si les chosestournaient mal, tu ne seraispas puni.

Je criai :

— Mais je n’ai jamaispensé à cela ! C’est seulementque je ne peux pas désobéir àun ordre. Comprends donc !Ça m’est physiquementimpossible !

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— Alors, dit-elle avec uncalme effrayant, si on te don-nait l’ordre de fusiller le petitFranz, tu le ferais !

Je la fixai, stupéfait.

— Mais c’est de la folie !Jamais on ne me donnera unordre pareil !

— Et pourquoi pas ? dit-elle avec un rire sauvage. Ont’a bien donné l’ordre de tuerdes petits enfants juifs !Pourquoi pas les tiens ? Pour-quoi pas Franz ?

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— Mais voyons, jamais le Reichsführer ne me donneraitun ordre pareil ! Jamais !C’est…

J’allais dire : « C’est im-pensable ! » et tout à coup,les mots se bloquèrent dansma gorge. Je me rappelaiavec terreur que le   Reichs- führer   avait donné l’ordre defusiller son propre neveu.

Je baissai les yeux. C’étaittrop tard.

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— Tu n’en es pas sûr ! ditElsie avec un mépris horrible,tu vois, tu n’en es pas sûr ! Etsi le  Reichsführer  te disait detuer Franz, tu le ferais !

Elle découvrit à demi lesdents, elle parut se repliersur elle-même, et ses yeux semirent à briller d’une lueurfarouche, animale. Elsie sidouce, si calme… Je la re-gardais, paralysé, cloué au solpar tant de haine.

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— Tu le ferais ! dit-elleavec violence, tu le ferais !

Je ne sais ce qui se passaalors. Je jure que je voulaisrépondre : « Naturellementpas », je jure que j ’en avaisl’intention la plus nette et laplus formelle, et au l ieu decela, les mots s’étouffèrent brusquement dans ma gorge,et je dis :

— Naturellement.

Je crus qu’elle allait se jeter sur moi. Un temps

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interminable s’écoula. Elleme regardait. Je ne pouvaisplus parler. Je désiraisdésespérément me reprendre,m’expliquer… Ma langue étaitcollée contre mon palais.

Elle se retourna, ouvrit laporte, sortit, et je l ’entendisqui montait rapidementl’escalier.

 Au bout d’un moment, j’at-tirai lentement le téléphone àmoi, je fis le numéro ducamp, je commandai la

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 voiture, et je sortis. Mes jambes étaient molles et sansforce. J’eus le temps demarcher quelques centainesde mètres avant d’être rejointpar l’auto.

J’étais dans mon bureaudepuis quelques minutes àpeine quand la sonnerie dutéléphone retentit. Jedécrochai.

— Herr Obersturmban-nführer,  dit une voix froide.

— Ja ? 

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— Pick, Créma II. Je rendscompte,   Herr Obersturmban-nführer.   Les juifs du convoi26 se sont révoltés.

— Quoi ?

— Les juifs du convoi 26 sesont révoltés. Ils se sont jetéssur les   Scharjuhrer   qui sur- veillaient le déshabillage, ontpris leurs armes, et arrachéles câbles électriques. Lesgardes de l’extérieur ontouvert le feu et les juifs ontriposté…

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— Après ?

— Il est difficile de les ré-duire. Ils sont dans le vesti-aire, et ils tirent sur l’escalierqui descend au vestiaire, dèsqu’ils voient une paire de jambes.

— C’est bien, Pick, j’arrive.

Je raccrochai, sortis rap-idement, et me jetai dansl’auto.

— Créma II.

Je me penchai :

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— Plus vite, Dietz.

Dietz inclina la tête etl’auto bondit en avant. J’étaisatterré : Jamais je n’avais eude révolte jusque-là.

Les freins crièrent sur lesgraviers de la cour du Créma.Je sautai de l’auto. Pick étaitlà, il se mit à ma gauche, et jemarchai rapidement avec luidans la direction du vestiaire.

— Combien de Scharführeront-ils désarmés ?

— Cinq.

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— Comment les Scharführer   étaient-ilsarmés ?

— Mitraillettes.

— Les juifs ont tiré beaucoup ?

— Pas mal, mais il doitleur rester des munitions.J’ai réussi à faire fermer lesportes du vestiaire.

Il ajouta :

— J’ai deux tués et quatre blessés. Je ne compte pas les

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cinq   Scharführer,évidemment. Ceux-là…

Je le coupai :

— Quelles mesuresproposez-vous ?

Il y eut un silence et Pick  dit :

— Nous pourrions avoir les juifs par la faim.

Je dis sèchement :

— Il n’en est pas question.Nous ne pouvons pas

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immobiliser le Créma silongtemps. Il doit tourner.

Je promenai mon regardsur les forts cordons SS quientouraient le vestiaire.

— Les chiens ?

— J’ai essayé… Mais les juifs ont arraché les câbles, le vestiaire est plongé dans l’ob-scurité, et les chiens ne veu-lent pas entrer.

Je réfléchis et je dis :

— Faites apporter unprojecteur.

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Pick cria un ordre. DeuxSS partirent en courant. Jerepris :

— Le Kommando d’attaquecomprendra sept hommes.Deux hommes ouvriront rap-idement la porte et la rabat-tront sur eux. Ceux-là necourent aucun danger. Aucentre, un homme tiendra leprojecteur. À sa droite, deuxtireurs d’élite cueilleront les juifs armés. À sa gauche,deux autres tireurs mit-railleront au jugé. Le but est

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de détruire les juifs armés etd’empêcher les autres deramasser les armes. Il vousappartient de prévoir dèsmaintenant un second Kom-mando pour remplacer lepremier.

Il y eut un silence et Pick  dit de sa voix froide :

— L’homme qui tiendra leprojecteur, je ne donne pascher de sa peau.

Je repris :

— Choisissez vos hommes.

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Les deux SS revinrent encourant avec le projecteur.Pick le brancha lui-même surla prise extérieure et déroulale câble.

Je dis :

— Le câble doit être assezlong. Si l’attaque réussit, ilfaut pouvoir pénétrer dans le vestiaire.

Pick inclina la tête. Deuxhommes étaient déjà postésderrière la porte. Cinq autresétaient alignés sur la

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première marche del’escalier. Celui du centre, un Scharführer,   tenait le projec-teur contre sa poitrine. Lescinq hommes étaient immob-iles, le visage tendu.

Pick cria un ordre, ils des-cendirent l’escalier avec unensemble parfait, et le câbleélectrique se déroula derrièreeux comme un serpent. Ilss’arrêtèrent à 1,50m environde la porte. Cinq autres SSprirent aussitôt leur place sur

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la première marche. Le si-lence tomba sur la cour.

Pick se pencha sur l’escali-er, parla à voix basse au Scharführer qui tenait le pro- jecteur, et leva la main.

Je dis :

— Un instant, Pick.

Il me regarda et laissa re-tomber sa main. Je me diri-geai vers l’escalier, leshommes du Kommando n°2s’écartèrent, et je descendisles marches.

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— Donnez-moi ça.

Le   Scharführer   me re-garda, stupéfait. La sueurcoulait sur son visage. Au bout d’une seconde, il se res-saisit, et dit :

— Jawohl, HerrObersturmbannführer.

Il me donna le projecteuret je dis :

— Vous pouvez disposer.

Le   Scharführer   me re-garda, claqua les talons, fit

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demi-tour, et commença àmonter les marches.

J’attendis qu’il fût re-monté et je regardai leshommes du Kommando l’unaprès l’autre.

— Quand je dirai « Ja », vous ouvrirez les portes, nousavancerons de deux pas, vous vous coucherez, et vous com-mencerez à tirer. Les tireursd’élite prendront tout leurtemps.

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— Herr Obersturmban-nführer ! dit une voix.

Je me retournai et levai latête. Pick regardait d’en haut.Son visage était bouleversé.

— Herr Obersturmban-nführer, mais c’est… im-possible ! C’est…

Je le regardai fixement etil se tut. Je me retournai, jeregardai droit devant moi et je dis :

— Ja !

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Les deux battants de laporte se rabattirent en ar-rière. Je serrai le projecteurcontre ma poitrine, je fisdeux pas. Les hommes se jetèrent à terre, et les ballescommencèrent à siffler au-tour de moi. De petits mor-ceaux de béton tombèrent àmes pieds, et les mitraillettesde mes hommes entrèrent enaction. Je promenai lente-ment mon projecteur degauche à droite, et les tireursd’élite à mes pieds tirèrent

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deux fois. Je ramenai le fais-ceau lentement vers lagauche, les balles sifflèrentrageusement, et je pensai :« C’est maintenant. » Je ra-menai le faisceau à droite et j’entendis, sous le crépite-ment ininterrompu des mit-raillettes, les deux détona-tions sourdes des tireursd’élite.

Les balles cessèrent de sif-fler. Je criai : « Allons ! », onpénétra dans le vestiaire, etau bout de quelques pas,

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 j’ordonnai de cesser le tir.Les juifs à demi dévêtusétaient tassés dans un angledu vestiaire. Ils étaient agglu-tinés en une masse énorme etconfuse. Le projecteur illu-minait leurs yeux hagards.

Pick surgit à mes côtés. Jeme sentis très fatigué d’unseul coup. Je passai le projec-teur à un mitrailleur et je metournai vers Pick :

— Prenez lecommandement.

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— Zu Befehl, HerrObersturmbannführer !

Il reprit :

— Faut-il reprendre legazage ?

— Vous auriez du mal.Faites-les sortir un par unpar la petite porte,conduisez-les à la salle dedissection, et fusillez-les. Unpar un.

Je remontai lentement lesmarches qui menaient à lacour. Quand j ’apparus, i l se

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fit un silence de mort, et tousles SS se figèrent. Je leur fissigne de se mettre au repos.Ils se détendirent, mais ilsrestèrent silencieux, et leurs yeux ne me quittaient pas. Jecompris qu’ils admiraient ceque j’avais fait. Je montaidans l’auto et claquairageusement la portière. Pick avait raison : Je n’aurais ja-mais dû courir ce risque. Lesquatre Crémas étaient ter-minés, mais leur bon fonc-tionnement, pendant un

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certain temps encore,dépendait de ma présence.J’avais trahi mon devoir.

Je regagnai mon bureau et j’essayai de travailler. Monesprit était vide et je n’arrivaipas à concentrer mon atten-tion. Je fumai cigarette surcigarette. À 7 heures etdemie, je me fis reconduirechez moi.

Elsie et Frau Mullerfaisaient manger les enfants.

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J’embrassai les enfants et jedis :

— Bonsoir, Elsie.

Il y eut une petite pause etelle dit d’une voix parfaite-ment naturelle :

— Bonsoir, Rudolf.

J’écoutai un moment en si-lence le bavardage des en-fants, puis je me levai et jegagnai mon bureau.

Un peu plus tard, onfrappa à ma porte et la voixd’Elsie dit :

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— Dîner, Rudolf.

J’entendis ses pasdécroître, je sortis et je gag-nai la salle à manger. Jem’assis, et Elsie et FrauMuller m’imitèrent. Je mesentais très fatigué. Commed’habitude, je remplis les verres et Elsie dit :

— Merci, Rudolf.

Frau Muller se mit à parlerdes enfants et Elsie discutaavec elle de leurs aptitudes.

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 Au bout d’un moment, Elsiedit :

— N’est-ce pas, Rudolf ?

Je levai la tête. Je n’avaispas écouté et je dis auhasard :

— Ja, ja.

Je regardai Elsie. Il n’y  avait rien à lire dans ses yeux. Elle détourna la têted’un air naturel.

— Si vous permettez,   Herr Kommandant , dit FrauMuller, Karl aussi est

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intelligent. Seulement, il s’in-téresse beaucoup aux choses,et pas du tout aux gens.

Je fis « oui » de la tête et je cessai d’écouter.

 Après le repas, je me levai,pris congé d’Elsie et de FrauMüller, et m’enfermai dansmon bureau. Mon livre surl’élevage traînait sur mon bureau, je l’ouvris au hasardet me mis à lire. Au bout d’unmoment, je replaçai le livresur l’étagère, enlevai mes

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 bottes, et me mis à me pro-mener de long en large.

 À dix heures, j’entendisFrau Muller dire bonsoir àElsie et monter. Quelquesminutes après, je reconnus lepas d’Elsie dans l’escalier, j’entendis le petit claquementsec du commutateur qu’ellerefermait, et tout rentra dansle silence.

J’allumai une cigarette et j’ouvris la fenêtre toutegrande. Il n’y avait pas de

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lune mais la nuit était claire.Je restai un moment accoudéà la fenêtre, puis je décidaid’aller parler à Elsie. J’écra-sai ma cigarette, sortis dansle vestibule, et montai douce-ment l’escalier.

Je posai ma main sur lapoignée de sa porte, latournai, et donnai une petitepoussée. La porte était ver-rouillée. Je frappai un coupun peu faible, puis quelquessecondes après, deux coupsplus nets . I l n ’y eut pas de

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réponse. J’approchai mon visage du panneau, et je prê-tai l’oreille. La chambre étaitaussi silencieuse que celled’une morte.

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1945Les Crémas III et IV furent

achevés à la date fixée, et de janvier 1943 à la fin de lamême année, l’installationdes quatre Crémas tourna àplein.

En décembre 1943, je fusnommé Inspecteur desCamps, je quittai Auschwitz,et j’installai ma famille à Ber-lin. Cependant, je revins à Auschwitz, et y séjournai unepartie de l’été 1944 pour

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aider mon successeur à ré-soudre les problèmes que po-sait le traitement spécial de400 000 juifs hongrois.

Ma dernière tournée d’in-spection eut lieu en mars1945 : Je visitaiNeuengamme, Bergen-Belsen,Buchenwald, Dachau etFlossenburg, et j’apportaipersonnellement aux Com-mandants de ces camps l’or-dre du   Reichsführer   de neplus exécuter de juifs et de

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faire l’impossible pour ar-rêter la mortalité.

Bergen-Belsen, en par-ticulier, était dans un étatterrifiant. Il n’y avait plusd’eau, plus de nourriture, leslatrines débordaient, et dansles al lées du camp, plus de10 000 cadavres pourris-saient à l’air libre. Il était, enoutre, impossible de nourrirles détenus, car l’office d’ap-provisionnement du districtrefusait de livrer quoi que cefût. J’ordonnai au

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Commandant de mettre del’ordre dans tout cela, je luiappris comment brûler les ca-davres dans des fosses, et au bout d’un certain temps, lesconditions sanitaires s’améli-orèrent. Cependant, il n’y  avait toujours pas de nourrit-ure, et les détenus mouraientcomme des mouches.

 À la fin d’avril 1945, lasituation devint telle qu’onreçut l’ordre de transporterl’Amtsgruppe   dont je faisaispartie au KL Ravensbrück.

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Les autos des chefs SS et deleurs familles, ainsi que lescamions portant les dossierset le matériel, partirent encaravane le long des routes.Celles-ci étaient encombréesde civils qui fuyaient les bombardements. De Ravens- brück, on gagna Reusburg, etlà, tout ce que je pus trouverpour loger tout le monde futune étable. Le lendemain,cependant, les femmes et lesenfants purent dormir dansune école.

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 À partir de ce moment,l’exode devint un véritablecauchemar, les Russesavançaient d’un côté, les Anglo-Saxons de l’autre, etnous devions sans cesse rec-uler devant l’avance ennemie. À Fleusburg, je me rappelaitout d’un coup que notre an-cienne institutriced’Auschwitz, Frau Müller,habitait Apenrade. J’y menaiaussitôt Elsie et les enfants,et Frau Muller fut assez bonne pour les héberger.

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Je continuai seul avec Di-etz jusqu’à Murwick, et là, encompagnie des principauxchefs de l’ Amtsgruppe, je visHimmler pour la dernièrefois. Il déclara qu’il n’avaitplus d’ordre à nous donner.

Peu après, on me remit unlivret de la marine avec unnom d’emprunt, et on meprocura une tenue dequartier-maître. Conformé-ment aux ordres, je la revêtis,mais je pris sur moi de

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conserver dans mes bagagesmon uniforme d’officier SS.

Le 5 mai, je reçus l ’ordrede me rendre à Rantum. J’y  parvins le 7, et quelquesheures après mon arrivée, j’appris que le MaréchalKeitel avait signé à Reims lacapitulation sans conditionde la Wehrmacht.

De Rantum on me trans-féra à Brunsbüttel. Je restailà quelques semaines, etcomme j ’avais porté sur ma

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fiche que j’étais fermier dansle civil, on me démobilisa le 5 juillet, et on m’envoya dansune ferme à Gottrupel, chezun nommé Georg Putzler.

Je travaillai huit moisdans cette ferme. C’était uneassez belle exploitation quicomptait quelques chevauxen assez bon état, et lorsqueGeorg apprit que j ’avais étéemployé dans un haras, ilm’en confia le soin. Je m’ac-quittais avec beaucoup deplaisir de cette tâche, et

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Georg, chez qui je logeais,prétendait en riant que si jene couchais pas à l’écurieavec mes bêtes, c’étaituniquement pour ne pasl’offenser.

Georg était un petithomme assez âgé, mais ro- buste et noueux, avec unmenton en galoche et des yeux bleus perçants. J’appris vite qu’il avait occupé autre-fois un poste assez importantdans la S.A., je lui révélai qui j’étais, et à partir de ce

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moment, il devint vraimentamical, et nous eûmes en-semble de longs entretiens,quand sa femme n’était paslà.

Un matin, j’étais seul avecles chevaux dans un pré,quand il surgit tout d’un coupà côté de moi. Il se campa surses jambes torses, me regardaet dit d’un air important :

— Ils ont arrêté Himmler.

Je balbutiai :

— Ils l’ont eu !

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— Mais non, dit Georg,écoute voir, c’est lui qui les aeus ! Au moment où ils al-laient l’interroger, il s’estsuicidé !

Je le regardai, atterré.

— Écoute voir, reprit Ge-org en grimaçant et en frap-pant ses deux mains l’unecontre l’autre, c’est un malin,Himmler ! Il avait une am-poule de cyanure dans la bouche, et il l’a croquée, voilàtout !

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— Ah ! cria-t-il d’un aircontent, il les a eus !

Je répétai :

— Ainsi il s’est suicidé !

— Mais qu’est-ce que tuas ? dit Georg, tu en fais unetête ! C’est un bon tour qu’illeur a joué, c’est tout ! Tu ne vas pas dire qu’il a eu tort ?

Je le regardai sans répon-dre. Georg se frotta lementon et me considéra d’unair embarrassé.

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— Je ne te comprends pas.C’est convenable pour ungrand chef de se suicider,quand il est capturé,   nicht wahr ?   C’est ce que tout lemonde a toujours dit ici. On aassez reproché à Paulus de nepas l’avoir fait, aprèsStalingrad, rappelle-toi.

— Eh bien, qu’est-ce quetu as ? reprit-il au bout d’unmoment d’un air inquiet. Disquelque chose au moins. Tuas l’air pétrifié. Tu ne penses

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quand même pas qu’ i l a eutort !

La douleur et la ragem’aveuglaient. Je sentis Ge-org me secouer vivement parle bras et je dis d ’une voixéteinte :

— Il m’a trahi.

— Le  Reichsführer !   dit la voix de Georg.

Je vis les yeux pleins dereproches de Georg fixés surmoi, et je criai :

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— Tu ne comprends pas !Il a donné des ordres ter-ribles, et maintenant, il nouslaisse seuls affronter le blâme !

— Le   Reichsführer !   ditGeorg, tu parles ainsi du Reichsführer !

— … Au l ieu de se dress-er… au lieu de dire… « C’estmoi le seul responsable ! »… Voilà ce qu’il a fait !… Commec’est facile ! On croque uneampoule de cyanure et on

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— Qu’est-ce que tu ima-gines ? Mais ça m’est égal, tuentends ? Ça m’est égal ! Lamort, c’est moins que rienpour moi. Mais ce qui merend fou, c’est de penser quelui…

Je saisis Georg par le bras :

— Tu ne comprends doncpas ! Il s’est défilé !… Lui que je respectais comme unpère…

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— Eh bien, oui, dit Georgd’un air de doute, il s’est dé-filé… Et après ? S’il étaitresté, ça ne t’aurait pas sauvéla vie.

Je le secouai avec fureur :

— Qu’est-ce qui te parle de vivre ? Ça m’est bien égalqu’on me pende ! Mais jeserais mort avec lui ! Avecmon chef ! Il aurait dit :« C’est moi qui ai donné àLang l’ordre de traiter les

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 juifs ! » Et personne n’auraiteu rien à dire !…

Je n’arrivai plus à parler.La douleur et la hontem’étouffaient. Ni l’exode ni ladébâcle ne m’avaient produitplus d’effet.

Dans les jours quisuivirent, Georg commença àse plaindre que je fussedevenu « encore plus silen-cieux qu’avant ». En réalité, j’étais très préoccupé, parceque les crises que j’avais eues

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autrefois, après la mort dePère, avaient brusquementreparu, elles se succédaient àintervalles de plus en plusrapprochés, elles devenaientà chaque fois plus fortes, etmême quand je me sentaistout à fait normal, une ango-isse sourde pesait sur moi. Jeremarquais aussi qu’en de-hors même de ces crises, jeprenais souvent un mot pourl’autre ; quelquefois même, je bégayais, ou une phrase en-tière se bloquait tout à coup

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dans ma gorge. Ces troublesme faisaient presque pluspeur que mes crises, car je neles avais jamais éprouvés jusque-là, du moins à ce de-gré, et je craignais de les voirs’aggraver, et que mon en-tourage s’en aperçût.

Le 14 mars 1946, j ’étais àdéjeuner avec Georg et safemme, quand on entenditune auto entrer dans la courde la ferme. Georg leva le nezet dit :

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— Va donc voir qui c’est.

Je me levai, contournai vivement le bâtiment et butaipresque contre deux soldatsaméricains : Un blond à lun-ettes et un petit brun.

Le petit brun sourit et diten allemand :

— Pas si vite, mein Herr !

Il balançait un pistolet au bout de son bras. Je le re-gardai, puis je regardai le blond, et je vis, à leurs pattes

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d’épaules, que c’étaient deuxofficiers.

Je me mis au garde à vouset je dis :

— Que désirez-vous ?

Le blond à lunettes secampa nonchalamment surune jambe, sortit une photode sa poche, la regarda, et lapassa au petit brun. Le petit brun y jeta un coup d’œil, re-garda le blond, et dit «  Yep ». Après quoi, il pinça les

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lèvres, balança son pistoletau bout de son bras, et dit :

— Rudolf Lang ?

C’était fini. Je fis « oui »de la tête, et un soulagement bizarre m’envahit.

— Vous êtes arrêté, dit lepetit brun.

I l y e u t u n s i l e n c e e t j erepris :

— Est-ce que je peux allerchercher mes affaires ?

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Le petit brun sourit. Ilavait l’air d’un Italien.

— Passez devant.

 Arrivé sur le seuil de lacuisine, l’un des deux medonna une brusque pousséeen avant, je fis quelques pasen trébuchant, je faillistomber et je me rattrapai fi-nalement à la table. Quand jerelevai la tête, je vis l’officierà lunettes debout derrièreGeorg, un pistolet à la main.Je sentis le canon d’une arme

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contre mon dos et je comprisque le petit brun était der-rière moi.

L’officier à lunettes dit :

— Georg Putzler ?

— Ja, dit Georg.

— Gardez vos deux mainssur la table, mein Herr.

Georg posa ses deux mains bien à plat de chaque côte deson assiette.

— Vous aussi, Madame.

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La femme de Georg me re-garda, puis regarda Georg, etobéit avec lenteur.

— Passez devant, dit lepetit brun.

Je montai l’escalier et jegagnai ma chambre. Le petit brun s’adossa à la fenêtre etcommença à siffler. Je revêtismon uniforme SS.

Quand j’eus fini, je pris ma valise, je la posai sur mon lit,et j’allai prendre mon lingedans l’armoire. Dès que

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 j’ouvris l’armoire, le petit brun s’arrêta de siffler. Je po-sai le l inge sur le l it et je lerangeai dans la valise. C’est àce moment-là que je me rap-pelai le pistolet. Il était sousmon oreiller, à un mètre demoi à peine, le cran de sûretéétait enlevé. Je restai uneseconde immobile, et une las-situde sans nom m’envahit.

— Prêt ? dit le petit brunderrière moi.

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Je rabattis le couvercle dela val ise et des deux mains j’engageai les ferrures dansleurs fentes. Il y eut deuxclaquements secs. Ils réson-nèrent bizarrement dans lesilence.

On redescendit, et j’entraidans la cuisine. La femme deGeorg regarda mon uniforme,porta les deux mains à sa bouche, et jeta un coup d’œilà son mari. Georg ne bougeapas.

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— Allons ! dit le petit brunet il me poussa légèrementdevant lui.

Je traversai la pièce, je metournai vers Georg et safemme et je dis :

— Au revoir.

Georg dit à voix basse etsans tourner la tête :

— Au revoir.

Le petit brun sourit et ditd’un air de dérision :

— Ça m’étonnerait.

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La femme de Georg n’ouv-rit pas la bouche.

Les Américains m’em-menèrent à Bredstedt. Ons’arrêta devant un ancienhôpital et on traversa unecour remplie de soldats. Ilsfumaient et se promenaientpar petits groupes. Aucund’eux ne salua les officiersqui m’escortaient.

On monta au premier et onme fit entrer dans une petitepièce. Il y avait un lit , deux

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chaises, une table, et au mi-l ieu, un poêle et un seau àcharbon. Le petit brun me fitasseoir sur une chaise.

 Au bout d’un moment, unsoldat entra. Il avait près dedeux mètres de haut et il étaitlarge en proportion. Il saluales deux officiers avec unedésinvolture incroyable.Ceux-ci l’appelèrent « Jœ »,et lui parlèrent longuementen anglais. Puis ils se di-rigèrent vers la porte. Je melevai e t me mis au garde à

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 vous, mais ils sortirent sansme regarder.

Le soldat me fit signe de lamain de me rasseoir, et s’as-s i t à so n t our sur l e l i t . I ls’assit lentement et lourde-ment, le l it grinça, i l écartales jambes, et s’accota contrele mur. Puis sans cesser deme regarder, il tira une petiteplaquette de sa poche, la dé-cortiqua, la fourra dans sa bouche, et se mit à mâcher.

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Un long moment se passa.Le soldat ne me quittait pasdes yeux, et je commençais àme sentir gêné par son re-gard. Je détournai la tête et je fixai la fenêtre. Elle avaitdes vitres dépolies et je nepus rien voir. Je regardai lepoêle. Il y avait un radiateurdans la pièce, mais le chauff-age central, probablement,était hors d’état de fonction-ner. Le poêle était allumé, etil faisait très chaud.

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Une heure se passa encore,puis un petit officier alerte et vif entra en coup de vent,s’assit derrière la table etcommença aussitôt à m’inter-roger. Je dis tout ce que jesavais.

Je traînai ensuite de pris-on en prison. Je ne fus pasmalheureux en prison. J’étais bien nourri et mes crisesavaient complètement cessé.Cependant, je trouvai letemps un peu long, et j’avaishâte qu’on en finît. Au début,

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 je me faisais également beau-coup de souci pour Elsie etles enfants. Et ce fut ungrand soulagement d’appren-dre que les Américains ne lesavaient pas mis, comme jem’y attendais, dans un campde concentration. En fait, jereçus plusieurs lettresd’Elsie, et je pus, à mon tour,lui écrire.

Je pensais quelquefois àma vie passée. Chosecurieuse, seule mon enfanceme paraissait réelle. Sur tout

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ce qui s’était passé ensuite, j’avais des souvenirs très pré-cis, mais c’était plutôt legenre de souvenir qu’ongarde d’un film qui vous afrappé. Je me voyais moi-même agir et parler dans cefilm, mais je n’avais pas l’im-pression que c’était à moi quetout cela était arrivé.

Je dus répéter ma déposi-tion comme témoin à chargeau procès de Nuremberg, etc’est là que je vis pour lapremière fois, au banc des

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accusés, certains hauts dig-nitaires du Parti que je neconnaissais jusque-là que pardes photos de presse.

 À Nuremberg, je reçus,dans ma cellule, plusieurs visites, et notamment celled’un Lieutenant-Colonelaméricain. Il était grand etrose, avec des yeux de faïenceet des cheveux blancs. Il voulait savoir ce que je pen-sais d’un article paru sur moidans la presse américaine, etqu’il me traduisit. On y disait

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que « j’étais né avec le siècle,et que je symbolisais, en fait,assez bien, ce qu’un demi-siècle d’histoire allemandecomportait de violence et defanatisme… »

Je dis :

— … et de misère,   HerrOberst.

Il dit vivement :

— Ne m’appelez pas« Herr Oberst ».

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Puis il me dévisagea un in-stant en silence, et reprit enappuyant sur le « vous » :

— Avez-vous   étémisérable ?

Je le regardai. Il était roseet propre comme un bébé bi-en tenu. Il était clair qu’iln’avait aucune idée du mondeoù j’avais vécu.

Je dis :

— Oui. Assez.

Il reprit d’un air grave :

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— Ce n’est pas une excuse.

— Je n’ai pas besoin d’ex-cuse. J’ai obéi.

 Après cela, il hocha la têteet dit d’un air grave et peiné :

— Comment expliquez- vous que vous ayez pu en ar-river là ?

Je réfléchis et je dis :

— On m’a choisi à cause demon talent d’organisateur.

Il me fixa, ses yeux étaient bleus comme ceux d’une

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poupée, il secoua la tête et ildit :

— Vous n’avez pas comprisma question.

Il reprit au bout d’unmoment :

— Êtes-vous toujours aussiconvaincu qu’il était néces-saire d’exterminer les juifs ?

— Non, je n’en suis plus siconvaincu.

— Pourquoi ?

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— Parce que Himmler s’estsuicidé.

Il me regarda d’un airétonné et je repris :

— Cela prouve qu’il n’étaitpas un vrai chef, et s’il n’étaitpas un vrai chef, il a pu très bien me mentir en meprésentant l’exterminationdes juifs comme nécessaire.

Il reprit :

— Par conséquent, sic’était à refaire, vous ne lereferiez pas ?

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Je dis vivement :

— Je le referais, si on m’endonnait l’ordre.

Il me regarda une pleineseconde, son teint rose rougit violemment, et il dit d’un airindigné :

— Vous agiriez contre votre conscience !

Je me mis au garde à vous, je regardai droit devant moiet je dis :

— Excusez-moi, je croisque vous ne comprenez pas

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mon point de vue. Je n’ai pasà m’occuper de ce que jepense. Mon devoir estd’obéir.

Il s’écria :

— Mais pas à ces ordreshorribles !… Comment avez- vous pu ?… C’est mon-strueux… Ces enfants, cesfemmes… Vous ne ressentiezdonc rien ?

Je dis avec lassitude :

— On ne cesse pas de meposer cette question.

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— Eh bien, que répondez- vous d’ordinaire ?

— C’est difficile à expli-quer. Au début, j’éprouvaisune impression pénible. Puis,peu à peu, j’ai perdu toutesensibilité. Je crois quec’était nécessaire : Sans cela, je n’aurais pu continuer. Vous comprenez, je pensaisaux juifs en termes d’unités, jamais en termes d’êtres hu-mains. Je me concentrais surle côté technique de matâche.

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J’ajoutai :

— Un peu comme un avi-ateur qui lâche ses bombessur une ville.

Il dit d’un air fâché :

— Un aviateur n’a jamaisanéanti tout un peuple.

Je réfléchis là-dessus et jedis :

— Il le ferait, si c’étaitpossible, et si on lui en don-nait l’ordre.

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Il haussa les épaulescomme pour écarter l’hypo-thèse, et reprit :

— Vous n’éprouvez doncaucun remords ?

Je dis nettement :

— Je n’ai pas à avoir deremords. L’exterminationétait peut-être une erreur.Mais ce n’est pas moi qui l’aiordonnée.

Il secoua la tête :

— Ce n’est pas cela que je veux dire… Depuis votre

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arrestation, il vous est bienarrivé quelquefois de penserà ces milliers de pauvres gensque vous avez envoyés à lamort ?

— Oui, quelquefois.

— Eh bien, quand vous y  pensez, qu’éprouvez-vous ?

— Je n’éprouve rien departiculier.

Ses yeux bleus se fixèrentsur moi avec une intensitégênante, il secoua de nouveaula tête, et il dit à voix basse,

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avec un bizarre mélange depitié et d’horreur :

— Vous êtes complètementdéshumanisé.

Là-dessus, il me tourna ledos, et s’en alla. Je me sentissoulagé de le voir partir. Ces visites et ces discussions mefatiguaient beaucoup, et je lestrouvais inutiles.

 Après ma déposition auprocès de Nuremberg, les Américains me livrèrent auxPolonais. Ceux-ci tenaient

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 beaucoup à m’avoir, Auschwitz se trouvant surleur territoire.

Mon procès commença le11 mars 1947, un an presque jour pour jour après mon ar-restation. Il eut lieu à Varso- vie, dans une grande sallenue aux murs blancs. Un mi-cro était placé devant moi, etgrâce aux écouteurs dont j’étais muni, j’entendais im-médiatement la traduction enallemand de tout ce qui sedisait de moi en polonais.

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Quand ils en eurent finiavec l’acte d’accusation, jedemandai la parole, je melevai , je me mis au garde à vous et je dis :

— Je suis seul responsablede tout ce qui s ’est passé à Auschwitz. Mes subordonnésne sont pas en cause.

J’ajoutai :

— Je désire seulement rec-tifier différents faits dont onm’accuse personnellement.

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Le Président dit d’une voixsèche :

— Vous parlerez enprésence des témoins.

Et le long défilé des té-moins commença. Je fusstupéfait que les Polonais eneussent tant cité, et qu’ilseussent pris la peine de faire venir tous ces gens, probable-ment à grands frais, desquatre coins de l’Europe :Leur présence était parfaite-ment inutile, puisque je ne

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niais pas les faits. À monavis, c’était là dépenser dutemps et de l ’argent en pureperte, et je ne pouvais croire,à les voir agir ainsi, que lesSlaves donneraient jamaisnaissance à une race de chefs.

Certains de ces témoinsdébitèrent, d’ailleurs, dessottises qui me firent, plusd’une fois, sortir de mesgonds. C’est ainsi que l’und’eux affirma qu’il m’avait vu battre un   Kapo.   J’essayaid’expliquer au Tribunal que,

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même si j ’avais été le mon-stre que ces témoins voulaient faire de moi, jen’aurais jamais fait une chosepareille : C’était contraire àma dignité d’officier.

Un autre témoin affirmaqu’il m’avait vu donner lecoup de grâce à des détenusqu’on fusillait. J’expliquai denouveau que c’était là unechose tout à fait impossible.Il appartenait au Chef dupeloton SS de donner le coupde grâce, et non au

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Commandant du camp. LeCommandant du camp avaitle droit d’assister aux exécu-tions, mais non de tirer lui-même. Le règlement, là-des-sus, était formel.

Il était clair que leTribunal n’attachait aucune valeur à mes dénégations, etqu’il cherchait surtout à util-iser contre moi ce que jedisais. À un moment donné,le Procureur s’écria : « Vousavez tué 3 millions et demi depersonnes ! » Je réclamai la

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parole et je dis : « Je vous de-mande pardon, je n’en ai tuéque 2 millions et demi. » Il y  eut alors des murmures dansla salle et le Procureur s’écriaque je devrais avoir honte demon cynisme. Je n’avais rienfait d’autre, pourtant, querectifier un chiffre inexact.

La plupart de mes dia-logues avec le Procureurtournaient de cette façon. Ausujet de l’envoi de mes cami-ons à Dessau pour chercher

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des boîtes de   Giftgas, ildemanda :

— Pourquoi étiez-vous sianxieux d’envoyer vos cami-ons à Dessau ?

— Quand les réserves degaz commençaient à baisser, je devais naturellement fairetout mon possible pour ren-ouveler mon stock.

— En somme, dit le Pro-cureur, pour vous, c’étaitcomme des réserves de painet de lait ?

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Je répondis patiemment :

— J’étais là pour ça.

— Donc, s’écria le Pro-cureur d’un air de triomphe, vous étiez là pour qu’il y aitle plus de gaz possible pourexterminer le plus de genspossible !

— C’était un ordre.

Le Procureur se tourna al-ors vers le Tribunal et re-marqua que non seulement j’avais accepté de liquider les juifs, mais que mon ambition

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avait été d’en liquider le plusgrand nombre possible.

Là-dessus, je demandaiencore la parole, et je fis re-marquer au Procureur que cequ’il venait de dire n’était pasexact. Je n’avais jamais con-seillé à Himmler d’augmenterle nombre de juifs qu’il m’ex-pédiait. Bien au contraire, j’avais prié le RSHA àplusieurs reprises de ralentirle rythme des transports.

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— Vous ne pouvez cepend-ant pas nier, dit le Procureur,que vous avez été par-ticulièrement zélé et pleind’initiative dans votre tâched’extermination.

— J’ai fait preuve de zèleet d’initiative dans l’exécu-tion des ordres, mais je n’airien fait pour provoquer cesordres.

— Avez-vous fait quelquechose pour vous libérer deces horribles fonctions ?

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— J’ai demandé à partirpour le front avant que le Reichsführer   me confiât lamission de liquider les juifs.

— Et après ?

— Après, la question ne seposait plus : J’aurais eu l’airde me dérober.

— C’est donc que cettemission vous plaisait ?

Je dis nettement :

— Pas du tout. Elle ne meplaisait pas du tout.

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Il f it alors une pause, mefixa dans les yeux, écarta les bras et reprit :

— Eh bien alors, dites-nous ce que vous en pensiez.Comment envisagiez-vous cegenre de tâche ?

Il y eut un silence, tous les yeux étaient fixés sur moi, jeréfléchis un moment et jedis :

— C’était un travailennuyeux.

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Le Procureur laissa re-tomber ses bras, et il y eut denouveau des murmures dansla salle.

Un peu plus tard, le Pro-cureur dit :

— Je lis dans votre déposi-tion : « Les juives cachaientsouvent leurs enfants sousleurs vêtements au lieu de lesemmener avec elles dans lachambre à gaz. Le   Sonder-kommando   des détenus avaitdonc l’ordre de fouiller ces

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 vêtements sous la surveil-lance des SS, et les enfantsqu’on trouvait étaient jetésdans la chambre à gaz. »

Il releva la tête.

— C’est bien ce que vousavez dit, n’est-ce pas ?

— Oui.

J’ajoutai :

— Cependant, je tiens àapporter un rectificatif.

I l f i t un petit s igne de lamain et je repris :

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— Je n’ai pas dit que lesenfants étaient « jetés ». J’aidit qu’ils étaient « envoyés »dans la chambre à gaz.

Le Procureur dit avecimpatience :

— Peu importe le mot !

Puis il reprit :

— N’étiez-vous pas ému depitié par le geste de cespauvres femmes qui, accept-ant la mort pour elles-mêmes, essayaient désespéré-ment de sauver leurs bébés

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en s’en remettant à lagénérosité des bourreaux ?

Je dis :

— Je ne pouvais pas mepermettre d’être ému. J’avaisdes ordres. Les enfantsétaient considérés comme in-aptes au travail. Je devaisdonc les gazer.

— Il ne vous est donc ja-mais venu à l’idée de lesépargner ?

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— Il ne m’est jamais venuà l’idée de désobéir auxordres.

J’ajoutai :

— D’ailleurs, qu’aurais-jefait des enfants dans un KL ?Un KL n’est pas un endroitpour élever des bébés.

Il reprit :

— Vous êtes vous-mêmepère de famille ?

— Oui.

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— Et vous aimez vosenfants ?

— Certainement.

Il fit une pause, promenalentement son regard sur lasalle, puis se tourna versmoi :

— Comment conciliez-vousl’amour que vous portez à vospropres enfants avec votre at-titude envers les petits en-fants juifs ?

Je réfléchis un instant et je dis :

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— Cela n’a aucun rapport. Au camp, je me conduisais ensoldat. Mais chez moi, bienentendu, je me conduisaisautrement.

— Vous voulez dire que votre nature est double ?

J’hésitai un peu et je dis :

— Oui, je suppose qu’onpeut exprimer la chose decette façon.

Mais j’eus tort de répondreainsi, car au cours de sonréquisitoire, le Procureur en

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tira avantage pour parler dema « duplicité ». Un peu plusloin, faisant allusion au faitque je m’étais mis en colèrecontre certains témoins, ils’écria : « Cette duplicitééclate jusque dans le change-ment d’expression faciale del’accusé qui apparaît tantôtcomme un petit fonctionnairecalme et scrupuleux, et tantôtcomme une brute que rienn’arrête. »

Il dit aussi que non con-tent d’obéir aux ordres qui

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avaient fait de moi « le plusgrand assassin des temps mo-dernes », j’avais montré, ausurplus, dans l’exécution dema tâche, un effroyablemélange d’hypocrisie, de cyn-isme et de brutalité.

Le 2 avril, le Présidentrendit sa sentence. Jel’écoutai au garde à vous. Elleétait celle que j’attendais.

Le jugement spécifiait, enoutre, que je devais êtrependu, non pas à Varsovie,

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mais dans mon propre campd’Auschwitz, et sur un desgibets que j’avais moi-mêmefait construire pour lesdétenus.

 Au bout d’un moment, legarde qui était à ma droiteme toucha légèrementl’épaule. J’enlevai lesécouteurs, je les posai sur machaise, je me tournai versmon avocat, et je dis :« Merci, monsieur l’Avocat, »Il inclina la tête, mais ne meserra pas la main.

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Je sortis, avec mes gardes,par une petite porte à droitedu Tribunal. Je traversai unelongue suite de couloirs que je n’avais jamais suivis jusque-là. De grandesfenêtres les éclairaient, et lemur qui leur faisait face étaitéclatant de lumière. Il faisaitfroid.

Quelques instants plustard, la porte de ma cellule serefermait sur moi. Je m’assissur mon lit, et j’essayai deréfléchir. Plusieurs minutes

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s’écoulèrent, je ne ressentaisrien. Il me semblait que mapropre mort ne me concernaitpas.

Je me levai et je me mis àmarcher de long en largedans ma cellule. Jem’aperçus, au bout d’un mo-ment, que je comptais mespas.

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DU MÊME AUTEUR 

 Romans

 WEEK-END À ZUYDCOOTE,

Gallimard,  Prix Goncourt. 1949.

LA MORT EST MON MÉTIER,

Gallimard,  1952.

L’ÎLE,   Gallimard,   1962, Prix

de la Fraternité (M.R.A.P.).

UN ANIMAL DOUÉ DE

RAISON, Gallimard,  1967.

DERRIÈRE LA VIT RE,   Galli-

mard, 1970.

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LES HOMMES PROTÉGÉS,

Gallimard,  1974.

MADRAPOUR.  Le Seuil,  1976.

FORTUNE DE FRANCE,  Pion,

1978.

EN NOS VERTES ANNÉES,

 Pion,  1979.

PARIS MA BONNE VILLE,

 Pion,  1980.

LE PRINCE QUE VOILÀ,

 Pion,  1982.

LA VIOLENTE AMOUR,   Pion,

1983.

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LA PIQUE DU JOUR,   Pion,

1985.

 Histoire contemporaine

MONCADA, PREMIER  

COMBAT DE FIDEL CASTRO,

 Laffont,  1965.

 AHMED BEN BELLA,   Galli-

mard, 1965.

Théâtre.

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Tome I. — SISYPHE ET LA  

MORT, FLAMINEO, LES SON-

DERLING,  Gallimard,  1950.

Tome II — NOUVEAU

SISYPHE, JUSTICE À  

MIRAMAR. L’ASSEMBLÉE DES

FEMMES, Gallimard,  1957.

 Biographie

VITTORIA, PRINCESSE  ORSINI, éditions Mondiales,1959.

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 Essais

OSCAR WILDE, appréci-ation d’une œuvre et d’unedestinée. Hachette 1948(épuisé). Thèse de Doctorat  d’Etat.

OSCAR WILDE OU A  « DESTINÉE » DEL’HOMOSEXUEL . Gallimard,1955.

Traductions

John Webster : Le DEMONBLANC (Aubier).

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Erksine Caldwell :   LES VOIES DU SIEGNEUR. Galli-mard, 1950.

Jonathan Swift : VOYAGESDE GULLIVER (Lilliput.Brobdignag. Houhynhms).   E. E. R., 1956-1960.

 En collaboration avec Magali Merle

Ernesto Che Guevara :SOUVENIRS DE LA GUERREREVOLUTIONNAIRE,   Mas- pero, 1967.

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Ralph Ellison : HOMMEINVISIBLE. Grasset, 1969.

P Collier et D. Harowitz :LES ROCKEFELLER.   Le Seuil, 1976.

 Impression Maury- Eurolivres45300 Manchecourtle 26 mars 2001.Dépôt légal : mars 2001.

1er dépôt légal dans la col-lection : juin 1972.

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Numéro d’imprimeur : 01/03/86471.ISBN 2-07036789-4. /Imprimé en France.

[1][1]Bien, mon capitaine.

[2]Monsieur.

[3]Mon vieux !

[4]C’est donc cela !

[5]Eh bien quoi ?

[6]N’est-ce pas ?

[7]Pauvre gosse

[8]Madame (ironique)

[9]Bonne nuit.

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[10]Debout !

[11]Mais, mon vieux.

[12]Eh bien, jeune homme !

[13]Le diable

[14]Le Français

[15]Mieux vaut du pain K. que pas de pain du

tout[16]

Capitaine (de cavalerie)[17]

Jeune homme ![18]

Nigaud ![19]

Dehors[20]

Dedans.[21]

Madame.[22]

Si ![23]

Curés.

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[24]Tonnerre !

[25]Foutaise !

[26]Il n’y a qu’une église pour moi, et c’est

l’Allemagne.[27]

Mon égise, c’est l’Allemange ![28]

La Turquie ![29]

Vite ![30]

Seigneur ![31]

Mon petit.[32]

Mon ami.[33]

A vos ordres.[34]

Notre petit Rudolf.[35]

Sous-officier.[36]

A vos ordres, mon lieutenant ![37]

Merci beaucoup.

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[38]Sous-officier.

[39]Mon cher.

[40]Silence !

[41]Vite, mon trésor !

[42]Vite, mon amour !

[43]Chef révolutionnaire allemand.

[44]De rien.

[45]Le gars.

[46]Parti révolutionnaire allemand

[47]Contremaître

[48]Doucement, vieux, doucement !

[49]Tonnerre !

[50]A table !

[51]Eh bien, jeune homme ?

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[52]Troupe de protection des frontières (de

l’ouest).[53]

Corps francs de la Baltique.[54]

Excuse-moi, camarade.[55]

Dehors, Monsieur, dehors !

[56]Le gars.

[57]Fille.

[58]Merci.

[59]Lève-toi, Bon Dieu !

[60]Vite, vite !

[61]Certainement.

[62]Et ça aussi.

[63]Certes, certes, Monsieur.

[64]Croyant en Dieu, mais en dehors de toute

confession.

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[65]Grade S.A. équivalent à celui de

lieutenant.[66]

Garde à vous ![67]

Unité de choc des S.A.[68]

Vite ![69]

Dommage ! dommage ![70]

Mon ami ![71]

Excusez-moi.[72]

Est-ce vrai ?[73]

Vraiment ![74]

Maudit trou du cul ![75]

Gredin ![76]

Il y a de quoi tomber assis ![77]

La race, le sol et le glaive.[78]

Grade SS correspondant approximative-ment à celui de sous-officier.

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[79]Votre point fort, c’est la pratique.

[80]Camp de concentration

[81]Mon point fort, c’est la pratique.

[82]Unterstrumführer : sous-ieutenant ;

Obersturmführer : lieutenant ; Hauptstur-mführer : capitaine.[83]

Adjudant.[84]

Camp.[85]

Gaz toxique.[86]

Espace oriental[87]

Commandant[88]

La SS générale.[89]

Général.[90]

Commandant de camp.[91]

Lieutenant-colonel.[92]

C’est un ordre du Führer !

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[93]Chef de camp.

[94]Beaucoup !

[95]Dieu soit loué !

[96]Lieutenant-colonel

[97]Une minute, je vous prie.

[98]Je vous prie.

[99]Commandant de camp.

[100]Certainement.

[101]Mon cher.

[102]Lieutenant.

[103]Capitaine.

[104]Sentinelle.

[105]Sous-lieutenant.

[106]S’il vous plait, mon commandant.

[107]Interprète.

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[108]Kommando spécial.

[109]C’est juste.

[110]Chef de camp (adjoint du commandant

de camp)[111]

Gaz toxique.[112]

Chambres de butin.[113]

Ce n’est rien.[114]

C’est bon.[115]

Lieutenant-colonel.[116]

Thé musical.[117]

Colonel.[118]

L’espace oriental.[119]

Ciel ![120]

Mon cher Monsieur.[121]

Contremaitre détenu.

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[122]Kommando spécial (des détenus).

[123]Capitaine

[124]Justement, c’est un artiste !

[125]Les interprètes.

[126]Sûrement !

[127]Certainement.

[128]Le médecin du camp.

[129]Lieutenant-colonel

[130]« Mon honnur, c’est la fidélité ». Devise

des SS.

[L1]Coquille livre

[L2]Coquille livre

[L3]Coquille livre

[L4]Coquille livre

[L5]Coquille du lvre