senancour obermann 1863

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DE SÉNANCOURT AVEC PRÉFACE PAR GEORGES SAND PARIS CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR 28, QUAI DE L’ÉCOLE 1863

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obermann

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  • DE SNANCOURT

    OBERMANN

    AVEC PRFACE

    PAR GEORGES SAND

    PARIS

    CHARPENTIER, LIBRAIRE-DITEUR

    28, QUAI DE LCOLE

    1863

  • PRFACE

    Si le rcit des guerres, des entreprises et des passions deshommes a de tout temps possd le privilge de captiver latten-tion du plus grand nombre, si le ct pique de toute littrature estencore aujourdhui le ct le plus populaire, il nen est pas moinsavr, pour les mes profondes et rveuses ou pour les intelligencesdlicates et attentives, que les pomes les plus importants et lesplus prcieux sont ceux qui nous rvlent les intimes souffrancesde lme humaine dgages de lclat et de la varit des vne-ments extrieurs. Ces rares et austres productions ont peut-treune importance plus grande que les faits mme de lhistoire pourltude de la psychologie au travers du mouvement des sicles ;car elles pourraient, en nous clairant sur ltat moral et intellec-tuel des peuples aux divers ges de la civilisation, donner la clefdes grands vnements qui sont encore proposs pour nigmes auxrudits de notre temps.

    Et cependant ces uvres dont la poussire est secoue avecempressement par les gnrations claires et mries des tempspostrieurs, ces monodies mystrieuses et svres o toutes lesgrandeurs et toutes les misres humaines se confessent et se d-voilent, comme pour se soulager, en se jetant hors delles-mmes,

    iii

  • iv

    enfantes souvent dans lombre de la cellule ou dans le silence deschamps, ont pass inaperues parmi les productions contempo-raines. Telle a t, on le sait, la destine dObermann.

    A nos yeux, la plus haute et la plus durable valeur de ce livreconsiste dans la donne psychologique, et cest principalement sousce point de vue quil doit tre examin et interrog.

    Quoique la souffrance morale puisse tre divise en dinnom-brables ordres, quoique les flots amers de cette inpuisable sourcese rpandent en une multitude de canaux pour embrasser et sub-merger lhumanit entire, il y a plusieurs ordres principaux donttoutes les autres douleurs drivent plus ou moins immdiatement.Il y a, 1 la passion contrarie dans son dveloppement, cest--dire la lutte de lhomme contre les choses ; 2 le sentiment desfacults suprieures, sans volont qui les puisse raliser ; 3 le sen-timent des facults incompltes, clair, vident, irrcusable, assidu,avou : ces trois ordres de souffrances peuvent tre expliqus etrsums par ces trois noms, Werther, Ren, Obermann.

    Le premier tient la vie active de lme et par consquentrentre dans la classe des simples romans. Il relve de lamour, et,comme mal, a pu tre observ ds les premiers sicles de lhis-toire humaine. La colre dAchille perdant Brisis et le suicide delenthousiaste allemand sexpliquent tous deux par lexaltation defacults minentes, gnes, irrites ou blesses. La diffrence desgnies grec et allemand et des deux civilisations places tantde sicles de distance ne trouble en rien, la parent psychologiquede ces deux donnes. Les clatantes douleurs, les tragiques in-fortunes ont d exciter de plus nombreuses et de plus prcocessympathies que les deux autres ordres de souffrances aperus etsignals plus tard. Celles-ci nont pu natre que dans une civilisa-tion trs-avance.

    Et pour parler dabord de la mieux connue de ces deux ma-ladies sourdes et desschantes, il faut nommer Ren, type dunerverie douloureuse, mais non pas sans volupt ; car lamertumede son inaction sociale se mle la satisfaction orgueilleuse et se-

  • vcrte du ddain. Cest le ddain qui tablit la supriorit de cetteme sur tous les hommes, sur toutes les choses au milieu desquelleselle se consume, hautaine et solitaire.

    A ct de cette destine la fois brillante et sombre se traneen silence la destine dObermann, majestueuse dans sa misre,sublime dans son infirmit. A voir la mlancolie profonde de leurdmarche, on croirait quObermann et Ren vont suivre la mmevoie et senfoncer dans les mmes solitudes pour y vivre calmeset replis sur eux-mmes. Il nen sera pas ainsi. Une immensediffrence tablit lindividualit complte de ces deux solennellesfigures. Ren signifie le gnie sans volont : Obermann signifiellvation morale sans gnie, la sensibilit maladive monstrueuse-ment isole en labsence dune volont avide daction. Ren dit :Si je pouvais vouloir, je pourrais faire ; Obermann dit : A quoi bonvouloir ? je ne pourrais pas.

    En voyant passer Ren si triste, mais si beau, si dcourag,mais si puissant encore, la foule a d sarrter, frappe de surpriseet de respect. Cette noble misre, cette volontaire indolence, cetteinapptence affecte plutt que sentie, cette plainte loquente etmagnifique du gnie qui sirrite et se dbat dans ses langes, ont puexciter le sentiment dune prsomptueuse fraternit chez une g-nration inquite et jeune. Toutes les existences manques, toutesles supriorits avortes se sont redresses firement, parce quellesse sont crues reprsentes dans cette potique cration. Lincerti-tude, la fermentation de Ren en face de la vie qui commence, ontpresque consol de leur impuissance les hommes dj briss sur leseuil. Ils ont oubli que Ren navait fait quhsiter vivre, maisque des cendres de lami de Chactas, enterr aux rives du Mes-chacb, tait n lorateur et le pote qui a grandi parmi nous.

    Atteint, mais non pas saignant de son mal, Obermann mar-chait par des chemins plus sombres vers des lieux plus arides. Sonvoyage fut moins long, moins effrayant en apparence ; mais Renrevint de lexil, et la trace dObermann fut efface et perdue.

    Il est impossible de comparer Obermann des types de souf-

  • vi

    france tels que Faust, Manfred, Childe-Harold, Conrad et Lara.Ces varits de douleur signifient, dans Goethe, le vertige de lam-bition intellectuelle, et dans Byron, successivement, dabord unvertige pareil (Manfred) ; puis la satit de la dbauche (Childe-Harold) ; puis le dgot de la vie sociale et le besoin de lactivitmatrielle (Conrad) ; puis, enfin, la tristesse du remords dans unegrande me qui a pu esprer un instant trouver dans le crime undveloppement sublime de la force, et qui, rentre en elle-mme,se demande si elle ne sest pas misrablement trompe (Lara).

    Obermann, au contraire, cest la rverie dans limpuissance, laperptuit du dsir bauch. Une pareille donne psychologiquene peut tre confondue avec aucune autre. Cest une douleur trs-spciale, peu clatante, assez difficile observer, mais curieuse, etqui ne pouvait tre potise que par un homme en qui le souvenirvivant de ses preuves personnelles nourrissait le feu de linspira-tion. Cest un chant triste et incessant sur lui-mme, sur sa gran-deur invisible, irrvlable, sur sa perptuelle oisivet. Cest unemle poitrine avec de faibles bras ; cest une me asctique avecun doute rongeur qui trahit sa faiblesse, au lieu de marquer sonaudace. Cest un philosophe qui la force a manqu de peu pourdevenir un saint. Werther est le captif qui doit mourir touff danssa cage ; Ren, laigle bless qui reprendra son vol ; Obermann estcet oiseau des rcifs qui la nature a refus des ailes, et qui ex-hale sa plainte calme et mlancolique sur les grves do partentles navires et o reviennent les dbris.

    Chez Obermann, la sensibilit seule est active, lintelligenceest paresseuse ou insuffisante. Sil cherche la vrit, il la cherchemal, il la trouve pniblement, il la possde travers un voile. Cestun rveur patient qui se laisse souvent distraire par des influencespuriles, mais que la conscience de son mal ramne des larmesvraies, profondes, saisissantes. Cest un ergoteur voltairien quunpotique sentiment de la nature rappelle la tranquille majest dellgie. Si les beauts descriptives et lyriques de son pome sontsouvent troubles par lintervention de la discussion philosophique

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    ou de lironie mondaine, la gravit naturelle de son caractre, lerecueillement auguste de ses penses les plus habituelles lui ins-pirent bientt des hymnes nouveaux, dont rien ngale la beautaustre et la sauvage grandeur.

    Cette difficult de lexpression dans la dialectique subtile, cettemesquinerie acerbe dans la raillerie, rvlent la portion infirme delme o sest agit et accompli le pome trange et douloureuxdObermann. Si parfois lartiste a le droit de regretter le mlangecontraint et gn des images sensibles, symboles vivants de la pen-se, et des ides abstraites, rsums inanims de ltude solitaire,le psychologiste plonge un regard curieux et avide sur ces tachesdune belle uvre, et sen empare avec la cruelle satisfaction duchirurgien qui interroge et surprend le sige du mal dans les en-trailles palpitantes et les organes hypertrophis. Son rle est dap-prendre et non de juger. Il constate et ne discute pas. Il grossitson trsor dobservations de la dcouverte des cas extraordinaires.Pour lui, il sagit de connatre la maladie, plus tard il chercherale remde. Peut-tre la race humaine en trouvera-t-elle pour sessouffrances morales, quand elle les aura approfondies et analysescomme ses souffrances physiques.

    Indpendamment de ce mrite dutilit gnrale, le livredObermann en possde un trs-littraire, cest la nouveaut etltranget du sujet. La nave tristesse des facults qui savouentincompltes, la touchante et noble rvlation dune impuissancequi devient sereine et rsigne, nont pu jaillir que dune intelli-gence leve, que dune me dlite : la majorit des lecteurs sesttourne vers lambition des rles plus sduisants de Faust, de Wer-ther, de Ren, de Saint-Preux.

    Mystrieux, rveur, incertain, tristement railleur, peureux parirrsolution, amer par vertu, Obermann a peut-tre une parentloigne avec Hamlet, ce type embrouill, mais profond de la fai-blesse humaine, si complet dans son avortement, si logique dansson inconsquence. Mais la distance des temps, les mtamorphosesde la socit, la diffrence des conditions et des devoirs, font

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    dObermann une individualit nette, une image dont les traitsbien arrts nont de modle et de copie nulle part. Moins puis-sante que belle et vraie, moins flatteuse quutile et sage, cette aus-tre leon donne la faiblesse impatiente et chagrine devait treaccepte dun trs-petit nombre dintelligences dans une poquetoute dambition et dactivit. Obermann, sentant son incapacit prendre un rle sur cette scne pleine et agite, se retirant surles Alpes pour gmir seul au sein de la nature, cherchant un coinde sol inculte et vierge pour y souffrir sans tmoin et sans bruit ;puis bornant enfin son ambition steindre et mourir l, oubli,ignor de tous, devait trouver peu de disciples qui consentissent seffacer ainsi, dans le seul dessein de dsencombrer la socit troppleine de ces volonts inquites et inutiles qui sagitent sourdementdans son sein et le rongent en se dvorant elles-mmes.

    Si lon exige dans un livre la coordination progressive des pen-ses et la symtrie des lignes extrieures, Obermann nest pas unlivre ; mais cen est un vaste et complet, si lon considre lunit fa-tale et intime qui prside ce droulement dune destine entire.Lanalyse en est simple et rapide faire. Dabord leffroi de lmeen prsence de la vie sociale qui rclame lemploi de ses facul-ts ; tous les rles trop rudes pour elle : oisivit, nullit, confusion,aigreur, colre, doute, nervement, fatigue, rassrnement, bien-veillance snile, travail matriel et volontaire, repos, oubli, amitidouce et paisible, telles sont les phases successives de la douleurcroissante et dcroissante dObermann. Vieilli de bonne heure parle contact insupportable de la socit, il la fuit, dj puis, djaccabl du sentiment amer de la vie perdue, dj obsd des fan-tmes de ses illusions trompes, des squelettes attnus de ses pas-sions teintes. Cest une me qui na pas pris le temps de vivre,parce quelle a manqu de force pour spanouir et se dvelopper.

    Jai connu lenthousiasme des vertus difficiles... Je me te-nais assur dtre le plus heureux des hommes si jen tais le plusvertueux, lillusion a dur prs dun mois dans sa force.

    Un mois ! ce terme rapide a suffi pour dsenchanter, pour fltrir

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    la jeunesse dun cur. Vers le commencement de son plerinage, aubord dun des lacs de la Suisse, il consume dix ans de vigueur dansune nuit dinsomnie... Me sentant dispos rver longtemps, ettrouvant dans la chaleur de la nuit la facilit de la passer toutentire au dehors, je pris la route de Saint-Blaise... Je descendisune pente escarpe, et je me plaai sur le sable o venaient expirerles vagues... La lune parut ; je restai longtemps. Vers le matin, ellerpandait sur les terres et sur les eaux lineffable mlancolie de sesdernires lueurs. La nature parat bien grande lhomme lorsque,dans un long recueillement, il entend le roulement des ondes sur larive solitaire, dans le calme dune nuit encore ardente et clairepar la lune qui finit.

    Indicible sensibilit, charme et tourment de nos vaines an-nes, vaste conscience dune nature partout accablante et partoutimpntrable, passion universelle, indiffrence, sagesse avance,voluptueux abandon, tout ce quun cur mortel peut contenirde besoin et dennui profond, jai tout senti, tout prouv danscette nuit mmorable. Jai fait un pas sinistre vers lge daffai-blissement, jai dvor dix annes de ma vie. Heureux lhommesimple dont le cur est toujours jeune !

    Dans tout le livre, on retrouve, comme dans cet admirablefragment, le dchirement du cur, adouci et comme attendri parla rveuse contemplation de la nature. Lme dObermann nestrtive et borne quen face du joug social. Elle souvre immenseet chaleureuse aux splendeurs du ciel toil, au murmure des bou-leaux et des torrents, aux sons romantiques que lon entend souslherbe courte du Titlis. Ce sentiment exquis de la posie, cettegrandeur de la mditation religieuse et solitaire, sont les seulespuissances qui ne saltrent point en elle. Le temps amne le refroi-dissement progressif de ses facults inquites ; ses lans passionnsvers le but inconnu o tendent toutes les forces de lintelligence seralentissent et sapaisent. Un travail puril, mais naf et patriarcal,senti et racont la manire de Jean-Jacques, donne le change autravail funeste de sa pense, qui creusait incessamment les abmes

  • xdu doute.

    On devait le lendemain commencer cueillir le raisin dungrand treillage expos au midi et qui regarde le bois dArmand...Ds que le brouillard fut un peu dissip, je mis un van sur unebrouette, et jallai le premier au fond du clos commencer la r-colte. Je la fis presque seul, sans chercher un moyen plus prompt ;jaimais cette lenteur, je voyais regret quelque autre y travailler.Elle dura, je crois, douze jours. Ma brouette allait et revenaitdans des chemins ngligs et remplis dune herbe humide ; je choi-sissais les moins unis, les plus difficiles, et les jours coulaient ainsidans loubli, au milieu des brouillards, parmi les fruits, au so-leil dautomne... Jai vu les vanits de la vie, et je porte en moncur lardent principe de ses plus vastes passions. Jy porte aussile sentiment des grandes choses sociales et de lordre philoso-phique... Tout cela peut animer mon me et ne la remplit pas.Cette brouette, que je charge de fruits et pousse doucement, la sou-tient mieux. Il semble quelle voiture paisiblement mes heures, etque son mouvement utile et lent, sa marche mesure, conviennent lhabitude ordinaire de la vie.

    Aprs avoir puis les dsirs immenses, irralisables, aprsavoir dit : Il y a linfini entre ce que je suis et ce que je voudraistre. Je ne veux point jouir, je veux esprer... Que mimporte cequi peut finir ? Obermann, fatigu de ntre rien, se rsigne ntre plus. Il sobscurcit, il sefface. Je ne veux plus de dsirs,dit-il, ils ne me trompent point... Si lesprance semble encore je-ter une lueur dans la nuit qui menvironne, elle nannonce rien quelamertume quelle exhale en sclipsant, elle nclaire que lten-due de ce vide o je cherchais, et o je nai rien trouv.

    Le silence des valles, les soins paisibles de la vie pastorale, lessatisfactions dune amiti durable et partage, sentiment exquisdont son cur avait toujours caress lespoir, telle est la dernirephase dObermann. Il ne russit point se crer un bonheur roma-nesque, il tmoigne pour cette chimre de la jeunesse un continuelmpris. Cest la haine superbe des malheureux pour les promesses

  • xi

    qui les ont leurrs, pour les biens qui leur ont chapp ; mais il sesoumet, il saffaisse, sa douleur sendort, lhabitude de la vie do-mestique engourdit ses agitations rebelles, il sabandonne cettesalutaire indolence, qui est la fois un progrs de la raison raffer-mie et un bienfait du ciel apais. La seule exaltation quObermannconserve dans toute sa fracheur, cest la reconnaissance et lamourpour les dons et les grces de la nature. Il finit par une grave etadorable oraison sur les fleurs champtres, et ferme doucement lelivre o sensevelissent ses rves, ses illusions et ses douleurs. Sijarrive la vieillesse ; si un jour, plein de penses encore, maisrenonant parler aux hommes, jai auprs de moi un ami pourrecevoir mes adieux la terre, quon place ma chaise sur lherbecourte, et que de tranquilles marguerites soient l devant moi, sousle soleil, sous le ciel immense, afin quen laissant la vie qui passeje retrouve quelque chose de lillusion infinie.

    Telle est lhistoire intrieure et sans rserve dObermann. Iltait peut-tre dans la nature dune pareille donne de ne pouvoirse potiser sous la forme dune action progressive ; car, puisqueObermann nie perptuellement non-seulement la valeur des ac-tions et des ides, mais la valeur mme des dsirs, commentconcevrait-on quil pt se mettre commencer quelque chose ?

    Cette incurie mlancolique, qui encadre de lignes infranchis-sables la destine dObermann, offrait un type trop exceptionnelpour tre apprci lors de son apparition en 1804. A cette poque,la grande mystification du consulat venait enfin de se dnouer.Mais, prpare depuis 1799 avec une habilet surhumaine, rv-le avec pompe au milieu du bruit des armes, des fanfares de lavictoire et des enivrantes fumes du triomphe, elle navait sou-lev que des indignations impuissantes, rencontr que des rsis-tances muettes et isoles. Les proccupations de la guerre et lesrves de la gloire absorbaient tous les esprits. Le sentiment delnergie extrieure se dveloppait le premier dans la jeunesse ;le besoin dactivit virile et martiale bouillonnait dans tous lescurs. Obermann, tranger par caractre chez toutes les nations,

  • xii

    devait, en France plus quailleurs, se trouver isol dans sa vie decontemplation et doisivet. Peu soucieux de connatre et de com-prendre les hommes de son temps, il nen fut ni connu ni com-pris, et traversa la foule, perdu dans le mouvement et le bruit decette cohue, dont il ne daigna pas mme regarder lagitation tu-multueuse. Lorsque la chute de lempire introduisit en France ladiscussion parlementaire, la discussion devint rellement la mo-narchie constitutionnelle, comme lempereur avait t lempire lui tout seul. En mme temps que les institutions et les coutumes,la littrature anglaise passa le dtroit et vint rgner chez nous.La posie britannique nous rvla le doute incarn sous la figurede Byron ; puis la littrature allemande, quoique plus mystique,nous conduisit au mme rsultat par un sentiment de rverie plusprofond. Ces causes, et dautres, transformrent rapidement les-prit de notre nation, et pour caractre principal lui infligrent ledoute. Or le doute, cest Obermann, et Obermann, n trop ttde trente annes, est rellement la traduction de lesprit gnraldepuis 1850.

    Pourtant, ds le temps de sa publication, Obermann excitades sympathies dautant plus fidles et dvoues quelles taientplus rares. Et, en ceci, la loi qui condamne de tides amitisles existences trop rpandues fut accomplie ; la justice, qui d-dommage du peu dclat par la solidit des affections, fut rendue.Obermann nencourut pas les trompeuses jouissances dun grandsuccs, il fut prserv de laigeante insouciance des admirationsconsacres et vulgaires. Ses adeptes sattachrent lui avec forceet lui gardrent leur enthousiasme, comme un trsor apport pareux seuls, loffrande duquel ils ddaignaient dassocier la foule.Ces mes malades, parentes de la sienne, portrent une irritabilitchaleureuse dans ladmiration de ses grandeurs et dans la ngationde ses dfauts. Nous avons t de ceux-l, alors que plus jeunes,et dvors dune plus nergique souffrance, nous tions fiers decomprendre Obermann et prs de har tous ceux dont le cur luitait ferm.

  • xiii

    Mais le mal dObermann, ressenti jadis par un petit nombredorganisations prcoces, sest rpandu peu peu depuis, et, autemps o nous sommes, beaucoup peut-tre en sont atteints ; carnotre poque se signale par une grande multiplicit de maladiesmorales, jusqualors inobserves, dsormais contagieuses et mor-telles.

    Durant les quinze premires annes du dix-neuvime sicle,non-seulement le sentiment de la rverie fut gn et empch parle tumulte des camps, mais encore le sentiment de lambition futentirement dnatur dans les mes fortes. Excit, mais non d-velopp, il se restreignit dans son essor en ne rencontrant que desobjets vains et purils. Lhomme qui tait tout dans ltat avaitarrang les choses de telle faon que les plus grands hommes furentrduits des ambitions denfant. L o il ny avait quun matrepour disposer de tout, il ny avait pas dautre manire de par-venir que de complaire au matre, et le matre ne reconnaissaitquun seul mrite, celui de lobissance aveugle ; cette loi de fereut le pouvoir, propre tous les despotismes, de retenir la nationdans une perptuelle enfance ; quand le despotisme croula irrvo-cablement en France, les hommes eurent quelque peine perdrecette habitude dasservissement qui avait effac et confondu tousles caractres politiques dans une seule physionomie. Mais, rapi-dement clairs sur leurs intrts, ils eurent bientt compris quilne sagissait plus dtre lev par le matre, mais dtre choisi parla nation ; que, sous un gouvernement reprsentatif, il ne suffisaitplus dtre aveugle et ponctuel dans lexercice de la force brutalepour arriver faire de larbitraire en sous-ordre, mais quil fallaitchercher dsormais sa force dans son intelligence, pour tre levpar le vote libre et populaire la puissance et la gloire de la tri-bune. A mesure que la monarchie, en sbranlant, vit ses faveursperdre de leur prix, mesure que la vritable puissance politiquevint sasseoir sur les bancs de lopposition, la culture de lesprit,ltude de la dialectique, le dveloppement de la pense devint leseul moyen de raliser des ambitions dsormais plus vastes et plus

  • xiv

    nobles.

    Mais avec ces promesses plus glorieuses, avec ces prtentionsplus hautes, les ambitions ont pris un caractre dintensit f-brile quelles navaient pas encore prsent. Les mes, surexci-tes par dnormes travaux, par lemploi de facults immenses,ont t prouves tout coup par de grandes fatigues et de cui-santes angoisses. Tous les ressorts de lintrt personnel, toutesles puissances de lgosme, tendues et dveloppes outre mesure,ont donn naissance des maux inconnus, des souffrances mons-trueuses, auxquelles la psychologie navait point encore assign deplace dans ses annales.

    Linvasion de ces maladies a d introduire le germe duneposie nouvelle. Sil est vrai que la littrature soit et ne puissetre autre chose que lexpression de faits accomplissables, la pein-ture de traits visibles, ou la rvlation de sentiments possiblementvrais, la littrature de lEmpire devait rflchir la physionomie delEmpire, reproduire la pompe des vnements extrieurs, igno-rer la science des mystrieuses souffrances de lme. Ltude dela conscience ne pouvait tre approfondie que plus tard, lorsquela conscience elle-mme jouerait un plus grand rle dans la vie,cest--dire lorsque lhomme, ayant un plus grand besoin de sonintelligence pour arriver aux choses extrieures, serait forc unplus mr examen de ses facults intrieures. Si ltude de la psy-chologie, potiquement envisage, a t jusque-l incomplte etsuperficielle, cest que les observations lui ont manqu, cest queles maladies, aujourdhui constates et connues, hier encore nexis-taient pas.

    Ainsi donc le champ des douleurs observes et potisessagrandit chaque jour, et demain en saura plus quaujourdhui.Le mal de Werther, celui de Ren, celui dObermann, ne sont pasles seuls que la civilisation avance nous ait apports, et le livre oDieu a inscrit le compte de ces flaux nest peut-tre encore ou-vert qu la premire page. Il en est un quon ne nous a pas encoreofficiellement signal, quoique beaucoup dentre nous en aient t

  • xv

    frapps ; cest la souffrance de la volupt dpourvue de puissance.Cest un autre supplice que celui de Werther, se brisant contre lasocit qui proscrit sa passion, cest une autre inquitude que cellede Ren, trop puissant pour vouloir ; cest une autre agonie quecelle dObermann, atterr de son impuissance ; cest la souffrancenergique, colre, impie, de lme qui veut raliser une destine,et devant qui toute destine senfuit comme un rve ; cest lindi-gnation de la force qui voudrait tout saisir, tout possder, et quitout chappe, mme la volont, au travers de fatigues vaines etdefforts inutiles. Cest lpuisement et la contrition de la passiondsappointe ; cest, en un mot, le mal de ceux qui ont vcu.

    Ren et Obermann sont jeunes. Lun na pas encore employsa puissance, lautre nessayera pas de lemployer ; mais tous deuxvivent dans lattente et lignorance dun avenir qui se raliseradans un sens quelconque. Comme le bourgeon expos au vent im-ptueux des jours, au soue glac des nuits, Ren rsistera auxinfluences mortelles et produira de beaux fruits. Obermann lan-guira comme une fleur dlicate qui exhale de plus suaves parfumsen plissant lombre. Mais il est des plantes la fois trop vigou-reuses pour cder aux vains efforts des temptes, et trop avidesde soleil pour fructifier sous un ciel rigoureux. Fatigues, maisnon brises, elles enfoncent encore leurs racines dans le roc, elleslvent encore leurs calices desschs et fltris pour aspirer la ro-se du ciel ; mais, courbes par les vents contraires, elles retombentet rampent sans pouvoir vivre ni mourir, et le pied qui les fouleignore la lutte immense quelles ont soutenue avant de plier.

    Les mes atteintes de cette douloureuse colre peuvent avoireu la jeunesse de Ren. Elles peuvent avoir rpudi longtempsla vie relle, comme noffrant rien qui ne ft trop grand ou troppetit pour elles ; mais coup sr elles ont vcu la vie de Werther.Elles se sont suicides comme lui par quelque passion violente etopinitre, par quelque sombre divorce avec les esprances de lavie humaine. La facult de croire et daimer est morte en elles. Ledsir seul a survcu, fantasque, cuisant, ternel, mais irralisable,

  • xvi

    cause des avertissements sinistres de lexprience. Une telle mepeut sefforcer consoler Obermann, en lui montrant une blessureplus envenime que la sienne, en lui disant la diffrence du doute lincrdulit, en rpondant cette belle et triste parole : Quunjour je puisse dire un homme qui mentende : Si nous avions

    vcu ! Obermann, consolez-vous, nous aurions vcu en vain.

    Il appartiendra peut-tre quelque gnie austre, quelquepsychologiste rigide et profond, de nous montrer la souffrance mo-rale sous un autre aspect encore, de nous dire une autre lutte dela volont contre limpuissance, de nous initier lagitation, lef-froi, la confusion dune faiblesse qui signore et se nie, de nousintresser au supplice perptuel dune me qui refuse de connatreson infirmit, et qui, dans lpouvante et la stupfaction de sesdfaites, aime mieux saccuser de perversit que davouer son in-digence primitive. Cest une maladie plus rpandue peut-tre quetoutes les autres, mais que nul na encore os traiter. Pour la rev-tir de grce et de posie, il faudra une main habile et une scienceconsomme.

    Ces crations viendront sans doute. Le mouvement des intelli-gences entranera dans loubli la littrature relle, qui ne convientdj plus notre poque. Une autre littrature se prpare etsavance grands pas, idale, intrieure, ne relevant que de laconscience humaine, nempruntant au monde des sens que la formeet le vtement de ses inspirations, ddaigneuse, lhabitude, de lapurile complication des pisodes, ne se souciant gure de divertiret de distraire les imaginations oisives, parlant peu aux yeux, mais lme constamment. Le rle de cette littrature sera laborieuxet difficile, et ne sera pas compris demble. Elle aura contre ellelimpopularit des premires preuves ; elle aura de nombreusesbatailles livrer pour introduire, dans les rcits de la vie familire,dans lexpression scnique des passions ternelles, les mystrieusestragdies que la pense aperoit et que lil ne voit point.

    Cette raction a dj commenc dune faon clatante dans laposie personnelle ou lyrique : esprons que le roman et le thtre

  • xvii

    nattendront pas en vain.

    George Sand.

  • OBSERVATIONS

    On verra dans ces lettres lexpression dun homme qui sent,et non dun homme qui travaille. Ce sont des mmoires trs-indiffrents des trangers, mais qui peuvent intresser lesadeptes. Plusieurs verront avec plaisir ce que lun deux a senti :plusieurs ont senti de mme ; il sest trouv que celui-ci la dit, oua essay de le dire. Mais il doit tre jug par lensemble de sa vie,et non par ses premires annes ; par toutes ses lettres, et non partel passage ou hasard, ou romanesque peut-tre.

    De semblables lettres sans art, sans intrigue, doivent avoirmauvaise grce hors de la socit parse et secrte dont la na-ture avait fait membre celui qui les crivit. Les individus qui lacomposent sont la plupart inconnus ; cette espce de monumentpriv que laisse un homme comme eux ne peut leur tre adressque par la voie publique, au risque dennuyer un grand nombre depersonnes graves, instruites, ou aimables. Le devoir dun diteurest seulement de prvenir quon ny trouve ni esprit, ni science,que ce nest pas un ouvrage, et que peut-tre mme on dira : Cenest pas un livre raisonnable.

    Nous avons beaucoup dcrits o le genre humain se trouvepeint en quelques lignes. Si cependant ces longues lettres faisaient

    1

  • 2 peu prs connatre un seul homme, elles pourraient tre et neuveset utiles. Il sen faut de beaucoup quelles remplissent mme cetobjet born ; mais, si elles ne contiennent point tout ce que lonpourrait attendre, elles contiennent du moins quelque chose ; etcest assez pour les faire excuser.

    Ces lettres ne sont pas un roman1. Il ny a point de mouvementdramatique, dvnements prpars et conduits, point de dno-ment ; rien de ce quon appelle lintrt dun ouvrage, de cette srieprogressive, de ces incidents, de cet aliment de la curiosit, magiede plusieurs bons crits, et charlatanisme de plusieurs autres.

    On y trouvera des descriptions ; de celles qui servent mieuxfaire entendre les choses naturelles, et donner des lumires, peut-tre trop ngliges, sur les rapports de lhomme avec ce quil ap-pelle linanim.

    On y trouvera des passions ; mais celles dun homme qui taitn pour recevoir ce quelles promettent, et pour navoir point unepassion ; pour tout employer, et pour navoir quune seule fin.

    On y trouvera de lamour ; mais lamour senti dune manirequi peut-tre navait pas t dite.

    On y trouvera des longueurs : elles peuvent tre dans la na-ture ; le cur est rarement prcis, il nest point dialecticien. On ytrouvera des rptitions ; mais si les choses sont bonnes, pourquoiviter soigneusement dy revenir ? Les rptitions de Clarisse, ledsordre (et le prtendu gosme) de Montaigne, nont jamais re-but que des lecteurs seulement ingnieux. Jean-Jacques tait sou-vent diffus. Celui qui crivit ces lettres parat navoir pas craintles longueurs et les carts dun style libre : il a crit sa pense. Ilest vrai que Jean-Jacques avait le droit dtre un peu long ; pourlui, sil a us de la mme libert, cest tout simplement parce quilla trouvait bonne et naturelle.

    1Je suis loin dinfrer de l quun bon roman ne soit pas un bon livre. De plus, outre ceque jappellerais les vritables romans, il est des crits agrables ou dun vrai mrite quelon range communment dans cette classe, tels que la Chaumire indienne, etc.

  • 3On y trouvera des contradictions, du moins ce quon nommesouvent ainsi. Mais pourquoi serait-on choqu de voir, dans desmatires incertaines, le pour et le contre dits par le mme homme ?Puisquil faut quon les runisse pour sen approprier le senti-ment, pour peser, dcider, choisir, nest-ce pas une mme chosequils soient dans un seul livre ou dans des livres diffrents ? Aucontraire, exposs par le mme homme, ils le sont avec une forceplus gale, dune manire plus analogue, et vous voyez mieux cequil vous convient dadopter. Nos affections, nos dsirs, nos sen-timents mmes, et jusqu nos opinions, changent avec les leonsdes vnements, les occasions de la rflexion, avec lge, avec toutnotre tre. Celui qui est si exactement daccord avec lui-mme voustrompe, ou se trompe. Il a un systme ; il joue un rle. Lhommesincre vous dit : Jai senti comme cela, je sens comme ceci ; voilmes matriaux, btissez vous mme ldifice de votre pense.

    Ce nest pas lhomme froid juger les diffrences des sen-sations humaines ; puisquil nen connat pas ltendue, il nenconnat pas la versatilit. Pourquoi diverses manires de voirseraient-elles plus tonnantes dans les divers ges dun mmehomme, et quelquefois au mme moment, que dans des hommesdiffrents ? On observe, on cherche, on ne dcide pas. Voulez-vousexiger que celui qui prend la balance rencontre dabord le poids quien fixera lquilibre ? Tout doit tre daccord, sans doute, dans unouvrage exact et raisonn sur des matires positives ; mais voulez-vous que Montaigne soit vrai la manire de Hume, et Snquergulier comme Bezout ? Je croirais mme quon devrait attendreautant ou plus doppositions entre les diffrents ges dun mmehomme quentre plusieurs hommes clairs du mme ge. Cestpour cela quil nest pas bon que les lgislateurs soient tous desvieillards ; moins que ce soit un corps dhommes vraiment choisis,et capables de suivre leurs conceptions gnrales et leurs souvenirsplutt que leur pense prsente. Lhomme qui ne soccupe que dessciences exactes est le seul qui nait point craindre dtre jamaissurpris de ce quil a crit dans un autre ge.

  • 4Ces lettres sont aussi ingales, aussi irrgulires dans leur styleque dans le reste. Une chose seulement ma plu ; cest de ny pointtrouver ces expressions exagres et triviales dans lesquelles uncrivain devrait toujours voir du ridicule, ou au moins de la fai-blesse2. Ces expressions ont par elles-mmes quelque-chose de vi-cieux, ou bien leur trop frquent usage, en en faisant des applica-tions fausses, altra leurs premires acceptions, et fit oublier leurnergie.

    Ce nest pas que je prtende justifier le style de ces lettres.Jaurais quelque chose dire sur des expressions qui pourrontparatre hardies, et que pourtant je nai pas changes ; mais quantaux incorrections, je ny sais point dexcuse recevable. Je ne medissimule pas quun critique trouvera beaucoup reprendre : jenai point prtendu enrichir le public dun ouvrage travaill, maisdonner quelques personnes parses dans lEurope les sensations,les opinions, les songes libres et incorrects dun homme souventisol, qui crivit dans lintimit, et non pour son libraire,

    Lditeur ne sest propos et ne se proposera quun seul objet.Tout ce qui portera son nom tendra aux mmes rsultats ; soitquil crive, ou quil publie seulement, il ne scartera point dunbut moral. Il ne cherche pas encore y atteindre : un crit impor-tant, et de nature tre utile, un vritable ouvrage que lon peutseulement esquisser, mais non prtendre jamais finir, ne doit treni publi promptement, ni mme entrepris trop tt (A).

    Les notes indiques par des lettres sont la fin du volume.

    2Le genre pastoral, le genre descriptif, ont beaucoup dexpressions rebattues, dont lesmoins tolrables, mon avis, sont les figures employes quelques millions de fois, et qui, dsla premire, affaiblissaient lobjet quelles prtendaient agrandir. Lmail des prs, lazurdes cieux, le cristal des eaux ; les lis et les roses de son teint ; les gages de son amour ;linnocence du hameau ; des torrents schapprent de ses yeux ; contempler les merveillesde la nature ; jeter quelques fleurs sur sa tombe : et tant dautres que je ne veux pascondamner exclusivement, mais que jaime mieux ne point rencontrer.

  • OBERMANN

    LETTRE PREMIRE.

    Genve, 8 juillet, premire anne.

    Il ne sest pass que vingt jours depuis que je vous ai crit deLyon. Je nannonais aucun projet nouveau, je nen avais pas ; etmaintenant jai tout quitt, me voici sur une terre trangre.

    Je crains que ma lettre ne vous trouve point Chessel3 et quevous ne puissiez pas me rpondre aussi vite que je le dsirerais.Jai besoin de savoir ce que vous pensez, ou du moins ce que vouspenserez lorsque vous aurez lu. Vous savez sil me serait indiff-rent davoir des torts avec vous ; cependant je crains que vous nemen trouviez, et je ne suis pas bien assur moi-mme de nenpoint avoir. Je nai pas mme pris le temps de vous consulter. Jeleusse bien dsir dans un moment aussi dcisif : encore aujour-dhui, je ne sais comment juger une rsolution qui dtruit toutce quon avait arrang, qui me transporte brusquement dans unesituation nouvelle, qui me destine des choses que je navais pas

    3Campagne de celui qui les lettres sont adresses.

    5

  • 6prvues, et dont je ne saurais mme pressentir lenchanement etles consquences.

    Il faut vous dire plus. Lexcution fut, il est vrai, aussi prcipi-te que la dcision ; mais ce nest pas le temps seul qui ma manqupour vous en crire. Quand mme je laurais eu, je crois que vousleussiez ignor de mme. Jaurais craint votre prudence : jai crusentir cette fois la ncessit de nen avoir pas. Une prudence troiteet pusillanime dans ceux de qui le sort ma fait dpendre, a perdumes premires annes, et je crois bien quelle ma nui pour tou-jours. La sagesse veut marcher entre la dfiance et la tmrit ; lesentier est difficile : il faut la suivre dans les choses quelle voit ;mais dans les choses inconnues nous navons que linstinct. Silest plus dangereux que la prudence, il fait aussi de plus grandeschoses : il nous perd ou nous sauve ; sa tmrit devient quelque-fois notre seul asile, et cest peut-tre lui de rparer les mauxque la prudence a pu faire.

    Il fallait laisser le joug sappesantir sans retour, ou le secouerinconsidrment : lalternative me parut invitable. Si vous enjugez de mme, dites-le-moi pour me rassurer. Vous savez assezquelle misrable chane on allait river. On voulait que je fisse cequil mtait impossible de faire bien ; que jeusse un tat pour sonproduit, que jemployasse les facults de mon tre ce qui choqueessentiellement sa nature. Aurais-je d me plier une condes-cendance momentane ; tromper un parent en lui persuadant quejentreprenais pour lavenir ce que je naurais commenc quavecle dsir de le cesser ; et vivre ainsi dans un tat violent, dans unerpugnance perptuelle ? Quil reconnaisse limpuissance o jtaisde le satisfaire, quil mexcuse. Il finira par sentir que les condi-tions si diverses et si opposes, o les caractres les plus contrairestrouvent ce qui leur est propre, ne peuvent convenir indiffrem-ment tous les caractres ; que ce nest pas assez quun tat, quia pour objet des intrts et des dmls contentieux, soit regardcomme honnte, parce quon y acquiert, sans voler, trente ou qua-rante mille livres de rente ; et quenfin je nai pu renoncer tre

  • 7homme, pour tre homme daffaires.

    Je ne cherche point vous persuader, je vous rappelle les faits ;jugez. Un ami doit juger sans trop dindulgence ; vous lavez dit.

    Si vous aviez t Lyon, je ne me serais pas dcid sans vousconsulter ; il et fallu me cacher de vous, au lieu que jai eu seule-ment me taire. Comme on cherche dans le hasard mme desraisons qui autorisent aux choses que lon croit ncessaires, jaitrouv votre absence favorable. Je naurais jamais pu agir contrevotre opinion ; mais je nai pas t fch de le faire sans votre avis,tant je sentais tout ce que pouvait allguer la raison contre la loique mimposait une sorte de ncessit, contre le sentiment quimentranait. Jai plus cout cette impulsion secrte, mais imp-rieuse, que ces froids motifs de balancer et de suspendre, qui, sousle nom de prudence tenaient peut-tre beaucoup mon habitudeparesseuse, et quelque faiblesse dans lexcution. Je suis parti,je men flicite ; mais quel homme peut jamais savoir sil a faitsagement, ou non, pour les consquences loignes des choses ?

    Je vous ai dit pourquoi je nai pas fait ce quon voulait ; il fautvous dire pourquoi je nai pas fait autre chose. Jexaminais si jerejetterais absolument le parti que lon voulait me faire prendre ;cela ma conduit examiner quel autre je prendrais et quelledtermination je marrterais.

    Il fallait choisir, il fallait commencer, pour la vie peut-tre, ceque tant de gens, qui nont en eux aucune autre chose, appellentun tat. Je nen trouvai point qui ne ft tranger ma nature,ou contraire ma pense. Jinterrogeai mon tre, je considrairapidement tout ce qui mentourait ; je demandai aux hommessils sentaient comme moi ; je demandai aux choses si elles taientselon mes penchants, et je vis quil ny avait daccord ni entre moiet la socit, ni entre mes besoins et les choses quelle a faites. Jemarrtai avec effroi, sentant que jallais livrer ma vie des ennuisintolrables, des dgots sans terme comme sans objet. Joffrissuccessivement mon cur ce que les hommes cherchent dans lesdivers tats quils embrassent. Je voulus mme embellir, par le

  • 8prestige de limagination, ces objets multiplis quils proposent leurs passions, et la fin chimrique laquelle ils consacrent leursannes. Je le voulais, je ne le pus pas. Pourquoi la terre est-elleainsi dsenchante mes yeux ? Je ne connais point la satit, jetrouve partout le vide.

    Dans ce jour, le premier o je sentis le nant qui menvironne,dans ce jour qui a chang ma vie, si les pages de ma destine sefussent trouves entre mes mains pour tre droules ou fermes jamais, avec quelle indiffrence jeusse abandonn la vaine succes-sion de ces heures si longues et si fugitives, que tant damertumesfltrissent, et que nulle vritable joie ne consolera ! Vous le savez,jai le malheur de ne pouvoir tre jeune : les longs ennuis de mespremiers ans ont apparemment dtruit la sduction. Les dehorsfleuris ne men imposent pas : mes yeux demi-ferms ne sont ja-mais blouis ; trop fixes, ils ne sont point surpris.

    Ce jour dirrsolution fut du moins un jour de lumire : il me fitreconnatre en moi ce que je ny voyais pas distinctement. Dans laplus grande anxit o jeusse jamais t, jai joui pour la premirefois de la conscience de mon tre. Poursuivi jusque dans le tristerepos de mon apathie habituelle, forc dtre quelque chose, je fusenfin moi-mme ; et dans ces agitations jusqualors inconnues, jetrouvai une nergie, dabord contrainte et pnible, mais dont laplnitude fut une sorte de repos que je navais pas encore prouv.Cette situation douce et inattendue amena la rflexion qui medtermina. Je crus voir la raison de ce quon observe tous lesjours, que les diffrences positives du sort ne sont pas les causesprincipales du bonheur ou du malheur des hommes.

    Je me dis : La vie relle de lhomme est en lui-mme, cellequil reoit du dehors nest quaccidentelle et subordonne. Leschoses agissent sur lui bien plus encore selon la situation o ellesle trouvent que selon leur propre nature. Dans le cours dune vieentire, perptuellement modifi par elles, il peut devenir leur ou-vrage. Mais dans cette succession toujours mobile, lui seul sub-siste quoique altr, tandis que les objets extrieurs relatifs lui

  • 9changent entirement ; il en rsulte que chacune de leurs impres-sions sur lui dpend bien plus, pour son bonheur ou son malheur,de ltat o elle le trouve que de la sensation quelle lui apporte etdu changement prsent quelle fait en lui. Ainsi dans chaque mo-ment particulier de sa vie, ce qui importe surtout lhomme, cestdtre ce quil doit tre. Les dispositions favorables des choses vien-dront ensuite, cest une utilit du second ordre pour chacun desmoments prsents. Mais la suite de ces impulsions devenant, parleur ensemble, le vrai principe des mobiles intrieurs de lhomme,si chacune de ces impressions est peu prs indiffrente, leur to-talit fait pourtant notre destine. Tout nous importerait-il gale-ment dans ce cercle de rapports et de rsultats mutuels ? Lhommedont la libert absolue est si incertaine, et la libert apparente silimite, serait-il contraint un choix perptuel qui demanderaitune volont constante, toujours libre et puissante ? Tandis quil nepeut diriger que si peu dvnements, et quil ne saurait rgler laplupart de ses affections, lui importe-t-il, pour la paix de sa vie, detout prvoir, de tout conduire, de tout dterminer dans une solli-citude qui, mme avec des succs non interrompus ferait encore letourment de cette mme vie ? Sil parat galement ncessaire dematriser ces deux mobiles dont laction est toujours rciproque ;si pourtant cet ouvrage est au-dessus des forces de lhomme, etsi leffort mme qui tendrait le produire est prcisment opposau repos quon en attend, comment obtenir peu prs ce rsultaten renonant au moyen impraticable qui parat dabord le pou-voir seul produire ? La rponse cette question serait le granduvre de la sagesse humaine, et le principal objet que lon puisseproposer cette loi intrieure qui nous fait chercher la flicit. Jecrus trouver ce problme une solution analogue mes besoinsprsents : peut-tre contriburent-ils me la faire adopter.

    Je pensai que le premier tat des choses tait surtout importantdans cette oscillation toujours ragissante, et qui par consquentdrive toujours plus ou moins de ce premier tat. Je me dis : Soyonsdabord ce que nous devons tre ; plaons-nous o il convient

  • 10

    notre nature, puis livrons-nous au cours des choses, en nous ef-forant seulement de nous maintenir semblables nous-mmes.Ainsi, quoi quil arrive, et sans sollicitudes trangres, nous dis-poserons des choses, non pas en les changeant elles-mmes, ce quinous importe peu, mais en matrisant les impressions quelles fe-ront sur nous, ce qui seul nous importe, ce qui est le plus facile,ce qui maintient davantage notre tre en le circonscrivant et enreportant sur lui-mme leffort conservateur. Quelque effet queproduisent sur nous les choses par leur influence absolue que nousne pourrons changer, du moins nous conserverons toujours beau-coup du premier mouvement imprim, et nous approcherons, parce moyen, plus que nous ne saurions lesprer par aucun autre delheureuse persvrance du sage.

    Ds que lhomme rflchit, ds quil nest plus entran par lepremier dsir et par les lois inaperues de linstinct, toute quit,toute moralit devient en un sens une affaire de calcul, et la pru-dence est dans lestimation du plus ou du moins. Je crus voir dansma conclusion un rsultat aussi clair que celui dune opration surles nombres. Comme je vous fais lhistoire de mes intentions, etnon celle de mon esprit, et que je veux bien moins justifier madcision que vous dire comment je me suis dcid, je ne chercheraipas vous rendre un meilleur compte de mon calcul.

    Conformment cette manire de voir, je quitte les soins loi-gns et multiplis de lavenir, qui sont toujours si fatigants et sou-vent si vains ; je mattache seulement disposer, une fois pour lavie, et moi et les choses. Je ne me dissimule point combien cet ou-vrage doit sans doute rester imparfait, et combien je serai entravpar les vnements ; mais je ferai du moins ce que je trouverai enmon pouvoir.

    Jai cru ncessaire de changer les choses avant de me changermoi-mme. Ce premier but pouvait tre beaucoup plus prompte-ment atteint que le second ; et ce net pas t dans mon anciennemanire de vivre que jeusse pu moccuper srieusement de moi.Lalternative du moment difficile o je me trouvais me fora de

  • 11

    songer dabord aux changements extrieurs. Cest dans lindpen-dance des choses, comme dans le silence des passions, que lonpeut studier. Je vais choisir une retraite dans ces monts tran-quilles dont la vue a frapp mon enfance elle-mme4. Jignore oje marrterai, mais crivez-moi Lausanne.

    LETTRE II.

    Lausanne, 9 juillet, I.

    Jarrivai de nuit Genve : jy logeai dans une assez triste au-berge, o mes fentres donnaient sur une cour ; je nen fus pointfch. Entrant dans une aussi belle contre, je me mnageais vo-lontiers lespce de surprise dun spectacle nouveau ; je la rservaispour la plus belle heure du jour ; je la voulais avoir dans sa plni-tude, et sans affaiblir limpression en lprouvant par degrs.

    En sortant de Genve, je me mis en route, seul, libre, sans butdtermin, sans autre guide quune carte assez bonne, que je portesur moi.

    Jentrais dans lindpendance. Jallais vivre dans le seul payspeut-tre de lEurope o, dans un climat assez favorable, on trouveencore les svres beauts des sites naturels. Devenu calme par lef-fet mme de lnergie que les circonstances de mon dpart avaientveille en moi, content de possder mon tre pour la premirefois de mes jours si vains, cherchant des jouissances simples etgrandes avec lavidit dun cur jeune, et cette sensibilit, fruitamer et prcieux de mes longs ennuis, jtais ardent et paisible.Je fus heureux sous le beau ciel de Genve (B), lorsque le soleil,paraissant au-dessus des hautes neiges, claira mes yeux cetteterre admirable. Cest prs de Coppet que je vis laurore, non pasinutilement belle comme je lavais vue tant de fois, mais dune

    4Prs de Lyon, les sommets des Alpes se voient distinctement lhorizon.

  • 12

    beaut sublime et assez grande pour ramener le voile des illusionssur mes yeux dcourags.

    Vous navez point vu cette terre laquelle Tavernier ne trou-vait comparable quun seul lieu dans lOrient. Vous ne vous enferez pas une ide juste ; les grands effets de la nature ne sima-ginent point tels quils sont. Si javais moins senti la grandeur etlharmonie de lensemble, si la puret de lair ny ajoutait pas uneexpression que les mots ne sauraient rendre, si jtais un autre,jessayerais de vous peindre ces monts neigeux et embrass, cesvalles vaporeuses ; les noirs escarpements de la cte de Savoie ;les collines de la Vaux et du Jorat5 peut-tre trop riantes, maissurmontes par les Alpes de Gruyre et dOrmont ; et les vasteseaux du Lman, et le mouvement de ses vagues, et sa paix me-sure. Peut-tre mon tat intrieur ajouta-t-il au prestige de ceslieux ; peut-tre nul homme na-t-il prouv leur aspect tout ceque jai senti6.

    Cest le propre dune sensibilit profonde de recevoir une vo-lupt plus grande de lopinion delle-mme que de ses jouissancespositives : celles-ci laissent apercevoir leurs bornes ; mais celles quepromettent ce sentiment dune puissance illimite sont immensescomme elle, et semblent nous indiquer le monde inconnu que nouscherchons toujours. Je noserais dcider que lhomme dont lhabi-tude des douleurs a navr le cur nait point reu de ses misresmmes une aptitude des plaisirs inconnus des heureux, et ayantsur les leurs lavantage dune plus grande indpendance et dunedure qui soutient la vieillesse elle-mme. Pour moi, jai prouv,dans ce moment auquel il na manqu quun autre cur qui senttavec le mien, comment une heure de vie peut valoir une anne

    5Ou petit Jura (C).6Je nai pas t surpris de trouver dans ces lettres plusieurs passages un peu roma-

    nesques. Les curs mris avant lge joignent aux sentiments dun autre temps quelquechose de cette force exagre et illusoire qui caractrise la premire saison de la vie. Celuiqui a reu les facults de lhomme est ou a t ce quon appelle romanesque ; mais chacunlest sa manire. Les passions, les vertus, les faiblesses, sont peu prs communes tous,mais elles ne sont pas semblables dans tous.

  • 13

    dexistence, combien tout est relatif dans nous et hors de nous, etcomment nos misres viennent surtout de notre dplacement danslordre des choses.

    La grande route de Genve Lausanne est partout agrable ;elle suit gnralement les rives du lac, et elle me conduisait versles montagnes : je ne pensai point la quitter. Je ne marrtaiquauprs de Lausanne, sur une pente do lon napercevait pasla ville, et o jattendis la fin du jour.

    Les soires sont dsagrables dans les auberges, except lorsquele feu et la nuit aident attendre le souper. Dans les longs jourson ne peut viter cette heure dennui quen vitant aussi de voya-ger pendant la chaleur : cest prcisment ce que je ne fais point.Depuis mes courses au Forez, jai pris lusage daller pied si lacampagne est intressante ; et quand je marche, une sorte dim-patience ne me permet de marrter que lorsque je suis presquearriv. Les voitures sont ncessaires pour se dbarrasser prompte-ment de la poussire des grandes routes et des ornires boueusesdes plaines, mais, lorsquon est sans affaires et dans une vraie cam-pagne, je ne vois pas de motif pour courir la poste, et je trouvequon est trop dpendant si lon va avec ses chevaux. Javoue quenarrivant pied lon est moins bien reu dabord dans les auberges ;mais il ne faut que quelques minutes un aubergiste qui sait sonmtier pour sapercevoir que, sil y a de la poussire sur les sou-liers, il ny a pas de paquet sur lpaule, et quainsi lon peut treen tat de le faire gagner assez pour quil te son chapeau dunecertaine manire. Vous verrez bientt les servantes vous dire toutcomme un autre : Monsieur a-t-il dj donn ses ordres ?

    Jtais sous les pins du Jorat : la soire tait belle, les boissilencieux, lair calme, le couchant vaporeux, mais sans nuages.Tout paraissait fixe, clair, immobile ; et dans un moment oje levai les yeux aprs les avoir tenus longtemps arrts sur lamousse qui me portait, jeus une illusion imposante que mon tatde rverie prolongea. La pente rapide qui stendait jusquau lac setrouvait cache pour moi sur le tertre o jtais assis ; et la surface

  • 14

    du lac trs-incline semblait lever dans les airs sa rive oppose.Des vapeurs voilaient en partie les Alpes de Savoie confonduesavec elles et revtues des mmes teintes. La lumire du couchantet le vague de lair dans les profondeurs du Valais levrent cesmontagnes et les sparrent de la terre, en rendant leurs extrmitsindiscernables ; et leur colosse sans forme, sans couleur, sombre etneigeux, clair et comme invisible, ne me parut quun amas denues orageuses suspendues dans lespace : il ntait plus dautreterre que celle qui me soutenait sur le vide, seul, dans limmensit.

    Ce moment-l fut digne de la premire journe dune vie nou-velle : jen prouverai peu de semblables. Je me promettais de finircelle-ci en vous en parlant tout mon aise, mais le sommeil ap-pesantit ma tte et ma main : les souvenirs et le plaisir de vousles dire ne sauraient lloigner ; et je ne veux pas continuer vousrendre si faiblement ce que jai mieux senti.

    Prs de Nyon jai vu le mont Blanc assez dcouvert, et depuisses bases apparentes ; mais lheure ntait point favorable, il taitmal clair.

    LETTRE III.

    Cully, 11 juillet, I.

    Je ne veux point parcourir la Suisse en voyageur, ou en cu-rieux. Je cherche tre l, parce quil me semble que je serais malailleurs : cest le seul pays voisin du mien qui contienne gnra-lement de ces choses que je dsire. Jignore encore de quel ctje me dirigerai : je ne connais ici personne ; et ny ayant aucunesorte de relation, je ne puis choisir que daprs des raisons prisesde la nature des lieux. Le climat est difficile en Suisse, dans lessituations que je prfrerais. Il me faut un sjour fixe pour lhiver ;cest ce que je voudrais dabord dcider : mais lhiver est long dansles contres leves.

  • 15

    A Lausanne on me disait : Cest ici la plus belle partie de laSuisse, celle que tous les trangers aiment. Vous avez vu Genve etles bords du lac ; il vous reste voir Iverdun, Neuchtel et Berne ;on va encore au Locle, qui est clbre par son industrie. Pour lereste de la Suisse, cest un pays bien sauvage : on reviendra de lamanie anglaise daller se fatiguer et sexposer pour voir de la glaceet dessiner des cascades. Vous vous fixerez ici : le pays de Vaud7

    est le seul qui convienne un tranger ; et mme dans le pays deVaud il ny a que Lausanne, surtout pour un Franais.

    Je les ai assurs que je ne choisirais pas Lausanne, et ils ontcru que je me trompais. Le pays de Vaud a de grandes beauts ;mais je suis persuad davance que sa partie principale est une decelles de la Suisse que jaimerai le moins. La terre et les hommesy sont, peu de chose prs, comme ailleurs : je cherche dautresmurs et une autre nature8. Si je savais lallemand, je crois quejirais du ct de Lucerne, mais lon nentend le franais que dansun tiers de la Suisse, et ce tiers en est prcisment la partie laplus riante et la moins loigne des habitudes franaises, ce quime met dans une grande incertitude. Jai presque rsolu de voirles bords de Neuchtel et le bas Valais ; aprs quoi jirai prs deSchwitz, ou dans lUnderwalden, malgr linconvnient trs-granddune langue qui mest tout fait trangre.

    Jai remarqu un petit lac que les cartes nomment de Br, oude Bray, situ une certaine lvation dans les terres, au-dessusde Cully : jtais venu dans cette ville pour en aller visiter les rivespresque inconnues et loignes des grandes routes. Jy ai renonc ;je crains que le pays ne soit trop ordinaire, et que la manirede vivre des gens de la campagne, si prs de Lausanne, ne me

    7Le mot Vaud ne veut point dire ici valle, mais il vient du celtique dont on a faitWelches : les Suisses de la partie allemande appellent le pays de Vaud Welschland. LesGermains dsignaient les Gaulois par le mot Wale ; do viennent les noms de la principautde Galles, du pays de Vaud, de ce quon appelle dans la Belgique pays Walon, de laGascogne, etc.

    8Il est croire que maintenant Obermann sarrterait volontiers dans le canton deVaud, et pourrait le considrer comme une douce patrie.

  • 16

    convienne encore moins.

    Je voulais traverser le lac9 ; et javais hier retenu un bateaupour me rendre sur la cte de Savoie. Il a fallu renoncer cedessein : le temps a t mauvais tout le jour, et le lac est encore fortagit. Lorage est pass, la soire est belle. Mes fentres donnentsur le lac ; lcume blanche des vagues est jete quelquefois jusquedans ma chambre, elle a mme mouill le toit. Le vent soue dusud-ouest, en sorte que cest prcisment ici que les vagues ontplus de force et dlvation. Je vous assure que ce mouvement etces sons mesurs donnent lme une forte impulsion. Si javais sortir de la vie ordinaire, si javais vivre, et que pourtant je mesentisse dcourag, je voudrais tre un quart dheure seul devantun lac agit : je crois quil ne serait pas de grandes choses qui neme fussent naturelles.

    Jattends avec quelque impatience la rponse que je vous aidemande ; et quoiquelle ne puisse en effet arriver encore, je pense tout moment envoyer Lausanne pour voir si on ne nglige pasde me la faire parvenir. Sans doute elle me dira bien positivementce que vous pensez, ce que vous prsumez de lavenir ; et si jai eutort, tant moi, de faire ce qui chez beaucoup dautres et t uneconduite pleine de lgret. Je vous consultais sur des riens, et jaipris sans vous la rsolution la plus importante. Vous ne refuserezpas pourtant de me dire votre opinion : il faut quelle me rprimeou me rassure. Vous avez dj oubli que je me suis arrang enceci comme si je voulais vous en faire un secret : les torts dun amipeuvent entrer dans notre pense, mais non dans nos sentiments.Je vous flicite davoir me pardonner des faiblesses : sans celaje naurais pas tant de plaisir mappuyer sur vous ; ma propreforce ne me donnerait pas la scurit que me donne la vtre.

    Je vous cris comme je vous parlerais, comme on se parle soi-mme. Quelquefois on na rien se dire lun lautre, on apourtant besoin de se parler ; cest souvent alors que lon jase le

    9De Genve ou Lman, et non pas lac Lman.

  • 17

    plus son aise. Je ne connais de promenade qui donne un vraiplaisir que celle que lon fait sans but, lorsque lon va uniquementpour aller, et que lon cherche sans vouloir aucune chose ; lorsquele temps est tranquille, et peu couvert, que lon na point daf-faires, que lon ne veut pas savoir lheure, et que lon se met pntrer au hasard dans les fondrires et les bois dun pays in-connu ; lorsquon parle des champignons, des biches, des feuillesrousses qui commencent tomber ; lorsque je vous dis : Voil uneplace qui ressemble bien celle o mon pre sarrta, il y a dixans, pour jouer au petit palet avec moi, et o il laissa son couteaude chasse, que le lendemain on ne put jamais retrouver ; lorsquevous me dites : Lendroit o nous venons de traverser le ruisseauet bien plu au mien. Dans les derniers temps de sa vie, il se fai-sait conduire une grande lieue de la ville dans un bois bien pais,o il y avait quelques rochers et de leau ; alors il descendait de lacalche, et il allait, quelquefois seul, quelquefois avec moi, sasseoirsur un grs : nous lisions les Vies des Pres du dsert. Il me disait :Si dans ma jeunesse jtais entr dans un monastre, comme Dieumy appelait, je naurais pas eu tous les chagrins que jai eus dansle monde, je ne serais pas aujourdhui si infirme et si cass ; maisje naurais point de fils, et, en mourant, je ne laisserais rien sur laterre...... Et maintenant il nest plus ! Ils ne sont plus !

    Il y a des hommes qui croient se promener, la campagne, lors-quils marchent en ligne dans une alle sable. Ils ont dn ; ils vontjusqu la statue, et ils reviennent au trictrac. Mais quand nousnous perdions dans les bois du Forez, nous allions librement et auhasard. Il y avait quelque chose de solennel ces souvenirs duntemps dj recul, qui semblaient venir nous dans lpaisseuret la majest des bois. Comme lme sagrandit lorsquelle ren-contre des choses belles, et quelle ne les a pas prvues ! Je naimepoint que ce qui lui appartient soit prpar et rgl : laissons les-prit chercher avec ordre, et symtriser ce quil travaille. Pour lecur, il ne travaille pas ; et si vous lui demandez de produire,il ne produira rien : la culture le rend strile. Vous vous rappe-

  • 18

    lez des lettres que R... crivait L... quil appelait son ami. Il yavait bien de lesprit dans ces lettres, mais aucun abandon. Cha-cune contenait quelque chose de distinct, et roulait sur un sujetparticulier ; chaque paragraphe avait son objet et sa pense. Toutcela tait arrang comme pour limpression, comme des chapitresdun livre didactique. Nous ne ferons point comme cela, je pense :aurions-nous besoin desprit ? Quand des amis se parlent, cestpour se dire tout ce qui leur vient en tte. Il y a une chose que jevous demande ; cest que vos lettres soient longues, que vous soyezlongtemps mcrire, que je sois longtemps vous lire : souventje vous donnerai lexemple. Quant au contenu, je ne men inquitepoint : ncessairement nous ne dirons que ce que nous pensons, ceque nous sentons ; et nest-ce pas cela quil faut que nous disions ?Quand on veut jaser, savise-t-on de dire : Parlons sur telle chose,faisons des divisions, et commenons par celle-ci ?

    On apportait le souper lorsque je me suis mis crire, et voilque lon vient de me dire : Mais le poisson est tout froid, il ne seraplus bon, au moins. Adieu donc. Ce sont des truites du Rhne. Ilsme les vantent, comme sils ne voyaient pas que je mangerai seul.

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    LETTRE IV.

    Thiel, 19 juillet, I.

    Jai pass Iverdun ; jai vu Neuchtel, Bienne et les environs.Je marrte quelques jours Thiel, sur les frontires de Neuchtelet de Berne. Javais pris Lausanne une de ces berlines de remisetrs-communes en Suisse. Je ne craignais pas lennui de la voiture ;jtais trop occup de ma position, de mes esprances si vagues, delavenir incertain, du prsent dj inutile, et de lintolrable videque je trouve partout.

    Je vous envoie quelques mots crits des divers lieux de monpassage.

    DIverdun.

    Jai joui un moment de me sentir libre et dans des lieux plusbeaux : jai cru y trouver une vie meilleure ; mais je vous avoueraique je ne suis pas content. A Moudon, au centre du pays de Vaud,je me demandais : Vivrais-je heureux dans ces lieux si vants etsi dsirs ? mais un profond ennui ma fait partir aussitt. Jaicherch ensuite men imposer moi-mme, en attribuant princi-palement cette impression leffet dune tristesse locale. Le sol deMoudon est bois et pittoresque, mais il ny a point de lac. Je medcidai rester le soir Iverdun, esprant retrouver sur ces rivesce bien-tre ml de tristesse que je prfre la joie. La valle estbelle, et la ville est lune des plus jolies de la Suisse. Malgr lepays, malgr le lac, malgr la beaut du jour, jai trouv Iverdunplus triste que Moudon. Quels lieux me faudra-t-il donc ?

    De Neuchtel.

    Jai quitt ce matin Iverdun, jolie ville, agrable dautresyeux, et triste aux miens. Je ne sais pas bien encore ce qui peut

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    la rendre telle pour moi ; mais je ne me suis point trouv le mmeaujourdhui. Sil fallait diffrer le choix dun sjour tel que je lecherche, je me rsoudrais plus volontiers attendre un an prs deNeuchtel quun mois prs dIverdun.

    De Saint-Blaise.

    Je reviens dune course dans le Val de Travers. Cest l quejai commenc sentir dans quel pays je suis. Les bords du lacde Genve sont admirables sans doute, cependant il me sembleque lon pourrait trouver ailleurs les mmes beauts, car, pour leshommes, on voit dabord quils y sont comme dans les plaines,eux et ce qui les concerne10. Mais ce vallon, creus dans le Jura,porte un caractre grand et simple ; il est sauvage et anim, il est la fois paisible et romantique ; et quoiquil nait point de lac,il ma plus frapp que les bords de Neuchtel, et mme de Ge-nve. La terre parat ici moins assujettie lhomme, et lhommemoins abandonn des convenances misrables. Lil ny est pasimportun sans cesse par des terres laboures, des vignes et desmaisons de plaisance, trompeuses richesses de tant de pays mal-heureux. Mais de gros villages, mais des maisons de pierre, maisde la recherche, de la vanit, des titres, de lesprit, de la causticit !O memportaient de vains rves ? A chaque pas que lon fait ici,lillusion revient et sloigne ; chaque pas on espre, on se dcou-rage ; on est perptuellement chang sur cette terre si diffrente etdes autres et delle-mme. Je vais dans les Alpes.

    De Thiel.

    Jallais Vevay par Morat, et je ne croyais pas marrter ici ;mais hier jai t frapp, mon rveil, du plus beau spectacle que

    10Ceci ne serait pas juste, si on lentendait de la rive septentrionale tout entire.

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    laurore puisse produire dans une contre dont la beaut particu-lire est pourtant plus riante quimposante. Cela ma entran passer ici quelques jours.

    Ma fentre tait reste ouverte la nuit, selon mon usage. Versquatre heures, je fus veill par lclat du jour et par lodeur desfoins que lon avait coups pendant la fracheur, la lumire dela lune. Je mattendais une vue ordinaire ; mais jeus un instantdtonnement. Les pluies du solstice avaient conserv labondancedes eaux accrues prcdemment par la fonte des neiges du Jura.Lespace entre le lac et la Thile tait inond presque entirement ;les parties les plus leves formaient des pturages isols au mi-lieu de ces plaines deau sillonnes par le vent frais du matin. Onapercevait les vagues du lac que le vent poussait au loin sur la rivedemi-submerge. Des chvres, des vaches, et leur conducteur, quitirait de son cornet des sons agrestes, passaient en ce moment surune langue de terre reste sec entre la plaine inonde et la Thile.Des pierres places aux endroits les plus difficiles soutenaient oucontinuaient cette sorte de chausse naturelle : on ne distinguaitpoint le pturage que ces dociles animaux devaient atteindre ; et voir leur dmarche lente et mal assure, on et dit quils al-laient savancer et se perdre dans le lac. Les hauteurs dAnet etles bois pais du Julemont sortaient du sein des eaux comme unele encore sauvage et inhabite. La chane montueuse du Vuillybordait le lac lhorizon. Vers le sud, ltendue sen prolongeaitderrire les coteaux de Montmirail ; et par del tous ces objets,soixante lieues de glaces sculaires imposaient toute la contrela majest inimitable de ces traits hardis de la nature qui font leslieux sublimes.

    Je dnai avec le receveur du page. Sa manire ne me dplutpas. Cest un homme plus occup de fumer et de boire que dehar, de projeter, de saiger. Il me semble que jaimerais assezdans les autres ces habitudes, que je ne prendrai point. Elles fontchapper lennui ; elles remplissent les heures, sans que lon aitlinquitude de les remplir ; elles dispensent un homme de beau-

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    coup de choses plus mauvaises, et mettent du moins la place dece calme du bonheur quon ne voit sur aucun front, celui dune dis-traction suffisante qui concilie tout et ne nuit quaux acquisitionsde lesprit.

    Le soir je pris la clef pour rentrer pendant la nuit, et ntrepoint assujetti lheure. La lune ntait pas leve, je me prome-nais le long des eaux vertes de la Thile. Mais, me sentant dispos rver longtemps, et trouvant dans la chaleur de la nuit la facilitde la passer tout entire au dehors, je pris la route de Saint-Blaise.Je la quittai un petit village nomm Marin, qui a le lac au sud ;je descendis une pente escarpe, et je me plaai sur le sable ovenaient expirer les vagues. Lair tait calme, on napercevait au-cune voile sur le lac. Tous reposaient, les uns dans loubli destravaux, dautres dans celui des douleurs. La lune parut : je restailongtemps. Vers le matin, elle rpandait sur les terres et sur leseaux lineffable mlancolie de ses dernires lueurs. La nature pa-rat bien grande lorsque, dans un long recueillement, on entend leroulement des ondes sur la rive solitaire, dans le calme dune nuitencore ardente et claire par la lune qui finit.

    Indicible sensibilit, charme et tourment de nos vaines annes ;vaste conscience dune nature partout accablante et partout im-pntrable, passion universelle, sagesse avance, voluptueux aban-don ; tout ce quun cur mortel peut contenir de besoins et den-nuis profonds, jai tout senti, tout prouv dans cette nuit m-morable. Jai fait un pas sinistre vers lge daffaiblissement ; jaidvor dix annes de ma vie. Heureux lhomme simple dont lecur est toujours jeune !

    L, dans la paix de la nuit, jinterrogeai ma destine incertaine,mon cur agit, et cette nature inconcevable qui, contenant touteschoses, semble pourtant ne pas contenir ce que cherchent mes d-sirs. Qui suis-je donc ? me disais-je. Quel triste mlange daffectionuniverselle et dindiffrence pour tous les objets de la vie positive !Limagination me porte-t-elle chercher, dans un ordre bizarre,des objets prfrs par cela seul que leur existence chimrique,

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    pouvant se modifier arbitrairement, se revt mes yeux de formesspcieuses et dune beaut pure et sans mlange plus fantastiqueencore ?

    Ainsi, voyant dans les choses des rapports qui ny sont gure,et cherchant toujours ce que je nobtiendrai jamais, tranger dansla nature relle, ridicule au milieu des hommes, je naurai que desaffections vaines ; et, soit que je vive selon moi-mme, soit que jevive selon les hommes, je naurai dans loppression extrieure, oudans ma propre contrainte, que lternel tourment dune vie tou-jours rprime et toujours misrable. Mais les carts dune ima-gination ardente et immodre sont sans constance comme sansrgle : jouet de ses passions mobiles et de leur ardeur aveugle etindompte, un tel homme naura ni continuit dans ses gots nipaix dans son cur.

    Que puis-je avoir de commun avec lui ? Tous mes gots sontuniformes, tout ce que jaime est facile et naturel : je ne veuxque des habitudes simples, des amis paisibles, une vie toujours lamme. Comment mes vux seraient-ils dsordonns ? je ny voisque le besoin, que le sentiment de lharmonie et des convenances.Comment mes affections seraient-elles odieuses aux hommes ? jenaime que ce que les meilleurs dentre eux ont aim ; je ne chercherien aux dpens daucun deux ; je cherche ce que chacun peutavoir, ce qui est ncessaire aux besoins de tous, ce qui finiraitleurs misres, ce qui rapproche, unit, console : je ne veux que lavie des peuples bons, ma paix dans la paix de tous.

    Je naime, il est vrai, que la nature ; mais cest pour cela quenmaimant moi-mme je ne maime point exclusivement, et que lesautres hommes sont encore, dans la nature, ce que jen aime davan-tage. Un sentiment imprieux mattache toutes les impressionsaimantes ; mon cur plein de lui-mme, de lhumanit, et de lac-cord primitif des tres, na jamais connu de passions personnellesou irascibles. Je maime moi-mme, mais cest dans la nature, cestdans lordre quelle veut, cest en socit avec lhomme quelleveut, cest en socit avec lhomme quelle fit, et daccord avec

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    luniversalit des choses. A la vrit, jusqu prsent du moins,rien de ce qui existe na pleinement mon affection, et un vide in-exprimable est la constante habitude de mon me altre. Maistout ce que jaime pourrait exister, la terre entire pourrait tre se-lon mon cur, sans que rien ne ft chang dans la nature ou danslhomme lui-mme, except les accidents phmres de luvresociale.

    Non, lhomme singulier nest pas ainsi. Sa folie a des causesfactices. Il ne se trouve point de suite ou densemble dans sesaffections ; et comme il ny a derreur et de bizarreries que dansles innovations humaines, tous les objets de sa dmence sont prisdans lordre des choses qui excite les passions immodres deshommes, et lindustrieuse fermentation de leurs esprits toujoursagits en sens contraires.

    Pour moi, jaime les choses existantes ; je les aime comme ellessont. Je ne dsire, je ne cherche, je nimagine rien hors de la nature.Loin que ma pense divague et se porte sur des objets difficilesou bizarres, loigns ou extraordinaires, et quindiffrent pour cequi soffre moi, pour ce que la nature produit habituellement,jaspire ce qui mest refus, des choses trangres et rares, des circonstances invraisemblables et une destine romanesque,je ne veux, au contraire, je ne demande la nature et aux hommes,je ne demande pour ma vie entire que ce que la nature contientncessairement, ce que les hommes doivent tous possder, ce quipeut seul occuper nos jours et remplir nos curs, ce qui fait lavie.

    Comme il ne me faut point des choses difficiles ou privilgies,il ne me faut pas non plus des choses nouvelles, changeantes, mul-tiplies. Ce qui ma plu me plaira toujours ; ce qui a suffi mesbesoins leur suffira dans tous les temps. Le jour semblable au jourqui fut heureux est encore un jour heureux pour moi ; et comme lesbesoins positifs de ma nature sont toujours peu prs les mmes,ne cherchant que ce quils exigent, je dsire toujours peu prs lesmmes choses. Si je suis satisfait aujourdhui, je le serai demain,

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    je le serai toute lanne, je le serai toute ma vie ; et si mon sortest toujours le mme, mes vux toujours simples seront toujoursremplis.

    Lamour du pouvoir ou des richesses est presque aussi tranger ma nature que lenvie, la vengeance ou les haines. Rien ne doitaliner de moi les autres hommes ; je ne suis le rival daucun deux ;je ne puis pas plus les envier que les har ; je refuserais ce qui lespassionne, je refuserais de triompher deux, et je ne veux pas mmeles surpasser en vertu. Je me repose dans ma bont naturelle.Heureux quil ne me faille point defforts pour ne pas faire le mal,je ne me tourmenterai point sans ncessit ; et, pourvu que je soishomme de bien, je ne prtendrai pas tre vertueux. Ce mrite esttrs-grand, mais jai le bonheur quil ne me soit pas indispensable,et je le leur abandonne : cest dtruire la seule rivalit qui ptsubsister entre nous. Leurs vertus sont ambitieuses comme leurspassions ; ils les talent fastueusement ; et ce quils y cherchentsurtout, cest la primaut. Je ne suis point leur concurrent ; jene le serai pas mme en cela. Que perdrai-je leur abandonnercette supriorit ? Dans ce quils appellent vertus, les unes, seulesutiles, sont naturellement dans lhomme constitu comme je metrouve ltre, et comme je penserais volontiers que tout hommelest primitivement ; les autres, compliques, difficiles, imposanteset superbes, ne drivent point immdiatement de la nature delhomme : cest pour cela que je les trouve ou fausses ou vaines, etque je suis peu curieux den obtenir le mrite, au moins incertain.Je nai pas besoin defforts pour atteindre ce qui est dans manature, et je nen veux point faire pour parvenir ce qui lui estcontraire. Ma raison le repousse et me dit que, dans moi du moins,ces vertus fastueuses seraient des altrations et un commencementde dviation.

    Le seul effort que lamour du bien exige de moi, cest une vi-gilance soutenue, qui ne permette jamais aux maximes de notrefausse morale de sintroduire dans une me trop droite pour lesparer de beaux dehors et trop simple pour les contenir. Telle est

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    la vertu que je me dois moi-mme et le devoir que je mimpose.Je sens irrsistiblement que mes penchants sont naturels : il ne mereste qu mobserver bien moi-mme pour carter de cette direc-tion gnrale toute impulsion particulire qui pourrait sy mler,pour me conserver toujours simple et toujours droit au milieu desperptuelles altrations et des bouleversements que peuvent meprparer loppression dun sort prcaire et les subversions de tantde choses mobiles. Je dois rester, quoi quil arrive, toujours lemme et toujours moi, non pas prcisment tel que je suis dansdes habitudes contraires mes besoins, mais tel que je me sens,tel que je veux tre, tel que je suis dans cette vie intrieure, seulasile de mes tristes affections.

    Je minterrogerai, je mobserverai, je sonderai ce cur naturel-lement vrai et aimant, mais que tant de dgots peuvent avoir djrebut. Je dterminerai ce que je suis, je veux dire ce que je doistre ; et cet tat une fois bien connu, je mefforcerai de le conser-ver toute ma vie, convaincu que rien de ce qui mest naturel nestdangereux ni condamnable, persuad que lon nest jamais bienque quand on est selon sa nature, et dcid ne jamais rprimeren moi que ce qui tendrait altrer ma forme originelle.

    Jai connu lenthousiasme des vertus difficiles ; dans ma su-perbe erreur, je pensais remplacer tous les mobiles de la vie so-ciale par ce mobile aussi illusoire11. Ma fermet stoque bravaitle malheur comme les passions ; et je me tenais assur dtre leplus heureux des hommes, si jen tais le plus vertueux. Lillu-sion a dur prs dun mois dans sa force ; un seul incident ladissipe. Cest alors que toute lamertume dune vie dcolore et

    11Appliquer la sagesse cette ide que tout est vanit, nest-ce pas, pourra-t-on dire, lapousser jusqu lexagration ?On entend par sagesse cette doctrine des sages qui est magnanime et pourtant vaine,

    au moins dans un sens. Quant au moyen raisonn de passer ses jours en recevant et enproduisant le plus de bien possible, on ne peut en effet laccuser de vanit. La vraie sagessea pour objet lemploi de la vie, lamlioration de notre existence ; et cette existence tanttout, quelque peu durable, quelque peu importante mme quon la puisse supposer, il estvident que ce nest point dans cette sagesse-l quObermann trouve de lerreur et de lavanit.

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    fugitive vint remplir mon me dans labandon du dernier prestigequi labust. Depuis ce moment, je ne prtends plus employer mavie, je cherche seulement la remplir ; je ne veux plus en jouir,mais seulement la tolrer ; je nexige point quelle soit vertueuse,mais quelle ne soit jamais coupable. Et cela mme, o lesprer,o lobtenir ? O trouver des jours commodes, simples, occups,uniformes ? O fuir le malheur ? Je ne veux que cela. Mais quelledestine que celle o les douleurs restent, o les plaisirs ne sontplus ! Peut-tre quelques jours paisibles me seront-ils donns ; maisplus de charme, plus divresse, jamais un moment de pure joie ;jamais ! et je nai pas vingt et un ans ! et je suis n sensible, ar-dent ! et je nai jamais joui ! et aprs la mort... Rien non plus dansla vie ; rien dans la nature... Je ne pleurai point ; je nai plus delarmes. Je sentis que je me refroidissais ; je me levai, je marchai,et le mouvement me fut utile.

    Insensiblement je revins ma premire recherche. Commentme fixer ? le puis-je ? et quel lieu choisirai-je ? Comment, parmi leshommes, vivre autrement queux ; ou comment vivre loin deux surcette terre dont ils fatiguent les derniers recoins ? Ce nest quavecde largent que lon peut obtenir mme ce que largent ne payepas, et que lon peut viter ce quil procure. La fortune que jepouvais attendre se dtruit. Le peu que je possde maintenant de-vient incertain. Mon absence achvera peut-tre de tout perdre ; etje ne suis point dun caractre me faire un sort nouveau. Je croisquil faut en cela laisser aller les choses. Ma situation tient descirconstances dont les rsultats sont encore loigns. Il nest pascertain que, mme en sacrifiant les annes prsentes, je trouvasseles moyens de disposer mon gr lavenir. Jattendrai ; je ne veuxpas couter une prudence inutile, qui me livrerait de nouveau des ennuis devenus intolrables. Mais il mest impossible mainte-nant de marranger pour toujours, et de prendre une position fixeet une manire de vivre qui ne change plus. Il faut bien diffrer, etlongtemps peut-tre : ainsi se passe la vie ! Il faut livrer des annesencore aux caprices du sort, lenchanement des circonstances,

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    de prtendues convenances. Je vais vivre comme au hasard, etsans plan dtermin, en attendant le moment o je pourrai suivrele seul qui me convienne. Heureux si, dans le temps que jaban-donne, je parviens prparer un temps meilleur ; si je puis choisir,pour ma vie future, les lieux, la manire, les habitudes, rgler mesaffections, me rprimer, et retenir dans lisolement et dans lesbornes dune ncessit accidentelle ce cur avide et simple, quirien ne sera donn ; si je puis lui apprendre salimenter lui-mmedans son dnment, reposer dans le vide, rester calme dans cesilence odieux, subsister dans une nature muette.

    Vous qui me connaissez, qui mentendez, mais qui, plus heu-reux et plus sage, cdez sans impatience aux habitudes de la vie,vous savez quels sont en moi, dans lloignement o nous sommesdestins vivre, les besoins qui ne peuvent tre satisfaits. Il est unechose qui me console, cest de vous avoir : ce sentiment ne cesserapoint. Mais, nous nous le sommes toujours dit, il faut que monami sente comme moi ; il faut que notre destine soit la mme ;il faut quon puisse passer ensemble sa vie. Combien de fois jairegrett que nous ne fussions pas ainsi lun lautre ! Avec qui lin-timit sans rserve pourra-t-elle mtre aussi douce, mtre aussinaturelle ? Navez-vous pas t jusqu prsent ma seule habitude ?Vous connaissez ce mot admirable : Est aliquid sacri in antiquisnecessitudinibus. Je suis fch quil nait pas t dit par picure,ou mme par Lontium, plutt que par un orateur12. Vous tes

    12Cicron ne fut point un homme ordinaire, il fut mme un grand homme ; il eut detrs-grandes qualits et de trs-grands talents ; il remplit un beau rle ; il crivit trs-biensur les matires philosophiques : mais je ne vois pas quil ait eu lme dun sage. Obermannnaimait point quon en et seulement la plume. Il trouvait dailleurs quun homme dtatrencontre loccasion de se montrer tout ce quil est : il croyait encore quun homme dtatpeut faire des fautes, mais ne peut pas tre faible ; quun pre de la patrie na pas besoinde flatter ; que la vanit est quelquefois la ressource presque invitable de ceux qui restentinconnus, mais quautrement on ne peut en avoir que par petitesse dme. Je le souponneaussi de ne point aimer quun consul de Rome pleure plurimis lacrymis, parce que madameson pouse est oblige de changer de demeure. Voil probablement sa manire de pensersur cet orateur, dont le gnie ntait peut-tre pas aussi grand que les talents. Au reste, eninterprtant son sentiment daprs la manire de voir que ses lettres annoncent, je crainsde me tromper, car je maperois que je lui prte tout fait le mien. Je suis bien aise quelauteur de de Officiis ait russi dans laffaire de Catilina ; mais je voudrais quil et t

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    le point o jaime me reposer dans linquitude qui mgare, ojaime revenir lorsque jai parcouru toutes choses, et que je mesuis trouv seul dans le monde. Si nous vivions ensemble, si nousnous suffisions, je marrterais l, je connatrais le repos, je feraisquelque chose sur la terre, et ma vie commencerait. Mais il fautque jattende, que je cherche, que je me hte vers linconnu, et que,sans savoir o je vais, je fuie le prsent comme si javais quelqueespoir dans lavenir.

    Vous excusez mon dpart ; vous le justifiez mme ; et cepen-dant, indulgent avec des trangers, vous noubliez pas que lamitidemande une justice plus austre. Vous avez raison, il le fallait ;cest la force des choses. Je ne vois quavec une sorte dindigna-tion cette vie ridicule que jai quitte ; mais je ne men impose passur celle que jattends. Je ne commence quavec effroi des annespleines dincertitudes, et je trouve quelque chose de sinistre cenuage pais qui reste devant moi.

    grand dans ses revers.

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    LETTRE V.

    Saint-Maurice, 18 aot, I.

    Jattendais pour vous crire que jeusse un sjour fixe. Enfin jesuis dcid ; je passerai lhiver ici. Je ferai auparavant des coursespeu considrables ; mais, ds que lautomne sera avance, je ne medplacerai plus.

    Je devais traverser le canton de Fribourg, et entrer dans leValais par les montagnes ; mais les pluies mont forc de me rendre Vevay, par Payerne et Lausanne. Le temps tait remis lorsquejentrai Vevay ; mais, quelque temps quil et fait, je neussepu me rsoudre continuer ma route en voiture. Entre Lausanneet Vevay le chemin slve et sabaisse continuellement, presquetoujours mi-cte, entre des vignobles assez ennuyeux, mon avis,dans une telle contre. Mais Vevay, Clarens, Chillon, les trois lieuesdepuis Saint-Saphorien jusqu Villeneuve, surpassent ce que jaivu jusquici. Cest du ct de Rolle quon admire le lac de Genve ;pour moi je ne veux pas en dcider, mais cest Vevay, Chillonsurtout, que je le trouve dans toute sa beaut. Que ny a-t-il danscet admirable bassin, la vue de la dent de Jamant, de laiguilledu Midi et des neiges du Velan, l, devant les rochers de Meillerie,un sommet sortant des eaux, une le escarpe, bien ombrage, dedifficile accs ; et, dans cette le, deux maisons, trois au plus ! Jenirais pas plus loin. Pourquoi la nature ne contient-elle presquejamais ce que notre imagination compose pour nos besoins ? Neserait-ce point que les hommes nous rduisent imaginer, vouloirce que la nature ne forme pas ordinairement ; et que, si elle setrouve lavoir prpar quelque part, ils le dtruisent bientt ?

    Jai couch Villeneuve, lieu triste dans un si beau pays. Jaiparcouru, avant la chaleur du jour, les collines boises de Saint-Tryphon, et les vergers continuels qui remplissent la valle jusquBex. Je marchais entre deux chanes dAlpes dune grande hau-teur ; au milieu de leurs neiges, je suivais une route unie le long

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    dun pays abondant, qui semble avoir t, dans des temps reculs,presque entirement couvert par les eaux.

    La valle o coule le Rhne, depuis Martigny jusquau lac, estcoupe, peu prs au milieu, par des rochers couverts de pturageset de forts, qui forment les premiers gradins des dents de Morcleet du Midi, et qui ne sont spars que par le lit du fleuve. Versle nord, ces rocs sont en partie couverts de bois de chtaignierssurmonts par des sapins. Cest dans ces lieux un peu sauvagesquest ma demeure sur la base de laiguille du Midi. Cette cimeest lune des plus belles des Alpes : elle en est aussi lune des plusleves, si lon ne considre pas uniquement sa hauteur absolue,mais aussi son lvation visible, et lamphithtre si bien mnagqui dveloppe toute la majest de ses formes. De tous les sommetsdont des calculs trigonomtriques ou les estimations du baromtreont dtermin la hauteur, je nen vois aucun, daprs le simpleaperu des cartes et lcoulement des eaux, dont la base soit assisedans des valles aussi profondes ; je me crois fond lui donnerune lvation apparente peu prs aussi grande qu aucun autresommet de lEurope.

    A la vue de ces gorges habites, fertiles, et pourtant sauvages,je quittai la route dItalie, qui se dtourne en cet endroit pourpasser Bex, et, me dirigeant vers le pont du Rhne, je pris dessentiers travers des prs tels que nos peintres nen font gure.Le pont, le chteau et le cours du Rhne, en cet endroit, formentun coup dil trs-pittoresque ; quant la ville, je ny vis de re-marquable quune sorte de simplicit. Le site est un peu triste,mais de la tristesse que jaime. Les montagnes sont belles, la val-le est unie ; les rochers touchent la ville et semblent la couvrir ;le sourd roulement du Rhne remplit de mlancolie cette terrecomme spare du globe, et qui parat creuse et ferme de toutesparts. Peuple et cultive, elle semble pourtant aige ou embelliede toute laustrit des dserts, lorsque des nuages noirs lobscur-cissent, roulent sur les flancs des montagnes, en brunissent lessombres sapins, se rapprochent, sentassent, et sarrtent immo-

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    biles comme un toit tnbreux : ou lorsque, dans un jour sansnuages, lardeur du soleil sy concentre, en fait fermenter les va-peurs invisibles, agite dune ardeur importune ce qui respire sousle ciel aride, et fait de cette solitude trop belle un amer abandon.

    Les pluies froides que je venais dprouver en passant le Jorat,qui nest quune butte auprs des Alpes, et les neiges dont jaivu se blanchir alors les monts de la Savoie, au milieu de lt,mont fait penser plus srieusement la rigueur, et plus encore la dure des hivers dans la partie leve de la Suisse. Je dsiraisrunir les beauts des montagnes et la temprature des plaines.Jesprais trouver dans les hautes valles quelques pentes exposesau midi, prcaution bonne pour les beaux froids, mais trs-peusuffisante contre les mois nbuleux, et surtout contre la lenteurdu printemps. Dcid pourtant ne point vivre ici dans les villes,je me croyais bien ddommag de ces inconvnients si je po