seymour -- profession philosophe
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Presses de lUniversit de MontralProfession philosophe | Michel Seymour
Introductionp. 7-12
Texte intgral
Je suis philosophe de profession, mais je nen fais pas une profession de foi. Je ne suis pas entr en philosophie comme on entre en religion. Je ne me rappelle pas davoir dcid que
jallais faire une carrire de philosophe. Cela mest venu sans que je men rende compte, vers lge de seize ans, alors que samoraient mes tudes collgiales et que je dcouvrais
Hegel (La logique de ltre) et Nietzsche (Ainsi parlait Zarathoustra). Je ne me suis jamais dparti de cet enthousiasme juvnile, je le retrouve encore lorsque, pour prparer
un cours, je rassemble quelques articles photocopis que je me propose de lire.Je ne vais pas dans cet ouvrage raconter sur un mode biographique comment jai t
amen la philosophie, puisque je viens tout juste de le faire et quil ny a rien dautre ajouter. Je vais encore moins procder une autobiographie intellectuelle qui serait aussi
prtentieuse quennuyante. Je nai pas loutrecuidance de penser que lhistoire de ma dmarche intellectuelle est dun quelconque intrt pour qui que ce soit. Je me propose
plutt de rpondre de diverses faons la question de savoir comment se vit lexistence dun philosophe dans la Cit. Quelles relations un philosophe entretient-il avec la socit
dans laquelle il se trouve, commencer par la socit des philosophes ? Il est difficile den rester des considrations gnrales pour tmoigner de cette exprience ou pour se
prononcer sur le rle que le philosophe peut ou doit jouer. Les philosophes tant eux-mmes des personnes diffrentes, ils se comportent diffremment face aux enjeux sociaux.
La philosophie est en outre une discipline qui est plus que deux fois millnaire et elle recouvre des domaines trs varis qui peuvent tre affects de mille et une faons par les
proccupations citoyennes. Les philosophes forment un ensemble trs diversifi de chercheurs et les ressemblances entre eux ne sont que des ressemblances de famille. Ainsi,
on ne peut pas parler de linsertion sociale du philosophe de faon univoque, parce quil existe plusieurs faons dexercer cette profession.
Il existe, par exemple, un grand pan de la philosophie je songe lhistoire de cette discipline - qui nexige peut-tre pas au dpart que lon se sente concern par lactualit
sociale et politique, alors que dautres secteurs vivent plus directement ce contact. Les historiens ont affaire des objets dtude, les grands penseurs de lAntiquit (des
Prsocratiques aux picuriens et Stociens), du Moyen ge (de saint Augustin Dun Scot Origne et Guillaume dOccam), de la Renaissance (drasme Montaigne) ou de lpoque
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moderne (de Descartes Kant et Hegel) qui, pour lessentiel, demeurent les mmes, tout
comme demeurent peu prs les mmes leurs pigones et les auteurs appartenant la littrature secondaire. Leur objet dtude nest pas perturb par lactualit politique. Du
moins est-ce ainsi que lon se reprsente trs souvent la pratique de lhistorien philosophe. Les exigences mthodologiques sont bien videmment devenues de plus en plus grandes
avec le temps, car il est de plus en plus difficile de se rclamer dune interprtation originale quand on tudie un grand texte classique. Mais, parmi les tches qui attendent
lhistorien, il ny a pas lurgence dintervenir sur la place publique. Le prjug populaire, quil soit fond ou non, veut que les exigences de lhistorien naient pas grand-chose voir
avec une quelconque proccupation lgard de la ralit sociale et politique dans laquelle il vit. Sans aller jusqu dire que lhistoire de la philosophie est elle-mme labri des
vicissitudes de lhistoire, la prsence forte de la ralit sociale et politique dans la vie acadmique nest pas ncessairement ce qui vient perturber le chercheur uvrant dans ce
secteur. En tant que citoyen, il nest pas moins sollicit que les autres par les vnements de son poque et il peut mme ltre en partie titre de philosophe. Mais il nest pas tenu
de ltre par sa propre pratique dhistorien de la philosophie, au sens o il ne sagit pas dune ncessit inscrite dans cette pratique. Il nest en tout cas pas du tout pouss dans
cette direction, moins que ses travaux naient depuis toujours port sur des ouvrages classiques dthique ou de philosophie politique.
Il en va de mme, pense-t-on, mme si cest dans une moindre mesure, du philosophe uvrant dans le secteur de la philosophie dite continentale , postkantienne et
posthglienne, couvrant une priode stalant de la deuxime moiti du XIXe sicle nos jours. Je songe ici principalement la philosophie franco-allemande, se dployant partir
de Schopenhauer et Nietzsche. Il sagit dun courant de pense qui se prsente comme une critique de lidalisme allemand traditionnel, cest--dire comme une critique de lillusion
des pouvoirs de la raison, du volontarisme et de lautonomie du sujet individuel, au profit dune approche plus raliste qui se propose de prendre acte des divers dterminismes
affligeant la condition humaine. Certains insisteront sur les dterminismes de lhistoire et de la tradition et sen remettront linterprtation des grands textes philosophiques
(Gadamer, Heidegger), alors que dautres examineront les dterminismes de la nature humaine (Nietzsche), les dterminismes de linconscient (Freud) ou les dterminismes socio-conomiques (Marx). Dautres demanderont quune attention plus grande soit
porte aux phnomnes tels que nous les vivons et lgard de lexprience intentionnelle en gnral (Husserl, Merleau- Ponty, Ricur). Les existentialistes insisteront sur la
facticit de lexistence (Sartre, Camus), tandis que dautres thmatiseront laltrit (Lvinas). Les penseurs structuralistes seront amens mettre en vidence, pour les
admettre ou pour les critiquer, les structures sociales ou institutionnelles qui dterminent ltre humain (Lvi-Strauss, Foucault). Enfin, certains prendront acte des dterminismes
idologiques issus de la mtaphysique occidentale et proposeront, dans une perspective postmoderne, de les dconstruire (Deleuze, Derrida, Lyotard).
L encore, le corpus est plus ou moins complt. Les interprtations foisonnent et peuvent parfois donner lieu de vives controverses, mais tout cela peut se passer dans une relative
quitude par rapport aux proccupations contemporaines qui animent les intellectuels. Ceux qui sintressent la philosophie continentale pourront estimer, non sans raison,
que des questions fondamentales doivent nous solliciter indpendamment des proccupations de notre poque. Il ny a rien de nouveau sous le soleil, et les praticiens qui
uvrent dans ce domaine peuvent considrer comme une vertu le fait de se tenir lcart des modes. Ils ne se situent pas en marge de lhistoire, et ce, mme si les auteurs quils
tudient proposent des considrations qui sont parfois inactuelles , car ils sont plutt lafft des invariants de lhistoire. La philosophie est lalgbre de lhistoire, disait Merleau-
Ponty.Pourtant, il faut tout de suite prciser que les choses ne sont pas aussi simples que cela,
mme dans les secteurs qui sont a priori labri du tourbillon de lactualit. Tout dabord, lengagement social du philosophe ne dpend pas seulement de son objet dtude, mais
aussi de son propre temprament, de ses traits de caractre . Ensuite, la plupart des auteurs, sinon tous, aspirent dire quelque chose dimportant concernant leur propre
poque. Si le propos est intemporel, cest quil vaut pour toutes les poques. Cela doit donc tre important aussi pour les philosophes qui, notre poque, cherchent comprendre ces
auteurs classiques. Jajouterais que, parmi les philosophes continentaux , il faut
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SEYMOUR, Michel. Introduction In : Profession philosophe [en ligne]. Montral : Presses de lUniversit de Montral, 2006 (gnr le 27 novembre 2014). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821850651.
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SEYMOUR, Michel. Profession philosophe. Nouvelle dition [en ligne]. Montral : Presses de lUniversit de Montral, 2006 (gnr le 27 novembre 2014). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821850651. Compatible avec Zotero
inclure, en plus de Marx, les penseurs de lcole de Francfort (Adorno, Horkheimer,
Marcuse, Habermas) ou, comme on la vu, des auteurs tels que Sartre, Camus et Foucault, qui ont t trs engags politiquement. Enfin, il y a aussi des penseurs qui, comme
Heidegger et Gadamer, se sont retrouvs au cur de la tourmente nazie et ont choisi leurs risques et prils dassumer pleinement lhistoricit de leur propre condition de
citoyens allemands au sein du IIIe Reich. Ceux-l ne peuvent plus tre lus sans que soit thmatise la problmatique de linsertion du philosophe dans la Cit. Pour sen
convaincre, on na qu lire louvrage effrayant dEmmanuel Faye consacr Heidegger.Aussi, si jexclus la question de savoir comment les historiens de la philosophie et les
interprtes de la philosophie continentale pensent leur rapport la ralit sociale, ce nest pas parce que la question nest pas pertinente pour eux ou parce que leurs proccupations
politiques sont absentes. Cest en fin de compte tout simplement parce que le propos qui est le mien est davantage personnel. Je veux tmoigner de ma propre exprience de
philosophe. Or, je ne suis pas un historien de la philosophie et je ne fais pas partie du courant issu de la philosophie continentale.
Je ne traiterai pas non plus de la philosophie orientale, mme si sa prsence accrue dans nos universits sexplique en partie par linfluence grandissante de la Chine et de lAsie du
Sud-Est dans la ralit politique actuelle. On ne peut pas rester indiffrent lgard de ces pays si lon sait le moindrement dans quelle direction soriente lhistoire. Le philosophe
occidental qui travaille notre poque dans le domaine de la philosophie orientale est donc invitablement habit par une proccupation sociale et politique, et ce, mme
lorsquil sintresse Confucius. Mais il est vrai que nous en sommes encore au tout dbut en ces matires, et que linfluence particulire de la philosophie pratique dans les pays
asiatiques sur les chapelles universitaires occidentales demeure notre poque relativement limite.
Sil y a un secteur qui est en principe travers par les proccupations qui animent lactualit, cest bien celui de lthique et de la philosophie politique. Mais l encore, si le
philosophe nest pas enclin sengager socialement, il pourra peut-tre choisir de se tenir lcart des enjeux et des dbats contemporains. Il est donc possible dimaginer un
philosophe de lAntiquit ou de lpoque moderne qui est socialement impliqu dans les dbats sociaux de son temps cause de son temprament et un philosophe thicien qui choisit plutt de sen retirer. Comme on le voit, plusieurs cas de figures sont possibles, et
les champs philosophiques disciplinaires ne dterminent pas des attitudes sociales qui seraient prescrites lavance pour des raisons mthodologiques.
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1. La philosophie analytiquep. 13-18
Texte intgral
Jusquici, jai surtout dcrit ce dont il ne sera pas question dans ce livre et jai explicitement reconnu quil y avait plusieurs faons de vivre son exprience de citoyen
philosophe. Mais il faut que jen arrive rapidement prciser ce que jentends traiter dans ces brves pages. Je veux tre beaucoup plus bavard propos dun secteur qui caractrise
un autre pan important de la philosophie telle que pratique de nos jours luniversit. Je songe ici la philosophie anglo-amricaine, aussi connue sous le nom de philosophie
analytique . Si jai voqu dautres secteurs philosophiques et dautres tempraments, cest pour illustrer la varit irrductible des perspectives et des points de vue. Il y a tout
un ventail dattitudes et de postures philosophiques possibles lgard du politique. Il ne faut pas penser non plus que lengagement social est ncessairement une vertu cultiver.
Certains philosophes ne sont tout simplement pas intresss assumer un rle dintellectuel, et cest trs bien quil en soit ainsi. Encore une fois, je me propose tout au
plus de tmoigner de ma propre exprience en ces matires : de mon exprience en tant que philosophe analytique et plus gnralement de mon exprience en tant quintellectuel
universitaire. Si je choisis de parler surtout de cette branche de la philosophie, cest parce que juvre dans ce secteur depuis de nombreuses annes. Jy ai t amen dans un
sminaire donn en 1978 au Dpartement de philosophie de lUniversit du Qubec Montral par Jean-Paul Brodeur, avant que ce dernier ne bifurque vers la criminologie.
Jai aussitt t frapp par la concision, la clart, la prcision et le professionnalisme de la philosophie analytique, telle que Brodeur la pratiquait, et je me suis vite rendu compte de
lampleur de ce courant de pense.Ce mouvement est n au dbut du XXe sicle sous limpulsion de certains penseurs
britanniques tels que George Edward Moore et Bertrand Russell, mais aussi grce des philosophes allemands et autrichiens qui ont eu une influence importante sur les
Britanniques. Je songe ici principalement Gottlob Frege et Ludwig Wittgenstein. Tout au long du XXe sicle, ce mouvement a connu un essor considrable. Il sagit dun
phnomne unique dans lhistoire de la pense. Des dizaines de revues sont nes, des milliers douvrages ont t publis et des dizaines de milliers darticles sont parus. Je suis
enclin parler surtout de ce courant puisque jen fais partie.
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Si lon excepte les quelques grandes figures reprsentatives que je viens de nommer,
auxquelles il faut sans doute ajouter Alfred J. Ayer, Robert Brandom, Rudolf Carnap, Donald Davidson, Michl Dummett, Jerry Fodor, Nelson Goodman, Saul Kripke, David
Lewis, John McDowell, Hilary Putnam, Willard Van Orman Quine, John Rawls, John Searle, Peter Strawson et Wilfrid Sellars, le mouvement se caractrise par une
prolifration dauteurs secondaires qui ont une notorit toute relative et des contributions plus ponctuelles. Cest que la recherche sest faite de plus en plus dans un
esprit qui ressemble celui de la science et de moins en moins sous la forme dun systme de pense labor, comme chez ceux que lon a coutume de nommer les grands
penseurs de la philosophie grecque ou allemande. La recherche en philosophie analytique sest pour une trs large part manifeste sous la forme darticles dans des
revues. On a ainsi souvent dcrit la philosophie analytique comme de la piecemeal philosophy, cest--dire de la philosophie en pices dtaches. Les auteurs interviennent
dans un article pour rsoudre une question particulire : clarifier un concept, dvelopper une thse, discuter dun argument. tel point que Dummett finira par se demander dans
un article clbre paru en 1975 ( Can Analytic Philosophy Be Systematic, and Ought It to Be ? ) si la philosophie analytique peut aspirer tre systmatique ou si elle nest pas
plutt condamne ntre rien dautre que fragmente. Je crois en fait qu notre poque, cest la question inverse qui doit tre pose : la philosophie peut-elle tre autre chose que
systmatique ?Quoi quil en soit, cet clatement de la recherche sous la forme de contributions
ponctuelles dans des revues spcialises reproduit un peu le modle de la science pure, et cest ce qui permettra des auteurs relativement mconnus daccder parfois la gloire
avec la publication dun article qui attire lattention. La recherche se spcialise, mais en mme temps il nest pas ncessaire de produire une uvre volumineuse pour se faire
connatre et remarquer. Grce une transmission efficace de linformation rendue possible par les progrs raliss dans le secteur de ldition, un auteur peut faire carrire
et tre reconnu internationalement cause dun article devenu classique. Ce phnomne est compltement nouveau et na jamais exist auparavant dans lhistoire de la
philosophie.La philosophie analytique se caractrise surtout par sa mthode. Le travail philosophique doit pour une large part tre marqu par lanalyse des concepts, des thses, des arguments
et des thories philosophiques et scientifiques. Plus exactement, le philosophe analytique manifeste une sensibilit lgard du langage dans lequel sont formuls ces concepts,
thses, arguments et thories. Ce courant de pense ne se caractrise pas partir dun ensemble de thses et de doctrines. Tous les sujets philosophiques donnent lieu au sein de
ce courant de vifs dbats et dimportantes controverses sans que jamais des consensus ne surgissent clairement. La philosophie analytique ne peut tre dfinie partir dun
ensemble de doctrines philosophiques particulires telles que lidalisme, le conventionnalisme, lempirisme, le rationalisme, le ralisme ou lantiralisme. Dans
chaque domaine ltude, des coles de pense opposes existent, mais elles se rclament toutes dun seul et mme hritage. Quel peut bien tre cet hritage, si ce nest justement la
mthodologie adopte ?Bien entendu, il nexiste pas strictement parler une seule approche mthodologique au
sein de ce vaste courant de pense. Certains philosophes analytiques utilisent les mthodes formelles de la logique, alors que dautres sinspirent des langues naturelles
pour lanalyse des concepts. Certains dveloppent une attitude critique radicale lgard de la tradition philosophique, alors que dautres sont plus modestes dans leurs ambitions.
Lutilisation du langage peut aussi varier dun auteur lautre. Mais on peut quand mme tenter une dfinition approximative de la philosophie analytique. Il sagit dune
conception globale de ce quest la philosophie (une conception mtaphilosophique), ne au dbut du XXe sicle, qui affirme le caractre central de la philosophie du langage au sein
de lensemble des disciplines philosophiques et qui fait intervenir lanalyse du langage comme mthode de dcouverte philosophique, do son caractre analytique . Si la
mtaphysique (la science de ltre en tant qutre) tait conue comme la discipline fondamentale lpoque antique, et si la thorie de la connaissance a jou un rle
prpondrant au sein de lensemble des disciplines philosophiques lpoque moderne, cest la philosophie du langage qui a occup au XXe sicle cette place primordiale pour les
philosophes analytiques.
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SEYMOUR, Michel. 1. La philosophie analytique In : Profession philosophe [en ligne]. Montral : Presses de lUniversit de Montral, 2006 (gnr le 27 novembre 2014). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821850651.
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SEYMOUR, Michel. Profession philosophe. Nouvelle dition [en ligne]. Montral : Presses de lUniversit de Montral, 2006 (gnr le 27 novembre 2014). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821850651. Compatible avec Zotero
Il sagit donc de lun des plus importants courants de pense du XXe sicle, dvelopp
surtout (mais pas exclusivement) dans les pays anglo-saxons et sexprimant presque toujours (mais pas exclusivement) dans des ouvrages et des revues de langue anglaise. Il
sagit dun courant de pense rassemblant des philosophes de tendances trs diverses. Mais tous conviennent que les rflexions sur le langage en gnral ou les analyses
linguistiques particulires peuvent servir rsoudre ou dissoudre, en totalit ou en partie, la plupart des problmes philosophiques traditionnels. En effet, quelles que soient
leurs ides, les auteurs partagent pour la plupart un mme souci de rigueur analytique dans la clarification des concepts, llucidation des thses philosophiques et la formulation
des thories. Leurs contributions prennent la forme darguments clairs sous la forme de prmisses et de conclusions explicitement formules. Un bon article de philosophie
analytique est un texte qui cible une problmatique bien dlimite et qui prsente un argument nouveau, ou une rfutation nouvelle pour un argument ancien. Ainsi compris, le
travail en philosophie analytique peut donner lieu un savoir cumulatif dhypothses, de rfutations et de rpliques. Cest cela qui invite et permet un travail de collaboration
mobilisant la communaut internationale des chercheurs. Sans aller jusqu parler de collgialit ou dquipes de recherche, on a affaire quand mme une faon de concevoir
la philosophie qui incite penser ce travail comme le rsultat dune collaboration lchelle internationale.
Or, ce courant de pense naurait jamais vu le jour si des faits nouveaux ntaient pas survenus lchelle internationale. Dans le contexte dune hgmonie anglo-amricaine au
XXe sicle concidant avec un essor sans prcdent de la science, de la technologie et des communications, la philosophie analytique apparat comme linvitable produit driv de
lpoque, et le mouvement a en retour eu un impact considrable sur la pratique philosophique dans son ensemble. La philosophie analytique est le courant de pense qui,
pour le meilleur et pour le pire, reflte le plus la ralit de lpoque. On peut mme dire quelle est la fille de son poque. Ses traits caractristiques les plus importants sont un
miroir de notre temps. Jai dit en effet que la philosophie analytique est surtout pratique dans les pays anglo-saxons, quelle est prsente surtout dans des ouvrages crits en langue
anglaise et quelle subit linfluence importante du modle de la recherche en sciences pures. Voil autant de traits caractristiques qui refltent des ralits sociopolitiques du XXe sicle. Sur le plan des contenus, elle traduit parfois aussi les valeurs, prjugs et
opinions dune mentalit typiquement anglo-amricaine. Mme si elle ne se laisse pas caractriser partir dun ensemble de doctrines philosophiques, certaines ides exercent
une influence dterminante sur les esprits. Je songe ici lindividualisme qui caractrise bien la mentalit anglo-amricaine et qui se dcline de diffrentes faons en philosophie
de la biologie, en ontologie sociale, en pistmologie des sciences humaines, en philosophie politique, en philosophie de lesprit et en philosophie du langage.
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Presses de lUniversit de MontralProfession philosophe | Michel Seymour
2. Le philosophe dans la Citp. 19-22
Texte intgral
Sans reprendre la lettre le credo du regrett Pierre Bourdieu, on peut quand mme
reconnatre que lenvironnement social premier du chercheur est linstitution rassemblant les chercheurs oprant dans le mme domaine que lui. Cest cette institution qui le
faonne et cest par rapport elle quil se dfinit. Cest aussi par rapport elle quil cherche se dmarquer pour se faire reconnatre. Je tmoignerai donc surtout de lexprience
vcue par un philosophe au sein de sa profession. Je veux aborder en particulier le rapport quun philosophe qubcois pratiquant la philosophie analytique en langue franaise
entretient avec son environnement institutionnel et socital. Depuis le dbut de ma carrire de philosophe analytique, je me suis intress mille et une choses, mais deux
grands domaines de rflexion ont jusquici principalement orient ma recherche : la philosophie du langage et la philosophie politique. Je ralise maintenant que le fil
conducteur de ces recherches est lide de communaut et quil dborde largement ces deux dernires disciplines. On peut parler dans mon cas dune vritable obsession
communautaire. On reproche souvent aux intellectuels de rester dans leur tour divoire. Or, jai toujours compris cette tour divoire comme ntant rien dautre quune
mtaphore pour le crne humain. Selon ce vieil adage, lintellectuel est trop souvent celui qui se perd dans les mandres de sa propre pense, qui sisole dans sa tte, qui est
emprisonn dans son crne. Si telle est bien la comprhension quil faut avoir de la tour divoire, alors il faut dire que je ne suis pas un intellectuel de ce genre, puisque ma lutte
contre lenfermement individualiste est prcisment une lutte contre cette sorte de repli. On parle souvent de repli communautaire, mais on ne parle pas du repli individualiste qui
est pourtant omniprsent. Lappel que je fais en faveur de la communaut, lorsque considre dans sa gnralit, nest rien dautre quun appel la prise en compte de nos
appartenances sociales et la prise en charge de nos responsabilits politiques. Cela vaut autant pour la communaut nationale que pour la communaut globale.
Je trane avec moi cette obsession communautaire depuis longtemps et je la tranerai probablement toujours. Plus jai t sollicit par les vnements sociaux et politiques de
lactualit, plus jai t amen rflchir aux diffrentes dimensions de notre insertion
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SEYMOUR, Michel. 2. Le philosophe dans la Cit In : Profession philosophe [en ligne]. Montral : Presses de lUniversit de Montral, 2006 (gnr le 27 novembre 2014). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821850651.
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SEYMOUR, Michel. Profession philosophe. Nouvelle dition [en ligne]. Montral : Presses de lUniversit de Montral, 2006 (gnr le 27 novembre 2014). Disponible sur Internet : . ISBN : 9782821850651. Compatible avec Zotero
dans des groupes, car jai t constamment alert par les multiples facettes de
lindividualisme contemporain. Cette dernire doctrine est encore notre poque un courant dominant aux tats-Unis et dans les autres pays anglo-saxons, surtout en
philosophie politique. Jai par le pass entretenu cette obsession communautaire en philosophie du langage et en philosophie de lesprit, ainsi quen philosophie politique,
mais je lentretiens aussi de plus en plus dans dautres secteurs de la philosophie. Je suis ainsi incit me mler de plusieurs sujets diffrents. Je dbusque chaque fois dans le
propos de certains auteurs le prjug individualiste sous-jacent ou implicite, et jamorce ensuite une rflexion qui va dans le sens contraire. Je me suis de cette manire mesur
une foule de sujets philosophiques plus passionnants les uns que les autres, quil sagisse de la conception institutionnelle et communautaire du langage, de lanti-individualisme
social en philosophie de lesprit, de la thorie librale des droits collectifs, de la conception politique de la personne et du peuple, du nationalisme cosmopolitique et, plus
rcemment, du collectivisme mthodologique en philosophie des sciences sociales et de limportance des groupes comme units de slection en thorie de lvolution. Le combat
que je mne mon corps dfendant contre lindividualisme nest toutefois pas confin la philosophie. En effet, comme si ce ntait dj pas assez, je suis aussi interpell par
certains enjeux politiques en tant quintellectuel. Pour le dire franchement, je suis souverainiste depuis 1973.
Dune faon gnrale, je cherche donc rhabiliter la notion de communaut et lui accorder une place aussi importante qu lindividu. Voil un assez gros programme qui
est sans doute beaucoup trop ambitieux pour mes frles paules. Imaginez-vous donc un philosophe qubcois, francophone, nationaliste, partisan des droits collectifs pour les
peuples, critique de lindividualisme nord-amricain, favorable lautodtermination du peuple qubcois et qui propose de surcrot des arguments favorables la scession du
Qubec ! Je ne sais pas si vous le pressentez, mais il sagit trs certainement du pire choix de carrire quun philosophe qubcois puisse se donner sil veut faire sa marque sur la
scne internationale, en particulier si son objet dtude est la philosophie analytique. Demble, on se trouve systmatiquement ignor par le Canada anglais. Ainsi, je nai
jamais t invit une seule fois par un de mes collgues du Canada anglais participer un colloque philosophique ou contribuer un ouvrage collectif philosophique. Et comment voulez-vous que je sois sympathique aux yeux dun Amricain qui a encore le
souvenir horrifi de la guerre de Scession ! En outre, ma critique de lindividualisme nest quune vaguelette dans une mer individualiste tats-unienne. Quant mes collgues
europens, ils estiment tous comme Franois Mitterrand que le nationalisme, cest la guerre . Mes ides sur les droits collectifs minoritaires se heurtent dailleurs au
rpublicanisme jacobin des Franais, et mes critiques du fdralisme se brisent contre les rcifs dun engouement gnralis suscit par ce modle dorganisation politique, que les
Belges chrissent depuis peu et que les Suisses chrissent depuis toujours. Bref, jai choisi la pire orientation possible et, pour cette raison, je suis jusqu un certain point et contre
mon gr quelque peu isol. Pour le dire tout net, je suis dans une sorte de contre-emploi.
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Presses de lUniversit de MontralProfession philosophe | Michel Seymour
3. La science comme modle ?p. 23-29
Texte intgral
Je me propose de soulever quelques aspects de la pratique du philosophe analytique qui
me semblent controverss et problmatiques. Dans lensemble, je dois dire que mon
travail me rend heureux et que je me sens privilgi de pratiquer ce mtier. Les problmes
que je me propose daborder ne me font pas perdre de vue ce sentiment
fondamentalement positif, mais ce nest pas une raison pour esquiver les problmes et
refuser den parler. Je voudrais discuter de trois aspects importants de ma pratique de
philosophe analytique. Je veux parler de la mthode analytique en tant que telle, puis de la
langue dans laquelle est crite la philosophie analytique et enfin du biais individualiste qui
caractrise la majorit des contributions ce courant de pense. Je serai relativement bref
sur le premier de ces aspects. Il concerne le modle que constitue la science pure. Sur le
plan mthodologique, on constate au sein de ce mouvement la tentation toujours prsente
de modeler le travail philosophique sur lactivit scientifique. Cela est particulirement
frappant chez les empiristes logiques et les partisans du cercle de Vienne qui ont mis de
lavant au sein de la philosophie analytique un manifeste prnant le programme de lunit
de la science. Il sagissait en loccurrence de rduire le savoir dans son ensemble au savoir
scientifique et de proposer un programme de rduction de lensemble des connaissances
scientifiques la physique ! Ils sont peu nombreux notre poque prner ce genre
didologie philosophique, mais cela en dit long sur lattrait quont pu exercer les sciences
pures chez ces philosophes.
Linfluence du travail scientifique sur la pratique philosophique sest aussi manifeste
dans la propension quont les auteurs souscrire lempirisme. Selon ce point de vue, tout
nonc thorique vrai doit pouvoir stayer partir de donnes empiriques et cela doit tre
vrai aussi des noncs thoriques produits par les philosophes. Habituellement, ces
donnes empiriques devront tre obtenues grce aux rsultats auxquels sont parvenues les
sciences elles-mmes, do la dpendance de la pratique philosophique par rapport la
pratique scientifique. Mais que lon souscrive ou non lempirisme, les philosophes
analytiques succombent presque unanimement la sduction du modle de la recherche
scientifique. Lessor des sciences pures fait en sorte de rendre dsormais incontournables
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les rsultats obtenus au sein de ces disciplines. Plusieurs en ont fait pour cette raison un
modle suivre. Mais sans aller jusque-l, ils ont tous reconnu limportance de tenir
compte des recherches scientifiques. Cela impose tout naturellement une tendance
valoriser linterdisciplinarit. Il faut que le philosophe inscrive linterdisciplinarit au
cur de son travail. Ainsi, notre poque, il est impossible dtre un philosophe des
sciences sans connatre de prs la pratique scientifique en tant que telle. La plupart des
grands penseurs du sicle en pistmologie des sciences taient dailleurs eux-mmes des
scientifiques, quil sagisse de Karl Popper ou de Thomas Kuhn. Les philosophes des
sciences peuvent laborer des programmes de recherche, valuer rtroactivement les
mrites de telle ou telle thorie scientifique, analyser des concepts, lucider des thses,
proposer des dfinitions, reprer des arguments, dlimiter des objets dtude, et se
prononcer plus gnralement sur la dcouverte ou la justification scientifiques, mais ils
nont pas un domaine de recherche qui leur soit propre. Que lon sintresse lesprit
humain, son langage, aux collectivits humaines ou leur organisation politique, il faut
dans chaque cas tre en mesure dtayer son propos en exploitant les connaissances
scientifiques disponibles sur le march international : celles de la psychologie, de la
linguistique, de la sociologie ou de la science politique.
Je me suis dailleurs moi-mme livr ce genre dexercice. Par exemple, les recherches
que jai menes depuis plus de dix ans sur la nation et le nationalisme mont amen
entrer en contact avec des chercheurs provenant de diffrentes disciplines, de diffrentes
institutions et de diffrents pays. Jai pens que le meilleur moyen dentrer en relation
avec eux tait de mettre sur pied des vnements denvergure internationale. Cela a donn
lieu lorganisation de nombreux colloques qui ont men la publication douvrages
collectifs. Les philosophes taient minoritaires dans ces rencontres, et jai t amen
ctoyer des politologues, des sociologues, des historiens, des juristes, des politiciens et des
journalistes. Jai tout dabord codit en 1995 un recueil intitul Une nation peut-elle se donner la constitution de son choix ? (Bellarmin) qui rassemblait des articles de
philosophes et de politologues ayant particip un colloque que javais organis dans le
cadre de lAssociation canadienne-franaise pour lavancement des sciences lUniversit
de Montral en 1992. En 1998, jai codit le recueil Rethinking Nationalism en tant que Supplementary Volume du Canadian Journal of Philosophy. Louvrage contenait notamment des contributions de Harry Brighouse, Allen Buchanan, Omar Dahbour,
Andrew Levine, David Miller, Barrington Moore, Thomas Pogge et Dominique Schnapper.
En 2000, dans Nationalit, citoyennet et solidarit (Liber), je publiais les actes dun
colloque tenu deux ans plus tt. Louvrage rassemblait notamment des articles de
Margaret Moore, Allen Patten, Ross Poole, Jeff Spinner-Halev et Yl Tamir. Dans tats-
nations, multinations et organisations supranationales (Liber, 2002), jai publi notamment des articles de Margaret Canovan, Liah Greenfeld, Montserrat Guibernau,
John McGarry, Kai Nielsen, Stphane Pierr-Caps et Thomas Pogge. The Fate of the Nation-State (McGill-Queens, 2004) contenait des articles de Benedict Anderson, Rajeev
Bhargava, Rogers Brubaker, Matthew Evangelista, David Ingram, Avishai Margalit, David
McCrone, Rada Khumar et Ken McRoberts. Malgr des diffrences importantes, ces deux
derniers recueils sont tous les deux issus du mme colloque de lan 2000. De la mme
manire, louvrage que je codite chez Prometheus en lhonneur de Kai Nielsen, Reason
and Emancipation. Essays on Kai Nielsen, est le point daboutissement dun colloque tenu en 2003 lUniversit Concordia. Il rassemble notamment des contributions de
Norman Daniels, Anthony Kenny, Stephen Lukes et Richard Rorty.
Je me permets de citer tous ces noms, vnements et publications, parce que cela
dmontre concrtement comment peut tre vcue la pratique de linterdisciplinarit. Les
personnes qui ont t invites contribuer ces colloques et ouvrages collectifs sont dans
tous les cas des chercheurs ayant un rayonnement international important. Jai appris
beaucoup leur contact.
Je crois donc profondment la collgialit, linterdisciplinarit et au caractre quasi
scientifique de la profession philosophique. Je partage moi aussi cette volont de raliser
en grande partie mes travaux sous la forme darticles. Mais linfluence du travail
scientifique sur la pratique de la philosophie analytique a parfois pour effet damener les
gens penser que tout philosophe doit tre divers degrs lui-mme un scientifque.
Comme je lai dj fait remarquer, la philosophie des sciences ne se fait pas en vase clos
mais est la remorque du savoir scientifique, et cest alors parfois toute la philosophie qui
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risque de devenir un wagon de train par rapport la locomotive de la science. Ainsi, un
prcepte normatif intervient parfois de faon implicite dans la pratique de certains auteurs
appartenant la philosophie analytique. Celui qui travaille en philosophie politique doit
tre aussi politologue. Celui qui travaille en ontologie sociale doit tre lui-mme
sociologue. Le philosophe de lesprit doit salimenter avec des travaux raliss en
psychologie cognitive, en intelligence artificielle et en neurophysiologie, et doit donc se
rclamer dune expertise dans ces domaines. Le philosophe du langage doit tre au fait du
travail effectu en linguistique, ce qui loblige devenir lui-mme linguiste. Lontologie
formelle ne peut faire lconomie des mathmatiques, et la philosophie de la logique ne
peut tre bien servie que si le praticien est lui-mme logicien. Et ainsi de suite. Cela prend
une forme extrme chez les partisans de la philosophie exacte (exact philosophy) o le
travail philosophique sapparente plus que jamais au travail en sciences pures ou en
mathmatiques. Comme si la philosophie pouvait devenir une succursale des
mathmatiques !
Le saut injustifi survient lorsque lintervention philosophique se confond elle-mme avec
les disciplines scientifiques qui sont censes seulement linspirer ou linstruire. La
philosophie risque alors de perdre son autonomie. Dans plusieurs de mes travaux, jai
cherch lgitimer cette autonomie. Dans mes deux ouvrages de philosophie analytique
publis ce jour (Pense, langage et communaut et Linstitution du langage), jai pouss
laudace jusqu faire des propositions qui prenaient la forme de spculations a priorii pouss lau. En procdant ainsi, on court peut-tre le risque daller lencontre de la
recherche scientifique contemporaine, et je suis daccord que dans plusieurs domaines,
cest la science qui aura le dernier mot. Mais en mme temps, il ne faut pas que le
philosophe perde son me. Sil faut rester en contact avec les recherches menes dans les
sciences, la contribution philosophique peut malgr tout demeurer distincte et autonome,
sans empiter sur les autres domaines. Des tches spcifiques attendent le philosophe. Il
peut dfinir des concepts, lucider des thses, valuer des arguments et proposer des
programmes de recherches. Mais les philosophes ont parfois tellement mauvaise
conscience de ntre que philosophes quils oublient de raliser ces tches essentielles.
Cela donne de la mauvaise philosophie qui se prsente comme de la science, mais qui nen
est pas. Il y a de la fausse reprsentation dans tout cela.
La philosophie analytique - et on serait tent de dire la philosophie tout court - se prsente
non pas comme un art, un mtier ou le travail dun artisan, mais bien comme une activit
professionnelle au mme titre que le travail des thoriciens fondamentaux de la physique
ou de la biologie molculaire. Cela se reflte jusque dans les demandes de subvention qui
sont devenues le lot de tout chercheur philosophe. La professionnalisation de la discipline
peut alors finir par faire disparatre les liens qui nous unissent la tradition. Sous ce
rapport, je suis comme les autres et jaccepte de vivre ma condition de philosophe
professionnel. Il est particulirement difficile de rsister lattrait ou linfluence de cette
faon de faire lorsque le philosophe travaille en Amrique du Nord et ce, mme si certains
font comme sil tait possible de sinsulariser et comme sil tait possible dignorer
lexistence de trois cent millions danglophones. Jassume donc ma condition de
philosophe nord-amricain et je fais moi aussi des demandes de subvention. Je lis presque
exclusivement les travaux de chercheurs amricains ou britanniques et trs rarement ceux
de mes collgues franais, belges ou suisses. Je ressens des liens trs forts dappartenance
la communaut nord-amricaine. Cela tant dit, je ne veux pas trahir la philosophie. Je
voudrais bien tre moins ignorant de ce qui se fait en sciences, mais je me sens aussi trs
ignorant par rapport tout ce qui se fait en philosophie, alors je mne comme je peux mon
chemin travers ces diverses exigences. Ce qui me rassure et me rjouit, cest le fait que je
ne perds pas la flamme, cest--dire lenthousiasme que procure la dcouverte
philosophique.
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Presses de lUniversit de MontralProfession philosophe | Michel Seymour
4. Une lingua franca ?p. 31-36
Texte intgral
Je souhaite soulever une autre question dimportance et qui concerne elle aussi ma pratique de philosophe analytique. Il sagit de la langue dans laquelle la philosophie
analytique est pratique. ce propos, on notera que ce courant de pense rappelle de plusieurs faons la scolastique mdivale. Lanalogie tient dans une trs large mesure aux
topiques communes et la manire de philosopher, mais les deux courants ont aussi comme trait caractristique commun de scrire le plus souvent dans une langue
internationale commune, qui simpose par rapport aux langues vernaculaires. Si, lpoque mdivale, cest le latin qui faisait office de langue commune, notre poque,
cest langlais qui simpose tous comme la lingua franca.De plus en plus, on assiste une hgmonie de langlais qui va de pair avec lhgmonie
amricaine, lhyperpuissance par excellence. Pour certains, la langue de la recherche doit tre langlais parce que cette langue peut lgitimement aspirer devenir la langue
internationale. Ainsi, puisque nous sommes en prsence dun courant qui imite de plus en plus le style de la recherche en sciences, et puisque langlais simpose partout en sciences
pures comme langue de communication, on croit quil faut aussi en philosophie accepter de fonctionner dans une langue commune et donc en anglais.
Il importe pourtant de remarquer que la situation de la philosophie est trs diffrente. Il y a beaucoup plus de chercheurs en philosophie quen linguistique thorique, en
psychologie thorique ou en physique thorique. Dans ces derniers cas, on a une poigne de grandes revues internationalement reconnues, et il est illusoire de penser que lon
puisse prserver le caractre international de la recherche autrement que dans une langue commune. En sciences pures et dans certaines sciences humaines pointues, il faut que les
contributions des uns et des autres se fassent en anglais pour quil soit possible de participer la discussion partir de plusieurs pays. Mais est-ce bien la situation de la
philosophie ? Dans ltat actuel des choses, il semble malheureusement que plusieurs le croient. Les philosophes analytiques non anglophones sont pour la plupart convaincus que
la philosophie analytique doit se pratiquer en anglais. Et les philosophes anglophones ne sont pas l pour les contredire. Cela soulve une question pineuse, cruciale et
fondamentale, et qui constitue pour un francophone laspect le plus difficile de sa pratique.
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On ne devrait pas affirmer la valeur de la diversit culturelle seulement pour des raisons
thoriques et abstraites. Sil tait respect, le principe affirmant la valeur de la diversit culturelle devrait se traduire par une attitude respectueuse lgard des diffrences de
langues, y compris dans le domaine de la recherche, surtout lorsque le secteur concern se rapporte aux sciences humaines. Mme si lon renonce faire de la philosophie un art ou
un mtier dartisan et que lon accepte la professionnalisation de la pratique, avec tout ce que cela comporte sur le plan de la spcialisation et de la rigueur mthodologique, faut-il
vraiment que le philosophe se soumette limpratif dcrire en anglais ? Et est-ce que ce prcepte vaut mme lorsque la langue vernaculaire est le franais, lune des langues
internationales parles trs grande chelle au niveau international ? Une rponse affirmative apparat premire vue complice du pouvoir hgmonique de la culture anglo-
amricaine, et non une preuve de professionnalisme. Il devrait pourtant tre possible de participer la recherche philosophique en philosophie analytique dans la perspective
dune collaboration lchelle internationale sans avoir se soumettre limpratif dune lingua franca qui heurte de front le principe de la valeur de la diversit culturelle. Les
philosophes analytiques pourraient au moins reconnatre que cette manire de philosopher se pratique dans un ensemble rduit de quelques langues : langlais, le
franais, lallemand, litalien et lespagnol, pour ne mentionner que celles qui sont dun point de vue numrique les plus importantes.
Comment est-il possible denvisager cela ? Les ouvrages classiques de philosophie analytique ont pour un trs grand nombre dentre eux dj t traduits en franais. Les
chercheurs francophones uvrant dans ce secteur enseignent dans des universits de langue franaise, prononcent des confrences en franais, participent des colloques en
langue franaise et crent des rseaux de langue franaise. Comment peut-on alors accepter que les colloques organiss dans les universits de langue franaise soient tenus
principalement en anglais ? Les chercheurs francophones ont mis sur pied la Socit de philosophie analytique (SOPHA) qui rassemble plusieurs centaines de chercheurs
francophones. Nest-il pas normal denvisager favorablement la cration, le maintien et le dveloppement dorganismes nationaux dans les langues respectives des chercheurs
lorsque ces langues sont aussi parles lchelle internationale ? Faut-il succomber ncessairement lhgmonie anglo-amricaine ? Faut-il se rsoudre employer dans tous ses travaux la lingua franca quest langlais ? En quoi est-ce l tre davantage
professionnel ? Certes, il est trs difficile de mener une carrire florissante et dacqurir une trs grande notorit en philosophie analytique si lon ne produit pas en anglais. Il
faut sans doute publier dans cette langue pour obtenir la reconnaissance, mais cette reconnaissance nest-elle pas surtout une source de prestige bien plus quune preuve de
comptence ?Les philosophes analytiques francophones sont tous bilingues et lisent la plupart du temps
des travaux en anglais. Pourquoi devraient-ils accepter dtre systmatiquement ignors par les chercheurs anglophones ? On comprendra aisment que la vaste majorit des
anglophones ne comprennent pas le franais ou ne le lisent pas. Mais doit-on leur donner raison lorsquils se croient en mesure daffirmer quil y a une seule langue de la recherche
philosophique en philosophie analytique et que ceux qui produisent des travaux dans une autre langue nexistent pas en tant que chercheurs ? Ne devraient-ils pas tre modestes
lorsquils font lnumration des contributions importantes dans tel ou tel secteur ? Labsence de modestie nest-elle pas lindice dune propension conforter un pouvoir
hgmonique qui na rien voir avec le professionnalisme ?Prenons un exemple. Dans lintroduction dun ouvrage collectif de philosophie politique
rcent portant pourtant justement sur les politiques linguistiques, sujet qui indirectement devrait faire tat prcisment dune certaine sensibilit la diversit des langues, les
directeurs de louvrage (deux Canadiens, soit dit en passant) numrent les contributions importantes dj existantes. Ils ne prennent pas le soin de dire quil sagit de contributions
importantes de langue anglaise. Ils nhsitent pas, en effet, proposer dans leur introduction une numration quils considrent exhaustive de ce qui a t fait sur le
thme des droits linguistiques, mais elle ne fait aucunement mention dun auteur non anglophone. Pourtant, une chose semble assez claire : ils ne peuvent prtendre que les
seuls travaux pertinents sur les politiques linguistiques sont raliss en langue anglaise, et ils auraient d reconnatre explicitement que leur numration ne concernait que des
ouvrages en anglais.
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Je crois que le philosophe doit notre poque tre au fait de ce qui se produit en
philosophie anglo-amricaine. Il doit pouvoir lire les uvres en anglais et il peut avantageusement intgrer sa pratique la mthodologie des philosophes analytiques. Il
peut estimer que les universits amricaines sont parmi les plus grandes universits au monde. Il doit aussi collaborer avec ses collgues des universits anglophones
avoisinantes. Enfin, il ne doit sans doute pas refuser les occasions qui se prsentent lui dcrire des articles et de publier des livres en anglais, mais l sarrtent ses obligations. Il
na pas se sentir coupable de produire lessentiel de son travail en franais, en espagnol, en italien ou en allemand. Car mme lorsquun souci de professionnalisme lanime, il est
normal que le choix de la langue soit en grande partie dtermin par sa communaut linguistique dappartenance.
La reconnaissance internationale, et ici il faut comprendre la reconnaissance par la communaut des chercheurs anglophones, apparat notre poque comme un critre de
comptence, et ce, bien que la plupart des publications dans les revues savantes de langue anglaise soient de niveau moyen. Or, malheureusement, les philosophes analytiques non
anglophones ne jurent que par langlais. Vous ne serez donc pas reconnu par vos pairs en philosophie analytique si vous ncrivez pas en anglais. Autrement dit, en philosophie
analytique, paradoxalement, nul nest prophte en son pays sil nest pas anglophone et quil se contente de publier dans la langue de ce pays. Le chercheur qui reste fidle ses
appartenances linguistiques risque dtre ignor par ses pairs, car la reconnaissance internationale dans la langue anglaise est encore notre poque la cl du succs assur.
Mais cest un prix quil faut tre prt payer pour affirmer haut et fort le principe de la valeur de la diversit culturelle. Cest une consquence quil faut assumer au lieu de
conforter le rapport de domination hgmonique de langlais. Il faut en ce sens avoir un certain esprit de rsistance pour ne pas succomber lappel des sirnes linguistiques.
Lobsession communautaire, cest aussi une obsession de fidlit lgard de sa propre communaut linguistique. Lindividualisme conduit certains voir dans la langue rien de
plus quun instrument efficace de communication, et ils considrent que langlais a limmense avantage de nous permettre de communiquer tous azimuts avec nos pairs, quel
que soit leur pays dorigine. Mais la langue a aussi une dimension identitaire incontournable et elle joue un rle essentiel dans la prservation et le dveloppement de la diversit culturelle.
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Presses de lUniversit de MontralProfession philosophe | Michel Seymour
5. Lindividualisme en philosophie politiquep. 37-40
Texte intgral
Jen viens au troisime aspect de ma pratique de philosophe analytique. Il sagit de se
pencher sur lindividualisme conu comme une doctrine affirmant la primaut absolue de lindividu par rapport la communaut. Quel est ce combat que je mne contre
lindividualisme ? Ce nest pas du tout un combat thorique. Cest une inquitude persistante et quotidienne qui mhabite. Je ne veux pas renverser le rapport de priorit
entre lindividu et la communaut, mais je veux leur accorder une importance gale. Cest vrai que les valeurs individuelles ne doivent pas tre subordonnes aux valeurs collectives,
mais linverse est aussi vrai. Les valeurs collectives ont mes yeux une importance quivalente.
Je peux illustrer les excs de lindividualisme en me servant dun exemple qui est, il est vrai, particulirement caricatural, mais qui en mme temps est lun des vnements les
plus dramatiques que nous ayons vcu en ce dbut de XXIe sicle. Il sagit de laccession de George W. Bush la prsidence des tats-Unis. Les gestes de Bush fils montrent jusquo
peut aller lindividualisme libral lorsquil se croit dans son bon droit. Il y a un fanatisme libral individualiste tout comme il y a un fanatisme religieux, quil soit musulman,
catholique, protestant ou judaque. Cest au nom des valeurs librales individualistes que George W. Bush sen est all en croisade, ne loublions pas. Il est certes un born-again
Christian, mais ce nest pas pour cela que son adhsion aux valeurs librales individualistes se fait sur un mode fanatique. Il vit son rapport lindividualisme libral
sur un mode fanatique indpendamment de ses croyances religieuses. Le discours sur la libert loccasion de son intervention sur ltat de lUnion au dbut de 2005 fait de Bush
un porte-tendard extrmiste de lindividualisme libral.On souligne trs souvent les excs du nationalisme, mais on semble moins enclins
souligner les excs de lindividualisme libral amricain habit par la certitude que la lutte pour la libert individuelle justifie tous les moyens. Bien sr, le philosophe individualiste a
une rponse toute faite la critique que je viens de formuler. Il soutiendra que le libralisme individualiste implique la ncessaire conformit un ordre juridique comme
une charte des droits et liberts, et que les excs de Bush sont dans une certaine mesure
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justement contraires lesprit de lindividualisme libral, car cette doctrine devrait nous
inciter plutt protger les liberts individuelles des prisonniers afghans, des Irakiens et des Amricains qui sont dtenus sans raison. Il pourra mme tenter dtablir un lien entre
lattitude des tats-Unis et le nationalisme que les libraux individualistes doivent ultimement tre appels combattre. Cela se rvlerait dans le Patriot Act, qui peut tre
vu comme un excs nationaliste qui sen prend aux liberts individuelles. Mais cette rponse fait bien peu de cas de la rhtorique du prsident. Cest bel et bien avec lobjectif
avou dinstaurer travers le monde les valeurs librales individualistes que le prsident sest engag dans une guerre contre lIrak. Je veux bien croire que toutes les versions du
libralisme individualiste nont pas cette consquence fcheuse, mais on ne peut nier que, selon une de ses versions, on peut violer sil le faut lintgrit territoriale des tats et
imposer sur son propre territoire un arsenal excessif de mesures antiterroristes pour russir implanter les valeurs librales.
Les individualistes libraux nhsitent pas brandir des exemples de nationalisme violent pour justifier leur rejet du nationalisme en gnral. Pourtant, la plupart des cas de
nationalisme violent sillustrent par des actes rprhensibles poss contre dautres peuples. Le philosophe nationaliste pourrait donc lui aussi rpondre que de tels gestes
vont lencontre du nationalisme, puisque ce dernier nest rien dautre que la dfense du droit de tous les peuples. Toute action mene contre un peuple, ft-elle anime par un
certain esprit nationaliste, soppose au nationalisme correctement compris. Mais les individualistes rduisent trs souvent le nationalisme un argument justifiant une
prfrence nationale qui serait mise en pratique sur le dos des autres peuples. En me servant de lexemple de George W. Bush et de ses politiques qui briment les individus dans
le but de dfendre les individus, je prends en dfaut lindividualisme libral, car je lui rends au fond la monnaie de sa pice.
Jajouterais enfin que les libraux individualistes conoivent souvent la socit comme ntant rien de plus quune association libre dindividus. Or, cette conception favorise ou
rend tout le moins possibles des comportements cavaliers qui font fi de toute conformit avec un ordre juridique contraignant. Le philosophe libral individualiste ne conoit-il pas
trs souvent le lien socital comme ntant rien de plus quun simple lien associatif ? Les rapports qui lient lindividu au reste de la socit ne sont-ils pas selon lui strictement contractuels et les contrats au sein dune association ne peuvent-ils pas tre rvoqus ? Il y
a trs souvent au cur de la pense librale individualiste une vision tellement simplificatrice de la vie en groupe, vision qui fait limpasse sur lappartenance nationale,
que lon comprend trs bien comment un individu anim par ce genre de pense peut assez facilement tre amen se considrer au-dessus des lois et capable de se faire justice
lui-mme. Aussi, mme si la plupart des individualistes rcuseraient sans rserve les gestes du prsident Bush, il y a une collusion involontaire entre ce quils dfendent trs
souvent et certains comportements du prsident, qui devrait les forcer rflchir. Je suis parfaitement conscient de ne pas tre en mesure de rgler le sort de lindividualisme
libral en tant que tel en brandissant seulement lune de ses manifestations les plus moralement problmatiques. Cela tant dit, lexemple de Bush permet au moins de
montrer que le dbat est tout sauf abstrait.
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Presses de lUniversit de MontralProfession philosophe | Michel Seymour
6. Le libralisme individualistep. 41-57
Texte intgral
Revenons maintenant sur le terrain philosophique proprement dit. Je vais concentrer mon
attention sur lindividualisme tel quil se prsente en philosophie politique. Je veux dabord et avant tout faire tat de mon exprience de philosophe et non faire de la
philosophie, mais il faut quand mme en faire un peu pour comprendre en quoi consiste cette exprience. Je nai pas lintention de faire une analyse philosophique pousse, car je
sortirais alors du propos qui est le mien et qui est de tmoigner dabord et avant tout de mon exprience dintellectuel dans la Cit, mais ce tmoignage ne peut avoir de sens que si
le lecteur saisit quand mme dune certaine faon ce qui me gne dans lindividualisme libral. On me permettra donc daller plus avant dans ma critique et de ne pas en rester
une illustration particulirement malsaine.Il me semble que lindividualisme nest pas chez les penseurs libraux une doctrine qui
requiert des arguments ; cest une prmisse que les auteurs rptent et qui traduit le discours social de lpoque. Cest une ide qui se situe au cur de lpistm libral
contemporain et qui ne fait jamais lobjet dune remise en question. Bref, cest quasiment un dogme religieux, une sorte de croyance irrationnelle semblable celle qui anime Bush
lorsquil invoque, la main sur le cur, son combat pour la libert individuelle. Jai dit que le contexte international philosophique avait au XXe sicle engendr une pratique marque
par la rigueur ; elle peut, dans une trs large mesure, tre considre comme une pratique exemplaire et elle peut servir de modle pour la pratique philosophique elle-mme. Mais il
arrive parfois que des ides importes du discours social viennent simmiscer dans la recherche, y compris dailleurs chez les philosophes analytiques. Ces ides sont davantage
le reflet idiosyncratique des circonstances de la recherche, ce qui na rien voir avec la rigueur scientifique. Or, cest prcisment ce qui se produit dans le cas de lindividualisme
libral. En le dfendant, on ne fait que reconduire les prjugs de lpoque. Il sagit pourtant dune thorie substantielle ayant des assises mtaphysiques hautement
contestables, mais cest une doctrine qui est de fait non conteste et sur laquelle il semble quil faille sappuyer si lon veut avoir une carrire florissante.
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Sans entrer dans le dtail, il convient dillustrer un peu plus prcisment ce que je veux
dire. Reconnaissons que, dans la plupart de ses versions, lindividualisme libral sappuie sur la primaut de la rgle de droit au lieu de la contester comme le fait George W. Bush.
Mais si le philosophe libral individualiste est daccord pour dire que les principes de libert ne doivent pas tomber du ciel et quils doivent tre incarns concrtement dans une
structure institutionnelle juridique, il devrait alors galement reconnatre que, traditionnellement, cette structure juridique a t inscrite dans un tat-nation. Cest dans
la ralit concrte dun tat-nation quont t institues les structures juridiques de la socit. notre poque, ltat-nation nest plus la seule culture socitale susceptible de
permettre la mise en place dinstitutions juridiques, car ces dernires peuvent sincarner aussi dans des cultures socitales nationales sans tat et dans la culture socitale globale,
mais il nen demeure pas moins un modle qui nest pas sur le point de disparatre. Surtout, limportant est de constater que les rgles juridiques sincarnent dabord et avant
tout dans des cultures socitales nationales, que celles-ci soient souveraines ou non. La nation a t et est toujours lun des terreaux les plus fertiles pour la ralisation dun
systme de droits et liberts garanti tous les citoyens. Aussi, dans la mesure o le philosophe libral individualiste veut viter les drives de Bush et admettre que la libert
individuelle doit tre encadre par un systme de droits auquel tous doivent se conformer, il devrait raliser en mme temps que la libert individuelle nest rien sans la nation, car
cest cette dernire qui a permis linstauration dun tel systme de droits.Les philosophes individualistes contemporains ont le plus souvent une attitude critique
lgard du nationalisme. On connat bien cette posture philosophique qui constitue un volet important de lindividualisme libral. Mais comment est-ce possible ? Comment le
philosophe libral individualiste peut-il la fois sappuyer sur le modle de ltat-nation et adopter une posture critique lgard du nationalisme ? La seule rponse semble tre que
le philosophe libral na mme pas conscience dtre lui-mme sous lemprise du nationalisme. Il tient tellement pour acquis le modle de ltat-nation quil ne laperoit
pas. La France et les tats-Unis sont probablement les deux tats-nations les plus nationalistes des pays libraux industrialiss, mais ce sont galement des socits dans
lesquelles les citoyens ont la conviction profonde de ne pas tre sous lemprise du nationalisme, car ils ont le sentiment dincarner des principes universels.Le philosophe libral individualiste originaire des tats-Unis ou de France ne sen prend
donc pas au nationalisme majoritaire au sein de son propre pays, mais il sen prend au nationalisme des groupes minoritaires. Ainsi, en tant que promoteur de ltat-nation, le
philosophe libral individualiste est tout naturellement du ct du nationalisme majoritaire et au service dune entreprise de construction nationale. Il faut donc, dans
cette perspective, neutraliser les nationalismes minoritaires. Si lon se penche sur cet aspect de la pense librale, savoir la critique des nationalismes minoritaires, on verra,
en effet, paradoxalement apparatre la prsence tonnante dun nationalisme larv, inavou et non contest. Voyons tout cela dun peu plus prs.
Jusqu tout rcemment, la philosophie politique anglo-amricaine, loge lenseigne du libralisme individualiste, a fait comme sil ntait pas ncessaire de tenir compte de la
diversit ethnique, culturelle et nationale. Ses tenants continuaient, et pour certains continuent encore, prsupposer pour leur propre socit le cadre de ltat-nation conu
comme toutes fins utiles homogne, et penser les principes du libralisme sans sortir de ce cadre. Pendant longtemps, le cadre de ltat-nation a t si vident et si omniprsent
dans les mentalits quil na jamais t un objet thmatiser de manire explicite. Bien sr, on a parfois soulev la question de savoir si ltat devait tre unitaire ou sil tait
prfrable de sen remettre au fdralisme. Mais jamais navait-on jusqu rcemment discut de ce modle politique quest ltat-nation homogne. Ltat unitaire ou ltat
fdral se devait dtre un tat-nation homogne. Comme le souligne Liah Greenfeld dans un ouvrage tonnant (Nationalism : Five Roads to Modernity, 1992), le nationalisme est
constitutif de la modernit librale. Cest historiquement dans le cadre dun tat-nation que se trouve ralis concrtement le systme de droits et liberts caractristique de la
pense librale. Et cest Will Kymlicka (Liberalism, Community and Culture, 1989 ; Multicultural Citizenship, 1995) qui a le mieux expliqu pourquoi il en tait ainsi. Les
tats-nations libraux se prsentent comme des cultures socitales qui rassemblent un assez grand nombre dinstitutions et offrent un rel contexte de choix aux individus. Cest
cette vritable capacit de choisir qui fait du sujet moderne un tre libre et elle est rendue
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possible grce ltat-nation. Le systme de droits et liberts vient consacrer tout cela
dans un cadre juridique. Bref, la structure institutionnelle de ltat-nation libral conditionne la ralisation concrte de la libert individuelle.
Certains intellectuels libraux ont toutefois commenc dvelopper une mauvaise conscience lgard de ltat-nation homogne et, dans le but de se sortir de cette
autoreprsentation, ils se sont parfois livrs lapologie de la nation civique dans un discours clbrant plus ou moins artificiellement la diversit ethnique. Mais cela ne sest
jamais traduit par une quelconque rpercussion sur le plan normatif, conduisant une politique de la reconnaissance et lenchssement de droits collectifs minoritaires.
Dautres ont modul leur dfense de ltat-nation par lacceptation de plus en plus invitable de lexistence de certaines organisations supranationales. Mais, pour lessentiel,
le modle de ltat-nation homogne est rest plus ou moins intact et jalousement prserv.
La dfense de ltat-nation propose par les libraux individualistes tait la suivante. Leur pays se caractrise par une diversit ethnique vidente, et ce qui cimente la population
nest pas une identit ethnique mais bien une identit civique. Lhomognit du peuple est donc civique. Cette rponse a longtemps sembl pleinement satisfaisante sans que lon
sente le besoin de lapprofondir. Le nationalisme ethnique est mauvais et le nationalisme civique est bon, a-t-on laiss entendre inlassablement. Mais il est plutt caricatural de se
reprsenter les citoyens issus de limmigration comme des membres de groupes ethniques . Ne viennent-ils pas de pays diffrents ayant trs souvent construit eux aussi
des identits civiques ? Il est aussi plutt problmatique dignorer la prsence dun groupe ethno-culturel majoritaire au sein de la socit, et ce, mme lorsque le nationalisme est
civique. Nest-il pas vident que, dans la plupart des cas, le groupe majoritaire exerce un pouvoir dassimilation sur les groupes minoritaires ? Ne faut-il pas alors prendre acte de la
prsence dun nationalisme favorisant lhomognit ethnoculturelle ? Le nationalisme du groupe ethnoculturel majoritaire a toujours t langle mort de la pense librale
classique. Et plus on refuse de le voir, plus on favorise une entreprise dassimilation. Il faudrait au contraire en admettre lexistence pour tre en mesure de le contraindre et de le
baliser.Les principaux penseurs libraux tant eux-mmes originaires de pays qui se reprsentaient comme des tats-nations homognes, il tait tentant et il est toujours
tentant pour plusieurs dentre eux de supposer que le cadre de ltat-nation est le seul modle dorganisation politique possible. Un certain ethno-centrisme sinfiltre alors de
manire insidieuse dans la pense politique, et il continue toujours de svir. Cest une chose que lon peut ressentir assez rapidement quand on est un philosophe francophone
qubcois nationaliste travaillant en priphrie des grands centres et dans les marges de la philosophie anglo-amricaine. Cet ethnocentrisme se manifeste dans la propension quont
certains prsupposer un modle unique pour leur propre socit, le modle de ltat-nation, et limposer ensuite toutes les autres socits. La mme remarque sapplique,
soit dit en passant, au sujet des partisans du fdralisme, car ceux-ci peuvent fort bien saccommoder de cette conception mononationale et homogne de la communaut
politique.Mais pour bien comprendre les difficults qua eues le libralisme penser explicitement
la ralit nationale et sa propension lassimilation, il ne faut pas seulement prendre en compte le fait qu lorigine le libralisme sest incarn dans des tats-nations se
reprsentant plus ou moins explicitement comme des socits homognes. Il faut aussi faire intervenir un autre aspect fondamental de la pense librale. Si lon sen tient une
perspective historique, le libralisme a aussi cohabit lorigine avec une certaine forme dindividualisme affirmant la primaut de lindividu sur les groupes. Car, dans le cadre de
ltat-nation homogne, les seuls groupes au sein de la socit sont des groupes dintrt, cest--dire des corps constitus. Il ny a pas de place au sein dun tat-nation homogne
pour la reconnaissance de la spcificit des groupes issus de limmigration (des diasporas non contigus), des groupes prenant la forme dextensions de majorit nationale voisine
(ou diasporas contigus) et des nations minoritaires. Lorsque lon se reprsente la socit comme compose essentiellement dune seule nation homogne, il est donc fortement
tentant dassimiler les minorits nationales existant sur le territoire des groupes dintrt ou des corps constitus. Or, les groupes dintrt ne sauraient en aucun cas
avoir une quelconque prsance sur les liberts civiques et politiques des individus ou des
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citoyens membres de la rpublique. La neutralit librale exige, en effet, que lon ne
favorise aucun groupe dintrt particulier dfendant une conception particulire de la bonne vie (the good life) ou du bien commun, et elle exige de considrer lindividu comme
ayant une primaut absolue sur les groupes dintrt. Mais puisque les seuls groupes existants sont ou bien des groupes dintrt ou bien des groupes assimilables des
groupes dintrt, il sensuit que les individus sont les seuls dtenteurs de droits. Do lindividualisme libral. On voit alors poindre lhorizon un lien troit entre la conception
de la socit comme tat-nation homogne et lindividualisme libral.Mme si lon en vient reconnatre les minorits nationales, au sens o lon accepte de
les nommer comme des minorits nationales, cest trs souvent pour les assimiler des groupes dintrt particuliers dfendant des conceptions particulires de la bonne vie.
Ainsi, quand elle ne se nourrit pas du vocabulaire de la nation civique et de la dnonciation de lethnicit, la bagarre mene par les penseurs libraux (Barry, Benhabib,
Fraser, Gutman, Kukathas, Nussbaum, etc.) contre les revendications minoritaires sinspire de leurs critiques diriges contre les philosophes communautariens (McIntyre,
Sandel, Taylor et Walzer). De la mme manire que les penseurs rpublicains franais dnoncent le communautarisme des minorits nationales, les libraux individualistes
assimilent trs souvent les revendications minoritaires la dfense dintrts particuliers, ou la prservation de coutumes ancestrales qui rappelleraient lpoque prmoderne ou
lAncien Rgime. La rsistance librale lendroit des revendications des groupes minoritaires va donc de pair avec, et a comme origine, le modle de ltat-nation
homogne, et ce, mme si ce rapprochement nest pas argument, car cest dans un tel type dorganisation politique que les groupes sont tous des groupes dintrt ou des corps
constitus. Lorsque lon prsuppose le cadre de ltat-nation homogne, les seuls agents moraux qui composent la socit sont des individus. Eux seuls sont des sources de
rclamations morales valides.Bien sr, il y a un groupe qui a la primaut absolue. Il sagit de la nation, mais on lui rend
pleinement justice en lui accordant demble la pleine et entire souverainet tatique. Les deux ides vont dailleurs de pair. Si la nation a droit la pleine et entire souverainet,
alors la communaut politique souveraine est homogne et les composantes ultimes de la socit sont des individus. En effet, si la socit se prsente comme essentiellement compose dindividus autonomes et non de peuples, cest quil ny a quun seul peuple.
Puisque les traits caractristiques du peuple sont omniprsents, ils peuvent tre ignors et le peuple apparat lui-mme comme ntant rien de plus quune association dindividus
lis ensemble par un contrat social. La vaste majorit des libraux font limpasse sur lexistence de la nation, alors que celle-ci est en fait omniprsente. Or, puisque les groupes
dintrt ne doivent pas avoir la priorit sur les individus, les seuls droits absolus au sein dune socit mononationale sont les droits des individus. Lindividualisme et le
nationalisme se renforcent mutuellement. Les deux servent neutraliser et nier les rclamations des peuples minoritaires sans tat. Le nationalisme tatique et
lindividualisme moral sont les deux cts dune seule et mme pice au sein de tout tat libral classique.
Mme notre poque, une majorit de penseurs libraux souscrivent lindividualisme moral. Bien entendu, ils se sont progressivement rendu compte que le modle de la nation
homogne ne pouvait tre maintenu. Mais, leurs yeux, cela implique tout au plus une obligation de nommer diffremment les anciens tats-nations. Il faut dsormais parler
dtats polyethniques, pluriculturels et multinationaux pour justifier le statu quo. On na pas senti quil fallait contester luniversalit du modle normatif de ltat-nation
homogne au profit dun nouveau modle dorganisation politique plus accueillant pour la diversit ethnique, culturelle et nationale. On na pas cru quil fallait passer du modle
normatif de ltat-nation homogne au modle normatif de ltat multinational. On sest dans le meilleur des cas content de reconnatre le caractre de facto polyethnique,
pluriculturel et multinational de la socit dans laquelle on vit. Au lieu de proposer un changement sur le plan normatif, constitutionnel et institutionnel, on sest servi au
contraire du caractre rellement diversifi de la socit pour prserver ltat-nation dans sa forme ancienne. Lancien modle de ltat-nation peut tre prserv, mme une
poque qui remet en question son caractre homogne, et la raison est que cet tat-nation est dans les faits compos dune varit dethnies et de cultures. Il faut le prserver pour
garantir le maintien au sein de la socit dune varit dethnies et de cultures.
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Les penseurs libraux ont de plus en plus commenc contester le nationalisme, mais
cette critique a la plupart du temps t dirige contre les nationalismes minoritaires, et non vers le nationalisme tatique et son entreprise de construction nationale, ce qui
revient encore une fois lgitimer lordre tabli et le nationalisme majoritaire. On a aussi avec raison commenc remettre en question le principe des nationalits en vertu duquel
toute nation se devait davoir son tat, mais sans jamais aller jusqu remettre en question la lgitimit des tats dj existants. Ce questionnement sest plutt encore une fois tout
entier tourn vers les nations minoritaires sans tat.Il faut tout de suite faire face une objection que nous fera sans hsiter le philosophe
libral individualiste. Dune manire gnrale, si le problme est justement de se rapporter une socit homogne, ne faut-il pas alors logiquement viter de reconnatre
les diverses collectivits homognes qui existent sur le territoire ? Si lon veut vraiment prendre ses distances lgard du caractre homogne des regroupements nationaux, ne
faut-il pas alors vanter les mrites de ltat tel quil se prsente rellement et refuser justement de mettre en place une politique de la reconnaissance lgard des minorits ?
La dcouverte du caractre polyethnique, pluriculturel et multinational de la socit sert dargument nouveau pour refuser la reconnaissance aux minorits nationales. Avant, on
refusait la reconnaissance des droits minoritaires parce que lon tait au service dune entreprise de construction nationale. Maintenant, le mme refus sexplique par la volont
de prserver la diversit culturelle. cela, il faut rpondre que, dans la vaste majorit des cas, les nations minoritaires sont elles aussi polyethniques et pluriculturelles. Il ne sagit
donc pas de communauts homognes. Les penseurs libraux ont depuis toujours choisi de caricaturer les nationalismes minoritaires et de ne pas se montrer ouverts aux
revendications nationales des peuples sans tat, et la caricature a servi lgitimer leur refus. Selon ce point de vue, les nations minoritaires seraient mues par le nationalisme
ethnique alors les tats englobants seraient des exemples frappants de nationalisme civique, ou ils ne seraient mme pas du tout nationalistes. La seule raison qui explique
cette faon caricaturale de dcrire le nationalisme minoritaire est encore une fois lemprise quexerce chez les penseurs libraux cette adhsion implicite, omniprsente et non
conteste au nationalisme dtat.Les penseurs libraux sont encore pour la plupart trs rfractaires la reconnaissance des droits minoritaires (Brian Barry, Seyla Benhabib, Amy Gutman, Jrgen Habermas,
Michael Hartney, Chandran Kukathas, Yl Tamir, Daniel Weinstock), et les meilleures avances en ce sens - je songe en particulier la contribution majeure de Will Kvmlicka -
sont restes tributaires de lindividualisme moral. Ainsi, Kymlicka ne reconnat pas les droits collectifs en tant que tels, rclams et possds par les groupes, impliquant des
restrictions raisonnables aux liberts individuelles et justifis autrement que sur des bases individualistes. Il ne reconnat pour lessentiel que des droits diffrencis par le groupe
et rclams et possds par les individus, nimpliquant aucune restriction aux liberts individuelles et justifis strictement sur des bases individualistes. Ces positions de
Kymlicka font maintenant partie de lorthodoxie librale individualiste (Buchanan, Tan) et elles ne sont contestes que par ceux qui refusent le privilge accord la nation
(Buchanan, Pogge). Il sagit dune thorie substantielle qui entre en collision frontale avec la pense communautarienne.
Depuis peu, il est vrai, plusieurs penseurs libraux ou rpublicains se rclamant de lindividualisme cosmopolitique (Beitz, Benhabib, Habermas, Held, Kuper, Pogge,
Waldron) ont amorc un virage 180 degrs en prenant enfin compte du phnomne de la mondialisation et de la pntration de la ralit internationale au cur de la socit. Ils se
sont rendu compte des limites du modle westphalien en vertu duquel la sphre internationale est un ensemble de souverainets nationales entretenant entre elles des
relations tantt amicales tantt agressives, et ils ont critiqu cette conception raliste et tatique des relations internationales. Ils ont pris acte du caractre poreux des frontires
nationales, en particulier cause de la mondialisation de lconomie. Il faut selon eux reconnatre la faiblesse grandissante des tats souverains. Certains ont mme voulu
contester la souverainet des tats-nations. Dautres (Habermas) sont alls jusqu parler du dpassement de ltat-nation au profit dune conscience postnationale habite
seulement par le patriotisme constitutionnel. Ils ont revendiqu la cration dinstances supranationales qui pourraient non seulement avoir le droit mais aussi lobligation
dintervenir au sein des tats pour protger les droits de la personne. Le concept
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dintervention humanitaire a ainsi acquis ses lettres de noblesse et il a recueilli ladhsion
de plusieurs, quil sagisse des interventions au Kosovo ou en thiopie. Il sagit dune version gauchisante du libralisme individualiste qui va totalement lencontre de la
version prconise par George W. Bush. Il sagit dune version du libralisme qui saffranchit pour la premire fois du nationalisme tatique auquel la pense librale
classique tait implicitement reste attache.Mais la trs vaste majorit des libraux cosmopolites souscrivent encore lindividualisme
moral et cela a des rpercussions sur leur attitude lgard des correctifs internes apporter au sein des anciens tats-nations. Puisquils ne sont pas habits par une
obsession communautaire, ils ne cherchent pas modifier lancien modle de ltat-nation homogne au profit dun tat multinational de jure. Ils ne thmatisent pas la
problmatique des droits collectifs minoritaires. Ils croient pour la plupart que les droits diffrencis par le groupe de Kymlicka sont suffisants. Et ils ne vont pas la rencontre
dune vritable exprience de la diffrence entre les peuples. Bien au contraire, ils se rfugient plus que jamais dans la thmatique universelle des droits de lhomme hrite des
Lumires sans tenir compte du droit des peuples. Ils croient aussi dur comme fer que les personnes sont dissociables de leurs identits morales particulires, que les individus sont
les sources ultimes de revendications morales valides et que lautonomie individuelle est la valeur morale par excellence. Ils estiment eux aussi que la socit est du point de vue
mtaphysique rien dautre quune association dindividus. Jeremy Waldron, par exemple, soutient quil y a tout au plus des raisons instrumentales individualistes justifiant la mise
en place sur un territoire donn dune organisation politique imposant une lingua franca. Les nations nont rien voir avec lexistence des tats. Bief, le cosmopolitisme libral ou
rpublicain conserve les traits caractristiques anciens du libralisme classique issu de John Locke et de John Stuart Mill. Lindividualisme moral fait office de dogme non
contest. Ce nest pas un thme rcurrent, cest une litanie. Ce nest pas un leitmotiv, cest un mantra.
Le nationalisme majoritaire continue dtre langle mort de la pense librale chez la plupart des auteurs, et cela inclut les libraux cosmopolites, mme si un courant de plus
en plus important parle de nationalisme libral (Kymlicka, Miller, Tamir). Les cosmopolites sen prennent au caractre sacr de la souverainet des tats, mais ils ne prennent pas vraiment acte du caractre incontournable et perdurable du nationalisme en
ta