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N o 6 I Novembre_Décembre 2009 Publication commune du THÉÂTRE FORUM MEYRIN et du THÉÂTRE DE CAROUGE – ATELIER DE GENÈVE

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Page 1: Si No 6 - forum-meyrin.net · 55 Édito. Par Jean Liermier et Mathieu Menghini 56 Bérénice. Par Christine-Laure Hirsig 57 Bérénice. De l’art de se débarrasser d’une vieille

No 6 I Novembre_Décembre 2009 Publication commune du THÉÂTRE FORUM MEYRINet du THÉÂTRE DE CAROUGE – ATELIER DE GENÈVE

Page 2: Si No 6 - forum-meyrin.net · 55 Édito. Par Jean Liermier et Mathieu Menghini 56 Bérénice. Par Christine-Laure Hirsig 57 Bérénice. De l’art de se débarrasser d’une vieille

55 Édito. Par Jean Liermier et Mathieu Menghini

56 Bérénice. Par Christine-Laure Hirsig

57 Bérénice. De l’art de se débarrasser d’une vieille maîtresse. Par Marc Bonnant

58–59 L’éternelle fiancée du docteur Frankenstein. Par Julie Decarroux-Dougoud

60–61 Une crise, sinon rien ! ou comment ne pas avoir peur de la peur. Entretien avec Pierre Bongiovanni. Par Sylvain De Marco

62–63 Unstable Circus. Une crise chez les créateurs ? Par Sylvain De Marco

64–65 Matière à rétro-projeter. Entretien avec Marie-Claude Beck. Par Thierry Ruffieux

66 Flamenco y poesía. Par Julie Decarroux-Dougoud

67 Le compas dans l’œil. Par Ludivine Oberholzer

68–69 De la peur à la barbarie. Par Mathieu Menghini

70 Juliette et Roméo. Par Coré Cathoud

71 Juliette et Roméo. Shakespeare adapté. Par Florent Lézat

72–73 Juliette et Roméo. La vie, comme d’habitude. Par Francis Cossu

74–75 Cendrillon au pays des Soviets, etc. Par Jean-Philippe Bauermeister et Camille Dubois

76–77 Café des sciences. Qui a peur de la peur ? Entretien avec le Dr Thierry Steimer, le Prof. Didier Grandjean et le Dr Guido Bondolfi. Par Laurence Carducci

78–79 Merce Cunningham Dance Company. Par Anne Davier

80 Merce Cunningham. From New York. Par Anne Davier

81 Merce Cunningham. À l’abordage ! Par Rosita Boisseau

82–83 La princesse Sirène. Par Ushanga Elébé

84–85 Ciels. Par Sylvain De Marco

86–87 Le conte d’hiver. Par Rita Freda

88–89 (A)pollonia. Par Julie Decarroux-Dougoud

90–91 Antonio Saura, contes et mensonges. Par Laurence Carducci

92 Ce fou de Platonov. Entretien avec Valentin Rossier. Par Christine-Laure Hirsig

93 Ce fou de Platonov. Les avatars d’une pièce de jeunesse. Par Florent Lézat

94–95 Théâtre Forum Meyrin. Portrait de la future directrice artistique. Entretien avec Anne Brüschweiler. Par Sylvain De Marco

96 Divergences, duo pour clowns intellectuels. Entretien avec André Steiger et Richard Vachoux. Par Coré Cathoud

97 Stages à Carouge. Pour comédien(ne)s professionnel(le)s. Par Christine-Laure Hirsig

98–99 Tribune libre. Les enjeux d’une politique culturelle. Par Roger Favre

100–101 Tribune libre. Dialogue imaginaire avec l’avocat du diable. Par Roger Favre

102 É… mois passés

103 Impressum. Partenaires

104 Agenda. Renseignements pratiques

Mathieu Menghini : Cette saison, Shakespeare semble faire le lien de nossaisons. Pourquoi t’apparaît-il un si grand auteur ?Jean Liermier : Je ne vais pas jouer au spécialiste de Shakespeare. Je seraisbien incapable de le monter. À maintes reprises j’ai travaillé sur des scènes au Conservatoire, et à chaque fois je me suis perdu. J’avais la sen-sation de plonger dans un puits sans fond. On peut trouver mille et unemanières d’aborder le texte, et cela sans jamais l’épuiser, tant les situa-tions, les personnages sont un foisonnement… C’est probablement ce ver-tige des possibles qui rend Shakespeare immortel, car comme une grandeœuvre d’art, ses pièces comportent autant de facettes que de regardsportés sur elles… La langue, les images, les raccourcis, les enchaînementsde scènes, tout transpire la liberté. Mystérieusement, il donne chair à la Poésie. J’ai l’esprit trop rationnel pour le servir, trop français. Mon admira-tion n’en est que plus forte.

Jean Liermier : Toi qui ne fais pas de mise en scène, sur quels critèresreconnais-tu l’auteur de génie ? Mathieu Menghini : Les créateurs auxquels je suis le plus sensible suiventune perspective à la fois poétique, politique et philosophique et saisis-sent quelque chose qui échappe aux concepts. Si, comme Shakespeare ouChaplin, ils savent ajouter le ludisme à ces trois dimensions, ce sont desgénies ! L’œuvre du grand créateur se reconnaît, ensuite, en ce qu’elle pro-pose une relation inattendue et pertinente entre forme et fond. Beckettest un bon exemple pour ce qui est du théâtre (Brancusi et Giacometti,pour la sculpture). Dans l’actualisation d’une telle œuvre, le metteur enscène inspiré veillera à donner chair aux mots et indications scéniques del’auteur, à son monde, en visant à la cohérence des différents ingrédientsqu’il associe : comédiens, costumes, décor, lumière, environnementsonore, mouvements, rythme, intonations. Un grand auteur, enfin, parti-cipe de la libération de nos âmes.

JL : Tu as entretenu une fidélité avec Wajdi Mouawad. Pourquoi ? MM : L’écriture, d’abord. Forme et fond m’ont excité dans celle de Moua-wad. Il y a un souffle tragique dans ses fresques qui me manque dans lesécritures postmodernes étriquées. Par ailleurs, les thèmes abordés – ceuxde l’exil et de la filiation – ne me laissent pas indifférent. Leur traitementa conduit l’auteur à mêler habilement, je trouve, soulignement de l’intimeet tableaux collectifs. Par ailleurs, un écrivain qui met lui-même ses textesen scène n’est pas commun et, de ce fait, m’intéresse. J’essaie de compren-dre ce qu’il attend des mots et ce qu’il réserve à l’épiphanie scénique. S’ilcherche ou évite les redondances. Enfin, le suivi d’un artiste sur plusieursprojets permet de mieux comprendre les propriétés de son style : a-t-il unlangage scénique reconnaissable quels que soient les textes ? Tord-ilceux-ci pour les soumettre à sa manière ou adapte-t-il ses solutions enfonction des caractéristiques propres à chaque récit?

JL : Dans quel but cherches-tu à faire se déplacer ton public, notammentà Chambéry pour Ciels ?MM : En l’occurrence, pour des motifs techniques et financiers, nous nepouvions accueillir Ciels dont le dispositif est tout à fait singulier et la

jauge, très réduite. Et puis le trajet est l’occasion de nourrir la relation auxspectateurs, d’entendre les attentes des uns et des autres à l’aller et dediscuter de la réception du spectacle au retour. Ces moments sont privilé-giés pour une équipe de programmation.

JL : Quittons Wajdi ; dis-moi, penses-tu qu’il y ait trop de théâtres à Genève ?MM : J’attends des théâtres (publics) qu’ils soient des lieux où se posentles questions collectives et les différentes manières de concevoir l’exis-tence. J’attends qu’ils soient des lieux du décentrement, de l’émoi et dusens. Des lieux qui permettent à la pensée dominée – celle qui peine às’élaborer, celle que l’on n’entend pas dans les hémicycles politiques etacadémiques – de s’exprimer librement. J’attends des théâtres qu’ilssoient des lieux où la société civile se donne de la consistance, sur le planintellectuel et sensible ; qu’ils soient les partenaires de la démocratie. S’ilssuivent cette exigence, ils ne seront jamais trop nombreux. À moins decraindre l’excès de démocratie…

MM : Des artistes en devenir travaillent dans l’ombre de ta saison et ima-ginent certaines perles de tes programmes futurs. Peux-tu nous parler deces coulisses ?JL : Pour que le théâtre reste vivant, on est obligé de se poser des questionssur la transmission et la formation. Par qui sera fait le théâtre de demain ?Pour qui ? Quand vous répétez un spectacle, vous devez produire, tendrevers une finalité. Nous avons créé les projets maquettes pour offrir à desmetteurs en scène la possibilité justement de ne pas se préoccuper de lafinalité, mais du chemin. Des chemins. De ne pas se préoccuper de la pro-duction, mais de la création, de l’imagination, pour s’aguerrir, prendre desrisques, tenter, oser. Finalement réinventer et par là, peut-être, se trouver.Cela peut apparaître singulier comme démarche, philanthropique : uneéquipe que nous rétribuons travaille dans nos murs autour de projets quipossiblement ne seront jamais représentés ! Mais dans nos activités, ilsfont partie de la partie immergée de l’iceberg. Apprendre à répéter, décou-vrir sa propre façon de travailler, c’est le moyen d’acquérir de la liberté. Cesprojets de l’ombre, car je crois qu’il faudrait déjà apprendre à se taire avantde parler, sont donc un investissement artistique pour mettre en lumièreles artistes de demain. Pour le public !

ÉDITOLES CRITÈRES DU GÉNIEDialogue où il est question de Will, de fidélité, de transports, de l’ombre et, naturellement, de la pléthore des théâtres genevois…

Pp. 68 – 69De la peur à la barbarie

Pp. 86 – 87Le conte d’hiver

Pp. 92– 93Ce fou de Platonov

SOMMAIRE

— 55 —— 54 —

Page 3: Si No 6 - forum-meyrin.net · 55 Édito. Par Jean Liermier et Mathieu Menghini 56 Bérénice. Par Christine-Laure Hirsig 57 Bérénice. De l’art de se débarrasser d’une vieille

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Questionné sur la diversité esthétique de sesspectacles, le metteur en scène de Bérénice,spectacle actuellement en représentation salleFrançois-Simon à Carouge, nous confie sa han-tise du ressassement et son besoin de provo-quer, à chaque création, son propre effarement.

Qu’elle soit consciente ou non, cette disciplinedu renouvellement met l’artiste à l’épreuve. Lut-ter contre un statisme morbide, c’est préférer ledéséquilibre de la marche au confort de l’assise.C’est faire écho à la posture d’un Picasso éclec-tique qui « essaie toujours de faire ce [qu’il] nesait pas faire, espérant ainsi apprendre à lefaire ». Picasso alertait ses contemporainscontre les dangers de l’auto-complaisance qui,pernicieuse, équivalait selon lui «à se copier soi-même.» Il ajoutait : «Et se copier soi-même estplus dangereux que de copier les autres... C’eststérile.» Sireuil, lui, rend compte par l’acte théâ-tral du rapport inédit qu’il entretient avec lestextes qu’il empoigne, et remet en jeu réguliè-rement ses orientations esthétiques. Couleur etlumière se font les relais sémantiques et plasti-ques de sa vision du plateau, vision qui condi-tionnera et guidera le regard public. Ainsi, l’espace de Bérénice, « immensément clair »,épuré, cotonneux, pastel, réfléchit l’implacableclarté d’un amour impossible et en expose l’im-pitoyable fatalité. Pas de zone d’ombre, pas derepli possible pour Titus annonçant invitus invi-tam (malgré lui, malgré elle) leur déchirementprochain à Bérénice. Alors qu’il adopte une posi-tion « quasi janséniste » pour monter les versraciniens, Philippe Sireuil fait résonner les

alexandrins du Misanthrope dans un salon bleu.Absolue et envahissante, la couleur imprègneles humeurs des personnages et obsède larétine du spectateur pour un Molière mono-chrome, façon «théâtre de chambre». C’est unepalette criarde qui habille La forêt et ses prota-gonistes, alors que Les mots savent pas dire setrame en clair-obscur dans une architectureaussi énigmatique qu’un espace mental trou-ble, à l’image du rapport spécifique que le met-teur en scène instaure tour à tour avec les écri-tures d’Ostrovski ou de Rebetez. Travailler lalumière et son corollaire, l’ombre, aide Sireuil à« définir ses sensations ». Sa première compa-gnie, le bien nommé Théâtre du Crépuscule,citait cette heure ambiguë où ombre et lumièrese partagent le paysage, où les contours per-dent leur acuité, ce moment charnière et pro-pice à la rêverie où le réel bascule vers une obs-curité croissante porteuse de mystère.

Des acteurs cousins de provinceAujourd’hui, le metteur en scène partage sesactivités théâtrales entre la Belgique où il vit, laFrance et la Suisse. Par sa distribution, Béréniceest un concentré de francophonie, le projet ras-semblant des comédiens issus de chacun de cestrois pays. Interrogé sur les divergences etconvergences que le directeur d’acteurs peutpercevoir entre ces « cousins de province », ilretient l’aisance verbale des Français, au détri-ment, parfois, de la corporalité. Il avoue « êtreséduit par la bâtardise et l’absence de narcis-sisme de l’acteur belge, qui, libéré de toute pression sociale fantasmatique, se donne sans précaution, avec une impudeur primaire » qui

dynamise la phase de recherche. Une naïvetéappréciable dans les balbutiements, naïveté qui nourrit le début des répétitions. Chez lesacteurs suisses romands, Philippe Sireuil aimel’absence d’a priori et la capacité d’abandon,symptomatique d’une confiance gagnée. Unesorte d’instinct «paysan, une façon de regarderle ciel et de voir qu’il va pleuvoir sans consulterla météo. Être hic et nunc. » À l’acteur de s’empa-rer du rôle sans donnée préalable car selon Phi-lippe Sireuil, « il n’y a pas de personnages. Il y aun texte d’un côté et une enveloppe corporelle,émotionnelle et intellectuelle de l’autre. » « Jene sais pas qui sont Hamlet, Treplev ou Nina. Jene sais pas qui est Chimène, ni Bérénice, je saisjuste qu’à travers l’acteur, je vais découvrir lespossibles du personnage, pas un personnage »,dit-il. Prolongeant le travail de l’auteur, le met-teur en scène prend le texte comme un tremplinet le libère de ses présupposés pour que « lethéâtre reste riche de ces moments où la ren-contre d’un metteur en scène et d’un acteur faitqu’on ne regardera plus jamais une pièce de lamême façon ».

Christine-Laure Hirsig

La musica deuxième de Marguerite DurasMise en scène Philippe SireuilDu 29 septembre au 18 octobre 2009, Théâtre l’Alchimic, GenèveDu 29 octobre au 22 novembre 2009, Théâtre Vidy-Lausanne

Théâtre / CréationDu mercredi 28 octobre au dimanche 15 novembre(ma, je et sa à 19h00 / me et ve à 20h00 / di à 17h00 ; relâche le lundi)

Au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève Salle François-Simon Durée 2h00

Plein tarif : Fr. 35.– / 23 euros Etudiant, apprenti : Fr. 15.– / 10 euros Chômeur, AVS, AI : Fr. 25.– / 17 eurosGroupe : Fr. 30.– / 20 euros

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BÉRÉNICE De Jean Racine / Mise en scène Philippe Sireuil (Belgique)

Interprétation Vincent Bonillo (Titus) / Pierange Buondelmonte (Rutile) / Anne-Pascale Clairembourg (Bérénice) / Itsik Elbaz (Antiochus) / Aurore Fattier (Phénice) / Philippe Morand (Paulin) / Renaud Van Camp (Arsace) Décor Vincent Lemaire Costumes Catherine Somers Perruques, coiffures, maquillages Catherine Friedland Lumières Philippe Sireuil Collaboration musicale Edwige Baily et David Callas Vidéo Benoît Gillet Assistanat à la mise en scène Christelle Alexandre Direction technique Lorenzo Chiandotto Construction des décors Ateliers du Théâtre National de la Communauté française de Belgique

Production Compagnie La Servante (Bruxelles) Coproduction Théâtre de Carouge-Atelier de Genève et Théâtre de la Place des Martyrs (Bruxelles) Avec la participation du Centre des arts scéniques et de la Commissioncommunautaire française Avec le soutien de la Communauté française Wallonie-Bruxelles et de la Loterie nationale

Afin d’apporter sur nos spectacles un regardoriginal, nous souhaitions donner la parole àdes personnalités de la vie civile. Après le pro-fesseur François Ansermet pour La nuit desrois, c’est Me Marc Bonnant qui s’est prêté àl’exercice à l’occasion de Bérénice. Que peutbien penser le brillant avocat de cette tragédiede Racine ? Nous vous livrons sa lecture toute personnelle.

Un chef-d’œuvre, certes. L’unité de temps, delieu et d’action est scrupuleusement respectée.Mais une tragédie ? Que non pas ! Le théâtreclassique posait une règle majeure : le respectde la vraisemblance. L’identification catharti-que est à ce prix. Le public ne peut s’émouvoirque s’il tient les faits pour possibles ou vrais,condition de son adhésion au drame qui se joue.Or, ici, le spectateur et le lecteur doutent.

Le souvenir de l’amourLe ressort de la tragédie est la tension. Le rap-port agonique de forces qui viennent de plusloin qu’on ne le croit et qui ne se brisent pas surles limites que la volonté leur assigne. La tragé-die supposerait que Tite fût tiraillé par desimpératifs contraires. Qu’il soit en proie à uninsupportable déchirement parce que s’affron-teraient en lui l’amour et la Loi.Or, de l’amour, Tite n’en éprouve plus guère.Bérénice a un passé lourd, quelques maris, unpossible inceste et près de cinquante ans. Aupremier siècle de notre ère vulgaire, c’est déjà lavieillesse, malgré la langueur et les onguents

d’Orient. Bérénice est au déclin. Tite est jeune,beau, victorieux et il est empereur. Vespasien,son père, vient de connaître l’apothéose. Tite yest promis. Son destin est ascensionnel, celui deBérénice s’épuise.Tite a aimé Bérénice. Sans doute s’en souvient-il.Il en va souvent de l’amour comme des rêves :leur seule réalité est le souvenir qu’on en a.Reconnaissance et nostalgie peut-être. Rien de

plus. En vérité, l’attente de Bérénice, que certesil a suscitée par des silences que, femme, elle acrus explicites, lui pèse. Hier initiatrice, aujour-d’hui fardeau.Que ne comprend-elle pas, princesse d’ailleurs,que son temps est révolu ? Quelles raisons flexu-euses choisir et quels mots ? Voilà le problèmede l’homme, délicat et renouvelé, fût-il empe-reur : comment rompre avec élégance, ne pasdésespérer la femme répudiée et, surtout, nepas déchoir dans son regard ?

Un vaudeville bourgeois ?D’où la Loi. Son hypostase et son invocation.Une trouvaille, mais, en fait, une pure fiction,une parade. Il n’y a pas de Loi écrite. La Loi cou-tumière, dont Tite se prévaut, est une Loi dutemps de la République. L’Empire en est le suc-cesseur, non l’héritier. Le Sénat est aux ordres etla plèbe, fascinée par le vainqueur de Judée,soumise. L’Homme n’a que les obligations qu’ilse fait. À plus forte raison un empereur. Tite peuttout. Libre, il s’invente une servitude : la Loi. Maisil n’est tenu à rien. Un amour défunt et une loiprétextueuse. Que reste-t-il du postulat tragi-que ? Rien. Bérénice, un drame, tout au plus.Pire, ou mieux, un vaudeville bourgeois, maisen toge et cothurnes, où Tite est l’amant las, laLoi la femme légitime opportunément sancti-fiée, que l’on ne peut ni blesser ni abandonner,et Bérénice, la maîtresse encombrante désor-mais… Dont on se débarrasse. En hémisticheset alexandrins parfaits.

Marc Bonnant

BÉRÉNICEDE L’ART DE SE DÉBARRASSER D’UNE VIEILLE MAÎTRESSELecture irrévérencieuse de Bérénice

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C’est un vendredi après-midi, traversé d’éclatset d’ondées. Avec Camille, nous partons pourThonon, direction le château de Montjoux,assister au tournage de L’éternelle fiancée dudocteur Frankenstein. Trajet sans encombre,on essuie quelques gouttes, et nous voilàdevant les portes du château… fermées.

Au loin, on devine l’équipe de La Cordonnerie,qui semble ne pas nous voir. Tant pis, j’escalade.Camille me met en garde, il y a comme des picssurplombant les barrières… Je grimpe sur lemuret, ôte les bouts pointus, enjambe. Un pieddedans, l’autre dehors, j’aperçois Samuelvenant à notre rencontre. Je décide de remettreà plus tard l’empalement.Nous parcourons l’allée, cheminant cahin-caha– le terrain est spongieux – vers l’équipe, postéeen contrebas du château. On nous expliquequ’ici, seules les scènes en extérieur sont tour-nées. Les prises de vue intérieures ont toutesété réalisées à Villefranche-sur-Saône, dans lagrande maison d’un industriel. Soulignons ici –sans intention néfaste envers le patrimoine tho-nonais – que le château de Montjoux, construiten 1920 est, comme le dit Samuel, «tout en toc».Mais la vue est splendide.

Face au lacUne quinzaine de personnes gravitent autourde la caméra : acteurs, réalisatrice, maquilleuse,techniciens…

Samuel nous prévient qu’ils tournent la scènede l’adieu au petit Frankenstein… Voyons ça.Devant nous, un landau, deux comédiens – quijouent les parents de l’enfant – et la nourrice. La scène est simple : la mère sort le petit du lan-dau, le père le salue, on le confie à la nourrice.Dans les bras de cette dernière, l’enfant regardepartir ses parents. D’abord, quelques «mécani-ques», avant d’abattre le clap, histoire de coor-donner les mouvements de chacun. Enfin, c’estce que je pensais. Pendant ces répétitions, l’en-fant est figuré par un bout de chiffon. Les ajus-tements sont faits, on tourne. Les comédiensarrivent avec le landau, l’actrice se penche et serelève… un bébé de chair et d’os dans les bras ! (À cet instant, je me dis que ma naïveté est sanslimites…) Elle le remet à la nourrice qui le tientdos contre son ventre, et lui agite la main.

Mais que fait la DASS ?La petite Léonore – c’est son prénom – n’est pasvraiment décidée à « jouer » pleinement cettescène d’adieu. Et puis la nourrice a quelquesmèches rebelles qui s’échappent de son chi-gnon. Un coup de laque, on y retourne. Maiscomment faire pour que cette petite fille detrois mois agite d’elle-même sa chétive main ?Derrière la caméra s’agglutinent quelques per-sonnes de l’équipe et, en première loge, Métildeet Samuel, les parents de Léonore. Tout lemonde met du cœur à l’ouvrage, on l’appelle, onlui fait signe… Bon, avouons qu’elle reste assezimpavide, malgré les encouragements de samaman ! La scène est dans la boîte, Métilderécupère sa douce. Elle est ravie – on le lit surson visage, malgré l’énorme fausse cicatrice qui

lui scinde la joue – de pouvoir être auprès de safille pendant le tournage. D’ailleurs, Léonoren’est pas le seul enfant à participer au film, deuxautres sont au générique. Métilde file à l’inté-rieur du château changer la petite, tandis que lesoleil montre ses plus beaux rayons. Croyez-nous, il règne sur ce petit bout de tournage uneambiance chaleureuse et conviviale, drôle etlégère ; que la DASS se rassure.

En sautillantToujours la même scène, mais sans Léonore. Ils’agit ici de filmer le départ des parents, de dos,qui s’en vont sur le chemin menant au château.Welcome to the 70s. Chemise indienne, sanda-les, lunettes rondes et robe longue, voilà à quoiressemble le couple. Pas étonnant de la part dela compagnie, qui aime mêler les styles et don-ner un cadre temporel tout à fait décalé à sonfilm ! Première prise, les comédiens s’en vontd’un pas mal assuré. Deuxième clap. Samuelleur demande d’être plus joviaux, légers, aériens.La démarche qui colle à la dégaine. Et les revoilàcheminant, guillerets, faisant de grandes enjam-bées et de petits sauts qui fleurent la liberté.

Le temps tourne, le lac devient noir. Les gouttescommencent à tomber, il est temps pour nousde quitter l’équipe de La Cordonnerie. Un groschien nous fait face à deux pas du portail… J’aiévité l’empalement, j’échapperai aussi à la morsure ! Et Camille de me dire : « Si j’avais su,j’aurais mis des baskets.»

Julie Decarroux-Dougoud

Théâtre-film / Tout public dès 8 ansMardi 3 et mercredi 4 novembre à 19h00

Au Théâtre Forum Meyrin Durée 50 minutes

Plein tarif : Fr. 20.–Tarif réduit : Fr. 17.–Tarif étudiant, chômeur, enfant : Fr. 10.–

Ce spectacle intègre la théma Phobia ou nos peurs auscultées du Théâtre Forum Meyrin (lire Si no 5, pages 8-9 et page 41).

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L’ÉTERNELLE FIANCÉE DU DOCTEUR FRANKENSTEIN D’après Mary Shelley / Par la compagnie La Cordonnerie (France)

Scénario Samuel Hercule / Métilde Weyergans Réalisateur Samuel Hercule Musique Timothée Jolly Son Éric Rousson Lumières Johannes Charvolin Régie générale Damien Ghenassia Interprétation (sur scène et à l’écran) Samuel Hercule (Victor Frankenstein) / Timothée Jolly (Fritz) / Carine Salvado /Métilde Weyergans (Anna Doray / La Créature) Coproduction La Cordonnerie, Théâtre de Villefranche-sur-Saône, Théâtre Jean Lurçat – Scène nationale d’Aubusson

Avec le soutien de la région Rhône-Alpes

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Film-débatDu lundi 9 au mercredi 11 novembre à 18h30

Au Théâtre Forum Meyrin Salle audiovisuelleDurée 1h10

Entrée : Fr. 5.–

Ce film-débat intègre la théma Phobia ou nos peurs auscultées du Théâtre Forum Meyrin (lire Si no 5, pages 8-9).

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UNE CRISE, SINON RIEN ! OU COMMENT NE PAS AVOIRPEUR DE LA PEUR Court métrage de Pierre Bongiovanni suivi d’un débat animé par le réalisateur (France)

Auteur, vidéaste, pédagogue, ancien directeurdu Centre d’action culturelle de Montbéliard,ancien commissaire de la Fête des Lumières àLyon, des Nuits Blanches à Paris, Pierre Bongio-vanni est un artiste protéiforme au curriculumvitae interminable. À la demande du ThéâtreForum Meyrin, il a réalisé un court métrage,sorte de cahier de doléances des gens du com-mun face à un monde économique déréglé.

Déjà accueilli à Meyrin dans le cadre de la thémaInfinita ou la mort tutoyée, Pierre Bongiovanninous revient à l’occasion de Phobia, notreréflexion sur la peur. Il s’emparera plus particu-lièrement de nos peurs sociales, aiguisées par lacrise, notamment celles de la précarité et du chômage. À l’heure où nous l’interrogeons, il pré-pare une exposition berlinoise qui, tout commenos soirées meyrinoises, s’inscrit dans le cadrede la manifestation internationale Unstable Circus (lire pages 62-63). À cette occasion, desfilms, débats, performances, spectacles, lectures,etc. évoqueront la crise en plusieurs points duglobe, dont Bruxelles, Paris et Londres.

Entretien

Sylvain De Marco : Pierre Bongiovanni, que faites-vous à Berlin ? Pierre Bongiovanni : Je suis à Berlin pour prépa-rer une exposition avec I-Wei Li, une artiste chi-noise qui vit à Berlin. Et je prépare égalementune performance qui aura lieu dans la rue, à Berlin, en octobre. Cela s’appellera 1000 kilocalo-ries pour 1 euro, et c’est exactement ce que je

vais proposer aux gens : une base de polenta ou de riz préparée de diverses façons et misesous forme de cubes. C’est délicieux et c’est uneréponse à la m… qu’on sert aux gens pour bienplus cher.

SDM : Ne craignez-vous pas que votre base depolenta ne provienne de maïs transgénique ? PB : Je suis pour la nourriture synthétique. Trans-génique ou pas, ça n’a aucune espèce d’impor-tance pour moi.

SDM : Sur l’illustration qui annonce les soiréesUne crise, sinon rien dans le programme duThéâtre Forum Meyrin, on voit une grenouille… PB : Absolument : une belle grenouille, bienexplosée…

SDM : … sous laquelle on peut lire «oups». Quesignifie ce «oups» ? PB : «Oups», c’est ce qu’on dit quand il est troptard, comme pour la grenouille.

SDM : Pouvons-nous évoquer la nature du filmque vous allez présenter ? PB : Le film est surtout consacré à la façon dont le mot «crise» évoque la peur. J’ai demandé auxgens de qui et de quoi ils ont peur.

SDM : Avez-vous trouvé quelqu’un qui n’a peurde rien ? PB : Quelqu’un qui vous dit qu’il n’a peur de riendit un gros mensonge… mais c’est respectable.En même temps, ce ne serait pas quelqu’un quientrerait dans ma démarche. Je ne recherche quedes gens qui ont peur de quelque chose.

SDM : Y a-t-il des peurs qui vous ont surpris ? PB : Toutes les peurs sont dans le même registre.Il y a les peurs classiques, comme la peur demourir ; les peurs sophistiquées, comme celledes gens qui ont un compte en Suisse et qui ontpeur de se faire dénoncer. Il y a les peurs plusarchaïques : peur des araignées, des serpents,peur d’avoir un cancer du c… Et il y a les peursplus nobles, universelles, liées à des choses tri-viales comme l’amour. Là, c’est la même choseaujourd’hui qu’il y a 10 000 ans, identique ici etailleurs. Le problème, c’est qu’aujourd’hui lespolitiques ont instrumentalisé la peur pourfaire du business.

SDM : Est-ce que vous les dénoncez dans votrefilm ? PB : Je le fais en faisant parler les gens. C’est à çaque servent les interviews, et en ça qu’elles sontdifférentes des micro-trottoirs.

SDM : Et vos propres peurs, peut-on les évoquer ? PB : J’ai peur, lorsque je pose une étagère, qu’ellene soit pas droite. Et effectivement, elle n’est pasdroite. J’ai peur, lorsque je fais une installationélectrique, que les plombs sautent. Et en général,les plombs vont sauter. J’ai peur de ne pas réussirmon plat lorsque je prépare des spaghettis auxvongoles.

SDM : Une angoisse qui me paraît surmontable… PB : Détrompez-vous : les spaghettis aux vongo-les réussis constituent une preuve absolue etdéfinitive de l’existence du divin !

SDM : Voulez-vous nous présenter I-Wei Li enquelques mots ? PB : C’est une artiste née à Taiwan, qui a fait desétudes universitaires à Vancouver, puis a tra-vaillé en Chine avant d’aller en Afrique et puis desuivre des études d’art à Londres…

SDM : Comment vous êtes-vous rencontrés ? PB : J’étais invité à un festival de performances àLondres il y a deux ans. Je dirigeais un workshopde performances et elle s’y est inscrite. Nousavons commencé à faire des choses ensemble.Elle chante, elle filme, elle écrit, elle fait plein dechoses différentes.

SDM : Vous aimez les collaborations ?PB : Chaque fois que je peux travailler avecquelqu’un d’autre, je le fais. C’est toujours trèsenrichissant.

SDM : Au cours de votre collecte de peurs, avez-vous trouvé des moyens de nous rassurer ?PB : Non. J’essaie d’aller le plus loin possibledans la conversation avec les gens, mais sansentrer dans leur intimité, en restant le plus dis-cret possible. Le sujet, c’est une conversationentre deux humains. Les gens confient des cho-ses s’ils en ont envie. Il y a ce qu’ils disent et cequ’ils montrent, les émotions, ce qui se voit surleur visage.

SDM : Quelle réflexion personnelle vous inspirele titre Une crise, sinon rien ?PB : Je pense que c’est une chance. Je pense que lemonde occidental est en train de s’enfoncer dansune espèce de misère intellectuelle et artistique.Si on n’en fait rien, ce sera tant pis pour nous.

SDM : Mais, à votre avis, en fait-on quelque chose ?PB : Oui. Je pense que le monde va être de plus enplus sauvage, caricatural, et que des gens créatifssont en train de réagir. On a toute la liberté possi-ble pour créer notre quotidien, toute la libertépour éviter le désastre. En sachant que le plusdésastreux, ce sont les institutions culturelles…

SDM : Ne sont-elles pas nécessaires, notammentaux formes d’expression que vous utilisez ?PB : Non. Moi, je vais là où les gens m’invitent, s’ilsm’aiment bien.

SDM : Et l’aspect financier ?PB : C’est un peu la loterie. Souvent, quand onm’invite, il n’y a pas d’argent du tout, et parfois,comme à Meyrin, il y en a un peu. Mais c’estd’abord une histoire d’êtres humains, comme àMeyrin. Quant aux institutions culturelles,savez-vous que l’art contemporain est l’un despremiers moyens de blanchiment de certainesmafias ?

Provocateur, délibérément dérangeant, Bongio-vanni n’use lorsqu’on l’interroge que d’uncynisme semblant relever davantage de l’ins-tinct que d’un long travail de réflexion. Ne vous ytrompez pas : il suffit pour se convaincre ducontraire de se référer à ses écrits. Celui dont

sont extraites les lignes suivantes date de 2005 : «De partout on nous dit que la déferlante écono-miste suffit à expliquer la barbarisation mondia-lisée de nos sociétés. Nous, nous disons quemême si ces évolutions sont implacables, il n’ap-partient qu’à nous d’ouvrir des protocoles derecherche tendus vers ce qui est déjà là, mais quin’éveille aucun désir – seulement une angoisse,la culpabilité du déserteur – au seul motif quetout serait déjà joué.Rien n’est joué d’avance pour ceux qui se tien-nent prêts à lancer les dés. C’est dans cette perspective que nous lançonsnos entreprises du moment.»

Propos recueillis par Sylvain De Marco«Les politiques ont instrumentalisé la peur pour faire du business.»

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UNSTABLE CIRCUSUNE CRISE CHEZ LES CRÉATEURS ?La théma Phobia et les soirées Une crise, sinon rien ! intègrent un cadre plus large.

d’un sujet en dehors des discours habituels del’art va permettre à chacun de se construire unevéritable expérience de l’autre, expérience quiva se constituer : – au travers du langage dans lecadre des conversations concrètes – au traversde l’intuition, du feeling, du ressenti, de cetteforme de connaissance mystérieuse que nousavons du monde et qui ne passe ni par le lan-gage, ni par la raison.

Nous voulons, par cette approche surprenante,contribuer à sortir l’artiste de son splendide iso-lement narcissique, l’aider à surmonter sonincapacité à embrasser les questions concrètesde société, et lui permettre de participer direc-tement à l’invention du monde. »

Vous en voulez plus ? Vous avez droit à un BON-US :« La philosophie de Value of Values est de per-mettre l’ouverture d’une conversation sur lanature des échanges possibles. Lorsque cetteconversation est engagée et que l’échangedevient une réalité, les artistes sont naturelle-ment conduits à rechercher les meilleuresmodalités de présentation de leurs travauxartistiques dans la ville où ils sont accueillis.Le coordonnateur artistique peut alors aider àtrouver des contacts et à nouer les premièresdiscussions. Et si finalement des prestationsartistiques sont rémunérées, elles permettent àl’artiste de se rembourser de ses frais de voyageou/et de production. Et toutes les manifesta-tions artistiques organisées dans ce cadre sontpromues par le site Unstable Circus sous le labelBON-US. »

Et si la cohérence du propos vous échappeencore…… et que vous n’avez toujours pas compris que leseul salut possible ne peut émaner que de l’in-telligence créatrice, voici ce que proposait déjàPierre Bongiovanni il y a plusieurs années :«Il s’agit de mettre en œuvre des protocoles derecherche réunissant ponctuellement des intel-ligences venues des arts, des sciences, de la phi-losophie, de l’industrie, des technologies ; ceslabels d’origine ne constituent en rien une preuve,une garantie ou une qualité, [c’est] simplementla marque d’un trajet dans différents cheminsde pensée.Il s’agit de créer les conditions qui permettentd’accompagner les intelligences curieuses etgourmandes dans l’exploration de problémati-ques étrangères à tout enjeu immédiat en ter-mes de modernité, d’actualité, de mode, dereconnaissance immédiate (…).Le pari est le suivant : rassembler des inventeurs(les mots manquent, il faudra en forger d’autres)et les placer dans des conditions de jeu totale-ment ouvertes (…). Il n’y a pas, pour l’instant,d’autre chemin que celui de la pensée (au plushaut, au plus improbable que possible).»

Sylvain De Marco

Découvrez l’ensemble des informationsrelatives à Unstable Circus, ainsi que ce texte plus ancien de PierreBongiovanni dans son intégralité, sur le site www.unstablecircus.net

Unstable Circus est une série de manifestations– Internet, performances, films, expositions,conférences – en relation avec la crise financièreactuelle, qui a commencé le 9 septembre et tendà interroger les notions de valeur et de criseconsidérées du point de vue des créateurs. Lesévénements se dérouleront à Londres, Berlin,Bruxelles, Paris… et Meyrin.

«Imaginez que le jour est venu où tous vos rele-vés de comptes bancaires ne signifient plus rien.Vous ne pouvez plus retirer d’argent au distribu-teur, ni acheter quoi que ce soit, pas même unetasse de café ou une tranche de pain. Toutes voséconomies se sont envolées. L’argent n’est quedu papier imprimé, sans valeur. Qu’est-ce quivous restera ? À quoi aurez-vous encore accès ?Qu’est-ce qui aura encore de la valeur à vos yeux ?Il vous restera le temps. 24 heures par jour, niplus, ni moins. Vous aurez toujours accès au ciel,à l’air, et à votre corps. Peut-être aurez-vousbesoin de créer. De créer quelque chose à partirde rien. De créer quelque chose sans but défini.De créer quelque chose sans intention pécuniaire.De créer quelque chose pour échapper à l’insi-gnifiante réalité. De créer quelque chose pourvous-même. De vous créer vous-même pour desvaleurs qui peuvent encore enflammer votrevie. » (Traduction du texte de I-Wei Li et PierreBongiovanni figurant en anglais sur l’affiche dela manifestation)

Parmi les démarches contenues dans UnstableCircus, citons Value of Values, et laissons auxartistes le soin de la présenter :« Avec le capitalisme, les valeurs sont simpli-fiées et se résument à des séries de chiffres sui-vies du signe $ . L’ensemble des étapes de trans-formation des matières et matériaux étantfinalement condensées dans l’affichage du prix.Les valeurs générées par les artistes sont malconnues, sans doute du fait d’un vocabulaireinadapté pour saisir la qualité et la singularitéde leur travail. En d’autres termes, si l’on ne secontente pas de penser à partir des référenceséconomiques classiques, on peut se demander :– Quelle est la valeur d’un artiste ? – Quelle est lanature de sa contribution ? (produire de laBeauté ? de la pensée critique ? des visions ? dudivertissement ? du spectacle ? des alternatives ?)– Comment les artistes peuvent-ils se retirer de laconsommation et de la logique capitaliste ?

Ancrée dans la crise financière mondialeactuelle, Value of Values est une expérimenta-tion artistique qui propose de revisiter lesnotions de crise et de valeur. Cette expériencevise à explorer d’autres approches du travaildans le cadre d’échanges et de collaborationsnon monétaires. Value of Values se différenciedes autres manifestations artistiques en propo-sant aux artistes d’échanger des compétencesnon artistiques pour réaliser des besoins de lavie réelle. Ces échanges non artistiques ne sontpas directement liés à un processus de produc-tion artistique. Par ce processus d’échange, desvaleurs du quotidien et de la sphère privée sontrévélées et valorisées.

Value of Values est basé sur l’échange de com-pétences. L’échange de compétences non artis-tiques ouvre un espace de pensée sur la récipro-cité et l’altérité. (La question de l’altérité fut lagrande question philosophique du XXe siècle.Emmanuel Levinas en fut le grand témoin. Maiscette question demeure d’une redoutableactualité dans le nouveau siècle naissant. Et lesartistes doivent prendre en charge toute leurpart de recherche et d’expérimentation.) Deuxartistes, qui ne se connaissent pas encore,entrent en communication l’un avec l’autre, viades préoccupations concrètes, triviales, ordi-naires. Par cela, ils acquièrent une culture del’autre, en même temps qu’ils s’exposent sanscrainte à son regard et à son expérience.

Alors, peut-être est-il possible de construire surcette expérience une conversation plus ambi-tieuse dans laquelle les questions fondamenta-les de l’esthétique, de l’éthique, du politiquedans l’art et de l’art dans le politique sont enfinabordées. La conversation entre les deux artis-tes au sujet d’un échange de service non artisti-que peut surprendre. Pourtant, pour nous, elleconstitue un nouveau chemin pour la compré-hension de qui est l’autre, de qui je suis et decomment cet autre peut entrer en relation avecmoi ; et moi, avec lui.

Ce préalable peut sembler évident, pourtantdans la réalité nous faisons souvent semblantde nous comprendre, parce que croyons utiliserdes mots qui auraient le même sens, alors qu’enréalité, les mêmes mots recouvrent des sens différents pour chacun. Le fait d’avoir à discuter

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Les filmsLe mariage du hibou de Caroline Leaf, Sable, 7’38Production : Office national du film du Canada, 1974

Âme noire de Martine Chartrand, Peinture sur verre, 9’47Production : Office national du film du Canada, 2000

Ascio de Mathilde Philippon Aginski, Sable et matériaux divers, 8’Production : Scotto Productions, 2003

Au premier dimanche d’août de Florence Miailhe, Pastel et sable, 11’ / Production : Les films de l’arlequin, 2000

John et Michael de Shira Avni, Pâte à modeler, 10’28Production : Office national du film du Canada

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Sélection de travaux d’élèves de 3e année de l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris : Exercices sous caméra

La valse du pendu (2008) d’Agnès Patron, Encre grasse, 1’30

Le train (2004) de Dimitri Stankowich, Papier découpé et café, 1’10

Dove c’è il mare (2005) de Luca di Napoli, Coton, huile, filtre, 2’45

Traces (2004) de Marion Arbona, Noir de fumée et objet divers, 2’10

Par un pas de cheval éveillé j’ai vu des lucioles (2005) de Marianka Baude

Chromatisme (2007) de Romain Blanc-Tailleur, Tube de verre, et lumière, 2’40

Le vent (2004) de Marie Décavel, Poudre et petits objets, 1’30

Le travail du fer (2004) de Vladimir Mavounia-Kouka, Objets divers, 1’35

Le rat (2007) de Nicolas Fuminier, Papier découpé, 1’35

Concentrique (2001) de Julien Widmer, Sable, filtre et objets divers, 1’

Cette exposition interactive tout public du Centre Pompidou permettra aux visiteurs dedécouvrir, à l’aide de cet étrange appareil qu’estle rétroprojecteur, un monde aussi bien poéti-que qu’onirique.

L’usage du rétroprojecteur, développé pendantla Seconde Guerre mondiale, s’est largementrépandu dans les écoles et les entreprises dès lafin des années 1950. Aujourd’hui, il a quasimentsombré dans l’oubli, rejoignant le cimetière encroissance rapide des médias obsolètes. Desartistes, de disciplines variées, fatigués du numé-rique, ont décidé de le réhabiliter, le détournanten véritable instrument de création. C’est à leurscôtés que la Galerie des enfants du Centre Pom-pidou a conçu cette exposition invitant le publicà jouer avec des rétroprojecteurs transformantl’espace en un grand atelier de création éphé-mère. Nous avons rencontré Marie-Claude Beck,l’une des deux commissaires d’exposition quinous raconte la genèse de ce projet.

Entretien

Marie-Claude Beck : C’est un article dans Libéra-tion à propos des «enfants du rétroprojecteur»qui a été le déclencheur de cette exposition.Passionnée par la création située en zonehybride, avec les mélanges de procédures et detechniques à la fois technologiques et tradi-tionnelles, je me suis plongée avec beaucoupd’intérêt dans ce procédé. Il rejoint le répertoiredes outils et procédures basiques des arts plas-tiques qui peuvent être retravaillés avec desmoyens technologiques.

Thierry Ruffieux : Le parcours de l’exposition com-porte la projection de films d’animation, réalisésavec des techniques traditionnelles.MCB : Nous avons tenu, en effet, à accompagnerces dispositifs par des films d’animation réalisésavec des techniques employant des matières tra-ditionnelles comme le sable, la pâte à modeler, la peinture ou avec d’autres techniques travail-lées directement sur la table lumineuse. Car audépart, la procédure est la même : les artistesfabriquent leurs images les unes après les autressur la table lumineuse, puis elles sont captéespar des appareils photo ou vidéo et retraitéespar ordinateur. Aux côtés des artistes réalisantdes films d’animation, nous avons choisi d’asso-cier des étudiants de l’École nationale supé-rieure des arts décoratifs de Paris et leur avonsproposé de réaliser, dans le cadre d’un grandworkshop, des œuvres jouant avec les particula-rités et les contraintes du rétroprojecteur.

TR : Qu’est-ce que le public va découvrir enentrant dans les galeries du Théâtre ForumMeyrin ? MCB : Les murs des salles d’exposition se redessi-neront constamment et seront animés par lesprojections à grande échelle des images réali-sées in situ par les visiteurs. De la lumière, unefoule d’objets disparates, des matières inatten-dues permettront aux visiteurs des composi-tions infinies mêlant formes, matières et cou-leurs. Nous avons fait le choix de proposer desdispositifs qui ont chacun une particularité d’utilisation et un objectif pédagogique précis.Ils sont regroupés en trois thématiques et en unedizaine d’îlots interactifs qui sont composés

d’un ou de plusieurs rétroprojecteurs et de maté-riaux spécifiques. Le premier espace de l’exposi-tion, Matières et objets, permet de jouer avec lacomposition de l’image (transparence, couleur,lettres et mots, matière, et trames et composi-tions graphiques). Le deuxième espace incite lesvisiteurs à expérimenter la déformation del’image projetée, alors que plus loin, ils expéri-menteront tout ce qui se rapporte aux effets spéciaux et trucages.

TR : La Galerie des enfants du Centre Pompidoureste très attachée à mettre sur pied des expo-sitions interactives. En quoi ce concept vous semble toujours aussi pertinent aujourd’hui ?MCB : Le principe de l’exposition interactive meparaît être la forme la plus proche de l’une desmissions de notre service qui est de développerune créativité active et ludique, en lien avec lacréation contemporaine. L’enfant a besoind’abord de jouer et d’être dans l’expériencepour se connaître et appréhender le monde,pour ensuite pouvoir formaliser les choses. Celan’exclut pas la confrontation avec les œuvresqui permet l’immersion, la perception et lequestionnement direct face à d’autres manièresde faire, ainsi que le développement d’un rap-port personnel au monde.

Propos recueillis par Thierry Ruffieux

Accueil réalisé en collaboration avec les Fondations Edmond & Benjamin de Rothschild

MATIÈRE À RÉTRO-PROJETERExposition interactive par l’Atelier des enfants du Centre Pompidouwww.centrepompidou.fr

Commissaires Marie-Claude Beck et Christine Herpe-Mora

Exposition interactiveTout public dès 6 ansDu mercredi 11 novembre au jeudi 17 décembreVernissage le mercredi 11 novembre de 14h00 à 17h00

Au Théâtre Forum Meyrin Galeries du Levant et du Couchant

Ouverture publique : du mercredi au samedi de 14h00 à 18h00, ainsi qu’une heure avant les représentations. Également sur rendez-vous. Visites scolaires sur réservation au 022 989 34 00.

Entrée : Fr. 5.–

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Dans Flamenco y poesía, le plancher tremble etles mouvements, que l’on sent pourtant si rete-nus, éclatent sèchement. Entourée de chan-teurs, musiciens et danseurs, María Pagésensorcelle l’assistance avec son flamenco flam-boyant, sans fard. Une soirée de novembre bai-gnée du soleil andalou.

Être flamencoTriana, quartier gitan de Séville, berceau du fla-menco. On imagine María Pagés arpenter cesrues, sous un soleil ardent que tempèrent peu lesrives du Guadalquivir, pourtant si proches.C’est ici qu’elle est née, ici que les premiers inter-prètes du flamenco – poètes et musiciens gitans– se réfugièrent, quelques siècles plus tôt ; c’estici, vers le milieu du XIXe siècle, qu’éclata le fla-menco, avec l’ouverture des premiers tablaos,ancêtres des cafés-concerts.Plus qu’un mélange de disciplines (le chant –cante, la danse – baile et la guitare flamenca), leflamenco est une attitude, presque une philoso-phie. Être flamenco, c’est viser une communionavec le temps, celui qui se palpe, que l’on respire,qui nourrit, qui se présente non plus comme uneéternelle fatalité, mais comme le cri libérateur etapaisant, proche de l’harmonie. «Être flamenco,c’est avoir une autre chair, une autre âme, d’au-tres passions, une autre peau, des instincts, desdésirs ; c’est avoir une autre vision du monde, ungrand sentiment tout autre, c’est posséder ledestin dans la conscience, la musique dans lesnerfs, la fierté dans l’indépendance, la joie dansles larmes ; c’est la peine, la vie et l’amour por-teurs d’ombre.» (Tomás Borrás)

La grâce et la rageMaría Pagés est ainsi. Fille de l’Andalousie, elle seforme auprès d’Antonio Gades, Mario Maya etRafael Aguilar. Elle fonde sa propre compagnieen 1990 et connaît très vite un succès internatio-nal. Dans Flamenco y poesía, María Pagés est à lafois grâce et rage, avec une gestuelle tantôt sen-suelle, tantôt fougueuse qui irradie le plateau ;ce soleil des rues de Triana nous brûle ici les réti-nes. Elle éblouit, avec les costumes qu’elle revêt– différents à chacune de ses entrées en scène –dont les couleurs éclatent dans la pénombre duplateau.

Dans l’ombre de María Pagés, deux voix déchi-rantes, l’une féminine, l’autre masculine, quichantent les coplas (strophes) de la passion, del’amour, de la mort. Des vers de poèmes aussi,ceux de García Lorca ou Saramago, ceux d’anony-mes qui ont fait les beaux jours de la poésiepopulaire. À entendre ces chants, on ressent ladouceur, l’exil, la tristesse ; comme si les voix tou-chaient l’âme. Accompagnant ces voix, un duo deguitaristes offre des compases (rythmes) autempo énergique, enveloppant de leurs accordsle chant comme la danse.

Et puis, il y a les quatre danseurs. Vêtus de noir,cheveux plaqués, ils sont la virilité même – tellequ’elle s’affirme selon les âges (les interprètessont de générations distinctes), cette virilité quicontrebalance avec la féminité de María Pagés.Tous sont impressionnants de technicité etd’une beauté rageuse.

Comme un éclat dans la nueLes talons martèlent le plancher, les paumess’entrechoquent et soudain, la musique sembletrop forte ; la danse, trop belle ; la copla, insoute-nable et les voix, incandescentes. García Lorcaappelait cela le duende, ce coup de foudre sou-dain qui terrasse le spectateur. Une sorte detranse qui « décape la couche de graisse et desang sous laquelle nos sens les plus profondsdemeurent cachés. C’est alors que l’on sent sapeau s’affiner, se détendre et frissonner, commepour laisser nos émotions intimes affleurerspontanément ou, comme le dit si bien l’expres-sion courante, venir à fleur de peau » (BernardLeblon, Flamenco, Cité de la musique/Actes Sud,série Musiques du monde, 1995).

Mais rares sont ceux qui parviennent à cet étatquasi mystique. Pour nous, spectateurs lambda,Flamenco y poesía, c’est un peu cette rose ten-due du poème de Saramago ; celle qui, une foisélevée, permet de laisser, d’abandonner tout cequi est douloureux de blessures et de frayeurs.

Julie Decarroux-Dougoud

DanseMercredi 11 novembre à 20h30

Au Théâtre Forum Meyrin > COMPLET Durée 1h20

Plein tarif : Fr. 46.– / Fr. 38.–Tarif réduit : Fr. 37.– / Fr. 30.–Tarif étudiant, chômeur : Fr. 22.– / Fr. 17.–_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

Ce spectacle intègre la saison du Passedanse.Retrouvez le programme complet sur www.passedanse.net

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FLAMENCO Y POESÍA Direction et chorégraphie María Pagés (Espagne)

Avec María Pagés Danse Emilio Herrera / José Barrios / José Antonio Jurado / Alberto Ruiz Musique Ana Ramón Chant Ismael de la Rosa / José Antonio Carillo «Fyty» Guitare Isaac Muñoz Chorégraphie Farruca y Alegrías José BarriosTextes José Saramago / Federico García Lorca / Antonio Machado / Ben-Sahl / Textes populaires Musique J.A. Carillo / I. Muñoz / R. Lebaniegos / L. Pastor / M. Pagés / Musique populaire Lumières Pau Fullana Costumes María Pagés Réalisation costumes María Pagés / Luis F. Dos Santos Réalisation costumes danseurs González Teintures tissus et estampes María Calderón Chaussures Gallardo Direction technique Jordi Buxo Son Beatriz Anievas Production Compañía María Pagés

Accueil réalisé en collaboration avec les Fondations Edmond & Benjamin de Rothschild

«235 coups de compas dans le corps de papa. Etle dernier coup dans l’œil. Tu l’avais jamais eupapa, le compas dans l’œil, eh bien maintenant,tu l’as, je te l’ai enfoncé dans le crâne, et pourlongtemps.» Voici comment commence Le com-pas dans l’œil. C’est l’histoire de Paul, 9 ans ; c’estl’histoire aussi, en partie sublimée (point de par-ricide, dans les faits…), de Pierre Lericq lui-même.L’histoire lourde d’une enfance meurtrie, racon-tée avec force, délicatesse, humour et émotion.

On connaît le Pierre Lericq comédien et auteurpour la compagnie Les épis noirs, avec laquelleil a créé, entre autres, Flon Flon, Bienvenue auparadis et L’odyssée des Épis noirs (accueilli lasaison dernière au Théâtre Forum Meyrin). Sespièces – mélange de music-hall et de théâtreabsurde – balancent perpétuellement entre tri-vialité et lyrisme, burlesque et tragédie, naïvetéet conscience ; celle-ci associe jeux sur les motset métaphores pénétrantes : la manière dont est rendu l’enthousiasme amoureux va droit àl’âme. Le comédien irradie par son énergie, maisquand il aborde des sujets intimes, son énergiese modère. Rarement Pierre Lericq nous auraparu si vrai.

Entre autobiographie et sublimationAvec Le compas dans l’œil, on le découvre soli-taire. Malgré son attachement au théâtre detroupe, Lericq a choisi, cette fois, le genre dumonologue autobiographique. Son personnage,Paul, est seul face à ses « jurés» – le public – à quiil s’adresse régulièrement en retraçant sa vie, enla défendant.

Parce que Paul est coupable : il a tué son père deplusieurs coups de compas dans le corps et lui aasséné le dernier dans l’œil. «Mais ne le plaignezpas, mon père, mesdames et messieurs les jurés.Parce qu’il m’a laissé tomber : ça, vous ne lesaviez pas, hein ? Et puis, ce n’est pas parce quej’ai tué que je suis coupable ; c’est lui, le coupa-ble. D’ailleurs je l’ai coupé. Parce qu’il était cou-pable.» Petit à petit, Paul convoque ses souve-nirs et nous conte, sans pathos, son singulierdestin : les infidélités du père dont il fut témoin ;les moqueries dont il fut l’objet à la ferme.

Comment donc apaiser la sauterelle qui taraudePaul au-dedans ? Comment eût-il dû s’y prendrepour toucher le cœur d’un père si peu concerné ?

Aux sources de l’inspirationMais Le compas dans l’œil fonctionne égale-ment comme une genèse des spectacles dePierre Lericq, nous plongeant dans les méan-dres de ses souvenirs, au cœur de ses sourcesd’inspiration. L’auteur nous raconte un enfantjeté en pâture à des monstres, « abandonné »par son père, dans une ferme, une semaine : « J’aineuf ans. Tout neuf. Et, pour que j’apprenne lavraie vie et Comme Dieu a laissé Jésus vivre lavie des hommes, papa a décidé de me laisserune semaine chez des fermiers. Marcelle toutefumante a débarqué dans la cour de la ferme.Papa est sorti, je l’ai suivi. Il a dit bonjour aux fer-miers, je l’ai suivi. Il a grimpé dans Marcelle, je nel’ai pas suivi et il est reparti, me laissant seulécouter le bruit du moteur disparaissant petit àpetit comme le soleil derrière la mer. Et, commeje n’avais pas encore construit de barrages ni de

digues, la pluie inonda mes yeux. » Durant cettesemaine, il sera entouré d’horribles personna-ges qui abuseront de lui : « Je ne savais pas à cemoment-là que du paradis où je me trouvais jerentrais dans l’enfer et que je ne connaîtraisplus jamais cette extase de vivre.»

À son retour, silencieux et déjà coupable, Paul «Pierre» se raccrochera aux mots pour survivreà une vie qui lui échappe. Ici, chacun a sonimportance, servant l’émotion, du rire à la dou-leur, poétique et sincère. Jeux de mots donc etjeu du corps qui saute, rit, danse, crie, court, etse pose enfin, l’acte perpétré, pour respirer uneliberté retrouvée.

Ludivine Oberholzer

ThéâtreMercredi 18 novembre à 20h30

Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h15

Plein tarif : Fr. 35.– / Fr. 28.–Tarif réduit : Fr. 25.– / Fr. 22.–Tarif étudiant, chômeur : Fr. 15.–

Ce spectacle intègre la théma Phobia ou nos peurs auscultées du Théâtre Forum Meyrin (lire Si no 5, pages 8-9 ).

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LE COMPAS DANS L’ŒILDe et par Pierre Lericq (France)

Écriture et interprétation Pierre Lericq Mise en scène Sophie Pascal Musique Sébastien Libolt

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C’est un grand nom de l’humanisme critiquecontemporain qui sera accueilli à Meyrin à l’oc-casion de la théma Phobia. Directeur de recher-ches honoraire au CNRS, Tzvetan Todorov aenseigné dans diverses universités américai-nes et à l’École normale supérieure à Paris.

Après avoir été – dans les années 1960-70 – l’undes principaux représentants du structuralismeen études littéraires, son travail connaît untournant. Désormais, son activité intellectuelleprend pour sujets la nature sociale de l’individu,la rencontre des cultures et les effets des dicta-tures totalitaires.Ses livres retracent aussi l’histoire de la penséehumaniste en France (Nous et les autres ; Le jar-din imparfait ; L’esprit des Lumières), analysentdes événements tragiques du passé lointain ourécent (La conquête de l’Amérique ; Une tragé-die française ; Mémoire du mal, tentation dubien), interrogent les grands moments de l’his-toire des littératures et des arts (Éloge du quoti-dien ; Éloge de l’individu ; Les aventuriers del’absolu). Il est également l’auteur d’une atta-chante autobiographie intellectuelle, Devoirset délices.

Le ressentiment et la peurOrigine de notre invitation, le dernier livre deTzvetan Todorov – La peur des barbares – sefonde sur une critique de l’analyse extrême-ment médiatisée de Samuel Huntington, uneanalyse que résume l’expression «choc des civi-lisations». Comme Huntington, Todorov part duconstat suivant : l’éclatement du bloc soviéti-

que n’a pas pacifié les relations internationales.Vingt ans après la chute du mur de Berlin, maintsendroits du monde sont, en effets, taraudés pardes tensions.Pour interpréter cette géopolitique nouvelle etchaotique, notre invité divise la carte du mondeen entités où un rôle dominant est joué par dessentiments ou passions politiques distincts.Jusque-là privés des richesses, des pays commele Brésil ou la Chine lui semblent, par exemple,animés par « l’appétit». Se considérant commehumiliés par les États-Unis et/ou les ancienscolonisateurs européens, les pays relevant dece qu’on appelait le Tiers Monde, seraient carac-térisés, eux, par « le ressentiment».Quelle passion politique Todorov attribue-t-ildès lors à l’Occident ? Le titre de son ouvragenous le dévoile : la peur. Une peur duale réagis-sant à l’attitude des pays de « l’appétit » et du «ressentiment». Peur, d’un côté, de voir la domi-nation économique occidentale contredite pardes nations produisant à moindre coût. Peur, del’autre, d’attaques terroristes jointes à desmesures de rétorsions énergétiques de la partnotamment des pays pétroliers. C’est sur cetteseconde crainte que Todorov concentre sonattention.

Un remède pire que le malD’emblée, il rend son lecteur attentif aux effetsnéfastes de réactions occidentales dispropor-tionnées. Une réaction excessive peut, en effet,premièrement, renforcer le ressentiment – ori-gine des attaques contre lesquelles l’Occidentse défend ; secondement, « la peur des barbaresest ce qui risque de nous rendre barbares (…). Le

remède [pouvant] être pire que le mal.» Ainsi lecontre-terrorisme américain n’a-t-il pas hésité,dans son combat, à violer certaines valeursdémocratiques (en recourant à la torture, parexemple) qu’il disait précisément défendre.Plus fondamentalement, l’analyse de TzvetanTodorov revient à interroger le bien-fondé dudiagnostic qui sous-tend la réaction occiden-tale : ne camoufle-t-on pas des «conflits politi-ques et sociaux en guerre de religion ou chocdes civilisations» ? La peur des « barbares » sert-elle une politique en particulier ?Quelle conclusion tirer, par ailleurs, de ce quenombre de terroristes sont des étrangers instal-lés, voire nés en Occident ? À terme, la politiquesociale et celle de l’immigration ne fournissent-elles pas des cadres d’interventions plus perti-nents que ceux de la police et de la défense ?Pouvons-nous nous acharner à défendre nosmodes de vie occidentaux – inégaux et voracesen énergie ? Le pouvons-nous, militairement etmoralement ?

La peur de l’autre est-elle constitutive de touteidentité collective ? Quelles valeurs ou mémoirefondent notre identité ? De ces différentes pers-pectives découle, sous la plume de Todorov, une passionnante enquête sur la possibilité deconjuguer un accord sur certaines valeurs «universelles» et le respect de la pluralité descultures. Nul doute que partant de nos peursindividuelles et collectives, cette rencontreinterrogera les fondements de nos vies indivi-duelles et ceux des sociétés.

Mathieu Menghini

RencontreJeudi 19 novembre à 20h30

Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h45

Entrée : Fr. 5.–

Cette rencontre intègre la théma Phobia ou nos peurs auscultées du Théâtre Forum Meyrin(lire Si no 5, pages 8-9).

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DE LA PEUR À LA BARBARIERencontre avec Tzvetan Todorov (France)Avec la participation de Claude Thébert

«Le choc des civilisations, ce serait : les démocraties occidentales d’un côté, l’Islam de l’autre (...). Face à la menace, plus de place pour le dialogue ou pour le mélange. Et pas d’autre alternative que la fermeté (...). Peut-on vraiment s’assurer, lorsque l’on raisonneainsi, que la barbarie et la civilisation continueront de se trouver du côté que l’on croit ?» Tzvetan Todorov

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Une chose est certaine avec l’équipe de Berga-mote : elle n’a jamais eu une façon « conven-tionnelle » de travailler ! Issue d’une émissionradio qui s’enregistrait à l’extérieur pour causede travaux dans les locaux, l’aventure de cettecompagnie naît dans des décors et des bruita-ges naturels (rues, gares, parcs, etc.) L’environ-nement prend dès lors de l’importance et enri-chit les séquences. Claude-Inga Barbey, PatrickLapp, Claude Blanc et leurs compagnons del’époque utilisent ce nouvel élément et enjouent. Ils en feront de même avec différentsfacteurs.

Une grande place est immédiatement faite àl’improvisation : pas de texte adapté ou coupé,mais des enregistrements (sonores puis visuelspour le théâtre) réalisés lors de chaque séancede travail. Au départ, une discussion entre lescomédiens, des idées qui fusent, puis… « Onessaie tout de suite ce qu’on propose verbale-ment et on voit immédiatement si cela prend oupas !», explique Claude Blanc. «On sait plus oumoins où on va et on connaît la situation tellequ’elle doit progresser. À la radio, si cela n’allaitpas, on avait la possibilité de reprendre puisquec’était enregistré. Mais on s’est vite aperçu quela première version était toujours un peu lameilleure à cause de l’effet de surprise. Il y a uneespèce de prise de risques qui n’existe pas dansun texte écrit où tout est prédéfini.»

Au théâtre, ils procèdent de même: l’équipe seréunit plusieurs mois avant le début des répéti-tions et, par le biais d’un consensus issu des dis-cussions, définit un chemin par lequel mener lespectacle. « Il y a un fil rouge et une dramaturgiespontanée. Il y a également de la place pourl’improvisation, mais au théâtre, il nous fauttenir compte des régisseurs qui doivent éclairerle plateau, ajouter des sons, et cela demandedavantage de rigueur dans la forme. On enregis-tre par vidéo tout ce que l’on fait pour avoir untémoin, on le visionne le lendemain et onchange ce qui ne va pas. On peut ainsi toutremettre en cause. Le temps de répétitions est,du coup, un peu plus long que d’habitude. Nousavons toute cette étape d’approche pendantlaquelle nous ne sommes pas tout à fait d’ac-cord sur la manière de traiter les choses. Ce sontles discussions qui priment et cela prend dutemps. Il y a des choses qui marchent tout desuite et d’autres pour lesquelles on peine àavancer. La pièce change donc du jour au lende-main ! Toutefois, la cohésion est donnée par lefait que nous avons beaucoup travaillé ensem-ble. Car nous sommes issus de trajectoires diffé-rentes et chacun vient avec son arrière-pays.»

Le facteur du publicCe qui frappe tout de suite lorsqu’on assiste àun spectacle de Bergamote, c’est l’importancedonnée à la réactivité des spectateurs. Lescomédiens y sont extrêmement attentifs et, ànouveau, l’utilisent tout au long des représen-tations : « On a constaté que nous avons, dansnos créations, un réel besoin des réactions dupublic. D’ailleurs, la première représentation

est parfois un peu vaseuse, mais dès la deux-ième, on sent déjà leurs réponses. Entre la pre-mière et la dernière, ce n’est souvent plus dutout le même spectacle. Quand on commence àêtre plus à l’aise, on essaie de se surprendre surscène. Tout d’un coup, on a une idée qui sort duschéma, on la lance et on observe les réactionsdu public.» Et qu’en est-il des réactions des par-tenaires de jeu? «C’est tout de même très struc-turé : on sait comment cela commence, on con-naît les points de passage obligés et la chute. Àpartir de là, ça peut évoluer mais de façon res-treinte tout de même. Il s’agit davantage deparenthèses ajoutées. Comme il n’y a pas detexte précis, si vous amenez quelque chose, lesautres y répondent. Normalement, on suit sescamarades de jeu. Il faut être attaché au mêmetimon et ne pas vouloir tirer son épingle du jeu.En fait, il s’agit de vouloir travailler pour lesautres.»

La méthode peut donc sembler périlleuse : l’envi-ronnement (humeur du public, des comédiens,faculté à improviser, à être à l’écoute, etc.)change d’un jour à l’autre. Mais peu importe : le«procédé Bergamote» est devenu une signatureque le public reconnaît et, surtout, plébiscite !

Coré Cathoud

ThéâtreDu vendredi 20 novembre au dimanche 10 janvier Relâche les 24 et 25 décembre, 1er, 2 et 3 janvier(ma, je et sa à 19h00 / me et ve à 20h00 / di à 17h00 ; relâche le lundi)

Au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève Salle Gérard-CarratDurée [spectacle en création]

Plein tarif : Fr. 35.– / 23 euros Etudiant, apprenti : Fr. 15.– / 10 euros Chômeur, AVS, AI : Fr. 25.– / 17 eurosGroupe : Fr. 30.– / 20 euros

JULIETTE ET ROMÉO D’après William Shakespeare / Par Bergamote (Suisse)

Interprétation Claude-Inga Barbey / Claude Blanc / Doris Ittig / Patrick Lapp / Pierre Mifsud /Myrjam Rast / Lucien Rouiller

Production Théâtre de Carouge-Atelier de Genève et Association Bergamote représentée par Chassot Productions / David Chassot Avec le soutien de JT International SA

Juliette et Roméo s’inscrit dans une traditionancienne : le texte de Shakespeare, quoiquesacré aux yeux du public anglo-saxon, a donnélieu à de nombreux avatars. On ne compte plusles adaptations, parodies et pastiches des piè-ces du fascinant dramaturge. Éclaircissementssur la nouvelle proposition de Bergamote.

Nous n’avons pas en francophonie un auteurdont la place équivaut à celle de Shakespearepour les anglophones : le grand Will occupedans les contrées anglo-saxonnes la positiond’un véritable «auteur national». L’auteur-acteurde Stratford doit notamment cette place à sapuissance imaginative, à un style exceptionnel,à la vérité avec laquelle il ex-plore bien des uni-versaux humains, en un mot, à la capacité extra-ordinaire de son théâtre à embrasser la variétédu monde et des hommes.

Comme tout auteur infiniment lu et relu, Sha-kespeare a inspiré de très nombreuses adapta-tions. Dans le domaine sérieux, les intriguespassionnantes que les pièces déroulent ont puêtre réduites à leur plus simple canevas, don-nant par exemple les Tales from Shakespeare deMary et Charles Lamb, un recueil de contes pourenfants paru en 1807, qui a à son tour accédé aurang de classique. Le frère et la sœur choisirentvingt pièces du dramaturge et les adaptèrentsous forme d’histoires aisément abordablespour les enfants. Les auteurs ont soigneuse-ment conservé une partie du langage archaï-

que, et l’un des buts avoués de cette collectionétait de permettre aux filles de découvrir Shakes-peare en même temps que les garçons, à qui, à l’époque, « généralement on permet l’usage de la bibliothèque de leurs pères bien plus tôtqu’aux filles» (préface).

Shakespeare adulé et parodiéQu’on accorde attention au fait que cet écrivain« national » est avant tout un dramaturge : or,l’art vivant qu’est le théâtre se prête particuliè-rement à un certain genre d’adaptation, la paro-die ; par conséquent, Shakespeare profite aussià la veine comique des adaptateurs en toutgenre. Il est vrai que comme à toute figure adu-lée, on porte à Shakespeare, dans les instancesthéâtrales, un soin jaloux, qui en Grande-Breta-gne prend plusieurs visages : une compagnieroyale est chargée de lui rendre un culte officielen montant ses œuvres, il fait l’objet d’étudespoussées chez les universitaires (c’est l’un desauteurs les plus commentés au monde) – maison peut aussi le parodier et cela se fait abon-damment : c’est précisément là qu’affleurenttoute la tendresse qu’on lui porte et la familia-rité avec laquelle le public et les gens de théâtrel’abordent. Il en va ainsi de la Reduced Shakes-peare Company (allusion à ladite Royal Shakes-peare Company) qui propose des versions forte-ment… abrégées des pièces, dont The CompleteWorks of William Shakespeare (abridged) : rienmoins que les 35 pièces du corpus shakes-pearien en 97 minutes ! Ce spectacle qui tintdurant neuf ans au Criterion Theatre de Londresdébute emblématiquement par un Roméo etJuliette de quatre minutes.

Et Bergamote dans tout ça ?C’est donc sur un arrière-fond riche d’antécé-dents que Bergamote propose son Juliette etRoméo. Si, en s’attaquant à un classique, ClaudeBlance, Patrick Lapp et Claude-Inga Barbey onttout d’abord souhaité montrer que la compa-gnie pouvait être prise au sérieux – ce n’estpourtant pas le public fidèle de Bergamote quien fera douter –, d’emblée a été affirmé le désirde lier la matière shakespearienne et la «pattede Bergamote», dans un «contrepoint» plutôtqu’une adaptation. D’où une inversion appa-remment innocente dans le titre. D’où, aussi, untriplement des couples : enfants, parents etgrands-parents.

On ne s’étonnera pas si le lyrisme du style deRoméo et Juliette, si caractéristique dans sesmétaphores mille fois changeantes, passe ausecond plan, voire disparaît : par parti pris d’au-dace et d’irrévérence, l’humour doit prendre lepas sur le style sérieux, afin de mieux traiter desproblèmes fondamentaux de la vie. « Si c’esttrop Shakespeare, on risque de perdre beau-coup», Claude Blanc dixit. Le défi consiste dansla rencontre entre deux uni-vers fortementcaractérisés, et a priori bien éloignés… Conclu-sion du sage du groupe : «Si l’on s’en tient auxthèmes sans vouloir avoir la prétention de vou-loir faire une œuvre, ce serait une bonne piste.»

Florent Lézat

SHAKESPEARE ADAPTÉQUAND BERGAMOTE SE FROTTE AU GRAND WILL

Claude Blanc

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On lui donne rendez-vous à 9h, à Genève. Ellearrive avec quinze minutes d’avance… à Carouge.Deux textos, un coup de fil et une demi-heureplus tard, on la voit enfin, assise devant un café,clope au bec, téléphone à l’oreille, cahier ouvertsur le zinc, prenant des notes pendant qu’elletermine sa conversation.

Doris Ittig, sa complice à la scène comme à lavie, confirme : «Elle dort peu, se lève tôt et tra-vaille énormément, tout le temps, partout. »Mais pas comme tout le monde. La comédiennese souvient de l’époque où elles fomentaientdes sketches à la radio : « Il arrivait parfois que laveille d’une émission, je n’aie toujours pas detexte. On écrivait et répétait dans la voiture, surle chemin. »Pas très rassurant comme méthode, non ? « Cen’est pas écrit : ça s’écrit. Elle peut construireune scène dans la voiture, écrire une pièce aubistrot, elle est dans le concret, dans la vie, toutde suite.»

Les postiers, la voyante, son conciergeCe que confirme Chantal Savioz, journaliste à LaTribune de Genève : «Claude-Inga Barbey, c’estl’antitable 1, elle est dans le surgissement, l’im-provisation. C’est un personnage difficile à cer-ner mais une des artistes les plus originales dela scène romande. Sa source d’inspiration, cesont les gens dans les parcs publics, les postiers,la voyante, son concierge… Elle est passée maî-tre dans l’art de chroniquer le quotidien avecune certaine forme d’intransigeance.»On la connaît, la bête. À la télévision, sur lesplanches, sur les ondes ou sur la toile : Claude-

Inga Barbey trimbale son humeur en chroni-quant avec fureur la vie des autres comme lasienne. Sans concession, ni fausse pudeur, cequi lui donne une réputation de provocatrice.Doris Ittig : « Elle est piquante, c’est vrai, ellepeut faire preuve d’une grande sauvagerie, maisj’aime le regard qu’elle porte sur le monde et surles gens. Elle est d’une grande humanité.»«Son comique du quotidien peut être dur, maisil est surtout fondamentalement tragique. Ellese méfie de l’illusion », précise Chantal Saviozqui se souvient que, récemment, pour sa versiondes contes d’Andersen, fidèle au texte (sic), ellen’a pas hésité à brûler ses personnages-marion-nettes sur scène. Bonheur des enfants. Stupeurdes adultes…

«C’est nucléaire»Claude-Inga Barbey, c’est avant tout un person-nage complexe. Elle avoue détester être surscène, préférer le travail de répétition au travaild’acteur : « Jouer, ça m’emmerde ; ce que j’aime,c’est travailler avant. Depuis 20 ans, je salue tou-jours en arrière. J’ai toujours un peu honte. Jeme dis qu’on aurait pu faire mieux », confie lacomédienne. Elle n’aime pas arrêter, s’arrêter.Être dans la vie, toujours, chez elle, «c’est nuclé-aire», dit-elle. Comme l’imagination qui la solli-cite à chaque instant.Un exemple ? « En sortant de chez moi, j’ai vudeux vieux chapeaux sur une poubelle. Un cha-peau bleu d’homme et un autre blanc de femmeet, au pied du conteneur, un morceau de gâteau.On peut écrire une histoire de ça. Une histoirebelle et triste, de bal ou de mariage. Ça n’a l’airde rien, mais c’est tout », se souvient Claude-

Inga Barbey. Comme si elle était perméable, àtout et à tout moment : « C’est un piège. Je nepeux pas voir ça sans que ça me fasse maldedans. Je n’ai pas tellement de peau pour ça.»Et cette peau, la sienne, elle n’hésite pas à lamettre en jeu constamment, notamment dansl’écriture de ses romans qui dévoilent une autrefacette de sa personnalité : « C’est plus intime. Il n’y a pas de public. C’est la même âme, maisc’est un travail solitaire. » « Une écriture extrê-mement soignée», remarque Chantal Savioz.

Transmettre l’impermanenceClaude-Inga Barbey, c’est une somme de para-doxes. Elle aime les gens, mais pas jouer enpublic. Elle fait rire, mais de situations cruelles.Elle se livre sans pudeur, mais pense encore qu’onne la comprend pas. Quand on le lui fait remar-quer, elle balaye ça d’un sourire : «Un fleuve, çadonne à boire, mais quand il déborde, il tue.»Elle parle alors de l’impermanence de la vie. De lasouffrance que contient l’amour. Des beautésque recèle la laideur… Elle confie que si elle a bienune mission finalement, ce serait de «transmet-tre cette impermanence.»L’heure tourne. On n’arrive pas à conclure cetteconversation, comme si on refusait à notre tourd’arrêter le travail. C’est nucléaire. Elle dit : « Jevais vous aider». Et cite Virginia Woolf : « Je vou-lais parler de la mort mais la vie a fait irruption.Comme d’habitude.»

Francis Cossu

1 Au théâtre, le travail à la table consiste à lire et à décortiquer un texte avant de commencer les répétitions et la phase de jeu.

LA VIE, COMME D’HABITUDECLAUDE-INGA BARBEY

«Son comique du quotidien peut être dur, mais il est surtout fondamentalement tragique. Elle se méfie de l’illusion.»Chantal Savioz, lesquotidiennes.com

Claude-Inga Barbey

La voir :Au Théâtre de Carouge, du 20 novembre 2009 au 10 janvier 2010, dans Juliette et Roméo, d’après William Shakespeare, par Bergamote.Du 15 janvier au 7 février 2010, dans Ce fou de Platonov, d’Anton Tchekhov, mis en scène par Valentin Rossier (lire page 92).À la Comédie de Genève, du 19 au 31 mars 2010, dans Infuser une âme,de Claude-Inga Barbey.

La lire :Petite dépression centrée sur le jardin, éditions d’Autre part, 2000.Réédité en format poche aux éditions Zoé en 2007.Le Palais de sucre, éditions d’Autre part, 2003. Réédité aux éditions de l’Aire en 2007.Le Portrait de Madame Mélo et autres nouvelles, éditions d’Autre part, 2004.Les Petits Arrangements, éditions d’Autre part, 2007.

La déguster :Chaque semaine sur le site internet www.lesquotidiennes.com

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Offrez-vous cette plongée dans l’art musical autemps des Soviets. Plongée en deux parties : lapremière consistant en la projection d’un su-perbe documentaire (lire ci-contre), la secondeen l’exécution de deux chefs-d’œuvre russespour pianos.

Sous le titre Cendrillon au pays des Soviets, etc.,Ufuk et Bahar Dördüncü nous inviteront à écou-ter toutes les nuances de la musique pétrie dedouleur et d’aspiration à la joie de Prokofiev etChostakovitch. Par la magie d’une relation privilé-giée et une technique hors du commun, ces deuxsœurs semblent, chacune, pressentir la sonoritéde l’autre. Elles ont travaillé notamment avecVlado Perlemuter et François-René Duchâble etsont régulièrement invitées par de grandes pha-langes et des festivals internationaux.

La cloche de ChostakovitchChostakovitch a seize ans lorsqu’il écrit cettesplendide page pianistique – bien trop peujouée, il faut le souligner – alors qu’il est encoreétudiant au Conservatoire de Saint-Pétersbourg(alors Petrograd). Elle est dédiée à la mémoirede son père. Chostakovitch en donnera la pre-mière au Conservatoire de Moscou en 1925,accompagné par Lev Oborin. Il semble que cetteœuvre lui tienne à cœur car il la jouera assez fré-quemment en duo avec sa sœur Maroussia.À l’écoute de cette partition dense et impo-sante, on reste confondu devant l’aisance del’écriture, l’habileté rythmique, la construction

formelle et les qualités plastiques dont l’auteurfait preuve dans ces pages. Il y a incontestable-ment ici le signe du génie, même si le langageest encore celui des post-romantiques et queChostakovitch n’a pas encore développé sonpropre idiome.

Cette suite comporte quatre parties. Un motifdu Prélude revient régulièrement : un motif decloches en volée. À l’image de la plupart desmusiciens russes, Chostakovitch introduit parce motif une sorte de signature et de leitmotivqui parcourt la partition et lui donne une cohé-rence. On entend ce motif tout d’abord dans lePrélude, on le retrouve varié dans la Danse fan-tastique, de même qu’il revient dans le magnifi-que Nocturne – lequel chante dans une harmo-nie qui rappelle beaucoup celle de Rachmaninov.Il reviendra bien évidemment dans le Finale.D’ailleurs, les sonorités de cloches semblentjouer un rôle important dans cette partitionpuisqu’on y découvre dans le Finale des sonori-tés cristallines qui évoquent encore une foisune sonnerie d’église. Reste que la plupart desthèmes sont d’inspiration certes romantique,mais d’une veine séduisante, le tout ordonnédans une forme fortement maîtrisée. LorsqueChostakovitch trouvera sa voie (et sa voix), ellese coulera naturellement dans le creuset d’unmétier solide et parfaitement maîtrisé.

Le galop de ProkofievLa partition du ballet de Cendrillon fut terminéeen 1944 et on en donna la première le 21 novem-bre 1945 au Grand Théâtre de Moscou. Entre-temps, Prokofiev, marqué par les terribles évé-

nements de la guerre, s’était mis au service de ladéfense de sa patrie. Selon un mot de Nestiev, « on lui demanda son génie, non son sang ». Ilinterrompit la rédaction de Cendrillon pour seconsacrer à la composition de Guerre et paixd’après Tolstoï. On imagine aisément que lespages évoquant la résistance du peuple russeface aux armées napoléoniennes et la déroutede ces dernières devaient être plus motivantesque l’amour de Cendrillon et du prince...

Néanmoins, Cendrillon est une belle réussite oùProkofiev use d’un langage très direct, clair etsimplifié, susceptible de conquérir un auditoirepopulaire. Le lyrisme qui se fait jour dans cettepartition concourt rapidement à son succès. Onretrouve, tout comme dans d’autres ouvragesdu maître moscovite, l’utilisation de leitmotivtels ceux qui caractérisent le caractère de Cen-drillon : « Le premier la représente brimée ; ledeuxième, pure et pensive ; et le troisième,amoureuse et heureuse », écrit-il en évoquantson ouvrage. Plusieurs pages tendent à une cer-taine mièvrerie, mais d’autres sont marquéespar l’invention mélodique prodigieuse du com-positeur et par sa vive imagination rythmiqueet ironique, à l’image du galop ou de la leçon dedanse. De ce ballet, Prokofiev, remarquable pia-niste et arrangeur, tira quelques somptueusespages pour piano dont nous aurons une illustra-tion saisissante.

Jean-Philippe Bauermeister

MusiqueMardi 24 novembre / Film à 19h00Concert à 20h45

Au Théâtre Forum MeyrinDurée film > 1h20Entracte > 25 minDurée concert > 1h

Plein tarif : Fr. 39.– / Fr. 32.–Tarif réduit : Fr. 30.– / Fr. 25.–Tarif étudiant, chômeur : Fr. 18.– / Fr. 15.–

Le billet d’entrée du concert donne accès à la première partie de la soirée.

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CENDRILLON AU PAYS DES SOVIETS, ETC.Pianos Ufuk et Bahar Dördüncü (Suisse/Turquie)Concert précédé de la projection du film Chostakovitch contre Staline

Dimitri Chostakovitch (1906-1975) > Suite pour deux pianos, op. 6 :1. Prélude, 2. Danse fantastique, 3. Nocturne, 4. Finale

Sergueï Prokofiev (1891-1953) > Suite tirée du ballet Cendrillon op. 87, pour deux pianos

Chostakovitch contre StalineFilm de Larry Weinstein (1997 / Canada)

Documentaire aussi riche que poignant,Chostakovitch contre Staline analyse avecfinesse le rapport du compositeur russe à ladictature stalinienne à travers une succes-sion de documents d’archives et de témoi-gnages de rescapés des purges soviétiques,de compositeurs, de musicologues et d’amisou de membres de la famille de Chostakovitch.Ce récit aux voix multiples est ponctué pardes extraits des symphonies n°4 à 9, compo-sées durant la dictature et interprétées icipar l’Orchestre du Kirov sous la direction deValery Gergiev, par ailleurs fin connaisseurde la période soviétique.Surnommées « stèles mortuaires » par Chos-takovitch lui-même, ces symphonies dépei-gnent avec lucidité et tension la terreurrégnant à cette époque : on y entend le cau-chemar de la répression, la marche du fas-cisme sur le monde, l’effritement des fonda-tions de l’existence humaine, mais aussi lessarcasmes du compositeur lorsqu’il évoquela victoire soviétique.On comprend alors à l’écoute de ces œuvresque celles-ci sont non seulement les témoi-gnages tragiques d’une époque mais aussides actes de résistance. Défiant le régime enplace qui malgré les menaces ne le bannirapas, Chostakovitch se révèle au final un«artiste puissant, plus puissant que tous lespoliticiens» (Valery Gergiev).

Camille Dubois

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Contactés séparément par téléphone, les inter-venants du Café des sciences du 25 novembreau Théâtre Forum Meyrin sont unanimes : lapeur est en principe bonne conseillère. Sans cetinstinct d’alerte immédiat, notre espèce n’au-rait pas survécu. Hélas, la civilisation suscited’autres angoisses, réelles ou imaginaires, plusdifficiles à discerner, parfois inutiles et péni-bles à gérer. Il faut prendre garde à ne pas fran-chir les limites génératrices de pathologies.

Entretien

Dr Thierry Steimer, biologiste, privat-docentFaculté de médecine, UNIGE et Unité de psycho-pharmacologie, HUG : La peur se définit d’abordcomme une émotion primaire qui se manifestechez tous les mammifères. Elle provoque desréactions psychologiques, comportementales et physiologiques, notamment une activation du

système nerveux qui a pour effet des manifesta-tions comme l’accélération des rythmes cardia-que et respiratoire, la sueur, la dilatation despupilles, ainsi que des comportements prioritai-res adaptés à l’urgence comme la fuite ou l’at-taque. Ces réponses physiques sont positives.La situation d’alerte passée, la peur disparaît. Sicette émotion se prolonge et devient réactive à des alertes virtuelles, elle peut générer destroubles anxieux.

Laurence Carducci : Comment éviter le piège del’anxiété ? Comment la soigner ? TS : Il y a des prédispositions génétiques à cedérapage, mais il est très difficile de déterminerles causes de l’anxiété, elles varient d’un indi-vidu à l’autre et répondent à des événementsdifférents parfois répétitifs. L’anxiété prend desformes diverses. Chaque individu a sa proprehistoire et les mécanismes sont difficiles àdétecter. La capacité de gérer sa peur n’est pasdonnée à tout le monde, mais on peut y parveniravec un entraînement.

LC : Il y a des événements traumatisants avéréscomme une violence subie dans un environ-nement perturbé, mais nous vivons dans unesociété en paix et sécurisée, alors d’où vient lapeur ? TS : Elle est souvent générée par les exigencesde réussite imposées aux individus. Notresociété pèse sur l’individu, l’attente est énormeet l’échec, mal vécu. Cela provoque un senti-ment d’anxiété et de frustration qui devient par-fois ingérable. La dépression apparaît alors dansce cas comme un moyen de défense. Ce méca-

nisme adaptatif évite de s’user physiquement.L’abandon de cette combativité permanentepour combler toutes les attentes peut être envi-sagé comme une phase de transition qui per-met de sortir de situations inextricables.

Prof. Didier Grandjean, Centre interfacultairede sciences affectives et Faculté de psycholo-gie et des sciences de l’éducation, UNIGE : Lapeur est bénéfique lorsqu’elle provoque desréactions d’alerte face à des situations perçuescomme menaçantes. Elle prépare à l’action quiva permettre à l’organisme de décrypter l’envi-ronnement et de réagir. Dans un groupe social,elle se transmet immédiatement par l’expres-sion du visage et par la voix. Plusieurs étudesont mis en évidence l’universalité de ce modede communication de la peur. La faculté dedécoder la peur à travers le visage ou la voix pro-voque une modification de l’attention à l’es-

pace et améliore les capacités de mémorisationde l’environnement.

LC : La voix donne le ton de nos émotions. Faut-il s’en méfier ? Ou au contraire, ces révélationsinvolontaires sont-elles bénéfiques ? DG : S’il est possible de contrôler notre expres-sion faciale, la voix est un livre ouvert. Le stressse perçoit dans la voix. Cette anxiété peut êtresaine, si elle n’est pas trop forte. Elle peut déclen-cher une dynamique pour faire face, mais ellepeut aussi bloquer.

LC : La peur est un sentiment universel, maissommes-nous égaux face à elle ?DG : La réaction face à l’alerte diffère d’un indi-vidu à l’autre. À quelques jours de la naissance,certains enfants manifestent une forte sensibi-lité au bruit par exemple, alors que d’autres n’yprêtent pas attention. Cette grande sensibilitéaux signaux de l’environnement peut provo-quer de l’anxiété et perturber les relationssociales, voire mener jusqu’à l’isolement. Maissi un individu est à l’écart des autres, son hyper-sensibilité persiste néanmoins et peut même sedévelopper, car il reste à l’affût des signaux lesplus ténus, parfois imaginaires, ce qui le rend deplus en plus vulnérable. Ces pathologies se soi-gnent par une désensibilisation progressive.

LC : La peur, une émotion nécessaire ; et si elleétait aussi une source de plaisir ?Dr Guido Bondolfi, Faculté de médecine, UNIGEet Département de psychiatrie, HUG : Les réac-tions épidermiques du bébé saisi par de gran-des mains inconnues font partie de son proces-

sus de développement comme toutes les autresémotions indispensables à la vie. Elles peuvents’avérer positives ou négatives a posteriori,selon la perception que l’on en a. Plus tard, lesenfants apprécient les contes qui leur permet-tent, dans un univers sécurisant, de faire la partentre fiction et réalité.À l’adolescence, les contes font place pour cer-tains aux films d’horreur ou plus dangereuse-ment à des expérimentations et à la transgres-sion des interdits. Ces moments s’accompagnentde sensations physiques exaltantes. Les jeunessont tentés de jouer avec leur montée d’adréna-line pour se découvrir. À l’âge adulte, les pul-sions maîtrisées de la peur peuvent devenir unbesoin et pousser les aventuriers de l’extrême àdes prouesses surprenantes et généralementmédiatisées. Ces personnes vont chercher à seréaliser à partir de leur peur.

LC : La peur comme une souffrance ?GB : Au lieu de nous faire réagir pour affronter

des situations de péril, la peur devient malsainelorsqu’elle est suscitée par des phobies : peurdes chiens, des araignées ou des ascenseurs.Émanant du subconscient ou expliquées par untraumatisme réel éprouvé dans l’enfance, cespeurs sont aisément identifiables, ce qui nesignifie pas qu’elles soient faciles à traiter. Cesperturbations se soignent néanmoins dans 90%des cas. Toutefois, la plupart des personnesaffectées s’accommodent souvent de leur situa-tion grâce à des systèmes d’évitement. Maiscette restriction du champ d’action n’éliminepas toujours la source de l’angoisse. Lorsquel’anxiété se manifeste par des troubles pani-ques, très fréquents avec les dépressions, l’in-tervention médicale est souvent demandée.

LC : La peur instrumentalisée ?GB : Sur le plan collectif et social, la peur peutprendre deux aspects. L’intervention de Marie-Thérèse Porchet sur le petit écran à la fin de l’été,à une heure de grande audience, joue sur la peuravec des clins d’œil pour informer des précau-tions à prendre à l’approche de la pandémie degrippe. Dans ce cas, la mise en garde reflète uneintention salutaire pour tous : limiter la conta-gion. La campagne de prévention officielle achoisi de présenter ses recommandations sur lemode de la rigolade sans appuyer sur l’inquié-tude. La manipulation de la peur collective del’autre pour accéder au pouvoir mène par contreà la violence et à la guerre. Les exemples ne man-quent pas en temps de crise.

Propos recueillis par Laurence Carducci

QUI A PEUR DE LA PEUR ?Conception et réalisation Association Euroscience-LémanAvec le concours et le soutien de La Passerelle de l’UNIGEEn collaboration avec le Théâtre Forum Meyrin

Intervenants Prof. Didier Grandjean, Centre interfacultaire de sciences affectives et Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, UNIGE ; Dr Thierry Steimer, Faculté de médecine, UNIGEet Unité de psychopharmacologie, HUG ; Dr Guido Bondolfi, Faculté de médecine, UNIGE et Département de psychiatrie, HUGModérateur Emmanuel Gripon, journaliste

Café des sciencesMercredi 25 novembre de 18h30 à 20h00

Au Théâtre Forum MeyrinDans les foyers / Entrée libre

Ce Café des sciences intègre la théma Phobia ounos peurs auscultées du Théâtre Forum Meyrin (lire Si no 5, pages 8-9).

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Ci-contre et page de droite :Faculté de médecine de Genève

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Le prolifique chorégraphe aimait que les piècesanciennes poursuivent leur chemin et se mesu-rent aux plus récentes. Il parlait aussi volontiersde ses œuvres et truffait son récit d’anecdotes.Bribes choisies sur les trois pièces de répertoireque la Merce Cunningham Dance Company pré-sente au BFM.

CRWDSPCR (1993)« Ce titre, explique Cunningham, vient de LifeForms, un logiciel de danse. L’informatiquechange notre langage en condensant les mots.»Le chorégraphe a donc condensé le titre origi-nal, Crowdspacer.CRWDSPCR est la première pièce conçue aléa-toirement à l’aide de Life Forms, un logiciel sug-gérant des possibilités de mouvements totale-ment inédits à transposer ensuite dans lestudio. Cette pièce étrange est totalement abs-traite, sans aucune aspérité. L’esprit glisse surces corps de danseurs disparates, marqués parune esthétique moderniste, passant d’un duo àun quintette et permettant à toute la compa-gnie de s’illustrer dans des académiques depatchworks multicolores.John King a composé la musique, Blues 99, et ill’interprète, le soir de la première, avec John D.S.Adams et Kosugi. C’est une suite de transforma-tions électroniques de sons sur une guitare enacier Dobro, joués glissando. Un article relateque «Cunningham lui a donné trois indications :la durée de la danse, son titre et la présence degroupes sur scène. » Ce qui a immédiatementévoqué au musicien une image de vie urbaine,et il a su ce qu’il allait faire.

Second Hand (1970)L’un des premiers soli de Merce Cunninghamavait été créé sur le premier mouvement deSocrate d’Erik Satie. John Cage avait composéun arrangement pour deux pianos. Quelquesannées plus tard, Cage suggère à Cunninghamde chorégraphier l’intégrale de Socrate. Cun-ningham explique : «Me remémorant mon solosur le premier mouvement, j’ai chorégraphié unduo pour Carolyn Brown et moi-même pour ledeuxième, et une danse pour toute la compa-gnie pour le dernier. Un mois avant la première,Cage me téléphona de Davis : l’éditeur de Satien’autorisait pas l’arrangement pour deux pia-nos. Cage me dit de ne pas m’inquiéter : il étaiten train de composer une nouvelle partitionpour piano solo, sur la structure et le phrasé dela musique de Satie. Mais pour éviter tous pro-blèmes de droits d’auteur, il changeait l’ordredes séquences par des procédés aléatoires. J’airépondu : Il faudra répéter avec nous et inter-préter la partition pour que nous apprenions lanouvelle continuité musicale. Ne t’inquiète pas,je le ferai, répondit-il, ajoutant : J’appelle ma ver-sion Cheap Imitation (Imitation bas de gamme,ndlr). Bon, si tu choisis ce titre, le mien seraSecond Hand (Seconde main, ndlr). C’est la der-nière fois que j’ai chorégraphié sur une partitionmusicale.»Inédit à Genève : Kosugi interprète en live la partition de Cage.

Squaregame (1976)Merce Cunningham : «J’ai terminé Squaregamependant la tournée de la compagnie en Australie.Le Festival of Arts d’Adelaide m’avait demandé

une création. Je suis parti de l’idée de définirune sorte d’arène avec quatre sacs de marinrembourrés. Les actions sont très ludiques, onpourrait être sur un terrain de sport ; et les par-ticipants peuvent aussi s’arrêter pour simple-ment regarder. La danse commence par un qua-tuor et il y a également un trio.»Les sacs de marin font plus que définir l’espace,ils jouent un rôle dans la chorégraphie : les dan-seurs temporairement inactifs s’assoient par-fois dessus ou derrière, autour de l’espace dedanse, pour observer la chorégraphie. Cunning-ham a souvent intégré dans des Events des sections de cette pièce. Squaregame est aussi lapremière pièce pour laquelle Takehisa Kosugi acomposé une partition. C’est d’ailleurs à l’occa-sion de la tournée australienne qu’il a rejoint laMerce Cunningham Dance Company en qualitéde compositeur/musicien, avant d’en devenir ledirecteur musical en 1995.

Anne Davier

Les citations et anecdotes sont tirées de Merce Cunningham. Un demi-siècle de dansede David Vaughan, traduit de l’anglais par Denise Luccioni, Paris, Éditions Plume, 1997.

DanseDu jeudi 26 au samedi 28 novembreà 20h30Uniques représentations suisses

Au Bâtiment des Forces Motrices (BFM),Genève

Durée 2h30 entracte compris

Plein tarif : Fr. 54.–Tarif réduit : Fr. 42.–Tarif étudiant, chômeur : Fr. 28.–Faveurs suspendues

Accueil réalisé en collaboration avec l’ADC

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MERCE CUNNINGHAM DANCE COMPANY CRWDSPCR (1993) Chorégraphie Merce Cunningham Musique John King, Blues 99

Lumières et costumes Mark Lancaster

Second Hand (1970) Chorégraphie Merce Cunningham Musique John Cage, Cheap Imitation

Costumes Jasper Johns Lumières Christine Shallenberg

Squaregame (1976) Chorégraphie Merce Cunningham Musique Takehisa Kosugi, S.E.Wave/E.W.Song

Décors et costumes Mark Lancaster

Interprétation Brandon Collwes / Dylan Crossman / Julie Cunningham / Emma Desjardins / Jennifer Goggans /Daniel Madoff / Rashaun Mitchell / Marcie Munnerlyn / Silas Riener / Jamie Scott / Robert Swinston / Melissa Toogood / Andrea WeberL’accueil de la Merce Cunningham Dance Company est une coproduction de l’ADC à Genève et du Théâtre Forum Meyrin.En partenariat avec Bonlieu – Scène nationale à Annecy et Château Rouge à Annemasse. Avec le soutien exceptionnel de la Fondation Fluxum

Dates clés

16 avril 1919 > Naissance à Centralia, État de Washington.

1938 > Merce Cunningham rencontre celui qui devient son compagnon,John Cage, à la Cornish School of Performing Arts de Seattle.

1939-1945 > Cunningham quitte l’école de Seattle et devient danseursoliste chez Martha Graham, à New York. Il présente en 1944 son premierconcert solo avec Cage à New York.

1953 > Il fonde sa compagnie, la Merce Cunningham Dance Company(MCDC) au Black Mountain College, université expérimentale et multidisciplinaire en Caroline du Nord.

1964 > Première tournée mondiale. Première date en France, à Paris. Premier Event, spectacle aléatoire, à Vienne. Début des collaborationsartistiques avec des artistes visuels tels que Frank Stella, Bruce Nauman,Robert Morris, Andy Warhol, Mark Lancaster et des musiciens parmi lesquels Morton Feldman, Earle Brown, La Monte Young.

1973 > Il chorégraphie Un jour ou deux pour le Ballet de l’Opéra de Paris,musique de John Cage et scénographie de Jasper Johns.

1977 > Cunningham, Cage et Rauschenberg se réunissent à nouveau pour Travelogue. Cunningham réalise aussi Torse, film phare signé Charles Atlas.

1991 > Création de Beach Birds à Zurich au cours des Junifestwochen.

1992 > Mort de John Cage.

1999 > Cunningham crée Biped, spectacle mêlant chorégraphie et technologie numérique.

16 avril 2009 > Première de sa dernière création, Nearly Ninety, à la BAM,New York.

26 juillet 2009 > Mort de Merce Cunnigham à New York.

Ci-contre : CRWDSPCRPage de droite : Second Hand

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Le 16 avril 2009, Merce Cunningham dévoilaitaux New Yorkais sa dernière création, NearlyNinety. C’était le jour même de ses nonante ans.Nous y étions.

De l’échauffement de la compagnie à la barre,pendant que le public cherchait sa place dansl’immense salle de la Brooklyn Academy ofMusic, à la standing ovation finale pour cegrand maître de la danse contemporaine, lespectacle fut total. Aux saluts, sourire humbleet cheveux d’ange en bataille, Merce Cunning-ham s’est avancé sur l’avant-scène. Autour delui, ses quatorze danseuses et danseurs, acadé-mique bleu cobalt et blanc crème, se sont misen ligne. Main dans la main, ils ont plongé latête au sol. Révérence à Mister C. qui les a unefois encore chorégraphiés au-delà du possibleet de l’imaginable. Révérence au public, éblouipar cette traversée spectaculaire de près dedeux heures. Lorsque les danseurs se sontredressés, il y avait des perles de sueur sur leurslèvres, leurs yeux étaient encore hallucinés duvoyage, leurs jambes sous le choc de ce que futcette danse, si exigeante et complexe. Et pour-tant tendre, sensuelle.

Pour jouir de cette danse, il faut glisser dansune rêverie poétique. Les soli legato traversentle plateau, avec ce flux de mouvements propre àCunningham et qui donne l’impression d’unlong zoom au ralenti. Les danseurs n’ont pas lesouci apparent de l’autre, mais leur seul but

semble n’être pourtant que celui-ci : rejoindrel’autre. Les couples sont lunaires, magnétiquesdans leurs portés désynchronisés avec unegrâce irréelle. Les duos évoluent comme dansLa Ronde de Schnitzler : le suivant chasse le pré-cédent ; et chaque entrée, chaque sortie, est unevent en soi. Les équilibres tendus des trios dessinent une architecture inédite.

Nearly Ninety, la dernière création de Cunning-ham, est un bijou qui part en tournée. Pour desraisons techniques, elle ne peut entrer dansaucune salle genevoise. Nous accueillons donctrois pièces de répertoire (lire pages 78-79). Il estpossible de voir toutefois cette création du 2 au12 décembre 2009 au Théâtre de la Ville à Paris.

Anne Davier

Constellation Merce Cunningham Du 5 novembre au 18 décembre 2009, Genèveaccueillera des événements exceptionnelsrelatifs au chorégraphe américain MerceCunningham, qui fêtait ses 90 ans en avrildernier, trois mois avant sa disparition. Desspectacles, des films, des expositions dephotographies historiques, des conférences,des classes.

La Constellation Cunningham est un projetinitié par l’ADC.Retrouvez le programme complet sur www.adc-geneve.ch

Maître incontestable de son art, Cunninghamn’a pas pour autant toujours fait l’unanimité dupublic, loin s’en faut. Rosita Boisseau, spécia-liste de la danse au Monde, s’est penchée surles réactions passionnelles et contrastées quesuscitent les œuvres du chorégraphe et nouslivre quelques clés pour aborder un universdansé génialement inconfortable.

L’art chorégraphique de Cunningham n’est passi direct, si facile à apprécier. Rappel historique :lorsqu’à l’initiative de Bénédicte Pesle (consul-tante en France de Cunningham depuis lesannées 1960) et des chorégraphes Françoise etDominique Dupuy, la compagnie américaineest pour la première fois programmée à Paris en1964, c’est un lancer de tomates bien mûres quiles accueille. Quelques années plus tard, succèset béatitude. Un changement qui faisait dire en2005 à Bénédicte Pesle : «Au fond, je pense quele public français préfère la danse-théâtre dePina Bausch, mais bon…»

Le doigt sur la gâchetteContempler le visage des interprètes ouvre uneparenthèse palpitante. La pression mentale quecette écriture leur impose se lit presque à cer-veau ouvert. Pas le temps de se regarder le nom-bril, ni de jouir de se voir si dansant dans sonmiroir mental. On perçoit leur concentrationproche de l’enfermement, leurs calculs men-

taux pour exécuter la plus minimale torsion. Aurisque de virer à l’acharnement, la passion de ladifficulté prend parfois des allures de compéti-tion féroce avec soi-même. Parfois, très rare-ment, leurs sourires – de plaisir, de dépasse-ment, de triomphe – font passer la pièce pourun divertissement (ou presque). Le danseur deCunningham est un monstre de réactivité quigarde en permanence le doigt sur la gâchette.

Lorsque Merce Cunningham glisse quelquesclefs pour entrer dans sa danse, tout semblecurieusement évident. La pièce Pond Way (1998)capte la magie atmosphérique d’un souvenird’enfance : gamin, Merce Cunningham adoraitfaire des ricochets au bord d’un lac. Elle pos-sède la moelle de son style abstrait mais s’in-curve aussi vers un plaisir sensuel assez raredans l’œuvre du maître américain. Selon la com-paraison de Cunningham lui-même, les dan-seurs y sont posés comme des grenouilles surun plan d’eau. Il suffit de le savoir et immédiate-ment voilà que le petit peuple batracien appa-raît, dispersé sur la surface du plateau. (…)

Si l’on ne s’habitue jamais tout à fait à l’écriturede Cunningham – et c’est finalement génial – ily a des soirs de grâce. Citons un instant magi-que : Sounddance (1975), tornade de gestes,bombe de saveurs. D’un coup, d’un seul, on estplongé dans une machine à pop-corn qui faitexploser les corps comme des grains de maïs.Des éclairs jouissifs d’évidence nous transper-cent. Pendant dix-huit minutes top chrono, uneadhésion instinctive nous remplit d’aise du solau plafond. (…)

L’icône et le faireSouvenir. À la fin des années 1980, voir MerceCunningham danser à 70 ans. Sans faillir, parpur goût du jeu, pur plaisir. Regarder la vieil-lesse sur scène n’est pas chose facile quoi qu’onen dise. Observer le corps cahotant d’arthrosede Cunningham encore moins. Entre l’extaseinitiée et l’étonnement profane, que voyait-onréellement sur scène ? Un trésor vivant, uneicône déjà. Mais d’abord, un homme qui ne don-nait pas le change, ne se bricolait pas unefausse jeunesse au risque de nous mettre mal àl’aise. Il avançait avec ses pieds drôlementrecroquevillés, moulinant l’air à l’économie à côté de ses danseurs pétant de dynamisme. Ce contrepoint rêveur obligeait à repenser la vie et l’art au quotidien, dans la seule passiondu « faire », formule majeure de Cunningham.Aujourd’hui sinon rien.

Rosita Boisseau

Extrait d’un article commandé par l’ADC

pour son Journal.

MERCE CUNNINGHAMFROM NEW YORK…Une reporter de Si en vadrouille

À L’ABORDAGE !DES TOMATES MÛRES AUX OVATIONS

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Squaregame

Split Sides

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Après les succès de La belle et la bête et de Lareine des neiges accueillis à Meyrin, le TeatroKismet OperA, venu d’Italie, poursuit et com-plète une trilogie de contes qui a pour thème leparcours initiatique qui fait passer de l’enfanceà l’âge adulte. La petite sirène de Hans ChristianAndersen est ici adaptée librement. Beautéplastique, chants, danses, musiques, cette nou-velle adaptation pour la scène est une fête del’esprit et des sens.

Fondé en 1981, le Teatro Kismet OperA de Bariest un établissement culturel reconnu commecentre de production, de promotion et derecherche théâtrale. Ses missions s’articulentautour de la création contemporaine, de l’ac-tion en direction des publics jeunes et de la for-mation aux métiers du spectacle et de la culture,en étroite liaison avec plusieurs universités ita-liennes. L’établissement programme et produittraditionnellement du théâtre contemporain,du théâtre pour enfants, de la danse et des artsvisuels.

Aujourd’hui, il est aussi l’une des plus grandescompagnies italiennes dédiée au jeune public.Son théâtre extrêmement visuel, mêlant art dujeu et voltige, fait preuve d’une grande inventi-vité. Teresa Ludovico, metteuse en scène, adéveloppé un style théâtral très personnel,richement symbolique et poétique, associantdanse, chant, théâtre et acrobatie. Avec La prin-cesse Sirène, elle poursuit un travail en troisphases, initié en 2005 et consacré à l’œuvre deHans Christian Andersen.

La peur de devenirQui ne connaît pas les célèbres contes d’Ander-sen ? La reine des neiges, La bergère et le ramo-neur, La petite fille aux allumettes. Racontés depar le monde, ils sont une source inépuisabled’inspiration et d’enchantement.

Teresa Ludovico adapte librement et met enscène le conte de l’auteur danois pour dire auxenfants combien il est important de prendre lerisque du changement, de la transformation.Grandir, dit-elle, et perdre peut-être quelquestrésors, permet de devenir autre, de demeurervivant.

Avec humour, émotion, rythme, de magnifiquespersonnages hauts en couleur et quelquesautres subtilités dont le Teatro Kismet OperA ale secret, Teresa Ludovico nous embarque dansun univers onirique. Le théâtre jeune public sedote probablement avec La princesse Sirèned’un nouveau chef-d’œuvre. Comme toutes lesgrandes fables, celle-ci contient des thèmes universels qui parlent à chacun d’entre nous ;inutile donc de souligner à quel point, au-delàdes petits, elle peut merveilleusement s’adres-ser aux adultes.

Un conte initiatiqueMi-femme, mi-poisson, la princesse Sirène vit aufond des mers avec ses sœurs, et charme tousles habitants du monde aquatique grâce à savoix merveilleuse. À l’âge de quinze ans, commele veut la tradition, chacune des sœurs monte àla surface pour voir la terre et en admirer lesbeautés. Lorsqu’arrive son tour, Sirène se met

en route tandis qu’une terrible tempête cause lenaufrage du vaisseau d’un prince qu’elle sauvede la noyade.

Redescendue dans les abysses, elle réalise sonamour pour lui et demande à la sorcière, enéchange de sa voix sublime, de la transformeren jeune fille pour rejoindre son bien-aimé.Mais, comme elle est devenue muette, le princene la reconnaît pas et les noces espérées n’ontpas lieu. Selon la prédiction de la sorcière,Sirène devient alors écume de mer puis vapeurd’eau qui s’envole dans le ciel. La princesseSirène, histoire universelle de nos perpétuellesmétamorphoses.

Ushanga Elébé

Théâtre / Tout public dès 8 ansMardi 1er et mercredi 2 décembre à 19h00

Au Théâtre Forum Meyrin Durée 1h

Plein tarif : Fr. 20.–Tarif réduit : Fr. 17.–Tarif étudiant, chômeur, enfant : Fr. 10.–

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LA PRINCESSE SIRÈNE D’après Hans Christian Andersen / Mise en scène Teresa LudovicoPar le Teatro Kismet OperA (Italie)

Dramaturgie et mise en scène Teresa Ludovico Scénographie Luca Ruzza Lumières Vincent Longuemare Costumes Yousuke Tanaka Chorégraphie (en cours) Assistante à la dramaturgie Loreta Guario Interprétation (distribution en cours) Directeur technique Francesco GennaccaroDiffusion internationale Judy Owen Gestion de la production Franca Angelillo / Lucia MusellaProduction (version originale) Setagaya Public Theatre, Tokyo Coproduction (version française) Château Rouge, Annemasse

Accueil réalisé en collaboration avec les Fondations Edmond & Benjamin de Rothschild

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Ciels vient clore la tétralogie commencée avecLittoral, Incendies et Forêts, comme un contre-point aux volets précédents.

Wajdi Mouawad : Ciels arrive comme une conclu-sion, mais surtout une conclusion en forme denote à contretemps, d’une contradiction. Litto-ral, Incendies et Forêts mettent en scène sou-vent des morts qui parlent aux vivants. Onretourne donc souvent dans le passé : il y a unecollision, un clash entre le présent et le passé.Souvent, sur scène, ont lieu plusieurs actionssimultanées. La cohabitation de ces temps diffé-rents crée un rapport à la mémoire, un rapport àl’origine. Tout ça, je dirais, fait partie de la drama-turgie de la trilogie. En plus, il y a aussi le fait quedans un mouvement de comédiens, dans unmouvement de groupe, Littoral, Forêts et Incen-dies sont joués par des comédiens qui incarnentplusieurs rôles. Il n’y a absolument rien de çadans Ciels. Bien que Ciels aborde les mêmessujets, il les aborde d’une toute autre manière : iln’y a pas de morts qui prennent la parole en tantque tels, de manière surréaliste ou poétique, lesacteurs ne jouent qu’un seul personnage, c’estun lieu fixe – on ne change pas de lieu, et on nechange pas de temps non plus. C’est un tempsqui avance, il ne recule jamais. On ne retournejamais dans le passé, et même dans la parole despersonnages, il n’est jamais question de l’en-fance. Il n’est jamais question du temps d’avant.

Stanislas Nordey : Ciels est à la fois une suite deson aventure de Littoral, Incendies et Forêts, eten même temps, c’est, je pense, une espèce detremplin pour lui, pour aller ailleurs, ensuite. Lachose qu’il nous a le plus racontée, c’était quesur Ciels, il voulait s’intéresser principalement à la question du présent, voire du futur, alorsque sur les pièces précédentes, il traitait énor-mément la question du passé, des origines, etc.Et là, concrètement, dans le travail, (…) à chaquefois qu’il écrit quelque chose qui fait référenceau passé des personnages, très vite il l’efface, ill’enlève de la pièce pour être vraiment dans laquestion du présent.

Wajdi Mouawad : Le dispositif lui-même est tota-lement différent de celui de Littoral, Incendieset Forêts. C’est un dispositif qui prend en comptele spectateur, presque comme un personnage,et lui fait jouer un rôle très précis. Il y a aussi uneesthétique qui vient du fait qu’entre Littoral,Forêts, Incendies et Ciels, il y a eu un spectaclequi s’est appelé Seuls, un spectacle qui m’a faitécrire vraiment différemment. Avant, dans Lit-toral, Incendies et Forêts, j’écrivais des textes,des mots, et ces mots, je les donnais auxacteurs, et c’était la relation acteurs-texte quicréait le théâtre. Avec Seuls, je me suis mis àtourner des petits films que j’ai projetés, je mesuis mis à jouer avec ces films qui étaient proje-tés, avec les silhouettes qui étaient projetéessur le décor. Il y avait du son que je prenais moi-même dans la rue, dans la ville. J’enregistraisdes gens et ensuite je faisais des montagessonores qui devenaient presque des répliquesavec lesquelles je jouais. Il y avait beaucoup de

silences, il y avait des gestes, il y avait de lamatière, de la peinture, et je suis arrivé sansm’en rendre compte à une écriture plutôt poly-phonique où la vidéo, le son, la musique, le texteparfois aussi, participaient de l’écriture. Et évi-demment, je ne pouvais plus revenir en arrière,une fois que j’avais touché à ça. Alors Ciels seretrouve à son tour dans un rapport polyphoni-que au niveau de l’écriture. C’était importantpour moi que Ciels se retrouve dans ce rapportà contretemps parce que je dirais que j’étais un peu étouffé moi-même par la dictature queLittoral, Incendies et Forêts finissaient par pro-voquer. Toujours la même manière de plier,

CIELSTexte et mise en scène Wajdi Mouawad (Québec/Liban)

Interprétation John Arnold / Georges Bigot / Valérie Blanchon / Olivier Constant / Stanislas Nordey et en vidéo Gabriel Arcand / Victor Desjardins Dramaturgie Charlotte Farcet Assistant à la mise en scène Alain RoyConseiller artistique François Ismert Scénographie Emmanuel Clolus Lumières Philippe Berthomé Costumes Isabelle Larivière Musique Michel F. Côté Son Michel Maurer Réalisation vidéo Dominique Daviet Création vidéo Adrien Mondot Production Anne Lorraine Vigouroux (France) / Maryse Beauchesne (Québec) Direction technique Laurent Copeaux Régie générale Cyril Givort Suivi artistique en tournée Pierre Ziadé Décor fabriqué par les ateliers du Grand T – scène conventionnée Loire-Atlantique

Un spectacle de Au Carré de l’Hypoténuse et Abé Carré Cé Carré – compagnies de création Production déléguée Espace Malraux – scène nationale de Chambéry et de la Savoie Coproduction Théâtre françaisdu Centre national des Arts d’Ottawa, Le Grand T – scène conventionnée Loire-Atlantique, Célestins Théâtre de Lyon,Théâtre national de Toulouse Midi-Pyrénées, MC2 : Grenoble, La Comédie de Clermont-Ferrand – scène nationale Avec le soutien du Service de coopération et d’action culturelle du Consulat général de France à Québec, de la RégionRhône-Alpes et de l’Hexagone – scène nationale de Meylan Wajdi Mouawad est artiste associé à l’Espace Malraux –scène nationale de Chambéry et de la Savoie.

Théâtre Samedi 12 décembre à 19h30et dimanche 13 décembre à 17h00

Au Scarabée, Chambéry > COMPLET (dans le cadre de la programmation de l’Espace Malraux – scène nationale de Chambéry et de la Savoie) Durée 2h30

Plein tarif : Fr. 39.– Tarif réduit : Fr. 30.–Etudiant, Chômeur : Fr. 18.–

Un quatrième spectacle met un terme au cycleLe sang des promesses (lire aussi Si no 5, pages 34-35).

Transport gratuit pour les abonnés du Théâtre Forum Meyrin, sur réservation au 022 989 34 34. Attention : nombre de places limité.Samedi : départ à 17h30Dimanche : départ à 15h00RDV devant la billetterie du Théâtre Forum Meyrin.

déplier, replier, impliquer, de déployer un décoret des acteurs, et une histoire. J’avais envie desortir de cela. Et cette contradiction finalement,je me suis rendu compte qu’elle était la condi-tion pour conclure le quatuor.

Stanislas Nordey : L’idée, c’est de placer à la foisles personnages et les spectateurs, sans révélerle dispositif, au centre de la machine, finale-ment, au centre d’un siècle qui de plus en plusse mécanise. Donc, dans le spectacle, évidem-ment, il y a beaucoup de choses liées aux ordi-nateurs, à la vidéo, au son, etc., mais en mêmetemps – évidemment Wajdi est quelqu’un de trèsamoureux de l’acteur et des mots – ce qui estplutôt agréable, c’est que cette utilisation duson et de la vidéo n’écrase pas l’acteur ni lafable. Elle est vraiment à leur service. Il écrit lespectacle en répétition ; ça, c’est très important,donc tout le monde est là tout le temps, à la foisacteurs et techniciens, ce qui fait que trèsconcrètement, l’écriture du spectacle se fait endirect, avec les matériaux humains – nous, lesacteurs – et avec toute la technique. Donc il y aquelque chose finalement qui s’imbrique assezbien. Il n’y a pas de hiatus comme il peut y enavoir parfois ces derniers temps avec une sur-puissance de l’image, de la vidéo, au détrimentdes éléments vivants du spectacle.

Olivier Constant : Sur scène, ça n’a même pasété possible d’écrire à l’avance. Il a essayé, maisil nous disait vraiment : «Le spectacle m’a ditNon, pour ce spectacle-là, tu vas devoir écrireau jour le jour. » Le texte arrive vraiment avec leplateau et les acteurs. De fait, on improvise

très, très peu, et non, on ne participe pas àl’écriture. En tout cas, il n’écrit pas par rapportà nos vies, mais il écrit par rapport aux acteursque nous sommes. Nous avons un regard : ilnous demande très souvent d’intervenir, deprendre la parole, d’être responsables un peuaussi de l’avis que nous pouvons avoir sur cequ’il nous propose. Il a besoin de bienveillancepour ça, donc il y a vraiment un fil de dialoguequi est extrêmement intéressant à découvriravec lui. À la fois il faut être très précaution-neux avec le texte qui arrive, parce que c’est dela matière fragile, mais à la fois il faut aussioser dire quand il y a des choses avec lesquel-les on n’est pas d’accord, ou qu’on ne com-prend pas très bien, ou qui sont construitesd’une façon qui nous semble un peu compli-quée… Donc il nous sollicite énormément, ildemande vraiment qu’on prenne part à ça,mais il garde toujours son fil directeur. C’est luiqui écrit et il sait toujours quelle cible il veutviser.

Wajdi Mouawad : Je ne peux pas dire que Cielsdessine une grille de lecture pour comprendrel’avenir. Ce que je peux dire, c’est que tous les élé-ments que Littoral, Forêts et Incendies essaientde défendre, deviennent le lieu du malheur dansCiels, alors que dans Littoral, Incendies et Forêts,ils étaient le lieu du bonheur. Je ne veux pas tropen dire pour ne pas trop en dévoiler mais toutesles raisons qui pousseront les personnages deWilfrid, Jeanne, Simon et Loup dans Littoral,Incendies et Forêts, à entreprendre les odysséesqui les attendent, seront les raisons qui feront lemalheur d’un des personnages dans Ciels. C’est

une manière de dire qu’il existe peut-être diffé-rentes façons de voir les choses sur le rapport aupassé, sur le rapport à l’origine, sur le rapport à lasource et aux promesses.

Propos retranscrits par Sylvain De Marco, d’après un entretien réalisé par Emmanuelle Bouchezpour Télérama

Circulation des publics

À noter qu’Incendies, second épisode de la tétralogie Le sang des promessesde Wajdi Mouawad, sera présenté le vendredi 20 novembre à 19h30 à la Maison des Arts Thonon-Evian.Tél. billetterie : 0033 (4)50 71 39 47Tarifs : 23 euros (plein tarif) / 18,50 euros(moins de 25 ans)

La programmation de ce spectacle s’inscrit dans le cadre du projet de circula-tion des publics initié par quatre théâtresautour de la tétralogie de Wajdi Mouawad :Château-Rouge à Annemasse, l’Espace Malraux à Chambéry, la Maison des Arts Thonon-Évian et le Théâtre Forum Meyrin(lire aussi Si n0 5, pages 34-35).

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Ceux qui ont assisté à une représentation deFish Love d’après les nouvelles de Tchekhov ontvraisemblablement été émerveillés par l’inven-tivité et la poésie de Lilo Baur. Avec elle, desmoulinets de canne à pêche se font ressorts deboîte à musique, des tables retournées setransforment en pont ou en rive, des tiges sus-pendues se métamorphosent en roseaux ou,complétées d’une assiette, deviennent desnénuphars. Aujourd’hui, la metteuse en scènenous invite à redécouvrir avec elle Le conted’hiver, une pièce que Shakespeare écrivit à lafin de sa vie. Nul doute qu’en racontant cettehistoire fabuleuse, Lilo Baur nous fera voyagerentre l’irréalité du théâtre et la réalité dumonde, et saura donner une forme au rêve…

Pour tenter de saisir comment est né son désirde faire du théâtre, Lilo Baur se souvient de sonenfance passée dans un petit village catholiqued’Argovie, et plus particulièrement de ces mo-ments où, au détour de situations quotidiennesou lors de rituels, le ludique l’emportait sur lesérieux. Elle raconte.

Théâtralité populaireIl y avait au temps du jardin d’enfants des peti-tes pièces de théâtre dont une avait pour thèmela nativité de Jésus. Toutes les petites filles vou-laient jouer Marie tandis que tous les garçonsespéraient se retrouver dans le rôle de Joseph. Ily avait la visite du père Noël, qui venait accom-pagné de Knecht Ruprecht (sorte de père Fouet-tard allemand, ndlr). Ce dernier disait auxenfants ce qu’ils avaient fait de mal et punissait

les moins sages : il les enfermait dans un sac dejute, les emportait sur une vingtaine de mètres,puis les libérait. Lilo Baur n’a jamais été ainsiemmenée. Mais elle se rappelle que l’un de sescamarades avait vécu comme un traumatismecette expérience de l’enfermement. Il y avait lecarnaval qui se fêtait dans la violence, avecdans les rues, des villageois qui se rassemblaienten gangs et qui se confrontaient : «On se frap-pait avec des vessies de cochon. On se cassaitdes œufs sur la tête. On se déguisait pour fairepeur.» Il y avait les processions ou les cortèges,comme ceux qui suivaient les chars funérairestirés par des chevaux ornés de parures.

Lilo Baur confie : « Je trouve que derrière toutesces images qui me reviennent en mémoire, il y aune grande théâtralité. En anglais, il existe leterme playfulness, qui veut dire humour, jeu,espièglerie. Enfant, j’ai éprouvé pour les rituelsque j’ai connus de la peur et de l’attirance. Enmoi, ils ouvraient par leur force un univers et unimaginaire de conte de fées. Petite, avec mesamis, nous inventions aussi beaucoup de jeuxcollectifs qui étaient en lien étroit avec les his-toires qu’on nous racontait. Cet héritage meconstitue. Je crois que le théâtre me permet deretrouver cet univers de l’enfance. Je crois dureste être encore une enfant. J’aime les gens quiont su rester curieux, qui ont toujours envie deconnaître, de découvrir et de partager.»

Du collectif, de la simplicité et de l’EuropeAprès avoir suivi sa formation à l’École Lecoq àParis, Lilo Baur a multiplié les expériences entant que comédienne en France, en Angleterre

et aux États-Unis, au théâtre aussi bien qu’aucinéma. Elle a notamment joué sous la directionde Simon McBurney au sein du Théâtre de Com-plicité, ainsi que sous celle de Peter Brook,auprès duquel elle est aussi intervenue en tantque collaboratrice artistique. Avec le premier,elle découvre les vertus du groupe et de l’impro-visation. Avec le second, elle apprend combien il est important au théâtre de raconter une his-toire et de le faire avec simplicité. Elle relève

ThéâtreMardi 15 et mercredi 16 décembre à 20h00

Au Théâtre Forum Meyrin Durée 2h30 entracte compris

Plein tarif : Fr. 39.– / Fr. 32.–Tarif réduit : Fr. 30.– / Fr. 25.–Tarif étudiant, chômeur : Fr. 18.– / Fr. 15.–

Ce spectacle intègre l’abonnement commun (lire aussi Si no 5, pages 4-5).

À noter, relativement à Shakespeare, la programmation de Juliette et Roméo auThéâtre de Carouge (lire pages 70 à 73) et cellede Love is my sin de Peter Brook, à Meyrin.

LE CONTE D’HIVERD’après William Shakespeare / Mise en scène Lilo Baur (Suisse)

Traduction Bernard-Marie Koltès Mise en scène Lilo Baur Concept et scénographie Lilo Baur / James Humphrey Assistante à la mise en scène Clara Bauer Interprétation Hélène Cattin / Gabriel Chamé Buendia / Ludovic Chazaud / Pascal Dujour / Mich Ochowiak / Kostas Philippoglou / Renata Ramos Maza / Ximo Solano / Gaia Termopoli Costumes Agnès Falque Lumières Nicolas Widmer Musique Mich Ochowiak Training Chris Gandois Répétiteur Peter ChaseEn tournée > Régie générale Julio Cabrera Régie lumière Jean-Luc Mutrux Régie son Denis Hartmann Habilleuse Christine Arias Administration de tournée Elizabeth GayProduction déléguée Théâtre Vidy-Lausanne Coproduction Théâtre Vidy-Lausanne / Théâtre de l’Union – Centre dramatique national du Limousin – Limoges / Théâtre de la Ville – Paris / Fondation du théâtre d’expression française – Spectacles français de Bienne / Compagnie Rima Avec le soutien de la Fondation Leenaards

avoir éprouvé un sentiment de grande libertéen travaillant à leurs côtés, parce qu’elle se sen-tait protégée autant par chacun d’entre eux quepar le collectif.

Lilo Baur dit être venue par hasard à la mise en scène. Un metteur en scène grec, ThomasMoschopoulos, après l’avoir vue jouer au Sha-kespeare’s Globe à Londres, lui a demandé devenir l’aider pour la direction d’un atelier sur lethème de la foi qui s’adressait à des metteurs enscène, à des comédiens et à des écrivains. La col-laboration a été fertile, complice. Aussi lui pro-pose-t-il par la suite de co-mettre en scène Le roicerf de Gozzi. Elle accepte. En 2004, au ThéâtreAmore d’Athènes, elle signe seule la mise enscène du Conte d’hiver de Shakespeare. Depuis,elle a répondu favorablement à de nouvellespropositions de mise en scène. Ainsi, entreautres, après avoir réalisé au Théâtre Micalet àValence en Espagne une adaptation de Cuisineet dépendances d’Agnès Jaoui et Jean-PierreBacri, elle a créé au Théâtre Vidy-Lausanne enjanvier dernier Fish Love, d’après des nouvellesde Tchekhov, un spectacle présenté sur d’autresscènes suisses et françaises.

Un conte de la jalousieAujourd’hui, Lilo Baur revient au Conte d’hiveravec une équipe artistique renouvelée. Elle estfascinée par la pièce pour des raisons multiples. Il y a d’abord la présence des thèmes de l’amouret de la jalousie, des sentiments autour des-quels se déclinent la vie et la mort : Léontes est un roi qui, soudainement jaloux, provoqueautour de lui beaucoup de morts. Il y a ensuite la

structure insolite de la pièce dont le genre estdifficile à définir : tragédie pour les trois pre-miers actes, comédie pour le quatrième. Il y aaussi le surgissement du surnaturel au cin-quième et dernier acte. Il y a encore l’évocationde la nature, des légendes, des mythes grecs. Il ya enfin une invitation à « ne pas se laisserdétruire par les émotions, à comprendre autre-ment quelque chose de soi pour continuer àvivre autrement.»

Lilo Baur confie qu’elle est restée quelque peuinsatisfaite de sa première mise en scène duConte d’hiver en raison de certaines scènesdont elle n’avait pas pu approfondir l’approcheou le traitement parce qu’elle dirigeait descomédiens grecs dont elle ne possédait paspleinement la langue. Pour cette seconde réali-sation de la pièce, s’exprimant en français, ellesait pouvoir épauler plus valablement et fine-ment ceux qu’elle a réunis autour d’elle. Elleconstate du reste que le travail est bien plusprécis que celui antérieurement réalisé.

De zéro à l’entre-deuxComme elle aime à le faire pour chacune de sesmises en scène, Lilo Baur a commencé les répé-titions autour de sa nouvelle version du Conted’hiver par des improvisations. Au gré des exer-cices, elle multiplie et diversifie les sujets ou lessituations à partir desquels improviser tout envariant la distribution. C’est ainsi qu’elle apprendà connaître les acteurs, qu’elle les encourage àreconsidérer sans cesse tout de zéro, qu’elle lesmaintient en état d’éveil. Mais elle précise :«Moi aussi je suis en éveil. Je leur fais des propo-

sitions et j’ai des idées sur des manières de faire.Je trouve incroyable ce que les acteurs peuventm’apporter grâce à leur imaginaire et à la qua-lité de leur investissement dans l’explorationdes possibles. » Lilo Baur aime à engager desacteurs qui sont à ses yeux des team players,c’est-à-dire des acteurs qui ne se fixent pas surleur seul rôle, qui ont le sens du collectif et quiveulent ensemble raconter une histoire. Elle ditaimer « les acteurs qui savent faire rêver ou vivrece qu’ils racontent en sachant parler, bouger,changer, se transformer sans avoir besoin derecourir à toute une machinerie».

Pour Lilo Baur, le théâtre est un rituel qu’elle aenvie de partager avec des gens, aussi bien ceuxqu’elle connaît que ceux qu’elle ne connaît pas.Le théâtre permet en fait à la metteuse en scènede toucher et de vivre pleinement le présent telque John Berger l’a défini. Une définition qu’elleexpose ainsi : « Quand on inspire, c’est le futur.Quand on expire, c’est déjà le passé. Le présent sesitue dans l’entre-deux. Le théâtre est cet entre-deux qui permet de mieux retrouver la vie.»

Propos recueillis par Rita Freda

Le thème shakespearien de la jalousie interviendra également dans Love is my sinde Peter Brook (en mars 2010, lire Si n° 8)– sous une forme plus personnelle encore,puisqu’il s’agit d’un matériau poétique.

Accueil réalisé en collaboration avec le Service culturel Migros Genève et l’Association des Habitants de la Ville de Meyrin (AHVM)

Lilo Baur

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Pour Warlikowski, le théâtre doit se « situer àl’avant-garde de la réflexion sur l’homme, de latentative de connaître l’homme, de rechercherles structures cachées qui dirigent nos vies etnotre comportement». Instrument de connais-sance, le théâtre échappe aux effets de réel,pour saisir la réalité. Retour sur le style uniquede ce Polonais qui, avec (A)pollonia, a frappé cetété le public avignonnais de la Cour d’honneur.

De la porositéLe théâtre doit mettre à nu la réalité scanda-leuse et discuter de ce scandale. Pour cela –entre autres – Warlikowski cherche une com-munication directe avec le public, qu’il opère ententant d’effacer la frontière entre le théâtre etla réalité. Deux instants deviennent alors déci-sifs : le début et la fin d’un spectacle. Le com-mencement doit être inopiné, presque involon-taire. Émane alors une certaine douceur, cellequi permettra au spectateur de ne pas être ensituation d’alerte, lui évitant toute mise en con-dition de réception d’un spectacle. De même, lafin doit être délicate, les coupures brutales sontévacuées. Un atterrissage très doux, une lentesortie de l’espace. La scène, que Warlikowskiconsidère comme « le plus grand obstacle duthéâtre » parce qu’elle se trouve du côté desconventions, des attentes, devient un espace depassage, où «il ne s’agit pas de faire semblantde quelque chose, mais de vivre ensemble quel-que chose.» Comme la salle, la scène devient cet

espace transitoire et anonyme où peut existerla réalité. Acteurs et spectateurs prennent placedans ce cadre architectural et deviennent lesdeux entités vivantes qui permettront d’effacercette frontière déjà poreuse entre théâtre etréalité.

L’intime à nuWarlikowski travaille quasiment toujours avecles mêmes acteurs. Il connaît leur vie, a pénétréleur plus profonde intimité. Les émotions nedoivent pas être jouées. Elles doivent d’abordêtre éprouvées en chacun des acteurs. Le travailde Warlikowski consiste alors à «mobiliser dansl’individu, dans l’acteur, ce qui en lui est le plusproche du personnage ; quelle sorte de vécu lepersonnage apporte à l’acteur et au specta-teur.» C’est la blessure qu’il inflige chaque fois àune partie intime de lui-même qui entrera enrésonance avec le public.Lorsqu’il entre sur scène, l’interprète ne secharge d’aucune convention théâtrale : il arrivedirectement de sa sphère privée. Ainsi dans lamême posture que le spectateur, il peut faireexister l’action pour lui et pour le public, obli-geant le spectateur à entrer dans son problème. La posture du spectateur est dictée par des obli-gations : oublier, écouter les textes, garder uneattention et une concentration maximales puis,après le spectacle, penser. Le spectacle doit agir sur lui comme la foudre, trouver le pointsensible de chacun. Néanmoins, une telleintention vis-à-vis du public nécessite de créerune sensation de sécurité permettant à l’ac-teur de s’ouvrir entièrement et de « parler delui jusqu’au bout.»

Des textes miroirsDes guerres, de l’Holocauste, la première généra-tion polonaise se préoccupe de l’oubli. La deux-ième – celle de Warlikowski –, tente de cultiver lamémoire des événements, pour que quelquechose émerge de la faute et qu’une forme, unsens, commencent à apparaître. Désormais, ilfaut montrer ces nouvelles réalités : la culpabilitéenvers les Juifs, l’homosexualité, la vie banale. Qu’il mette en scène des textes d’auteurs anti-ques, classiques ou contemporains, Warlikowskifait de chaque matériau un texte contemporain –au sens où il lui assigne le but de commenter lacondition actuelle du spectateur, dans un inces-sant rapprochement du texte à la vie.Pour la première fois avec (A)pollonia, Warli-kowski met en scène non pas un texte dramati-que mais un montage d’extraits de textes anti-ques et contemporains (Elizabeth Costello, Lesbienveillantes, Apolonia, etc.). Un voyage à tra-vers les XXe et XXIe siècles, guidé par les hérosde la tragédie grecque, construit autour del’idée de sacrifice – consenti ou imposé. Warli-kowski nous invite – il le dit lui-même – à «unconcert de musique, avec des intermezzos dedialogues pour évoquer le sort, le destin de lacommunauté qui n’est plus communauté » (inArte culture). Un spectacle qui rassemble.

Julie Decarroux-Dougoud

Tous les extraits in Krzysztof Warlikowski, Théâtre écorché (entretiens de Piotr Gruszczynski avec Warlikowski), Actes Sud, 2007.

À noter que la dernière représentation, le vendredi 15 janvier, sera suivie d’un entretien en français avec Krzysztof Warlikowski.

ThéâtreDu mardi 12 au vendredi 15 janvier à 19h00

Au Bâtiment des Forces Motrices (BFM), Genève Durée environ 4h entracte compris

Plein tarif : Fr. 46.– / Fr. 38.– Tarif réduit : Fr. 37.– / Fr. 30.–Tarif étudiant, chômeur : Fr. 22.– / Fr. 17.–

Spectacle en polonais surtitré

Accueil réalisé en collaboration avec La Comédie de Genève, coproductrice du spectacle._ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _

(A)POLLONIADe Euripide, Eschyle, Hanna Krall, etc.Mise en scène Krzysztof Warlikowski (Pologne)

Adaptation Krzysztof Warlikowski / Piotr Gruszczynski / Jacek Poniedzialek Dramaturgie Piotr Gruszczynski Décor et costumes Malgorzata Szczesniak Musique Pawel Mykietyn / Renate Jett / Piotr Maslanka / Pawel StankiewiczLumières Felice Ross Vidéo Pawel lozinski Chansons, textes et voix Renate Jett Interprétation Andrzej Chyra / Magdalena Cielecka / Ewa Dalkowska / Malgorzata Hajewska-Krzysztofik / Danuta Stenka / Wojciech Kalarus / Marek Kalita / Zygmunt Malanowicz / Adam Nawojczyk / Maja Ostaszewska /Jolanta Fraszynska / Magdalena Poplawska / Jacek Poniedzialek / Anna Radwan-Gancarczyk / Monika Niemczyk /Maciej Stuhr / Tomasz Tyndyk Musiciens Pawel Bomert / Piotr Maslanka / Pawel Stankiewicz / Fabian Wlodarek Direction technique Pawel Kamionka Son Lukasz Falinski Régie lumières Dariusz Adamski Assistanat à la mise en scène et projections vidéo Katarzyna Luszczyk Assistanat au décor Magdalena HueckelAssistanat aux costumes Aleksandra Merczynska Assistanat à la direction technique Marcin Chlanda Régie plateau et cadrage Lukasz Józków Production Adam Sienkiewicz Maquillages Gonia WielochaCoiffures Robert Kupisz

« On a trop souvent souligné la spécificité de l’artiste au lieu d’enseigner ce qui est intrinsèquement l’art de l’acteur et sa responsabilité sociale. Nous ne faisons pas de représentations artistiques, nous tentons de parler au spectateur et de communiquer avec lui.»Krzysztof Warlikowski

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Pinocchio voit son nez s’allonger lorsqu’il mentsous le regard de tous, marionnette dérisoireque l’on ne peut s’empêcher d’aimer. Le sujet duconte porte sur le désir d’indépendance et la naï-veté du pantin, victime de plus menteurs que lui.La puissance expressive d’Antonio Saura quis’épanouit dans ses illustrations du chef-d’œu-vre de Collodi traduit sans maniérisme l’ingé-nuité et la vulnérabilité du héros. Dans un toutautre registre, la série Songe et mensonge estinspirée par la guerre civile espagnole.

L’exposition de Meyrin réalisée avec la fonda-tion Archives Antonio Saura présente des des-sins et peintures sur papier qui témoignent dela profonde sincérité d’un artiste qui s’adonnesans complaisance à la recherche de la véritéjusqu’à la limite du possible.

Le vrai PinocchioSaura n’est pas un moralisateur ; sa vocation leporte à écarter les sensations immédiates pourretrouver les torrents souterrains, les émotionsprimordiales. Souvent, il s’agit de violence et desexualité. Il a pris le même chemin sans conces-sions pour exprimer l’essence du personnagebizarre de Carlo Collodi et rejoindre les racinesde l’enfance, cet univers de pulsions informu-lées. La marionnette n’est pas née par hasard.Enfermé dans le bois de son apparence, unesprit cherche une issue. Le conte de Pinocchiopeut se comprendre comme une image de l’en-fance qui n’a qu’une chose à défendre : saliberté et son besoin d’autonomie. Par faiblesse,

le pantin utilise les mensonges pour s’évader etse défendre. Son nez s’allonge, mais il ne saitpas reconnaître les faux discours des séduc-teurs, bien plus habiles que lui. La richesse dupersonnage échappe toutefois aux définitionstrop hâtives : Pinocchio a un cœur. Son obstina-tion égoïste s’efface dans ses élans d’affection.

Pour découvrir sa propre vision de Pinocchio etparvenir à une révélation tactile et profondé-ment humaine du pantin, Saura fait appel à sapropre sensibilité. L’amertume de celle-ci se litdans cette incarnation d’un être lui aussi trèsvulnérable.

Effet de miroirAntonio Saura a découvert son talent de dessi-nateur et de peintre au cours d’une grave mala-die qui l’a contraint à l’immobilité. Pinocchioenfermé dans sa gangue de bois, il s’est libérépar le biais de la création artistique pour aller àla recherche de territoires nouveaux, passantpar des étapes de création parfois tragiques quil’ont conduit à détruire ses propres œuvres. Pre-nant le risque de découvrir des vérités enfouies,il a choisi d’affronter la vérité par un combatpictural et personnel constant, transperçant lanuit, pour atteindre des instants de lucidité,comme Goya l’avait fait avant lui.

La réaction du peintreTragique par nature, l’expression de Sauratrouve une violence particulière dans la sérieSonge et mensonge, réalisée en réaction auxhorreurs de la guerre civile espagnole. Pourtant,il ne s’agissait pas pour lui d’une œuvre de com-

bat, car il ne croyait pas que l’arme des œuvresd’art puisse venir à bout de l’oppression. « Je l’aifait dans la mesure de mes moyens, presquetoujours en marge de ma peinture», écrivait-il.

À travers les quarante et un dessins et peinturessur papier de Songe et mensonge, le peintre etdessinateur affronte la puissance destructricedes mensonges qui prennent les accents de lapropagande pour autoriser la violence et la traî-trise. S’ils sont révélateurs du sens tragique deSaura, leur inspiration n’est pourtant pas direc-tement issue du franquisme, mais plutôt de sapropre introversion et de ses tourments person-nels. Ils ont été exposés pour la première fois àtitre posthume en 2005.

Pour Saura, la violence à l’état pur peut aussi êtresource de fulgurances plastiques qui dépassentl’événement. Cet affrontement intemporel anourri son travail, notamment pour les eaux-fortes et aquatintes destinées à accompagnerl’édition allemande des Songes de Quevedo. Letexte fascinant de cet auteur baroque à la cru-auté éclairée a régulièrement été lu par Saura.

Laurence Carducci

ANTONIO SAURA, CONTES ET MENSONGES Dessins et peintures sur papierEn collaboration avec la fondation Archives Antonio Saurawww.antoniosaura.org

Ce spectacle intègre la théma Secrets et mensonges du Théâtre Forum Meyrin (lire Si no 7).

À noter la programmation à Meyrin de deux autres adaptations de Pinocchio, par Joël Pommerat et Luigi Comencini (lire Si no 7).

ExpositionTout public dès 8 ans (salle «Pinocchio»)Du mercredi 13 janvier au samedi 20 févrierVernissage le mercredi 13 janvier à 18h30

Au Théâtre Forum Meyrin Galeries du Levant et du Couchant

Ouverture publique : du mercredi au samedi de 14h00 à 18h00, ainsi qu’une heure avant les représentations. Également sur rendez-vous. Visites scolaires sur réservation au 022 989 34 00.

Entrée libre

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«Pour Saura, la violence à l’état pur peut aussi être source de fulgurancesplastiques qui dépassent l’événement. »Laurence Carducci

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Metteur en scène et comédien, Valentin Rossierfonde, en complicité avec Frédéric Polier, l’Hel-vetic Shakespeare Company en 1994 à Genève.L’univers shakespearien lui inspirera plusieursmises en scène. Aujourd’hui, il s’attaque à unautre monstre de l’écriture dramatique qui par-tage avec le grand Will un sens inné de l’imagi-naire : Tchekhov. Il se glissera pour l’occasiondans la peau de ce fou de Platonov, entouréd’une galerie de personnages hauts en couleur.

Entretien

Christine-Laure Hirsig : Tchekhov écrit Platonovà 18 ans. Cette pièce met en jeu des personnagesaux vécus chargés. Que pensez-vous de la matu-rité critique et de la gravité d’un si jeune auteur ?Valentin Rossier : Tchekhov est un auteur excep-tionnel et un observateur hors du commun.Cette acuité, combinée à un imaginaire puis-sant, lui permet de parler de rapports humainsqu’il ne connaît pas, comme Shakespeare parlede Vérone ou de Venise sans quitter Londres. Onpeut être jeune et capable d’ironie. Le caustiquen’apparaît pas immédiatement dans son écri-ture ; révéler ce fil invisible m’intéresse juste-ment. Pour cela, il faut analyser, décortiquer leverbe afin de découvrir le sentiment qu’il n’apas forcément écrit. Cela peut paraître para-doxal, mais au théâtre, il faut se méfier desmots. L’acteur doit dire les mots plutôt que lesjouer ; c’est peut-être quand il ne parle pas qu’ilcommence à interpréter. Il faut apprendre, puisoublier, en somme.

CLH : Écrit en 1878, découvert en 1920, Plato-nov s’inscrit dans un contexte charnière quirappelle l’époque d’aujourd’hui. Le déclin dutsarisme, le tournant d’un siècle, le désarroid’une civilisation à bout de souffle d’un côté ;de l’autre, notre génération qui, après la chutedes grandes idéologies du XXe siècle, affichedes signes de désenchantement, voire decynisme.VR : Ce que Platonov regrette le plus, c’est sa jeunesse et ça, c’est toujours d’actualité. Nousrefusons de vieillir, nous n’acceptons pas delaisser notre place. Selon moi, les analogies sontplus d’ordre psychologique que politique ; tou-tefois, la sensation de bonheur perdu qui rongeles personnages annoncerait les prémices de larévolution russe. Je crains que nous n’ayonsplus de révolution aujourd’hui (rire).

CLH : Platonov, personnage complexe, se grisede femmes et d’alcool. Son goût pour la provo-cation, l’ivresse et la séduction serait-il un piedde nez à la vanité de la vie, la manifestation désespérée d’un trop-plein de lucidité ? VR : Pour devenir charismatique, un personnagecomme Platonov doit aller vers une forme d’ex-cès. Platonov est provocateur dans ses question-nements existentiels ; pourquoi avoir laissé nosrêves derrière nous ? Comment est-ce arrivé ? Pla-tonov désespère parce qu’il a perdu le bonheurque procure le rêve. Or, le rêve, c’est la vie. Si onperd le rêve, c’est un premier pas vers la tombe,peu importe l’âge qu’on a.

CLH : Tchekhov a-t-il mis de lui dans le personnagede Platonov ? Était-il pessimiste ? humaniste ?

Il pratiquait la médecine en parallèle de l’écri-ture, ce n’est pas anodin. VR : Humaniste sans doute. Il aimait les hommes,et peut-être les femmes un peu plus (rire). Dis-cret, il ne prenait pas forcément position, n’affi-chait pas ses opinions publiquement. Tchekhovl’observateur, le solitaire, a de nombreux pointscommuns avec son personnage, en effet. Dansses textes ultérieurs, on retrouve des bribes dePlatonov.

CLH : Les personnages de Tchekhov ont peur demourir ; lui est mort jeune d’ailleurs… VR : Un bon auteur ne meurt jamais (sourire).

CLH : Vous jouez dans les pièces que vous mon-tez ; entretenez-vous un rapport plus organi-que avec le plateau en étant à l’intérieur et àl’extérieur ?VR : Certes, il est vrai que je joue systématique-ment dans mes spectacles. Ce n’est pas une vo-lonté mais un besoin. Je me considère d’ailleursdavantage comme un acteur que comme unmetteur en scène. On pourrait dire que j’accom-pagne les acteurs ou que les acteurs m’accom-pagnent. Jouer avec les autres permet de casserune forme de hiérarchie. Cela m’oblige à com-muniquer différemment avec l’acteur et à trou-ver ensemble notre langage. Je ne dis pas quec’est la juste méthode, mais c’en est une. Pourmoi, la qualité de la perception, la sensibilitédes mots, c’est depuis la scène que je les entendsle mieux.

Propos recueillis par Christine-Laure Hirsig

ThéâtreDu vendredi 15 janvier au dimanche 7 février(ma, je et sa à 19h00 / me et ve à 20h00 / di à 17h00 ; relâche le lundi)

Au Théâtre de Carouge-Atelier de Genève Salle François-SimonDurée [spectacle en création]

Plein tarif : Fr. 35.– / 23 euros Etudiant, apprenti : Fr. 15.– / 10 euros Chômeur, AVS, AI : Fr. 25.– / 17 eurosGroupe : Fr. 30.– / 20 euros

CE FOU DE PLATONOV D’Anton Tchekhov / Mise en scène Valentin Rossier (Suisse)

Interprétation Maurice Aufair (Glagolaïev père) / Claude-Inga Barbey (Petrovna) / Julia Batinova (Sacha) / Vincent Bonillo (Sergueï) / Élodie Bordas (Sofia) / Marie Druc (Grekova) / Armen Godel (Abram) / Christian Gregori (Ivan Triletzki) / Roberto Molo (Ossip) / Guillaume Prin (Glagolaïev fils) / Valentin Rossier (Platonov)

Mise en scène Valentin Rossier Assistanat à la mise en scène Hinde Kaddour / Elidan Arzoni Scénographie Jean-Marc Humm Costumes Nathalie Matriciani Lumières Jonas Bühler

Production Théâtre de Carouge-Atelier de Genève Coproduction Helvetic Shakespeare Company

Tchekhov, l’un des auteurs phare du Théâtre deCarouge des origines, s’y voit à l’affiche pour ladernière fois en 1997 : cette année-là, LaurentDeshusses et Gérard Carrat mettent chacun enscène une pièce en un acte, respectivement Lademande en mariage et Le tragédien malgré lui, àla petite salle qui portera bientôt le nom dusecond, décédé en 1999. Plus de dix ans plus tard,Tchekhov revient, non au travers de l’une despetites pièces ou des grands drames de la matu-rité, mais de son premier essai dramaturgique.

Tchekhov, 1860-1904 : une vie brève, remplie,généreuse, marquée par deux domaines aussidifférents que la médecine et la littérature.L’une infuse l’autre : on a beaucoup parlé du dond’observation clinique qu’on retrouve notam-ment dans le théâtre. Mais au moment de Plato-nov, il n’est pas encore question de médecine :Anton Tchekhov écrit cette pièce alors qu’il n’apas 20 ans. Il est né en 1860 à Taganrog, sur lacôte de la mer d’Azov. Son père, épicier tyranni-que et fanatiquement religieux, a fait faillite eta fui à Moscou afin d’éviter la prison pour det-tes. Anton est resté à Taganrog : il y achève sesétudes secondaires au gymnase de la ville. Ilrejoint les siens à Moscou en 1879, commencedes études de médecine et se retrouve alorsseul soutien de sa famille.

Platonov est un curieux objet dramaturgique et philologique : il faut retracer l’histoire de cetexte pour en comprendre la particularité fon-cière. On situe l’écriture de Platonov entre 1878et 1880, soit entre la fin du gymnase et le début

de l’université. C’est donc un jeune homme de18 à 20 ans qui produit cette œuvre déjà mûre àbien des égards, mais complexe, démesurée : lemanuscrit contient 250 pages ; jouée entière-ment, la pièce dure de six à sept heures… Ontrouve des traces de ce monstre dramaturgiquedans une lettre du frère de Tchekhov, Alexandre,en 1878. Il y parle, plutôt dédaigneusement,d’une pièce qu’il nomme d’un néologisme péjo-ratif, bezotsovchtchina, qui signifie plus oumoins l’absence de pères. Mais le manuscrit nepossède pas de titre (lors de la première enURSS, en 1957, on l’appellera d’ailleurs Sanstitre). Tchekhov propose la pièce à Maria Niko-laïevna Iermolova, immense actrice du ThéâtreMaly révérée par Stanislavski : la comédienne larefuse. Tchekhov remanie, coupe, modifie, maisn’arrive pas à un résultat acceptable. C’est alorsque la pièce disparaît. On la retrouve en 1920 et on la publie à Saint-Pétersbourg en 1923 sousle titre Platonov. L’élaboration laborieuse de cetexte donne lieu à des difficultés dans son établissement définitif, mais la pièce, au moins,a ressurgi !

Une pièce fondatriceD’où vient cet autre titre, Ce fou de Platonov ? Ils’agit de l’adaptation qu’en fait Pol Quentinpour Jean Vilar et le Théâtre National Populaire(TNP) en 1956 (L’Arche, éditeur). L’URSS ne verrala pièce sur scène que l’année suivante. Lescréations successives de la pièce dans lesannées 50 marquent un tournant dans la récep-tion des œuvres de Tchekhov, car même si letexte originel se voit lourdement amputé, «pour la première fois, la portée contestataire

du théâtre de Tchekhov [est] donnée pour pri-mordiale», comme le dit Françoise Morvan danssa préface à la traduction intégrale du textequ’elle a réalisée avec André Markowicz. Depuis,les metteurs en scène ont fait leur miel d’unepièce aussi étrange, objet reconstitué et maté-riau propre à la création d’artefacts littéraireset théâtraux.

Car l’opus 1 du théâtre tchekhovien a de quoiséduire : dans sa démesure, il contient en germede nombreux aspects des pièces de la maturité.Ici, Tchekhov ne se soucie ni de longueur, ni de censure (certains passages, selon FrançoiseMorvan, « n’[en] auraient certainement paspassé le cap»), ni de contraintes langagières. Letraitement de la langue des personnages faitd’ailleurs l’un des intérêts de la pièce : le styleépouse comme jamais à cette époque les con-tours de la langue parlée et les divers langagespropres à chaque personnage, rendant le dis-cours extraordinairement mouvant et réaliste.Bon nombre de thèmes, de types de personna-ges, voire de situations et d’ambiances (à com-mencer par celle d’un grand domaine russe surle déclin) se retrouveront dans les écrits ulté-rieurs de l’auteur. Sans craindre le poncif, onpeut parler de Platonov comme d’un labora-toire de l’œuvre à venir.

Florent Lézat

Anton Tchekhov, Platonov, version intégrale, traduction par Françoise Morvan et André Markowicz, préface et notes par Françoise Morvan,Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2005.

LES AVATARS D’UNE PIÈCE DE JEUNESSEUNE HISTOIRE PHILOLOGICO-DRAMATURGIQUE

Anton Tchekhov et son frère Nicolaï, 1882

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Anne Brüschweiler est titulaire d’une licence en sciences de l’éducation de l’Université deGenève et d’un master of arts de l’Université deNew York (théâtre, danse, comédie musicale).Journaliste bien connue des Romands pouravoir présenté le TJ-Midi pendant 5 ans, elle aensuite assuré divers mandats importantsincluant la conception et la coordination deprojets culturels. À la tête de l’association Legrain des mots, elle a consacré ces dernièresannées à la promotion de l’écriture.

Entretien

Sylvain De Marco : Quel est votre premier sou-venir théâtral ?Anne Brüschweiler : «Hors d’ici tout à l’heure, etqu’on ne réplique pas. Allons, que l’on détale dechez moi, maître juré filou, vrai gibier depotence…» Bref, L’avare, travaillé en quatrièmeprimaire et joué dans un petit théâtre en pleinair. À la même époque, l’un de mes frères récitaitLa marche d’un mot de Victor Hugo : « Bravesgens, prenez garde aux choses que vous dites : /Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vousperdîtes... » Je suis la cadette de quatre enfants ;quand les grands apprenaient une poésie, aprèsl’avoir entendue deux fois, je la savais. Monfrère, que j’admirais évidemment beaucoup,m’avait félicitée pour mon rôle d’Harpagon. Çam’était allé droit au cœur. J’ai un autre souvenir,

à peu près contemporain, à l’Auberge commu-nale de Thônex, où nous avions assisté enfamille à une représentation d’une opérette :L’auberge du Cheval-Blanc. Un régal !

SDM : Et vos souvenirs récents d’instants magi-ques au théâtre ?AB : Le dernier, c’était Ode maritime à Vidy. Jean-Quentin Châtelain était extraordinaire dans cetexte de Pessoa, mis en scène par Claude Régy.J’ai été transportée par un comédien immobile,dans un décor très dépouillé et assez obscur.Chaque petit geste, le frémissement de sa mainsur son pantalon, prenait une ampleur extraor-dinaire… Chacun de ces détails au service dutexte, dans une représentation longue : deuxheures quarante ! Une expérience véritable-ment physique, on ne peut pas zapper, ni mêmese lever, alors qu’aujourd’hui, il semble entendupour tout le monde que les gens ne peuvent pasrester concentrés longtemps. Et de fait, quandça dure, la pensée s’en va parfois ailleurs, et c’esttant mieux, la rêverie participe aussi du spectacle.

Mais il y a d’autres expériences que le transportou la fascination. Il y a notamment le trouble, ladéstabilisation, le moment où on se demande : «Mais qu’est-ce que je fais là ?» Je l’ai vécu récem-ment à Avignon avec Riesenbutzbach, le specta-cle de Christoph Marthaler. On est dans un halld’exposition, avec une sorte de décor années 70,assez glauque, le récit n’est pas linéaire. Il fautaccepter d’être baigné dans des situations, desscènes symboliques, qui se développent dansdifférents registres : monologues burlesques,dialogues plus ou moins réalistes, propos d’ex-perts en voix off, chants classiques, folkloriques,refrain des Bee Gees… (…)

SDM : Qu’est-ce qui vous a donné l’envie duThéâtre Forum Meyrin ?AB : C’est un beau lieu. Une architecture éton-nante dans cette cité un peu écartée, maisaujourd’hui de moins en moins, grâce à la magiede ce théâtre notamment. J’y ai vécu de bellesexpériences en tant que spectatrice. Et j’aimebien la pluridisciplinarité, qui est dans le cahierdes charges. Jean-Pierre Aebersold avait habitéle lieu d’une certaine façon, Mathieu Menghinilui a donné des orientations nouvelles en tra-vaillant sur la cohérence de la programmation.Il a renforcé le rôle de la culture en tant que pro-ductrice de lien social, de la manière la plushaute, la plus exigeante, qui est celle de laréflexion. J’ai de l’admiration pour les voies qu’ila ouvertes, pour ce qu’il a osé. Il a fait de ce théâ-tre un vaisseau que j’ai envie de conduire, parcequ’il s’y passe des choses formidables et qui cor-respondent à l’idée que je me fais de la culture,du sens qu’elle peut avoir aujourd’hui. Là où

tant de gens se disent : «On ne peut pas faire ça,ça ne peut pas marcher», Mathieu a dit : «Maisoui !», et ça marche. Ça donne très envie de faireavec, et comme il s’en va, il va malheureuse-ment falloir faire sans…

SDM : Voilà pour l’éloge de votre prédécesseur,mais qu’en est-il de vos projets en tant quedirectrice ?AB : Je crois que continuer, c’est continuer àinventer, aller plus loin, faire de nouvelles pro-positions. J’y ai évidemment réfléchi, mais je souhaite rester réservée sur mon projet artisti-que tant que je ne l’ai pas partagé avec l’équipe ;j’aimerais que ce projet devienne notre projet. Ce que je peux dire, c’est que la programmationrestera pluridisciplinaire, qu’on continuera àessayer d’indiquer des pistes de réflexion, departager notre « désir de sens », comme dit sijoliment Olivier Py. J’ai aussi envie de travaillersur l’accessibilité de l’offre : comment rendreaccessibles des propositions qui ne le sont pasa priori. J’ai lu cet été le compte rendu des dis-cussions entre les milieux culturels et la pressealémanique concernant la réduction de la placede la culture dans les médias. Il en résulte queles acteurs culturels doivent maintenant songeraux moyens de produire leur propre informa-tion, d’indiquer leurs propres chemins d’accèsaux œuvres qu’ils offrent au public. C’est l’undes chantiers à ouvrir avec l’équipe de Forum.

SDM : Bien qu’extérieur au sérail, votre parcoursprofessionnel relève d’une cohérence qui vousamène presque naturellement à vos nouvellesfonctions : vous tissez des liens…

AB : Je vous remercie de l’avoir remarqué ! C’estvrai, il me tient à cœur de mettre en lien chacunavec soi-même, d’abord, mais aussi bien sûravec le monde, l’imaginaire et la langue. Mettreen lien des gens et des œuvres… sans oublier lanotion de plaisir. Pour que le lien s’établisse etdure, il faut qu’il y ait du plaisir. Quand j’animaisdes ateliers d’écriture, je disais : « Vous êtes làpour écrire, pour découvrir qu’il y a beaucoupde plaisir à le faire et à partager.» La tête, c’estbien, mais j’aime aussi que l’émotion trouve saplace.

SDM : Qu’est-ce que le théâtre, un lieu d’émotion ?AB : Je crois que le théâtre est un endroit où onvibre, où on peut se sentir exister. Nous vivonsdans un monde où il est difficile d’avoir sa place,on se bat, on a peur d’être soi. Le théâtre faitvibrer une part de soi, sensible, qui trouve ainsison droit de cité. Un corollaire de cette diffi-culté à trouver notre place dans le monde, c’estle sentiment d’impuissance : on sait que lemonde est mal fait, mais on se dit qu’on n’y peutrien. Toute ma vie, j’ai eu envie de prouver lecontraire. J’ai toujours eu l’idée que si le mondenous appartient – et que nous appartenons aumonde – notre responsabilité est impliquée.Mais pour ça il faut aller vers les gens, créer desliens, sortir de l’impuissance. Essayer d’être res-ponsables ensemble.

SDM : Une dernière question, la plus malveil-lante : n’y a-t-il pas en tout directeur artistique lesfrustrations d’un artiste qui n’a pu s’accomplir ?AB : Je n’ai pas de regrets de ce côté-là. La posi-tion d’artiste ne colle pas à mon tempérament.

Je n’aimerais pas être toujours l’objet du désirde quelqu’un d’autre. Je l’ai compris à l’heure dema formation artistique, avant de devenir jour-naliste, et la question s’est reposée plus tardavec l’écriture. Aujourd’hui, je suis sereine. J’aibesoin d’inventer et je crois que la programma-tion est aussi un espace d’invention. On inventedes liens entre les artistes et les gens.

Propos recueillis par Sylvain De Marco

THÉÂTRE FORUM MEYRINPORTRAIT DE LA FUTURE DIRECTRICE ARTISTIQUEAnne Brüschweiler succédera à Mathieu Menghini dès la saison 2010-2011

«Aujourd’hui, je suis sereine. J’ai besoin d’inventer et je crois que la programmation est aussiun espace d’invention. On invente des liens entre lesartistes et les gens.»

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Préserver des espaces libérés des contingencesde la production et s’affirmer comme plate-forme d’échange et d’expérimentation fait par-tie des missions d’un théâtre de création. Danscette optique, le Théâtre de Carouge reconduitl’organisation de stages destinés aux comédiensprofessionnels.

En se retrouvant sur le terrain, animés du désircommun de chercher ensemble, acteurs et met-teurs en scène se rencontrent dans le vif. Cetteémulation particulière favorise l’interactiondans le travail et le flux de la créativité, un va-et-vient qui stimule la matière théâtrale en friche.En invitant des metteurs en scène de renom àdiriger ces stages, l’opportunité est offerte auxacteurs actifs en Suisse romande d’affiner leuroutil de travail en s’immergeant dans des uni-vers artistiques forts et contrastés.

So British / Le théâtre anglaisAnimé par Christophe Rauck8-20 février 2010, 13h-19h du lundi au samedi

« En ce moment, je relis beaucoup les élisabé-thains. Ces textes me renvoient à Shakespeare etnotamment à ses pièces historiques. Mais il setrouve que je viens de recevoir de nouvelles tra-ductions de Pinter, elles sont vraiment très bien…Alors je ne sais pas s’il faut tisser un lien avectout cela ou se dire simplement que ces Anglais

en connaissent long sur le théâtre et depuislongtemps. Alors faire un voyage avec les uns ouavec les autres, c’est en perspective s’assurerqu’on sera bien fatigués à la fin dans nos têtes etdans nos corps.» C. Rauck

Comédien de formation, Christophe Rauck a notammentjoué avec Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil. Metteur en scène depuis 1997, il monte Shakespeare, Labi-che, Crimp, Brecht, Ostrovski… En janvier 2008, il prend latête du Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

Jeu & écritureAnimé par Jean-Yves Ruf12-14 mars, 10h-13h / 14h-17h

«Dire un texte poétique induit qu’on se situe àl’endroit du passeur, de celui qui est traversé parla langue. Comment donner corps à un texte quin’implique pas immédiatement une situation dethéâtre, mais qui est comme un paysage mental ?Existe-t-il des rapports d’intimité entre corps dupoète, corps du texte et corps du comédien ? Unpoète travaille un état aigu de la langue. D’oùl’intérêt de s’y confronter, même si la probléma-tique qu’on traversera déborde de loin le fait debien ou de mal dire un poème. Il s’agit de tenterde répondre ensemble à une question volontai-rement trop large pour nous : qu’est-ce qui agit,ou nous agit, dans un texte ? En prenant appuisur des textes de poètes surtout contemporains,nous tenterons d’explorer ensemble les différen-tes voies qui nous permettent d’entrer dans lamatière d’une écriture.» J.-Y. Ruf

Metteur en scène, comédien et pédagogue, Jean-Yves Rufdirige depuis janvier 2007 La Manufacture – Haute écolede théâtre de Suisse romande.

Atelier cinémaAnimé par Elena Hazanov27 avril-8 mai, 13h-19h du lundi au samedi

Ce stage se concentre sur deux axes de travailprincipaux :> Travailler une même scène en mode théâtralpuis face caméra afin d’amener l’acteur à éprou-ver et comprendre les divergences et spécificitésdes deux positions, cette alternance permet-tant d’entraîner l’acteur à être en phase avec lemédium utilisé.> Développer sur un plan plus technique desréflexes de jeu adaptés au cinéma qui permet-tent d’être rapidement efficace et juste face à lacaméra.

Réalisatrice d’origine russe, Elena Hazanov remporte plu-sieurs prix et distinctions prestigieux pour ses courts etlongs métrages. En 2008, elle réalise Les caprices deMarianne de Musset, d’après la mise en scène de Jean Lier-mier qui assure la direction d’acteurs de cette fictionthéâtrale, coproduite par la TSR, Point prod et le Théâtrede Carouge.

Christine-Laure Hirsig

Modalités d’inscription Les stages sont réservés aux comédien(ne)s professionnel(le)s. Le nombre de places est limité. Le coût des stages, variable selon la durée, est communiqué lors de l’inscription.

Envoyer un CV et une photo par courrier électroniqueou postal : Théâtre de Carouge-Atelier de Genève 57, rue Ancienne – 1227 CarougeÀ l’att. de Christine-Laure Hirsig – [email protected] plus d’informations : www.theatredecarouge-geneve.ch/fr/stages

À la demande de Jean Liermier, directeur duThéâtre de Carouge, André Steiger et RichardVachoux, deux personnalités du théâtre romand, présentent des préludes d’une ving-taine de minutes lors des Samedis Coup decœur (détail des dates page 104) une fois parspectacle. Pour la première fois l’un à côté del’autre (ils sont d’habitude plutôt l’un en face del’autre), ils s’entredéchireront avec des concep-tions extrêmement différentes du théâtre.Avant-goût.

Entretien

Coré Cathoud : Le titre laisse un peu perplexe !Qu’annonce-t-il ? Richard Vachoux : C’est André qui a prononcé lemot divergences car, effectivement, il y a desdivergences apparentes, extérieures, et quisont jugées comme telles dans la réalisation denos spectacles, par ceux qui en rendent compte.Pour nous, c’est l’occasion de trouver unemanière d’approcher un spectacle sans se réfé-rer à une connaissance livresque ou pédago-gique. Le public mérite d’être chauffé pour lapièce qu’il va voir mais pas trop longtemps ! Il yaura peu de texte et davantage d’action théâ-trale dans ce qu’elle a de plus concret. Nousallons travailler quelques illustrations de ceque l’on dira subjectivement, c’est-à-dire denotre conception, de notre engagement, denotre sentiment de la fonction du théâtre dansle monde d’aujourd’hui.

André Steiger : Dans la présentation précédantLa nuit des rois par exemple, je vais peut-êtrefaire l’acteur à un moment et Richard, le met-teur en scène, et l’on va se retrouver face à unedivergence, à savoir que l’on ne sera pas d’ac-cord sur le sens à véhiculer, sur la manière dedire ou sur l’écriture à respecter. D’ailleurs, onaurait dû intituler ces présentations Divergen-ces, duo pour catcheurs intellectuels !

RV : Par ailleurs, Jean Liermier a trouvé amusantque l’on se retrouve dans ce théâtre dans lapeau de clowns «intellectuels», puisque catégo-risés ainsi, à la fois par l’appréciation du publicet par celle de la presse.

CC : D’après vos années d’expérience dans cemétier, quel est, pour vous, le principal apportdu théâtre au public ? AS : C’est de faire lire le monde autrement quede la façon dont les médias veulent nous le fairelire. C’est tout au moins, d’apprendre à s’en sortir individuellement dans ce monde qui estrendu collectivement difficile. Individuellementcar chaque membre du public devient quelquepart un « appropriateur » : il va s’approprier cequi l’intéresse. Le public est constitué d’indivi-dus qui se réunissent volontairement pour faireun travail ensemble alors que le spectateurvient collectivement pour digérer individuelle-ment des idées qui lui sont données.

RV : Le théâtre a pour but de garder l’individua-lité de l’écriture. La médiatisation du discoursraréfie l’originalité des discours différents duthéâtre et empêche que l’on retrouve finale-

ment une unicité de la parole qui est essentielleet qui est cachée par la mécanisation des actes,des pensées, etc.

AS : Ce qui est formidable dans le théâtre, c’estque c’est un art de la transformation. Mais il netransforme pas uniquement le comédien ! Iltransforme avant tout le spectateur. Tous lesgrands projets de théâtre ont toujours eu cettevisée-là. Et je pense que lorsqu’on est sur scène,on devrait être suffisamment heureux de savoirque dans la salle, il y a au moins une personnequi sera transformée.

CC : Comment fonctionne votre duo malgré cesdivergences ?AS : J’ai toujours considéré Richard comme untrès bon comédien, notamment grâce à sa con-tradiction latente d’être un acteur brechtienlorsqu’il travaille sous mes ordres mais qui a, enlui, la forme la plus répressive de l’éducation quil’empêche d’accéder à un jeu qui le libérerait decette obsession divine. Quand vous distribuezune pièce, il ne faut pas prendre des personnesqui ne pensent que comme vous. Il faut prendredes gens qui pensent de façon divergente.

RV : Rarement un autre metteur en scène m’aapporté quelque chose à interpréter réellementtout de suite ! C’est grâce à lui que j’ai tentél’aventure brechtienne et c’est grâce à moi qu’ilest venu travailler en Suisse.

Propos recueillis par Coré Cathoud

DIVERGENCES, DUO POUR CLOWNS INTELLECTUELSLES PRÉLUDES DIALECTIQUES D’ANDRÉ STEIGER ET RICHARD VACHOUXLes Samedis Coup de cœur du Théâtre de Carouge

STAGES À CAROUGEPOUR COMÉDIEN(NE)S PROFESSIONNEL(LE)SThéâtre élisabéthain, poésie contemporaine et cinéma

Christophe Rauck Elena HazanovAndré SteigerRichard Vachoux Jean-Yves Ruf

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« C’est la beauté qui sauvera le monde », pourDostoïevski. Pour Pascal Couchepin, ce sont plu-tôt les agents d’assurance. Sinon, pourquoi lespropos sur la culture du futur ex-ministre ont-ilsla même résonance que ceux de Séraphin Lam-pion négociant un contrat dans Tintin et lesbijoux de la Castafiore ?

Le fait est qu’avant le Valaisan, aucun conseillerfédéral n’avait autant contribué à détruire ladimension civique de la culture pour la réduireà un objet de marché, conformément au credonéolibéral.De la commercialisation des mœurs consécutiveà ce credo résulte, pour l’heure, une crise mon-diale dont on privilégie surtout l’aspect finan-cier alors que ses racines révèlent un mal quifait violence à ce qu’il y a de plus profond, deplus intime en nous.Ces jeunes Romands solidaires des lycéens grecsen révolte voici un an l’avaient bien compris, à enjuger ce slogan qui clamait : « Notre passé estatroce ; notre présent, insoutenable ; heureuse-ment qu’on n’a pas d’avenir !»Ceux-là mesurent fort bien que dans ce jeu del’avion qu’on nomme abusivement l’économie,ce sont les derniers entrés dans la partie quisont les cocus de leurs parents.

La culture en notationEn prévision d’une rupture désormais inévita-ble, l’exercice prioritaire de la conscience, de lamémoire et de l’imagination créatrice dépassedonc de très loin ce qu’on entend habituelle-ment par «culture», à savoir la production desspectacles, des concerts ou des livres.

Toute notre civilisation pour l’heure est sousl’effet d’une mutation culturelle dont l’impactdramatique est souvent comparé à celui quibouleversa l’Europe à la fin du Moyen-Âge.À notre avis, il n’est guère de texte qui évalueavec plus de clarté l’enjeu de cette mutationque Le temps du changement (en français, auxéditions du Rocher, 1983) dans lequel le physi-cien Fritjof Capra décrit le chaos consécutif audépassement du modèle cartésien-newtonien à tous les niveaux de la connaissance. Caprapermet ainsi de valoriser Marx quand il dépasseses schémas cartésiens, ce Marx tardif notam-ment qui va jusqu’à déclarer : « Je ne suis pas unmarxiste.»À l’inverse du penseur de Trèves qui crut pou-voir reprocher son «inactualité» à la culture, Letemps du changement met en évidence lecaractère synchronique de celle qui émergeaujourd’hui à l’échelle planétaire. C’est en effetnourris de modèles culturels millénaires que lesSchrödinger et autres Bohr ont révolutionnénotre vision du réel par leurs théories des quanta.Dans le même sens, c’est en interrogeant les for-mes ancestrales de la culture mexicaine qu’Oc-tavio Paz a redéfini l’idée de modernité dans lediscours occasionné par son prix Nobel.Pourquoi faut-il que par son ton dominant,Expo.02 ait été à contresens de ces démarchesen privilégiant des manifestations à la gloired’un futur technologique qui perpétue les piresclichés engendrés par les récits de Jules Verne ?Pourquoi une vision de la modernité qui con-verge avec celle d’un Paz comme d’un Denis deRougemont fut-elle écartée par les responsablesd’Expo.02 sous prétexte que «le grand public ne

la comprendrait pas », comme nous l’a confiél’un d’eux ?Qui décide préventivement de ce que la popula-tion de notre pays est en mesure de compren-dre ? Et ceci alors que le dispositif médiatique,et même nos écoles, rappellent de plus en pluscette machine à crétiniser les gens inauguréepar l’Amérique, laquelle en essuie aujourd’huiles effets ?

La dimension civiqueAlors que les 22% d’illettrés recensés en Suissene sont que la partie émergée d’un mal plus pro-fond qui, comme l’écrit Rougemont, «entraînenécessairement à la ruine de la communauté,par le seul fait qu’il ruine le langage », à quoi comparer les mesures de l’Office fédéral de laculture en charge initiale du dossier ? À lamobilisation des sapeurs-pompiers ou à la vigi-lance des gardes-chasse cantonaux en cas d’in-vasion militaire du pays ?Sans la réhabilitation de cette culture fonda-mentalement civique à laquelle la démocratiedoit son modèle d’origine et dont le dernierapport au monde politique date de l’époque oùles Américains, défilant par centaines de milliers,contribuèrent à arrêter la guerre du Viêt Nam,quelle réponse les pouvoirs publics donneront-ils aux jeunes de notre pays qui descendraient àleur tour dans la rue ?

Quelle réponse qui ne sera pas celle des gazlacrymogènes ou de subsides «culturels» accruspour des Love Parade ?

Roger Favre

TRIBUNE LIBRELES ENJEUX D’UNE POLITIQUE CULTURELLEÀ l’occasion de la succession de Pascal Couchepin au Conseil fédéral

Roger Favre

Romancier et dramaturge, Roger Favre est né au Locle en 1942. Aprèsune formation à l’École d’art de La Chaux-de-Fonds comme créateur debijoux, il a pratiqué cent métiers «pour explorer les mille univers dontle monde est fait». C’est du théâtre de la vie quotidienne que tous sesrécits sont tirés.

Les sept romans qu’il a publiés jusqu’ici aux éditions Zoé de Carouge(GE) ne sont pas sans rappeler le ton picaresque de Jaroslav Hasek et sonsoldat Chveik. La presse l’a aussi qualifié de « rabelaisien protestant ». Il collabore parfois à la revue Écriture de Lausanne ainsi qu’à la Nou-velle revue neuchâteloise. Il produit des spectacles pouvant inclure des récitations de textes, de la musique, de la danse, du mime ou desprojections.

Son engagement d’écrivain dans la lutte pour la prévention de l’illet-trisme lui a valu le prix Alpha 1997 de la Commission nationale suissepour l’UNESCO.

«En prévision d’une rupture désormais inévitable, l’exercice prioritaire de la conscience, de la mémoire et de l’imagination créatrice dépasse donc de très loin ce qu’on entend habituellementpar culture, à savoir la production des spectacles, des concerts ou des livres.»

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A du D : Ne serait-ce pas un progrès ? Sinon,quels en seraient les inconvénients selon vous ?RF : Le premier d’entre eux correspond à ce qu’arésumé l’ancien directeur du musée de l’Art brutde Lausanne, Michel Thévoz, qui décrivait dansLe nouveau quotidien ce «rêve monstrueux d’unlangage rigoureux, rationnel, codé sur le mode

binaire.» Puis d’ajouter : « Il s’agit d’un fantasmetechnocratique que j’appelle le technofascisme,à savoir cette ambition de maîtrise sémantique,simpliste et totalitaire. » Après l’avoir définicomme « ...notre espace, notre ressource, notretranscendance », Thévoz précisait qu’un con-trôle technique total du langage mettrait finnon seulement à l’inventivité humaine sur leplan artistique, mais aussi scientifique : « Lesplus grands savants comme François Jacob ouIlya Prigogine admettent que leurs décou-vertes viennent non pas d’une démarche pro-grammée, mais très souvent d’une sorte d’ins-piration, de délire, de projections insensées. »C’est ce que Nietzsche résumait en écrivant : « Ilfaut porter du chaos en soi pour créer uneétoile dansante.»

A du D : À user du terme de technofascisme, Thévoz ne peint-il pas le diable sur la muraille ?Le terme de technofascisme est caractéristiquede ceux qui voient dans les technologies nou-velles des outils de domination de certainescastes sur les masses et les individus.RF : Bien sûr, comme on le dit de l’argent, l’ordi-nateur notamment est un bon serviteur mais unmauvais maître. Reste que les castes dont vousparlez existent, comme le révèle le sort fait àJosef Weizenbaum, un maître informaticien duMIT, qui dénonça la sous-religion engendrée parl’ordinateur dans les années 1980. En 1946, Ein-stein – encore lui – s’était exprimé sur les effetspervers d’un certain type de développement enécrivant : « Je pense que l’effroyable détériora-tion de la conduite morale des hommes d’au-jourd’hui découle de la mécanisation et de la

déshumanisation de nos vies – le désastreuxsous-produit de la mentalité scientifique ettechnique.»

A du D : Mais comment l’éviter sans renoncer audéveloppement ?RF : La croissance industrielle qui domine nossociétés depuis deux siècles est quoi qu’il ensoit condamnée désormais, comme l’est, disons,celle d’un quidam qui mesurant deux mètres àvingt ans, n’atteindra pas trois mètres à trente.Le type de croissance que nous sommes con-traints par conséquent de développer doitrépondre de cet autre avis d’Einstein, qui écriten 1952 : «L’amélioration des conditions de viedans le monde ne dépend pas des connaissan-ces scientifiques, mais, pour l’essentiel, de lamise en pratique de traditions et d’idéauxhumains.» Il ne s’agit pas d’arrêter le dévelop-pement, mais d’en changer culturellement lecontenu. Ceci implique de repenser à la foisnotre lien à la nature et les techniques de pro-duction des biens comme le fait Nicolas Geor-gescu-Roegen, un économiste ignoré de nosuniversités mais dont Marx adopterait aujour-d’hui à n’en pas douter la théorie de base.

A du D : «Changer culturellement le contenu dudéveloppement», on veut bien. Mais pourquoiy mêler l’enseignement généralisé du théâtrecomme discipline scolaire de base tel que vousle proposez ?RF : Parce que la pensée est fille du langage,comme l’atteste un propos de Jacques Neiryncklors de la présentation de son livre Le huitièmejour de la création en 1986 à la télévisionromande : « Nous voyons arriver aujourd’hui les premières volées d’étudiants initiés à l’ordi-nateur qu’ils utilisent fort bien. Malheureuse-ment, ces mêmes étudiants s’expriment fortmal, ce qui fait problème dans la mesure où l’onpense à partir du support des mots.»Quand j’entends un universitaire se plaindre decandidats au doctorat composant des phrases àrebours de ce qu’ils croient signifier, il est évi-dent que nous sommes dans une crise du lan-gage plus profonde que l’illettrisme, à moinsqu’elle n’en soit le soubassement.

A du D : Ce que vous dites de l’imagination créa-trice ne prend-il pas trop au pied de la lettre lemot de Cocteau : «Tous les enfants sont poètes,sauf Minou Drouet» ?RF : Tout vrai créateur garde de l’esprit d’en-fance et du poète en lui. Einstein – je n’ai pas finide vous le servir – disait en 1923 : «Les grandssavants sont toujours, aussi, des artistes». Puis,en 1938 : «Les concepts de la physique sont delibres créations de l’esprit et ne sont pas, con-trairement à ce que l’on pourrait croire, déter-minés par le monde extérieur.»

A du D : Alors que nous traitons ici de la culture,pourquoi faut-il que vous y mêliez des considé-rations sur le langage ? C’est à ce chapitre que le président de Pro Helvetia vous a rappelé àl’ordre lors d’un récent forum à Neuchâtel. Pourlui, vous vous trompiez de débat.

RF : Dans son sens large, pratiquement tout cequi n’est pas fait de nature est fait de culture. Labombe atomique ou les chambres à gaz de cepoint de vue sont bel et bien culturelles. Mêmeun coup de poing sur le nez devient culturel s’ilest gainé de cuir premier choix. Sans l’associerau langage qui en constitue l’indispensablemesure, le mot «culture» peut signifier tout etn’importe quoi. Si elle acceptait ouvertementd’en débattre, la Fondation Pro Helvetia devraitrenier l’idéologie de marché à laquelle elle sous-crit de plus en plus et pour la propagation delaquelle elle est implicitement mandatée. Quandil se félicite ainsi du caractère de plus en plus «apolitique» de la culture, notre ami Pius Knüsel(directeur de Pro Helvetia, ndlr) s’en prend à l’es-prit de la polis, donc de l’ancienne cité grecquedont nous avons hérité les notions de liberté, deconscience personnelle et de démocratie.

A du D : Pourtant, cette ancienne cité connais-sait l’esclavage...RF : Cette inconséquence n’est pas étrangère àson effondrement. Aussi, pour notre salut, l’unedes tâches premières de la culture devrait êtred’approfondir le sens d’une liberté qui ne soitpas la licence. Comme le reconnaît le droit : «C’est parfois la règle qui libère et la liberté quiopprime. » Sans réflexion sur le langage, com-ment en juger ?

A du D : Monsieur Knüsel salue aussi le carac-tère de plus en plus «individualiste» de la cul-ture que Pro Helvetia promeut. Vous le désapprouvez ?RF : Dans Langage et silence, George Steinerdécrit en quoi Shakespeare fut le médium degénie d’un peuple, toutes classes socialesconfondues, dont il sublimait les tournures lesplus quotidiennes par la magie d’une musiqueverbale qui continue de nous enchanter. Autantdire que les milliers d’analphabètes, en fait pluscultivés que nous, qui accouraient chaque jourau Globe de Londres vers 1600 pour y entendreHamlet ou Le marchand de Venise en étaient co-créateurs jusqu’à un certain point. Cette sym-biose sans équivalent d’un auteur avec sonpublic fait douter Steiner qu’un nouveau Sha-kespeare ne voie le jour. Ceci ne doit pas empê-cher que Shakespeare, « notre contemporain »,comme le disait Brecht, nous tienne lieu demodèle. Ne serait-ce que parce qu’il atteste quele langage est d’abord une création communau-taire. Et que rien mieux que l’épopée de sonverbe ne peut nous instruire sur la mutation decivilisation en train de s’opérer.L’individualisme n’est que le radotage de lacréation à son déclin. La vraie mesure de toutcréateur en santé est celle de la personne.

Roger Favre

Lire aussi le blog www.prosper-et-archibald.net

L’avocat du diable : Vous qui critiquez si volon-tiers, que diriez-vous à ces jeunes ? Face à l’em-prise croissante des technologies, qu’est-ce quileur permet de croire qu’ils ne sont pas lesobjets télécommandés, mais les acteurs deleurs destinées personnelles et collectives ?Roger Favre : Des forces libératrices qui dormentà divers degrés dans chacun de nous et dontEinstein nous donne la clé en rappelant que : « L’imagination créatrice est plus importanteque le savoir acquis.» Cette imagination, hélas,l’école publique se garde bien de l’éveiller,comme Henri Roorda le fait comprendre dansson fameux Le pédagoque n’aime pas les en-fants. En citant Nietzsche, ce pamphlet affirmeque : «Les hommes sont destinés à devenir desmachines et que, pour cette raison, il faut leshabituer à s’ennuyer. »

A du D : Cette critique de l’école comme «caserned’enrégimentement des esprits» n’est-elle pasdatée ? RF : Nullement. L’école est à l’image de notresociété où, de plus en plus, «tout est permis saufla liberté.»

A du D : Autrement dit ?RF : Dans son Meilleur des mondes, Aldous Huxleydécrit un totalitarisme confondu avec une par-touze générale socialisée contre lequel per-sonne ne songe à se révolter. La vraie mesure dela liberté répond ici au verbe créateur de Sha-kespeare dont le dernier porteur est un solitairequi finit par se donner la mort. Pour Nietzsche,encore lui, la mesure de la liberté tient aussi à la faculté de créer par la parole, ce qui le pousse

à protester au chapitre Lire et écrire d’Ainsi par-lait Zarathoustra vers 1880 : « Encore un sièclede lecteurs et l’esprit se mettra à puer. » Puis,d’ajouter un peu plus loin : «Celui qui écrit avecdu sang et en aphorismes, celui-là ne veut pasêtre lu mais appris par cœur.»

A du D : Ce que vous citez là, Nietzsche ne l’a pasmoins écrit... RF : La langue écrite n’est qu’un aide-mémoirepour lui.

A du D : À partir de là, il faudrait donc que l’écolepublique entraîne les potaches à l’exerciceméthodique de la parole. De quelle manière ? RF : Par la mémorisation, la récitation puis l’im-provisation, donc par le théâtre promu disci-pline de base tout le temps de la scolarité. C’estce que font d’ailleurs certaines écoles privéescomme celle de Steiner.

A du D : L’école publique ne fait-elle donc vrai-ment rien dans ce sens ?RF : L’enseignement de la langue parlée s’y faitsans méthode ni plan de travail, critique Phi-lippe Perrenoud de l’Université de Genève. Si lesmaîtres d’auto-école devaient enseigner decette manière, ils seraient les plus sûrs alliés descroque-morts.

A du D : Et comment l’expliquer selon vous ?RF : Parce que, de maîtresse, la parole n’est plusque la souillon du logis à l’heure qu’il est : « ...laparole est désormais réduite à n’être que trans-mission d’information. La phrase est devenuepurement utilitaire. Le modèle est devenu lelangage de l’ordinateur», écrit Jean-Luc Porquetrésumant ici les vues souvent prophétiques deJacques Ellul, ce proche d’Huxley dans le livrequ’il lui a consacré.

A du D : Mais l’ordinateur ne sait-il pas plus etmieux que nous, de façon beaucoup plus logique ?RF : C’est le credo de certains universitairesdans le sillage du cybernéticien Kevin Warwickqui propose de greffer des implants informati-sés pour assister son cerveau. Ça ne semble pasd’ailleurs une utopie du point de vue technique.

TRIBUNE LIBREDIALOGUE IMAGINAIRE AVEC L’AVOCAT DU DIABLEDe la crise du langage à celle de l’humain

Friedrich Nietzsche

Michel Thévoz

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Impressum

Responsables de la publication : Florent Lézat (Carouge) / Mathieu Menghini (Meyrin) Comité de rédaction: Laurence Carducci (M) / Coré Cathoud (C) / Francis Cossu (C) /Julie Decarroux-Dougoud (M) / Camille Dubois (M) / Ushanga Elébé (M) / Rita Freda (M) / Christine-Laure Hirsig (C) /Florent Lézat (C) / Jean Liermier (C) / Sylvain De Marco (M) /Mathieu Menghini (M) / Ludivine Oberholzer (M) / Thierry Ruffieux (M)Secrétariat de rédaction : Camille Dubois (M) Correctrice : Gaëlle Rousset (M) Graphisme : Spirale Communication visuelle / Alain FloreyImpression : Sro-kundig / Tirage : 11 000 exemplaires

Crédits photos

P. 01 (couverture) Lorenzo Castore – Agence VU’ / P. 54 Arnaud Février-Flammarion /Mario Del Curto / Martin Mooijman / P. 56 Lorenzo Chiandotto / P. 57 Danièle Pierre / Pp. 58-59 Laurent Combe / Pp. 60-61-63 Pierre Bongiovanni / P. 64 Centre Pompidou – J. Destailleurs / P. 65 Centre Pompidou – H. Véronèse / P. 66 Hiroyuki Kawashima / P. 67 Olivier Sochard / P. 68 D.R. / P. 69 Arnaud Février –Flammarion / P. 70 Marc Vanappelghem / P. 71 D.R. / Pp. 72-73 Marc Vanappelghem / P. 74 D.R. / P. 75 Emre Basak / Pp. 76-77 Université de Genève, François Schaer /Université de Genève, Jacques Erard / D.R. / Pp. 78-79 Anna Finke / P. 80 Mark Seliger /H. Migdoll / P. 81 Tony Dougherty / P. 82 D.R. / P. 83 Jun Ishikawa / Pp. 84-85 Jean-Louis Fernandez / Pp. 86-87 Mario Del Curto / Kostas Tsirouis / Pp. 88-89 Stefan Okolowicz / Pp. 90-91 Antonio Saura © Succession Antonio Saura / www.antoniosaura.org / 2009, ProLitteris, Zurich / P. 92 Martin Mooijman / P. 93 D.R. / P. 95 F. Wavre – Agence REZO / P. 96 Marc Vanappelghem / P. 97 D.R. / Pp. 99 D.R. / P. 100 Gustav-Adolf Schultze / P. 101 D.R. / P. 102 Ludivine Oberholzer / D.R. /P. 104 Marc Vanappelghem

Le Théâtre Forum Meyrin est un service de la commune de Meyrin.Partenaires du Théâtre Forum Meyrin

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Le Théâtre de Carouge-Atelier de Genève est subventionné par la République et Canton de Genève et la Ville de Carouge. Il est soutenu par la banque Wegelin & Co., la Fondation Leenaards, la Ville de Genève et le Club des 50. Le Club des 50 : Art Ménager Carouge, Atelier Jeca, Groupe André Chevalley SA, Hôtel d’Angleterre, Info PC SA, Imagic, JT International SA, La maison Mauler, La Semeuse, Lumière Spectacles LSB SA, MPM facility services SA, SIG, Vom Fass Carouge, Communes de Plan-les-Ouates, Troinex et Veyrier. Il collabore avec Unireso, TPG-Transports publics genevois, le service culturel Migros-Genève.Il a comme partenaire le Musée d’art et d’histoire, le Chat Noir et Teo Jakob.

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É… MOIS PASSÉSDE CAROUGE ET MEYRIN…et plutôt d’ailleurs, d’ailleurs !

Je voulais voir !Jean Liermier mettant en scène les jeunes chan-teurs de l’Atelier lyrique, je voulais voir ! La follesympathie, la générosité et l’humour de ce spec-tacle m’ont laissé penser que ce travail avait étéheureux. J’ai été très émue de voir ces jeuneschanteurs – dont la profonde naïveté est uncadeau – nous révéler avec insouciance leurdécouverte du plateau. J’ai été étonnée de voircombien, encadrés et accompagnés par unemise en scène habile et mesurée, ils entraientdans la richesse des inventions et s’y plongeaientavec malice et belle fantaisie. Et quel régal d’entendre l’œuvre de Ravel portée si haut par de jeunes gens remplis du plaisir d’apprendre !

Bérangère Gros

Les paillons et l’espoirEn Avignon, pendant le festival, il y a des affichespar centaines qui enlaidissent la ville, des flyersà ne plus savoir qu’en faire, un programme duoff tellement fourni qu’il en serait presqueeffrayant, un in qui ne l’est souvent que pour lesprivilégiés ou les plus opiniâtres. En Avignon, ily a les espoirs de jeunes comédiens, noyés dansla foule. Il y a les doutes des programmateursqui tentent, malgré tout, de garder un regardaiguisé, une envie intacte.En Avignon, cette année, il y a le Liban au coin dela rue. Celui de Wajdi Mouawad qui nous parled’un pays lointain, celui qu’il a quitté voilà plus de trente ans. Et il y a celui de Lina Saneh etRabih Mroué, le Liban d’aujourd’hui, partagéentre une coalition libérale et une coalitionsimili-religieuse – celui de Photo-Romance.Une productrice doit défendre un projet de filmauprès d'un homme qui, semble-t-il, représentela commission de censure. Son idée ? Rejouer letexte et les images d’Une journée particulière, lefilm d’Ettore Scola, en déplaçant l'action à Bey-routh en 2006, peu de temps après l’attaqueisraélienne contre le Hezbollah et alors quetous les Libanais sont invités à participer à deuxgrandes manifestations opposées, pro ou anti-syrienne.

Perchée sur un tabouret devant un ordinateur,elle doit affronter les suspicions du fonction-naire. Elle déclenche les images, les arrête,explique sa démarche d’artiste. Il ne comprendrien. Demande des modifications. Oui, on peutmanipuler toutes les images, toutes les histoi-res. Le film finit par ressembler à s’y méprendreà un roman-photo pour midinette. C’est drôle,touchant, faussement naïf, parfois bancal. On yparle du Liban, de la marginalisation des mino-rités et des femmes, des doutes existentiels desLibanais, mais aussi de censure qui ne dit passon nom, et d’art. «L’art doit-il donner de l’es-poir ?» ; question, ici encore sans réponse, puis-qu’elle empêche l’artiste de choisir une fin à sonfilm.

Ludivine Oberholzer

Gaz inerteCindy Van Acker présentait dans le cadre de LaBâtie ses deux derniers soli, Nixe et Obtus. Fragi-lité pour le premier, douceur pour le second. Surune musique qui aurait pu être assourdissante,Perrine Valli décomposait ses mouvementssous une lumière clinique de néons, qui dessi-nait les contours de sa musculature. D’une bellelenteur, la fragilité s’immisçait dans les nom-breux équilibres auxquels son corps, pourtantsi tonique, semblait résister, secoué de légerstremblements, rendant la danseuse terrible-ment humaine.Obtus laissait éclater la douceur qui émanait deson interprète, Marthe Krummenacher. Entreles rainures des néons alignés, elle offrait unedanse délicate, timide et douce, comme ses pas,

au tout début du solo, qui foulaient les lumièressur une musique semblable au léger craque-ment d’une ampoule sur laquelle on marche.L’image finale – pour les deux soli – de ces néonsqui se brouillent d’encre noire pour plonger leplateau dans l’obscurité, reste imprimée surmes rétines.

Julie Decarroux-Dougoud

Roméo et Juliette par Los Figaros au Festival offd’AvignonEn entrant dans la petite salle du Théâtre duBélier, en Avignon, je me suis demandé com-ment ces trois jeunes comédiens, habillés ensurvêt et plutôt décontractés, allaient nousembarquer dans la multitude des rôles de cettepièce de Shakespeare !La surprise n’en fut que meilleure : Alexis Micha-lik met en scène et interprète brillamment avecses deux compagnons, Anna Mihalcea et RégisVallée, des personnages qui nous touchent etnous font rire grâce à une adaptation ingénieusequi jongle savamment entre texte original etréférences à notre époque. Les changements decostumes s’enchaînent, les deux portemanteauxne cessent de se transformer pour devenir ledécor de chaque scène et les comédiens, dansun rythme parfaitement orchestré, trouventleur place à chacune des répliques ! Avignon,cette année, avait des airs de Vérone !

Coré Cathoud

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Roméo et Juliette

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Spectacles

BéréniceJean Racine / Philippe SireuilDu mercredi 28 octobre au dimanche 15novembre (Carouge)

L’éternelle fiancée du docteur FrankensteinMary Shelley / La CordonnerieMardi 3 et mercredi 4 novembre (Meyrin)

Une crise, sinon rien ! ou comment ne pas avoir peur de la peurPierre BongiovanniDu lundi 9 au mercredi 11 novembre (Meyrin)

Flamenco y poesíaMaría PagésMercredi 11 novembre (Meyrin)

Le compas dans l’œilPierre LericqMercredi 18 novembre (Meyrin)

Juliette et RoméoWilliam Shakespeare / BergamoteDu vendredi 20 novembre au dimanche 10 janvier (Carouge)

Cendrillon au pays des Soviets, etc.Ufuk et Bahar DördüncüMardi 24 novembre (Meyrin)

Merce Cunningham, CRWDSPCR, Second Hand & SquaregameMerce Cunningham Dance CompanyDu jeudi 26 au samedi 28 novembre (Meyrin)

La princesse SirèneHans Christian Andersen / Teresa Ludovico /Teatro Kismet OperAMardi 1er et mercredi 2 décembre (Meyrin)

CielsWajdi MouawadSamedi 12 et dimanche 13 décembre (Meyrin)

Le conte d’hiverWilliam Shakespeare / Lilo BaurMardi 15 et mercredi 16 décembre (Meyrin)

Spectacles [suite]

(A)polloniaKrzysztof WarlikowskiDu mardi 12 au vendredi 15 janvier (Meyrin)

Ce fou de PlatonovAnton Tchekhov / Valentin RossierDu vendredi 15 janvier au dimanche 7 février (Carouge)

Expositions

Matière à rétro-projeterExposition interactivePar l’Atelier des enfants du Centre PompidouDu mercredi 11 novembre au jeudi 17 décembre (Meyrin)

Antonio Saura, contes et mensongesDessins et peintures sur papierDu mercredi 13 janvier au samedi 20 février (Meyrin)

Rencontre

De la peur à la barbarieTzvetan TodorovJeudi 19 novembre (Meyrin)

Café des sciences

Qui a peur de la peur ?Mercredi 25 novembre (Meyrin)

Ateliers

Atelier d’expression théâtraleDès 10 ansDu 14 septembre 2009 à juin 2010 (Meyrin)

Parcours artistiqueDe 4 à 15 ansDe septembre 2009 à juin 2010 (Meyrin)

Événements joints

Unstable CircusDe septembre à novembre

«L’intérêt, la raison, l’amitié, tout vous lie.»Samedi Coup de cœur / Une nuit à RomeSamedi 7 novembre (Carouge)

«Apparais-nous sous l’aspect d’un soupir.»Samedi Coup de cœur / Une nuit à VéroneSamedi 26 décembre (Carouge)

Renseignements pratiques

AccèsEn voiture : direction Aéroport-Meyrin ; sur la route de Meyrin, après l’aéroport, prendre à droite avenue de Mategnin, ensuiteavenue de Feuillasse direction Forum Meyrin,puis suivre parking Centre commercial. Deux grands parkings gratuits à disposition.En bus : N° 28 / 29 / 55 / 56 – Arrêt Forumeyrin.En Tram : N° 14 ou 16 jusqu’à Avanchet, puisprendre le bus N° 55 ou 56 – Arrêt Forumeyrin.

LocationAchat sur place et au +41 (0)22 989 34 34, du lundi au vendredi de 14h00 à 18h00Achat en ligne : www.forum-meyrin.ch / [email protected] points de vente : Service culturel Migros, Rue du Prince 7 / Genève / Tél. +41 (0)22 319 61 11Stand Info Balexert / Migros Nyon-La Combe

AdministrationThéâtre Forum Meyrin1, place des Cinq-Continents / Cp 250 / 1217 Meyrin 1 / Genève / SuisseTél. administration : +41 (0)22 989 34 00Fax : +41 (0)22 989 34 [email protected] / www.forum-meyrin.ch

AccèsEn voiture : sortie autoroute de contournement A1 : Carouge Centre. Sur la route de Saint-Julien, tout droit jusqu’à la place du Rondeau (ne pas s’engager à droite dans le tunnel – route du Val d’Arve). Deux grands parkings à disposition. En bus : N° 11 / 21 – Arrêts Armes ou Marché.En tram : N° 12 / 13 / 14 – Arrêt Ancienne.

LocationAchat sur place et au +41 (0)22 343 43 43, du lundi au vendredi de 10h00 à 17h00 le samedi de 10h00 à 14h00Achat en ligne : www.theatredecarouge-geneve.chAutres points de vente : Service culturel Migros, Rue du Prince 7 / Genève / Tél. +41 (0)22 319 61 11Stand Info Balexert / Migros Nyon-La Combe

AdministrationThéâtre de Carouge – Atelier de GenèveRue Ancienne 57 / Cp 2031 / 1227 Carouge / SuisseTél. administration : +41 (0)22 343 25 55Fax : +41 (0)22 342 87 95 / [email protected]

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Claude-Inga Barbey