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Signatures et graffitis anciens des cavités naturelles - Spelunca 124 - 201144
L’ancienneté des graffitisUn graffiti est une inscription ou un dessin
tracé, gravé ou peint sur un support qui n'estpas vraiment prévu à cet effet. Le mot graffitiest un emprunt à l'italien graffito qui à l’ori-gine désignait un stylet à écrire ; lequel motdérive du latin graphium (éraflure) qui tire lui-même son étymologie du grec graphein(γραφειν) : écrire, dessiner ou peindre. Bienque le singulier du terme italien soit graffito,il est préférable d'utiliser la forme franciséeun graffiti, des graffitis. En effet, le françaistend à traiter « graffiti » comme un singulieret à créer un pluriel avec « s ».
Les graffitis apparaissent dès l’Antiquité,on connaît ceux laissés en Égypte par lesmercenaires grecs du VIIe siècle avant J.-C.
Les graffitis ou signatures se fabriquentsouvent à l’abri de la lumière, dans les geôlesou les casernes, les caves, les catacombesou encore les grottes. Les individus qui se sontlivrés à des activités clandestines, despratiques illicites, spirituellement ou politi-quement incorrectes ont couvert leurs retraitesde graffitis : citons la grotte de Cayre-Creyt àVallon-Pont-d’Arc, Ardèche : « Pour prier Dieu àcause de la révolte » (figure 1) ou celle desChamois à Castellet-lès-Sausses, Alpes-de-Haute-Provence (figure 2).
On trouve souvent des signatures datéesou millésimées, qui indiquent le passage deleurs auteurs dans un lieu éloigné de l’entréedes grottes. Il s’agit d’une forme d’appropria-tion de la caverne (BIGOT, 2008) ou des lieuxvisités qui relève d’une véritable tradition dessignatures.
La tradition des signaturesElle est encore fortement ancrée chez les
spéléologues qui laissent leur nom au fond descavités : Robert De Joly signe ainsi au fond dupetit garagaï de la Sainte-Victoire (Bouches-du-Rhône) lors de son exploration de 1928.Aujourd’hui, on trouve ces pratiques moins« écolo » et la tendance est à l’interdiction,voire l’éradication systématique des graffitisau profit des dessins préhistoriques parexemple.
Cette vision orientée et sélective desœuvres humaines n’est pas la bonne non plus,car elle a conduit à la per te des bisons dela grotte de Mayrières (Bruniquel, Tarn-et-Garonne) sous les coups de brosses énergiques de quelques « ef faceurs » malencadrés.
Des initiatives de fermeture un tantinetsectaires ont montré que la vision du « toutpréhistorique » ou du « tout chauves-souris »conduit à l’appauvrissement des sites. Lesinterdictions « corporatistes » favorisent lacréation de domaines réservés à ceux quisavent imposer leur manière de voir : dans lagrotte de Rouffignac (Dordogne), les graffitisanciens sont traités et voués à disparaîtreau profit des dessins préhistoriques.
Dans la grotte d’Aldène (Cesseras,Hérault), la tradition des signatures, pourtantvieille d’au moins cinq siècles, a pris fin avecla pose d’une grille en 2006 à l'initiative desmammalogistes. L’usage séculaire des grottespar des générations de curieux n’a pas du toutété pris en compte lors des décisions de ferme-ture des cavités. On peut ainsi mesurer lerecul, voire la disparition, de la tradition dessignatures devant les associations bien orga-nisées de protection de la nature.
Signatures et graffitis anciensdes cavités naturelles
Jean-Yves BIGOT
Aujourd'hui, les graffitislaissés par les visiteurschoquent le spéléologuemoderne respectueux del'environnement. Cettesensibilité exacerbéetrouve son origine dansla culture, la mode et uncertain conformisme.Ainsi, on pourraitqualifier d'écologique unexplorateur muni d'unetorche de bois etdiscréditer celui quin'utilise que des flaconsde kérosène. Certes,l'homme préhistoriquequi s'est essayé au fonddes grottes n'est pasconsidéré comme unpollueur de cavités, maison verra d'un mauvaisœil la surcharge duvisiteur érudit qui graveson nom sur les œuvresde l'essayiste... Chacunest dans sa tradition quipeut être plus ou moinséloignée de la nôtre ;c'est bien notre manièrede voir qui permetd'élever des dessinspréhistoriques au rangd’œuvres d'art oud'assimiler les graffitis àdes souillures.Il faut admettre que descultures peuvent êtredifférentes pour aborderle sujet des signatures etgraffitis dans les cavitésnaturelles : un sujet quireste sensible dans lacommunautéspéléologique.
Figure 1 : inscription « Pour prier Dieu à cause de la révolte »rappelant les persécutions et épisodes de l’histoire desCévennes, grotte de Cayre-Creyt, Vallon-Pont-d’Arc, Ardèche.Cliché Jean-Yves Bigot.
Figure 2 : souvenir de deux réfractaires laissé le 3 mars 1944dans la grotte des Chamois, Castellet-lès-Sausses, Alpes-de-Haute-Provence. Cliché Jean-Yves Bigot.
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Dès 1950, Jacques Choppy (1998)relève les inscriptions de la grotte deLombrives (Ussat, Ariège) ; mais sonintérêt avoué est la présence dedessins préhistoriques.
Les défenseurs de la tradition dessignatures sont rares : peu de spéléo-logues se sont intéressés aux graffitisanciens des cavernes.
Les signaturesd’Édouard-Alfred Martel
La tradition des signatures est envogue au XIXe siècle et le jeune Martel,comme les autres, a cédé à cette modequ’il a pu contracter dès ses premièresexcursions en 1882 dans les Alpesautrichiennes où il a entrepris l’ascen-sion de quelques sommets.
Avant l’année 1883, toujours encompagnie de ses parents, É.-A. Martelvisite des sites touristiques en Franceou à l’étranger, telles les grottes de
Postojna (Slovénie) en 1879. Certes, leprogramme des visites de Martel et sesproches compte toujours quelquesgrottes, mais aussi beaucoup de monu-ments ou de sites naturels. Si Martel al’occasion de visiter des grottes avant1882, c’est parce qu’elles sont encoredes curiosités naturelles très courues.
Ce n’est qu’après l’obtention de salicence en droit (juin 1882) qu’il se renden Autriche, puis dans les Grandscausses en 1883 où il découvre les
singuliers paysages calcaires de laLozère à l’âge de 24 ans.
On sait qu’il est à Vallon-Pont-d’Arc(Ardèche) le 21 septembre 1883(ANDRÉ, 1997) où sont connues depuisle XVIIIe siècle les « grottes de Vallon »,dont la plus célèbre aujourd’hui est lagrotte du Dérocs. Dans la grotte deCayre-Creyt, exploitée pour ses phos-phates, on a retrouvé une signaturedatée de 1883 d’un cer tain Mar tel(figure 3). Il est donc fort probable que
Figure 3 : signature d’uncertain Martel en 1883dans la grotte de Cayre-Creyt, Vallon-Pont-d’Arc,Ardèche. Dans MammothCave (États-Unisd’Amérique), la signature« E A Martel », laisséeen 1912 par le Maître,est également écrite enlettres d’imprimerie.Cliché Jean-Yves Bigot.
0 100 200 kmLes cavités naturellesanciennement connues
(avant le XIXe siècle)
Bigot, 2011
Cavité à signatures anciennes
Cavités à signatures anciennement citées(mentions + signatures anciennes)
Cavités anciennement mentionnées
Turaine
Siagne
Notre-Dame
Gaillarde
Cul deBoeuf
CruisBeaudiment
Argent
Diable
Sigaud
AurouzeBaumugne
Noires
Chapelue
Dérocs
Foussoubie
Tourne
Tourange
Boulègue
Nichet
OrnolacVerdun
Lombrives
AlliatBouan
Mas d'Azil
Fontestorbes
La Vayssière
CuréPoujade
Aiguebelle Cornus
Creissels
Saint-Tarcisse
Fondamente
Redoulès
BouchesRolland
Sainte-Victoire
Port-Miou
Mauve-Louvière
Soucy
Margot
Touvre
Rancogne
Bèze
Antheuil
Francheville
Bara Bahau
Rochalibert
Tenche
Miremont
Brantôme
Razac
Proumeyssac
Cros
Roffi
Soucis
Baume lesDames
ToffièreOsselle Chenecey
Sancey
Saint-Vit Grâce-Dieu
Remonot
Rochecourbière
Ponthias
Saint Julien
Capettes
Châteaudun
Morgat
Saint-FirminIsis Dions
Carnoulès
SartanetteBramabiau
La Vis
Clamouse
Demoiselles
Abysse
La Balme
Minerve
Cellier
Gouttières
Sassenage
Glaz
L'AinBaume
Poudrière
Noirecombe
Planches
Revigny
Marangea
Lacuzon
LoiretPrêtre
Orchaise
Nabrigas
Robinet
Marcenac
Souillac
PadiracRéveillon
Bar
Burle
Castelbouc
Pérou
Fraissinet
Rochefort
Sainte-Reine
Heydelock
Chien
Cristal
Bédat
GargasTibiran
Estramar
Saint-Félix
Blanot
Echelles
Bange
BalmeTine
Féternes
Mégevette
Calel
Saint-Dominique
Rastibel
Garruby
Villecroze
L'EvêqueSaint-Eucher
Vent
Vaucluse
Fées
SoiriatMarchon
Lare
Cayre-Creyt
Ferrobach
Niaux
Faux-Monnayeurs
Martine
Cluzeau
Trabuc
Aldène
Fées
SergentRoc-Brun
Grande
Sabart
DommeBoulet
Sainte-Enimie
Rossa
Clapade
Boundoulaou
Vigne
Dame
Médous
Lune
BaumeGrange
Saint-ClaudeSainte Anne
La Balme
OrjobetMarais
deThoys
Saint Jeannet
Coroluna
Sylvain
Mont
Grande grotte
Osselle
Marchon
Soiriat
Vaucluse
Sergent
Faux-M
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Ferrobach
Niaux
Miremont
Martine
CluzeauLare
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Roc-Bru
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Cayre-Creyt
Trabuc
Marais de Thoys
Margot
Saint Jeannet
Sylvain
Corolu
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Mont
Sassenage
Figure 4 :carte desituationdes cavitésfrançaisesconnues oufréquentéesavant leXIXe siècle.
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cette signature soit imputable àÉdouard-Alfred Martel qui commencealors seulement à s’intéresser auxgrottes et visite les cavités les plusconnues.
Cependant, le Vivarais ne retiendrapas l’attention du jeune licencié quidébute en spéléologie, car Martel estplus fasciné par les paysages causse-nards de la Lozère où il reviendra l’an-née suivante. D’autres spéléologuescélèbres ont laissé leur signature dansdes grottes, comme Robert de Joly ouAndré Bourgin. Un relevé minutieuxpermettrait sûrement d’en découvrird’autres.
Des grottes connuesde longue date
Il va sans dire qu’on aura plus dechance de découvrir des signaturesanciennes dans les grottes mention-nées anciennement dans la littérature(BIGOT, 2004).
On trouve d’ailleurs bon nombre deces cavités connues dans les zonespeuplées et fréquentées de longuedate. En France, la répartition de cescavités anciennement connues nereflète plus celles des grandes cavités,
classées par développement et déni-vellation, qui se concentrent dans leszones montagneuses et les plateauxcalcaires du sud de la France.
En effet, on peut trouver partouten France des cavités naturellesanciennement connues ou mentionnéesdans la littérature dont les parois sontsusceptibles de conserver des signa -tures millésimées : il suffit de chercherun peu.
Différentes zones de recherche sedétachent : tout d’abord quelques raresgrottes en Val de Loire et en Bourgognealors que la Franche-Comté, la Savoie,le Dauphiné, la Provence, le Languedoc,le Quercy, le Périgord et les Pyrénéescentrales présentent une plus for tedensité de cavités anciennementconnues (figure 4).
Ces cavités, concentrées dans lamoitié sud-est de la France, décriventun vaste croissant à la périphérie duMassif central.
Toutefois, des cavités ancienne-ment fréquentées auront pu échapperà la connaissance des auteurs ancienstelle la grotte de la Lare à Saint-Benoît(Alpes-de-Haute-Provence) qui présenteun panel de signatures datant du XVI auXXe siècles (AUDRA & BIGOT, 2009).
Les grottes d’Europeles plus anciennementfréquentées
Il a paru intéressant d’inventorierles sites souterrains européens présen-tant des signatures anciennes (figure 5).Comme l’indiquait Trevor R. Shaw(1992), les grottes de Postojna (Slové-nie) recèlent les signatures les plusanciennes, mais on constate aussi quecer taines cavités françaises étaientdéjà anciennement fréquentées par lescurieux et les savants.
Le courant naturaliste a permis àl’Europe d’entrer dans le siècle desLumières. Les grottes ont été l’objetd’études et de discussions ; BernardPalissy a d’ailleurs proposé des expli-cations hydrologiques cohérentes aprèssa visite en 1547 des caves gouttièresde Savonnières près de Tours (Indre-et-Loire). Ces caves gouttières (goutte =ruisseau) sont en fait des carrièressouterraines dont le front de taille arecoupé des vides naturels intensémentarrosés par des eaux incrustantes.
La liste a été augmentée (figure 5)d’une référence supplémentaire(DROUIN, 2008) qui peut être discutée.En effet, la date de 1141 et la croixlatine qui l’accompagne n’évoquent pasune exploration ancienne, mais uneoccupation ancienne du site. Il estprobable que cette date ne correspondpas à un graffiti laissé par un explora-teur hardi mais plutôt à la christianisa-tion du site. La grotte n’est pas trèsétendue et la croix a été gravée sous leporche.
La recherche de graffitis ancienspeut donc constituer un thème ou unecompétence supplémentaire pour lesspéléologues curieux. Ouvrons l’œil.
D'autres listes plus complètes des cavitésde France et d'Europe sont consultables àcette adresse internet :http://catherinearnoux.perso.neuf.fr/photo/signatur/signat.htm
BibliographieANDRÉ Daniel (1997) : La Plume et les Gouffres. Correspondanced’Édouard-Alfred Martel.- Assoc. Édouard-Alfred Martel édit.,608 p., Meyrueis, Lozère.AUDRA Philippe & BIGOT Jean-Yves (2009) : Les grottes de Saint-Benoît (Alpes-de-Haute-Provence).- Spelunca, n° 114, p. 7-17.BIGOT Jean-Yves (2004) : Spéléométrie de la France.- SpeluncaMémoires, n° 27, FFS édit., 160 p.BIGOT Jean-Yves (2008) : Sommes-nous propriétaires desgrottes ?- Spelunca, n°110, p. 10-11.CHOPPY Jacques (1998) : Inscriptions de la grotte de Lombrives(Ussat-les-Bains, Ariège).- Grottes & Gouffres, bulletin du Spéléo-club de Paris, n° 147, p. 22-29.DROUIN Philippe (2008) : Compléments sur la grotte des Maraisde Thoys.- Le Bugey, 97e année, n° 95, p. 3-7.SHAW, Trevor R. (1992) : History of Cave Science. II - XIV, 1 -338, Sydney.
Noms des cavités Régions (Pays) Dates oupériodes
Grotte des marais de Thoys (une croix latine et une date1141)
Ain (France) 1141
Postojnska jama (1213, 1323, 1343, 1393, 1412) Obala in Kras (Slovénie) 1213
Cueva de Atapuerca (signatures des XIIIe s.) Burgos (Espagne) XIIIe s.
Drachenloch (1387, 1409, 1445, 1484, 1487, 1498) Près de Mixnitz, Steiermark(Autriche)
1387
Cova des Màrmol (14(13-15), 1471, 1586, 1640, 1644,1657, 1660, 1683, 1684, 1696, 1704, 1710, 1720, 1722,1730, 1733, 1734, 1736, 1740, 176(1), 1764, 177(1),1772, 1779, 1(7)84, 1786, 1787, 1(799))
Minorque, Iles Baléares (Espagne) 1413 ou1415
Jasovská jaskyna (1447, 1452) Kosice (Slovaquie) 1447
Grotta delle Fate (1451) Emilie-Romagne (Italie) 1451
Grotta di Monte Cucco (au XVe s., des visiteurs laissentleurs signatures sur les parois)
Ombrie (Italie) XVe s.
Grande grotte d'Arcy (Joachim de Sermizelle grave sonnom et l'année de sa visite en 1549)
Yonne (France) 1549
Kents Cavern (inscription datée de 1571 de William Petrie) Torquay, Devonshire (Royaume Uni) 1571
Grotte de la Lare (1574, 1649, 1701, 1720, 1750) Alpes-de-Haute-Provence (France) 1574
Grotte de Lombrives (« D. R. ROY DE NA. CO. de FOIX :1578 », Henri IV en serait l'auteur)
Ariège (France) 1578
Cova de S'Aigo (158(.), 1602, 1628, 1710, 1714, 1737,1742, 1773, 1784)
Minorque, Iles Baléares (Espagne) 1580 à1589 (?)
Grotte de Cayre-Creyt (1595, 1632, 1687, 1793) Ardèche (France) 1595
Grotte d'Aldène (signatures des XVI au XVIIIe s.) Hérault (France) XVIe s.
Grotte de Rouffignac (graffitis et inscriptions du XVIe s.) Dordogne (France) XVIe s.
Jama pod Predjamskim gradom (signatures du XVIe s.) Obala in Kras (Slovénie) XVIe s.
Figure 5 : Signatures du XII au XVIe siècles dans les grottes d’Europe. Cette liste complète celle ébauchéepar Trevor R. Shaw (« History of Cave Science », 1992, p. 9). La sur-représentation des grottes françaisesà partir du XVIe siècle souligne en fait l’indigence des données exploitables dans les autres pays.
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