sociologie generale

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    Dpartement de Sociologie, Licence de Sociologie, Anne universitaire 2003-2004,Cours de M. Didier LAPEYRONNIE

    Universit Victor Segalen - Bordeaux 2Facult des Sciences de l'Homme

    Dpartement de Sociologie

    Anne Universitaire : 2003-2004 Licence de sociologie niveau 3Cours de M. Didier LAPEYRONNIE

    SOCIOLOGIE GNRALE

    http://www.u-bordeaux2.fr/sociologie/encadrement/fichespersonnels/modele2/dlapeyronnie.htmhttp://www.u-bordeaux2.fr/sociologie/encadrement/fichespersonnels/modele2/dlapeyronnie.htm
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    SOMMAIRE

    INTRODUCTION

    I. Le sociologue, la sociologie et la vie socialeII. La thorie sociologique

    a. Quest-ce que la thorie ?b. Les spcificits de la thorie

    III. La condition modernea. Deux formes dexistence sociale

    b. la rupture entre l'objet et le sujetc. l'ambivalence de la vie sociale moderne

    IV. Les dbats sociologiques contemporains

    Bibliographie complmentaire

    p. 4

    p. 7p 11

    p. 13p. 17p. 20P. 23

    p. 27

    PREMIRE PARTIE : LA SOCIT p. 28

    I. LES INSTITUTIONS1. La socit entre la Nation et les individus

    a. La formation des socits nationalesb. Les socits modernes et l'mergence de l'individu

    2. L'intgrationa. l'anomie permanente

    b. l'institution de l'ordre socialc. la morale, l'ducation et l'intgration

    Bibliographie complmentaire3. La sociologie de la socit : la synthse fonctionnaliste

    a. les rles sociauxb. culture, personnalit et socitc. la socialisationd. Du modle la complexit sociale

    Bibliographie complmentaire

    p. 33p. 33p. 33p. 35p. 39p. 39p. 42p. 44p. 50p. 52p. 54p. 59p. 64p. 68p. 76

    II. LES CLASSES SOCIALES1. La socit industrielle et capitalistea. la tragdie de la modernit

    b. la socit industrielle et la question sociale2. Classes et luttes de classes

    a. le travail alinb. les classes sociales

    Bibliographie complmentaire

    p. 78p. 79p. 83p. 90p. 91p. 97

    p. 104

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    Bibliographie

    Pour une approche gnrale de la sociologie contemporaine vous pouvez utiliser :

    Martuccelli Danilo, Sociologies de la modernit, litinraire du XXme sicle, Paris, Gallimard, 1999.Aron Raymond,Les tapes de la pense sociologique, Paris, Gallimard, 1967

    Pour une vue de la sociologie franaise contemporaine :

    Ansart Pierre,Les sociologies contemporaines, Paris, Le Seuil, 1990.

    Dans la littrature amricaine rcente :

    Alexander Jeffrey, Twenty Lectures, Sociological Theory Since World War II,New York, Columbia University Press, 1987.Collins Randall, Four Sociological Traditions, New York,Oxford University Press, 1994.Turner Jonathan H., The Structure of Sociological Theory, (6me dition),Belmont, CA, Wadsworth Publishing Company, 1998

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    Introduction

    I. Le sociologue, la sociologie et la vie sociale

    L'objet de ce cours est de prsenter un tat de certains des dbats thoriques

    contemporains en sociologie et d'introduire une rflexion critique sur la pense sociale. Il

    trouve son origine dans une insatisfaction de chercheur, dans une obligation professorale et

    dans une impatience de citoyen : le chercheur est domin par le sentiment d'une inadquation

    entre les catgories classiques des sciences sociales, notamment de la sociologie, et les

    observations qu'il effectue sur divers terrains. Le professeur est confront la redoutable

    tche d'enseigner une thorie sociologique clate et htrogne ses tudiants, thorie

    sociologique qui lui parat bien souvent trs loin de notre ralit sociale. Enfin, le citoyen

    peine relier les proccupations du sociologue aux engagements politiques et moraux qui

    sont les siens.

    Aprs tout, il n'y a ici rien de trs nouveau. A la fin des annes soixante, le sociologue

    amricain Alvin W. Gouldner (1920-1980) notait dj que la sociologie disponible n'tait

    gure mme de rendre compte de faon satisfaisante des volutions culturelles et des

    questions sociales de l'heure. Il dnonait des thoriciens qui laboraient leurs systmes avec

    du coton dans les oreilles, sourds aux clameurs portes par les mouvements sociaux et par les

    meutes raciales et urbaines. Il en appelait une sociologie rflexive dans laquelle onn'oublierait pas que le sociologue appartient une socit et qu'il y joue un rle social. La

    sociologie ne saurait tre comprise et pratique (cela devrait aller de soi) en dehors de son

    contexte historique et social.

    Qu'il le veuille ou non, qu'il s'en dfende ou qu'il le revendique, les analyses et les

    propos du sociologue s'inscrivent pleinement dans la vie sociale et politique. Ils sont autant

    destins aux spcialistes qu'aux citoyens. L'enseignant chercheur ne peut pas oublier qu'il est

    aussi un citoyen. Il s'adresse des individus qui sont autant des tudiants en sociologie que

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    des citoyens actifs d'un pays particulier. Pourquoi pratique-t-on ou tudie-t-on la sociologie si

    ce n'est pour comprendre le monde qui nous entoure et plus particulirement la vie sociale

    dans laquelle nous sommes plongs ? Prtendre que la sociologie est une activit scientifique

    pure qui peut se dgager des contingences historiques et politiques est une stupidit dans

    le meilleur des cas, un mensonge le plus souvent. Le sociologue n'a pas un point de vue

    transcendant et universel sur la vie sociale. Il n'est pas en dehors de la caverne pour

    reprendre une image clbre. Il est l'intrieur. Il ne peut donc voir que ce que sa position lui

    permet de voir. Et souvent il ne peut gure voir plus que ce que ses concitoyens voient. Cest

    pourquoi les sciences sociales ne font pas de dcouverte proprement parler . Pour le

    sociologue amricain Anselm Strauss, la sociologie bien comprise vise plutt approfondir

    la comprhension de phnomnes que beaucoup connaissent dj . Plus pessimiste et plus

    radical, le philosophe amricain, Stanley Cavell, pense que les sciences sociales et

    psychologiques nous en disent moins que ce que nous savons dj , engendrant toujours un

    sentiment de dception. Il ne sagit pas dun manque de prcision, mais du fait de ne pas

    savoir comment faire usage de ce que nous savons dj sur les sujets que les sciences

    sociales traitent.

    Ds que nous parlons de la vie sociale, mme de la manire la plus banale, nous

    mettons en uvre des catgories gnrales et des reprsentations plus ou moins conscientes et

    spontanes de la vie sociale dans lesquelles nous nous engageons. La sociologie

    scientifique n'est pas fondamentalement diffrente : il s'agit toujours d'une reprsentation

    de la vie sociale, mais d'une reprsentation qui se veut explicite et contrle. La particularit

    du travail de sociologue tient au fait qu'il s'agit d'abord d'une dmarche rflexive. La

    sociologie est une rflexion en situation sur la place du sociologue dans la socit, sur le

    mtier de sociologue, sur ses mthodes et ses engagements, bref sur les relations qu'il

    entretien avec sa socit. Le sociologue travaille toujours objectiver autant qu'il le peut

    son point de vue pour permettre ses auditeurs ou ses lecteurs de construire le leur et il leurfournit des critres de validit autorisant un jugement de son travail. Mme sil est plus

    pauvre que la connaissance pratique et implicite que ses concitoyens ont de la vie sociale, le

    savoir quil produit se veut ainsi ordonn et raisonn, dot dune valeur scientifique.

    Il nexiste donc pas une prsentation de la sociologie contemporaine et de ses dbats.

    Il y a bientt trente ans, Robert Merton faisait observer que la sociologie a t en crise tout au

    long de son histoire et que chaque gnration de sociologues a pens que son poque tait

    dcisive pour le dveloppement de la discipline. Il ajoutait avec humour que les sociologues

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    ont tendance prescrire un mdicament unique pour soigner la crise : voyez les choses

    comme moi et faites comme moi ! Chaque sociologue, en fonction de son contexte

    intellectuel et social, des courants ou du courant auquel il appartient, raconte une histoire et

    met en scne des dbats partir dun point de vue. Chaque cours, chaque manuel, est ainsi

    une sorte dautobiographie dans laquelle est construite et reconstruite la biographie de la

    sociologie. Ce cours nchappe pas cette rgle : il est donn partir dun contexte bien

    particulier, celui de lEurope et plus particulirement de la France du dbut du XXIme sicle.

    Ce nest pas le lieu ici de porter un diagnostic sur une poque . Mais nous ne pouvons faire

    lconomie dune observation simple et rapide concernant la vie intellectuelle et les

    volutions rcentes de la sociologie. En France, dans le domaine de la rflexion sur la vie

    sociale, une interrogation domine : comment retrouver un ordre social aprs leffondrement

    du monde industriel et la fragilisation des institutions rpublicaines ? La plus grande partie

    des sociologues ont repris les proccupations morales et politiques des pres fondateurs qui se

    posaient une question similaire la fin du XIXme sicle : comment retrouver de la stabilit

    sociale, remettre de lordre dans le changement ? Laffirmation quil est aujourdhui urgent de

    refaire le lien social , de refaire socit , de ranimer les institutions face aux effets

    dissolvants de lindividualisme ou des mutations conomiques ou encore de se protger contre

    lanomie ont replac Durkheim au centre des rfrences. Les problmatiques de la sociologie

    se sont profondment transformes depuis les annes soixante-dix. De nombreux sociologues

    sont passs dune rflexion en termes de conflits sociaux, de domination, de luttes de classes

    ou de mouvements sociaux des questionnements sur lintgration sociale et les institutions

    quils auraient jugs parfaitement ractionnaires une vingtaine dannes plus tt. Il sen est

    suivi un effacement quasi complet de la pense sociologique critique. Bien entendu, le

    marxisme et ses avatars nont pas rsist leffondrement de lEmpire sovitique, ce que

    traduit la disparition totale des intellectuels communistes et lpuisement intellectuel du

    gauchisme. (Mme sil reste encore quelques nostalgiques aujourdhui). Plus profondment,le structuralisme et le post-structuralisme se sont aussi effacs. Ils ont laiss la place une

    rhtorique de la dnonciation dans laquelle le nolibralisme ou lamricanisation ont

    remplac le capitalisme et limprialisme, rhtorique appuye sur une forte nostalgie de la

    puissance de lEtat et dun monde social qui avait accord de grands privilges aux

    intellectuels. Souvent, comme dans de nombreuses formes de populisme, sy ajoute une

    hostilit certaine vis vis de la dmocratie. Notre rflexion sera fortement marque par ces

    volutions de la pense sociale et par la structuration politique dun champ sociologique

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    domin par lopposition entre des sociologies trouvant leur point dappui dans la pense

    conservatrice (retrouvant en cela une grande partie de linspiration initiale de la sociologie

    comme la bien montr le sociologue amricain Robert Nisbet (1913-1996)) et des sociologies

    teintes de populisme, alimentes par le ressentiment dune intelligentsia nostalgique.

    La rflexion dveloppe dans ce cours sera donc ncessairement injuste, partielle et

    partiale. Elle aura pour but d' objectiver une pratique de terrain, d'en dgager les

    prsupposs, et de construire un point de vue, modeste, rassurez vous, ncessairement

    subjectif, permettant de lire le champ des sciences sociales. Ce cours est autant une

    rflexion sur une pratique professionnelle qu'un travail destin prsenter les dbats dune

    discipline des tudiants en sociologie. Vous l'avez compris, la sociologie est aussi un

    effort pour se comprendre soi-mme ; Peut-tre nest-elle dailleurs pas autre chose. Mais le

    sociologue nuse pas des outils de la philosophie ou de la psychologie. Il nest pas tourn vers

    lintrospection dont il se mfie. Cest en essayant de se regarder du dehors, socialement, quil

    essaye de se comprendre. Le sociologue amricain Wright Mills (1916-1962) dfinissait ainsi

    ce quil appelait limagination sociologique : le travail et lattitude travers lesquels

    lindividu peut arriver comprendre ses preuves en se situant dans un contexte social et

    historique plus large. J'espre que vous trouverez tout au long de ce semestre matire

    rflchir sur notre socit et sur vous-mme.

    II. La thorie sociologique

    a. Quest-ce que la thorie ?

    La sociologie est l'tude de la vie sociale. Elle est d'abord une activit pratique etconcrte. La sociologie nous parle du monde rel, de notre monde, et cherche nous

    l'expliquer ou nous le faire comprendre. Nous pouvons tudier le fonctionnement d'un

    collge ou d'une entreprise, la dlinquance juvnile, la vie tudiante, le travail du mdecin ou

    de l'assistante sociale, les processus d'intgration des migrants, la faon dont notent les

    enseignants ou encore les accidents de la route. Autant d'objets concrets qui sont, pour la

    plupart, autant de problmes dans la socit franaise. Ces recherches sont des travaux

    empiriques. Elles reposent sur une observation mthodique de faits sociaux, recueillis par des

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    entretiens, des sondages ou du travail de groupes. Elles ne sont pas proprement parler de la

    thorie sans pourtant que les proccupations gnrales en soit absentes.

    A partir de ce travail empirique, le principe de lactivit thorique en sociologie est de

    chercher produire des propositions dcontextualises , qui prtendent une valeur

    gnrale dpassant les simples circonstances de leur production et de leur objet dapplication.

    La thorie sociologique est donc a priori un ensemble de constructions globales et abstraites

    loignes des faits et des recherches concrtes. Sous ce terme on comprend le vocabulaire, les

    langages et les constructions formelles que les sociologues utilisent pour tudier la vie sociale.

    La thorie sociologique est abstraite et sche quand on l'aborde. Et c'est certainement

    l'impression que vous aurez au premier contact. Cela est vrai. Mais nous ne devrons jamais

    oublier en parlant de concepts et de conceptions gnrales, mme lorsque nous en parlerons

    de manire abstraite, que la thorie appartient pleinement l'activit sociologique : elle n'est

    pas une lucubration obscure, dtache de tout contexte et de toute situation. La thorie est

    fabrique par des personnes concrtes dans une situation concrte partir dune rflexion sur

    des objets concrets. Nous pouvons mme l'envisager en elle-mme comme un fait social.

    Surtout, puisque nous parlerons de thories contemporaines, nous verrons qu'il s'agit

    d'aborder et de parler de notre socit et de notre monde actuels. La sociologie thorique est

    un effort pour penser la vie sociale, pour rpondre des questions finalement trs concrtes :

    qui sommes nous ici et maintenant, nous autres occidentaux, franais, allemands ou

    canadiens, dans quelle socit vivons-nous, en quoi sommes-nous diffrents des gens du pass

    ou des gens d'autres socits ? Les sociologues qui fabriquent les thories cherchent

    rpondre ces questions qui ne sont gure diffrentes de celles du philosophe ou du

    psychologue : qui est-tu? d'o vient le monde ? Ils le font partir de ce qu'ils savent avec

    leurs espoirs et leurs dceptions, leur humeur et leur temprament, leur culture nationale et

    leur situation sociale. Bref, parler de thories est autant parler de constructions abstraites que

    parler de la vie sociale dans laquelle nous sommes plongs. En un mot, la thoriesociologique, sauf ntre quun pur formalisme, ne peut tre dissocie dun diagnostic sur la

    vie sociale contemporaine. Plus prcisment, elle est un vocabulaire qui ne prend sens qu

    partir dun diagnostic sur la vie sociale.

    Pour saisir la nature de la thorie sociologique, nous pouvons partir dun raisonnement

    pratique. Prenons un exemple : un dirigeant d'entreprise est une personne particulire. Nous

    pouvons parler de Monsieur Ernest-Antoire Sellire, baron de son tat, prsident du syndicat

    patronal franais, le MEDEF, et par ailleurs dirigeant du groupe Marine-Wendel (Holding

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    familial dinvestissement). Si nous voulons dcrire Monsieur Sellire et savoir ce qu'il fait,

    nous n'avons pas besoin de sociologie. Nous pouvons mme en avoir une bonne caricature

    aux Guignols de l'info. Mais si nous commenons parler de Monsieur Sellire comme dun

    dirigeant d'entreprise, nous introduisons une catgorie beaucoup plus abstraite : les dirigeants

    d'entreprises ou le patronat franais qui forment ungroupe socialparticulier.

    Pour savoir ce que font les dirigeants d'entreprises nous avons eu besoin d'oprer une

    premire gnralisation partir d'une multitude de cas particuliers afin de construire une

    catgorie qui nous permet de parler de manire plus globale. Non seulement Monsieur

    Sellire et d'autres dirigeants de groupes financiers, mais aussi des dirigeants d'autres secteurs

    conomiques privs ou publics constituent la catgorie des dirigeants d'entreprises. Nous

    pouvons ainsi construire une entit, le patronat franais, dots de certaines caractristiques :

    ils ont tel ge, ils gagnent telles sommes d'argent, ils ont fait telles tudes, ils votent de telle

    faon etc. Nous avons opr l une premire abstraction, un premier pas vers la thorie

    sociologique.

    Mais nous aurons besoin d'oprer une deuxime abstraction si nous voulons qualifier

    les dirigeants d'entreprises. Si nous voulons parler d'eux globalement, nous avons besoin dun

    vocabulaire particulier : il s'agit d'un groupe social, donc d'un ensemble possdant une

    certaine unit, certaines caractristiques et occupant une certaine place dans la vie sociale.

    Nous qualifions spontanment ce groupe social. Nous pouvons, par exemple, associer ce

    groupe un ensemble de positions dans la hirarchie sociale : ses membres sont dots d'un

    certain statut, de prestige, d'une autorit qui s'exerce donc sur d'autres groupes. C'est un

    groupe dominant. Nous pouvons aussi associer ce groupe un ensemble de positions de

    pouvoir : il s'agit de la classe des entrepreneurs, ceux qui investissent et crent de la richesse,

    bref, des technocrates ou des capitalistes qui occupent une position bien dfinie dans des

    rapports avec d'autres classes. C'est un groupe dirigeant. Ds lors, nous sommes en plein dans

    la thorie : nous concevons ce groupe en fonction d'une certaine reprsentation que nousavons, spontanment ou non, de la vie sociale et de la socit. Nous utilisons ici un concept,

    celui de classe sociale, classe dominante ou classe dirigeante... Et comme dans la thorie

    sociologique nous en avons des conceptualisations, des constructions diffrentes (il s'agit d'un

    entrepreneur ou il s'agit d'un bourgeois), constructions qui n'ont de sens que dans une vision

    particulire de la vie sociale dans son ensemble.

    Revenons aux Guignols de l'info : pourquoi le personnage de Monsieur Sellire est-il

    ridicule ? Parce qu'il existe un dcalage profond entre le statut et les attributs que nous

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    associons spontanment (thoriquement) un individu qui appartient la catgorie des

    dirigeants d'entreprises, et la marionnette qui se comporte comme un petit aristocrate plus ou

    moins arrogant, accroch ses privilges, vivant au XVIIme sicle avec ses serfs ,

    ignorant totalement la modernit et effray par toute innovation. Bref, tout le contraire de ce

    que nous dfinirions comme l'esprit d'entreprise et le got du risque et de l'innovation que

    nous attendons des membres de la classe dirigeante. L'effet comique, et la critique sociale qui

    lui est lie, sont produits par le dcalage entre la thorie spontane que nous avons et le

    cas particulier qui nous est prsent.

    Mais comme les reprsentations spontanes, la thorie n'est pas exclusivement gnre

    par un processus inductif d'abstraction. Elle est aussi le produit de l'imagination du

    sociologue, des discussions qu'il peut avoir avec ses collgues, de ses positions l'intrieur de

    la communaut universitaire, de ses choix philosophiques etc. Bref, ce sont autant les

    prsupposs philosophiques et notre culture qui dterminent ce que nous observons que

    l'inverse. Par ce que nous sommes ou ce que nous faisons, nous avons un regard sur la vie

    sociale et celui-ci est dterminant dans les observations que nous pouvons faire. Prenons

    encore un autre exemple.

    Chacun d'entre vous s'est certainement trouv dans la situation banale, aprs une

    soire entre amis, de discuter avec son compagnon ou sa compagne, de tout ce qui s'y est

    pass. Il est bien rare, en ayant pourtant vcu la mme soire, d'y avoir vu et compris la mme

    chose : l'un aura compris qu'il s'est pass quelque chose entre deux personnes (Bernadette et

    Maurice pour leur donner un nom) alors que l'autre n'aura rien vu ou pensera le contraire.

    Selon notre sensibilit, notre sexe, notre humeur, notre habitude de ce genre de soires, et tout

    ce qui a pu nous y arriver, nous n'avons pas vu la mme chose. Mais ajoutons aussi, ce qui

    complique les choses, que ce que nous avons vu peut dpendre trs directement de l'tat de la

    relation que nous entretenons ce moment l avec notre compagnon ou notre compagne : par

    exemple, nous avons peut-tre intrt avoir vu qu'il y avait quelque chose entre Bernadetteet Maurice, si notre compagnon ou notre compagne est jaloux de l'un d'eux parce que nous

    l'aurions courtis quelques annes auparavant. On peut mme aller jusqu' en faire

    l'vnement de la soire, mme s'il ne s'est pas pass objectivement grand chose, dans le seul

    but de rassurer notre compagnon ou notre compagne, de faire taire sa jalousie, de la dtourner,

    ou, au contraire de l'exciter.

    Il en va de mme pour la thorie et les reprsentations de la vie sociale. C'est le cas,

    par exemple, pour une chose apparemment aussi vidente que la diffrence sexuelle.

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    L'historien amricain Thomas Laqueura montr que la diffrence sexuelle naturelle avait

    t conue rcemment, sur un plan culturel, avant de l'tre sur un plan biologique. Avant le

    XVIIIme sicle rgnait une autre conception, une autre thorie : hommes et femmes

    appartenaient au mme sexe, mais celui-ci tait un degr de dveloppement moindre chez

    les femmes. Mais plus trange encore : les progrs de l'anatomie et de la mdecine, les

    connaissances positives, n'ont pas remis en cause cette conception. Les anatomistes voyaient

    au XVIme sicle les organes gnitaux fminins comme une variante du sexe masculin.

    Le changement fut d'abord culturel et social : il a fallu concevoir culturellement (thoriser)

    l'existence de deux sexes avant de les distinguer dans les observations. Si, le rfrent

    biologique est historiquement et socialement construit et si les socits ne voient dans la

    nature que ce qu'elles peuvent y voir partir de leur culture, il est aussi vident que nos

    observations sociologiques dpendent directement de nos thories spontanes, de notre

    culture, de nos appartenances sociales.

    Pour rsumer, nous pouvons utiliser la reprsentation que propose le sociologue

    amricain Jeffrey Alexander de l'espace de la sociologie. Nous passons de l'observation de la

    ralit, la traduction de ces observations dans une description. Puis nous organisons nos

    descriptions sous formes depropositions simples. Nous pouvons ainsi tablir des rgularits,

    des lois. Puis, nous pouvons classer ainsi les faits tablis et construire des dfinitions ou des

    catgories. Des catgories nous passons aux concepts et aux modles dont dpend

    directement la thorie gnrale, elle-mme renvoyant des prsuppositions philosophiques,

    voire mtaphysiques. Le chemin inverse est sans cesse effectu : comme nous le verrons

    abondamment, il ne peut y avoir d'observation sans un minimum de thorie, de reprsentation

    de la vie sociale.

    b. Les spcificits de la thorie

    Toute la sociologie n'est pas thorique, mais il n'est pas de sociologie qui n'ait de

    fondements thorique. La thorie l'ensemble des outils, vocabulaire et modles qui autorisent

    l'explicitation logique d'une certaine reprsentation de la vie sociale permettant de poser des

    questions et d'y apporter des rponses sous formes d'hypothses. Comme nous venons de le

    voir, les faits observs par les sociologues n'ont pas de sens en eux-mmes. Ils ont une

    signification quand ils sont rapports un ensemble de conceptions plus gnrales, une

    certaine vision de la vie sociale. La thorie est tout simplement ce qui permet d'observer des

    faits et de les interprter.

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    Le sociologue Norbert Elias (1897-1990) a compar les thories sociologiques des

    cartes de gographie. Comme un gographe utilise un certain nombre d'outils et de mesures

    pour construire une carte qui lui permet doffrir une reprsentation de lespace, le sociologue

    utilise les instruments de la sociologie pour apprhender un ensemble de faits observs et

    organiser ces faits. Comme le gographe choisit une chelle et un point d'observation, le

    sociologue le fait partir du choix d'un point de vue. En fonction de lchelle, il peut adopter

    un point de vue micro , trs dtaill ou un point de vue macro , plus global. Mais il peut

    aussi dessiner sa carte dune faon surplombante ou dune point de vue plus horizontal, cest

    dire objectivement ou subjectivement , en perpspective. Enfin, il peut la dessiner en

    lorientant dune manire ou dune autre : pensons par exemple, que les planisphres dits en

    France sont totalement diffrents de ceux dits en Australie. Il s'agit pourtant de la mme

    plante.

    Rsumons. La thorie est l'ensemble des outils qui permet chacun de se reprer et de

    construire une vue d'ensemble de la vie sociale. Elle possde deux particularits :

    1. Elle suppose toujours le choix d'un point particulier d'observation. La sociologie

    gnrale offre une vision de la vie sociale l'intrieur et partir d'une situation historique

    donne. Les sociologues sont autant des analystes objectifs de leur socit qu'ils en sont aussi

    des acteurs. Ils sont la fois dedans et dehors. Leurs thories sont la fois sur et de la socit.

    2. La thorie n'est est pas pour autant de la pure idologie. Elle a aussi des fondements

    scientifiques pour deux raisons : elle offre des critres de validation, c'est dire des lments

    qui permettent de confirmer ou d'infirmer les propositions par l'observation empirique ; elle

    prend en compte la relation entre l'observateur (le sociologue) et la ralit observe (la vie

    sociale). Elle implique une mthodologie particulire permettant l'investigation, la collection

    des faits et leur interprtation dans le cadre fix. La mthodologie est une faon de contrler

    la relation du sociologue son objet. La thorie sociologique est ainsi toujours une thorie du

    sociologue en situation. Elle nest donc jamais une pure reprsentation de la vie sociale,elle est aussi une sorte daffirmation identitaire du sociologue.

    Cest pourquoi, la thorie sociologique se dfinit lintrieur dun champ de dbats et

    de conflits intellectuels : elle consiste non seulement proposer une reprsentation positive de

    la vie sociale, en construire une carte, mais elle est toujours aussi une faon dinvalider ou

    dessayer de rendre obsolte les autres cartes. Paradoxalement, la thorie tend diviser le

    champ de la sociologie. Plus elle est forte , cest dire plus elle permet didentifier un

    point de vue, plus elle se dmarque des autres point de vue quelle rejette souvent de manire

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    injuste. La crativit thorique ne consiste jamais rsoudre des problmes, mais en

    inventer de nouveaux. Autrement dit, la crativit thorique consiste crer des lignes de

    clivages et des dbats. Elle est souvent aliment par les tensions et les animosits entre les

    sociologues qui crivent les uns contre les autres. Ainsi, dans un entretien donn lors de la

    publication de la Misre du Monde, Pierre Bourdieu, qui un journaliste demandait pourquoi

    il faisait de la sociologie, dclarait quil sagissait pour lui dempcher les autres den

    faire . Allons plus loin : Il y a toujours une dimension paranoaque dans lactivit

    intellectuelle qui se manifeste plus particulirement dans la production thorique, dimension

    qui explique les tensions et les oppositions parfois trs violentes et trs personnelles entre les

    individus (On peut penser par exemple lanimosit entre Pitrim Sorokin (1889-1968) et

    Talcott Parsons (1902-1974)), mais aussi les adhsions, parfois les identifications, et la

    formation dcoles en conflits les unes avec les autres. Certaines sont dotes de vritables

    chiens de meutes qui transforment la thorie en dogme idologique et manient dautant

    plus linsulte que la personne ou les personnes quils visent sont proches sur le plan politique

    voire thorique. Inversement, plus la thorie est faible , plus elle fonctionne sur la

    recherche de consensus et de synthse, parfois sur des formes dclectisme, mais videmment,

    moins son centre est identifiable, moins elle porte discussion et contestation. Comme le

    note Randall Collins, dans la vie intellectuelle, les positions fortes subdivisent, les positions

    faibles intgrent. Ces conflits incessants et ces divisions font aussi de la sociologie une

    communaut crative : We are part of that community right now. This is our collective

    memory, the brain center in which we store the basic elements of what we have learned and

    the strategies we have available to carry us into the future.

    III. La condition moderne

    a. Deux formes dexistence sociale

    Pour pouvoir parler de dbats sociologiques contemporains, il faut pouvoir supposer

    lexistence dune certaine unit de la sociologie. Il doit exister au moins un accord sur les

    enjeux du dbat et donc une rfrence ou des rfrences communes la sociologie et aux

    thories sociologiques par-del de leurs oppositions. Nous ferons lhypothse que les thories

    sociologiques, sans exception, sont des tentatives d'apporter une rponse un problme

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    fondamental commun. Ces thories se diffrencient par les rponses qu'elles donnent ce

    problme. Le point de dpart des sciences sociales et de la sociologie est l'observation du

    dualisme de la vie sociale moderne. C'est un problme la fois vident et d'une extraordinaire

    complexit.

    Partons d'observations simples que chacun peut faire. Nous avons tous une exprience

    propre, une personnalit. Chacun s'est construit et dcouvert comme un tre humain unique

    dans les relations qu'il entretient avec autrui et qui lui sont particulires. Nous avons un corps,

    une famille, des amitis, des amours, des relations, des passions, des dsirs, des prfrences,

    une histoire, qui font de chacun d'entre nous un tre unique, une personne. Nous avons un

    je . Nous sommes une personne qui vit un certain nombre de relations particulires. Mais

    chacun est aussi un tre social de faon plus globale, indpendante de ses relations

    particulires et prives. Nous avons des obligations remplir, nous occupons une certaine

    place dans la socit et nous sommes identifis des groupes sociaux auxquels nous

    appartenons. Nous ressemblons ceux qui appartiennent aux mmes groupes et nous avons

    souvent les mmes comportements. Nous regardons les mmes missions de tlvision, nous

    suivons la mme mode ou, de manire plus troublante, nous allons trouver notre conjoint dans

    un univers commun, prs de chez nous et dans notre milieu. Nous avons un moi , une

    existence pour la socit. Nous sommes ainsi reli la socit globale. En agissant, nous

    faisons fonctionner cette socit globale. De ce point de vue nous n'en sommes qu'un rouage,

    un lment fonctionnel. Par exemple, le fonctionnaire agit selon les rgles de la bureaucratie

    laquelle il appartient, dont il est un des lments et non pas en fonction de ses convictions

    personnelles. La vendeuse ou l'htesse d'accueil peuvent tre fatigues, de mauvaise humeur

    ou prouver du chagrin, elles font nanmoins bonne figure, elles sourient et se montrent

    prvenantes, elles ne laissent pas transparatre leurs sentiments dans leur travail. Et le client

    qui les rencontre ce jour l les trouvera enjoues. Dans cette salle, vous tes tous diffrents et

    des personnes uniques. Il n'empche. Vous vous comportez tous comme des tudiants, vousprenez des notes et vous vous prparez passer un examen. Sur un autre plan, un individu

    religieux possde la foi en Dieu, qui est une conviction toute personnelle, et, en mme temps,

    observe des rites en individu pieux selon des rgles impersonnelles dictes par l'Eglise, un

    livre sacr ou une coutume. Nous avons tous ainsi une existence prive et une existence

    publique, deux formes d'existence sociale, une vie sociale faite de relations avec des

    personnes particulires et une vie sociale faite de relations avec des individus anonymes.

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    Reprenons notre exemple de la soire avec Bernadette et Maurice. Nous pouvons

    imaginer qu' la suite de cette soire une relation se soit effectivement dveloppe entre eux.

    Comme tous les amoureux, ils se sont isols, prfrant passer leur temps tous les deux et ils

    ont eu l'impression que leur histoire tait unique et singulire. Dailleurs, au dbut de leur

    relation, ils nont de cesse de la raconter, de travailleur en faire une histoire commune et de

    la faire valider par les autres. Ils ont form un couple. Puis petit petit, ils se sont engags

    plus fortement et ils ont fini par se marier. Ils ont ainsi cr une famille, puis ils ont eu des

    enfants. De leur point de vue, leur histoire est reste tout fait particulire : c'est la leur et

    nous n'en connaissons pas les formes intimes et nous ne les connatrons jamais. C'est que nous

    exprimons quand nous affirmons ne pas comprendre ce que Bernadette peut bien trouver

    Maurice ! Pourtant, cette histoire a pris des formes habituelles, celles de ce que nous

    considrons comme le dveloppement normal d'une histoire d'amour. Elle s'inscrit donc une

    premire dimension sociale faite de rgles respecter dans la construction et le

    dveloppement par tapes de leur relation sous peine de sanctions : par exemple, la jalousie

    vient sanctionner l'infidlit ou encore, le regard que nous, lentourage, avons port sur eux et

    les propos et les commrages que nous avons tenus sont venus sanctionner des carts de

    conduite de l'un ou l'autre.

    Mais nous pouvons aussi lire cette histoire dune faon bien diffrente : elle s'inscrit

    dans une autre dimension sociale. Le mariage et la famille permettent la socit globale

    d'assurer sa prennit travers la production et l'ducation des enfants. De ce point de vue, en

    crant une famille, le comportement de Bernadette et Maurice tait totalement objectif et

    rpondait aux ncessits du systme social. Il est pleinement conforme aux rgularits

    statistiques. De mme, nos propos, nos regards et nos commrages n'ont fait que renforcer

    cette dimension objective de leur relation et rpondaient l'impratif du bon fonctionnement

    de la socit. Ils avaient ainsi une fonction objective de contrle social. Comment devons

    nous raisonner : lhistoire de Bernadette et Maurice, si nous la considrons comme un faitsocial, est-elle leur fabrication, ou, au contraire, doit-on la considrer comme une

    manifestation particulire de la socit ?

    Ajoutons un pilogue l'histoire. Pendant longtemps, Bernadette et Maurice sont

    rests ensemble. Puis petit petit, leur relation s'est dfaite. Ils taient ensemble plus par

    habitude que par sentiment. Les pressions des uns et des autres n'ont pas suffit empcher

    leur sparation. C'est qu'ils avaient de plus en plus l'impression que leur histoire tait devenue

    celle de tout le monde, un pur rituel auquel ils ne croyaient plus et qui ne leur donnait plus

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    satisfaction. Elle sest arrte quand elle a perdu son contenu propre pour ne devenir quune

    ralit fonctionnelle, comme si elle ntait plus quune fabrication de la socit.

    Ces deux formes d'existence sociale ne sont pas naturellement lies. Pour reprendre

    l'exemple de la religion, on parlera d'individu dvot pour dsigner quelqu'un qui observe

    scrupuleusement les rites mais qui ne possde pas la foi. Dans nos socits contemporaines,

    les individus ne sont jamais exactement ce qu'ils sont, ou pour le dire de manire concrte,

    prouvent le sentiment que ce qu'ils sont en ralit pour eux-mmes et quelques proches n'est

    pas exactement ce que les autres pensent qu'ils sont partir de ce qu'ils peuvent en saisir. Il

    sagit certainement dune caractristique de nos socits contemporaines : dans les rencontres,

    les individus passent leur temps faire sentir quils ne sont pas exactement ce que vous

    pourriez penser quils sont. Les Franais, par exemple, dans les interactions quotidiennes,

    mettent toujours en avant leur statut social mais avec une certaine distance, laissant entendre

    quils sont autre chose , quils ont une vie personnelle plus complexe et plus riche : je

    ne suis pas celui ou celle que vous croyez. . Les Brsiliens abordent les interactions en sens

    inverse : ils se montrent directs et personnels, mais trs vite il font sentir quil ne faut pas

    oublier leur statut social : savez-vous qui vous parlez ? Chacun d'entre vous a srement

    prouv lui-aussi ce sentiment de se voir agir comme s'il tait un automate, comme s'il tait

    extrieur la situation et lui-mme, jouant comme un acteur. Nous ne sommes pas toujours

    conformistes. Nous agissons trs souvent de manire rituelle, parfois de manire dviante.

    C'est par exemple, le moment o l'on s'ennui dans une conversation, on pense autre chose

    tout en faisant semblant d'tre prsent. Bref chacun d'entre nous a dj eu l'impression,

    certains moments, de n'tre pas ce qu'il est dans la ralit.

    Mais ne nous trompons pas. Il ne sagit pas simplement de savoir si nous sommes des

    pantins dtermins par des structures sociales ou des individus indpendants, libres de

    choisir leur existence. Plus profondment, le problme est que nous choisissons souvent

    dtre dtermins . De ces deux formes de vie sociale, lobjective est la plus forte. Notredimension sociale est prpondrante : nos sentiments, nos relations prives, nos amitis

    rsistent mal la pression sociale malgr nos dngations. Nous croyons avoir des amis et

    dcouvrons lors dune circonstance quelconque, souvent banale, quils prfrent leur carrire

    ou mme simplement leur rputation aux liens personnels, quil leur est plus ais doublier

    leurs convictions et leur morale que de scarter du groupe social, quils se soumettent bien

    facilement et, finalement avec soulagement, la pression sociale ou ce quils en imaginent.

    Nous le verrons longuement, il est plus facile de sacrifier ses convictions et ses sentiments, de

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    trahir la confiance de ses amis, que de sortir du groupe social ou daffronter lautorit.

    Comme lavait bien vu Durkheim, lpaisseur sociale de la morale lemporte toujours sur son

    contenu comme si les dimensions strictement sociales de nos comportements taient

    systmatiquement plus fortes que notre individualit et notre thique personnelle. Cest la

    raison pour laquelle, lcrivain franais Marcel Proust considrait lamiti comme une ralit

    finalement sans beaucoup de contenu dont il fallait se mfier. Plus prs de nous, lcrivain

    amricain Philip Roth a consacr un roman ce thme dans lequel il crit : nous naurions

    pas dexcuses si nous ne voyons pas que la trahison est au cur de lhistoire. Lhistoire de

    haut en bas. Lhistoire du monde, de la famille, de lindividu. (Jai pous un communiste,

    Paris, Gallimard, 2001)

    b. la rupture entre l'objet et le sujet

    La sociologie s'est dveloppe partir de linterprtation quelle a donn de ces deux

    dimensions de lexistence sociale : la sparation de plus en plus profonde entre l'univers

    rationnel des objets et l'univers littraire de la subjectivit, l'ide d'une rupture entre

    les systmes et les acteurs. Elle a port un premier diagnostic sur la modernit synthtis par

    la figure de l'tranger analyse par Georg Simmel (1858-1918). L'tranger est celui qui

    introduit des rapports abstraits et mdiatiss dans la communaut traditionnelle. Il incarne

    l'unit de la distance et la proximit : La distance l'intrieur de la relation signifie que le

    proche est lointain, mais le fait mme de l'altrit signifie que le lointain est proche crit

    Simmel. L'tranger, l'intrieur de la communaut, c'est le commerant, celui qui fait

    fonction d'intermdiaire avec l'extrieur et qui a un statut d'objectivit. Il n'a pas de racines

    dans le groupe ou la communaut mais il lui est ncessaire. Jusqu son apparition, la

    communaut vivait un monde intgr dans lequel les relations sociales ncessaires et

    volontaires ntaient pas sparables, un monde dans lequel tous les messages pouvaient tre

    rapports lindividu qui les mettaient, un monde, enfin, o chacun pouvait tre identifi

    personnellement. La communaut est un univers de limmanence : il ny existe pas de

    sparation entre les dimensions objectives et subjectives de la vie sociale. Avec larrive du

    marchand, cette unit est dfinitivement rompue : la communaut engage des relations

    objectives avec lextrieur. Des objets, des ides, de largent, bref des changes se

    dveloppent. Petit petit, la vie sociale se rorganise autour deux. A la stabilit succde la

    fluidit, lenracinement succde la circulation. Ltranger porte la modernit dans la

    communaut. Ds lors, les relations sociales objectives, celles qui concerne le travail, les

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    changes, la vie politique, se sparent des relations sociales subjectives, celles qui concernent

    la vie familiale, les relations amicales et amoureuses. Le monde social devient distant et froid.

    La communaut survit sous la forme du mythe de ce qui a t perdu, un monde de stabilit et

    dimmdiatet videntes. La nostalgie de la communaut perdue est ainsi devenue une des

    caractristiques essentielle de la vie moderne : elle alimente notre sentiment dtranget. Don

    Quichotte est le premier individu moderne.

    L'tranget est l'exprience fondamentale de la vie sociale moderne, de la grande ville

    et de l'intensification des changes. C'est votre exprience personnelle : pensez, par exemple,

    toutes les personnes que vous avez rencontres dans la journe. Vous ne connaissez pas la

    plupart d'entre elles. Elles sont pour vous une fonction sociale : le chauffeur de bus, le

    vendeur de journaux, la boulangre, le garon de caf. Plus encore, les nouvelles du jour vous

    ont t donnes par une voix parfaitement anonyme sortie d'un poste de radio. Bref, vous tes

    dans des relations et des changes qui sont "froids" pour reprendre l'analyse de Simmel, qui

    sont distants. Ce sont ces relations qui constituent l'essentiel de votre vie sociale. Vos amis,

    vos amours, votre famille forment un petit nombre d'individus. Ils sont souvent loin, (on leur

    parle par tlphone) et ils ne comptent pas dans votre vie active. C'est une diffrence

    fondamentale avec la vie dans un village traditionnel : tout le monde se connat et y est

    dpendant des autres pour son activit conomique ou professionnelle. Il n'y a pas de

    sparation des relations objectives et des relations subjectives. Au contraire, pour nous, cette

    sparation est tellement vidente qu'elle est inscrite dans notre psychologie. Cest

    certainement pour cela que nous avons une psychologie. Nous avons un tre pour la socit,

    une sorte de personnage social et un tre pour nos relations ou pour notre vie intime. Nous

    avons le sentiment que ce que nous sommes dans la vie sociale et publique n'est pas ce que

    nous sommes dans la vie prive, amicale ou familiale. D'ailleurs les autres attendent de nous

    des comportements trs diffrents.

    Ajoutons encore que nos relations publiques sont de plus en plus mdiatises etlibres des contraintes spatiales. Elles passent par l'argent et des rseaux de communications.

    Dans cette vie sociale, les corps sont eux aussi de plus en plus distants. Il est incongru de se

    toucher. Nous pouvons mme trouver cela scandaleux, sale ou vulgaire. Dans la vie sociale,

    nous sommes des tres sociaux, dfinis par leur activit ou leur statut. Nous n'y existons pas

    comme une personne ou comme un corps. Inversement, dans notre vie "subjective" nous

    souffrons de la distance physique ou affective et nous cherchons des modes de relations

    proches et directs, sans mdiatisation.

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    Le sentiment d'tranget, de distance soi, est l'exprience fondamentale des hommes

    et des femmes appartenant la socit moderne. Il s'exprime par l'impression du dcalage

    entre notre personnalit et la socit dans son ensemble, entre notre tre social subjectif et

    notre tre social objectif, par l'impression du dcalage ou de l'absence de correspondance

    entre ce que nous sommes pour les autres pris globalement, pour la socit, et ce que nous

    sommes pour nous et ceux de notre entourage personnel. Et pourtant nous ne saurions tre l'un

    ou l'autre exclusivement : nous ne pouvons pas adhrer totalement l'image que les autres ont

    de nous et nos fonctions sociales. Nous ne pouvons pas, non plus, tre totalement enferms

    dans notre petit univers personnel, sauf se retirer dans une secte. Nous sommes

    irrmdiablement constitus de deux ralits qui ne se correspondent pas compltement, qui

    sont en dcalage. C'est ce que nous exprimons souvent quand on dit, par exemple : je ne suis

    pas qu'tudiant (ou enseignant), j'ai une personnalit ! C'est aussi ce que nous ressentons

    quand on entend parler un technocrate ou un homme politique : ils nous parle des problmes

    de la socit en gnral, le chmage, l'inflation, le commerce extrieur, la dlinquance. Il

    aligne des chiffres objectifs mais il ne nous dit rien du chmeur ou des difficults des

    familles et de la misre que nous croisons tous les jours dans la rue. Et nous avons le plus

    grand mal comprendre le lien qui existe entre le taux d'inflation et notre voisin chmeur.

    Le problme de toute sociologie est de savoir comment ces deux ralits sociales sont

    relies : comment pouvons nous tre la fois des lments anonymes et fonctionnels d'une

    socit et, en mme temps, des personnes particulires et uniques qui fabriquent des relations

    sociales ? La sociologie est une rflexion sur cette dualit de la vie sociale, un essai pour en

    comprendre le mcanisme et une tentative de construire un point de vue qui pourrait intgrer

    ces deux ralits, celle des structures et celle des acteurs pour utiliser un vocabulaire

    contemporain.

    Selon que l'on mettra l'accent au point de dpart, sur l'une ou l'autre de ces deux

    ralits, nous nous poserons deux ordre de questions. D'un ct, la sociologie affirme que lasocit fabrique les individus. Nous sommes les produits de la vie sociale, par l'ducation, la

    consommation, le travail. (qu'est ce que la socit ?). De ce point de vue, celui du systme ou

    de la socit globale, les conduites sociales apparaissent comme les manifestations des places

    occupes dans le systme social. Nous sommes agis par des dterminismes sociaux mme si

    nous croyons faire des choix personnels. Nous obissons des rgularits statistiques. Mais

    d'un autre ct, la socit n'est pas une ralit intangible. Ses valeurs, ses normes, ses formes

    matrielles sont changeantes. Le systme social est produit par des conflits, des actions, des

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    innovations introduites par des groupes et des individus. La sociologie affirme aussi que la vie

    sociale est une cration des personnes libres et particulires, par leur action personnelle ou

    collective. (qui sommes nous ?)

    La sociologie, qui s'est constitue avec le dveloppement des socits modernes, a

    labor des thories, autrement dit des tentatives d'explication, du lien entre ces deux faces de

    la vie sociale. (Quel est le rapport entre nous et la socit ?) Quel est le lien entre acteurs et

    structures ? Nous sommes ici au coeur du problme : la socit produite par l'action humaine

    et la socit qui contrle et maintient l'ordre social en produisant les humains est-elle la mme

    ralit ? Pour le dire dans un autre langage, devons nous penser en termes dacteurs ou de

    structures ? Tel est le problme central de toute sociologie : quel est le lien entre ces deux

    ralits, entre ces deux faces de la vie sociale ? Comme laffirme la sociologue britannique

    Margaret S. Archer, il est impossible de faire de la sociologie sans prendre une dcision

    personnelle ce propos. Il ne sagit pas simplement dun problme technique ou thorique,

    cest aussi un problme fondamental que nous rencontrons dans notre vie quotidienne,

    problme qui structure notre condition moderne.

    c. l'ambivalence de la vie sociale moderne

    Mais il ne suffit pas daffirmer la dualit de la vie sociale. Il faut aussi lui donner une

    signification, cest dire linscrire dans la ralit historique qui est la notre. De ce point de

    vue, la rupture entre la subjectivit et l'objectivit est d'abord une formidable libration. C'est

    ce qui nous arrache nos racines communautaires et l'enfermement dans le village et la

    tradition. Dans la grande ville, l'objectivit des relations et l'anonymat font que je peux mener

    l'existence que j'ai choisie. Non seulement, je peux y avoir les relations, les amis et les amours

    que je souhaite, mais surtout, il est toujours possible d'y faire de nouvelles rencontres et de

    nouvelles expriences. L'tranget est d'abord synonyme de libert. La distance et la

    mdiatisation des relations assurent l'indpendance de chacun. Elles me permettent d'chapper

    au contrle social du village, aux commrages, tout comme elles me permettent d'chapper

    un destin tout trac. En dfinitive, la modernit est une rbellion contre le destin et

    lattribution crit le sociologue polonais Zygmunt Bauman. Dans une certaine mesure, la

    vie est ce que l'individu en fait. Cest aussi pour cela que notre monde moderne est un monde

    de langoisse individuelle : rien ny est donn et rien ny est dfinitif. Nous sommes domins

    par le sentiment de la fragilit de nos identits et de la vie sociale. Parfois nous nous sentons

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    crass par la responsabilit qui nous incombe : celle de construire notre vie et daffirmer

    notre particularit.

    Une des grandes consquences de la rupture entre objectif et subjectif est la libert

    acquise par les femmes dans l'espace social : elle repose sur l'objectivit des relations sociales

    o les corps sont distants et "dsexus", sur le droit acquis par les femmes d'tre considres

    comme des individus sociaux au mme titre que les hommes. Nous sommes choqus

    aujourd'hui par les remarques sexistes, les sifflements et plus gnralement par tous les

    commentaires publics mettant en cause le physique d'un individu. C'est qu'ils entravent sa

    libert en faisant intervenir des considrations "subjectives" dans le monde "objectif". Par

    exemple, sur la plage, la distance des corps et leur "dsexualisation" sont les conditions

    sociales de la nudit et de la libert de chacun. A l'extrme, mme un regard peut y tre

    considr comme une intrusion inacceptable et donc comme une agression. Plus les corps sont

    dnuds sur la plage, plus lespace et les comportements y sont parfaitement et strictement

    rgls, mme si cela se fait de manire invisible. Cette remarque nous amne a notre

    deuxime observation : la libert acquise par la rupture entre lobjectivit et la subjectivit a

    un double cot, celui de la froideur et de la rationalisation de notre vie. L'tranget est ce qui

    nous fait entrer dans un ordre social encore plus implacable et glacial, une carapace

    dacier disait Max Weber.

    Nous vivons d'abord avec des tres anonymes et qui nous sont indiffrents. Aussi,

    l'envers de notre libert est souvent la solitude. Nous nous sentons seuls lorsque pour une

    raison ou une autre, l'tranget a pntr dans nos relations personnelles ou dans notre vie

    prive. Nous avons alors le sentiment de ne pouvoir tre entendu, compris ou aim, nous nous

    sentons inexistants. Remarquons que c'est justement ce risque qui donne toute leur importance

    et tout leur prix nos relations intimes et prives, nos liens subjectifs et l'amour dans notre

    socit. Pour chacun d'entre nous, l'accomplissement personnel que nous pouvons trouver

    dans une relation librement choisie et construite a pour contre partie le risque permanent del'chec et de la solitude. Chacun a le droit de partir. Et nous ne pourrions avoir de relation

    sans cette possibilit. Mais plus encore, l'affirmation de notre libert et la construction d'une

    relation impliquent bien souvent ruptures et arrachements qui plongent certains de nos

    proches dans la solitude. La plnitude de l'intersubjectivit nous place face au danger de

    l'chec et du sentiment du vide et repose presque toujours sur la dtresse de ceux qui sont

    abandonns, renvoys la distance froide de l'tranget.

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    Notre libert ne se paye pas seulement par la solitude : notre socit est de plus en plus

    administre, rgle et rgule. Elle est de plus en plus discipline. Nous devons nous

    contrler, nous sommes pris dans des rseaux d'institutions extrmement contraignants, et,

    finalement l'organisation de la vie sociale est telle qu'il nous est bien difficile de ne pas vivre

    comme la moyenne des gens, d'tre en dehors de la norme. Nous sommes aujourd'hui dots de

    papiers d'identits. Il nous faut un passeport pour voyager. Nous devons aller l'cole sous

    peine de sanctions. Nous n'avons plus le droit de travailler au-del d'un certain ge. Si nous ne

    respectons pas la norme de la vie de couple mari, nous devons payer des taxes

    supplmentaires... Il cote plus cher d'tre clibataire. Ainsi, le droit et l'Etat pntrent de plus

    en plus dans notre vie, pour la rgler et la baliser. Mais plus encore, il nous est quasi

    impossible de ne pas choisir le mode de vie moyen et le comportement conforme. Ne pas

    avoir de voiture quand tout est organis en fonction de l'automobile rend la vie trs difficile.

    Dans notre vie professionnelle, nous devons agir en fonction des impratifs et des rgles

    objectives et non pas en fonction de nos convictions. Nous avons souvent le sentiment d'tre

    alins, de devoir nous comporter comme si nous n'tions pas nous-mme.

    Le sociologue allemand Peter Wagner a compar notre socit une autoroute. Le

    passage de la route nationale lautoroute fut un rel progrs. Lautoroute nous permet de

    circuler plus vite avec une scurit accrue. Elle rend nos dplacements plus aiss. Les

    autoroutes ont contribu nous affranchir un peu plus des contraintes de lespace. Elles ont

    accru notre autonomie et notre libert. Mais en mme temps, lautoroute a augment

    considrablement le niveau des exigences : pour y accder, nous devons possder une

    voiture ; nous devons payer ; nous navons pas le droit de nous arrter nimporte o, ni celui

    de sortir quand nous le souhaitons ; nous devons circuler dans un seul sens et au-dessus dune

    certaine vitesse, de faon rgulire. Bref, les rgles de dplacements sont devenues beaucoup

    plus contraignantes. Et ds que nous nous engageons sur lautoroute, il nest plus possible dy

    droger. La sanction est immdiate. Par exemple, si nous voulons circuler pied, notreesprance de vie nexcde pas vingt minutes. Une fois engags, nous ne pouvons pas non plus

    communiquer avec ceux qui y circulent, sauf par lusage du klaxon ou des phares. Nous

    sommes isols dans notre voiture jusqu la sortie ou jusqu un arrt sur une aire autorise.

    Lautoroute na plus rien voir avec un boulevard ou une route dpartementale sur laquelle

    nous pouvons entrer gratuitement et flner pied ou bicyclette, sur laquelle nous pouvons

    communiquer avec les autres et ceux qui sont au bord. Rien de cela nest possible sur

    lautoroute qui trace une formidable frontire : elle exclut tous ceux qui nont pas les moyens

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    dy accder, qui nont pas de voiture ou pas suffisamment dargent et tous ceux qui ne veulent

    pas se plier ses rgles. Plus notre libert et notre scurit saccroissent, plus les exigences et

    la discipline demands ont pour consquence lexclusion des marginaux ou des plus faibles.

    Les frontires de lautoroute nous assurent que ceux qui ne veulent ou peuvent se plier aux

    rgles et qui pourraient menacer notre scurit resteront dehors. Ajoutons encore que pour

    ceux qui ny entrent pas, lautoroute est une barrire matrielle et quelle les transforme en

    simple environnement de ceux qui circulent : ils font partie du paysage, du dcor.

    La rupture entre lobjectivit et la subjectivit a fait de nous des individus, mais elle a

    aussi rompu les liens de solidarit, les connexions entre les personnes. Elle nous a donn une

    plus grande matrise de notre environnement, une plus grande capacit rflexive, mais en

    mme temps, elle tend imposer lordre implacable de la raison dans tous les domaines de

    notre vie et rejeter radicalement ceux qui ne peuvent ou veulent sy conformer. La froideur

    et la discipline sont l'envers de lindividualisme, de lgalit et de la libert. Depuis Jean-

    Jacques Rousseau, la littrature moderne a bien dcrit cette exprience de la conqute de la

    libert individuelle et de l'accomplissement de soi qui se paye au prix fort de la solitude et de

    l'alination. Baudelaire surtout, puis les potes de la fin du XIXme sicle comme Rimbaud

    ou Mallarm ont exprim profondment cette dualit. De manire plus explicite encore, les

    romans de Joseph Conrad (1857-1924) dcrivent l'ambivalence profonde de la civilisation

    occidentale qui dtruit autant qu'elle construit et dont les triomphes se btissent sur fond de

    dsastre. Plus prs de nous, Vidiadhar.S.Naipaul (1932) a consacr de nombreux romans,

    nouvelles et essais ce problme. Le cinma a aussi explor de multiples faons cette

    exprience. On peut citer notamment Citizen Kane (1941) de Orson Welles ou encore

    Pandora and the Flying Dutchman (1951) de Albert Lewin avec Ava Gardner et bien d'autres

    films.

    IV. LES DBATS SOCIOLOGIQUES CONTEMPORAINS

    Les sciences sociales ont essay de rendre compte, d'analyser et d'interprter la

    condition moderne. Elles ont dcrit la socit moderne comme une socit ambivalente, celle

    du progrs et de la dgradation, de la libert et de lalination, de lintgration et de

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    lexclusion. Pour Marx, dans la socit bourgeoise, chaque chose est grosse de son

    contraire . La rupture entre objectif et subjectif a ainsi t interprte ngativement et

    positivement, comme une formidable mancipation mais aussi comme un dsenchantement

    tragique. Cette interprtation a subi deux inflexions majeures.

    Les sociologues ont longtemps cru une possible rconciliation et une harmonie

    retrouve entre acteur et systme. Ils ont aussi longtemps cherch dpasser l'ambivalence

    par le progrs, l'intgration de la socit et la construction de l'unit nationale. Avec

    Durkheim, ils ont cherch les conditions sociales permettant un juste quilibre entre l'nergie

    et le dynamisme des forces de la vie moderne et les tendances la dsintgration et la

    destruction. De ce point de vue, l'uvre de Parsons est l'aboutissement optimiste de cette

    tradition sociologique classique reposant essentiellement sur l'ide d'une continuit et

    d'une rciprocit entre acteurs et systmes sociaux ainsi que sur l'hypothse d'une capacit de

    progrs moral des individus modernes leur permettant de vaincre les forces ngatives. Les

    sociologues du conflit social, marxistes ou non, n'ont pas fondamentalement pens

    diffremment. Ils ont aussi cherch dans le conflit social les forces pouvant vaincre les

    tendances mortifres de la socit bourgeoise et dans la lutte de classes la possible

    rconciliation de l'homme alin avec lui-mme. Les uns comme les autres ont vu dans

    l'action sociale le vecteur et l'instrument de la construction d'une socit offrant la garantie

    morale de l'quilibre, de la justice et du dveloppement.

    Aprs la seconde Guerre mondiale, cette vision optimiste s'est progressivement

    effondre pour quasiment disparatre dans les annes soixante et soixante-dix. La sociologie a

    rompu avec l'optimisme et l'ide d'une possible rconciliation. Les ravages des deux guerres,

    la colonisation, le totalitarisme, les camps, l'Holocauste sont apparus comme les principaux

    rsultats de la socit moderne. L'ide du progrs s'est effondre. La socit ne pouvait plus

    tre conue comme un agent de moralisation et de civilisation par l'intgration, le conflit et

    l'action. Elle apparaissait comme un instrument de manipulation et d'idologisation, le produitde formes de pouvoir imposant leur ordre, excluant l'altrit et dtruisant l'ambivalence.

    Nous ne pouvons tre humains quen conflit avec la socit crivait rcemment le grand

    dramaturge anglais Edward Bond. Aussi, avec le structuralisme et l'interactionnisme, toute

    une pense sociale s'est reconstruite autour de la mfiance envers le social si ce n'est, parfois,

    autour d'une vritable "haine" de la socit. La vie sociale y est interprte comme une force

    dmoniaque, un systme de pouvoir ou d'ordre qui anantit toute subjectivit ou, plus

    simplement, d'existence humaine. Derrire la raison se profile la volont de puissance,

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    derrire la libert s'impose l'ordre implacable des structures sociales ou le vide des

    interactions. Par la science, nous croyions matriser la nature et le monde des objets et par le

    dialogue nous pensions fabriquer le consensus, l'intgration et le progrs moral. Mais les mots

    ne se rfrent pas une ralit objective ou subjective. Ils se rfrent d'autres mots. Nous

    sommes enferms dans nos langages, soumis l'arbitraire des conventions qui les rgissent,

    aux pouvoirs qui nous imposent leur sens, et donc notre vision de la "ralit" et notre

    "identit". L'action sociale n'est qu'une cruelle plaisanterie : elle n'est pas le produit de notre

    libert mais la simple mise en pratique du pouvoir dans l'illusion de la libert. Seuls les

    marginaux, les fous ou les dissidents chappent aux systmes de pouvoir, brisent le sens et les

    interactions par le refus de l'action et nous laissent entrevoir une part d'humanit et de

    moralit.

    Est-il possible aujourd'hui de reconstruire une sociologie plus optimiste et plus

    positive ? Cest au fond lenjeu des dbats contemporains entre les sociologues. Certains

    pensent qu'il faut rester fidle l'inspiration de la sociologie classique condition de lui

    donner de nouveaux fondements ou de l'interprter de faon souple partir de l'exprience des

    acteurs. D'autres, au contraire, essayent d'laborer de nouvelles thories et de nouveaux objets

    et, surtout, de rhabiliter la notion d'acteur en la fondant sur une morale "non-sociale", celle

    d'un sujet dissident ou d'un agir communicationnel . D'autres enfin, admettent la

    sparation dfinitive des systmes et des acteurs et la disparition du sujet et de l'action. Ils

    revendiquent la pluralit des mondes sociaux comme la garantie d'une action faible et limite

    laquelle doivent correspondre des sciences sociales faibles et limites elles aussi.

    Pour comprendre la nature de ces dbats et pour essayer de construire un point de vue

    propre, il nous faudra procder une redescription des catgories de la sociologie en les

    replaant dans leur contexte historique et politique. On ne peut comprendre ltat actuel des

    choses qu partir dune redescription historique de la modernit crit le sociologue

    allemand Peter Wagner qui ajoute que cette redescription de la modernit doit aussi tre celledes catgories de la sociologie. En effet, la thorie sociologique ne peut tre spare de son

    enracinement historique et social dans une modernit quelle sefforce de comprendre et de

    matriser. Elle ne peut non plus tre spare de son inscription dans les choix moraux et les

    engagements politiques de celui qui lnonce. Nous partirons donc dune affirmation la fois

    sociologique, normative et politique : le cur de la thorie sociologique doit tre lessai de

    comprendre et de renforcer la formation des acteurs sociaux, contribuant ainsi un

    approfondissement de la dmocratie. Notre redescription historique et nos laborations

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    thoriques dcouleront de cette affirmation. Il ne sagit donc en aucune manire de prsenter

    un inventaire des courants sociologiques prsents et passs. Notre travail sera un essai

    dlaboration et de consolidation dun point de vue.

    Nous procderons en trois tapes. Dans une premire partie, La socit, nous nous

    interrogerons pour lessentiel sur la formation des catgories centrales de lanalyse

    sociologique classique : les institutions, les classes et laction. Dans un deuxime temps, Le

    pouvoir, nous nous centrerons sur les sociologies critiques, en essayant de percevoir les

    raisons de leur rejet des catgories daction et dacteur. Enfin, dans un troisime temps,

    Lacteur, nous essaierons dargumenter lide selon laquelle, vouloir prendre en compte

    lapport des sociologiques critiques interdit tout retour une forme ou une autre de sociologie

    classique et impose la thorie contemporaine de se centrer autour de la question de la

    formation et du renforcement de lacteur.

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    Bibliographie complmentaire

    Pour complter cette introduction vous pouvez lire : Georg Simmel, Digressions surltranger (1908). Ce court texte de Simmel (8 pages) a t publi dans plusieurs recueils.On pourra notamment le trouver dans Y.Grafmeyer et I.Joseph (prsentation),Lcole de

    Chicago, Paris, Aubier, 1984, pp. 53-59. Dans le mme recueil on pourra lire : Georg Simmel, Mtropoles et mentalits , (1903), pp.60-77 ainsi que le fameux article de Louis Wirth, lephnomne urbain comme mode de vie , (1938), pp.255-281

    Pour une rflexion plus rcente dans le mme esprit :Zygmunt Bauman, Touristes et vagabonds , in : Le cot humain de la

    mondialisation, Paris, Hachette, 1999, pp.119-155.Du point de vue littraire, vous pouvez lire la nouvelle de Joseph Conrad, Cur des

    tnbres, (Heart of Darkness) dont Coppola a tir son film, Apocalypse Now ! ou encore lesPetits pomes en prose de Baudelaire (1821-1867). Ce ouvrage de Baudelaire peut tre lucomme un vritable livre de sociologie. Beaucoup des livres de V.S. Naipaul sont directementdinspiration sociologique : ceux consacrs lArgentine, au Sud des Etats-Unis ou encore

    ceux consacrs lIslam. Parmi ses romans La courbe du fleuve (A Bend in the River),inspir de Cur des tnbres est lun des meilleurs. Sa nouvelle Un parmi tant dautres est une bonne illustration du thme de lambivalence de la condition moderne.

    Pour prparer ce cours, jai aussi utilis les ouvrages ou les articles suivants danslesquels jai emprunt nombre dides. Je ne les ai pas signals chaque fois pour ne pasalourdir le texte. Mais vous pouvez les consulter.

    Margaret S. Archer, Culture and Agency. The Place of culture in social theory.Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

    Pierre Bourdieu, Entretien Libration, 11 fvrier 1993.Randall Collins, The Sociology of Philosophy. A Global Theory of Intellectual

    Change. Cambridge, Mass.: The Belknap Press of Harvard University Press, 1998.Christian Delacampagne,La philosophe et le tyran, Paris, PUF, 2000.

    Norbert Elias, What is Sociology ? New York, Columbia University Press, 1978.(Quest ce que la sociologie ?)

    Alvin Gouldner, The Coming Crisis of Western Sociology, New York, Basic Books,1970.

    Thomas Laqueur, La fabrique du sexe, Essai sur le corps et le genre en Occident.Paris Gallimard, 1992.

    Sandra Laugier,Recommencer la philosophie.La philosophie amricaine aujourdhui.Paris, PUF, 1999.

    Donald N. Levine, Visions of the Sociological Tradition, Chicago, University ofChicago Press, 1995.

    Peter Wagner,A Sociology of Modernity : Liberty and Discipline, London, Routledge,1994. (Libert et discipline)

    Robert A. Nisbet, The Sociological Tradition, New York, Basic Books, 1967. (Latradition sociologique)

    George Ritzer, Modern Sociological Theory, New York, The McGraw-HillCompanies, 1996.

    Anselm Strauss, Mirrors and Masks : The Search for Identity. Glencoe, The FreePress, 1959. (Miroirs et masques. Une introduction linteractionnisme)

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    PREMIRE PARTIE

    LA SOCIT

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    1. La semaine dernire, je vous ai prsent les principales hypothses de notre travail

    commun. Je voudrais reprendre ces hypothse afin que vous les ayez bien lesprit au

    moment dentrer dans lexamen des thories sociologiques. Nous sommes partis dune

    affirmation selon laquelle la sociologie est une rflexion sur la condition moderne dfinie par

    la rupture entre objectivit et subjectivit et lambivalence fondamentale de cette condition,

    catastrophe et progrs all together crivait encore rcemment le sociologue Frederic

    Jameson. Dans un premier temps, la sociologie sest construite partir de la volont de

    surmonter les antinomies de la condition moderne, autour de lide de socit. Dans un

    deuxime temps, elle na plus vu dans la socit quune ralit ngative quil fallait

    dtruire. Enfin, dans un troisime temps, une fois lide de socit dtruite, la sociologie

    sinterroge sur le renforcement de lacteur et la rhabilitation de la notion daction. Les

    volutions rcentes les plus novatrices et les plus fortes de la pense sociologique en Europe

    mettent au centre des proccupations la rflexion sur lacteur et laction. Cest par exemple le

    cas en Allemagne des lves de Jrgen Habermas, Axel Honneth et Hans Joas, ou en France

    des lves de Pierre Bourdieu comme Luc Boltanski pour mentionner les sociologues les plus

    cratifs.

    Encore une fois, il ne faut pas considrer que la pense sociale est isole du reste du

    mouvement des ides. Prenons un exemple cinmatographique pour illustrer cette volution

    vers lacteur et lindividu. Le film rcent de Ridley Scott, Black Hawk Down est une bonne

    illustration de lvolution des films amricains consacrs la guerre. Trs schmatiquement,

    nous pouvons distinguer trois priodes. Dans les annes quarante et cinquante, les films

    consacrs la seconde guerre mondiale sont marqus par la clart de la position des

    dtenteurs de lautorit. Ils combattent pour Dieu et leur pays, pour des valeurs morales qui

    permette de sparer le bien du mal. Cest moins leur statut que leur identification personnelle

    la cause morale qui fait deux des chefs respects. Ils peuvent ainsi affronter les difficults

    prendre des dcisions dont ils savent le cot humain. Puis, dans une deuxime priode, cette perception se renverse, notamment avec les films consacrs la guerre du Vietnam : une

    cassure sopre entre les autorits militaires et les hommes de la troupe. Les autorits

    deviennent confuses, parfois folles. Elles nont plus de but et envoient leurs hommes dans une

    guerre absurde dans laquelle les lignes de front deviennent floues. Leurs hommes ne leur font

    plus confiance. De Apocalypse Now (Coppola, 1979) la Ligne Rouge (The Thin Red Line,

    Malick, 2000), les cinastes nous montrent que sans objectif moral la guerre est mene par les

    officiers dont lautorit a fait faillite. Dans Apocalypse Now un officier dcide du lieu et du

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    moment dune attaque en fonction de la possibilit dy faire du surf, attaque quil met en

    musique et dans laquelle il se dlecte de lodeur du napalm. Dans La Ligne rouge, un

    officier envoie se hommes la mort sachant, comme eux, que leur sacrifice est inutile, sauf

    pour sa carrire. La troupe ignore les buts de la guerre et ne croit plus aux discours des

    officiers. Enfin, les films daujourdhui comme Il faut sauver le soldat Ryan (Saving

    Private Ryan, Spielberg, 1998) ou La chute du faucon noir sont marqus par une nouvelle

    forme de morale et la bienveillance des officiers. Ceux-ci ne sont plus des autorits adosses

    des objectifs moraux gnraux. Ils sont anims par le soucis de leurs hommes. Lobligation

    morale a t transfre vers les camarades de combat et les amis. La bataille nest pas mene

    pour une cause plus large, elle nest pas non plus dconnecte de la cause. Elle est un travail,

    la cause tant incarn par lindividu prs de chacun . Sur un plan plus cinmatographique,

    la perspective extrieure du spectateur des films de la premire priode est supprime. Le

    spectateur est plong lintrieur du combat. Nous pourrions considrer cette volution

    comme une histoire de la pense sociale : au fond, la modernit est lhistoire de la

    descente progressive du sujet de lordre mta social, la socit, puis lindividu.

    Mais si elle est historiquement juste, cette faon denvisager la pense sociale ne tient

    pas compte dune caractristique importante de la sociologie : celle-ci ne progresse pas de

    faon cumulative, une thorie en chassant une autre. Elle est plutt accumulative si vous

    me permettez ce mauvais jeu de mots. Les thories et les dbats sempilent les uns les autres

    comme en tmoigne la prsence continue des pres fondateurs , mme si le panthon

    est finalement assez variable.

    De ces observations rapides, nous pouvons tirer deux enseignements quant la nature

    de notre travail ou aux choix qui le structurent. Tout dabord, il convient de considrer les

    dbats sociologiques comme contemporains : chaque priode ajoute un nouveau cadre de

    discussion mais ne supprime pas le prcdent. Il existe des dbats autour de la nature de la

    socit . Mais ces dbats nont pas t invalids par la rvolte contre la socit.Simplement, un nouveau dbat sest ajout : faut-il se dbarrasser de la socit ? Si la

    rponse est positive apparaissent de nouvelles faons de poser les problmes des rapports ou

    de labsence de rapports entre objectivit et subjectivit. Ainsi, chaque priode se dfinit par

    lapparition dun dbat avec la priode prcdente et par louverture dun champ de

    discussion nouveau dans lequel sont reformules les questions initiales. Ensuite, nous nous

    intresserons moins aux constructions thoriques formelles ou aux modlisations qu la

    logique des laborations qui permettent de construire des dbats. Il convient plutt de rester

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    sur le plan des ides sociologiques, autrement dit de sinterroger sur la nature des problmes

    poss, sur les tentatives de rponses et sur les dbats quils induisent. Mais si la sociologie est

    accumulative , il nen reste pas moins vrai que les ides ne sont pas totalement sparables

    de leur contexte comme nous lavons abondamment soulign. Il nous faudra donc aussi

    replacer les ides dans les questions sociales et politiques qui les ont fait natre.

    2. Insistons sur cette relativit des catgories de la sociologie. Dans un de ses essais

    sur les relations entre les individus et la socit, Norbert Elias (1897-1990) reproche aux

    sociologues de s'identifier trop facilement aux catgories de leur Etat-Nation. Cette fcheuse

    tendance les conduit considrer que les organisations politiques, les pratiques sociales ou la

    structure de la personnalit vont de soi. L'engagement personnel au service de leur propre

    conscience morale fait adopter aux chercheurs, pour qui les usages de leur Etat sont devenus

    une seconde nature, une optique selon laquelle la forme et le mode d'volution de cet Etat

    sont pris pour modle et pour critre de l'organisation tatique de tous les autres. Pourtant,

    remarque encore Elias, des catgories aussi banales que celles d'individu ou de socit sont

    relatives et sont le produit d'une volution historique donne. Ainsi, la notion de socit n'a

    pris son vritable sens que confondue avec un mode particulier d'organisation tatique une

    priode bien dfinie de notre histoire. De la mme faon, la conception de l'individu, la notion

    mme d'individu ou la relation individu socit ont profondment chang, se sont

    transformes et ont considrablement vari tout au long de l'histoire. Il s'agit donc de

    catgories relatives et dont l'vidence actuelle masque la formation historique.

    La sociologie, comme science de la socit, est ne avec son objet, au XIXeme sicle.

    La formation d'un savoir sur la vie sociale participe du mode de construction politique de la

    socit. La socit na donc rien de naturel : cest une catgorie de la pratique sociale, une

    catgorie politique tout autant que sociologique. Comme discours politique et moral sur la vie

    sociale, la sociologie travaille faire la socit , la faire exister dans la ralit afin desurmonter les ambivalences de la condition moderne et de relier agents et structures. (Dfinir

    la sociologie comme ltude de la socit na donc rien dvident, ni de neutre, ni

    dintemporel. Cest profondment discutable.) Les dbats thoriques sorganisent en

    consquence autour de cet enjeu quest la socit. Sur quoi se fonde-t-elle ? Quelle en est le

    mode de fonctionnement ? Deux grandes rponses sont apparues structurant un premier dbat.

    Sagit-il dabord dune ralit lie la culture partage par une collectivit ou, dune ralit

    fonde sur la matrise de la nature et lutilisation des ressources gnres par le travail pour

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    fabriquer lhistoire ? Est-de quil faut raisonner en termes de rapports la culture ou de

    termes de rapports lHistoire ? La socit est-elle la mise en forme dune culture commune

    ou une cration historique ? De manire un peu force, on peut opposer ici une vision

    amricaine et une vision europenne de la rponse donne. En Amrique, la modernit a t

    pose demble et la question de la socit a t celle de son unification, comment construire

    une unit, une socit, avec des populations issues des diverses parties du monde ? La

    sociologie senracine dans la pense du XVIIIme sicle, pense morale qui sinterroge sur

    les conditions juridiques de lordre social. Elle a donc un lien trs fort avec la philosophie

    politique. En Europe, la modernit est le produit de larrachement historique plus ou moins

    violent aux systmes culturels et politiques traditionnels. La question pose a plutt t celle

    de lHistoire. Comment fabriquer lHistoire ou, inversement, comment lHistoire nous-a-t-elle

    fabriqus ? La sociologie trouve ici sa racine dans la pense du XIXme sicle et aura

    longtemps un lien trs fort avec la philosophie de lhistoire. De la dcoule un nouveau dbat :

    quel est le rapport entre lordre social et les conflits ? Les conflits sont ils une pathologie

    dun ordre social fond sur la culture ou faut-il penser que lordre social est la

    consquence de la production conflictuelle de la socit ?

    Quelle rponde la question en termes de culture ou dhistoire, dordre ou de conflit,

    la thorie sociologique de la socit a toujours eu un problme de statut qu'elle n'a jamais pu

    rsoudre. Elle est confronte un dilemme : d'un ct, elle est transcendante la pratique

    qu'elle met en perspective et objective ; d'un autre ct elle est immanente la pratique ,

    dont elle offre une interprtation critique et subjective. Constamment dchire entre ces deux

    positions, la sociologie de la socit est un effort continu et obstin pour surmonter le

    dilemme et parvenir un langage unifi. Elle a cru trouver dans la catgorie d'action, la clef

    permettant de vaincre les oppositions entre dterminisme et libert, objectivit et subjectivit,

    entre la socit comme artefact et la socit comme donn naturel. C'est pourquoi, nous

    pouvons dfinir la sociologie de la socit comme la tentative d'laboration d'une sciencemorale et politique de l'action (III), selon qu'elle s'oriente vers la comprhension des

    processus institutionnels (I) ou vers celle des rapports de classes (II).

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    I. LES INSTITUTIONS

    1. La socit entre la Nation et les individus

    a. La formation des socits nationales

    Essayons de rflchir le plus simplement et le plus directement possible. Lorsque nous

    parlons d'une socit nous pensons naturellement un ensemble social dlimit par les

    frontires d'un Etat-Nation. L'ide de socit repose sur l'unit de ces deux "lments" et sur

    leur correspondance. La "nation est une socit matriellement et moralement intgre"selonla dfinition de Marcel Mauss (1872-1950). C'est pourquoi le terme de socit est le plus

    souvent utilis avec un qualificatif national empirique. Quand nous parlons d'une socit nous

    parlons toujours de "socit franaise", de "socit amricaine" ou de "socit anglaise". Tout

    naturellement, la socit nationale est le cadre d'analyse des phnomnes sociaux. C'est ainsi

    que sont construites les comparaisons et dlimits les champs d'investigation. Chez

    Durkheim, les taux de suicide sont compars par pays. Plus prs de nous, Talcott Parsons

    identifiait la socit et les Etats-Unis dAmrique ou Pierre Bourdieu tenait pour quivalents

    l' espace social et l'espace national . Dans son ensemble, la sociologie a construit ses

    modles partir de cette identification directe de la vie sociale et de la Nation. Encore

    aujourd'hui, elle est fortement marque par les traditions nationales dans lesquelles elle s'est

    dveloppe. La pense marxiste a fait de mme l'aide de la catgorie de "formation sociale",

    quivalent l'ide de socit, comme ensemble concret et articul de divers "modes de

    production" dans un espace national. Nous l'exprimons souvent spontanment : nous sommes

    les Franais et nous formons la socit franaise, c'est dire la France.

    L'identification d'un ensemble social et de ses habitants avec la Nation sous l'gide

    d'un Etat n'est pas seulement une invention intellectuelle des sociologues. Elle est une ralit

    concrte et date. Les hommes et les femmes du XVIIIme sicle n'auraient certainement pas

    eu l'ide qu'ils vivaient dans une socit. Ils habitaient le royaume de France, ils taient sujets

    du Roi de France, ils se sentaient picard, gascon ou auvergnat. Ils appartenaient un "pays",

    un village et percevaient tout habitant d'un autre "pays" comme un tranger. Ce n'est qu'au

    XIXme sicle, et encore la fin de ce sicle, que l'ide d'habiter une "socit" se rpand et

    prend sens. C'est ce moment que se construisent les Etats-Nations occidentaux modernes. La

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    Licence de Sociologie Anne 2003-2004Cours de M. D. Lapeyronnie -34-

    Nation n'est donc pas une donne intemporelle et naturelle. A ce moment, elle est comprise

    conjointement comme le rsultat d'une volution historique multisculaire dtermine et

    comme le produit de politiques actives qui cherchent une rponse aux bouleversements

    introduits par les rvolutions industrielles et dmocratiques.

    Avec les changements survenus depuis la Rvolution franaise et l'irruption du

    dveloppement industriel, l'ancien monde des communauts paysannes s'affaiblit et tend

    disparatre. La modernisation de l'conomie a impos la destruction des anciennes

    communauts, trop rduites pour en contenir le dveloppement, et la cration de territoires

    contrls politiquement et administrativement par l'Etat de faon permettre le

    dveloppement. Mais le changement incessant et la modernisation menacent la stabilit des