stratégie matrimoniale et différenciation sociale en...

13
Cah. O.R.S.T.O.M., sér. Sci. hum., vol. VIII. no 2, 1971. STRATÉGIE MATRIMONIALE ET DIFFÉRENCIATION SOCIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS (le choix de l’épouse) Jean-Marie GIBBAL La croissancedes cités africaines contemporaines engendre des sociétésdestructuréeset hétérogènes tant du point de vue des origines ethniques que de celui des facteurs sociaux qui caractérisent les situations de leurs membres. La société abidjannaise condense tous ces faits ; l’enquête que nous y avons conduite de la fin 1966 à la fin 1967 dans les deux quartiers récents de Marcory et Nouveau Koumassi, si elle n’a pas fait apparaître des groupes sociaux cohérents, nous a permis néanmoins de déceler l’existence de trois ensembles,les citadins, les nouveaux citadins, les ruraux prolétarisés, dont les membres se trouvent dans la même situation au sein du double processus d’urbanisation et de différenciation sociale. Les nouveaux citadins, titulaires de revenus moyens et nés dans un milieu d’origine ethniquement homogène sont doublement enracinés, dans leurs villages, où ils retournent fréquemment, et en ville. Cependant malgré leur volonté d’urbanisation ils manifestent simultanément leur appartenance ethnique et villageoise en ville à travers des associations volontaires à base de solidarité rurale, des réseaux sociaux en majorité intra-ethniques et faisant une large part aux hiérarchies traditionnelles et à travers desformes de solidarité familiale étendue. Les citadins, titulaires de revenus égaux à ceux des nouveaux citadins, sont nés, pour leur part, loin d’un milieu homogène ethniquement. Ils sont uniquement enracinés à Abidjan et prennent volontai- rement leurs distances vis-à-vis du milieu ct’origine ethnique de leurs parents ; ils pratiquent une solidarité familiale restreinte et possèdent de nombreusesrelations inter-ethniques. Les ruraux prolétarisés sont nés en milieu d’origine ethniquement homogène comme les nouveaux citadins mais sont titulaires de très faibles revenus. Leur situation prend les traits d’un double déracine- ment : coupés du milieu d’origine où ils ne retournent pas faute de moyens financiers ils n’ont pas non plus la possibilité de s’urbaniser pour la même raison et demeurent enfermés dans leur quartier. Notre étude fut conduite d’une part sous l’angle des formes de solidarité manifestées en milieu urbain, d’autre part sous celui des relations ville-campagne ; aussi les données recueillies en matière de stratégie matrimoniale sont-elles demeuréesmarginales à nos préoccupations principales. Nous avons pu néanmoins appréhender partiellement ce niveau de la réalité sociale à travers des entretiens approfondis et non directifs passésauprès d’informateurs issus des trois ensembles.Les développements qui suivent seront centrés sur le problème du choix de l’épouse par les chefs de famille avec lesquels nous nous sommes

Upload: dotram

Post on 10-Sep-2018

216 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Stratégie matrimoniale et différenciation sociale en ...horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/... · STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

Cah. O.R.S.T.O.M., sér. Sci. hum., vol. VIII. no 2, 1971.

STRATÉGIE MATRIMONIALE ET DIFFÉRENCIATION SOCIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

(le choix de l’épouse)

Jean-Marie GIBBAL

La croissance des cités africaines contemporaines engendre des sociétés destructurées et hétérogènes tant du point de vue des origines ethniques que de celui des facteurs sociaux qui caractérisent les situations de leurs membres. La société abidjannaise condense tous ces faits ; l’enquête que nous y avons conduite de la fin 1966 à la fin 1967 dans les deux quartiers récents de Marcory et Nouveau Koumassi, si elle n’a pas fait apparaître des groupes sociaux cohérents, nous a permis néanmoins de déceler l’existence de trois ensembles, les citadins, les nouveaux citadins, les ruraux prolétarisés, dont les membres se trouvent dans la même situation au sein du double processus d’urbanisation et de différenciation sociale.

Les nouveaux citadins, titulaires de revenus moyens et nés dans un milieu d’origine ethniquement homogène sont doublement enracinés, dans leurs villages, où ils retournent fréquemment, et en ville. Cependant malgré leur volonté d’urbanisation ils manifestent simultanément leur appartenance ethnique et villageoise en ville à travers des associations volontaires à base de solidarité rurale, des réseaux sociaux en majorité intra-ethniques et faisant une large part aux hiérarchies traditionnelles et à travers des formes de solidarité familiale étendue.

Les citadins, titulaires de revenus égaux à ceux des nouveaux citadins, sont nés, pour leur part, loin d’un milieu homogène ethniquement. Ils sont uniquement enracinés à Abidjan et prennent volontai- rement leurs distances vis-à-vis du milieu ct’origine ethnique de leurs parents ; ils pratiquent une solidarité familiale restreinte et possèdent de nombreuses relations inter-ethniques.

Les ruraux prolétarisés sont nés en milieu d’origine ethniquement homogène comme les nouveaux citadins mais sont titulaires de très faibles revenus. Leur situation prend les traits d’un double déracine- ment : coupés du milieu d’origine où ils ne retournent pas faute de moyens financiers ils n’ont pas non plus la possibilité de s’urbaniser pour la même raison et demeurent enfermés dans leur quartier.

Notre étude fut conduite d’une part sous l’angle des formes de solidarité manifestées en milieu urbain, d’autre part sous celui des relations ville-campagne ; aussi les données recueillies en matière de stratégie matrimoniale sont-elles demeurées marginales à nos préoccupations principales. Nous avons pu néanmoins appréhender partiellement ce niveau de la réalité sociale à travers des entretiens approfondis et non directifs passés auprès d’informateurs issus des trois ensembles. Les développements qui suivent seront centrés sur le problème du choix de l’épouse par les chefs de famille avec lesquels nous nous sommes

Page 2: Stratégie matrimoniale et différenciation sociale en ...horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/... · STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

188 J.-M. GIBBAL

entretenus. Ce choix s’opère dans des conditions assez différentes chez les citadins, nouveaux citadins et ruraux prolétarisés, traduisant leurs différents niveaux d’urbanisation. Toutefois dans la phase actuelle de destructuration des groupes sociaux traditionnels en milieu urbain (famille, lignage, village, ethnie) et en attendant la formation de nouveaux groupes sociaux en milieu urbain chacun bénéficie à des degrés divers d’une certaine individualisation de son choix : individualisation partielle chez les nouveaux citadins, entière chez les citadins, accidentelle et non souhaitée chez les ruraux prolétarisés.

1. LES NOUVEAUX CITADINS: LA LIBERTÉ CONDITIONNELLE DANS LE CADRE DE L’ETHNIE

Les nouveaux citadins tentent de concilier les aspects contradictoires de leur statut en essayant au besoin de cumuler ce qu’ils considerent être les avantages de leur double enracinement rural et urbain. Alors qu’une fraction minime d’entre eux exprime clairement son appartenance à la ville et sa préférence pour celle-ci à travers des mariages inter-ethniques, le choix de l’époux porte le plus souvent sur une per- sonne de même ethnie. Au surplus dans la plupart des mariages inter-ethniques des nouveaux citadins l’épouse est originaire d’une ethnie très voisine géographiquement et socialement ainsi qu’il ressort de l’étude de cas donnée en annexe. La majorité des nouveaux citadins épouse donc des femmes originaires de la même ethnie et parfois du même village, exprimant ainsi les mobiles contradictoires qui inspirent la stratégie présidant à leur choix.

1.1. La liberté de choix souhaitée par les nouveaux citadins est rendue effective par les conditions de vie urbaine

Le libre choix de l’épouse constitue un des principaux avantages de l’existence urbaine pour les nouveaux citadins qui d’emblée nous disent dans leurs entretiens : « En ville on peut prendre la femme qu’on veut, ce n’est pas comme autrefois au village où l’on nous imposait des femmes... ». Le libre choix apparaît ainsi comme une libération à l’égard des anciens du lignage, con-rme un refus de participer à une stratégie matrimoniale traditionnelle, lorsqu’il en existait une, comme une manifestation d’individualisme.

Pour beaucoup de nouveaux citadins l’acquisition de la modernité passe d’ailleurs par le libre choix de l’épouse. Cela est si manifeste que nos entretiens suscitèrent à plusieurs reprises des attitudes de simu- lation de la part des nouveaux citadins interrogés qui déclaraient avoir librement choisi leur épouse alors que dans la réalité il y avait eu choix restreint ou même pas de choix du tout. Nous apprenions par la suite que le mariage s’était conclu dans le cadre de la famille étendue villageoise et en vue des intérêts de ce groupe. Dans de tels propos le fait d’avoir accepté la femme que les parents proposaient était consi- déré comme honteux par des individus désirant afficher une attitude résolument moderniste.

Cependant dans les situations le plus fréquemment rencontrées la règle du libre choix fut effective : « C’est moi qui ai librement choisi mon épouse, nous dit un petit fonctionnaire Baoulé, si les parents choisissent une femme pour vous, si elle ne vous convient pas, çà apporte tout le temps des histoires ». Un thème revient souvent, celui de l’attirance réciproque des futurs conjoints sanctionnée par un libre choix : « Avant, on ne se choisissait pas vraiment, si l’homme s’intéressait à la fille, qu’il le disait à ses parents et que la fille ne voulait pas, alors les parents obligeaient la fille à l’épouser, et ça n’allait pas... Maintenant il faut que la fille prouve à ses parents qu’elle a effectivement l’amour de ce Monsieur et que lui aussi fasse sentir à ses parents qu’il a l’amour de la fille ». (Propos tenus par un jeune Attié commis magasinier).

Page 3: Stratégie matrimoniale et différenciation sociale en ...horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/... · STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS 189

Les circonstances de la rencontre des futurs époux favorisent leur projet car le milieu urbain libère les jeunes, surtout lorsqu’ils sont « lettrés », des règles et des stratégies matrimoniales de la famille étendue villageoise. Les hasards des rencontres et la multiplicité des contacts engendrés par la vie citadine concou- rent à ce résultat. La première rencontre, lorsqu’elle prend pour cadre le milieu urbain, s’effectue chez des amis, dans la rue, dans un magasin, sur le lieu de travail, d’une façon générale à l’occasion des activités de travail ou de loisirs produites par la ville. Les mariages intra-ethniques conclus dans le cadre urbain semblent traduire une double évolution. Tout d’abord les originaires des sociétés à système de filiation matrilinéaire dans lesquelles les règles d’exogamie sont relativement restreintes et qui, par conséquent, étaient souvent poussés par leurs proches à se marier au sein de la communauté villageoise et même par- fois dans celui de leur propre famille étendue, revendiquent maintenant une extension géographique de leurs choix matrimoniaux. Ensuite les nouveaux citadins originaires des sociétés patrilinéaires, en parti- culier les Bété, régies par des lois très strictes et étendues d’exogamie, se plaignent à l’inverse de la façon dont les vieux du village « épluchent » les généalogies des jeunes femmes sur lesquelles porte leur choix et s’opposent parfois, d’une façon jugée trop rigoureuse, à des unions où l’on décèle entre les intéressés l’existence préalable de liens de parenté, existence purement théorique dans les cas contestés et non actua- lisée par les pratiques familiales des intéressés. Aussi, bien qu’ils répugnent à envisager des unions avec des parentes trop proches (cousines croisées ou parallèles par exemple) les ressortissants de ces sociétés patrilignagères revendiquent une certaine extension de leur choix par une restriction de l’aire des inter- dits matrimoniaux.

Cette liberté du choix du conjoint souhaitée et obtenue dans la plupart des cas rencontrés souffre cependant deux séries d’exceptions. D’une part, les plus de quarante ans, même s’ils vivent depuis long- temps en milieu urbain, ont subi avec beaucoup plus d’intensité les pressions du milieu d’origine villa- geois et se sont ainsi conformés en la matière au choix de leur famille, acceptant les épouses que celle-ci leur proposait : « C’est mon père qui l’a choisie je l’ai acceptée selon la tradition », nous dit un fonction- naire Baoulé de 42 ans. D’autre part des nouveaux citadins plus jeunes ont pu être amenés à s’en remettre à leur famille par réaction hostile au milieu urbain et aux valeurs qu’il véhicule. Le cas suivant éclaire un tel type de situation :

« Au moment où j’ai décidé de me marier, je leur ai demandé une femme (1) parce que je n’avais pas le temps d’aller faire un choix. Alors ils ont regardé, ils ont dit : « celle-là pourra faire l’affaire parce qu’ils se connaissent dans la famille... » J’ai été un soir au village. Ils me l’ont proposée. Ils ont fait venir la fille à la lumière. Je l’ai vue... La deuxième épouse c’est moi qui l’ai choisie, ses parents l’ont appelée et ont demandé son accord ». Un tel repli sur les normes et les comportements traditionnels est peu fré- quent chez les moins de quarante ans. En fait dans le cas étudié ce retour farouche et brutal à la tradition traduit les déceptions essuyées par ce nouveau citadin qui avait antérieurement tenté de suivre un modèle de comportement qualifié de « moderne » et qui s’était en fait révélé catastrophique. Chrétien et prati- quant il s’était fiancé avec une jeune fille qui s’était enfuie avec un rival alors qu’il attendait de consommer leur union. Très affecté par l’incident notre informateur avait décidé de se consacrer uniquement à sa réus- site professionnelle et s’en était remis à ses parents pour fonder une famille selon les normes traditionnelles.

1.2. L’identité ethnique du conjoint comme gage de sécurité

Les nouveaux citadins dans leur majorité choisissent une épouse de même ethnie et assez souvent du même village ou de la même région. La stratégie matrimoniale des nouveaux citadins ne fait d’ailleurs

(1) Il a demandé à ses parents.

Page 4: Stratégie matrimoniale et différenciation sociale en ...horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/... · STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

190 J.-M. GIBBAL

alors que refléter une stratégie d’ordre plus général (1) qui vise à cumuler les avantages issus de la ville (la liberté des projets et des choix effectifs) avec ceux hérités de la société villageoise. Elle se résume dans la recherche et la reconstitution en milieu urbain du cadre protecteur de l’ethnie. Dans le cas des mariages intra-ethnique, si la ville crée souvent les circonstances et les conditions de vie commune qui scellent une union, le choix du nouveau citadin traduit en même temps l’adhésion au principe de l’identité ethnique : la jeune femme vit elle aussi en milieu urbain mais le facteur qui précipitera le chai < sera l’origine régionale ou villageoise commune. Les situations rencontrées se ramènent aux principaux schémas suivants :

a) les deux conjoints se sont rencontrés à Abidjan mais c’est un retour commun au village qui les aura rapprochés dans leur condition commune de nouveaux citadins par rapport au milieu villageois.

b) les deux jeunes gens sont originaires du même village ou de la même région et ils ne se sont pas rencontrés à Abidjan. C’est un retour dans le milieu d’origine qui favorise leur union.

c) les deux jeunes gens se connaissent depuis leur enfance partagée dans le même village ; mais c’est l’émergence d’un statut commun celui de nouveau citadin et plus particulièrement celui de lettré, qui créé les conditions favorables à I¶union.

d) la rencontre décisive a lieu à Abidjan ; le jeune homme avait l’intention préalable d’épouser une femme de son ethnie si possible lettrée et déjà accoutumée à la ville.

Dans tous ces types de situations cités l’identité ethnique constitue le commun dénominateur né- cessaire au fondement du mariage même si cette nécessité n’est pas explicitement énoncée.

Remarquons également que les jeunes nouveaux citadins ont d’autant plus l’occasion de choisir une épouse de même ethnie qu’ils fréquentent, en dehors de leur vie professionnelle, un milieu en majorité homogène du point de vue ethnique ainsi que l’atteste la composition de leur réseau social.

1.3. Le retour à la tradition

Malgré la liberté de choix quasi généralisée des nouveaux citadins, le simple fait d’épouser une femme de même origine ethnique permet un retour à des règles et à des comportements hérités du milieu villageois et qui se perpétuent de la sorte en milieu urbain. Le choix, tout en demeurant libre dans son principe, doit alors respecter certaines formes et satisfaire à diverses obligations.

AUTORISATION DES PARENTS

« Je ne peux pas les laisser et puis aller me marier avec une personne trop éloignée » nous dit un jeune Dida pour signifier son impossibilité d’épouser une fille d’une autre ethnie.

Les nouveaux citadins cherchent à faire ratifier leur choix par la famille demeurée au village, en particulier leur père et leur mère, et n’envisageraient pas de se marier contre leur volonté. De tels agisse- ments entraîneraient une rupture d’avec le milieu d’origine et en particulier l’impossibilité de retour au village, aussi ne les avons-nous jamais rencontrés. La démarche habituelle s’opère en deux temps : dans le premier, le nouveau citadin choisit librement une épouse éventuelle ; dans le second, il sollicite l’accord de ses parents et de ceux de sa fiancée. 11 est cependant difficile d’affirmer qu’il ne se produit jamais des

(1) Ainsi dans l’établissement de leurs relations, les nouveaux citadins essaient-ils de concilier une double exigence, identité ethnique d’une part, affinités citadines de l’autre, et finissent-ils par préférer des relations avec des individus de même ethnie et également de même niveau socio-professionnel.

Page 5: Stratégie matrimoniale et différenciation sociale en ...horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/... · STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS 191

situations de rupture compte tenu du caractère marginal à notre enquête des informations contenues dans le présent travail. Des nouveaux citadins qui se marieraient contre la volonté de leur famille précipiteraient leur intégration à la ville.

Cependant si le consentement des parents est ressenti comme unanimement nécessaire il correspond à des situations parfois fort différentes. Les Abidjannais de première génération, surtout lorsqu’ils sont lettrés et riches, exercent un leadership à l’égard des membres de leur famille de condition paysanne, y compris bien souvent leurs propres parents (pères et mères). Aussi imposent-ils plus aisément leurs choix matrimoniaux tout en sauvegardant en apparence le pouvoir des « vieux ». Le consentement des parents devient alors une simple formalité. Par contre l’accord des parents n’est pas nécessairement acquis d’a- vance et donne lieu à des échanges moins formels lorsque le nouveau citadin réussit moins bien à Abidjan et, par conséquent, ne bénéficie pas d’une position dominante dans son village. Il peut alors arriver que certains d’entre eux renoncent à un mariage devant l’opposition de l’une ou l’autre des familles concer- nées.

Entre ces deux positions extrêmes il existe toute une gamme de situattons qui peuvent se caracté- riser en commun par une restriction dans la liberté du choix opéré par le nouveau citadin, soit que ses parents l’incitent à épouser une femme de sa région, soit qu’ils reçoivent fraîchement la conquête abidjan- naise de leur fils qu’il est venu leur présenter au village, soit encore qu’ils fassent attendre longtemps leur accord lorsque la famille ou la personnalité de la fille ne leur convient pas. Dans toutes ces situations la décision des parents demeure essentielle.

DOT ET PRESTATIONS DIVERSES

La dot a été officiellement abolie en Côte d’ivoire depuis l’adoption du nouveau Code Civil au début de 1965. Les habitants des villes par leur position au sein du changement social sont les plus sensi- bilisés au nouveau cours et les plus aptes à suivre la réforme. Cependant les actions effectives varient beaucoup suivant la société d’origine. Il semble que les ressortissants de sociétés à dominante matrili- néaire (Agni, N’Zima, Baoulé) ne se posent pas trop de questions dans la mesure où la dot revêtait déjà un caractère symbolique dans le monde villageois. La réforme a eu alors, semble-t-il, pour effet de réduire encore le montant des prestations, transformées en simple politesse, et a même parfois abouti dans certains cas, limités en nombre, à une véritable suppression. Par contre chez les nouveaux citadins originaires des sociétés patrilinéaires de l’ouest forestier les actions revêtent une grande complexité. Malgré la promul- gation du nouveau Code qui fixe un taux officiel maximum à la dot, et qui la rend non obligatoire pen- dant une période transitoire avant sa disparition totale, il semble qu’elle se maintienne dans la pratique. La dot entre en effet encore dans la stratégie matrimoniale du nouveau citadin dans la mesure où il choisit une épouse de la même région que la sienne. Non seulement dans le cas des nouveaux citadins la dot est alors maintenue, mais leur position privilégiée sur le plan financier, par comparaison avec celle des villa- geois, les amène à remplacer le chef de famille dans le paiement des prestations traditionnellement exi- gées. Un informateur Bété nous tient de la sorte les propos contradictoires suivants :

« Chez nous, nous respectons la loi et nous ne donnons plus de dot, mais celui qui est « affolé par l’amour de sa femme » peut donner ». Ainsi la générosité du prétendant lui concilie le maximum demonde et assure le succès de son entreprise.

Le choix d’une épouse originaire du même village ou de la même région engage.le nouveau citadin vis-à-vis de sa société d’origine et l’incite à ne pas trop en perturber le fonctionnement. « Il faut encore payer la dot pour ne pas mettre en difficulté les beaux-parents lorsqu’on est bien avec eux », note un infor- mateur Abbey, soulignant par là les critiques encourues par les parents qui accepteraient le mariage de leur fille sans contre partie. De même nos informateurs Bété nous ont signalé à plusieurs reprises que les « vieux » qui ont payé les dots en tant que chefs de famille désirent en récupérer le montant à l’occasion

Page 6: Stratégie matrimoniale et différenciation sociale en ...horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/... · STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

192 J.-M. GIBBAL

du mariage des filles de leur famille. « Ils ont des droits sur les filles qui naissent des femmes qu’ils ont dotées », nous explique-t-on.

Enfin les nouveaux citadins qui n’ont pas versé de dot perpétuent cependant une sorte de devoir de reconnaissance, à l’égard de leur belle-famille dont le nouveau citadin se sent toujours l’obligé, qui prend la forme de divers services et de cadeaux. Il en va souvent ainsi lorsque la dot donne lieu d’une part à un fort versement initial et, ensuite, à des prestations échelonnées. Nous avons pu observer ce cas auprès d’un jeune fonctionnaire Guéré qui nous avait dit ne pas avoir payé dedot, mais qui aidait systématique- ment sa belle-famille, ainsi que nous pûmes le noter, lorsqu’il retournait dans sa région d’origine.

Parallèlement à la dot le nouveau citadin est conduit à distribuer de multiples cadeaux dans son entourage ; grâce à ceux-ci il trouve des alliés dans la famille de sa future épouse : « On donne secrète- ment de l’argent pour trouver de petits avocats », nous dit un infirmier Bété. Toutes ces prestations qui n’entrent pas dans la constitution de la dot ont tendance à d’autant plus se développer que la dot est main- tenant limitée dans son principe.

2. LES CITADINS : L’INDIVIDUALISATION ACCOMPLIE

Les citadins sont enracinés uniquement en milieu urbain. Le peu d’importance de leurs relations ville-campagne avec le milieu d’origine de leurs parents détache encore plus leurs projets matrimoniaux des préoccupations villageoises. La liberté du choix du conjoint ne constitue plus vraiment u-n problème pour les citadins qui la mentionnent comme un fait acquis et une pratique courante et non plus comme une conquête non encore généralisée.

2.1. Un choix enraciné en ville

Le choix est doublement citadin. Il prend toujours naissance en milieu urbain et ne nécessite ni le retour dans le milieu d’origine ni la ratification de la famille villageoise. Ce sont tout d’abord les mêmes circonstances que pour les nouveaux citadins qui favorisent les rencontres des futurs époux (visite à un ami chez lequel on rencontre sa future femme, fêtes diverses). Il existe ensuite des situations où la rencon- tre plonge plus profondément encore dans le temps et dans l’espace urbain, tels ces mariages fondés sur le voisinage de longue date des deux conjoints : « A Abidjan on était des camarades d’enfance ; on a commencé à jouer ensemble ; on a grandi ensemble et on a eu cet esprit de rester ensemble ». (Jeune em- ployé Bété qui a épousé une infirmière Agni). Dans de telles situations il semble qu’interviennent en prio- rité les facteurs qui président au choix des conjoints au sein d’une société urbaine d’un pays industrialisé : voisinage résidentiel, homogénéité des conditions de vie, appartenance aux mêmes strates socio-profes- sionnelles. .

L’appartenance à une même ethnie n’est plus alors un facteur déterminant et les citadins ont tou- jours déclaré ne pas avoir pris en considération l’ethnie de leur épouse. La voie est ainsi ouverte aux ma- riages inter-ethniques qui sont d’ailleurs plus fréquents dans les rangs des citadins. En d’autres termes il n’existe pas de préalable ethnique pour les mariages des citadins ; l’ethnie de l’épouse devient un carac- tère indifférent de celle-ci alors que les nouveaux citadins non seulement s’attachent en priorité à réaliser des unions intra-ethniques mais expriment également des préférences et des exclusives à l’égard d’éventuels

Page 7: Stratégie matrimoniale et différenciation sociale en ...horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/... · STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS 193

mariages inter-ethniques. A l’inverse un informateur citadin d’origine Agni nous raconte qu’il a rencontré son épouse N’Zima au mariage de sa sœur cadette qui épousait un Tagouana. Il nous précise qu’il a quatre frères et sœurs et qu’aucun d’entre eux n’a pris un conjoint de même origine ethnique.

2.2. Un choix qui marque une distance effective d’avec le milieu d’origine villageois

Même lorsque les citadins épousent une femme de leur ethnie leur choix exprime les distances qu’ils prennent vis-à-vis du milieu d’origine ethnique ; ils évitent par exemple de prendre une épouse illet- trée et plus largement une jeune femme qui, née au village, subisse plus fortement les pressions de sa famille dont elle demeurera trop dépendante. Leurs choix matrimoniaux correspondent ainsi à ceux qu’ils font à d’autres niveaux de la réalité sociale où nous avons pu voir qu’ils supprimaient le plus possible les liens avec le milieu d’origine de leurs parents en restreignant par exemple la solidarité familiale aux proches parents citadins, en évitant d’avoir des relations intra-ethniques trop nombreuses en limitant beaucoup leurs relations ville-campagne avec le village d’origine de leur famille.

Cette distanciation est telle que l’accord des parents est ressenti comme moins nécessaire même s’il est recherché dans la plupart des cas. A la limite les citadins peuvent même passer outre les oppositions des parents pour certains mariages inter-ethniques. Les conflits peuvent également naître des contradic- tions existant entre la décision du citadin et les règles matrimoniales de la société dont il est issu. Ainsi plusieurs jeunes Bété nés à Abidjan nous ont dit s’être heurtés à la réprobation de leurs parents qui les estimaient trop jeunes pour se marier puisque dans leurs villages un homme ne se marie guère avant 25 ans.

Un chauffeur de camion d’origine Senoufo mais islamisé, né dans une ville de l’intérieur loin de son pays d’origine résume ainsi les prémisses de son mariage : «j’ai connu ma femme à Abidjan. Elle était chez sa tante quand je l’ai vue. On s’est mis d’accord pour se marier, alors j’ai été dire à ma mère (1) d’aller demander à ses parents... Avant mes parents avaient décidé de me donner une fille et j’ai dit non, je ne veux pas parce que je n’ai pas son amour, alors c’est comme si vous n’aviez rien fait, mais j’ai choisi la femme que je voulais, mais au village les parents donnent leur fille à quelqu’un qu’elle ne connaît pas et c’est très mauvais parce que le plus souvent ça se termine mal, parce qu’il n’y a plus d’amour ». Dans ces propos l’informateur souligne en même temps que l’individualisation de son choix quelques-unes des raisons qui l’ont fait agir.

2.3. Un choix qui signifie l’émergence d’une famille élémentaire tendant vers l’autonomie

Les citadins dans leurs propos insistent très spontanément sur la nécessité de trouver des affinités partagées et des penchants réciproques auprès de leur épouse. Ils revendiquent à l’égard de leurs parents l’autonomie de leur vie conjugale, signalant de la sorte l’émergence de la famille élémentaire en milieu ur- bain. Les choix matrimoniaux impliquent même souvent dans leur cas un accord préalable entre les deux futurs conjoints sur des perspectives de vie quotidienne commune.

« Chez moi ça a été une convention, personne ne peut sortir sans l’autre », nous dit l’un d’eux ; un autre, moyen fonctionnaire, précise : « j’ai épousé ma femme qui est lettrée parce que je savais qu’elle pourrait sortir avec moi chez des amis ou des collègues ».

Ce besoin d’affirmer la possibilité d’une vie commune, même s’il ne se situe souvent qu’au niveau de l’expression verbale alors que les actions effectives sont encore proches des rôles traditionnels (sépa-

(1) Son père était décédé.

Page 8: Stratégie matrimoniale et différenciation sociale en ...horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/... · STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

194 J.-M. GIBBAL

ration des sexes), marque cependant bien l’un des clivages existant entre citadins et nouveaux citadins. Les nouveaux citadins affirment, même si ce n’est pas la réalité, la liberté de leurs choix martimoniaux mais n’ont pas besoin de mentionner une vie quotidienne unifiée au sein de la famille élémentaire. Ils cons- tatent par ailleurs que les activités partagées avec leurs épouses à l’extérieur de leur foyer sont encore réduites à quelques occasions seulement : visites des parents, fêtes familiales. Les citadins pour leur part estiment tout à fait normale la liberté de choix qu’ils n’ont plus besoin d’afhrmer aussi nettement que les nouveaux citadins puisqu’ils le réalisent effectivement dans leurs pratiques. Il leur faut par contre mention- ner la possibilité de vie quotidienne commune (en particulier loisirs partagés) même si la réalité de leurs pratiques n’est pas conforme à ces déclarations.

Le cas d’un jeune fonctionnaire Baoulé né à Daloa, donc dans une ville éloignée du milieu d’origine de ses parents, qui a connu à Abidjan son épouse, elle aussi d’origine Baoulé, résume la position des cita- dins en matière de stratégie matrimoniale.

K. a rencontré sa femme grâce à des amis communs. Elle habitait dans le même bloc de concessions que lui à Treichville. Leurs familles ne se connaissaient pas souligne l’informateur. K. apprend que la jeune fille est infirmière, il est favorablement impressionné. Les deux jeunes gens passent par dessus l’au- torité de l’oncle maternel de la jeune fille qui hébergeait celle-ci à Treichville et qui était hostile à leurs relations. K. présente à ses parents sa conquête au bout de trois mois. Puis, malgré l’opposition de l’oncle ils se rendent auprès de la mère de la jeune fille qui réside à Dimbokro. K. insiste auprès de nous sur les affinités affectives et intellectuelles qui ont déterminé son choix et il conclut : «je fais presque toutes mes sorties avec mon épouse sauf si elle est fatiguée. Partout chez les copains, partout où je vais, je vais avec elle ».

3. LES RURAUX PROLÉTARISÉS : LIMITATIONS OBJECTIVES

ET DÉTERMINISMES ÉCONOMIQUES

La situation des ruraux prolétarisés se caractérise d’un point de vue économique par leur très faible niveau de revenu qui tout en les empêchant de s’urbaniser, les coupe de leur milieu d’origine. Cependant pour mieux se défendre d’un milieu urbain hostile, ces travailleurs non qualifiés de toutes sortes, le plus souvent illettrés, continuent à percevoir leur situation comme inscrite dans leur ethnie et dans leur famille même s’ils ne retournent pas fréquemment dans le village dont ils proviennent. Aussi est-ce dans leurs rangs que l’on note le plus grand nombre de mariages intra-ethniques, même si certains contractent des unions inter-ethniques qui, bien que numériquement très minoritaires, deviennent alors très significatives. En fait la nature du choix des ruraux prolétarisés n’est pas le même que celle du choix des citadins et des nouveaux citadins. Si, pour les seconds, la stratégie matrimoniale se pose en termes d’individualisation de leur choix, c’est en terme de pénurie de femmes que s’opère celui des premiers. Mais cette pénurie est plus ou moins prononcée suivant qu’il s’agit de ruraux prolétarisés étrangers à la Côte d’ivoire ou de ruraux prolétarisés ivoiriens.

3.1. La pénurie absolue de partenaires engendre des situations extrêmes

Les ruraux prolétarisés originaires de la savane du nord (Mali et Haute-Volta) constituent une po- pulation d’immigration encore récente au sein de laquelle le sexe-ratio est déséquilibré au détriment des

Page 9: Stratégie matrimoniale et différenciation sociale en ...horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/... · STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS 195

hommes J il en résulte deux situations extrêmes caractérisées, l’une par l’absence totale de choix, l’autre par la liberté totale de choix.

LE CHOIX DE L’ÉPOUSE EST LAISSÉ A L’ENTIERE RESPONSABILITÉ DES PARENTS

Les émigrants de la savane du nord, qui forment à Nouveau Koumassi la masse des manœuvres non qualifiés de la population auprès de laquelle nous avons enquêté, éprouvent de grandes difficultés pour trouver une femme de leur ethnie, ou mieux encore de leur région, à Abidjan. Aussi s’en remettent-ils le plus souvent à leur famille villageoise lorsqu’ils désirent prendre épouse. Le choix est alors effectué au village par le père ou par le chef de famille. Ayant besoin de leur société d’origine pour se marier, les ru- raux prolétarisés se soumettent à ses règles ainsi qu’à l’autorité de ceux qui les ont pourvus d’une femme. La réponse type est : « c’est mon père qui m’a trouvé une femme, nous nous sommes mariés suivant la coutume ». Le mariage s’accomplit lorsque l’émigrant retourne dans son village. Et il est très difficile pour lui d’éviter de retourner au village. L’impossibilité de quitter Abidjan retarde la date du mariage. Un manœuvre Bissa nous dit ainsi : j’ai une fiancée au village que j’irai chercher chez ses parents quand j’aurai l’argent ». Un manœuvre Mossi rapporte une situation semblable : «j’ai demandé à mes parents de me trouver une femme. Ils l’ont trouvée, mais ils me demandent de venir ». L’impossibilité de retourner dans le milieu d’origine constitue même parfois un obstacle absolu et les ruraux prolétarisés essaient de trouver une épouse sur place à Abidjan. _,

LE CHOIX EST LIBRE ET S’EFFECTUE EN MILIEU URBAIN

Sans qu’ils aient souhaité choisir par eux-mêmes leur épouse les ruraux prolétarisés qui n’ont plus l’occasion de retourner chez eux finissent par se marier à Abidjan. On peut dire qu’il s’agit d’une liberté de choix accidentelle car elle n’a pas été recherchée par les intéressés eux-mêmes mais elle leur est imposée par leurs conditions objectives d’existence.

Les plus chanceux peuvent encore choisir, comme ils le désirent, une femme originaire de leur ethnie. Pour cela les ruraux prolétarisés font jouer à plein les quelques relations (1) qu’ils entretiennent avec des compatriotes résidant comme eux à Abidjan, recherchant systématiquement une épouse, ce que ne font pas les citadins et les nouveaux citadins pour lesquels la situation se pose moins en termes de rareté. Pour cela les amis, les quelques rares parents, qui peuvent se trouver également à Abidjan, sont mis à contribution et il leur est demandé de présenter à leur jeune compatriote des jeunes filles de même ethnie s’ils en connaissent. Lorsqu’un manœuvre s’est marié dans ces conditions, il devient l’obligé de celui qui a présenté sa femme et ne manque pas de lui faire des visites d’allégeance. Les réunions des associations à base de solidarité ethnique ou villageoise constituent une occasion privilégiée de rencontre. C’est le cas tout particulièrement des « Goumbés » dont la principale fonction consiste à organiser des soirées récéa- tives dans les quartiers populaires. Plusieurs de nos informateurs de Nouveau Koumassi nous ont dit avoir connu leur femme en participant à une Goumbé de leur région.

Cependant un tout petit nombre seulement de demandes peut être satisfait par l’intermédiaire des membres du milieu d’origine présents à Abidjan ; les laissés pour compte, s’ils veulent se marier hors de leurs villages, doivent élargir encore le champ social de leur quête et c’est dans cette perspective que les quelques mariages inter-ethniques notés auprès de ruraux prolétarisés deviennent très significatifs. Ils tra- duisent une véritable urbanisation forcée des contractants à de telles unions ; le cas suivant précise en l’illustrant cette situation extrême.

-- (1) Leur réseau social est en effet moins fourni que ceux des citadins et des nouveaux citadins.

Page 10: Stratégie matrimoniale et différenciation sociale en ...horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/... · STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

196 J.-M. GIBBAL

S. est uu manœuvre Mossi qui a épousé une jeune Baoulé qu’il avait rencontrée dans un bar voisin de chez lui, à Nouveau Koumassi, où elle était venue danser un samedi soir. S. raconte : «Après je la croisais chaque fois en ville, je lui ai demandé si elle était mariée ; elle m’a dit non. Elle est venue chez moi... Elle m’a conduit chez ses parents au village... Mes parents au village savent, ils sont d’accord ; c’est eux qui doivent me donner une femme. Ils n’ont pas pu ; ils ne peuvent pas s’opposer alors ». Et S. conclut : « Ici en ville c’est pas la peine d’avoir l’argent pour gagner une femme. 11 suffit de se confian- ter, d’être en amitié, et elle vient vivre avec toi... ». Ainsi notre informateur souligne à sa façon les boule- versements occasionnés, par son séjour en ville, aux pratiques dont il avait l’habitude : plus de dot, plus d’intervention des parents, plus de rituel de mariage... Chez les ruraux prolétarisés, comme dans tous les milieux pauvres du monde (1) l’union libre prend le pas sur les autres formes de mariage. Les conditions de la vie citadine, surtout dans les quartiers pauvres, créent les circonstances de telles unions où chacun des conjoints, précédemment isolé dans un milieu urbain qui l’écrase, essaie de trouver auprès de l’autre le minimum de sécurité et le minimum de tendresse dont il a besoin pour continuer de faire face.

3.2. La pénurie relative makient la dépendance à l’égard du milieu d’origine

Les ruraux prolétarisés d’origine ivoirienne, qui sont d’ailleurs les moins nombreux, n’opèrent pas leurs choix matrimoniaux dans des conditions aussi rigoureuses que les étrangers. Retournant moins sou- vent dans leur village d’origine que leurs compatriotes nouveaux citadins ils y vont néanmoins plus souvent que les ressortissants des pays du nord de la Côte d’ivoire. Par ailleurs l’émigration ivoirienne à Abidjan est à la fois plus ancienne et plus équilibrée tant et si bien qu’ils ont virtuellement plus de chance de ren- contrer une jeune fille de leur village ou de leur région en milieu urbain. Cependant la faiblesse de leur re- venu, qui établit les liens entre leur situation et celle des ressortissants de la sav.ane les limites doublement dans leur choix. Ils n’entretiennent en premier lieu que peu de relations à Abidjan même car ils n’ont ni les moyens de se déplacer ni ceux de recevoir. Par conséquent les liens ethniques, y compris les liens fami- liaux, avec des personnes habitant trop loin de leur lieu de résidence, se distendent. En second lieu leur bas niveau de vie rend plus difficile leur quête matrimoniale car les jeunes femmes se détournent de partis aussi modestes. Ils deviennent alors beaucoup plus tributaires de leur famille (pour des individus issus de sociétés relativement structurées et intégrantes - cas des Adjoukrou par exemple) ou de leur amis et connaissances (pour ceux originaires de sociétés peu hiérarchisées aux structures plus lâches - cas des Baoulé). Chez les ruraux prolétarisés ivoiriens les mariages sont donc intra-ethniques dans la très grande majorité des cas ; l’ethnie et la famille sont perçues comme des milieux éminemment protecteurs même si les ruraux prolétarisés en sont en partie coupés dans la pratique.

CONCLUSION

A travers cette trop rapide esquisse du mariage dans un milieu urbain moderne où nous n’avons envisagé qu’un aspect de la stratégie matrimoniale des abidjannais, - celui du choix du conjoint - il a été néanmoins possible de noter que les comportements respectifs des citadins, nouveaux citadins, ru-

(1) Cf. les « e&~is de Sanchez >b - Oscar LEWIS - Gallimard 1966.

Page 11: Stratégie matrimoniale et différenciation sociale en ...horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/... · STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

STRATÉGIE MATRtMOiVIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS 197

raux prolétarisés, constituaient des indicateurs de leurs positions par rapport au processus de changement social - une approche dynamique et globale des stratégies matrimoniales en milieu urbain rendrait né- cessaire l’étude évolutive des unions, leur plus ou moins grande stabilité ainsi que cela a été fait dans d’au- tres grandes villes d’Afrique de l’ouest (1). Bien que notre recherche n’ait pas porté sur ces différents aspects, il nous est néanmoins nettement apparu combien les unions citadines étaient frappées de précarité et les divorces fréquents (2). Ainsi sur la quarantaine d’informateurs qui collaboraient avec nous à Marcory trois ont entamé des actions de divorce pendant la durée de notre enquête.

Sans que nous puissions tirer des conclusions définitives en la matière il nous semble que les divor- ces en milieu urbain abidjannais sont souvent le cas des « social climbers » (hommes ou femmes d’ailleurs).

Au niveau des premières générations citadines la séparation des sexes demeure alors que disparaît la famille élémentaire intégrée spatialement et socialement à la famille étendue. Les antagonismes entre époux ne peuvent plus venir se fondre au sein de structures familiales sinon harmonieuses du moins génératrices de réponses institutionnalisées aux tensions éventuelles, y compris dans les sociétés matri- linéaires. Au surplus la séparation quotidienne des existences des conjoints permet une évolution autonome du statut de chacun. Aussi des informateurs nous ont rapporté qu’il arrivait que des individus en voie d’ascension sociale abandonnent tout simplement leurs épouses illettrées.

Cependant ces stratégies individuelles, correspondant à une phase de destructuration des sociétés traditionnelles et à un moment en voie de dépassement actuel de la société globale caractérisée par une forte mobilité sociale, ont tendance à s’effacer devant une nouvelle stratégie de groupe. En témoignent déjà les mariages conclus entre les enfants de la classe dirigeante et les obstacles quasi absolus que rencontrent citadins et nouveaux citadins s’ils veulent épouser la fille d’un « grand ».

Mais ce qui existe déjà aux niveaux supérieurs de la hiérarchie sociale est contenu en prémisse à ceux des citadins et des nouveaux citadins auprès desquels s’effectuèrent nos observations. Ceux-ci sont déjà des idées très précises sur le choix du conjoint de leurs enfants. Le prof3 général de leurs opinions est le suivant : les enfants seront libres de choisir un partenaire d’une autre ethnie mais par contre seront soumis à un contrôle en ce qui concerne l’origine sociale et le niveau socio-économique du futur conjoint. Ainsi l’évolution des conditions du mariage en milieu urbain sera l’un des indicateurs pertinents de l’émer- gence d’une société de classes.

ANNEXE

Les rencontres des futurs jeunes époux témoignent souvent de la naissance d’un art de vivre citadin a la fois picaresque et mouvementé. Le document qui suit condense les propos d’un nouveau citadin, jeune fonctionnaire Adjoukrou, originaire d’un village voisin d’Abidjan, qui nous a raconté les circonstances dans lesquelles il a épousé sa femme, jeune infirmière N’Zima :

« J’avais une amie, Madame A., qui était comme ma grande sœur. Je lui ai dit de me chercher une fiancée. Je lui avais prêté un livre de gynécologie. Elle est allée dans son service avec le livre ; là plusieurs jeunes filles l’ont vu et ça leur a plu, et il y a une fille qui l’a pris. Ce livre a fait plus de trois mois avec cette flle. Alors un jour je suis allé chez mon amie :

I - Mais dis-donc, et mon livre ? Qu’est-ce-que ça devient ?Je voudrais quand meme le récupérer ; à qui l’as-tu

donné ? - 11 y a une jeune fille qui est en train de le lire. - Est-ce que celle-la qui a pris le livre comprend tout ce qu’il dit ? Est-ce qu’elle est mariée ?

(1) Luc THORE, 1963. - Mariages et divorces dans la banlieue Dakaroise. Cahiers d’Etudes Africaines. (2) Encore faudrait-il connaître les statistiques évohttives des divorces en milieu rural.

Page 12: Stratégie matrimoniale et différenciation sociale en ...horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/... · STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

198 J.-M. GIBBAL

- Non. Pourquoi est-ce que tu demandes ça ? Est-ce que tu vas la marier ? - Si tu me le présentes et qu’elle me plaît je pourrai quand meme la marier puisque je suis en quête d’une femme. - C’est vrai que tu veux la marier ? Tu veux que je la fasse venir ? - Dis-lui de venir avec mon livre, je veux voir et mon livre et la femme. Elle est retournée dans son service et elle a

dit à la jeune fille : « Voila ! Le propriétaire du livre voudrait te voir ». Alors la fille lui a répondu : - C’est vrai ça ? Et qui est ce propriétaire ? - C’est un jeune homme qui a fait le séminaire et qui vient d’arriver. Alors la jeune fille m’a fait dire qu’elle vien-

drait. J’ai attendu, j’ai attendu et puis un midi mon amie est venue : - Voila ! La fille en.question m’a dit qu’elle va passer ce soir. Ce soir-là j’ai attendu jusqu’à ne la voyant pas arriver

je suis parti (1). Et le lendemain on m’a fait dire que la fille est venue me manquer. Et puis mon amie m’a fait dire qu’elle reviendrait avec cette fille... Quand elle est venue, elle m’a présenté, elle a présenté la fille et puis elle nous a laissés. Je lui ai dit :

- C’est vous qui avez mon livre ? Est-ce que ça vous a intéressé ? On a causé, j’ai demandé son nom, ce qu’elle faisait, et puis c’est tout. Elle m’a dit qu’elle partait. Je l’ai accompagnée un peu... Le lendemain, la femme, la grande sœur en question, est venue.

- «Dis-donc, la fille que tu as vue la veille, elle est KO, elle t’aime beaucoup. Et puis elle m’a demandé quand est- ce qu’elle peut venir te voir ».

- Ah bon ! dis-lui quand elle voudra ! Elle est venue une autre fois ; elle m’a demandé de l’accompagner jusque chez ses parents. On est parti en compteur (2) ; arrivés tout près de la concession de ses parents, je n’ai pas voulu entrer ; je l’ai laissée. Je suis revenu avec le compteur. Ça a duré un mois et puis justement je devais faire la fête de l’or (3). Je lui ai dit :

- Il y a une fête coutumière chez nous, on va aller voir. Je l’ai invitée avec Madame A. (... Suit un récit long et com- plexe du départ et d’un accident qui survient aussitôt après : les faits essentiels sont les suivants : L. a demandé à un ami de le conduire dans son village en compagnie de sajîancée, de sa fhue belle-mère et de son amie Madame A. Au bout de quelques kilomètres la voiture se retourne dans des cassis que L. vient de signaler à son ami conducteur. « Le temps que j’aie tïni de dire fais attention ! on était déjà parti ; le voyage était fini ». Les trois femmes sont blessées, en particulier Madame A. qui est le plus sévèrement touchée, les deux hommes s’en tirent indemnes).

. . . Celle qui est devenue ma femme était donc blessée ; il fallait maintenant que j’aille la voir chez ses parents à la maison. Sa mère déjà savait que j’étais l’ami de sa fille. Mais le pére ne savait pas. Donc ma présence dans cette famille étant un point d’interrogation on se demandait qui j’étais et les gens épiaient mes gestes. Quand je m’occupais de ma femme le père, qui est un vieux fonctionnaire très malin nous regardait mais ne disait rien. Moi je le saluais tout simplement, je me diri- geais vers sa fille, je lui donnais des soins et je repartais. Jusqu’à ce qu’un jour ma femme me dise que les gens se posent des problèmes à mon sujet. Il fallait que je me présente ou que je délègue des gens pour aller demander sa main a son père. C’est ainsi que j’ai envoyé des amis frapper à la porte. Comme il est de coutume (4) on les a renvoyés le premier jour. Le deuxième jour ils sont allés frapper à la porte avec une bouteille de gin, on les a reçus et les gens ont pris la bouteille. La troisième fois on leur a ouvert, ils sont entrés et on leur a demandé de me présenter. Ils sont venus m’avertir et alors on est tous partis pour le mariage coutumier, coutume Appolo (5) ; j’ai été obligé de me renseigner comment on fait chez eux. On est parti avec cinq bouteilles de boissons fortes. C’était la dot. On devait aussi verser de l’argent. Comme le papa était fonctionnaire et qu’on venait de supprimer la dot, il a dit qu’il ne voulait pas d’argent ; qu’il suffisait que nous accomplissions le rite coutumier. On nous a « béni » et l’on m’a dit de prendre ma femme chez moi. Mais comme je suis catholique je ne voulais pas qu’elle vienne à la maison avant le mariage à l’église. Elle a donc attendu chez ses parents, mais j’avais maintenant le droit d’asile dans ce foyer. Après on s’est marié à l’église.

(Cependant les choses se sont entre temps gâtées avec Madame A.).

(1) Nous avons préféré parfois laisser la transcription littérale, même si elle n’est pas syntaxiquement correcte, de manière à rendre le récit plus fidèle.

(2) Taxi. (3) Fête de l’or : elle consacre de jeunes adultes dans des positions stratégiques au sein de la hiérarchie du lignage. (4) Chez les N’Zima. (5) C’est-à-dire N’Zima.

Page 13: Stratégie matrimoniale et différenciation sociale en ...horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_4/... · STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN ABIDJANNAIS

STRATÉGIE MATRIMONIALE EN MILIEU URBAIN A BIDJANNAIS 199

. . . J’allais souvent voir Madame A. au cours de sa maladie après l’accident, mais j’allais voir plus souvent ma fiancée. Elle a trouvé cela anormal. Un jour je lui avais dit que j’allais lui envoyer des fruits. J’ai acheté les fruits et ce jour-là celle qui est ma femme m’a dit qu’elle se sentait mieux et qu’elle irait voir Madame A. Or je suis arrivé le premier. On m’a demandé tout de suite les fruits.

- Mais G. ne t’a pas envoyé les fruits ?

- Non elle n’est pas venue. Puis ma fiancée est arrivée avec les fruits que j’ai donnés à Madame A. - Je ne veux pas de tes fruits, reprends-les. Moi j’ai cru qu’elle blaguait et tout d’un coup elle a pris les fruits, elle les a jetés sur moi. J’ai ramassé les fruits et

j ‘ai dit à ses enfants : « Vous, au moins, mangez-les ». Elle a répondu : - Si l’un de vous mange ces fruits, je vais le frapper. Ils ont tous refusé d’en manger. Elle m’a dit de partir et j’ai

été obligé de ressortir avec mes fruits en pleurant. Et depuis je n’ai pas voulu lui pardonner (1). Après les gens m’ont dit qu’elle était jalouse parce qu’elle voulait que j’épouse sa grande fille. Quand elle m’avait présenté ma fiancée elle croyait que j’allais jouer et puis la laisser tomber. Comme cela a vraiment pris, voilà ce qui nous a brouillés. Depuis sa guérison j’ai fait plusieurs essais de réconciliation, ça n’a jamais pu marcher. Mais nous pouvons quand même maintenant nous dire bonjour ».

C’est toute une intrigue basée sur de subtils rapports de forces qui se déroule à travers ce récit. L. présente des com- portements significatifs de sa position intermédiaire au sein du changement social. Du niveau du Baccalauréat, il a des préoc- cupations scientistes bien qu’il fasse la fête de l’or dans son village pour accéder à des positions-clefs de la hiérarchie tradi- tionnelle en passant du statut d’adolescent à celui d’adulte. Le fait que sa future femme s’intéresse à un ouvrage de gynécolo- gie est perçu comme un facteur positif ; de même son passage au séminaire est un atout essentiel en sa faveur auprès de sa belle-famille, car il est alors censé avoir reçu une éducation et un savoir modernes.

Il semble en même temps que les différents incidents du récit - la rencontre à partir du prêt d’un livre. l’accident de voiture, la brouille avec l’ancienne amie protectrice et entremetteuse - soient expliqués à deux niveaux. Le sens premier se- rait doublé d’un autre au niveau d’une réalité non perceptible matériellement. A partir de là on peut se demander si Madame A. qui a bien voulu aider L. ne serait pas en même temps la responsable de l’accident dont elle a été pourtant elle-même victime- preuve de son échec partiel - puisqu’elle désirait aussi faire épouser sa fille par L.

(1) Pardonner : sens ambigu, car veut dire aussi demander pardon.