supplément le monde des livres 2012.06.29

10
Luc Boltanski, un lauréat sous le tilleul de Pétrarque prière d’insérer Laurence Sterne chamboule tout La nouvelle édition en poche de « Tristram Shandy », géniale bouffonnerie de 1759, est un événement Jean Birnbaum Roger-Pol Droit V ous arrivez en plein dra- me. Les premières lignes de cet article viennent en effet de disparaître à jamais, à la suite d’une manœuvre malencon- treuse. La chose est d’autant plus fâcheuse qu’il s’agissait d’une intro- duction superbe à tous points de vue. Ce que vous êtes en train de lire, c’est donc déjà, malgré les apparences, le troisième paragraphe et, au train où vont les choses, si nous voulons avan- cer, il devient urgent d’entrer dans le vif du sujet avant que la place ne man- que. Rendez-vous compte : déjà près de 500 signes, trente-deux secondes de lecture et… vous ne savez même pas de quoi il est question. Il serait temps de s’y mettre, sinon vous allez dire que les critiques se croient tout permis et, là, on bifurquerait encore vers un autre sujet. Le sujet, donc – si toutefois on peut s’exprimer ainsi, mais il vaut mieux ne pas soulever ce problème à cet endroit –, c’est le texte le plus fou de la littérature européenne : La Vie et les opinions de Tristram Shandy, gentle- man, de Laurence Sterne, publié en neuf petits volumes, à York, de 1759 à 1767. Cette œuvre interminable et irré- sistible est un séisme littéraire, un gigantesque tremblement de texte. Car Sterne (1713-1768) – qui fut à la fois prêtre anglican, disciple de John Loc- ke, époux d’une malade mentale, tuberculeux et homme de belle humeur –, dès lors qu’il a de l’encre et du papier, ne s’interdit rien. Vraiment rien : placer l’introduc- tion au milieu du livre, inverser des chapitres, en supprimer, perdre des feuilles, interpeller le lecteur, se plain- dre de la migraine, multiplier détours, méandres, incidentes, insérer un des- sin, inventer des signes typographi- ques, noircir certaines pages, chercher ce qu’ont bien pu faire les personna- ges pendant que l’auteur et le lecteur étaient embarqués dans une longue digression… Rabelais et Swift avaient ouvert la voie à ces jeux infinis. Bien d’autres, après Sterne, vont s’y retrou- ver ou s’y perdre, depuis Diderot, l’un des premiers grands shandiens – Jac- ques le Fataliste (vers 1780) doit beau- coup à Tristram –, jusqu’aux nom- breux shandiens contemporains, où l’on reconnaît notamment Virginia Woolf, James Joyce, Jack Kerouac, Italo Calvino ou Thomas Pynchon. Toutefois, ce qui rend Sterne insur- passable, c’est son allégresse, et l’extra- ordinaire addiction qu’elle suscite. Nietzsche, évidemment, ne s’y est pas trompé. Dans Humain trop humain (1878), il voit en lui « l’écrivain le plus libre de tous les temps » à côté de qui « tous les autres paraissent guindés, sans finesse ». La fine oreille du philo- sophe discerne, derrière les éclats du style, « la mélodie infinie » naissant du déplacement des lignes, des télesco- pages profondeur-bouffonnerie, de l’« âme d’écureuil » de Sterne, bondis- sant d’une idée et d’une émotion à une autre. Evidemment, vous vous impatien- tez. Tout cela est bel et bon, mais de quoi donc parle ce livre ? Ne vous l’a-t-on pas dit ? De la vie et des opi- nions de Tristram Shandy. C’est lui le narrateur, retraçant l’histoire de sa vie, mais depuis sa conception, instant fati- dique où son père, à la seconde cru- ciale de la procréation, entendit son austère épouse demander : « Dites-moi mon cher, n’avez-vous pas oublié de remonter l’horloge ? » Cette interroga- tion mal placée va provoquer un cata- clysme génétique dont Tristram, qui naît seulement quelques centaines de pages plus loin, ne se remettra pas. Il faut préciser, à l’usage de ceux qui n’auraient jamais plongé dans ce grand bain, que le père de Tristram, érudit amateur, entretient deux obses- sions savantes : le rôle du nez dans l’his- toire (si jamais il est plat, c’est signe d’une existence funeste) et un mépris violent pour le prénom Tristram. Si vous tenez à savoir par quelle ruse à peine croyable un enfant déjà marqué par le destin, conçu dans le trouble et le désarroi, finira par avoir le nez plat, et par recevoir le prénom le plus honni par son géniteur, il faut entrer dans le jeu – sachant que l’intri- gue n’est qu’un prétexte. Le vrai bon- heur est de la voir s’estomper à me- sure qu’on avance. D’ailleurs, quand s’achève le premier millier de pages de son autobiographie, Tristram n’a en- core que 3 ans… Cette nouvelle édition française est d’un genre inédit. On avait jusqu’à pré- sent sous la main la traduction de Charles Mauron – publiée en 1946, reprise en 10/18 en 1975, en GF en 1999 –, à laquelle on fait parfois grief d’une royale ternitude, aux antipo- des de la version étincelante de Guy Jouvet (publiée de 1998 à 2004 aux éditions… Tristram), qu’une hypershan- ditude incite peut-être à en faire trop. Ici, on trouvera la traduction d’Alfred Hédouin, disparue depuis le milieu du XIX e siècle, révisée (la folle ponctua- tion de Sterne a été rétablie). Le résul- tat est plaisant, mais va ranimer quel- ques guerres picrocholines. Le bas de la feuille approchant fâcheusement, voyez ce qui vous reste à faire. Laissez ces querelles. Mettez simplement ce récit sans pareil dans vos bagages. Trouvez une île déserte. Vous avez échappé au drame. La grande comédie peut commencer. p 8 aLe feuilleton Eric Chevillard embarque avec Jonathan Miles A Montpellier, dans la cour du rectorat, trône un tilleul centenaire dont les responsabilités, comme les ramures, vont croissant d’année en année. Jusqu’ici, entre autres missions pédagogiques, l’arbre avait pour charge d’accueillir les Rencontres de Pétrarque : sous son égide, des intellectuels et des personnalités politiques se retrouvent chaque été, à l’invitation de France Culture et du Monde, pour explorer, cinq jours durant, une question d’actualité. Désormais, il devra également abriter sous son ombre le lauréat d’un nouveau prix littéraire. Celui-ci, baptisé prix Pétrarque de l’essai France Culture/Le Monde, couronne un livre qui éclaire d’une lumière inédite les enjeux démocratiques contemporains. Pour inaugurer cette distinction, le dernier ouvrage de Luc Boltanski s’est imposé au jury. Publié dans la collection « NRF Essais », chez Gallimard, Enigmes et complots est une formidable enquête, où le sociologue met ses pas dans ceux de Sherlock Holmes pour décrire les soupçons et les troubles paranoïaques qui minent nos Etats modernes (« Le Monde des livres » du 17 février). Conjuguant rigueur intellectuelle et parole engagée, cet ouvrage s’inscrit à la perfection aussi bien dans l’itinéraire de Boltanski que dans l’esprit « Pétrarque ». Le 16 juillet, Luc Boltanski prononcera donc la leçon inaugurale des prochaines Rencontres, donnant ainsi le coup d’envoi d’une semaine de débats sur le thème « Notre avenir est-il démocratique ? ». Mais il se sera d’abord vu remettre son prix, devant le public fidèle, nombreux, exigeant, de ces Rencontres et, bien sûr, sous le feuillage tutélaire de notre bon vieux tilleul. p Retrouvez Luc Boltanski sur France Culture, dans l’émission « Du grain à moudre », jeudi 28 juin, de 18 h 20 à 19 heures. 6 aHistoire d’un livre L’Institution en négation, de Franco Basaglia Jean-Noël Pancrazi La Montagne « Un livre court, noir, brûlant, terrible. » Bernard Pivot, Le Journal du Dimanche « Un style d’une poignante beauté. Un grand livre. » Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur présente récit C. Hélie © Gallimard Prix Méditerranée Prix Marcel Pagnol 4 aLittérature étrangère António Lobo Antunes dans la tête d’un autiste 7 aEssais Jean Favier arpente le Paris des marchands médiévaux 10 aRencontre Irvin Yalom, conteur de psychothérapies 23 Dossier aHannah Arendt, philosophe d’action Analyse, comptes-rendus et entretien avec Bérénice Levet 9 aEnquête Best-sellers, anges et voyous de Seine- Saint-Denis 5 aLittérature française L’hommage à ses maîtres d’Ivan Alechine Ce qui rend cet écrivain insurpassable, c’est son allégresse, et l’addiction qu’elle suscite La Vie et les opinions de Tristram Shandy, gentleman, de Laurence Sterne, traduit de l’anglais par Alfred Hédouin, révisé et édité par Alexis Tadié, Folio « Classique », 1 056 p., 11,50 ¤. RONALD CURCHOD Cahier du « Monde » N˚ 20976 daté Vendredi 29 juin 2012 - Ne peut être vendu séparément

Upload: oblomov-20

Post on 24-Jul-2015

252 views

Category:

Documents


2 download

TRANSCRIPT

Page 1: Supplément Le Monde des livres 2012.06.29

LucBoltanski,unlauréatsousletilleuldePétrarque

p r i è r e d ’ i n s é r e rLaurenceSternechamboule toutLanouvelle éditionenpochede«TristramShandy»,génialebouffonneriede 1759, estunévénement

Jean Birnbaum

Roger-PolDroit

Vous arrivez en plein dra-me. Lespremières lignesde cet article viennenten effet de disparaître àjamais, à la suite d’unemanœuvre malencon-

treuse. La chose est d’autant plusfâcheuse qu’il s’agissait d’une intro-duction superbe à tous points de vue.Ce que vous êtes en train de lire, c’estdonc déjà, malgré les apparences, letroisième paragraphe et, au train oùvont les choses, si nous voulons avan-cer, il devient urgent d’entrer dans levif dusujet avantque laplaceneman-que. Rendez-vous compte: déjà prèsde 500 signes, trente-deux secondesdelectureet…vousnesavezmêmepasde quoi il est question. Il serait tempsdes’ymettre,sinonvousallezdirequeles critiques se croient tout permis et,là, on bifurquerait encore vers unautre sujet.

Le sujet, donc – si toutefois on peuts’exprimer ainsi, mais il vaut mieuxne pas soulever ce problème à cetendroit –, c’est le texte leplus foude lalittérature européenne: La Vie et lesopinions de Tristram Shandy, gentle-man, de Laurence Sterne, publié enneuf petits volumes, à York, de 1759 à1767.Cetteœuvre interminableet irré-sistible est un séisme littéraire, ungigantesque tremblement de texte.Car Sterne (1713-1768) – qui fut à la foisprêtre anglican, disciple de John Loc-ke, époux d’une malade mentale,tuberculeux et homme de bellehumeur –, dès lors qu’il a de l’encre etdupapier, ne s’interdit rien.

Vraiment rien : placer l’introduc-tion au milieu du livre, inverser deschapitres, en supprimer, perdre desfeuilles, interpeller le lecteur, se plain-drede lamigraine,multiplierdétours,méandres, incidentes, insérer un des-sin, inventer des signes typographi-ques,noircir certainespages, chercher

ce qu’ont bien pu faire les personna-ges pendant que l’auteur et le lecteurétaient embarqués dans une longuedigression… Rabelais et Swift avaientouvert la voie à ces jeux infinis. Biend’autres, après Sterne, vont s’y retrou-ver ou s’y perdre, depuis Diderot, l’undes premiers grands shandiens – Jac-ques le Fataliste (vers 1780) doit beau-coup à Tristram –, jusqu’aux nom-breux shandiens contemporains, oùl’on reconnaît notamment VirginiaWoolf, James Joyce, JackKerouac, ItaloCalvinoouThomasPynchon.

Toutefois, ce qui rend Sterne insur-passable,c’estsonallégresse,et l’extra-ordinaire addiction qu’elle suscite.Nietzsche, évidemment, ne s’y est pastrompé. Dans Humain trop humain(1878), il voit en lui « l’écrivain le pluslibre de tous les temps» à côté de qui« tous les autres paraissent guindés,sans finesse». La fine oreille du philo-sophe discerne, derrière les éclats dustyle,« lamélodie infinie»naissantdudéplacement des lignes, des télesco-pages profondeur-bouffonnerie, de

l’«âme d’écureuil» de Sterne, bondis-santd’uneidéeetd’uneémotionàuneautre.

Evidemment, vous vous impatien-tez. Tout cela est bel et bon, mais dequoi donc parle ce livre ? Ne vousl’a-t-on pas dit? De la vie et des opi-nions de Tristram Shandy. C’est lui lenarrateur,retraçantl’histoiredesavie,maisdepuissaconception,instantfati-dique où son père, à la seconde cru-ciale de la procréation, entendit sonaustèreépousedemander:«Dites-moimon cher, n’avez-vous pas oublié deremonter l’horloge?» Cette interroga-tionmal placée va provoquer un cata-clysme génétique dont Tristram, quinaît seulement quelques centaines depages plus loin, ne se remettra pas. Il

faut préciser, à l’usage de ceux quin’auraient jamais plongé dans cegrand bain, que le père de Tristram,éruditamateur,entretientdeuxobses-sionssavantes:lerôledunezdansl’his-toire (si jamais il est plat, c’est signed’une existence funeste) et unméprisviolentpour le prénomTristram.

Si vous tenez à savoir par quelleruse à peine croyable un enfant déjàmarqué par le destin, conçu dans letrouble et le désarroi, finira par avoirlenezplat, etpar recevoir leprénomleplus honni par son géniteur, il fautentrerdans le jeu– sachantque l’intri-gue n’est qu’un prétexte. Le vrai bon-heur est de la voir s’estomper à me-sure qu’on avance. D’ailleurs, quands’achèvelepremiermillierdepagesdeson autobiographie, Tristram n’a en-core que 3 ans…

Cettenouvelle édition française estd’ungenreinédit.Onavait jusqu’àpré-sent sous la main la traduction deCharles Mauron – publiée en 1946,repriseen 10/18 en 1975, enGFen 1999–, à laquelle on fait parfois grief d’une

royale ternitude, aux antipo-des de la version étincelantede Guy Jouvet (publiée de1998 à 2004 aux éditions…Tristram),qu’unehypershan-ditude incite peut-être à enfaire trop. Ici, on trouvera latraductiond’AlfredHédouin,disparue depuis le milieu du

XIXe siècle, révisée (la folle ponctua-tion de Sterne a été rétablie). Le résul-tat est plaisant,mais va ranimer quel-ques guerrespicrocholines.

Le bas de la feuille approchantfâcheusement,voyezcequivousresteà faire. Laissez ces querelles. Mettezsimplement ce récit sans pareil dansvos bagages. Trouvez une île déserte.Vous avez échappé au drame. Lagrande comédiepeut commencer.p

8aLe feuilletonEric Chevillardembarque avecJonathanMiles

AMontpellier, dans la cour du rectorat, trône untilleul centenaire dont les responsabilités, commeles ramures, vont croissant d’année en année.

Jusqu’ici, entre autresmissions pédagogiques, l’arbreavait pour charge d’accueillir les Rencontres dePétrarque: sous son égide, des intellectuels et despersonnalités politiques se retrouvent chaque été,à l’invitation de France Culture et duMonde, pourexplorer, cinq jours durant, une questiond’actualité.Désormais, il devra également abriter sous sonombrele lauréat d’unnouveauprix littéraire. Celui-ci, baptiséprix Pétrarque de l’essai France Culture/LeMonde,couronneun livre qui éclaire d’une lumière inéditeles enjeuxdémocratiques contemporains.

Pour inaugurer cette distinction, le dernier ouvragede LucBoltanski s’est imposé au jury. Publié dans lacollection «NRF Essais», chezGallimard, Enigmes etcomplots est une formidable enquête, où le sociologuemet ses pas dans ceuxde SherlockHolmes pour décrireles soupçons et les troubles paranoïaques quiminentnos Etatsmodernes («LeMondedes livres» du17février). Conjuguant rigueur intellectuelle et paroleengagée, cet ouvrage s’inscrit à la perfection aussi biendans l’itinéraire de Boltanski que dans l’esprit«Pétrarque». Le 16juillet, Luc Boltanski prononcera doncla leçon inaugurale des prochaines Rencontres, donnantainsi le coup d’envoi d’une semaine de débats sur lethème«Notre avenir est-il démocratique?».Mais il sesera d’abord vu remettre sonprix, devant le publicfidèle, nombreux, exigeant, de ces Rencontres et, biensûr, sous le feuillage tutélaire denotre bonvieux tilleul.p

RetrouvezLucBoltanskisur FranceCulture, dans l’émission«Dugrainàmoudre», jeudi 28juin,de 18h20à 19heures.

6aHistoired’un livreL’Institution ennégation, deFranco Basaglia

Jean-Noël Pancrazi

La Montagne« Un livre court, noir, brûlant, terrible. »Bernard Pivot, Le Journal du Dimanche

« Un style d’une poignante beauté. Un grand livre. »Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur

présente

récit

C.H

élie

©Gallim

ard

Prix MéditerranéePrix Marcel Pagnol

4aLittératureétrangèreAntónio LoboAntunes dans latête d’un autiste

7aEssaisJean Favierarpente le Parisdes marchandsmédiévaux

10aRencontreIrvin Yalom,conteur depsychothérapies

2 3DossieraHannahArendt,philosophed’actionAnalyse,comptes-renduset entretien avecBérénice Levet

9aEnquêteBest-sellers,anges et voyousde Seine-Saint-Denis

5aLittératurefrançaiseL’hommage àses maîtresd’Ivan Alechine

Ce qui rend cet écrivaininsurpassable, c’est sonallégresse, et l’addictionqu’elle suscite

LaVie et les opinionsdeTristramShandy, gentleman,de Laurence Sterne,traduit de l’anglais parAlfredHédouin, révisé et éditéparAlexis Tadié, Folio «Classique»,1056p., 11,50¤.

RONALD CURCHOD

Cahier du «Monde »N˚ 20976 datéVendredi 29 juin 2012 - Nepeut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2012.06.29

La«banalitédumal»,nouvelexamencritiqueLejuristeClaudeKleinreprendl’analysedutexte leplusconnuetlepluscontroverséd’Arendt

c o m p t e - r e n d u

a n a l y s e

Peu de textes de circonstan-ce ont laissé une trace aus-si durable qu’Eichmann àJérusalem. Rapport sur la

banalité du mal. Rédigé par Han-nah Arendt quelques semainesaprès la pendaison de l’organisa-teur de la « solution finale» enmai1962, et paru d’abord en sériedans l’hebdomadaire américainThe New Yorker, l’ouvrage déclen-cha dès sa sortie en livre, en 1963,une violente controverse qui n’acessé de se poursuivre, s’apaisantou se ranimant au gré des soubre-sauts de lamémoiredu génocide.

Le juriste Claude Klein, anciendoyen de la faculté de droit del’université hébraïque de Jérusa-lem, propose une très bonne ana-lyse de tous les aspects, notam-ment juridiques, de ce procèsexceptionnel.Unrecueil trèsdocu-menté aussi puisque, sur le seullivre d’Arendt, l’auteur rappellequ’en 2000 on comptait déjà unbonmillier d’ouvrages et d’essais,dont il résume les plus mar-quants. C’est aussi l’Eichmannd’Arendt, traduitdès 1966enfran-çais,autrementditavantLesOrigi-nes du totalitarisme (1972-1982),qui a fait connaître celle-ci dansl’Hexagone.La réceptionde laphi-losophes’enestbiensûrressentie.

Dans la troisième partie de sonessai,ClaudeKleinajoutesacontri-

bution à cette pile déjà haute, endiscutant de façon critique lavision arendtienne du procès ducriminel nazi. Globalement, il serange du côté de ses adversaires.Commeeux, il reprocheà laphilo-sophe d’avoir soulevé avec bruta-lité, et sansnuances, unequestionqui n’était pas au centre desdébats: celle du rôle des Judenräte(conseils juifs) formés par lesnazis pour canaliser les popula-tionspromises à l’extermination.

Sur ce point, il est vrai, la thèsed’Arendt, selon laquelle le refuspar les juifs de s’organiser et deconstituer les Judenräte auraitpeut-êtrediminuélebilandugéno-cide, demeure une pure et simple

spéculationet relève,comme Claude Kleina raison de le souli-gner, de l’«histoireavecdes “si”».

L’auteur portecependant au créditd’Arendt de n’avoirjamais contesté ni lalégitimité des débats

ni l’exécution de la sentence(contrairement au philosopheMartin Buber). Elle le dira claire-ment à son maître, le philosopheallemand Karl Jaspers, qui pen-chait plutôt pour une juridictioninternationale.

Comme Gershom Scholem,ClaudeKleinconsidèreletonironi-que et sarcastique qu’elle adoptedans ce texte incandescent com-medéplacé. Aveugléepar sahainecontre Ben Gourion, le premier

ministre israélien, qu’elle auraitreportée sur le procureur GideonHausner, Arendt est surtout accu-séed’avoirpréféré ranger la crimi-nalité d’Eichmann sous la catégo-rie de «crime contre l’humanité»et non de «crime contre le peuplejuif» (chef d’accusation retenu àJérusalem), tout en reconnaissantle droit d’Israël à faire justice en lamatière.

Cohérence conceptuelleSelon Claude Klein, le réveil de

lamémoire juive dugénocide, à lafindes années 1970, aurait finipardonnerraisonauxjuges israélienscontre Arendt, dans la mesure oùse serait imposée l’idée que seulslesjuifsétaientvisésparuneexter-mination totale.

Or il n’est pas certain que lebalancierne soitpas ànouveauentrain de repartir dans l’autre sens,redonnantpeut-êtredu lustreauxconceptions arendtiennes. Ainsi,récemment, l’historien américainTimothy Snyder, dans Terres desang (Gallimard, «Le Monde deslivres» du 27avril), a-t-il articuléles crimes nazis et les massacressystématiques perpétrés parl’URSSdeStaline.L’idéedelasingu-laritéde la Shoahperddoncànou-veaude son évidence.

Claude Klein se rebiffe, aprèsd’autres, face à l’imprécision de lanotion de «banalité du mal »qu’Arendt a découverte à la suited’une discussion avec son ancienmari, le philosophe GüntherAnders. Klein estime qu’à la lectu-

re des expertises psychiatriques,ainsiquedesdiversesversionsdesautobiographies écrites par Eich-mannlui-même, leportrait leplusréaliste de l’accusé est non celuid’un « falot», «dépourvu de pen-sée», comme l’écrit Arendt, maisd’un bureaucrate hors pair, ambi-tieux et authentiquement péné-tré de laWeltanschauung («visiondumonde») nazie.

C’est peut-être méconnaître laprofonde cohérence conceptuelled’Arendt. Le livre qui précède levoyage à Jérusalem de 1961 n’esten effet pas Les Origines du tota-litarisme (1951), mais Conditionde l’homme moderne (1958), quinous éclaire par contraste sur cequ’Arendt entend par «banalité».Il fautyvoir lecontrepointde l’hé-roïsme.Lehéros,celuidel’Antiqui-té, dont le prototype est Achille,saitsortirdelui-même.Il transpor-te ses exploits dans le domainepublic qu’il accroît du mêmecoup. Il parle autant qu’il se bat.Eichmann, lui, neparlepasoubal-butie la«grotesque»phraséologienazie jusqu’au pied de la potence,il complote, il aime le secret.

S’il ne «pense» pas, c’est qu’il atransformé sa pensée en monoli-the. Alors que le courage est pourArendt la vertu politique parexcellence, tournéevers lemondeet vers les autres, Eichmann sefige dans son égoïsme. Plus qu’unhomme ordinaire, Eichmannreste donc un «banal» antihéros.Aux actesmonstrueux.p

N.W.

Parcours

NicolasWeill

Ce qu’il y a de singulier dans lalongueredécouverteenFran-ce de la philosophe alleman-de puis américaine HannahArendt (1906-1975), c’est quechaque étape de ces retrou-

vailles tardivesparaît précéder ou accom-pagneruntempsfortdenotrevie intellec-tuelle la plus présente. Retrouvailles toutd’abord parce que, comme d’autres fugi-tifs juifs ayant quitté l’Allemagnenazie etdontelle futproche (WalterBenjamin,parexemple), la première station de son exilfut Paris, où elle demeura de 1933 à 1941,avant departir dans des conditions extrê-mement précaires pour les Etats-Unis. Là,à l’instar d’un autre exilé, Siegfried Kra-cauer, elle fit le choix de vivre et d’écrireen anglais, de sorte que la plupart de sesgrands livres de maturité ont été rédigésdans cette langue.

Toutefois, comme lemontre Conditionde l’homme moderne (1958) aujourd’huirééditéparGallimardcommetexteprinci-pal du «Quarto» L’Humaine condition,jamaisellen’auracesséd’abreuversapen-sée aux sources allemandes, grecques etlatines,àcommencerparlaphénoménolo-gie d’Edmund Husserl, la théologie desaint Augustin et la philosophie de Karl

Jaspersainsiquedeceluiqui futuntempsson amant,MartinHeidegger.Mieux, sonentreprise intellectuelle peut apparaître,à bien des égards, comme une extensionde la phénoménologie à la philosophiepolitique.

HannahArendtestdoncdemeuréeuneEuropéenne, aussi admirative qu’elle aitétédelarévolutionetdufédéralismeamé-ricain, qu’elle oppose souvent à la Révolu-tion française. D’où l’impression de fami-liarité que suscite le vivier théorique decette polyglotte où surgissent de nom-breuses références françaises qui lui sontcontemporaines (Jean-Pierre Vernant,Alain Touraine, Georges Friedmann, JulesVuillemin, etc.).

Traduitset éditéspour l’essentielàpar-tir des années 1960 dans la collection«Libertéde l’esprit»dirigéeparRaymondAron chez Calmann-Lévy, les textesd’Arendt, malgré leur caractère inclassa-ble, semblaient plutôt trouver une placedans une bibliothèque libérale et conser-vatrice. Arendt fut ainsi abordée etconnue surtout à partir de ses réflexionssur les Origines du totalitarisme (1951).Militante sioniste dans sa jeunesse, maistrès critique vis-à-vis de la politique del’Etat d’Israël, elle prit ses distances aveccesquestionsaprès 1948pourn’y revenir,sur un mode spectaculaire, qu’au débutdes années 1960, par son très controverséEichmann à Jérusalem. Rapport sur labanalité dumal.

De laprofondeurdece lien témoigne la

compilation de ses Ecrits juifs rassemblésen2011etéditésparFayard, incluant,dansune traduction de Sylvie Courtine-Dena-my, les articles qu’Arendt, toujours atten-tive aumonde tel qu’il allait etmodèle dejournalisme, livra dans les années 1940 àla revue de l’émigration allemande auxEtats-UnisAufbau.

Paradoxalement, le réveil d’unemémoire juive et non juive de la Shoah, àla findesannées 1970,mit les conceptionsd’Arendt, très critique vis-à-vis de l’atti-tude des dirigeants juifs et dont la chargese voulait avant tout politique, quelquepeu en porte à faux avec l’attention nou-velle portée aux victimes du génocide. Demême que l’effacement relatif du para-digme antitotalitaire, à la suite de l’effon-drement du communisme dans lesannées 1990,auraitpucantonner l’auteurdes Origines… au rôle de pionnier théori-que d’autrefois légèrement dépassé parles bouleversements du contexte histori-que.

Ce serait sans compter avec l’autre par-tie de l’œuvre arendtienne, qui nous estrestituée grâce à ce «Quarto». Il com-prend, aux côtés de textes inspirés par lapolitique américaine de son époque, l’undes écrits les plus purement philosophi-ques d’Hannah Arendt, Condition del’hommemoderne (connudans saversionallemande sous le titre mieux adapté deVita activa). Certes, comme le rappellel’éditeur du volume, Philippe Raynaud,dans la préface,HannahArendt se voulait

«écrivain politique» et non philosophe.Pourtant, ces pages, par leur acuité, leurdiscussion serrée de la tradition philoso-phique des Grecs à Descartes, restituentuneArendtdont lapenséen’estpas seule-ment liée aux circonstances mais qui aproduitaussiundesgrandslivresdephilo-sophie politique, discipline qu’elle esti-maitmenacée.

Il s’agitmoinscette foisdepenser l’évé-nementou les horreursdu«siècle de fer»(nazismeoucommunisme)quededéfinirla cassure d’où est issue la modernité.Modernitédécriteendestermesquasitoc-quevilliens, livrée à la consommationani-malesansbutni fin, soit affectéed’unmalautreque lamaladie totalitaire.

Dans Condition de l’homme moderne,Hannah Arendt met en place une hié-rarchie de concepts – travail, œuvre,action – qui lui permet d’analyser unretournement typique, selon elle, de lamodernité. Au sommet se situe l’action.Avant tout politique, l’action permet lacréation d’un monde commun, un do-mainepublicoùl’hommedépasseleconfi-nement biologique de la famille et l’iso-lement du soi. L’existence de ce mondecommunest laconditiondenotrerelationau réel.

L’action nous met par ailleurs en rela-tion avec la pluralité humaine qui, selonArendt,estnotreseulevoied’accèsà laréa-lité infinie dumonde. Tant il est vrai quenous n’éprouvons celui-ci comme vraique parce que d’autres l’éprouvent avecnous. Contre la tradition platoniciennequi privilégie la vie contemplative, à la«vita activa», Arendt pense que l’actionest le seul remède à l’«acosmisme»,c’est-à-dire au refus dumonde.

L’œuvre, en revanche, se distingue del’actionparsoncaractèrefinietprévisible.Homo faber, l’artisan, produit certes unmonded’objets extérieurs dont la durabi-lité contraste avec la brièveté de l’exis-tence. Mais parce qu’il évolue dans unespace exclusivement concentré surl’adaptation des moyens et de la fin, ilengendreunmonde fondé sur l’utilitaris-me, l’efficacité et politiquement dominépar l’expertise. Quant au travail, il ravalel’hommeàsesbesoinsvitaux.Danssacriti-que savante de Marx se profile l’horreurque suscite chez Arendt la perspectived’unmondehumain entièrement «socia-lisé»,oùrienn’échappeàlavieréduiteà lareproductionmécaniquedes désirs et desbesoins aussi vite effacés que suscités, cequ’Arendt appelle le triomphe de l’«ani-mal laborans».

Dans la société de masse contempo-raine de plus en plus apolitique la hié-rarchie s’inverse. L’homme le plus priséest le travailleur, tandis que l’action estméprisée. Le privé l’emporte sur lepublic, la nature sur l’humanité et la cité.Sans utiliser le terme de «biopolitique»,popularisé plus tard parMichel Foucaultdans ses cours duCollègede France,Han-nah Arendt voit dans la modernité unprocessus inquiétant de naturalisationdu social. L’heure est à l’activisme et aupragmatisme, le faire caricature l’agir.Cette évolution n’a d’ailleurs guère pro-fité aux philosophes, dont elle constatel’abaissement.

Il s’agitmoins de penserl’événement oules horreurs du «sièclede fer» (nazisme oucommunisme) que dedéfinir la cassure d’oùest issue lamodernité

Dossier

Le casEichmann.Vude Jérusalem,deClaudeKlein,Gallimard,«La Suite destemps»,272p., 21,90¤.

Larééditiondequatreouvragesdanslacollection«Quarto»permetd’apprécier l’actualitéd’unethéoricienneinquiètedelamodernité,désireusederéconcilier lapenséeet lemonde

HannahArendt,philosophed’action

1906HannahArendtnaît àHanovre.

1924-1933Elle étudie la philo-sophie et devient l’élèvedeMartinHeidegger, EdmundHusserl et Karl Jaspers.

1933Fuyant lenazisme, ellegagne la France.

1941Elle parvient à émigrerauxEtats-Unis.

1951Elle obtient lanationalitéaméricaine, publie LesOriginesdu totalitarisme (Seuil, 1972-1982)et entameune carrière d’ensei-gnante en sciences politiques.

1958Conditionde l’hommemoderne (Calmann-Lévy, 1961).

1961-1962Elle couvrepour leNewYorker le procès du criminelnaziAdolf Eichmann.

1963Eichmannà Jérusalem.Rapport sur la banalité dumal(Gallimard, 1966).

1975Ellemeurt àNewYork.

2 0123Vendredi 29 juin 2012

Page 3: Supplément Le Monde des livres 2012.06.29

e n t r e t i e n

On retrouve dans ce pessimisme deséchos de la célèbre condamnation de latechnique par Heidegger et de l’inquié-tude du fondateur de la phénoménolo-gie, Husserl, face à la crise des scienceseuropéennes de moins en moins préoc-cupéesde fonder leur incontestableréus-site surdusens.ChezArendtaussi ladéri-vede lamodernités’expliquepar l’histoi-re même de ces sciences, dont elle a uneconnaissance précise. Le malheur del’hommemoderne tiendrait en effet à ceque, depuis l’invention du télescope, ilsitue la perspective de son savoir physi-que, astronomique,etc., nonplus àpartirde la Terre, mais du point de vue deSirius!

Ce détachement de la science et de nosperceptions coïncide avec le doute carté-

sienauXVIIesiècle, et c’est depuis lors quela seulecertitudeest censéevenirdenotreseule intériorité. Si cette méfiance

vis-à-vis de la scien-ce peut agacer, ceserait une erreur d’yvoir un quelconqueaccès de «misolo-gie» (haine de la rai-son).Toutaucontrai-re : de même queSimone Weil, dontHannah Arendt fré-quente les textes les

moins accessibles, prônait un retour à lascience des Grecs, de même HannahArendtveutunescienceetunepenséequiretrouvent le «souci dumonde».

Antérieur à la révolution informati-

que et aux préoccupations écologiquesmais déjàmarqué par les désillusions duprogrèspropreàuneère industriellerévo-lue, taraudé par les capacités destructri-ces de l’atome, le prologue de Conditiondel’hommemoderne lançaitunappel :«Ilse pourrait que nous ne soyons plusjamais capables de comprendre,c’est-à-dire de penser ou d’exprimer, leschosesquenoussommescapablesde faire(…). S’il s’avérait que le savoir (au sensmoderne de savoir-faire) et la pensée sontséparés pour de bon, nous serions bienalors les jouets et les esclaves (…) de nosconnaissancespratiques,créaturesécerve-léesà lamercidetous lesenginstechnique-ment possibles, si meurtriers soient-ils. »Cetappel à retrouver le réel est toujoursàentendre.p

Contre Strauss…Leo Strauss etHannahArendtnes’aimaientpas,malgré leur com-munautéde destin d’exilés juifsallemandsaux Etats-Unis et leurcommuneadmirationdésoléepourMartinHeidegger. Pourtant,entre Strauss, théoricien libéralinspirateurphilosophiquedesnéoconservateurs, et Arendtqui,tout en se refusant d’être socia-liste, fut unedes références de lanouvelle gauche, plusd’un soucicommunsemanifeste.Ainsipartagent-ils lamêmepréoc-cupation face audéclinde la philo-

sophiepolitique et croient-ils àl’importancedu retour, ou dudétour, par lesGrecs et la tradi-tion antiquepour comprendrenotremodernité.Une approcheutile et tout ennuancesde deuxclassiques.pN.W.aFin de la philosophie politique?HannahArendt contre Leo Strauss,de CaroleWidmaier,CNRS éd., 316p., 25,35¤.

…avec LévinasPasdepensée sans expérienceper-sonnelle,HannahArendt en étaitconvaincue. L’expérienceperson-nelle du régimenazi, elle l’a parta-gée avec Emmanuel Lévinas, pri-sonnierde guerre enAllemagnequandelle parvenait, en 1941, às’exiler aux Etats-Unis.Beaucoupde choses rapprochentles deuxphilosophes, nés en 1906respectivementenAllemagne etenLituanie, de confession juive etanciensélèves deMartinHeideg-ger. Commentont-ils chacunpensé la figurede l’hommeaprèsl’entreprised’«anéantissementde l’altérité» qu’était le nazisme?Quelles sont lesnormesmoralescapablesde distinguer l’humaindumonstrueux?AuroreMréjen

déploieune fine analysedes pis-tes offertes par leursœuvres res-pectives.Qu’on lira à la lumièrede cette affirmationde PrimoLevi: «Ils étaient faits de lamêmeétoffe quenous, c’étaient des êtreshumainsmoyens,moyennementintelligents, d’uneméchancetémoyenne: sauf exception, cen’étaientpas desmonstres, ilsavaientnotre visage.» p J.ClaLa Figure de l’homme.HannahArendt et Emmanuel Lévinas,d’AuroreMréjen, éd. du Palio,«Courants de pensée», 216p., 21 ¤.

Et aussi

Propos recueillis parJulie Clarini

En s’intéressant à la placequ’Hannah Arendt réservedans ses écrits à la littéra-ture et aux arts, la philoso-

pheBéréniceLevetabordedenom-breuses dimensions de l’œuvre decelle-ci. Son essai Le Musée imagi-naire d’Hannah Arendt (Stock,2011) a reçu le prix de philosophiepolitique Perreau-Saussine et leprixMontyon,décernéparl’Acadé-mie française.

Est-il étonnant qu’HannahArendt prenne, commevousl’écrivez, la littérature comme«béquille»?

Sa pensée s’élabore sans cessedans la confrontation avec lesœuvres d’art. Le poète, le roman-cier, le peintre sont des compa-gnonsde vie. Elle s’écarte ainsi desphilosophesdesonépoquequipri-vilégient les sciences sociales ethumaines, car ces sciences ne fontpeu droit à ce qui lui est le pluscher : l’imprévisibilité de l’êtrehumain,«l’enclaved’inattendusetdemétamorphoses» qu’est l’hom-me, comme dit René Char. Enoutre, la condition humaine nenousposepasdesquestionsqui serésolventà la façond’unproblèmemathématique.Et c’est encelaquel’œuvred’artestun instrumentdepensée, et non de connaissance.Elle ne nous apporte pas des solu-tions, elle nous soumetdespropo-sitions de sens et ne peut que«courtiser notre assentiment»,selon la belle formule de Kant. Ensorte que c’est au lecteur, in fine,qu’il revient de se risquer à juger,dedéciderducontenudevéritédel’œuvre.

Comment s’articulent chezArendt l’art et le politique?

Nul philosophe-roi chezArendt,mais des êtres doués d’uncœur intelligent qui sauront fairerempartauxabstractionsdévasta-trices. Lequel cœur intelligent seforme précisément dans la fré-quentation des œuvres d’art. Enoutre, selon elle, pour souhaiterprendredes responsabilitéspoliti-ques, il fautaimerlemonde.«C’estl’amourdumondequi nous donneune tournure d’esprit politique»,dit-elle.Qu’est-cequeçaveutdire?Qu’ennaissant nous entrons dansunmonde qui était là avant nouset qui est appelé à durer aprèsnous. En sorte que, pour êtreouvert à la responsabilité politi-que, il faut se tenirpour l’obligédece monde. Or les œuvres d’art ensont les témoins les plus reculés;

c’est par elles que le fil des généra-tions se tisse et se dévide. Il fautdonc transmettre lemonde à l’en-fant, lui apprendre à l’aimer, pourque demain il ait envie d’en pren-drelaresponsabilité.Nonpaspourle conserver tel qu’il l’a reçu maispour l’augmenter, l’enrichir.

Quepense-t-elle de la littératureengagée telle qu’elle est définiepar Sartre, pour qui la littératuren’a de légitimité qu’en semet-tant au service des opprimés?

On pourrait croire qu’Arendt,penseur politique, fut très favora-ble à la littérature engagée. Or,selon elle, le romancier, l’artiste,en tant que penseur de la condi-tion humaine, est évidemmentaux prises avec les questions quisont les nôtres, mais ne nous estutile que si la cause qu’il entendservir est celle de la vérité, cellede la réalité factuelle. Parcequ’Arendt est hantéepar la fragili-té des faits, qui ne peuvent comp-ter que sur ceux qui les raconte-rontetqui les légueront. Ilestdonccapital d’avoir pour seule passionla vérité. La vertu essentielle dupenseur, c’est la fidélité à ce quiest.Ellereprendlaformuled’Héro-dote: «Dire ce qui est tel qu’il est.»C’estpourquoi, à ses yeux,un écri-vain qui revendique un engage-ment pervertit ce que nous som-mes endroit d’attendrede lui.

Sa façonde penser l’œuvre com-me réconciliationne lamet-ellepas en porte à faux avec l’artmoderne et contemporain?

Oui, et en même temps on netrouve pas chez elle demanifesta-tion d’hostilité à l’égard de l’artmoderne. Elle a un véritable goûtpour le cubisme.Par ailleurs, elle aécritunetrèsbellelettreauphilolo-gue Hugo Friedrich où elle com-pare la méthode d’Heidegger àcelledePicasso:unefaçondes’ins-taller au cœur du réel et de ledéployer sous toutes ses facettes.

Ona parfois le sentiment que lesujet de votre livre estmoinsHannahArendt que notre rap-port auxœuvres d’art…

Pourquoi nous avons besoin dela littérature? La réponsed’Arendtest claire : c’est que l’étoffe danslaquelle le réel est taillé, la condi-tion humaine, ne peut être éclai-réequeparuneappréhensionnonconceptuelle. Après les totalita-rismeset leur tentativededéroberà l’humanité ses traits essentiels,les artistes sont comme des alliésdans la reconquêtede ce qui fait lafinitude de l’homme. Il est tempsd’imposerHannahArendtcommeun grand penseur de la conditionhumaine,d’où l’heureuxtitre,auxaccents de Montaigne, auteuraiméd’Arendt,donnéparPhilippeRaynaudau «Quarto». p

Dossier

L’HumaineCondition,d’HannahArendt,édité sous la directiondePhilippeRaynaud,multiples traducteursde l’anglais,Gallimard, «Quarto»,1056p., 26 ¤.

HannahArendt en 1964.HÉRITAGE IMAGES/LEEMAGE

«Ilestcapital,chezArendt,d’avoirpourpassionlavérité»L’intelligencedel’œuvre,«l’amourdumonde»,lafidélitéauréel:àtraverslefiltredel’art, laphilosopheBéréniceLevetarevisitélesconcepts-clésdel’Américaine

30123Vendredi 29 juin 2012

Page 4: Supplément Le Monde des livres 2012.06.29

Comme les fleursLe jardind’Olivia et JulianBird, entretenuavecun soin jaloux, est superbe. Leurs troisenfants aussi. Voici la famille réunie dans sabelle demeurepour la première fois depuislongtemps: John, l’aîné, revient tout justede ce que l’ondésignepudiquement com-me son «voyage à l’étranger» –un séjour enmaisonde repos après une dépression– etretrouve sa sœur, la jolie Sheena tout justefiancée, le petitMarkie, insupportablemaistellementmignon.Dans ses romansoù sonexquise cruautén’empêchepasune formed’empathie avec ses personnages, l’Irlan-daiseMollyKeane (1904-1996) excellait àdécrire la bonne société terriennedont elleétait issue. En voici unnouvel exemple avecce Fragiles serments (datantde 1935 et enfintraduit), où l’on s’enorgueillit de la beautédes êtres – commede celle des fleurs – sansse soucier de cequ’ils sont, et où l’onparlesans arrêt, à l’imagede lamerveilleusement

stupideOlivia, pour recouvrird’une chape deparoles ineptesla vérité de chacun, empêchanttout échangevéritable. Commesi cela pouvait suffire à tenir àdistance lemalheur, la folie etle chagrin. pRaphaëlle LeyrisaFragiles serments (Full House),deMollyKeane, traduit de l’anglais(Irlande) par Cécile Arnaud,Quai Voltaire, 288p., 21 ¤.

Afghans enmorceauxQuand jamais la guerrene s’arrête, qu’ellecrache, sur unmêmepays, des annéesdurant, ses bombes, ses soldats et ses scènesd’horreur, alors l’humain s’efface. Il n’enreste quedesmorceauxépars: c’est ce queraconte, à travers chacunede ces quatorzenouvelles, pièces d’unpuzzle noir et grima-çant, l’écrivain afghanMohammadHosseinMohammadi, installé àKaboul après unlong séjour en Iran.La figue que la petite Zârâ cueille unmatin,dans la cour de samaison, tandis que lesavions grondent, finit écraséedans lamainde la fillette, commeest écrasée la villeentière. Les survivants neperçoivent dumondequedes bribes : cette «femmeà sol-dats», au sortir d’unenuit de violences,n’aperçoit«à travers le grillage de (sa)burqa»que «deux jambesdans des bottesnoires» ; ce paysan, qui découvre, sortant delaneige, lamaind’un soldatmort, retire aucadavre ses (précieuses) bottes de cuir, sans

plusde sentiment.D’unpessi-mismeabsolu, ce recueil dit crû-ment la tragédie afghane, l’hor-reur infinie de la guerre. p

Catherine SimonaLes Figues rouges deMazâr(Andjirhâyé sorkhéMazâr),deMohammadHosseinMohammadi, traduit du persan(Afghanistan) par AzitaHempartian,Actes Sud, 144p., 18¤.

PokermenteurDans la petite ville autrichiennede Furth,unvieil hommeest retrouvémort, le visagebroyé.Katharina, sa petite fille de 5 ans, enperd la parole. LepsychiatreRaffaelHornprenden charge la thérapiede la petite filledans l’espoir aussi d’aider le commissaireKovacs, queHornconnaît d’uneprécédenteenquête. Personnen’entre innocentdansune affaire et personnen’en sort indemne,c’est la convictiondeHorn, qui penseque lavie finit toujoursmal. Est-ce pour autantdonner le champ libre à lamort?Lamultitudedes personnagesévoquésdans les premiers chapitres de LaDouceurde la vie se resserrevite sur les cas les plussuspects,même s’ils sont encore tropnom-breuxpourune élucidation. Savant,brillant, le polar s’ensable parfois dans lesanalysespsychologiquesdes principauxprotagonistes. Cen’est pas unhasard sil’Autrichea vunaître Freud, dont on sentl’ombreplaner.Ce livre a valu à sonauteur le Prix dumeilleur romannoir de langue allemande

et le Prix européende littéra-ture en 2009– autant de rai-sonsdeplongerdans ce thrillerétonnantdont les solutionssont faussement servies sur unplateau. pPierre Deshussesa LaDouceur de la vie(Die Süße des Lebens), de PaulusHochgatterer, traduit de l’allemand(Autriche) par Françoise Kenk,Quidam, 288p., 22 ¤.

Macha Séry

Atous les points devue, lire un romand’AntónioLoboAntu-nesestuneexpérien-ce. Il faut ouvrir lesécluses, ouvrir ses

sens,consentiràselaissersubmer-ger par les phrases ininterrom-pues, puis régler sa respiration aurythmed’untextequivousplongeen apnée et vous emporte dansla folie des hommes. Et celui-ci,La Nébuleuse de l’insomnie, plusqu’un autre, davantage par exem-ple que La Farce des damnés,Connaissance de l’enfer ou Monnom est légion (Christian Bour-gois, 1992, 1998, 2011). Certes, legrand écrivain portugais nous aaccoutumés à pénétrer au sein depsychés traumatisées déstructu-rant le récit : atrocités commisesen Angola, où l’ancien psychiatreeffectua jadis son service mili-taire,terreursinspiréesparladicta-ture de Salazar… Cependant, ici,dans cette peinture de vies sacca-gées par les secrets et le manqued’amour, dans cette fresque d’unedynastie dont un homme reclus àl’asile narre l’histoire par bribes,l’écrivain s’aventure plus loinencore. Il épouse au plus près deson surgissement le flot d’uneconscienceautiste.

Qu’est-ce qu’une famille ?D’abord des photos dans descadres avec plastrons etmantilles.

Unegénéalogie,parfoisdesbiensàtransmettre – ici des champsd’orgeetdeblé.Pourlereste, lenar-rateur ne sait pas. Douteuses sontsesorigines.Dequiest-il le fils?Deson père, de son grand-père? Ducontremaître? Il a grandi dans undomaine agricole entre lagune etcollines, où l’on troussait les bon-nes, où l’on maltraitait la vale-taille.Unmondeclosdont les indi-vidus n’étaient pas libres des’échapperetdont, àhauteurd’en-fant, on ne voyait pas la frontière.La grand-mère écorchait deslapins puis caressait leurdépouille, le grand-père autori-taireaboyaitdesordreset injuriaitsa descendance. Pour « l’Idiot»,jamais une caresse, à peine unregard. Ravalé au rang de bête, ils’est tenu aux aguets, mû par unesensibilité frémissante. En deuxgénérations, ledomaineestparti àvau-l’eau. Ruine des âmes autantquedécrépitudedes corps frappésdemaladie.

Le langage desmortsAvec son frère, le narrateur

paraît être l’unique survivant decettelignée, legardienouletémoind’un monde aujourd’hui disparu.Sauf pour lui. Car, dans cette pro-priété qu’il a quittée enfant pourl’asile psychiatrique et où il s’éver-tue à se projeter comme on secogne auxmurs, le narrateur com-prend le langage des morts. Ilentend«desvoixnettes»,«desvoixqui parlent d’une époque» ayantprécédé sa naissance, il «imaginecomment les défunts communi-quent entre eux». A-t-il rêvé qu’ontranchait la gorge du curé, qu’on

assassinaitlafemmeducontremaî-tre avec une aiguille à crocher ?A-t-il noyé son frère dans le puits?

Possible.Ilnesaitpas.Tout se bouscule. Laparole hoquette. Lespériodes s’enchevê-trent. Les souvenirsse carambolent. Laterreurdissout la rai-son. Réalité etfantasme, morts etvivants se confon-dent.

La Nébuleuse del’insomnie dérouleen spirale le récitd’un homme à lui-même, sa recréation

hallucinée d’un univers de vio-lenceetdecrime.C’estunmonolo-gue charriantun pêle-mêle d’ima-ges, un discours fleuvehachéd’in-terrogationslancinantes,uncontetroué d’écholalie, une prosopopéequi s’évertue à retenir en ses retsmilledétails grossisà la loupe:desrideaux qui s’agitent, une horlogesans chiffres, le tremblotementd’une tasse de thé, une lèvre quitressaute…Le sentimentde sauva-gerie inspiré par les réactions deshommes est accentué par le balletdes crapauds, des toucans, deslézards qui cohabitent avec eux.

L’omniprésence des bêtes, jour etnuit, confère au récit une dimen-sion fantastique qui tient de l’ef-froi enfantin («Existe-t-il des gre-nouilles de la taille des vaches?»).Pareillementauxmilansquidécri-vent des cercles dans le ciel, auxbelettesqui fouissent la terre, il y aquelquechosed’animaldanscettecérébralité apeurée. En vain, ellefurète, cherchantàélucider le sensdes événements. Entendues puisressassées, des répliques percentles strates d’une conscience igno-rantedumondeextérieur.Apeineentend-elle–sansréagir– leméde-cin psychiatre qui l’appelle(«Jaïme? Jaïme?»).

La Nébuleuse de l’insomnietient de la tentative d’épuisementpar le langagedesobsessionsd’unmalade.Sa lectureestuneplongéein vivo dans un imaginaire quisouvent se questionne, sereprend, corrige ce qu’il vient deraconter. Qu’a-t-il inventé? Mys-tère. Concernant Lobo Antunes, laréponse est acquise depuis Le Culde Judas, qui l’a fait connaître auPortugalen1979: ildonneunelan-gue sensorielle et une épaisseurmémorielle aux cauchemars.D’unmêmesouffle, il fait palpitermots et émotions, les cousantdans le bruit et la fureur.p

Sans oublier

Petitspoèmesenprosevenusd’IslandeGyrdirEliassonproposequarante-septmicrofictionsoniriquesetamères

« (…) l’oiseau a survolé le toit en sensinverse sans repérer depromontoireoù calmer ses tremblements, qu’est-ilarrivéàmonpère et comment etquand, serait-cemamère ou le com-mis, qu’est-ce qui lui faitmalau-dedans, pourquoi tant dedésola-tiondans cettemaisonoù les gens nese regardentpas, ne se rassemblentpas, neparlent pas, des quantités de

lapinsnus et des quantités de baquetsdepeaux, des coffres d’où le parfums’est évaporé, rien que la pompeà eauquime réveille etmon frère dans lepuits qui demandeà la vase qui il était,ce qu’on remarquait tout de suite dansla bière du père du contremaî-trec’étaient les guêtres blanches (…)»

LaNébuleusede l’insomnie, page105

Nils C.Ahl

En 2011, le Conseil nordiquea remis sonprix littéraire àl’Islandais Gyrdir Eliasson– qui n’était pas tout à fait

un inconnu. La réputation del’auteur, né en 1964, était cepen-dant aussi discrète que certaine.On le lit en Scandinavie et en Alle-magnedepuisplusieursannées,etla critique loue abondamment sesmérites. Mais Eliasson est cepen-dant loin d’avoir la renomméeeuropéenne d’une Sara Stridsbergou d’un Per Petterson (récompen-sés par le Conseil nordiqueen2007 et 2009), et très loin del’impact médiatique d’une SofiOksanen, lauréate en 2010.

Le livre primé, Entre les arbres,est à son image, remarquable sansfaire de bruit. Ses quarante-sept

brèves histoires sont difficiles àqualifier : ni nouvelles, ni contes,ni même anecdotes ou racontars,ellesne se suiventnine se ressem-blent. Même si l’on sent qu’elless’organisent, qu’elles fonction-nentensemble,commeunecollec-tion d’échos, comme un dégradé.A l’instar de cet espace entre lesarbres, où l’on sent une certainedensité duvide, une respiration.

Strindberg chez IkeaCes histoires un peu amères

s’inscriventdansuneréalitéquoti-dienne et répétitive, à laquelle lespersonnages de Gyrdir Eliassonn’appartiennent cependant pas.Ou pas tout à fait. Il y a des fantô-mes, il y a du fantasme. On necompte plus les hésitations duregard, les incertitudesdelanarra-tion: qui rêve? Un couple se rendchez Ikeapouracheterunfauteuilet croise August Strindberg aucafédumagasin,entraindedécou-vrir cequec’estvraimentque l’en-fer – et c’est Ikea, en Islande. Quel-

ques fausses intrigues plus tard,unenfant échangequelquesmotsavec Beethoven – le compositeur– qui lui donne du «petit» et pasdu «mon garçon», ce qui le ravit.Et sinon? On boit du thé, on litbeaucoup.On separle, on est seul.Il y a les arbres, enracinés, tendusvers le ciel. Au fur et àmesure, lesindices de réalité s’estompent etse confondentavec ceuxd’un fan-tastique anodin. On ne s’étonneplus de rien, à moins que l’ons’étonne de tout. En fait, plutôtque de fantastique, il faudrait belet bien parler d’onirisme, commesi ces histoires étaient un enchaî-nement de rêves plus réalistesquenature.

On devrait se lasser des petitsmorceauxdeprosedeGyrdirElias-son, mais leur poésie est efficace.Une poésie de la banalité, certes,mais à coups de phrases courtes,de quelques propositions relati-ves claires, de paragraphes éton-namment réguliers d’une histoireà l’autre. On progresse sensation

après sensation, détail aprèsdétail.Leregard,etensuite lesqua-tre autres sens. C’est une drôle demarche par petits instantanés. Lachute n’importe pas, d’ailleurs iln’yenaguère.L’auteurs’efforcede

conclure savamment eten queue de poisson. Enrevanche, il y a un ryth-me, un vocabulaire, unsouffle. Enpoésie, et sur-toutenmusique,onpar-lerait de prosodie.

D’ailleurs, cen’est pasun hasard, Gyrdir Elias-

son est aussi poète. Auteur d’unedizaine de recueils et reconnucomme l’un des meilleurs de sonpays. Quand on lui pose la ques-tion de ces curieux morceaux deprose–de leurstatut,de leurnatu-re–, ilpréfèrel’évacuer.Sonécritu-re n’est-elle pas encore et toujoursde poésie, finalement? Même enprose, il nepeut s’en empêcher: sanaturedepoèteest tropforte.Tantpis pour la prose peut-être, maistantmieuxpournous.p

Familierdesconsciencessaccagées,lePortugaisAntónioLoboAntunesfranchitunpassupplémentairedanssonnouveauroman

Folletempêtesousuncrâne

Entre les arbres(Milli trjánna),deGyrdir Eliasson,traduit de l’islandaisparRobertGuillemette,Books, 256p., 19 ¤.

Extrait

LaNébuleusede l’insomnie(OArquipélagodaInsónia),d’AntónioLoboAntunes,traduit duportugaisparDominiqueNédellec,ChristianBourgois,346p., 20¤.Signalons, dumêmeauteur, la parutionenpoche de La SplendeurduPortugal,Points,«Signatures»,480p., 9,70¤.

RALPHGIBSON. EXTRAIT DELA SÉRIE «THE SOMNAMBULIST»

Littérature Critiques4 0123Vendredi 29 juin 2012

Page 5: Supplément Le Monde des livres 2012.06.29

La densitéDurocherBrunoDurocher (1919-1996) est unpoèteméconnuetsansdoute sous-estimé–présentépar sonéditeur com-me«unmétéore de l’avant-gardepoétiquepolonaise». NéàCracovie sous le nomdeBronislawKaminski, il com-menceàpublier ses textes enpolonais. En 1945, après sixannéespasséesdans le campnazi deMathausen, il décidedevivre à Paris et d’écrire en français. En 1949, PierreSegherspublie sonpremier recueil, saluénotammentparRenéChar: «Vousme rappelez les sources de lapoésie»,lui écrit-il. Le volumequi lui est aujourd’hui consacré (édi-téparNicoleGdalia etXavierHoussin, collaborateurduMonde) donne lamesured’uneœuvre touchantepar saclarté: «Quel est l’intérêt d’unebelle phrase si elle neconduitpas vers la lumière?», écrit-il. Poésiebrute, hantéepar laquestionde la dévastation, elle chercheà redonnerunedensité à l’expériencehumaine.Pour le poète, l’accèsà la profondeurest possible. Profondeurde laplaie, pro-

fondeurdu regard, en lisant lespoèmesdeBrunoDurocher, on est frappépar la beautéde sesphrases: elles creusent l’épaisseurde lavie en cherchant à renoueravec sesmythesfondateurs. Poésie exaltée et illuminéequineperd cependant jamais devue la sombrehis-toiredumonde: «Cepoèmen’est pasuneœuvred’art/maisun témoignagede l’époquedu crime». pAmaury da CunhaaLes Livresde l’homme.Œuvre complète, tomeI,de BrunoDurocher, Caractères, 1020p., 39 ¤.

Romeet les illusionsSi ce livre s’appelleLiaisonromaine, c’est sansdouteàcausede l’amourde Jacques-PierreAmettepourcetteville,etdubonheurqu’il a àécrire sur elle. Sinon, il auraitdûs’appeler«Rupture romaine». Car,mêmequand lenarra-teur, audébut, parlede la femmeaimée,Constance, etdeleursbellesvacances romaines en2004,onsentquequel-quechosenevapas. Il est journaliste, et envoyéàRomeen2005,nonpourcommenterouanalyser les soubresautsde l’Eglise à l’agoniede JeanPaul II,maispour faire, com-meondit, «unpapierd’ambiance». Constance le rejoint,puis le quitte. Et le journal refuse sonarticle, qui«confondcarnaval et funéraillesdupape». Et Jacques-PierreAmette

racontemagnifiquementcemomentoù toutsedérobe,où l’onpenseavoirvécu surunmensonge:«Jemarchaisaugrédes rues, dansle centrehistoriquedeRome, traversantplu-sieurs fois le Corso. J’avais cru fairedu journa-lisme. J’avais cruaimerquelqu’un,maisnon,j’avais traverséunpaysagede fantômes.»Cer-tains jours, la beautémêmedeRomerenvoieàunmalheur intime. p Josyane SavigneauaLiaison romaine, de Jacques-Pierre Amette,AlbinMichel, 150p., 15 ¤.

Couleur caillouC’est une singulière entreprisepoétique.Depuisunquartde siècle, Nicolas Pesquèspoursuit unpoèmeuni-que, sans cesse renouvelé: La Facenord de Juliau,dontun septièmevolumevient deparaître chez lemêmeédi-teur. «Pleine face nord commeunpoing» : dans cetteaventure sans fin, le corpsdumarcheur est engagé,autantque son regard. Pesquès, qui a beaucoupécrit surla peinture, a voulu retrouver l’insistance et l’assiduitédeCézanne sur sonmotif. Dansunedémarche analo-

gue, il transposedans l’écriture sa collineardéchoise, Juliau, s’imposant «la dure dentdedire/la Sainte-Victoire couleur caillou». Unsplendide recueil, traversépar la couleurjaunedugenêt, et dont l’âpre énergie rap-pelle la poésie de JacquesDupin.«Quandonregarde intensément/quandon s’acharneaucœurde l’éclat/onvoit la nuit.»p

MoniquePetillonaLa Facenord de Juliau, huit, neuf, dix,deNicolas Pesquès,André Dimanche Ed., 216p., 19¤.

LesordideréenchantédeDavidDumortierL’unedesvaleurssûresdelapoésiefrançaisepubliedeuxlivres.Dontunrécit, impudiqueetfort,desonautreviesouslenomdeSophia

Renéde Ceccatty

Fils dupeintrePierreAle-chinsky, Ivan Alechineest « fils d’art» au senssuperlatif. Elevé (si l’onpeut dire…) dans unmilieuoù lespeintres et

les poètes sont les seulsmaîtres, ila peu usé les bancs d’une autreécole. Cela lui a donné des ailes, etun sens dangereux de la vitesse. Ilen a eu vite conscience, uneconscience paradoxalement inhi-bante.«Adolescent, j’ai crumevoirplus fillequegarçon,ànouveauj’aieupeurdemapropensionàm’exci-ter seul. Peurde l’onanismeenpen-sée, peurde l’onanismeen écriture,plus tard. Je possédais la vitesse,mais le frein?»Aller vite, qu’est-ceque cela implique? Un certainnombre de fausses routes. Maisaussi des fulgurances.

Avoir tôt l’œil poétique, dialo-guer prématurément avec desadultes qui trouvent en lui uninterlocuteur naturel, voir de loinou de près surréalistes et mem-bres fondateurs du mouvementartistique Cobra, cela pourrait àvrai dire décourager toute ambi-tion plus que la stimuler. Et c’estjustementdesrisquesd’untelhéri-tage dont parle Oldies, ce livrepublié à l’âge juste. Ivan Alechinevabientôt fêter ses 60ans.Mais cen’estpaspourautantun livrede lamaturité. Car combien l’enfant etl’adolescent sont présents danscespages!

Cellesquiouvrentle livre,domi-nées par la figure de la grand-mère, sont éblouissantes. Il y asept ans, Ivan Alechine retournaità Sauvagemont, en Belgique, oùson père avait un atelier et où ilavait lui-même séjourné. Malgrélacruellemétamorphosedeslieuxdéfigurés, tout resurgit intactdans la mémoire. La grand-mère,et les tantes, médecins et biolo-gistes, anticonformistes et affec-tueuses.Blaguesde carabins, rêve-ries de musiciennes et la main del’enfant dans celle du grand-pèrequi, discret dans cet univers defemmes, l’enfourne au fond de sapoche et lui donne la sensationd’un voyage intérieur. On luiapprend à lire en lisant Lewis Car-roll. Pendant ce temps le pèredécouvre, de l’autre côté dumonde, la calligraphie japonaise.

Quant à Paris, où cette familleinsolite s’installe ensuite, c’estcelui,irréel,desfilms.AlbertLamo-risse tourne Le Ballon rouge (1956)

dans la rue, FrançoisTruffaut Juleset Jim (1961)chezlesvoisins. Iln’yapas d’autre monde objectif. Et,plus tard, il aura pour voisineChristianeRochefort,quivitdesesdroits d’auteur depuis l’adapta-tion au cinéma par Roger Vadimdu Repos du guerrier (Grasset,1958) et écrit peut-être son plusbeau livre, le délicieux Printemps

au parking (Grasset, 1969), utopieinsolentesurunepassionentreunadolescent et un jeune adulte.«Christiane avait de la gouaille,pas mal d’amants et pas d’enfant.Ça irritait ma mère qui prit exem-ple sur les chats enme disant : “Leschattes n’ont d’amour que lors-qu’elles font des petits.”»

Onregrette qu’IvanAlechine, siprécoce ait-il été, ait aussi peupublié. Quelques poèmes dans deprestigieuses revues d’avant-gar-de, quelques plaquettes, quelquesfragments, une très belle évoca-

tion de sa découverte de l’Afrique(Paix blanche, murmures noirs, LaDifférence, 1979) ou du Mexique(Grains de jour, Le Bois d’Orion,1993), cela fait peu, mais aussibeaucoup.Carcesonttoujoursdestextes de poète dont chaque motcompte. Un art saisissant de lanarration, aux formules inatten-dues et pourtant précises et sansafféterie. Une certaine crudité,non pas pour choquer, mais poursonner juste.

Oldies, dit le titre de son nou-veau livre, que l’auteur explique:«Je pense aux années 1970 commeàdespeinturesplusoumoins roco-co, à des vieilleries – des oldies,dans le latin de nos jours. Aujour-d’hui que je demeure loin derrièrela ligne d’arrivée, au bout de cettecourse, je peux dire que j’ai passétellement de temps dans des étatsparanormaux que l’état d’hommesain me stupéfie.» Il est pas malquestion de drogue dans cespages. Sans complaisance. C’estd’un adolescent perdu qu’il s’agit,d’un adolescent surdoué quidoutedeluietquichercheàrejoin-dre au plus vite des états dont il aune idée plus ou moins claire, enlisant Rimbaud, Apollinaire et Ra-cine,ouenvoyant les tableauxquipassentdans l’atelier de sonpère.

Il fallait découvrir un autremondeetd’autresdieux. Ivanpartpour l’Afrique et en revient nonpas illuminé mais, à sa manière,rassuré.«A l’écoute (età lavue)deschanteurs, des chants des Ekondaset des Pygmées Batwas, je voyaisenfin la grâce (mélodique) portéepar la force des chanteurs-agri-culteurs-chasseurs; il n’yavaitplusantinomie,ilyavaitcomplémenta-rité. On pouvait être et ne pas êtreenmême temps. Etre le feu autantque l’eau, être l’os autant que l’en-chantement parfumé (l’eau sortdes pierres).»

L’Afrique, le Mexique sont desnoms d’un rêve poétique qui senourrit aussi de rencontres :l’auteurde science-fictionCharlesDuits, ami de Matta et de MarcelDuchamp, sera certainement unguidemajeur. Mais aussi le poèteMichel Waldberg. Le peintre JeanRaine, qui inspire sans doute lespassages les plus vibrants de celivre. Ivan Alechine possède lagrâce de savoir célébrer. Et ellessont rares, les autobiographiesqui se surpassent en disant leursdettes.p

Sans oublier

Critiques Littérature

Desoranges pourmamère,deDavidDumortier,dessinsd’EstelleAguelon,Cheyne, «Poèmespourgrandir»,48p., 15 ¤.

Travesti,deDavidDumortier,LeDilettante, 256p., 17 ¤.

C’est d’unadolescent perduqu’il s’agit, d’unadolescent surdouéqui doute de lui

Philippe-Jean Catinchi

La poésie est affaire de regard, d’im-pression. D’images donc. Et lesenfants le savent quand les adultesl’oublient. Orfèvre de la collection

«Poèmes pour grandir» des éditionsCheyne, David Dumortier offre avec Desorangespourmamèreuneodeaupouvoirinépuisable de l’air libre. Cet air absentquandonestenprison,captifdemursgrisqui éteignent le regard et la peau. Dans lavoiture qui la ramène parmi les vivants,un enfant observe samère, atone, commevidée. Pour la lester de saveurs neuves et

desenteursdegrandair, ilapprendàregar-der le monde, conscient que la pluie est«heureuse d’être dehors». Comme il aacquisladélicatessequ’il fautpouraccom-pagner sans brusquerie le retour de cettemère à la vie. «Il y a des gens pris dans lesrochers. Quand on entreprend de les déli-vrer avecunemasse, on les casse.» Les des-sins d’Estelle Aguelon, aux éclats derouille et d’ocre, servent idéalement unpropos sobre et généreux qui assure que«même le pire sera toujoursmoinspire s’ilest en liberté».

La liberté, c’est la seule livréeque reven-diqueDumortier.Luiquivitdesrencontresqu’ilfaitaveclesécoliersetcollégienséton-nés qu’unpoète puisse être vivant dévoilesans fard son autre vie. Roi de pique etdame de cœur, prévient la couverture deTravesti. SophiaetDavidà lafois. Il fondlit-

téralementdevantledésarroiet lemanquedesmâles marginaux qui viennent baiserune femme improbable qui ne demandeaucuncompte.Pasmêmequ’on l’aime.

Faire le poète ou lapute, c’est toutun…

Auplus près dunuToutvientde l’enfance.Unpèreviolent

et obtus, une mère soumise et abandon-née, des arrière-cours de ferme quimena-cent d’être des impasses. David réagit etréenchante le sordide. «Je me suis mise àtransformerunhommeen femme,unche-min en serpent, un inconnu en client, unsilence en poème.» Vocation double. «J’aijoué avec le droit et ce qu’il n’interdit pas.Ainsi, j’ai pu voir l’ombre de l’humanitépasserderrière lerideauduspectacleet j’enai fait mon métier. » Au plus près du nu,David/Sophia accueille les êtres sans

diplôme, sans statut social nimots. Et ceshommes bruns, basanés, perdus et recon-naissantsqu’onnelessommepasdes’atta-cher, reviennent, aimantés vers ce havreoù les reçoit celle qui n’a pas hérité de saféminité, mais «a dû la gagner à la sueurdeseschimères».Terribleetcrue, laconfes-sion est brutalement belle. Impossible dediscerner le moment du déguisement.Sophia se travestit-elle en poète ouDavidenbelle denuit?

Invoquant un Dieu tout rhétoriquepour qu’Il protège les clandestins et lesvoleurs, les indigents et les criminels quiéchouent dans son appartement, bureau-bordel où tous les rêves se conjuguent,Sophia/David supplie que sapart de salutleur soit reversée, comme à cette grand-mère, Rose, qu’il n’a pas été chercher à sasortiedeprisonetqui jetaparlafenêtredu

carlapâqueretteencrochetréaliséeencel-lule pour qu’elle se confonde avec sessœurs naturelles. Mixtion impossible,sauf pour lepoète.

Bretteur plein d’énergie et de panache,Dumortier est un athlète de la langue, unfunambule des images. Un Cyrano lu-naire, aussi libertin que l’original, aussibrave que son double de théâtre. Et com-me lui, à la fin de l’envoi, il touche.p

Oldies,d’IvanAlechine,Galilée, 142p., 18 ¤.

Hommageàsesmaîtresenformed’autobiographie,«Oldies»est lenouveaulivre,saisissant,d’unécrivainrare

IvanAlechine: l’artdecélébrer

«Dernière élégance» (2004), de Pierre Alechinsky.RAPHAEL GAILLARDE/GAMMA

50123Vendredi 29 juin 2012

Page 6: Supplément Le Monde des livres 2012.06.29

Tandisquechutentlesmursdel’asileCompterendudela«libération»desmaladesd’unhôpitalpsychiatriqueitaliendanslesannées1960,«L’Institutionennégation»,deFrancoBasaglia,amarquél’époque.Levoiciréédité

Julie Clarini

Etre l’«expression concrète» del’aventure médicale, politiqueet intellectuelle qui se mène àl’hôpitalpsychiatriquedeGori-zia, c’est lavocationqueFrancoBasaglia prête au livre qu’il

publie en 1968 et que rééditent aujour-d’huileséditionsArkhê.Il leditdèslespre-mièreslignes:cedocumentaspireàtémoi-gner le plus directement possible, et demanièrepolémique,de la révolutionquiaeu lieu dans l’établissement dont il a lacharge depuis sept ans. Sous son in-fluence, l’asile, situé dans une petite villeitalienne frontalière avec la Yougoslavie,s’est en effet lancé dans une réorganisa-tion fracassante visant à briser les vieilleshiérarchies qui sont l’ordinaire des hôpi-taux psychiatriques; symboles par excel-lence de l’inégalité entre le médecin et lepatient, les murs ont été abattus, les pen-sionnaires de plusieurs pavillons vont etviennent à leur guise.

Ni manifeste ni théorie, la compilationdetextesquiformentL’Institutionennéga-tion emmène le lecteur au cœur d’unestructurequicherchelesvoiesdesapropremutation. La plongée est quasi journalisti-que,cadréepar lesentretiensetnoteséma-nant de l’observation duquotidien. Publiépar l’un des éditeurs les plus prestigieuxd’Italie, la maison turinoise Einaudi,l’ouvrage(traduitenfrançaisdeuxansplustard) connaîtunsuccès immédiat. Le sujet,mais aussi sa facture et sa tonalité, contri-bue à en faire un livre phare, sinonunbré-viaire, de la contestation en cette fin desannées 1960.Grâceà lui, la foliedevient enItalie une véritable question sociale, aumêmetitrequeletravail, laconditionfémi-nine ou étudiante. Les malades mentauxvalentpourtousceuxquin’ontpas ledroità laparole, les aliénésde tousbords.

Au cœurde l’agitationpolitiqueLes réflexions et l’expérience de

Basaglia trouvent ainsi une immensechambre d’échos, au cœur de l’agitationpolitique. Cette soudaine reconnaissancelui permet de s’imposer comme la figuremajeure dumouvement anti-institution-nel qui conduira en Italie à la fameuseloi180(votéeenmai1978)fermantleshôpi-tauxpsychiatriquesetmettantenplacelescommunautés thérapeutiques ouvertes.Ne cessant de questionner la violenced’une relation qui «objectivise» l’un auxyeux de l’autre, profondément influencépar laphénoménologie,FrancoBasagliasesitue en effet à l’épicentre de la longuetransformation du champ psychiatriquedont il conteste sans relâche la prétentionà départager santé et maladie, raison etfolie. Même s’il réfutait pour lui-même

l’étiquette de l’«antipsychiatrie», il resteassocié dans les mémoires à ce mouve-ment.

A l’origine de ce livre quimarque dura-blement sa carrière, il y a pour FrancoBasaglia (1924-1980) la rencontre avec laréalité de la vie asilaire et de nombreuseslectures. En 1961, date à laquelle il prend ladirectiondeGorizia,paraissentHistoiredelafolie,deMichelFoucault,Asiles,d’ErvingGoffman,mais aussi LeMythe de lamala-die mentale, de Thomas S. Szasz, et Les

Damnésdela terre,deFrantzFanon.EnIta-lie, la situation des hôpitaux psychiatri-ques est alors particulièrement arriérée.«Une part de la radicalité dumouvementantipsychiatrique italien peut s’expliquerpar l’état de délabrement des asiles. Il estcertain que Basaglia ne pouvait supporterl’idée de devenir le directeur d’une prison.Lui-même avait été enfermé pendant plu-sieurs mois pour son appartenance auxmouvements antifascistes en 1944», rap-pellelepréfacierdelanouvelleédition,Pie-

rangelo Di Vittorio, auteur de FrancoBasaglia. Portrait d’un psychiatre intem-pestif (Erès, 2005).AussiBasagliamet-il enplace des assemblées quotidiennes oùpatients et thérapeutes échangent leurspointsdevue.Lelivrefaitentendrecesdis-cussions passionnantes qui forment lepivot de la «communauté thérapeuti-que»,modèle inspirépar lepsychiatrebri-tannique Maxwell Jones. En quelquesmois à peine les changements sont nota-bles : libres, les fous fuguent moins. Cer-

tains parviennent même à retrouver lecours de leur vie normale. Gorizia cesseenfind’être l’enferqu’il avait toujoursété.

Mais L’Institution en négationn’est pasun satisfecit. C’estmême tout le contraire.Pierangelo Di Vittorio le souligne : «Cetouvragene livrepas tantuncombatcontrel’asile qu’un combat contre la communau-té thérapeutique que Basaglia lui-même amis en place.» Et c’est bien ce qui ressort,page après page: dansune franchise abso-lue, les uns et les autres notent l’extrêmeexacerbation des tensions, les fatigues etles obstacles. Les infirmiers ne trouventplus les moyens de renouveler les pre-miers succès. Le directeur, lui, prendconsciencequesaméthode,enrendant lesmaladesplus calmes, a simplement rendul’institution plus efficace. Alors que lesréflexionsdesmembres de l’équipemédi-cale et celles despatients s’entrechoquent,Basaglia se refuse à tenter de résoudre lacrise. Car il en est sûr: la naturemême del’institution la destine à être toujourstiraillée entre ses visées thérapeutiques etsa mission de contrôle (il faut protéger laville des fous). Un an après la parution dulivre,ildémissionneavectoutesonéquipe.

L’exigence de pensée qui se développedanscespages,adosséeàdesactesforts,enfait plus qu’un simple document. Il sepourraitque l’énergiecontestatairequi enémane rejoigne la dynamique dumouve-ment contre la régression sécuritaire quimenace aujourd’hui le champ de la psy-chiatrieenFrance.Etydéposelesfermentsd’unquestionnementpermanent.p

L’Institution ennégation(L’Istituzionenegata),de FrancoBasaglia,traduit de l’italienparLouisBonalumi,Arkhê,«Tiers corps», 312p., 19,90¤.Signalonsaussi la parutiondansLes Tempsmodernesno668 (avril-juin2012)d’undossier «FrancoBasaglia,unepensée en acte».

PataquèsàAixpourAlbertCamusL a v i e l i t t é r a i r e

UncombatsansrépitLEPSYCHIATREFrancoBasaglia(1924-1980) s’estforgéuneconviction, aucontactde la réa-lité, atroce, del’hôpital psy-chiatriquedeGorizia: de

l’asile,«ou l’on se fait complice, oul’onagit et l’ondétruit». Pasd’autresmoyenspour abolir la vio-lenceque l’institution fait subiraux individusqu’elle cataloguecomme«fous» quede combattrel’institutionelle-même.«Nousnions dialectiquementnotreman-dat social – qui voudrait quenousne considérionspas lemalade com-

meunhomme–, en niant dumêmecoup la non-humanitédumalade», explique-t-il. Libéraliser,rebattre leshiérarchies, changerles statuts, le livre se fait l’échodetous ces chambardementsenmêlant les souvenirs dumonded’avant, des entretiens avec lesmalades et quelques comptes ren-dus desdébats quotidiens (28avril1967: «La discussionporte sur labière, noteunmédecin, on en boittrop».)

Ce qui frappe surtout, c’est l’in-tensitéde l’investissement intel-lectuel et affectif de tous. Commes’il fallait toujoursmaintenir latension, seule façond’éviter quel’institutionne retrouve ses nor-mes et ses réflexes les plus prosaï-

ques.Un combat sans répit danslequel «chacundoit (…) survivre àl’angoissed’une relationqui nepermetnimasquesni refuges».Cette anxiétéqui transparaît pres-que à chaquepagedonne à l’en-sembleune forced’affirmationhorsdu commun.p J.Cl.

Pierre Assouline

Q uel pataquès! Il est vrai que celase passe entreAix etMarseille.Avec prise d’otage à la clé : un cer-tainAlbert Camus serait retenu

pourune exposition commandée, puisdécommandéeet enfin recommandée.Sa libération est prévuepour l’automne2013. En principe, car tout peut encorearriver. Reprenonspour y voir clair.

Il y a trois ans, Bernard Latarjet, alorspatrondeMP2013 (non, ce n’est pas ungroupede rapmais le petit nomde «Mar-seille-Provence2013, capitale européen-ne de la culture»), lance le projet d’unegrande exposition consacrée à AlbertCamus, icôneméditerranéenne, d’autantque cela coïncide avec le centenaire de sanaissance (en 1913; il estmort en 1960) ;mais pour se démarquer de celles déjàorganisées pour le cinquantenairede sadisparition, il fait le choix d’en confier lecommissariatnon à un spécialiste del’œuvre, nonplus qu’à un biographedel’écrivain,mais à un historiende laguerre d’Algérie, BenjaminStora. Celui-ciremetun scénario à la fin d’octobre2010,

lequel est validé unmois après tant parles organisateursque par CatherineCamus, fille de l’écrivain et son ayantdroit. L’exposition devant se dérouler àla Cité du livre d’Aix-en-Provence, villequi a tardivement adhéré àMP2013, uneréuniond’étape se tient en samairie enjuin2011. «Ce fut glacial et j’en suis res-sorti furieux tant on sentait lamauvaisevolonté», se souvient BenjaminStora.Septmois plus tard, une liste de do-cuments est transmise à CatherineCamus. Et il y a deuxmois, Jean-FrançoisChougnet, nouveaupatrondeMP2013,prend la responsabilité de tout arrêter :«Nous avons renoncé par impuissance àmettre d’accord le commissaire, l’ayantdroit et la ville d’Aix.»

Esprits échauffésAinsi, pendant trois ans, des énergies

auront étémobilisées, du travail aura étéeffectué, un budget aura été dépensépour rien. Un vrai gâchis. Entre-temps,les esprits se sont échauffés, surtout àAix, ville qui compte 40000pieds-noirs

sur 140000habitants. C’est peu dire queBenjaminStora n’est pas leur historienpréféré, que le vote des rapatriés auxlégislativesn’est pas négligeable et qu’ily eut des pressions sur lamairie. «Je nesuis pas un nostalgiquede l’Algérie fran-çaise, ça, c’est clair.Mais j’ai été choquéque le Parti socialiste d’Aix-Marseille neréagisse pas. Neme sentant pas défendu,j’ai jeté l’éponge», avoueBenjamin Stora.Aumoins son infortune lui aura apprisque, contrairement à ce qu’il pensait,Camus est un sujet brûlant, aux antipo-des de l’image consensuelle qu’il renvoie«C’était un libéral,mais dans la radicalitéde la guerre desmémoires, il n’a pas saplace», reconnaît l’historien, «blessé»que ce grandprojet ait tourné court fautede désir.

Commetoujours, enpareil cas, on cher-cheun responsable. «On» essayade faireporter le chapeauà CatherineCamus:«Comme si j’avais le pouvoir d’annulerune telle entreprise alors que je n’étaismêmepas décisionnaire!, s’indigne-t-elle.C’est d’autant plus absurde, et violent

avec les lettres d’insultes anonymes, quedepuis trente-deuxans, je ne cesse d’en-courager des expositions surmonpère.»Elle n’avait pas caché sa crainteque l’ex-positionne fasse de Camusun écrivainrégionaliste, en insistant trop sur l’Algé-rie et sa guerre,même si elle a l’habitude,depuis le temps, de voir chacun s’appro-prier Camus. «L’héritière n’a jamais pétéun câble! Quel aurait étémon intérêt oucelui demonpère dont je protègel’œuvre?Mais quand j’ai reçu cette liste dedocumentsà fournir, quimeparaissaitpeu cohérente, c’était trop tard…»

AAix, du côté de l’hôtel de ville, onconvient que ce ne fut pas toujours clair,loyal, ni généreux et qu’il y a euune cer-taine volonté de laisser pourrir le projet.Ce que dément Patrica Larnaudie, ad-jointe à la culture, qui a suivi le dossier :«Je n’ai eu et je n’ai encore aucune criti-que à formuler sur le scénario de Stora.»Ah, cette liste et ce scénario! Jean-Fran-çois Chougnet, patrondeMP2013, assurepourtant qu’elles furent l’une récusée,l’autre critiqué avant d’être adopté…

LamaireUMPd’Aix,Maryse Joassains,qui ne s’en était pas du toutmêlé, a étésidérée lorsqu’elle a appris l’annulation.Elle a aussitôt demandé qu’une exposi-tion Camus se tienne tout demêmeà laCité du livre à l’automne 2013 avec unthèmeplus fédérateur sousun titreemprunté à JeanDaniel : «Albert Camus,cet étranger qui nous ressemble» et… unautre commissaire en la personneduphi-losopheMichelOnfray, auteur de L’Or-dre libertaire. La vie philosophiqued’Al-bert Camus (Flammarion, 2012), dont unerécente conférence en ville a fait untabac. Catherine Camus se réjouit de cechoix «car il connaît le sujet». Quant àl’intéressé, s’il confirmeavoir bien été sol-licité par «un responsable de la culturenon élu d’Aix» et par «un personnage àqui j’ai ditmon intérêt pourm’occuper decette expo» à une terrasse de café àNiceaprès une conférence, il n’a plus reçu denouvelles depuis ; et «comme je ne suispas du genre à demander», onne peutpas dire qu’il a accepté…Pataquaix enperspective? p

Extrait

Asile psychiatrique de San Clemente, Vénétie, 1979.RAYMOND DEPARDON/MAGNUMPHOTOS

Histoired’un livre

«Lemédecin (a) en effet unrôleprécis que la société elle-même lui assigne: contrôleruneorganisationhospita-lièredestinée àgarder et àsoigner lemalademental.Ona vu, cependant, à quelpoint la notiondegarde (entant quemesures de sécuritéindispensablesà la préven-tion et à la contentiondudangerque représente lemalade) contredit la notionde cure, qui devrait tendre,en revanche, à l’épanouisse-ment spontané et personneldupatient ; et de quellefaçonelle la nie. Comment lemédecinpourrait-il conciliercettedouble exigence en elle-mêmecontradictoire tantque la société n’établirapasvers lequel des deuxpôles (lagardeou la cure) elle entendorienter l’assistancepsychia-trique? (Octobre1966.)»

L’Institutionennégation, p.145

6 0123Vendredi 29 juin 2012

Page 7: Supplément Le Monde des livres 2012.06.29

Qui est-il, ce bourgeois de Parisque campe en majesté le der-nier livre de Jean Favier? Il n’apas de nom, ou peut en porterplusieurs, célèbres ou incon-nus. Voici EtienneMarcel, que

la mémoire nationale statufia en révolu-tionnaire d’une municipalité impossible.Mais voici surtout tous ceux qui n’appa-raissentqu’audétourd’unementiond’ar-chives: «Le transporteur de vin “Philippe,dit Six Hommes”, sans doute connu poursavigueur, l’AnglaiseBeleAssezou le “frui-tier et marchand d’esgruns” (de légumes),dont le clerc du Châtelet note le nom, sansdoutepeu flatteurpour samarchandise, sice n’est pour sa personne: “Poiremolle”.»

«Bourgeois de Paris» : ainsi les nommele roi. En 1190, dans son testament, Phi-lippe Auguste, qui se souvient avoir faitpaver les rues malcommodes de sa capi-tale, les désigne comme burgenses nostri,«nos bourgeois». Pas un statut, mais lareconnaissanced’unenotabilité.Cellequeconfèrent l’aisance, la stabilité dynasti-que, la propriété et bientôt les bonnesmanières, quand la richesse ne suffiraplusàdistinguerl’élitecitadinequis’iden-tifie au bien commun de la ville qu’elledomineet qu’elle gouverne.

Paris fut fille de son fleuve, et la «Han-se des marchands de l’eau» la matriced’unepuissanceéconomiquequisedéve-loppait depuis la place de Grève jus-qu’aux Halles en donnant aux rues lenom des métiers qui s’y développaient.La coque à un mât haubané qui, depuis1210, timbre le sceau de la ville, en gardele souvenir. Mais à cette date se dévelop-pait sur la rive gauche un autre monde,qu’ignoraient absolument les bourgeoisaffairés : celui des écoles et des univer-sités. Ces deux rives vivaient pourtant àl’ombre de la puissance royale et, en lesrassemblant dans une même enceinte,PhilippeAuguste, encore lui, inventait sacapitale. Une capitale unique dans lemonde urbain médiéval, en tant qu’elleopérait une triple centralité économi-que, politique et universitaire qu’onséparait généralement ailleurs – que l’onsongepar exemple à Londres,Westmins-ter et Oxford.

Voici donc une histoire générale, maisécrite au singulier, comme l’aventureentraînanted’unhéros collectif. Car, à tra-vers le motif de la notabilité bourgeoise,Jean Favier traverse l’ensemble de l’his-toiremédiévale de la cité parisienne, d’ungeste ample et altier. C’est que l’éminentmédiéviste, né en 1932, a égalementprési-dé auxdestinéesde la Bibliothèquenatio-nale de France et des Archives nationales.Aussi est-il partout chez lui dans l’histoirede Paris. Son nouveau livre en dresse unbilan personnel, qu’actualisent nombredelecturesrécentes,maisquivautsurtoutpar la somme des savoirs accumulés augréd’une longue carrière.

Onle litdonccommeonfait le tourdu propriétaire. Il parcourt les siè-cles, enchaîne les thèmes, raconte,décrit, digresse. Pionnier de l’ex-ploitationdessourcesfiscales,voi-ci plus de quarante ans qu’ilconnaîtpar lemenules rôlesdescontribuablesparisiensdelafindu Moyen Age. A le suivre, ondiraitqu’ilpeutouvrirchaquemaison, comme celles du cor-donnierFremind’Amiensen1318ouduprocureur Jean Jolivet en1431, dont il fait longuementl’inventaire, trouvant hon-nête confort chez l’un, abon-dancede linge fin et de vête-ments fourrés chez l’autre.

Seigneur etmaîtreCar l’archive partout

affleure en ce tableauvivant (et particulière-ment pour le XVesiècle),même si elle n’est jamaisexplicitement référencée.Ainsiva l’écriturede JeanFavier, souveraine etdéliée. Elle file, sans note,

confiantedans lespuissancesdurécit. Elleignore le repentir, dédaigne d’exprimerles doutes de l’historien au travail, maiss’imposeparlacalmeassurancequeconfè-rent lesnettetésd’unefacturestrictement

traditionnelle. Elledétonnerait presqueaujourd’hui, quandla forme tourmentéede l’enquête porte,par-delàlittératureet

sciences sociales, les exigences des histo-riens. On reste intrigué par la répétitionimpavide de phrases telles que « le bour-geoisdeParisneconvoleguèreenpremières

noces avant 25 ou 30ans» quand onnous a appris depuis longtemps déjà

à fuir comme la peste la réifica-tion des abstractions collectives.Mais on peut également ressen-tir comme de la nostalgie pourcetancienrégimehistoriographi-que où l’historien s’éprouvait,en toute innocence, seigneuretmaîtrede son intrigue com-mede ses catégories.

Pour le dire simplement– mais après tout l’histoiredoitaussisavoirsediresimple-mentquandellene s’adressepas qu’aux doctes –, JeanFavier domine son sujet. Ilestleroiquinommele«bour-geois de Paris», et parce qu’ilpense tout connaîtrede lui, enfait le personnage générique

d’un récit au long cours, où rienne manque, depuis l’organisation

des métiers jusqu’au rire desfabliaux, où tout est expliqué et mis à

plat, et où chaquepage fourmille dedétailsvrais.N’est-cepascelaaus-si que beaucoup de lecteursattendent aujourd’hui encorede l’histoire?p

Lumières sur le suicideCette étude exemplairedébutepar undouble suicide: deuxbeaux soldats «s’abrègent les jours»ou «s’homicident eux-mêmes», selon les termesd’époque, le jour deNoël 1773 dansune aubergeprèsde Paris. Deux coupsde feu éclatent, laportede leur chambre est enfoncée: ils sont là, assis, «unpistolet à leurs pieds, lamâchoire fracassée et la cervelleemportée». L’affaire fait scandale: à l’issued’unprocès, leurscadavres sont condamnésà être penduspar les pieds.A cette date, le suicide est unpoint sensibledans l’évolutiondesmœurs. Il reste poursuivi en justice, l’Eglise continued’y voir lamaindudiable entachantdehonteune familleentière. Cependant,nombredephilosophes, deMontesquieuàRousseau, deDiderot à Beccaria, se sont interrogés avectolérance sur la violence,mais aussi le courage, de ce geste.Tandisque des écrivains, deGoethe à Sade enpassant parCasanova, en ontparfaitement compris le sens enun sièclequi réclame ledroit au bonheur tout en revendiquantunfatumtragique.Si ces discours sontparfois connus, le principal apport deDominiqueGodineauest uneplongée dans les archivespoli-cières et judiciairesqui révèle la réalité des pratiquesdu sui-cide tout en jetant un regardneuf sur les représentationsde

cette radicalité. Les évolutionsn’en sontqueplussensibles, et sensiblementdécrites: undiscoursmédical sur lamélancolie s’emparedu suicide ettentede l’expliquer commeundramepersonnel.Lamort volontaire devientmême l’acte héroïquepar excellence chez certains révolutionnaires. Lafinhonteuse s’estmétamorphoséeenbellemort.pAntoine de BaecqueaS’abréger les jours. Le suicide en FranceauXVIIIesiècle, deDominique Godineau,ArmandColin, 336p., 24 ¤.

La vérité sur le situationnismeLeMouvement situationniste,de PatrickMarcolini, a poursous-titre:Unehistoire intellectuelle. C’est peu dire qu’il tientses promesses. Documentationde bénédictin, engagementsans singerie, rigueur:Marcolini, auteur d’un texte très netsur les «héritiers situationnistes», dans la revue Le Tigre, aumomentde l’arrestationde Julien Coupat (automne2008),fait, au bout de dix ans de travail, le point sur la question.Unehistoire intellectuelle de quoi, au juste? D’unmouve-ment?Qu’est-ce qu’unmouvement?D’une période?Qu’est-ce qu’une date?Du situationnisme (millésimé 1952)?

Avec ses drôles de voyous bizarres ou rebelles?Marcolini livre le récit de l’extravagante récupéra-tion empathiqueou dévoyée du situationnisme,qu’on associe auxnoms d’Asger Jorn, RaoulVaneigemouGuy-Ernest Debord. Son livre périmeles sept huitièmes de la pesante bibliographiedumouvement. Il répondà presque toutes les ques-tions. Il est beau à lire et rend intelligent.p

FrancisMarmandeaLeMouvement situationniste. Une histoireintellectuelle, de PatrickMarcolini, L’Echappée, 338p., 22 ¤.

La France en guerresLe livre deNicolasBeaupré clôt la vaste entreprise éditorialequ’est la nouvelleHistoire de Francedirigéepar Joël CornettechezBelin. Ce dernier volumeest aussi le plusmassif :presque le double de ceuxconsacrés auxguerres de religionouauXIXesiècle.Avec Les GrandesGuerres, le propos embrasse, il est vrai, deuxdesmoments les plus intensément remémorésdupassénatio-nal. Les débatshistoriographiquesnourris qu’ils ont suscitéssont ouvertementprésentés, l’auteur assumant ses partis pris.Il évite, de plus, le traversdu volumeprécédentde la collection,

celui d’unehistoire exclusivementpolitique etmili-taire. Ondoit enfin souligner la qualité des illustra-tions: les nombreuxdocuments sont bien choisis etsuperbement reproduits. Peut-on, dansun livre aus-si gros, déplorer desmanques? Le Front populaire, etplus largement les années 1930, y sont réduits à laportion congrue, sans que soit approfondie l’éclai-rante controverse autourde l’existenced’un«fas-cisme français». pAndré LoezaLes Grandes Guerres. 1914-1945, deNicolas Beaupré,Belin, «Histoire de France», 1 144p., 56¤.

Au-delàde l’identité«L’apportdupeuple juif » dont il est questionen sous-titren’est pas à verser à l’actif d’une valeur identitairequi entreraiten comparaison sinonen rivalité avecd’autres identités. Ilconcerne le témoignaged’unmouvement singulier vers l’exis-tence, autrementdit vers ce qui précisémentnousprojette, aurisquede la perte de repères, au-delà de toute identité figée.D’exils enmenaces de destruction, le peuple juif a continuéhis-toriquementde transmettre et de poser la questionde l’être et

de l’origine. C’est cemouvementqui intéresse icil’auteurplus que l’identificationune origine.Psychanalyste et philosophe,Daniel Sibony conçoitcette expérience commeunemétaphoreuniver-selle de nos existences individuelles et collectives,voireune source demaximesde vie. En effet nousserions tous, à des degrés divers, appelés à «résisterà l’effacement», en traversant les brisures et lesfailles qui nous contraignent sans cesse à de nou-veauxdéparts. pDavid ZerbibaDe l’identité à l’existence. L’apport dupeuple juif,deDaniel Sibony,Odile Jacob, 350p., 26,30 ¤.

Sans oublier

LaclameurdesarchivespolitiquesPlusdedeuxsièclesd’appelsetd’exhortationsauchangementsontréunisenunvolume

Roger-PolDroit

Voilà une gigantesque anthologiequiprendlelecteurauxtripes, l’at-tire ou le révulse, l’amuseou l’en-thousiasme. Son objet : les mani-

festespolitiquesdes deuxderniers siècles.Il existe évidemment d’interminablesbibliothèques sur les régimes, courants etcombatspolitiques,oùdeshistoriens,phi-losophes et sociologues scrutent de millefaçons, de 1789 à nos jours, lignes de frac-ture et points d’affrontement. La singula-ritéde ce fort volumeest de faire entendredirectement la multitude des voix, obs-cures ou célèbres, qui forme le paysagechaotiquedesdeuxderniers siècles.

En cent manifestes – déclarations,appels, programmes, exhortations… sansoublier quelques chansons –, ils sontvenusetsont tous là: républicainsde89etde 93, partageux et utopistes, insurgés,nihilistes,anarchistes,socialistes,commu-nistes, fascistes, nazis, tiers-mondistes,sansoublier,parmilesdocumentsrécents,quelquesvoixféministes,écologistes, isla-

mistes et même transhumanistes. OnvoyagedoncallègrementdeBabeufàMus-solini, de Mao à Proudhon, de Blanqui àLénine, de Zapata à PieXI, deGuevara à deGaulle… Ce qui traverse cette apparentecacophonie, ce sont les tensions que sus-cite l’idéemême de révolution, qui tantôtconduità ladémocratieparlementaireetàl’Etatdedroitettantôtcombatcesderniersaunomd’unedémocratieplus radicale.

ExtrêmeactualitéCes cent documents, souvent rares ou

inaccessibles, exhumés des archives, édi-tésavecsoin, sontunvrai feud’artifice. Le lecteurcheminede découverte en décou-verte, saisi au coin d’unepage par l’extrême actualitéde certaines phrases ancien-nes. Par exemple : « L’étatdans lequel nous vivons pré-sentement est celui de ladémesure lapluseffrénée. Lesuns travaillent peu oupas dutout alors qu’ils vivent dansl’opulence, tandis que le plusgrandnombretravailleexces-sivement et doit de surcroît

très souvent vivre dans l’indigence.» Leconstat est de 1838, formulé par Wilhelm

Weitling (1808-1871), dont l’ouvrage L’hu-manité telle qu’elle est et telle qu’elledevrait être est ici traduit intégralement,pour la première fois. Ou bien : « Lesmasses sont plongées dans une misèrecroissante par la dépréciation continue dusalaire; les banqueroutes et les crises com-merciales bouleversent incessamment lechamp de l’industrie : l’argent dominetout,achètetout, écrasetout; leschiffresdelastatistiquecriminelles’allongentchaqueannéeen filesmenaçantes.»Diagnosticde1843, signéVictorConsidérant!

L’action destructrice est revendiquéeparcertains:«Laviolenceseuleémanciperalesexploitésenterrorisantlesmaîtres»,pro-clame le «Manifeste des dynamiteurs»,d’EugèneWagemans,en1893.«Le criminel,c’estl’électeur!»,affichesurlesmursl’anar-chiste Albert Libertad en 1906. Mais ontrouve aussi, dans cet ensemble, les sages«Déclarationsdeprincipede2008duPartisocialiste», ou le «Manifeste pour la créa-tiond’uneorganisationhackerenFrance»,mis en ligne en septembre2009… En fait,on prend ici la mesure de la foisonnantediversité du désir de changement, de sesconflits internes et de son histoire prolixe.Outildetravailutilissimepourétudiantsetprofesseurs, ce recueil est sourcededécou-vertespour tous lesamateursd’idées.p

Critiques Essais

Démocratie etRévolution. Centmanifestes de 1789ànos jours,sous la directiondeStéphaneCourtois,Jean-PierreDeschodt, YolèneDilas-Rocherieux,Cerf/Pressesuniversitairesdel’ICES, «Politique»,1200p., 42 ¤.

LeBourgeois de ParisauMoyenAge,de Jean Favier,Tallandier, 670p., 27,90¤.

Surplombantquatresièclesd’histoire, lemédiéviste JeanFavierparcourt lacapitaleaumilieudes «bourgeois»,enfamilierdeslieux

Paris,demaindemaître

Bourgeois souffrantdes dents. Accoudoiren bois, XVesiècle.JEAN-PAUL DUMONTIER/LA COLLECTION

Patrick Boucheronhistorien

70123Vendredi 29 juin 2012

Page 8: Supplément Le Monde des livres 2012.06.29

«D’OÙVIENTLE FRANÇAIS?–Du latin.»Voilà ce que répondentmes

étudiantsde lettres quand je lesinterroge.C’est l’erreur que toutlemondeapprendà l’école. En réa-lité, le français vient du francienqui, avec le picard, le gascon,l’anglo-normand, l’occitan, le pro-vençal, etc., constitue l’ensembledes languesparléesdans la Francemédiévale. Et le francienvient dela langue romane, elle-mêmeissuedu latin. Bref, croire que lefrançais vient du latin, c’estconfondre sonpère et son arrière-grand-père.Mais cette erreur com-mune, volontairementdiffuséepar l’école de la République, a per-misd’effacer de lamémoirenatio-nale les autres langues de France,reléguées au rangde «patois»indignes, commesi elles étaientun sous-produitdu français, alorsque c’est le français qui est unsous-produitde ces languesplusanciennes.

Le breton, qui fait partie de ceslangues combattuespar la Répu-blique, est au cœur du livre quepublie YvonOllivier,magistrat etmembrede l’Institut culturel deBretagne, LaDésunion française.Eneffet, l’histoire politiquedeslangues régionales, et du bretonnotamment, permetdemettre enévidence la constructionde l’iden-tité nationale en France. Il y a deslanguesquimeurent, paraît-il ; ily a surtout des langues qu’onassassine. En 1845, le sous-préfetdeMorlaix expliquait aux institu-teurs: «Surtout, rappelez-vousque vousn’êtes établis quepourtuer la languebretonne!» En 1925,Anatole deMonzie,ministre del’instructionpublique, affirmait:«Pour l’unité linguistiquede laFrance, il faut que la languebre-tonnedisparaisse.»C’est aunomde l’«efficacité» que La Poste, en2008, demandaà la Bretagnedefranciser les lieux-dits. C’est aunomde la RépubliquequeMarine

LePen s’offusquade la signalisa-tionbilingueenBretagne.Onvous l’a dit : il faut quemeure lebreton.Voilà quelquespetits faitsque rappelle YvonOllivier.

Esprit de conquêteMais l’ouvrageproposeaussi

unemanièrenouvellede lire l’his-toiredeFrance.Au-delàde laques-tionbretonne,YvonOllivierentendici repenser toutenotrehis-toirenationale. Commeil l’affir-meclairement,«l’universalismerépublicaindemeure indissociablede lanotionde conquête». Dèslors, la colonisation intérieure, sou-mettant les identités régionalesàlanormeparisienne, a été redou-bléepar la colonisationextérieure,enAlgérie,dans le restede l’Afri-queet ailleurs.Comme l’analysetrès finement l’auteur,«la Francen’apas colonisépar accident,maisen raisonde convictionsassuméesquiparticipentde lamanièredontellepersisteà se définir».

C’est donc cette conceptiondel’identiténationalequi régit en-corenotre vie aujourd’hui. L’uni-té a été faite contre l’altérité; et,comme l’indique l’auteur,« laRépubliqueporte en ses fonde-mentsunemystiquede la souve-raineté et des dogmesqui s’opposecatégoriquementà la démocra-tie». Vuede Paris, la Républiqueest peut-être unmerveilleuxidéal; vue deBretagne, d’Alsace,deProvence, desAntilles, des ban-lieues, des anciennes colonies,etc., elle est souventune terribleillusion, faite demépris, decontrainteet de violence.

Il suffit doncde choisir le«bon» pointde vuepour sauve-garder les illusionsqui nousdomi-nent tous les jours.p

WajdiMouawad,metteur en scène

CompterlesmortsenHaïti

Sans interditLaFrancecontrel’Autre

d’Eric Chevillard

A titre particulier

aDu4au8juillet:GrignanépistolaireCette 17e éditionduFestivalde la correspondancedeGrignan(Drôme) fait lapart belle auxphilosophes: RousseauetVoltaire,qui eurentdes échangesviolents; Sénèqueet sondisciple Luci-lius;Descartes et la jeuneprincesse ElisabethdeBohême;AlbertCamuset sonprofesseur àAlger, JeanGrenier; HannahArendt etMaryMcCarthy; et lespenseurs amoureux (Abélardéprisd’Héloïse,Diderotde SophieVolland)…www.grignan-festivalcorrespondance.com

aLe7juillet: lecturesàMalagar (Gironde)Malagar est unvaste domaine surplombant laGaronnequiappartint à FrançoisMauriac. Transforméenmusée, il accueil-leraMarie-ChristineBar-rault et FrançoisMarthou-ret pourune soiréede lec-ture enplein air.malagar.aquitaine.fr

aJusqu’au17novembre:GeorgesBatailleàVézelay (Yonne)Pour les 50 ans de lamortde l’écrivain, leMuséeZervosaccueille l’expo-sition«Sous le signedeBataille:Masson,Fautrier, Bellmer».www.musee-zervos.fr

«REVENIRD’EXIL comporte des risques», chante leQuébécoisRichardDesjardins.Nul ne saurait le contredire, enparticulierlorsque le pays du retour senommeHaïti et que celle qui yrevient est écrivain. C’est à cetteplongée quenous convie, avecunepuissanceahurissante, EdwidgeDanticat, à travers sonnou-veau livre,Créer dangereusement.

ParaphrasantunpassageduCaligulad’AlbertCamus, le titrepose clairement l’engagementde l’auteur: l’écriturepeut en-core êtreunemanièrehumblemais fermede se tenir aux côtésde ceuxqui, sur le point d’être exécutéspar les pouvoirs lesplusbrutaux et les plus répressifs, se souviennentde cettephrased’Antigone: «Il n’est rien de plus grandque demourird’unemort qui soit belle.»

Cela rappelle lesmotsduphilosophetchèque JanPatockaqui, dans sesEssaishérétiques, seposant laquestiond’unesolida-rité capablede lier entre euxdeuxhumainsque les armesoppo-sent, imagine ceque seraitune «solidaritédes ébranlés». Celuiqui la trahit doit savoir qu’il est unembusquéqui, à l’arrière, vitdusangdes autres, écrit-il aupiremomentdu«printempsdePrague». EdwidgeDanticat est en soiune ébranlée, solidairemais solitairemais solidaire,qui s’engage frontalementcontreles forces répressivesde sonpays sans jamais oublier l’angle àpartir duquel elle écrit. Celui d’unexilé écrivain, écrivantdansune langue incompréhensibleauxoreillesde ses ancêtres.

Cellequinepeutpas savoirSi le livre s’ouvre sur la descriptionde l’exécutiondedeux

jeuneshommes àPort-au-Prince le 12novembre 1964, donnantau livre son souffle tragique, c’est une autremort, survenue le3avril 2000, qui pousse l’auteur à se lancer dans la rédactiondecet essai. Ce jour-là, l’éditorialistede radio JeanDominique, fi-gure aujourd’huiquasi légendaire auprèsdesHaïtiens, étaitassassinédevant les studiosde sa radio. Cettemort, effroyablesymboliquement, sembleà la fois défaire et reconstituer la tra-me identitairede l’auteur. Américaine, vivant et travaillant auxEtats-Unis, elle est celle qui fait face auxargumentsde ceuxquine sont pas partis et qui lui rappellent qu’elle est, aussi, cellequi n’a pas vécu les événements, celle qui, de loin, ne peut passentir et ressentir sonpays, qui nepeutpas savoir.

«Qui suis-je?», semble crier ce livre.Pourmapart, qui découvrecetteartiste à travers cetouvrage,

elle est cellequi compte lesmorts. En cela,Créerdangereusementestun livredemémoire,un livred’amour,un livrede courage.

Achaquechapitresonmort, soncadavre.Et c’est làque lana-turebouleversantede l’auteurapparaît. Elle s’attelleàparlerpourdesêtres tétanisésqui, ayantperdu foien le jour, sevoientdansl’impossibilitésoudainede formerdesmotspourdire lesmaux.A lamanièred’AlèrteBélance, cette femmeensanglantéepar lesparamilitairesqui l’ont laisséepourmorteaprès lui avoir tranchéunbras, l’extrémitédesdoigtset fendusa languedans le sensdela largeur. Et, toutcommeAlèrteBélanceadûrecoudrecette lan-guepour retrouver l’usagede laparole, EdwidgeDanticatadûrecoudresoncœurpour trouverunsensà l’écrituremigrante.

C’est qu’il faut bien que ça serve à quelque chose, un exilé!Ça doit bien avoir, au fond, uneutilité quelconque, autrequed’êtreun surplus économiqueouunemmerdement socialpour le pays d’accueil. Cette double colère qui crée la solitudede l’auteur, colère envers ceuxqui ravagent sonpaysd’origineet colère envers l’impossibilitéde donnerunnomà sonexil, nepeutpas se calfeutrer dans la satisfaction. Elle a le devoir detémoigner, de dire, de parler pour ceux et celles qui nepeuventplus le faire pour eux-mêmes. Là est la victoire contre la vio-lence: l’exilé est la parole sauvéede l’Autre.p

Le feuilleton

Transesdutransit

DearAmericanAirlines,de JonathanMiles,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parClaireDebru,Nil, 272p., 18,25 ¤.

LaDésunion française. Essaisur l’altérité au sein delaRépublique, d’YvonOllivier,L’Harmattan, «Questionscontemporaines», 260p., 27 ¤.

La rage et la hargne ne sont sansdoute pas les plus gracieusesdes Muses, elles ne caressentpas du bout de leurs doigtsroses les cordes de leurs lyres,mais elles sont incontestable-

ment des inspiratrices sans rivales : lors-qu’elles touchent le front d’un écrivain, àmoins plutôt qu’elles ne lui fouettent lesflancs, elles tirent souvent de lui lemeilleur. Habité par une fureur venge-resse, il rassemble ses forces et toutes lesressources de son art ; sa mauvaise foimême semet au service de la vérité qu’ilentend rétablir. Une parole se libère, quis’échauffe en se formulant et ne craintbientôt plus aucune invention, aucunexcès.Lerireenfleaveclacolère,l’impréca-tiondevient alors un spectacle comique.

Dear American Airlines peut être lucommeladémonstrationmagistraledecethéorème. De son auteur, JonathanMiles,l’éditeurnousapprendqu’il estnéen1971,qu’il a vécu dans le Mississippi et qu’il a«multiplié les petits boulots» avantd’écri-recepremierlivre:musiciendeblues,bar-man, jardinier, journaliste… Je ne suis pasconvaincu que la fameuse mention desmultiplespetitsboulotssoitencoreoppor-tune aujourd’hui pour fonder la légended’un écrivain. Avec la précarité de l’em-ploi, en effet, combien de jeunes Améri-cainsenpassentdésormaispar làsansquece parcours n’aboutisse à un livre commes’il s’agissaitdunécessairecouronnementd’un curriculum vitae erratique? Et com-bien d’autres auront été poètes, roman-ciers, nouvellistes, avant de lâcher cespetits boulots pour des carrières plus flo-rissantesdans la publicité ou le business?

Ne nous laissons pas impressionnerpar ces recettes de marketing éventées. Ilaura simplement suffi à Jonathan Milesde se retrouver piégé huit heures durantdans un aéroport pour concevoir, avecl’idéedeson livre, l’énergierageusequi luipermettraitde développercelle-ci jusqu’àsonterme.Maisn’anticiponspas, ce seraitd’autant plus intempestif que noustenons plutôt entre nosmains un romande remémoration. D’abord l’entame,donc: «Chers American Airlines, Je m’ap-pelle BenjaminR.Ford et je vous écris poursolliciter un remboursement d’un mon-tant de 392,68dollars. Mais en fait, non,rayez cela. (…) Chers American Airlines, jesuisplutôt en traind’exigerun rembourse-mentd’unmontantde392,68dollars.»Voi-ci un roman épistolaire d’un genre nou-veau, constitué d’une lettre de réclama-tionunique,quin’appelled’autreréponsequ’un chèque.

Benjamin,Benniepour les intimespar-mi lesquels le lecteur ne tardera pas à secompter – précieux renfort pour celui quin’en a pas beaucoup d’autres –, se trouvedans une situation délicate, bloqué dansl’aéroport de Chicago alors qu’il se rend à

LosAngelespourlemariagedesafilleStel-la, qu’il n’a pas vue depuis vingt ans. Ma-riage qu’il pourrait bien rater, donc, par lafaute de l’incurie de la compagnie d’avia-tion qui avance pour seule excuse à cecontretemps des «raisons météorologi-ques» peu crédibles – le ciel est clair, levent léger. Et c’est peudirealorsqu’elle enprend pour son grade : «Chers AmericanAirlines, espèce de misérables merdes, jevais continuer à écrire et vous allez conti-nuer à lire parce que pour la première fois

de ma vie ce n’est pas moi qui la fout enl’air, c’est vous.»

Ces invectives ponctuent un romanconstruit avec brio simultanément surplusieursplansderéalité,puisquelenarra-teur ulcéré commence à dérouler le récitde sa vie tout en observant les passagersretenus comme lui dans l’aéroport. Ben-nie, qui se serait bienvupoètedipsomanede la Beat Generation, a cependant viterenoncé à la poésie sans lâcher la bou-teille. Originaire de Pologne par son père,il survitentraduisantlesromansd’uncer-tain Wotkiewicz dont le dernier en date,l’histoire d’un soldat de la seconde guerremondiale de retour au pays sur unejambe, nous est également donné à lirepar extraits, accentuant cette impression

detempssuspendurencontréedéjà,préci-sément, dans le filmdeSofia CoppolaLostin Translation (2003).

«Chers American Airlines, veuillez trou-ver ci-joint mon nerf sciatique.» Car l’at-tente se prolonge et l’inconfort des siègesesttelqueBennien’hésitepasàconfisquerunfauteuilroulantmisàladispositiondesimpotentsafind’y songerplus à sonaise àcedestin funested’accidentéperpétuel delavie, de l’amouretde la littératurequi estle sien. Il partage un minuscule apparte-ment new-yorkais avec samère schizoph-rèneetmutiquequicommuniqueavec luiaumoyende Post-it comminatoires aprèsavoir égayé son enfance de ses innombra-bles tentativesde suicideet coupsde folie.Il épousera Stella ; ensemble ils conce-vrontnégligemmentuneautreStella.Puisces deux étoiles s’éclipseront, l’abandon-nantàseséchecsetàl’alcool:«J’aigrandiàLa Nouvelle-Orléans, où la cirrhose du foieest inscrite comme“causenaturelle” sur lescertificatsdedécès.»

Et voici qu’à l’instant où il pourraitrenouer avec son existence perdue, il seretrouve cloué dans un aéroport. Un com-ble!Maislerécitdécolle,enrevanche,grâceà l’humourvengeurde l’auteur qui réussitlà une parfaite satire du mondemoderneoùlesdéfaillancesducœursontsiefficace-mentrelayéespar cellesde la technique.p

Louis-Georges Tin

Chroniques

Agenda

Envoyer vos manuscrits :Editions Amalthée2 rue Crucy44005 Nantes cedex 1Tél. 02 40 75 60 78www.editions-amalthee.com

Vous écrivez?Les EditionsAmalthéerecherchentde nouveaux auteurs

Le rire enfle avec la colère,l’imprécation devientalors un spectacle comique

Créerdangereusement. L’artiste immigrantàl’œuvre (CreateDangerously. The ImmigrantArtist atWork),d’EdwidgeDanticat, traduit de l’anglais (Etats-Unis)par SimoneArous,Grasset, 228p., 16 ¤.

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

8 0123Vendredi 29 juin 2012

Page 9: Supplément Le Monde des livres 2012.06.29

Catherine Simon

En rêve, il s’imagine à Marra-kech, dans une gargote de laplace Djemaa El-Fna, noire demonde, où le patron l’accueilled’un vibrant: «Labess (ça va) lehip-hop?» En vrai, Hachim est

en prison. Il est détenupour trafic de dro-gue à la maison d’arrêt de Villepinte, aunord-est de Paris. Et l’histoire finitmal.

Hachim– dit Ikki, «comme dans “LesChevaliersduZodiaque” (unmanga), car jesuis froid et rageux» – ressembleunpeu àRachidSantaki, écrivaindepolarset roidumarketing. Ce dernier a passé les cinqpre-mières années de sa vie au Maroc. Sonpère, natif de Marrakech, y était conduc-teurdecalèche,avantd’émigrerenFrance,dans lesannées1970.Marié,par l’intermé-diairedespetitesannonces,àunecaissièrede supermarché, originaire duNord - Pas-de-Calais, le patriarche est devenumanu-tentionnaire sur les docks de Saint-Ouen,en Seine-Saint-Denis – ville d’adoptionducouple. C’est là que Rachid et ses deuxfrères sontnés.

CommeHachim, Rachid Santaki est unpassionnédehip-hopetdeboxethaï. Saufqu’Hachima17ansetvientdedécrocherlebaccalauréat. Rachid Santaki, lui, est unpère de famille presque quadragénaire; ilaquittél’écoleavecun«BEPcompta»etsedécrit d’emblée comme un «symbole del’échec scolaire». Mais, contrairement àHachim, il n’a jamais touché à la drogue,ni «fait deGAV» – garde à vue.

Le bachelier de Saint-Denis, jeté en«hebs» (prison), connaîtra une fin tragi-que. Rachid Santaki-le-cancre en sait quel-quechose: c’est luiquia inventé leperson-nage de Hachim, héros sans gloire de sondernier roman, Des chiffres et des litres(Moisson rouge, 238p., 7,50¤). L’écrivainDominique Manotti, agrégée d’histoiredevenue l’un des noms de la littératurepolicière française, a écrit la préface.«J’aime le portrait brutal, sans fioriture,que fait Santaki de cette nouvelle généra-tion», commente Manotti, qui a long-temps enseigné à l’université de Saint-Denis.«Ces petits dealers qui vont tuer, quivont mourir, sont parfaitement intégrés àleur cité, comme le montre le personnagedeMamie Strange, la vieille damedesChif-fresetdeslitres,dontHachims’occupecom-me si c’était sa mère», ajoute l’auteur deL’Honorable Société (avec DOA, Gallimard,2011) et de Sombre sentier (Seuil, 1995).

Rachid Santaki résume Des chiffres etdes litres à samanière – elliptique: «Com-ment un gars, qui a tout pour réussir, semetàdériver.» Ilaétépubliéenfévrier,unan après Les anges s’habillent en caillera(Moisson rouge), portrait maladroit maissans complaisance d’unmalfrat des cités,Ilyès, dit «Le Marseillais», « le voleur à laruse le plus doué de sa génération». Pre-mier du genre à faire de Saint-Denis sonpersonnageprincipal,ce livreaconnu,dèssaparution,unsuccès local inédit. Il«s’ar-rache en librairie, surtout dans les quar-tiers populaires», relevait, en février2011,le localier de l’AFP. La littérature «de ter-roir» venait d’agrandir son cercle…

«Contrairementàces écrivainsqui s’en-canaillent en greffant troismots de verlanà leurprose,RachidSantaki témoignesans

faux-semblant.EnlisantLesanges… j’avaisl’impression de voir défiler la vie de mesgars–etd’entendreleurlangue»,s’enthou-siasme encore aujourd’hui Corinne La-porte, 52 ans, visiteusedeprison,membrede l’association Auxilia, qui organise(entre autres) des cours pour les détenus.Pour la petite maison d’édition Moissonrouge, à qui Rachid Santaki a confié sesmanuscrits, voir Les anges… s’envoler etatteindre, en un an, les 5700 exemplaires

vendus,aétéunedivinesurprise. Signedecette persistante bonne santé: Les anges…vientd’être réédité enpoche (Points).

Jeudi 14 juin, au collège Jean-Lurçat deSaint-Denis, oùRachid Santaki a fait sa «4e

techno» : unerencontreestorganiséeavecunequinzained’élèves, dans les locauxdela bibliothèque– unbâtiment enpréfabri-qué, comme l’ensemble de l’établisse-ment, détruit par un incendie… il y a huitans. Les élèves, filles et garçons, ont lu Lesanges…maispasencoreDeschiffres…Chro-niquesdes cités, l’un comme l’autrede ceslivres racontent «des histoires de gang-sters», remarque l’enseignante de fran-çais,FannyMonbeig.Al’instardequelquesautres de ses collègues de Saint-Denis, laprof de Jean-Lurçat n’a pas hésité à fairebûcher ses élèves sur ce Santaki ignoré del’Académie, dont les histoires made inghetto font mouche, toutes proportionsgardées, parmi les gaminsdes cités.

Ce jour-là, les questions fusent timide-ment. Agés de 13 à 15 ans, les élèves, assisen cercle, se surveillent les uns les autres.On demande à Santaki s’il écrit «pour sefairede l’argent»et«combiende tempsçaprend». On l’interroge sur les morceauxde rap qui figurent dans Les anges… Lui,comme toujours quand il s’exprime enpublic, raconte sa scolarité difficile (« J’airedoublé quarante-huit fois»),mais aussileshuitannéespasséesà 5Styles,unmaga-zine gratuit, dont il rédigeait la plupartdes articles. «C’est là que j’ai vraimentapprisà écrire», insiste le banlieusard,quirefusede se dire écrivain.

Il rêve de lire Donald Goines, étoile fi-lante de la littérature américaine desannées 1970, auxbouquins emplis de vio-lence, d’héroïne (en poudre) et de taule. Iln’a pas encore pris le temps de le faire :RachidSantakiassurelui-mêmelapromo-tion de ses livres, collant des affiches parcentainessur lesmursdeSaint-Denis,par-courantlaFranceàbordd’unecamionnet-te habillée aux couleurs de ses romans,multipliant les interventions publiques– ycompris sur l’esplanadedeBeaubourg,où il fait lire ses textes aux badauds…Celane laisse guère de tempspour écrire.

Rachid Santaki préfère donc se présen-tercommeun«auteurenformation».Per-

sonne ne dira le contraire. «Il a la volontéde mélanger l’intrigue avec la bande so-nore–hip-hop,rap,etc.C’estsoncôté“sam-ple”. En littérature, on parlerait de “col-lage”. A certains moments, ça marche ; àd’autres, on voit le scotch…», observe leromancier Didier Daeninckx. L’auteur deMeurtre pour mémoire (Gallimard, 1984),autre grande figure de la littérature poli-cière, habite Aubervilliers, d’où il suit,avec attention, l’émergence sur la scèneculturelle de ces «énergies nouvelles»venues des banlieues de Paris. «RachidSantaki écrit comme il parle : comme s’ilprenait le TGV.Quant auxgens qu’il décrit– les anges, en verlan– on a lesmêmes à lamaison», s’amuse Sylvie Labas, patronnede la librairie Folies d’encre, située enplein centrede Saint-Denis.

S’iln’estpas (encore)ungrandécrivain,Santakiagagnésesgalonsdephénomène:il fait liredesgaminsquelalecture,généra-lement, ennuie. «C’est la première foisqu’un livremeplaît», lanceHélèna, 14ans,qui assure avoir dévoré Les anges… endeux ou trois jours. «C’est le seul livre surSaint-Denis. Jamais il n’y en a eu avant»,s’enhardit Tarek, 14 ans aussi. «Enplus, onreconnaît les endroits», ajoute Nassim. Larencontrea lieu, cette fois, enpetit comité,sans Rachid Santaki: six élèves de 4e sontassis à une table, dansun coin de la biblio-thèque du collège Jean-Lurçat. «C’est bienécrit et ça accroche. Il y a beaucoup d’ac-tion», renchérit Mohamed. «Les mots, cesont les nôtres. Et les histoires, ce sont cellesde gens que je connais : des histoires dejeunes de Saint-Denis», ajoute-t-il. Moha-med a été «le premier du collège à lire Lesanges… Il était en 5e», relève la responsablede la bibliothèque,Marisa Soumaré.

La«santakimania»est unepetite révo-lution. Petite : pas de quoi détrôner lesmangas, les BDet les pavés à l’américaine,genre Journald’unvampire (oud’uneprin-cesse), dont les gamins – du moins, ceuxqui lisent – raffolent. Il n’empêche. Leslignes bougent. «Aucun des élèves nes’identifieauxhérosdeSantaki.MaisSaint-Denis est là : celaoffreune légitimitéà leurville», remarqueMarisa Soumaré. «Est-ceque cela leur donnera l’envie de s’ouvrir àd’autres livres? Pas sûr», ajoute-t-elle.

La responsable de la bibliothèque n’enapasmoinsconvainculecollèged’acheter– le fait est rare– vingt-cinq exemplairesdes Anges…, dont vingt-quatre en éditiondepoche.Exceptionnelàplusd’untitre, lecollège Jean-Lurçat, qui devrait inaugureren septembre ses nouveaux (et beaux)locaux, a fait des émules. Au lycée profes-sionnel Suger, autre établissementdiony-sien, Les anges… et ses mauvais garçonsont été rajoutés au programme par cer-tains profsde lettres.

«Le pionnier, ce n’est pas moi, c’estRachid Djaïdani avec son Boumkœur»,corrige Santaki, avec sa modestie tran-quille. Le roman-culte de Djaïdani (LeSeuil, 1999) s’est vendu à 56000 exem-plaires, avant d’être réédité en poche– 14000 exemplaires écoulés et épuisés.«Rachid Djaïdani est le premier à avoirtordu les codes du roman avec des outilsvenus de la banlieue – et à le faire avectalent. Il est vraiment doué», confirmeTibo Bérard, qui dirige la collection «Ex-prim’»aux éditions Sarbacane.

D’autres noms ont surgi depuis : FaïzaGuèneet sonKiffe kiffe demain (Hachette,2004), traduit envingt-six langues et ven-du à 400000 exemplaires ; Insa Sané etson Sarcelles-Dakar (Sarbacane, 2006); ouKarimMadani et ses polars de science-fic-tion, Jour du fléau (Gallimard, 2011) oul’étonnant Journal infirme de ClaraMuller(Sarbacane, 2012). Nés des cités-ghettos,ces livres et les noms de leurs auteurs ensontsortis,par lapuissancedeleur langue.Lundi 2juillet, trois d’entre eux (Djaïdani,Guène et Santaki) sont les invités d’unerencontrepublique, organisée sous les orsdes salons de l’Hôtel-de-Ville de Paris. Aunedemi-heure,enRER,deSaint-Denis…p

Enquête

La prof n’a pashésité à faire bûcherses élèves sur leshistoires «made inghetto» de cetécrivain ignoré del’Académie

« Lesmots, ce sontles nôtres. Et leshistoires, ce sontcelles de gens que jeconnais»Mohamed,jeune Dionysien

Angesetvoyousdu«9-3»Parcequ’ils

décriventlescitésdeSaint-Denis,avecleurscaïdssansgloireet leurlangagehip-hop,lespolarsdeRachidSantakiontfaitmouche.Unphénomènequitémoignedel’émergenced’unelittératuredelabanlieueénergiqueetprometteuse

Rachid Santaki fait lui-mêmela promotion de son

nouveau roman dans les ruesde Saint-Denis.

CAMILLEMILLERAND POUR «LE MONDE»

90123Vendredi 29 juin 2012

Page 10: Supplément Le Monde des livres 2012.06.29

IrvinYalom

FlorenceNoiville

Pourlespsychanalystes,les années d’enfancecomptent double.Pour les écrivains aus-si, dit-on. Et pour ceuxqui sont les deuxà la

fois ? Thérapeute et romancier?N’est-il pas absolument évidentqu’il faille commencer par làpourles comprendre? C’est ainsi, sansdétour,ques’amorcenotrerencon-tre : «Docteur Yalom, parlez-moide votre enfance…»

Le bon docteur Yalom éclate derire. D’habitude, c’est lui qui poseles questions. Celle-là en parti-culier ! Confortablement installédans le sofa d’un hôtel parisien, lecélèbrepsychiatreetpsychothéra-peute américain – il est aujour-d’hui professeur émérite à l’uni-

versité Stanford – caresse longue-ment sa barbichette. Rajuste seslunettes. Et se jette à l’eau. Sonhis-toire? Elle commence à Washing-ton, en 1931. Irvin Yalomnaît dansune famille juive immigrée auxEtats-Unis après la premièreguerre mondiale. «Mes parentsvenaient de Russie… De Russie oude Pologne. Ça n’a jamais été bienclair. Une fois ils disaient Russie,une autre fois Pologne… Ce que jesavais, c’est qu’ils avaient fui lespogroms dans les années 1920.Riendeplus. Ilsneparlaientpas.Neparlaient jamais…»

Nous y voilà. La cure, les motscomme remède au silence fami-lial ? «Pas du tout», assure IrvinYalom. D’ailleurs, il lui aura falluattendre la période récente pourtirerauclairlemystèredesesorigi-nes.«C’était il y aquelquesannées.Lors d’une conférence en Russie.Figurez-vous que j’ai compris parhasard d’où je venais en dînantdans un restaurant ukrainien. Lebortschqu’onyservaitavaitexacte-mentlemêmegoûtqueceluidemamère!»

Le bortsch, c’est la madeleined’Irvin. Un fil que l’on tire. Uneréminiscence associée à «unmalaise». Un malaise…? Mais en-core, docteur Yalom…? «A l’école,d’abord, où régnait une puissanteatmosphèreantisémite.Etpuisà lamaison où mes parents tenaientune épicerie dans un quartier dés-hérité de Washington. Avec masœur,quiavait septansdeplusquemoi, nous avons grandi au-dessusde la boutique. Mon père et ma

mère travaillaient douze heurespar jour. Inutile de dire qu’ilsn’avaientpas le tempsdes’occuperdenous. Dehors, c’était dangereux.Nous étions les seuls Blancs dansun lotissement noir. En pleine épo-que de ségrégation raciale. Sortirétait plutôt déconseillé…»

Curieusement, c’est cette formede réclusion qui va décider de savocation. La bibliothèque est l’unedes rares distractions possibles. Lejeune Irvin emprunte des livres àtourdebras. Il avale«voracement»tout ce qu’il peut semettre sous ladent. Récits de toréadors, biogra-phies d’hommes d’affaires,romans.IlseréfugiechezSteinbeck,Dickens, Tolstoï, Dostoïevski. «Lesromanciersm’ontformépsychologi-quement, philosophiquement etsociologiquement,dit-il. C’est grâceà eux, que, très tôt, jeme suis aven-

turé dans les replis del’âmehumaine.»

En 1922, dans unelettre devenue célè-bre, Freud écrit àSchnitzler qu’il est«un psychologue desprofondeurs». Cer-tains écrivains, c’est

bien connu, sont des analystes quis’ignorent,et viceversa. EtYalom?Est-ce par la littérature qu’il estarrivé à la psychothérapie? «Pasdutout,dit-il encore.Quand j’ai eul’âge de faire des études, mesparents – qui eux n’étaient jamaisallés à l’école – nem’ont guère lais-sé le choix. “Be a doctor or a fai-lure”,me répétaient-ils. L’alternati-ve était donc celle-là : devenir unmédecinou…unmoins que rien!»

Unmoins que rien, c’est-à-direun écrivain ? «Non, non, le pro-blème n’était pas là. A l’époque, jene voyais d’ailleurs pas très bienmoi-même ce que je pouvais faire

de mon goût pour les mots. Jen’aurais jamais pensé devenir écri-vain.»C’estcommeçaqu’audébutdesannées1950–pourfaireplaisiràsesparents?–,Yalomseretrouvesur lesbancsde la facultédeméde-cine. A l’époque, il y a encore unquota de juifs (5%) dans son uni-versité. Yalom sue sang et eau surles matières scientifiques. Il sait«dès le premier jour»qu’il s’orien-tera vers la psychiatrie. Il se décritcomme un zombie s’enfermantpour lire et se targuantde réconci-lier un jour l’univers psychiqueavec celui du récit, dumythe, de laphilo…«Monpremierarticle scien-tifique traitait du voyeurisme,note-t-il.Pourmontrer ce que cettenotion recouvrait d’agressif et detransgressif, je m’étais inspiré dupersonnage de Peeping Tom dansla légende de Lady Godiva, lorsqueTomestleseulcurieuxàassisterdis-crètement au passage de la DamedeCoventry, nue sur son cheval.»

Lire, écrire, guérir. Aujourd’hui,ces trois verbes ne font plus qu’unpour Irvin Yalom. Pendant long-tempspourtant, il ne signe que dela littérature spécialisée – sur lesthérapies de groupe notamment.C’esten1989,àprèsde60ans,qu’ilfait le grand saut. Dans Le Bour-reau de l’amour, des histoires depsychothérapies aussi prenantesque des mini-polars (Galaade,2005), il dévoile – avec l’assenti-ment de ses patients et un subtilart de conter – ce qui se joue dansl’antredupsy.Al’époque,lesmaga-zines de psychologie grand publicn’existentpas.Nilessériestéléspé-cialisées. Le docteur Yalom se faitdoncle«voyeur»desaproprepra-tique. Le succès de cette «psy-fic-tion»–delapsychanalyseselisantcommeun roman – est immédiat.Il sera plus grand encore lorsque

sort, en 1992, Et Nietzsche a pleuré(Galaade, 2005, vendu dans lemonde à 4millions d’exemplai-res) où l’auteur imagine, telle unepartie d’échecs diabolique, uneconfrontation entre le père deZarathoustraet celui de la psycha-nalyse. A 60 ans, le docteur Yaloma enfin réalisé son grand fantas-me,écrireunvrairoman.«N’est-cepas, dit-il, la meilleure chose que

l’onpuisseaccomplirdanssavie?»Depuis, il ne s’arrête plus. Aprèsavoir couché Schopenhauer sursondivandepapier,voilàqu’ilspé-cule sur les amours de Spinoza. A81 ans, la seule chose qu’il n’a pasréussià faire, c’estun livreà lapre-mière personne. Dire « je» lui estencore difficile, c’est vrai. Enfin…Avec un bon analyste, tout çadevrait pouvoir s’arranger…p

Le Problème Spinoza(The SpinozaProblem),d’IrvinYalom,traduit de l’anglais (Etats-Unis)par SylvetteGleize, Galaade,656p., 24,40¤.Signalons, dumêmeauteur,la parution enpochede LaMalédictiondu chathongrois,Le Livre de poche,360p., 7,10¤.

CepsychiatreaméricainacouchésursondivandepapierNietzsche,Schopenhaueret,aujourd’hui,Spinoza.Autantdeperformancesoùsonmétiersertsapassiond’enfancepourlalittérature

Maîtredelapsy-fiction

Spinozathérapie

Rencontre

Flammarion

« EXPLOSIF ET FESTIF, très violent ettrès tendre, plein de détresse et d’espoir.»

Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur

« UN PETIT BIJOU DE SUSPENSE,DE DRÔLERIE… avec un véritable style.

L’auteur ose quelque chose que très peude romanciers avaient fait jusqu’à présent.

Sabri Louatah: un Philip Roth arabe.»François Busnel, La Grande Librairie (France 5)

« UN CONTE MODERNE, VIOLENT,DRÔLE ET TRISTE à en pleurer

des larmes de rage.»Charlotte Hellias, Libération

« A MI-CHEMIN ENTRE LA SÉRIETÉLÉ 24 HEURES CHRONO ETGUERRE ET PAIX DE TOLSTOÏ,

entre le polar sociopolitique et lacommedia dell’arte, entre le grave et le

groove. Sabri Louatah, la révélationlittéraire de l’année.»

Pierre Vavasseur, Le Parisien

« L’ÉCRITURE DE LOUATAHEST REMARQUABLE par sa vitalité,sa fantaisie, sa bienveillance.»Virginie Despentes, Le Monde

« UNE FRESQUE VIBRANTE,SENSUELLE ET TRÈS RYTHMÉE.Amours clandestines ou rêvées,querelles familiales, débats politiquesmais aussi passages à l’acte et brimaderaciste, ce roman écrit d’une plumealerte brasse large et ne s’interdit rien.»David Fontaine, Le Canard enchaîné

Jean-LucBertini©Flam

marion

Lire, écrire, guérir.Aujourd’hui, ces troisverbes ne font plusqu’un pour l’écrivain

«Bien racontée, toutevie peut faire unbon roman», ditIrvinYalom.Voici celle du très secret Spinoza (1632-1677)appréhendée ici de l’intérieur – unehistoire queYalomentrelaceavec celle de la fascinationexercéepar le philoso-phe, trois sièclesplus tard, sur l’idéologuenaziAlfredRosenberg.CommentSpinozaa-t-il vécu sonexcommunica-tion, à 24 ans, par la communauté juived’Amsterdam?Qu’a-t-il ressenti, lui, le pestiféréquepluspersonnenelisait ni n’approchait àmoinsde 5mètres?Quels étaient sesrêves, ses frustrations, ses inclinations amoureuses?LedocteurYalomest convaincuqueSpinozan’auraitpasécritL’Ethique–uneœuvre largementconsacréeà lama-nièrede libérer l’âmede«la servitudedespassions»– s’iln’avaitpasété lui-mêmehabitépar«une lutte», undévorant«désird’amour»…Cequ’il constateaussi, c’estque, grâceauProblèmeSpinoza, sapratiquea changé.«Lespatients subis-sent leurspassions, dit-il. Ils n’en sontpas intellectuellementcurieux. Je les encourageà faire commeSpinoza.Aaccéderàla connaissanceraisonnéede leurspassions.Pouropposeràcelles-ci la passionde la raison.»Cetteapproche, assure-t-il,est efficace.Onpourrait lanommer«spinozathérapie».

JEAN-CLAUDE GISBERT/OPALE

10 0123Vendredi 29 juin 2012