temps de travail et rÉgulation sociale -...

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An international multidisciplinary paper series devoted to the study of organizational action, organizational change, and organization and well9being. Founded by Bruno Maggi. TEMPS DE TRAVAIL ET RÉGULATION SOCIALE TEMPO DI LAVORO E REGOLAZIONE SOCIALE EDITED BY JENS THOEMMES CNRS UNIVERSITÉ DE TOULOUSE JEAN-JAURÈS DÉBAT /DIBATTITO JENS THOEMMES, BRUNO MAGGI, ANGELO SALENTO, GIOVANNI MASINO, MATTEO RINALDINI, LEONARDO POMPA, DOMENICO BERDICCHIA, VITTORIO OLGIATI Abstract Jens Thoemmes’ research about working time negotiations and his theory on social regulation were discussed in a TAO Research Programs seminar that took place in November 2014, at the University of Milano. This publication includes the invited author’s introductory conference, the comments of participating researchers about Thoemmes’ research and theory, and his replies. Keywords Working time, Social regulation, Social action, Negotiation, Rationality.

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    An!international!multidisciplinary!paper!series!devoted!!to!the!study!of!organizational!action,!organizational!change,!and!organization!and!well9being.!Founded!by!Bruno!Maggi.!

    TEMPS DE TRAVAIL ET RGULATION SOCIALE

    TEMPO DI LAVORO E REGOLAZIONE SOCIALE

    EDITED BY JENS THOEMMES

    CNRS UNIVERSIT DE TOULOUSE JEAN-JAURS

    DBAT /DIBATTITO JENS THOEMMES, BRUNO MAGGI, ANGELO SALENTO,

    GIOVANNI MASINO, MATTEO RINALDINI, LEONARDO POMPA, DOMENICO BERDICCHIA, VITTORIO OLGIATI

    Abstract Jens Thoemmes research about working time negotiations and his theory on social regulation were discussed in a TAO Research Programs seminar that took place in November 2014, at the University of Milano. This publication includes the invited authors introductory conference, the comments of participating researchers about Thoemmes research and theory, and his replies. Keywords Working time, Social regulation, Social action, Negotiation, Rationality.

  • Temps&de&travail&et&rgulation&sociale&/&Tempo&di&lavoro&e&regolazione&sociale.&Thoemmes&Jens&(Ed.).&Bologna:&TAO&Digital&Library,&2015.& &Propriet&letteraria&riservata&&Copyright&2015&degli&autori&Tutti&i&diritti&riservati&&ISBN:&978S88S98626S03S8&&

    The&TAO&Digital&Library&is&part&of&the&activities&of&the&Research&Programs&based&on&the&Theory&of&Organizational& Action& proposed& by& Bruno&Maggi,& a& theory& of& the& regulation& of& social& action& that&conceives&organization&as&a&process&of&actions&and&decisions.& Its& research&approach&proposes:&a&view& on& organizational& change& in& enterprises& and& in& work& processes[& an& action& on& relationships&between&work&and&wellSbeing[& the&analysis&and& the& transformation&of& the&socialSaction&processes,&centered&on&the&subject[&a&focus&on&learning&processes.&&TAO&Digital&Library&welcomes&disciplinary&and&multiS&or&interSdisciplinary&contributions&related&to&the&theoretical&framework&and&the&activities&of&the&TAO&Research&Programs:&S&Innovative&papers&presenting&theoretical&or&empirical&analysis,&selected&after&a&double&peer&review&&&process[&&

    S& Contributions& of& particular& relevance& in& the& field& which& are& already& published& but& not& easily&available&to&the&scientific&community.&

    &The&submitted&contributions&may&share&or&not&the&theoretical&perspective&proposed&by&the&Theory&of&Organizational&Action,&however&they&should&refer&to&this&theory&in&the&discussion.&&&EDITORIAL&STAFF&!Editor:!Bruno&Maggi&!Co*editors:!Francesco&M.&Barbini,&Giovanni&Masino,&Giovanni&Rulli&!International!Scientific!Committee:!!&JeanSMarie&Barbier&& CNAM,&Paris&& & & Science&of&the&Education&Vittorio&Capecchi&& Universit&di&Bologna& & Methodology&of&the&Social&Sciences&&Yves&Clot&& & CNAM&Paris&& & & Psychology&of&Work&Renato&Di&Ruzza&& Universit&de&Provence&& & Economics&Daniel&Fata&& & Universit&de&Provence&& & Language&Science&Vincenzo&Ferrari&& Universit&degli&Studi&di&Milano&& Sociology&of&Law&Armand&Hatchuel&& Ecole&des&Mines&Paris&& & Management&Luigi&Montuschi&& Universit&di&Bologna&& & Labour&Law&Roberto&Scazzieri&& Universit&di&Bologna&& & Economics&Laerte&Sznelwar&& Universidade&de&So&Paulo&& Ergonomics,&Occupational&Medicine&Gilbert&de&Terssac&& CNRS&Toulouse&&& & Sociology&of&Work&&&

    ISSN:&2282S1023&[email protected]++

    http://amsacta.cib.unibo.it/+

    Pubblicato&nel&mese&di&Giugno&2015&&da&TAO&Digital&Library&&Bologna&

  • TAO DIGITAL LIBRARY - 2015

    TEMPS DE TRAVAIL ET RGULATION SOCIALE TEMPO DI LAVORO E REGOLAZIONE SOCIALE

    EDITED BY JENS THOEMMES

    CNRS UNIVERSIT DE TOULOUSE JEAN-JAURS

    DBAT /DIBATTITO JENS THOEMMES, BRUNO MAGGI, ANGELO SALENTO,

    GIOVANNI MASINO, MATTEO RINALDINI, LEONARDO POMPA, DOMENICO BERDICCHIA, VITTORIO OLGIATI

    Sommaire Prsentation

    JENS THOEMMES, Temps, travail et rgulations : en qute du processus daction multi-scalaire

    BRUNO MAGGI, Autour de la rgulation sociale

    ANGELO SALENTO, Rationalit du processus et temps des marchs

    GIOVANNI MASINO, Organisation et temps de travail

    MATTEO RINALDINI, Reprsentation syndicale et ngociation du temps de travail

    LEONARDO POMPA, Temps de travail et temps sociaux

    DOMENICO BERDICCHIA, Rgulation et ngociation du temps de travail

    VITTORIO OLGIATI, La ngociation permanente du droit du travail

    JENS THOEMMES, Les rgulations du travail et des temps : rponses et perspectives

    Rfrences bibliographiques

  • TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 1

    Prsentation

    Un sminaire des TAO Research Programs, en collaboration avec le

    Dpartement de Sciences Juridiques Cesare Beccaria de lUniversit des

    Etudes de Milan, a t consacr en novembre 2014 un dbat sur la dmarche

    et la thorie portant sur le temps de travail et la rgulation sociale de Jens

    Thoemmes, directeur de recherche au CNRS lUniversit de Toulouse Jean-

    Jaurs. Le texte de rfrence pour le dbat a t notamment le chapitre La

    ngociation du temps de travail (Thoemmes, 2011) dans louvrage collectif

    Interprter lagir : un dfi thorique, o lauteur prsente ses programmes de

    recherche et sa construction thorique. La discussion sest par ailleurs largie

    dautres ouvrages de Thoemmes, nourrie par la participation de plusieurs

    chercheurs de diffrentes universits et reprsentants diffrentes disciplines,

    qui se sont ensuite engags crire leurs commentaires. Ce travail commun est

    lorigine de la ralisation de cette publication.

    Ce Cahier souvre par le texte de la confrence introductive au sminaire.

    Thoemmes y souligne laspect fondamental de son choix thorique : penser

    laction comme un processus, ce qui permet de ltudier simultanment

    diffrentes chelles, de saisir les connexions entre niveaux daction qui

    traditionnellement sont analyss de manire spare. Le but est donc de

    soumettre au dbat une thorie de la rgulation trans-chelle, dont lauteur

    trouve les fondements dans les thories de la rgulation de Jean-Daniel

    Reynaud et de Gilbert de Terssac. Cette thorie est mobilise autour de deux

    sujets de recherche, le premier est le thme majeur de son programme, la

    ngociation du temps de travail, le second est la mobilit des travailleurs

    lintrieur de lEurope.

  • TEMPS DE TRAVAIL ET RGULATION SOCIALE PRSENTATION

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 2

    Le chapitre suivant du Cahier est consacr une lecture critique des

    thories de la rgulation de Reynaud, Terssac et Thoemmes. Bruno Maggi,

    fondateur des TAO Research Programs, Universit de Bologne, met ainsi en

    perspective les thories de trois gnrations de chercheurs, en ajoutant en

    amont lenseignement de Georges Friedmann ; ce qui permet aussi desquisser

    une rflexion sur la rgulation sociale. Angelo Salento, de lUniversit du

    Salento, dveloppe sa contribution avant tout sur le positionnement

    pistmologique de Thoemmes, qui lui permet dviter toute opposition entre

    acteur et structure et de mettre en vidence la transformation continue de

    laction sociale ; puis sur la rationalit reconnaissable dans le processus

    daction ; et enfin sur le changement de cette rationalit au cours des processus

    de ngociation collective tudis par Thoemmes.

    Giovanni Masino, professeur lUniversit de Ferrare, met dabord

    laccent sur limportance cruciale du temps pour les tudes de lorganisation,

    ds Taylor jusquaux transformations rcentes du travail et des entreprises. Ce

    qui lamne, dans la seconde partie de son commentaire, discuter du

    changement de rationalit du processus de ngociation du temps de travail mis

    en vidence par Thoemmes, par rapport aux caractristique du fordisme et du

    discutable passage au post-fordisme. Matteo Rinaldini, de lUniversit de

    Modne et Reggio en Emilie, sinterroge sur lactivit de reprsentation

    syndicale : elle est videmment ncessaire pour la ngociation mais peut-on la

    considrer comme un travail dorganisation, suivant les thories de Terssac et

    de Thoemmes ? Il sinterroge, en outre, sur les possibilits de dplacer la focale

    de lanalyse, des accords sur le temps de travail aux processus de ngociation

    qui produisent ces accords.

    Leonardo Pompa, Universit de Ferrare, revient sur les changements de

    la rationalit des processus de ngociation du temps de travail, pour aborder

    notamment le rapport entre temps sociaux et temps de travail : ces derniers

    sont-ils des temps de la vie ou bien des temps dtachs delle ? La ngociation

    peut-elle concerner non seulement la question du temps de travail mais aussi la

    manire de lentendre ? Dautres interrogations, renvoyant la perspective

  • TEMPS DE TRAVAIL ET RGULATION SOCIALE PRSENTATION

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 3

    thorique de Thoemmes, sont proposes par Domenico Berdicchia, Universit

    de Ferrare. Dune part, comment concilier lattention porte aux acteurs des

    ngociations avec laccent mis sur la rationalit du processus daction ? Dautre

    part, comment distinguer lapprentissage organisationnel du parcours de

    changement de la ngociation dentreprise et une approche subjectiviste de

    lapprentissage par la pratique ?

    Le dernier commentaire est de Vittorio Olgiati, professeur lUniversit

    de Macerata. Dun point de vue de la sociologie du droit, il critique avant tout

    le choix de Thoemmes de se rfrer la rationalit du processus daction, ce qui

    impliquerait un refoulement de la rationalit des sujets. Il reproche ensuite

    Thoemmes dexclure de son analyse, par consquence, les marges dautonomie

    et de contrle la fois des sujets directement engags dans les ngociations et

    du lgislateur. Enfin, il souligne limportance de la production normative

    inter/supra/trans-nationale sur le travail, qui ne serait pas suffisamment

    considre dans ltude du changement de rationalit de la ngociation du

    temps du travail dont on discute.

    Dans le chapitre final du Cahier, Jens Thoemmes rpond aux

    commentaires des participants au sminaire. Il dveloppe cinq thmes : la

    distinction entre la composante organisationnelle et productive du travail ; les

    relations ou oppositions entre diffrentes orientations de la rationalit des

    processus daction ; lespace danalyse incluant les institutions europennes,

    nationales et locales, ainsi que les dynamiques de ngociation ; la notion de

    rationalit mobilise ; lvolution du capitalisme la lecture des rgulations

    temporelles. Il conclut en soulignant lintrt de ce dbat, qui a permis de

    prolonger la rflexion sur linterprtation de lagir, ici en particulier sur le

    temps de travail et la rgulation sociale, promue depuis longue date par les

    TAO Research Programs.

  • TEMPS DE TRAVAIL ET RGULATION SOCIALE PRSENTATION

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 4

    Jens Thoemmes (Dsseldorf, 1966) a fait des tudes de sciences

    conomiques Berlin avant dentamer un cursus de sociologie Toulouse. Il a

    soutenu une thse de sociologie en 1997 sur le temps de travail en France, en

    Allemagne, aux tats-Unis et en Russie. Depuis 1992, il a chemin avec le

    sociologue Gilbert de Terssac et notamment sur son approche autour du travail

    dorganisation. Dans une perspective sociologique proche de la thorie de la

    rgulation sociale de Jean-Daniel Reynaud, il a men ses recherches sur le

    temps de travail, sa ngociation et ses usages. Son recrutement en tant que

    chercheur au CNRS en 1998 lui a permis de mettre en uvre de nombreux

    projets de recherche sur ces questions. Aprs avoir conclu la mise en cause du

    temps de travail comme norme de protection des travailleurs, il a montr, par

    une analyse des rgles et des rgulations sociales, la mise en place dune

    logique substitutive de la ngociation qui sinscrit dsormais dans le champ des

    marchs, laissant de ct la finalit initiale autour de la sant des salaris.

    Ses recherches actuelles sintressent aux conditions de travail dans cet

    univers du temps des marchs. Les tendances du march du travail depuis une

    quinzaine dannes sont analyses autour de la capitalisation des temps de

    travail, par les conditions de travail dans les industries de lenvironnement et

    autour des mobilits intra-europennes : le travail dtach dans une perspective

    franco-portugaise. Ces changements montrent les dimensions plurielles -

    relations professionnelles, action publique, organisation du travail - de la mise

    en march du travail. Des enjeux multiples sy rattachent : reconnaissance du

    travail effectu, prservation de la sant et du bien-tre, compatibilit des temps

    sociaux, conflits entre travail et environnement, conflits de rgles sur le travail

    et sur lemploi. Ses travaux ont t diffuss en franais, anglais, allemand et

    italien. Il est actuellement directeur de recherche au CNRS, au CERTOP,

    laboratoire lUniversit de Toulouse Jean-Jaurs, quil a dirig entre 2007 et

    2010.

    Parmi les publications majeures de Jens Thoemmes on rappelle : Vers la

    fin du temps de travail ? (Paris, 2000) ; La ngociation du temps de travail : une

    comparaison France - Allemagne (Paris, 2010) ; Organizations and Working Time

  • TEMPS DE TRAVAIL ET RGULATION SOCIALE PRSENTATION

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 5

    Standards: a Comparison of Negotiations in Europe (New York London, 2013) ;

    avec Claire Thbault, Lindustrie la campagne. 50 ans de mmoire ouvrire dune

    usine de pte papier dans les Pyrnes (Toulouse, 2014) ; Lvolution dune rgle

    dorganisation sur 10 ans : laccord collectif chez un constructeur dautomobiles

    en Allemagne (Sociologie du Travail, 2008) ; Ngociation et rgulation

    intermdiaire : le cas du mandatement syndical (Revue Franaise de Sociologie,

    2009) ; La ngociation du temps de travail, in B. Maggi (d.), Interprter lagir :

    un dfi thorique (Paris, 2011 ; d.it. Rome, 2011).

    TAO Digital Library

  • TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 6

    Temps, travail et rgulations : en qute du processus daction multi-scalaire

    Jens Thoemmes, CNRS, Universit de Toulouse Jean-Jaurs

    La question du processus daction a occup de nombreux sociologues.

    Partant des fondateurs, ce sont en particulier Karl Marx et Max Weber qui ont

    promu des perspectives dynamiques de laction, entendues ici comme un

    processus social et historique: pour le premier cest laction des classes sociales

    qui se constituent subjectivement et objectivement qui est le moteur de lhistoire

    (matrialisme historique), alors que pour le second cest le sujet agissant en un

    sens plus gnral (individus, groupes, classes, professions) qui est le moteur de

    laction. La diffrence renverrait ici, en dehors de lapproche, des primtres

    dactions diffrentes. Pour le premier cela impliquerait lopposition entre

    classes sociales, alors que pour le second, les primtres daction pourront tre

    dtermins plus librement en fonction du cadre de rfrence concernant le sujet

    en question.

    Nous voudrions reprendre le primtre de laction comme fil conducteur

    pour lanalyse. Cette perspective voudrait mobiliser dautres auteurs qui

    permettent de penser laction comme un processus se poursuivant travers les

    chelles et niveaux comme Jean-Daniel Reynaud (1997 ; 1999) (thorie de la

    rgulation sociale, TRS) et Gilbert de Terssac (2011) (thorie du travail

    dorganisation, TTO). Lobjectif est de prolonger la rflexion propose par Bruno

    Maggi (2011b) (thorie de lagir organisationnel, TAO) suivant Max Weber en

    mettant la focale sur le processus daction et non sur le rsultat. Lun des

    obstacles de ce passage de laction lagir concerne lenfermement de lanalyse

    de laction dans des chelles particulires. Le point de vue que nous voudrions

    dvelopper est que la spcialisation sur un niveau daction, comme par exemple

    la situation de travail ou la ngociation collective dentreprise, ne devrait pas

  • JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 7

    limiter le regard sur dautres niveaux permettant de comprendre le processus

    daction. Bien entendu, les distinctions connues entre micro, mso et macro,

    rgulation globale et rgulation locale, ou encore dautres distinctions plus

    labores et plus complexes (Grossetti, 2011) provenant des analyses de terrain

    ont permis de dcomposer le travail des chercheurs selon les niveaux de laction

    et danalyse et davancer vers une connaissance de plus en plus approfondie de

    certains champs et objets. Laction lchelle de sous-systme comme chez

    Parsons (1951) et chez Luhmann (1987) peuvent en constituer dautres

    exemples. Le point de vue que nous voudrions avancer, est nanmoins

    diffrent. En mobilisant deux types de recherche, lune sur la ngociation du

    temps de travail, lautre sur la mobilit des travailleurs lintrieur de lEurope,

    nous voudrions montrer que la recherche a gagn en abordant dans un seul

    mouvement (lanalyse du processus) des actions qui se droulent des chelles

    diffrentes.

    Pour une thorie de la rgulation trans-chelle

    Lintrt pour la TRS

    La thorie de la rgulation sociale vise saisir les processus daction par

    la production et/ou la transformation des rgles. On distingue donc le

    processus (la rgulation) de son rsultat provisoire qui sont les rgles. Les

    exemples que nous pourrions voquer ici, concernent tout dabord la

    ngociation du temps de travail en France qui permet aux organisations

    syndicales et aux employeurs de fixer un cadre aux activits professionnelles

    sous la forme daccords dentreprise par exemple. Ce niveau daction ou

    systme social (pour Jean-Daniel Reynaud) est en effet capable de produire des

    accords, ou des conflits, parfois sous la forme de grves. Les acteurs ou sujets

    du processus daction sont ici gnralement les reprsentants habilits mener

    des ngociations et produire des accords.

    Bien que cette ralit soit suffisamment importante, voire centrale, pour

    la dfinition du cadre des activits professionnelles, on peut avoir le sentiment

    que lanalyse senferme tant dans un niveau daction (lentreprise) que dans un

  • JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 8

    champ pluridisciplinaire (les relations professionnelles). Certaines questions

    restent sans rponse lorsque nous nous contentons de ce cadre. Quel est le rle

    des salaris dans ce processus daction ? Comment qualifier la rencontre entre

    dun ct, les rgles politico-juridiques produites par les gouvernements et les

    tribunaux et de lautre, les rgles produites par les reprsentants de lentreprise

    en vue de parvenir un cadre dactivits professionnelles ? La socit participe-

    t-elle plus largement llaboration de ce cadre ? Bien entendu, Reynaud (1997)

    a lui-mme uvr sortir la rgulation des relations professionnelles pour en

    faire une thorie du social dans toutes ses dimensions (les rgles du jeu).

    La question qui nous proccupe est la diffrence dchelles et leur

    interaction qui peut tre prise en considration lorsque nous parlons dun

    systme qui se produit loccasion dune rencontre dacteurs, et de leurs

    projets. Ici Jean-Daniel Reynaud nous revoie principalement la distinction

    entre rgulation locale et rgulation globale. La premire cadre bien avec notre

    exemple de la ngociation dentreprise qui produit un accord, alors que la

    deuxime renverrait davantage aux partis, gouvernements et des institutions

    qui cadrent lespace local. Pour illustrer le centre de notre intrt et pour

    prolonger la TRS nous avons dabord tent de faire un lien entre le local et le

    global (les rgulations intermdiaires). Ensuite nous nous sommes intresss au

    rapport entre des niveaux daction trs faiblement formaliss et ceux au

    contraire, qui renvoient aux codifications les plus complexes du droit du travail

    ou aux directives europennes.

    Lide principale serait denvisager le processus daction travers tout

    un ensemble dchelles qui ne distinguerait pas pralablement leur hirarchie,

    mais qui pourrait envisager que cette dernire soit lun des rsultats de

    lanalyse du processus daction lui-mme. Lopposition fondamentale et

    pralable entre contrle et autonomie dans la TRS garde ici toute sa valeur, mais

    elle nest que le point de dpart dun processus ouvert. Lobjectif sera alors de

    parvenir une rflexion qui envisage les rgulations comme trans-chelle et

    pouvant se modifier lors de ce processus. Lhistoire du processus rejoint ici les

    diffrents niveaux qui permettent de llaborer. Cette posture ne cherche pas

  • JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 9

    nier que les actions peuvent se drouler paralllement ou au contraire

    senchaner des niveaux diffrents, mais elle voudrait prendre de la distance

    avec le niveau daction du premier plan pour dcouvrir le processus dans son

    ensemble. Les sujets de laction sont dans cette perspective les porteurs de

    dynamiques collectives trs varies. Laction des individus na dintrt que

    dans la mesure ou elle claire les dynamiques collectives dans lesquelles elle

    sinsre. Dans notre perspective, les rgulations sont collectives demble et les

    collectifs constitus par laction, mme les plus rduits, ne sont pas rductibles

    la somme et aux actions de leurs participants. De mme, dans notre perspective,

    le fait que la hirarchie des niveaux et des rgulations peut tre regarde

    comme le rsultat du processus, nempche pas dobserver que la situation de

    dpart est presque toujours asymtrique et le conflit proche, loin dun quilibre

    des forces en prsence. Le systme est caractris par de la domination, mais

    notre perspective refuse denfermer les sujets dans la position de victime, ou

    alors dindividus incapables de transgresser les dmarcations pralables des

    chelles de laction.

    Les niveaux daction de la thorie du travail dorganisation

    Lune des manires de transgresser les dmarcations pralables de

    lchelle de laction nous est fournie par le cadre thorique labor par Gilbert

    de Terssac (2011). En effet, la thorie du travail dorganisation interroge tout

    dabord la notion de rgle pralable pour porter davantage le regard sur le

    travail qui consiste produire des rgles, les transformer. Lauteur nous dit

    que laction et la rgle ne peuvent pas tre spares. Ce serait mme la

    caractristique majeure du sujet agissant de produire des rgles sociales et dy

    consentir : agir cest construire les rgles permettant de parvenir un but ; le

    travail est en ce sens soit une action qui consiste crer des rgles ou bien une

    dcision prise par le sujet en toute libert de mobiliser (ou non) des rgles

    prexistantes.

    Cette thorie va mettre au centre de lanalyse des situations, dans des

    entreprises ou autres structures productives, la capacit des salaris dvaluer la

  • JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 10

    qualit des rgles pralables et de proposer leur propre point de vue contre

    limposition de rgles. Comme cela a t analys pour les activits de

    maintenance de la SNCF, ces rgles autonomes peuvent tout fait se

    transformer en rgles de contrle ds lors que les agents en font une contrainte

    pour les autres ou une condition daccs leur communaut (Terssac, Lalande,

    2002). Dans cette perspective les niveaux daction ne se confondent pas avec des

    niveaux hirarchiques qui senchaneraient mcaniquement. Partant de

    situations concrtes, des problmes observables au sein des organisations et les

    interactions entre collectifs constitus ou constituer dfinissent le cadre

    pertinent des changes. Le systme se construit en mme temps que les

    changes ; il ne les prcde pas. On pourrait dire quil sagit dun processus

    intgr qui ne fait pas la diffrence de principe entre des niveaux constitus

    pralablement : latelier, le service, lentreprise. La seule condition pralable qui

    runit les actions dans un seul processus concerne le contrat de subordination

    qui lie lemploy lemployeur, donc le rapport salarial. La thorie du travail

    dorganisation permet donc de dcouvrir tous les processus qui sajoutent, ou

    sopposent aux rgles formalises par les dynamiques portes par les sujets eux-

    mmes.

    Les questions ouvertes : les connexions entre rgulation globale et locale, relations

    professionnelles et cadre juridique, le territoire et les rgles.

    Pour nous quelques questions mergent la lecture de ce double cadre

    thorique (TRS, TTO). La thorie du travail dorganisation, mme si elle met en

    uvre une approche intgratrice de lanalyse du processus daction, se focalise

    volontairement sur les situations de travail, prises ici au sens restreint des

    activits salariales et rmunres en tant que telles. Tout ce qui relve de

    laction syndicale, de la politique gnrale du management, du cadre juridique

    ou de la situation internationale de comptition entre entreprises dans un cadre

    mondialis nest pas abord titre principal par cette analyse. De mme, la

    formation qui prexiste lentre en entreprise, les actions se droulant en

    dehors de lentreprise, ou alors le rle des anciens qui en sont sortis ne font

  • JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 11

    gnralement pas partie de lchelle daction prise en considration.

    Limportant est de dire quil sagit ici pour la TTO davantage dune focale sur le

    travail salari, mais non dun choix dcarter tout ce qui nest pas de cette

    nature ou en dehors des murs de lentreprise : lagir organisationnel est li

    une situation et son histoire. Nanmoins, la question reste entire : comment

    interagissent le travail dorganisation lintrieur dune entreprise avec son

    environnement institutionnel juridique et organisationnel lextrieur ? Selon

    nous, pour comprendre le processus daction certains objets de recherche

    ncessitent le suivi des rgulations trans-chelle.

    En ce qui concerne la thorie de la rgulation sociale le dbat sur les

    chelles entre le local et le global est ancien. Les niveaux de rgulation et leur

    articulation ont fait lobjet de multiples remarques selon lesquelles la focale de

    Jean-Daniel Reynaud serait davantage centre sur des questions locales que sur

    les grands enjeux qui proccupent les territoires plus vastes. Rappelons ici que

    cest en rfrence une recherche comparative France-Allemagne que lauteur a

    esquiss sa thorie de la rgulation sociale la fin des annes 1970. La critique

    de la thorie de la rgulation sociale portait sur leffet socital que les travaux

    du LEST (Aix-en-Provence)1 avaient mis en vidence autour des diffrences

    socitales France-Allemagne portant sur la formation, la production, les

    relations professionnelles. Lensemble produit un effet, donc un systme plus

    ou moins durable, qui aurait des consquences sur le monde du travail

    notamment. Cest cette occasion que la rencontre entre rgulation autonome et

    rgulation de contrle a t propose pour opposer cet effet socital durable,

    une vision dans laquelle les relations professionnelles produisent des accords et

    des conventions permettant dexpliquer les diffrences constates par lquipe

    du LEST.

    Nous avons alors tent par nos propres recherches non pas de rconcilier

    ces deux cadres thoriques, mais de comprendre comment des situations

    mergeant du terrain de la ngociation du temps de travail en France et en 1 LEST, Laboratoire dEconomie et de Sociologie du Travail UMR 7317. Voir : Maurice, Sellier, Silvestre, 1979.

  • JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 12

    Allemagne peuvent les interroger. Celles-ci ntaient interprtables, ni avec

    leffet socital (LEST), ni avec une articulation classique des rgulations locales

    et globales (TRS). Car nous avions constat que les groupes porteurs de projets

    ont dbord par laction les catgories des sociologues, et ils ont procd eux-

    mmes llaboration des catgories de connexion qui permettaient de relier les

    rgulations globales et locales en France et en Allemagne dans un processus qui

    dpasse le niveau de ces deux pays: pour lanalyse nous avions appel ces

    rgulations intermdiaires (Thoemmes, 2009).

    Toujours propos de la ngociation du temps de travail, il nous est

    apparu une autre question autour de la notion de territoire et de rgles

    pralables. Avec notre enqute chez le constructeur dautomobile VW, nous

    avions en effet analys un cas o un territoire tait dcoup lintrieur dun

    site de production pour rintroduire un autre rgime en matire de conditions

    de travail, moins favorable et destin aux chmeurs de longue dure que

    lentreprise a accept dembaucher en contrepartie. Comme il ne sagissait pas

    dune mise en sous-traitance par exemple, mais bien un systme en comptition

    avec lancien systme dans la mme entreprise et au sein dun mme site de

    production, la question du rapport entre rgle et territoire ne pouvait pas

    sanalyser avec les termes existants. Nous avons propos la notion de rgulation

    extraterritoriale pour indiquer que la cration dun nouveau territoire au

    sein dun ancien tait le rsultat de cette dmarche. La double rgulation

    (ancienne et nouvelle) cr un conflit entre deux types de rgles qui montre

    limportance des rgles pralables et des territoires, mais aussi leur fragilit.

    Ces deux exemples illustrent que des cadres thoriques peuvent tres

    mis en difficult, face aux exemples des recherches de terrain. Les ngociateurs,

    donc le niveau daction concret, peut mettre lpreuve le niveau danalyse du

    sociologue. Nous avons fait le choix de faire voluer notre registre conceptuel

    pour continuer investir lanalyse du processus daction. Dans les deux cas

    suivants, ce sont les niveaux de rgulation et lchelle de laction qui sont la

    cible de notre travail. Lide est dintgrer dans un mme processus danalyse

  • JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 13

    des niveaux daction distinctement observables pour comprendre la rationalit

    du processus daction.

    Le temps des activits professionnelles comme travail dorganisation

    lchelle de la socit

    En matire de temps de travail, et pour reprendre lexemple de laccord

    dentreprise entre organisations syndicales et employeurs, nous avons cherch

    ailleurs la rationalit du processus que seulement lintrieur des mur dune

    entreprise. Nous avons dabord tent de reconstituer la logique qui avait

    prsid linvention du temps de travail comme rgle de protection des

    travailleurs. La rduction progressive de la dure journalire du travail partir

    de 1830 en France et son dveloppement consquent jusquau dbut des annes

    1980 (150 ans), entrecoup de revers, a conduit un cadre du temps de travail et

    des temps sociaux autour dune dure journalire de huit heures,

    hebdomadaire de 40 heures, dune semaine de travail de cinq jours et dune fin

    de semaine libre de deux jours conscutifs ainsi que de cinq semaines de congs

    (idaltype). Ensuite nous avons trait la priode conscutive par une recherche

    empirique de 2000 accords dentreprise pour montrer que la rgle de protection

    et du bien-tre des travailleurs avait t substitue en 20 ans par une autre

    tendance oriente vers le march (des produits et du travail), appele le temps

    des marchs.

    Le recours la thorie de la rgulation sociale et au travail dorganisation

    na pu se faire quau prix dajustements de ces deux cadres. La premire

    modification concerne le fait denvisager un travail dorganisation non

    seulement au sein de lentreprise mais aussi dune socit lchelon national.

    Cette dernire tait en plus tributaire de changements de gouvernements au

    cours de cette priode de 20 ans qui supposent que des opposants ont tous

    contribu au rsultat final, le temps des marchs. Dans ce cas, le travail

    dorganisation est un travail lchelle de la socit qui a contribu produire

    un certain type de rsultat. Deuximement, ce travail dorganisation na pas eu

    de finalit prvisible qui aurait t atteinte au cours dune vingtaine dannes.

  • JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 14

    Au contraire, cinq phases ont t ncessaires pour parvenir ce rsultat au bout

    de 20 ans (Thoemmes, 2013). Puisque les phases sont aussi caractrises par des

    tentatives et checs en matire de temps de travail, le rsultat final est tributaire

    de la succession des phases qui se sont enchanes. Seul, le regard densemble

    peut permettre de proposer que la rationalit du processus a chang : du bien-

    tre vers le march. On pourrait dire que la nature des valeurs quon associe

    la logique de la ngociation a chang. Alors que la premire met au centre la

    sant et la protection des salaris, la seconde sinscrit davantage dans

    lhgmonie des marchs et la prservation de lemploi.

    Ce rsultat montre dune part que laction se poursuit sur une longue

    priode dans des conditions extrmement changeantes de gouvernement, de

    relations professionnelles et de cadre juridique. La rgulation trans-chelle

    seffectue ici sur une priode de phases successives qui peuvent se contredire,

    mais qui contribuent toutes la lecture finale du rsultat. Ce rsultat montre

    dautre part que la nature du travail dorganisation ne peut pas tre considre

    comme se droulant uniquement au niveau de lentreprise. Pour notre propos

    les frontires de lentreprise apparaissent illusoires, ainsi que le rle des

    prescripteurs politiques ou conomiques qui auraient imagin ce type de

    rsultat ds le dbut. La mise en place de la nouvelle rgle du temps des

    marchs sest faite par ttonnements, par apprentissage dans les entreprises et

    au niveau de la lgislation, et de manire peu conscientise. Nanmoins le rle

    des politiques publiques et des logiques conomiques lies au march taient

    fondamentales et devaient tre intgres dans le travail dorganisation.

    La mobilit des travailleurs lintrieur de lEurope analyse par le prisme

    des rgulations extraterritoriales

    Une autre recherche que nous avons entreprise depuis trois ans concerne

    la mobilit des travailleurs lintrieur de lEurope. Depuis 1996, lEurope a

    codifi lexistence dun salariat dtach en son sein. En effet la directive 96/71

    dfinit le dtachement provisoire dune main-duvre se dplaant entre deux

    Etats europens. Cette situation conduit depuis les annes 2000 une mobilit

  • JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 15

    importante de travailleurs des pays de lEst et du Sud de lEurope vers le Nord

    et son centre. La majorit de ces travailleurs se trouve dans certains secteurs

    (btiment, tourisme, agriculture) o les problmes en matire de droits sociaux

    sont visibles au point que plusieurs rapports franais et internationaux

    indiquent la ncessit de reformer la directive europenne pour mettre un

    terme au dumping social . Ces marges du travail en Europe ne sont donc pas

    un phnomne marginal , mais deviennent une dynamique centrale du

    march du travail europen dans certains secteurs. Le terme de marge

    sentend ici comme une manire de rendre compte des rgles du travail

    dtach. Le salariat dtach se trouve en marge des rgles en vigueur dans le

    pays daccueil en ce sens quil ne bnficie pas des mmes protections que la

    main-duvre recrute localement (trangre et autochtone). Il sagit donc bien

    dun statut demploi qui comporte des rgles effectives dgrades du travail.

    Pour discuter de ces ralits europennes nous avons conu un projet de

    recherche sur le travail dtach des Portugais dans le secteur du btiment en

    France. Notre recherche en cours depuis 20112 est base, entre autre, sur des

    entretiens en France et au Portugal avec les travailleurs portugais dans le

    secteur du btiment (n : 40). Toutes les personnes interroges ont signal la

    ncessit de gagner un salaire en venant en France. Si avant 2008 des

    amliorations de revenus ont t recherches, aujourdhui cest lemploi lui-

    mme qui est le premier objectif. La situation du march du travail au Portugal

    produit une mobilit qui nest pas ressentie comme choisie , mais comme

    subie . Cette premire rupture en entrane dautres : sparation de la famille,

    cart avec les conditions de vie des travailleurs des entreprises franaises,

    coupure de la vie sociale en France et au Portugal. Trs peu de ces travailleurs

    veulent ou peuvent envisager un avenir en France avec leur famille,

    contrairement limmigration des annes 70 et 80. Nanmoins, globalement le

    travail dtach en France constitue une opportunit que le march du travail

    portugais noffre plus.

    2 Entre 2011 et 2012 pour la Commission europenne (Clark, 2012), depuis 2013 pour le Labex SMS (ANR), Toulouse.

  • JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 16

    Lune des principales raisons qui a provoqu les critiques vis--vis du

    travail dtach, est lie la distance que le travail dtach observe vis--vis des

    accords locaux en matire de conditions de travail, la diffrence galement des

    annes 70 et 80. En effet dans la plupart des pays europens prdomine (malgr

    son affaiblissement continu) une hirarchie des rgles qui dfinit un espace avec

    ses frontires (Reynaud, 1997). Partant des normes supranationales (BIT) et

    europennes, chaque tat europen a dvelopp et adapt une lgislation du

    travail. Celle-ci sarticule la ngociation collective par des gomtries

    variables, de branche ou dentreprise, tantt en prenant le dessus sur linitiative

    lgale, tantt en la compltant ou encore sans contribuer fondamentalement aux

    rgles en vigueur. En France la ngociation, y compris au niveau rgional, a

    toujours t tributaire dune influence du niveau national plus centralis

    (Jobert, 2000 ; 2003).

    Le travail dtach se dmarque de cette congruence entre rgle et espace.

    Tous les ngociateurs qui ont en charge de rguler un lieu de travail donn, se

    trouvent donc confronts une arrive dun autre systme de rgles, qui est un

    autre systme social au sens de Reynaud. Le niveau daction inclut ici la France,

    le Portugal et lEurope. Le systme ne prcde pas larrive de nouveaux

    salaris, il se constitue autour de ces salaris dans une relation triangulaire

    runissant aussi employeur portugais et le donneur dordre franais. Mais cette

    rencontre soppose un systme plus classique et binaire, galement en vigueur

    sur les mmes chantiers. Ce dernier est caractris de manire idal-typique par

    des conventions collectives du secteur du btiment. Le type de rgulation

    dtache saffranchit donc dun territoire donn. Il le recompose. Le travail

    dtach dcrit un systme social diffrent qui coexiste avec des systmes

    traditionnels produits par des relations professionnelles en France. Le problme

    porte sur des rgles de premire et seconde zone, sur leur caractre lgal

    europen, et sur leur concurrence qui sopre au sein dun territoire. La

    rgulation extraterritoriale produit ici un autre march du travail. Mais le

    caractre extraterritorial ne renvoie pas prioritairement ltranger, la culture

    ou la provenance des salaris. Il renvoie au dcouplage entre lespace et des

  • JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 17

    rgles prvalant jusque l. Bien entendu, certaines organisations syndicales

    nationales cherchent intgrer ces systmes diffrents pour faire avancer les

    conditions de travail, ou agir pour rtablir lquilibre antrieur. Lorigine

    communautaire des rgles renvoie alors principalement lEurope ncessitant

    de prendre en compte ce niveau daction dans lanalyse. Il nest donc nullement

    ncessaire de dfinir le travail dtach en termes dexclusion, mais plutt

    comme un autre systme social. Il suffit danalyser les rgles en situation et les

    rgulations plus institutionnelles qui les produisent pour comprendre que

    durablement un autre systme social est en train de stablir qui dtache les

    travailleurs et les normes sociales. Les normes dtaches sont celles que la

    politique europenne et les filires conomiques laborent pour tirer un

    avantage dans la comptition en matire de cot de la main duvre.

    Conclusions : une multitude dchelles daction, mais une seule chelle

    danalyse

    Ces deux recherches permettent de plaider pour la mise en uvre dun

    cadre thorique dans le but dassocier plusieurs chelles ou niveaux daction au

    sein dune mme analyse. La distinction habituelle entre macro et

    microsociologie, ou encore entre des approches qui sintressent davantage aux

    institutions et celles qui sont plus proches des situations de travail paraissent

    rductrices dans les deux cas que nous avons exposs. Bien videmment il peut

    paratre ambitieux ou prtentieux de vouloir faire des connexions entre des

    domaines scientifiques ou des disciplines qui ont leurs propres spcialistes: le

    droit, les relations professionnelles, lconomie, les migrations, les temporalits,

    lactivit de travail, les marchs, etc. Par ailleurs, on ne peut pas tudier tous les

    aspects, connatre toutes les implications, tous les tenants et aboutissants du

    processus daction. La science normale et la division du travail scientifique ne

    permettent pas facilement de quitter lanalyse de lchelle daction dont on est

    lexpert. Notre conviction est nanmoins quil faut inverser la tendance et

    sopposer une division du travail scientifique rigide. Nous voudrions insrer

    notre dmarche autour des rgulations trans-chelles dans une rflexion

  • JENS THOEMMES, TEMPS, TRAVAIL ET RGULATIONS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 18

    permettant dviter les oppositions : objectivisme-subjectivisme, positivisme-

    non-positivisme, acteur-systme, etc. (Maggi, 2011a ; Thoemmes, 2011).

    Conscutivement au refus de lune et lautre des options pour aller vers une

    autre voie, la proccupation de la rgulation trans-chelle voudrait se situer

    dans cette perspective en faisant des connexions entre des niveaux daction qui

    habituellement sont distingus dans lanalyse.

  • TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 19

    Autour de la rgulation sociale

    Bruno Maggi, Universit di Bologna

    Pour une lecture critique des thories de Reynaud, Terssac et Thoemmes

    Prsentant son travail de recherche, Jens Thoemmes (2011) dclare que

    pour laborer sa propre thorie il sappuie notamment sur la thorie de la

    rgulation sociale de Jean-Daniel Reynaud et sur la thorie du travail dorganisation

    de Gilbert de Terssac. Les points de vue de trois gnrations de chercheurs

    concernant la rgulation sociale sont ainsi mis en perspective : Thoemmes lve

    de Terssac, et ce dernier ayant t llve de Reynaud. Il convient aussi

    dajouter, en amont, lenseignement de Georges Friedmann, car Reynaud, son

    lve, y reconnat le fondement de sa construction thorique (Reynaud, 1995). Il

    apparat donc stimulant, et sans doute fructueux, de regarder de prs le

    dveloppement de ces points de vue trs lis entre eux, mais ncessairement

    pluriels, nourris des rapports entre matres et lves au cours de plus dun demi

    sicle : ce qui pourrait aussi permettre desquisser une rflexion sur la

    rgulation sociale.

    La thorie de Jean-Daniel Reynaud

    J.-D. Reynaud (1995) dit devoir son matre Friedmann la

    reconnaissance de la centralit de l autonomie des acteurs dans

    lintroduction son ouvrage Le conflit, la ngociation et la rgle, recueil darticles

    tmoignant de la construction progressive de sa thorie de la rgulation sociale.

    Tout familier que jtais des travaux de Georges Friedmann crit Reynaud

    (ivi : 3) je ne suis pas sr que jai vu aussitt cette ide centrale et je suis trs

    sr que je nai pas vu quel point elle pouvait tre centrale : cest ltude directe

    des conflits et des ngociations qui ma, pas pas, oblig den prendre

  • BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 20

    conscience . Dune part, Reynaud soutient que la reconnaissance de

    lautonomie des acteurs sociaux la conduit considrer leurs actes comme

    des dcisions , contre la vision fonctionnaliste (notamment due Parsons)

    dun systme qui les dterminerait. Ce sont les acteurs qui produisent le

    systme social, et la formation des acteurs comme la constitution du systme

    reposent sur llaboration dune rgulation (ivi : 6). Dautre part, ce sont les

    relations professionnelles qui lui paraissent tre le paradigme du systme

    social , de lensemble des interactions sociales, et de leur rgulation (ivi : 7).

    Rappelons le parcours de la construction thorique de Reynaud, que le

    recueil de 1995 aide mettre en vidence. Larticle Conflit et rgulation

    sociale. Esquisse dune thorie de la rgulation conjointe (Reynaud, 1979)

    nous en montre les origines. Refusant lide de lunit de la socit soutenue par

    la tradition fonctionnaliste, lauteur met en avant la pluralit et lopposition des

    acteurs sociaux constituant le systme social. La rgulation est donc pour lui

    dpendante dun tat des rapports sociaux, elle volue avec eux, est temporaire

    et provisoire. Elle concerne des rgles de contenu mais aussi des rgles de

    procdure, les rgles du jeu . La rgulation nat dun compromis entre

    positions en conflit, un compromis qui nest pas un point intermdiaire mais

    une rgulation conjointe . De ce fait ltude du conflit est indispensable :

    cest par rapport au conflit que lon voit se produire la rgulation, qui ne sy

    oppose pas, mais qui en est la solution, bien que provisoire et variable.

    Cette construction dune thorie de la rgulation sociale, vue comme

    rgulation conjointe, senrichit dun autre apport fondamental avec larticle

    Les rgulations dans les organisations : rgulation de contrle et rgulation

    autonome (Reynaud, 1988). La rflexion porte ici sur les sources des rgles.

    Reynaud choisit le contexte de lentreprise pour proposer la distinction entre

    rgles de contrle , descendant de la direction vers la base, et rgles

    autonomes , produites par les groupes dexcutants. Cela lui permet de

    dvelopper une critique radicale la distinction trs diffuse entre

    organisation formelle et organisation informelle , et notamment aux

    logiques opposes qui les caractriseraient, conomique pour la premire et des

  • BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 21

    sentiments pour la seconde. La cible de cette critique est videmment le

    fonctionnalisme de lcole des Relation Humaines dElton Mayo et de sa

    tradition. Selon Reynaud deux rgulations sont en concurrence, cependant la

    logique des sentiments nest pas absente du ct de la direction et, surtout, la

    logique du cot et de lefficacit est bien prsente du ct des excutants. La

    rgulation des subordonns diffre de celle de la direction non pour son objet,

    mais parce quelle essaie daffirmer une autonomie . Lide de l informel

    qui soppose au formel se rvle ainsi indfendable, tandis que la

    reconnaissance de lautonomie - hritage de Friedmann, que la vision

    fonctionnaliste ne peut pas admettre conduit comprendre la rgulation

    conjointe comme la rencontre de deux rgulations, concurrentes mais non

    opposes. Reynaud se dmarque en outre de la dfinition fonctionnaliste des

    acteurs de la rgulation comme prexistants, dfinis a priori : salaris et

    direction, dont la rgulation serait une activit possible ; cest la rgulation qui

    fonde et constitue un acteur social .

    Si la dynamique des relations professionnelles reste un sujet privilgi

    pour la thorie de Reynaud, lorganisation de lentreprise devient galement un

    sujet part entire. Enfin la rflexion stend la rgulation des systmes

    sociaux, considrs au niveau global, avec louvrage Les rgles du jeu. Laction

    collective et la rgulation sociale (Reynaud, 1989). Laccent y est mis sur les

    processus de rgulation (ivi : 31), et cela permet le dveloppement de deux

    arguments capitaux. Dune part concernant laction collective : sa condition

    est la rgulation commune produite par le processus de rgulation (ivi : 70).

    Dautre part, concernant lacteur collectif : acceptant une rgulation commune il

    constitue une communaut (ivi : 78). La thorie de Reynaud devient donc une

    thorie gnrale de la rgulation sociale, tout en se proposant aussi comme

    thorie de lorganisation, et cela sans nier ses origines comme thorie des

    relations professionnelles.

    Comme thorie de la rgulation sociale, elle a t apprcie et discute

    dans un remarquable ouvrage dirig par Gilbert de Terssac (2003), issu dun

    trs riche dbat au cours duquel plusieurs chercheurs (sociologues, juristes,

  • BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 22

    conomistes, gestionnaires) ont confront leurs points de vue en dialoguant

    avec Reynaud. Nous partageons largement lapprciation exprime par Terssac

    (ivi : 11-27), suivant en mme temps son invitation discuter cette thorie, en

    confrontation avec notre point de vue sur la rgulation sociale1.

    En tant que thorie de lorganisation, elle a le mrite indniable

    daffranchir le domaine dtude concern de la dichotomie trompeuse

    formel/informel propose par les Relations Humaines : la rgulation des

    processus daction de travail nest pas le produit dune opposition

    informelle des prescriptions, mais le rsultat dune rencontre de rgles de

    sources diffrentes qui concourent la ralisation dun objectif partag.

    Lorganisation apparat alors comme un choix , ressortant de la ngociation

    entre contrle et autonomie, nourrie dun change de comptences et fruit dun

    apprentissage collectif. Lorganisation implique une finalisation , une

    coordination consciente et une ngociation multiforme et permanente

    (Reynaud, 1991).

    La thorie de Reynaud sapproche ainsi dune manire de voir

    lorganisation comme action organisatrice, se dmarquant de la vision dun

    systme spar des acteurs. On serait proche des thories de lorganisation de

    grands auteurs comme Barnard (1938/1968) ou Simon (1947/1997). Il ny a

    pourtant jamais des rfrences ces thories dans les textes de Reynaud. Tandis

    que ceux-ci comportent assez souvent la dnotation rifiante de lorganisation

    propose par la sociologie fonctionnaliste pour dsigner les entreprises et les

    autres systmes sociaux constituant les lments du systme social plus vaste :

    les organisations (formal organizations). Il sagit bien de la dnotation propre

    au langage courant, partage la fois par les approches dterministes et par les

    approches qui se veulent indtermistes, o la ralit organise construite

    partir des interactions des acteurs, sobjective, sinstitutionnalise, et simpose

    eux. Cette contradiction nest pas rsolue par la thorie de lorganisation de

    Reynaud.

    1 Cette lecture critique de la thorie de Reynaud a t prcdemment expose en : Maggi, 2003a ; 2003b ; 2011b.

  • BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 23

    En tant que thorie gnrale de la rgulation sociale, la construction de

    Reynaud donne un apport fondamental linterprtation des systmes sociaux.

    Selon cette thorie, aucun systme social ne prexiste ses rgles, ni ne pose des

    rgles auxquelles les sujets doivent sadapter. Au contraire, l acteur social ,

    ainsi que le systme social, sont constitus par la production dun processus de

    rgulation qui dessine les rgles du jeu de laction. Cest donc la rflexion

    sur leur rgulation qui permet de comprendre les systmes sociaux.

    Plusieurs apories, toutefois, affectent le parcours indiqu par Reynaud.

    En premier lieu, si les rgles ont bien des auteurs, pourquoi ceux-ci ne

    devraient-t-ils tre que des acteurs collectifs ? Que dire des rgles du sujet

    singulier ? Bien videmment, lide de l acteur social entendu comme

    collectif dcoule de lorigine de la thorie, de linterprtation de

    laffrontement de groupes sociaux en conflit qui, par une ngociation,

    aboutissent un rsultat commun. Mais il ne faut pas confondre le social et

    le collectif . La comprhension de la rgulation de laction sociale dun seul

    sujet ne peut pas tre exclue dune thorie gnrale de la rgulation, au

    contraire elle doit en tre le point de dpart.

    Penser la rgulation exclusivement en rapport des acteurs collectifs

    implique plusieurs limites. La production autonome et htronome des rgles

    ne concerne pas seulement le diffrend entre acteurs ; elle concerne plus

    gnralement la rgulation entre diffrents processus daction, y compris au

    sein dun processus daction dun seul sujet, diffrents niveaux de

    dcision . Labsence dune rflexion sur les niveaux de dcision empche, en

    outre, la thorie de Reynaud dvaluer distinctement la rgulation au niveau

    de la position de rgles , autonome ou htronome, et la rgulation au niveau

    de laccomplissement de laction.

    A cela se lie linterprtation de lautonomie. Si lon relie Friedmann dans

    ses textes fondateurs de la sociologie du travail, on saperoit que lautonomie

    dont il parle nest pas celle des acteurs sociaux, comme le dit Reynaud, mais

    bien celle du sujet. Friedmann (1946 ; 1950 ; 1956), sopposant la fois au

    Scientific Management et au fonctionnalisme des Relations Humaines, ds leur

  • BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 24

    origine jusqu celles du systme socio-technique , soutient la ncessit dune

    triple valorisation : intellectuelle, morale et sociale du travail humain. Ce qui

    nest possible que par la reconqute de lautonomie du sujet agissant, au travail

    et hors travail, et de son bien-tre. Ces thmes sont pour Friedmann (1961a ;

    1961b) au centre de son dessein dune science du travail globale, rsultant

    dune vaste interdisciplinarit, que ses hritiers nont pas ralise.2

    En deuxime lieu, la rfrence forte au rapport entre conflit, ngociation

    et compromis dans les relations professionnelles, conduit une double impasse

    dinterprtation. La thorie affirme que le compromis est une rgulation

    (Reynaud, 1979), et que la ngociation elle-mme est encadre par des rgles

    (Reynaud, 1991), mais le conflit est vu comme la source du processus de

    rgulation, externe celui-ci. Or, on ne peut pas nier que, mme dans ses

    formes extrmes, comme le duel ou la bataille, le conflit est rgul. En outre,

    pourquoi devrait-on avoir recours une manire dtre de laction sociale (la

    manire conflictuelle) pour expliquer lorigine de sa rgulation ?

    Linterprtation de la rgulation doit pouvoir concerner toute expression

    daction sociale - en tant que telle, forcment rgule - concernant deux ou

    plusieurs sujets, soit-elle cooprative, comptitive, ou conflictuelle, ainsi que les

    processus daction dun seul sujet, o, bien videmment, la coopration, la

    comptition et le conflit sont exclus.

    En troisime lieu, on ne trouve pas dans la thorie de Reynaud une

    dfinition stipulative du concept de rgle . Une dfinition descriptive est

    voque dans Les rgles du jeu (Reynaud, 1989) : la rgle exerce une

    contrainte (ivi : 33), ce qui dfinit la rgle, cest bien, comme le dit Emile

    Durkheim, la contrainte quelle exerce sur lindividu (ivi : 37) ; ainsi que dans

    la prface la deuxime dition : Elle peut prendre la forme dune injonction

    ou dune interdiction visant dterminer strictement un comportement. Mais

    elle est plus souvent un guide daction (1997 : xvi). Doit-on donc entendre la

    2 Le rapport entre lautonomie et le bien-tre dans luvre fondateur de Friedmann, ainsi que lloignement de ces thmes par les lves de Friedmann et par les dveloppements suivants des courants de la sociologie du travail, ont t un des sujets dune longue enqute mene dans ce milieu disciplinaire par B. Maggi (2003a : Partie II, chap. 1).

  • BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 25

    rgle de laction sociale, suivant lhritage (fonctionnaliste) de Durkheim,

    comme une prescription normative, ou une indication pour laction, et par

    consquent la rgulation come plutt une rglementation ou

    normalisation ? Cela est surprenant, parce que la rflexion de Reynaud peut

    aider comprendre que laction nest jamais directement soumise une

    rglementation, impose ou propose par des normes ou des indications : ces

    dernires sont toujours interprtes de faon variable par laction, qui peut

    aussi sy soustraire, et en tout cas ne concide jamais avec elles.

    Ces apories de la thorie de Reynaud sont-elles la consquence de choix

    pistmologiques incohrents ? Dune part, on la rappel, elle veut sopposer

    frontalement au fonctionnalisme sociologique et socio-psychologique. Mais la

    vision fonctionnaliste rapparat plusieurs reprises : par la manire dentendre

    la rgle comme imposition sur laction, et donc spare delle et non intrinsque

    sa production et son dveloppement ; par la dnotation de lorganisation

    comme res prexistante laction et aux sujets agissants ; par linterprtation du

    conflit comme externe lquilibre sous-entendu de laction collective ; par la

    confusion entre social et collectif. Dautre part, la thorie de Reynaud, en

    opposition la vision du systme prdtermin par rapport lacteur social,

    attribue celui-ci une finalit, une intention, une orientation dactes

    (Reynaud, 1989 : 91), un intrt et une volont (ivi : 275), et reconnat dans

    lorganisation la finalisation , la coordination consciente , la ngociation

    multiforme et permanente (Reynaud, 1991). Ce qui contraste avec la rfrence

    la manire de voir de Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977) souvent

    appele en appui. La pense de Reynaud semble plutt voquer la voie

    pistmologique qui dpasse la fois la vision du systme prdtermin et la

    vision du systme construit, en bref lopposition objectivisme/subjectivisme.

    Voici les points forts et les points faibles de la thorie de la rgulation

    sociale de Jean-Daniel Reynaud selon notre lecture que, par ailleurs, nous avons

    eu le privilge dexpliciter son auteur loccasion de plusieurs rencontres.

  • BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 26

    La thorie de Gilbert de Terssac

    Un tel exercice de lecture devrait concerner aussi les laborations de cette

    thorie de la part dautres auteurs : ses prolongements , selon le mot utilis

    par Terssac (2003), lors du dbat quil a promu et ralis. Nous croyons

    pourtant que, si la thorie dun auteur est mobilise par un autre auteur dans

    ses recherches, on nest plus en prsence de prolongements, mais plutt dun

    nouveau cadre thorique qui incorpore et rlabore des lments de la premire

    thorie, un diffrent point de vue propre au second auteur. Il nous semble donc

    particulirement intressant de poursuivre notre lecture sur la thorie de la

    rgulation sociale de Terssac, en la confrontant avec celle de son matre.

    Le parcours de recherche de Gilbert de Terssac peut tre divis en deux

    temps : le premier programme de recherche, dans les annes 1977-1992, porte

    sur le travail ouvrier, tudi dans des secteurs divers, caractriss par des hauts

    niveaux dautomatisation ; le second programme, dans les annes 1992-2008,

    slargit ltude du travail dans de situations professionnelles trs

    diffrencies : de la maintenance la SNCF la supervision des rseaux

    tlphoniques, de la gestion des perturbations dans les prisons la gestion de la

    scurit dans la chimie. Le thme primordial qui relie ces deux programmes est

    la rflexion sur la rgulation du processus de travail, sur les rgles qui le

    construisent. Ce qui les diffrencie, plutt que le changement des contextes, est

    lvolution du cadre conceptuel, qui aboutit une thorie du travail

    dorganisation . La rfrence majeure est toujours la thorie de Reynaud, mais

    la thorie de Terssac sen distingue progressivement.

    Le point de dpart de la recherche de Terssac est le changement du

    travail, la question devenue emblmatique de Georges Friedmann : O va le

    travail humain ? . Pour y rpondre, Terssac vise les rgles du travail : dabord

    lvolution des rgles de direction, ensuite les combinaisons entre celles-ci et les

    rgles dexcution, enfin les tendances de rationalisation de cette construction

    sociale. La recherche montre que les rgles formelles de direction (les rgles de

    contrle, selon Reynaud) sont compltes par des obligations implicites , non

    formalises, qui rendent possible le concours de lautonomie dexcution pour

  • BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 27

    lefficacit du processus. Les rgles dexcution sont concurrentes mais

    complmentaires, du fait de lindtermination partielle des prescriptions

    formelles, et mme lautonomie dexcution est partielle, du fait quelle ne peut

    pas contredire les rgles autant explicites quimplicite de direction.

    Dautres aspects importants sont mis en vidence : lautonomie par

    rapport aux rgles de direction a une efficacit qui dpasse la pure excution,

    elle contribue la rgulation globale du processus de travail. En outre,

    lexpression dautonomie est le rsultat dune ngociation entre les sujets au

    travail : la construction de la rgle est ainsi en mme temps la construction du

    collectif de travail. Enfin, la prise dautonomie est en rapport avec la capacit de

    matrise du processus de travail : elle est loccasion de faire valoir la

    comptence, mais aussi de dvelopper de la comptence nouvelle.

    Bien videmment, la rgulation conjointe de Reynaud et

    l autonomie sont au fondement de cette dmarche, qui pourtant dveloppe

    un regard particulirement centr sur la structuration du processus de travail,

    sur son organisation, entendue comme ordre structurant, o il sagit de

    lautonomie des sujets au travail, non pas dun acteur collectif en conflit

    avec un autre acteur collectif. Le cadre danalyse slargit en outre des

    contributions extrieures au domaine sociologique, venant dune part de la

    psychophysiologie et de la psychologie cognitive ergonomiques et, dautre part,

    dune collaboration avec des ingnieurs et informaticiens permettant la

    rflexion sur les systmes experts daide la dcision et le contrle des espaces

    dautonomie qui en drive. On peut dire que le premier programme de

    recherche, prsent par louvrage Autonomie dans le travail (Terssac, 1992),

    conjugue des innovations importantes avec la tradition et llan

    interdisciplinaire de la sociologie du travail friedmannienne (Maggi, 1993).

    Certes, on ne peut pas passer sous silence quelques aspects critiques. En

    premier lieu ce que Terssac appelle ici autonomie est vritablement la

    production de ses propres rgles de la part des sujets agissants comme

    ltymon du terme lindique dans un certain nombre de situations de travail

    analyses, mais dans dautres cas il sagit de discrtion octroye, despaces

  • BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 28

    daction prvus par un processus rgl de manire htronome. Cela vient des

    interprtations fonctionnalistes des Relations Humaines toujours prsentes

    dans les dveloppements de la sociologie du travail, bien que Friedmann les

    aient dj dvoiles son poque, et par rapport auxquelles Terssac a bien pris

    ses distances au cours de ses ouvrages successifs. En second lieu, le rapport

    entre la rgle et laction nest pas clairci, parfois la rgle demeure externe

    laction et, surtout, la rgle nest pas dfinie.

    Le texte qui prsente le second programme de recherche (Terssac, 2011) a

    le grand mrite dexpliciter soit les concepts fondamentaux de la thorie du

    travail dorganisation, soit ses prsupposs pistmologiques. Avant tout les

    concepts de rgle et daction sont dfinis, lun par rapport lautre : laction et

    la rgle ne permettent pas dtre dissocies (ivi : 106), agir cest produire des

    rgles , et la rgle est le principe organisateur de laction (ivi : 107) ; ce qui

    conduit voir lautonomie dans son vrai sens et caractrisant laction du sujet :

    la caractristique majeure du sujet agissant est lautonomie, cest--dire sa

    capacit de produire ses rgles (ivi : 106). Cela conduit aussi voir

    lorganisation comme action , en opposition lide de lorganisation comme

    entit (ivi : 97). Voil pourquoi la thorie sappelle thorie du travail

    dorganisation : organiser est un travail, comme le travail est travail

    dorganisation car tout moment, le sujet modifie la situation en agissant de

    faon intentionnelle , son action est action organisatrice (ivi : 120).

    La perspective ainsi dveloppe soppose, comme le dclare Terssac, soit

    la perspective objectiviste de lordre formel et contraignant du travail

    (notamment tayloriste), ou de lajustement possible du cadre des prescriptions

    face aux dysfonctionnements (de la sociologie fonctionnaliste), soit la

    perspective subjectiviste de lindtermination du comportement des acteurs,

    qui par leur interaction construisent un systme reconnaissable exclusivement a

    posteriori. La conception du travail dorganisation poursuit donc une troisime

    voie, selon laquelle les sujets crent constamment des processus daction et de

    dcision, o sarticulent les dimensions cognitive et normative de la rgle, o

    laction organisatrice est la fois individuelle et collective, o le pouvoir est

  • BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 29

    intrinsque la production de rgles, et o la ngociation, change rgul,

    permet de produire des rgles communes et de les faire partager.

    Quelques contradictions subsistent toutefois mme dans la construction

    thorique du travail dorganisation. Il apparat parfois, dans lanalyse des

    situations de travail, que laction cre des rgles et que la rgle encadre laction :

    rgle et action seraient de ce fait dissocies . Surtout, lnonc dans des

    conditions limites, laction se situe hors rgle (ivi : 109) est insoutenable,

    alors que la thorie conoit la rgle intrinsque laction et donc nadmet pas

    un agir dpourvu de son caractre constitutif, sa rgulation. Au total, toutefois,

    la thorie de la rgulation de Terssac la diffrence de la thorie de Reynaud

    et, faut-il ajouter, de la plupart des thories de la rgulation - donne une

    dfinition explicite du concept de rgle et ne confond pas la rgulation avec ce

    quen ralit est rglementation ou normalisation .

    La thorie de Jens Thoemmes

    Le sujet dtude de Jens Thoemmes est le temps de travail. Son premier

    ouvrage (Thoemmes, 2000) met en vidence un processus, en cours partir des

    dernires dcennies du vingtime sicle, qui transforme profondment le temps

    du travail, transformant aussi les temps sociaux. Ce changement ne se traduit

    pas par un plus dautonomie pour les individus ; il peut au contraire se

    caractriser par une domination plus prononce [de ce nouveau temps] sur les

    autres temps sociaux (ivi : 5). Cest donc ltude du changement du temps de

    travail qui permet un regard privilgi pour chercher rpondre la question

    friedmannienne, toujours capitale, o va le travail humain ? (ivi :4), tout en

    prenant implicitement ses distances avec des thses de la mme priode

    soutenant la fin du travail , comme le rvle dailleurs le titre de louvrage :

    Vers la fin du temps de travail ?

    La recherche de Thoemmes est dabord historique : il dcrit

    linstitutionnalisation du temps de travail ds le Moyen Age jusquau dis

    neuvime sicle, et lmergence du temps structur par des rglements partir

    de 1830. Ensuite, il tudie lvolution des dispositifs rglementaires depuis 1980

  • BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 30

    qui donnent lieu une pluralit de configurations temporelles, analysant les

    accords dentreprise concernant le temps de travail. La recherche porte sur les

    projets de rgles et les rgulations qui se mettent en place : il sagit de

    comprendre du point de vue sociologique comment les acteurs sassocient

    pour construire un arrangement temporel [] expliciter leurs contraintes et

    leurs dcisions (ivi : 127). Ici la rfrence majeure est la thorie de Reynaud

    dans sa premire formulation, visant la rgulation conjointe des relations

    professionnelles.

    Cette analyse est dveloppe notamment en France, mais le premier

    ouvrage inclut aussi une comparaison avec lAllemagne, laquelle est

    entirement consacr un second ouvrage (Thoemmes, 2010). Par ailleurs, le

    programme de recherche a t poursuivi par dautres explorations, en Russie et

    aux Etats-Unis, et sur deux mille accords dentreprise dans une rgion du sud

    de la France, tandis que le cadre danalyse mobilise de faon plus fine la thorie

    de Reynaud ainsi que la thorie de Terssac, notamment en ce qui concerne la

    mise en vidence de diffrentes phases du travail dorganisation sur une longue

    priode (Terssac, Lalande, 2002).

    Un nouveau texte (Thoemmes, 2011) fait la synthse de ce programme et

    explicite la construction thorique qui la guid. La dmarche est complexe, car

    elle concerne une multiplicit de niveaux de rgulation : niveau national et

    niveau des entreprises, textes lgaux et accords collectifs. Lauteur ne se

    contente ni de retracer lhistoire de la lgislation sur le temps de travail, ni de se

    focaliser sur la comprhension des logiques des groupes et sur le sens quils

    donnent au temps, il vise lexplication et la comprhension du processus de

    rgulation des temporalits de travail (ivi : 269-271).

    Thoemmes se rfre la thorie de Reynaud, mais en la mobilisant il sen

    diffrencie par des aspects trs importants : la rationalit porte sur le

    processus daction, et non sur lacteur , et le conflit devient composante

    constitutive de la rgulation conjointe (ivi : 272), aboutissant la rgulation

    sociale par une articulation de niveaux, combinant le niveau global de la socit

    et le niveaux local au cas par cas (ivi : 275). Le recours la thorie du travail

  • BRUNO MAGGI, AUTOUR DE LA REGULATION SOCIALE

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 31

    dorganisation de Terssac le conduit voir la ngociation collective comme un

    travail et comme une composante de la structuration des entreprises (ivi : 264-

    269). La recherche met ainsi en vidence, dans une tude longitudinale sur

    vingt ans daccords, la complmentarit des lois et des ngociations collectives.

    Elle permet dobserver et dillustrer le changement de fond avr de

    lorientation la sant lorientation au march - de la rationalit du

    processus daction collective concernant le temps du travail.

    Certes, la thorie de Thoemmes nintgre que partiellement les thories

    de Reynaud et de Terssac, mais cela est li aux niveaux danalyse quelle vise.

    Se focalisant sur la rgulation des processus daction collective, elle ne se

    prononce pas sur laction et la rgle dun seul sujet, mais elle surmonte les

    apories majeures de la construction de Reynaud. Et elle met en vidence un

    parcours d explication conditionnelle (ivi : 275), savoir un choix

    pistmologique sopposant la fois aux conceptions objectivistes et

    subjectivistes.

    Un dbat ouvert

    Afin de poursuivre cette lecture critique des thories de la rgulation de

    trois gnrations de chercheurs, il sera intressant de voir dans quelques

    annes, comment le milieu disciplinaire de la sociologie du travail rappelant

    ou oubliant le chemin indiqu par son pre fondateur Georges Friedmann

    aura apprci les thories de Reynaud, Terssac et Thoemmes, et aura mobilis

    leurs concepts fondamentaux dans des programmes de recherche. Le dbat sur

    les manires dentendre la rgulation sociale reste, bien videmment, ouvert.

  • TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 32

    Rationalit du processus et temps des marchs

    Angelo Salento, Universit del Salento

    Louvrage de Jens Thoemmes (2011) offre une contribution importante

    au cur dune thorie de la rgulation de laction conomique fonde sur une

    logique de processus. Lobjet du travail de Thoemmes est, en particulier, la

    ngociation collective, et notamment la ngociation du temps de travail. Les

    instruments danalyse quil dveloppe peuvent toutefois concerner, mutatis

    mutandis, tous les domaines de la rgulation. Les directions poursuivies par la

    recherche de Thoemmes sont en effet celles qui devraient guider toute analyse

    fonde sur la troisime voie pistmologique : dune part le caractre

    diachronique de lanalyse, cest--dire la mobilisation de la variable temps pour

    la comprhension de la rgulation ; dautre part une approche multi-scalaire,

    qui interprte les processus de rgulation comme des dynamiques dinteraction

    entre niveaux de rgulation diffrents mais interconnects.

    Deux contributions thoriques fondamentales, que Thommes rappelle

    explicitement, sont la base de cette approche. En premier lieu, la thorie de la

    rgulation sociale de Jean-Daniel Reynaud (1979), qui fonde lide de la

    rgulation conjointe , mergeante de diffrents niveaux daction. En second

    lieu, la thorie du travail dorganisation de Gilbert de Terssac (2011), qui souligne

    la dimension intrinsquement organisationnelle du travail et montre que tout

    acte de travail est simultanment organis et organisant .

    Le travail de Thoemmes prsente de nombreux aspects qui mriteraient

    des approfondissements et des questionnements. Je me bornerai ici en

    considrer trois, ceux qui me semblent, en dernire instance, les plus importants

    de son ouvrage.

  • ANGELO SALENTO, RATIONALIT DU PROCESSUS ET TEMPS DES MARCHS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 33

    Avant tout, il faut considrer le positionnement pistmologique de la

    recherche. Se fondant sur les piliers thoriques que jai voqus, louvrage de

    Thoemmes trouve sans doute son point de force majeur dans la posture

    pistmologique : elle lui permet, en effet, dviter toute opposition entre acteur

    social et structure sociale, et dinsister linverse sur lide que lon doit mettre

    en vidence la transformation continue. Dans cette approche, organisation,

    rgulation et structuration sont en substance des synonymes : ils sont des

    termes qui expriment la consubstantialit de laction sociale avec la construction

    de sa rgulation. La composante organisationnelle ne peut donc pas tre

    spare de laction productive, du fait que tout travail (mme celui

    apparemment purement excutif) est travail dorganisation. La recherche de

    Thoemmes dveloppe le rciproque de cette thse : mme lintervention qui se

    prsente comme purement et simplement organisationnelle participe part

    entire, en tant que telle, la dimension productive. Le travail des

    ngociateurs crit Thoemmes (2011 : 260) produit du changement dans les

    entreprises. Il peut modifier lensemble des conditions de travail . Produire est

    donc organiser ; et organiser est produire.

    La deuxime ide forte est que, au travers de lanalyse historique du

    processus de ngociation, on peut retrouver, a posteriori, une rationalit

    spcifique ; une rationalit qui ne se prsente pas comme un attribut des acteurs

    en tant que tels, mais comme un attribut du processus. Cette rationalit est

    reconnaissable ex post, comme une succession dune srie de phases (trois selon

    Terssac ; cinq dans la version propose par Thoemmes).

    La troisime ide fondamentale est quune transformation de la

    rationalit du processus aurait eu lieu au cours de la priode 1982-2002 : la

    rationalit oriente vers la sant aurait t substitue par une rationalit du

    processus oriente vers ce que Thommes appelle les marchs . En

    seulement vingt annes de ngociation collective, la variabilit et la dure du

    travail, le souci dtre proche des marchs des produits, et la stabilisation de

    lemploi se sont substitus la tendance de la rduction de la dure du travail

  • ANGELO SALENTO, RATIONALIT DU PROCESSUS ET TEMPS DES MARCHS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 34

    en soi et pour le bien-tre des salaris . Cette transition est dfinie comme

    lavnement du temps des marchs (ivi : 262).

    Je trouve lanalyse de Jens Thoemmes, au total, solide et convaincante.

    Jessaierai donc, par la suite, de mettre en lumire tout simplement quelques

    aspects qui sur chacune de ces trois ides fondamentales mriteraient sans

    doute, selon ma manire de voir, des approfondissements ultrieurs, au moins

    pour les rendre plus accessibles ceux qui nont pas une longue habitude des

    prsupposs thoriques de cette recherche.

    Concernant le premier point, cest--dire la consubstantialit du travail

    productif et du travail organisationnel, il faut dire quil sagit en premier lieu

    dune position pistmologique et thorique : si dans le travail de production

    on reconnat une valeur organisationnelle et si dans le travail de

    rgulation/organisation on reconnat une dimension productive, cela est une

    question de positionnement pistmologique. Il est naturellement vrai que la

    construction des points de vue est elle-mme lie des circonstances dordre

    historique, politique, culturel : il est alors fort improbable que la thorie de la

    rgulation conjointe merge hors de conditions politiques dans lesquelles le

    dpassement de la sparation entre le travail de conception et le travail

    dexcution - cest--dire le dpassement de la prdtermination du travail - est

    ouvertement revendiqu. Cela nenlve pas que la coupure entre conception et

    excution reste toujours relative bien que la transformation des rapports de

    production puisse voir slargir ou se restreindre lcart entre le fait dtre

    parfois des excuteurs participants la rgulation et parfois impliqus dans la

    rgulation. Si lon adopte une thorie de lorganisation comme processus

    dactions et dcisions, tout acte de travail, soit-il dans un rgime dhtro-

    direction trs prononce, prsuppose et produit du sens et de la coordination.

    Il est clair que dans louvrage de Thoemmes, la question merge dune

    position pistmologique : ce que lon appelle travail productif est en soi travail

    dorganisation, et le travail dorganisation est en soi travail productif, parce que

    la dimension organisationnelle ne peut pas tre dtache de lactivit de travail

    et vice-versa. Il semble pourtant, en particulier dans un passage, que cette ide

  • ANGELO SALENTO, RATIONALIT DU PROCESSUS ET TEMPS DES MARCHS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 35

    soit exprime, pour ainsi dire, comme lissue de lanalyse dune phase

    historique : Thommes crit que la distinction entre travail productif et travail

    dorganisation devient obsolte (ivi : 260), laissant peut-tre entendre quil

    nen a pas toujours t ainsi.

    La question proprement historique et empirique reste en tout cas

    ouverte : combien les rapports courants de production permettent-ils de

    composer la conception et lexcution, ou en accentuent-ils la sparation ?

    Concernant la seconde ide fondamentale, selon laquelle la rationalit du

    processus de ngociation se dveloppe dans le processus mme, et nest pas

    celle des acteurs, il me semble que Jens Thoemmes sloigne trs clairement la

    fois de tout subjectivisme et de tout dterminisme structuraliste : Ni le

    changement de rationalit du processus, ni le rsultat pour les entreprises nont

    t prvisibles ou vitables. Ils sont la consquence dun travail de ngociation

    qui peut tre considr comme un travail dorganisation (ivi : 262).

    Rien nest pacifique ou pacifi dans le processus de

    ngociation/apprentissage. Thoemmes cite Reynaud : lapprentissage nest

    pas un long fleuve tranquille, il ne se caractrise ni par la continuit de la

    progression des ides, ni par lharmonie des collaborations et lquilibre des

    pouvoirs (ivi : 262). Dici lide que lon peut observer des cycles

    dapprentissage constitus de plusieurs phases. Terssac et Lalande (2002) en

    indiquent trois : exprimentation, gnralisation, adaptation. Thoemmes

    soutient que sa recherche permet den indiquer cinq (ivi : 264-269) : la gense

    (1982-1993), lexprimentation (1993-1996), le recentrage (1996-1998), la

    gnralisation (1998-2002), la diffrentiation (1998-2008).

    Le trait caractrisant de la recherche est lide que chaque cycle prsente

    une rationalit spcifique. Cette ide est trs stimulante, et se prsente comme

    un instrument analytique puissant. Cest bien pour cela que je crois quelle

    mrite quelques clarifications ultrieures. Dabord, est-il possible dnoncer en

    termes analytiquement dfinis lacception choisie du terme rationalit ?

    Ensuite, acceptant que lon puisse proprement parler de rationalit, la question

    se pose sur comment elle merge. Sagit-il de lissue de rapports de force ? Sagit-

  • ANGELO SALENTO, RATIONALIT DU PROCESSUS ET TEMPS DES MARCHS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 36

    il de la prvalence dun principe de rgulation, ou bien dun autre, promu par

    les parties prenantes?

    En bref, il me semble quil reste claircir les origines de la rationalit

    spcifique de chaque cycle de ngociation. Peut-on penser quelle a une gense

    totalement interne au processus de ngociation ? Sil en tait ainsi, comment

    expliquerait-on les ressemblances ventuelles mergeant dans les ngociations

    du temps de travail dans des contextes et des pays diffrents ? Cette question

    me semble lie ce que je vais dire au point suivant.

    La troisime ide fondamentale concerne ce que Thoemmes dfinit

    comme lavnement du temps des marchs . Selon lui, on serait pass durant

    les vingt annes 1982-2002 dune rationalit oriente vers la sant une

    rationalit du processus oriente vers les marchs .

    Encore une fois, il sagit dune conclusion synthtique et de ce fait trs

    suggestive. Cest bien pour cela quil faudrait approfondir quelques aspects.

    Dabord il me semble utile de prciser le statut de ce qui est dsign comme

    les marchs . Dans le texte une explication apparat : Cette mise en

    perspective crit Thoemmes nous suggre danalyser la ngociation

    collective comme le champ dun change entre les groupes qui ont prendre en

    compte les conditions changeantes de lenvironnement. Cette manire de voir la

    ngociation comme une conjonction des effets de march et de la production

    interne des arrangements nous semble fondamentale (ivi : 276, italique

    ajout).

    Pose en ces termes, la question parat voquer un ajustement de la

    rgulation des conditions externes, l environnement , qui se prsentent de

    manire objective. Il semble alors que lon nglige que les perceptions et

    reprsentations des contraintes et des conditionnements externes dcoulent

    eux-mmes des dispositions des ngociateurs, de leurs rapports de force ,

    cest--dire des asymtries, mais aussi de la collocation politiques des syndicats,

    etc.

    La question semble devenir encore plus complique lorsquon lit : Les

    ngociateurs ont bien senti que le march constitue un terrain privilgi de

  • ANGELO SALENTO, RATIONALIT DU PROCESSUS ET TEMPS DES MARCHS

    TAO DIGITAL LIBRARY - 2015 37

    compromis et de conflit et non seulement une pression extrieure pour la

    production. Le march nest pas une ralit extrieure, mais bien une scne sur

    laquelle agissent les groupes sociaux (ivi : 277). Ce que lon entend comme

    march est peu clair dans cet nonc. Dans quel sens sagirait-il dune

    scne ? Quelle est la diffrence entre lide d environnement ,

    prcdemment voque, et celle de scne ?

    Au total, lintrieur dun parcours de recherche qui garde dans