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Terrorisme et crime organisé, contrastes et similitudes in C.P. David et B. Gagnon, Repenser le terrorisme, Québec, Presses de l’Université Laval. Stéphane Leman-Langlois Équipe de recherche sur le terrorisme et l’antiterrorisme (ERTA : erta-tcrg.org) École de service social Université Laval 6 488 mots mots-clés : terrorisme, Canada, crime organisé, sécurité Résumé Ce chapitre compare les caractéristiques générales du phénomène du crime organisé à celles du terrorisme. À la base, la différence principale se trouve au niveau des intentions des acteurs. Cette distinction, qui peut sembler mineure à première vue, a des répercussions sur l’ensemble des individus engagés dans un type ou l’autre d’activité, à tous les niveaux. Elle est fondamentale et dépasse largement les préoccupations sémantiques ou lexicales, déterminant les stratégies employées et, avec elles, les probabilités de succès de divers moyens de prévention ou de répression. Summary This paper compares the main characteristics of organized crime to those of terrorism. It first lists several similarities between the two, and moves on to identify profound differences which, on final analysis, appear to be far more consequential both in terms of scientific explanations and practical applications. At the root of these differences is political motivation, which is too often thought of as a secondary element or worse, a rhetorical trick meant to excuse certain criminal acts, when it is in fact determinant of the type of action chosen and the probability that preventive or deterrent countermeasures will succeed. Introduction Sous bien des aspects, le terrorisme ressemble à s’y méprendre au crime organisé. Par exemple, plusieurs moyens de se protéger du terrorisme protègent également du crime organisé. Et pourtant, dans bien des cas, ceci équivaut à confondre une balle de tennis et une automobile sous prétexte qu’on peut arrêter les deux avec un mur de briques. Ceci est une première source de confusion, fondée sur les moyens policiers. Une seconde, fondée sur les dommages, pourrait s’énoncer ainsi : il est évident que ceux qui meurent aux mains de terroristes ou de criminels organisés ne sont pas plus ou moins morts, leurs proches ne sont pas plus ou moins attristés selon l’identité ou les motifs de leur agresseur. Une dernière source de confusion vient de l’idée qu’il existe une « coopération » entre les groupes criminels et les groupes terroristes — ce qui tient à la fois de l’anecdotique et de l’activité policière (par exemple, lors d’arnaques où un agent policier se fait passer pour un terroriste afin d’acheter des armes d’un groupe criminel). Ces trois formes de confusion, omniprésentes dans les médias, se retrouvent également très souvent dans la littérature savante. Récemment, la mode d’analyse des réseaux (Sageman, 2002 ; Kenney, 2003, Zanini et Edwards, 2001) a aussi montré l’existence de similitudes dans l’organisation de groupes criminels et de groupes terroristes. Seulement, si on divise le nombre d’organisations dans une société par le nombre de modèles de réseaux possibles, on s’aperçoit rapidement que cette similitude est partagée par des franchisés de la revente de crème glacée sur les trottoirs et par des groupes fiduciaires familiaux. Un réseau terroriste est terroriste, et non seulement un réseau. Il serait donc bon de suivre Aristote et de re-« sculpter la nature aux joints » plutôt que de s’arrêter à des similitudes accidentelles. Pour se faire, il semble impératif de fixer un certain nombre de définitions. Il se trouve que chacun des objets qui nous intéressent sont accompagnés de difficultés variées à ce niveau. Ainsi, si on en reste à un vocabulaire trop large, le terrorisme est une forme de criminalité organisée : la plupart des actes terroristes sont inscrits au Code criminel du Canada et sont commis par des personnes agissant de concert (quoiqu’il y ait tout de même un certain nombre d’exemples où des individus ont agi seuls). Une meilleure discrimination entre les concepts s’impose donc. Les difficultés de définir le terrorisme sont bien connues, mais le concept de criminalité organisée n’est pas en bien meilleure posture (Woodiwiss, 2003). Si on veut éviter les tautologies et les écueils qui se présentent lorsqu’on veut établir une distinction solide entre le niveau d’« organisation » d’un groupe de jeunes grafitteurs et celui de la cosa nostra, il faut utiliser une définition plus sociologique, comme celle utilisée par Kostioukovski (2003) : « un

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Terrorisme et crime organisé, contrastes et similitudesin C.P. David et B. Gagnon, Repenser le terrorisme, Québec, Presses de l’Université Laval.

Stéphane Leman-Langlois

Équipe de recherche sur le terrorisme et l’antiterrorisme (ERTA : erta-tcrg.org)

École de service social

Université Laval

6 488 mots

mots-clés : terrorisme, Canada, crime organisé, sécurité

Résumé

Ce chapitre compare les caractéristiques générales du phénomène du crime organisé à celles

du terrorisme. À la base, la différence principale se trouve au niveau des intentions des acteurs. Cette

distinction, qui peut sembler mineure à première vue, a des répercussions sur l’ensemble des individus

engagés dans un type ou l’autre d’activité, à tous les niveaux. Elle est fondamentale et dépasse

largement les préoccupations sémantiques ou lexicales, déterminant les stratégies employées et, avec

elles, les probabilités de succès de divers moyens de prévention ou de répression.

Summary

This paper compares the main characteristics of organized crime to those of terrorism. It first lists

several similarities between the two, and moves on to identify profound differences which, on final

analysis, appear to be far more consequential both in terms of scientific explanations and practical

applications. At the root of these differences is political motivation, which is too often thought of as a

secondary element or worse, a rhetorical trick meant to excuse certain criminal acts, when it is in fact

determinant of the type of action chosen and the probability that preventive or deterrent

countermeasures will succeed.

Introduction

Sous bien des aspects, le terrorisme ressemble à s’y méprendre au crime organisé. Par exemple, plusieurs moyens

de se protéger du terrorisme protègent également du crime organisé. Et pourtant, dans bien des cas, ceci équivaut

à confondre une balle de tennis et une automobile sous prétexte qu’on peut arrêter les deux avec un mur de briques.

Ceci est une première source de confusion, fondée sur les moyens policiers. Une seconde, fondée sur les

dommages, pourrait s’énoncer ainsi : il est évident que ceux qui meurent aux mains de terroristes ou de criminels

organisés ne sont pas plus ou moins morts, leurs proches ne sont pas plus ou moins attristés selon l’identité ou les

motifs de leur agresseur. Une dernière source de confusion vient de l’idée qu’il existe une « coopération » entre les

groupes criminels et les groupes terroristes — ce qui tient à la fois de l’anecdotique et de l’activité policière (par

exemple, lors d’arnaques où un agent policier se fait passer pour un terroriste afin d’acheter des armes d’un groupe

criminel).

Ces trois formes de confusion, omniprésentes dans les médias, se retrouvent également très souvent dans

la littérature savante. Récemment, la mode d’analyse des réseaux (Sageman, 2002 ; Kenney, 2003, Zanini et

Edwards, 2001) a aussi montré l’existence de similitudes dans l’organisation de groupes criminels et de groupes

terroristes. Seulement, si on divise le nombre d’organisations dans une société par le nombre de modèles de réseaux

possibles, on s’aperçoit rapidement que cette similitude est partagée par des franchisés de la revente de crème

glacée sur les trottoirs et par des groupes fiduciaires familiaux. Un réseau terroriste est terroriste, et non seulement

un réseau. Il serait donc bon de suivre Aristote et de re-« sculpter la nature aux joints » plutôt que de s’arrêter à des

similitudes accidentelles.

Pour se faire, il semble impératif de fixer un certain nombre de définitions. Il se trouve que chacun des objets

qui nous intéressent sont accompagnés de difficultés variées à ce niveau. Ainsi, si on en reste à un vocabulaire trop

large, le terrorisme est une forme de criminalité organisée : la plupart des actes terroristes sont inscrits au Code

criminel du Canada et sont commis par des personnes agissant de concert (quoiqu’il y ait tout de même un certain

nombre d’exemples où des individus ont agi seuls). Une meilleure discrimination entre les concepts s’impose donc.

Les difficultés de définir le terrorisme sont bien connues, mais le concept de criminalité organisée n’est pas

en bien meilleure posture (W oodiwiss, 2003). Si on veut éviter les tautologies et les écueils qui se présentent

lorsqu’on veut établir une distinction solide entre le niveau d’« organisation » d’un groupe de jeunes grafitteurs et celui

de la cosa nostra, il faut utiliser une définition plus sociologique, comme celle utilisée par Kostioukovski (2003) : « un

ensemble cohérent d’interactions sociales nouées par une volonté de profit illicite ». Quant au terrorisme, les

définitions sont légion (Schmid et Jongman, 1988, en ont fait un recensement magistral), mais pour les besoins de

cette contribution nous pouvons simplifier en le décrivant comme l’application de violence coercitive dans un but

politique. La différence semble donc tenir aux motifs : d’une part le profit et de l’autre un éventail de rationalités

politiques variées à l’infini.

Cela dit, il est possible que ces définitions, qui restent arbitraires bien que basées sur des observations

rigoureuses, introduisent un gouffre en fin de compte artificiel entre les deux types d’activité. Il faut également

envisager la possibilité que cette différence de motif soit, en pratique, moins significative qu’elle le laisse croire. Ce

sont là les questions qui sous-tendent ce chapitre.

Deux précisions restent encore à amener. La première est que, dans les deux cas, ce sont les activités réelles

qui fondent l’identification et non l’identité des personnes ou des groupes. Les groupes ou les individus ne sont

terroristes que dans la mesure où leurs activités le sont. De même, il serait inutile d’identifier un groupe comme

groupe criminel organisé sans qu’aucun de ses membres ne s’adonne à des activités criminelles organisées. Ceci

peut sembler évident mais porte à conséquence. Par exemple, plusieurs groupes considérés « terroristes » sont en

fait des groupes de guérilla qui s’adonnent à l’occasion à des activités terroristes (il n’est ici aucunement sous-

entendu qu’il est moralement préférable d’être guérillero que terroriste — ou mafioso : mon argumentation se veut

la plus amorale possible). La différence majeure entre ces groupes et ceux qui sont plus clairement axés vers le

terrorisme est le contrôle d’un territoire, qui fait du groupe de guérilla typique une organisation quasi-étatique,

appliquant un certain contrôle social généralisé, collectant sans doute des « taxes révolutionnaires », effectuant des

opérations financières à grande échelle, souvent équipé d’une bureaucratie plus ou moins développée, et engagé

dans un conflit militaire ouvert avec les autorités officielles.

La seconde précision porte sur les activités de soutien au terrorisme : aider des individus en les cachant, en

leur faisant passer les frontières, etc. ; recruter de nouveaux membres ; former, éduquer ces membres, financer les

activités du groupe, acquérir le matériel nécessaire (dont la possession est souvent illicite ou contrôlée). Nous

appelons ces activités, « activités secondaires », alors que les activités violentes qui entrent dans notre définition

du terrorisme sont les « activités primaires ». Chose importante, les données sur ces activités révèlent qu’elles sont

généralement circonscrites dans des zones géographiques précises et relativement constantes dans le temps. Le

Canada se trouve être une zone d’activités secondaires pour ceux qui sont engagés dans des activités terroristes

internationales et n’est pratiquement jamais ciblé par des activités primaires. Comme nous le verrons, les activités

secondaires ressemblent souvent à s’y méprendre aux activités typiques des groupes criminalisés.

Le texte qui suit s’appuie sur un certain nombre de documents officiels et sur une base de données

événementielle couvrant les actes terroristes et les principales activités antiterroristes s’étant déroulés au Canada

depuis 1973, construite et maintenue par l’Équipe de recherche sur le terrorisme et l’antiterrorisme (ERTA, erta-

tcrg.org). Nous croyons qu’une analyse scientifique rigoureuse doit éviter de procéder par anecdotes ou par cas de

figure souvent trop soigneusement sélectionnés. Si on peut toujours trouver un cas qui illustre une thèse ou une

autre, il est plus rationnel de se concentrer sur les cas qui illustrent la normalité statistique.

Nous verrons, en premier lieu, les principales similitudes entre les terroristes et les criminels organisés, pour

nous pencher ensuite sur les contrastes. Une troisième section étudiera les divers types de glissements conceptuels

qui contribuent à effacer les contrastes et à créer des similitudes artificielles.

1 Similitudes

Le premier aspect où apparaissent des similitudes entre les groupes terroristes et les groupes criminels est celui des

tactiques employées (Chaliand, 1999). La violence est une part intrinsèque des deux sphères d’activités et ses outils

tendent fortement à converger vers les armes à feu et les produits explosifs. Durant la « guerre des motards » au

Québec, les attentats à l’arme à feu et à la voiture piégée (en fait la technique préférée n’était pas de piéger la voiture

au sens propre mais de glisser dessous une bombe commandée à distance) étaient monnaie courante. Bien sûr,

exception faite des « dommages collatéraux » occasionnels, les engins explosifs étaient de puissance relativement

faible, ciblant un petit nombre d’individus ou un seul.

Ainsi, la « guerre des motards » ne transforma pas Montréal en Beyrouth ou en Bagdad. Cependant, comme

nous l’avons mentionné, les groupes utilisant des tactiques terroristes à l’étranger se livrent également à des activités

secondaires au Canada, dont certaines peuvent être violentes, comme l’extorsion, la punition ou la neutralisation de

dissidents internes ou externes au groupe, etc. Les extrémistes Sikhs de Colombie-Britannique et les Tigres tamouls

de Toronto ont réglé beaucoup de comptes de la même façon que les motards (Bell, 2004 ; HRW , 2006).

Mise à part la violence, notons que plusieurs outils sont utilisés par tous. Ici, il est facile d’exagérer les

similitudes, comme le font certains experts (Denning et Baugh, 2000), et d’amalgamer une foule d’activités

criminelles et terroristes sous prétexte, par exemple, que des ordinateurs ont été utilisés (« cybercrime » et

« cyberterrorisme »). La liste des technologies qui sont utilisées à la fois par les terroristes, par le crime organisé —

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et par la plupart des citoyens ordinaires — est pratiquement infinie et ne démontre absolument pas la présence d’un

lien quelconque.

Un second type de similitudes est centré autour de la question du financement. Dans les types de groupes,

les organisations doivent récolter certaines sommes pour pouvoir fonctionner. Il faut toutefois noter que les besoins

du terrorisme sont très peu élevés. Le pire cas d’attaque terroriste au Canada, l’attentat à la bombe contre le vol 182

d’Air India et l’engin qui explosa prématurément à l’aéroport Narita de Tokyo, fut réalisé avec quelques centaines

de dollars, incluant le prix des billets d’avion ; ceux de Madrid en mars 2004 et de Londres en juillet 2005 furent

encore moins coûteux. Malgré tout, les autorités de la plupart des pays du monde, surtout sous pression de la part

des États-Unis (Naylor, 2004), semblent avoir décidé de lutter contre le terrorisme en passant par la piste des

transactions financières. Par exemple, la Loi antiterroriste (C-36) de décembre 2001 a modifié la Loi sur le recyclage

des produits de la criminalité, qui s’intitule désormais Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le

financement des activités terroristes, traitant les deux types d’organisation sans distinction. Or, nonobstant toute

l’encre qui a coulé au sujet de la très grossièrement surévaluée fortune d’Oussama ben Laden, le terrorisme est une

activité qui ne nécessite aucune transaction financière d’envergure.

Une troisième similitude réside dans le caractère transnational des activités criminelles et terroristes. Cette

similitude considère exclusivement le terrorisme international au Canada et la façon dont il s’intègre à un réseau

étendu sur plusieurs pays. Ceci tient surtout du pléonasme, puisqu’il faut bien sûr s’attendre à ce que le terrorisme

international implique plusieurs États ; en fait, la « transnationalité » n’est pas davantage une caractéristique

fondamentale du terrorisme que du crime organisé. Cela dit, plusieurs activités typiques à la fois des groupes

criminels et des groupes terroristes traversent les frontières nationales pour trois types de raisons. La première est

tout simplement que certains produits, armes ou autres matériels ne sont pas disponibles ou plus difficiles à obtenir

dans certains pays. La seconde est que le changement (ou encore mieux, plusieurs changements successifs) de

juridiction étatique peut contribuer à dissimuler les activités, les personnes, les fonds, les transactions. Sous cet

aspect, notons qu’une différence importante existe dans les raisons de dissimuler des fonds et des transactions

financières ; pour le crime organisé, le blanchiment d’argent consiste à faire disparaître la source criminelle des fonds

afin de pouvoir les utiliser sur le marché légal. Pour le groupe terroriste, la source des fonds importe peu ; elle est

souvent légale (oeuvres de charité, collectes, dons), mais même si ce n’est pas le cas comme le transfert est déjà

illégal à cause de sa destination le blanchiment est inutile. Ainsi, c’est d’un « noircissement » de l’argent dont il faut

parler, qui consiste à faire disparaître non pas sa provenance, mais son usage éventuel ; ceci, tout en gardant à

l’esprit que les sommes nécessaires au terrorisme sont dérisoires. Une dernière raison d’internationalisation est qu’à

l’occasion les membres de groupes locaux émigrent, pour des raisons multiples, et reproduisent dans leur pays

d’accueil le conflit qui existait dans celui qu’ils ont quitté.

La transnationalité des activités terroristes et criminelles acquiert une importance disproportionnée à cause

de ses implications pour l’organisation du contrôle social officiel. D’une part, elle permet à des organisations

conventionnellement tournées vers les menaces sécuritaires extérieures, comme par exemple le Service canadien

du renseignement de sécurité (SCRS) ou les Forces canadiennes (FC) de consolider leur rôle face à la menace.

D’autre part, elle permet aux organisations policières d’expliquer en partie leurs difficultés ou échecs en soulignant

les limites légales de leur pouvoir sur la scène internationale (voir GRC, 2005). La « transnationalisation » de formes

de comportement indésirables sert également de justification à la création d’instances supra-nationale de police,

souvent extérieures au processus démocratique de surveillance (Sheptycki, 2002).

Le quatrième et dernier point de comparaison entre le terrorisme et le crime organisé est leur gravité perçue

et leur traitement médiatique, deux éléments qui sont bien sûr intimement liés. Dans les deux cas, les médias

s’attardent sur les côtés spectaculaires des événements et en offrent un traitement simpliste et sensationnaliste. Ce

genre d’approche est forcément lié à la visibilité, à la « médiagénie » des événements ; les attaques spectaculaires,

la destruction de lieux, bâtiments, ou corps humains doit être visible pour prendre sa place (Jenkins, 2003). L’attentat

contre le vol 182, survenu au-dessus de l’Atlantique, laissa peu de traces évidentes et ainsi marqua assez peu

l’imaginaire collectif canadien, contrairement au 11 septembre qui, sans aucun aspect canadien connut une visibilité

sans précédent. Bien sûr, un autre élément jouait également : la distance socioculturelle séparant les victimes

(surtout d’origine ethnique indienne) du Canadien moyen. Pour le crime organisé, la visibilité joue tout autant, les

médias s’attardant longuement sur les interventions-spectacles et sur les dommages spectaculaires (autre cas, plus

rare toutefois : lorsqu’un attentat vise un journaliste). Une différence notable est le traitement souvent glamour

réservé à certains personnages du crime organisé, par exemple au leader des Nomads, Maurice « Mom » Boucher.

Si dans les années 1970 certains terroristes faisaient figure de héros et héroïnes de roman (Leila Khaled, par

exemple), ce phénomène semble aujourd’hui disparu.

Pour conclure cette première section, soulignons à quel point les similitudes entre le terrorisme et le crime

organisé doivent toutes être nuancées, sont passagères ou tiennent de la coïncidence, et en général se situent

surtout en surface des différents aspects des deux objets d’étude. Ce sont des similitudes qui tiennent davantage

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de la conceptualisation des observateurs que de caractéristiques fondamentales des catégories observées. Au

même niveau d’analyse, le requin est impossible à distinguer du dauphin : les deux sont gris, vivent dans un milieu

aquatique et se nourrissent de poisson. Bien que ces comparaisons soient valides, elles cachent, au lieu de révéler,

la nature des choses.

2 Contrastes

Le contraste le plus important, dont plusieurs autres découlent, tient à l’intention des acteurs. Dit simplement, sauf

exceptions, l’objectif ultime du terroriste est politique alors que celui du membre d’une organisation criminelle est

économique (Shelley et Picarelli, 2002). Cette différence n’est pas une simple question de contenu ; notons d’abord

que si les finalités politiques peuvent être satisfaites en principe, et donc que leur réalisation marquerait un point final,

la fin qui constitue à s’enrichir ne peut jamais être définitivement réalisée et continue de s’imposer à l’infini. En fait,

le but d’une telle organisation est de continuer d’exister, alors que le groupe terroriste vise à devenir inutile le plus

rapidement possible.

Il va sans dire que, dans plusieurs cas, l’objectif politique de divers groupes terroristes est politiquement

irréalisable, même irréaliste, ou absurde à nos yeux d’observateurs. Il est également probable qu’à l’occasion même

les terroristes eux-mêmes aient peu d’espoir de triompher et continuent par routine, parce qu’ils ne peuvent plus

imaginer d’autre carrière ou parce qu’ils estiment qu’en dépit de leur faibles chances de réussir, continuer d’essayer

est un impératif religieux ou moral (pour un témoignage de l’intérieur, voir Hansen, 2001 : 471 ; Stern, 2003).

Néanmoins, dans l’ensemble la plupart des discours terroristes font référence à une finalité dans le temps, et la plus

rapprochée possible. Ceci entraîne un certain nombre de conséquences sans équivalent du côté de la criminalité

organisée. Premièrement, la perception par les membres d’un manque de progrès ou d’insuffisance des effets des

actions entreprises peut donner lieu à une escalade ou intensification des tactiques (Direct Action passa du petit

vandalisme au cocktail molotov puis à la dynamite, par exemple ; Hansen, 2001). Dans un groupe criminalisé, les

activités criminelles sont évaluées selon leur capacité propre de produire des revenus satisfaisants, et non à un

standard futur idéalisé. Si un racket cesse d’être suffisamment profitable (par exemple, si les taxes perçues sur un

produit pour lequel un marché noir a été développé sont soudainement réduites, ou si un bien défendu est

soudainement légalisé) il sera remplacé par un autre.

Enfin, l’existence du groupe terroriste est sujette à l’évolution sociopolitique de son environnement. Des

changements politiques et légaux peuvent miner la légitimité ou l’apparence de nécessité ou d’urgence d’un objectif

politique. Même si les membres du groupe ne ressentent pas ou rejettent ce changement, l’intensité du soutien qu’ils

trouvent dans le public en général peut en être fortement diminué, voire anéanti. C’est ce qui arriva au FLQ dans les

années 1970. Ceci implique qu’on peut s’attaquer à l’activité terroriste par le changement et la négociation politique,

puisqu’un des moyens de la réduire est de rendre caduques les revendications politiques qui la justifient. Par

contraste, on ne peut rendre caduque la recherche du profit (à moins d’abandonner le capitalisme, bien sûr — notons

au passage que ceci tend à être une demande de groupes terroristes, et non de groupes criminels).

Le second contraste a à voir avec l’usage de la violence comme tactique. Évidemment, le terroriste utilise à

l’occasion la violence pour effectuer un certain contrôle social, tout comme les groupes criminels. Au Canada, les

terroristes Sikhs ont éliminé beaucoup de concurrents et de critiques, notamment avec l’assassinat de l’éditeur Tara

Singh Hayer en 1998 (qui se déplaçait à l’époque en chaise roulante après un attentat raté quelques années plus

tôt). Ce qui définit le terrorisme, pourtant, est l’usage systématique d’une violence directement appliquée au

changement politique. À ce chapitre, la différence peut être résumée ainsi : les terroristes utilisent la violence autant

que possible, alors que les groupes criminels l’utilisent aussi peu que possible. Le terroriste utilise la violence

maximale qu’il croit pouvoir justifier auprès de son auditoire ; si cet auditoire est absolutiste et belliqueux, la limite

disparaît, à toutes fins pratiques. Au contraire, une organisation criminelle qui utilise trop de violence risque de

maximiser les embûches policières qui nuisent à la rentabilité des entreprises. Ajoutons également que la violence

des organisations criminelles est presque exclusivement réservée aux concurrents et aux membres délinquants de

l’organisation, alors que les terroristes visent beaucoup plus large.

Troisième contraste, la position moralisante des discours terroristes est souvent un point de friction avec les

groupes criminels. Dans presque tous les cas, l’utopie terroriste est libre de toute criminalité, et surtout de criminalité

organisée. Pour un groupe terroriste, accepter la criminalité équivaut à perdre une partie de sa légitimité auprès du

public. Le discours de la Provisional Irish Republican Army (PIRA) au sujet du kneecapping (tir d’une balle dans les

genoux) des dealers de Belfast est particulièrement révélateur. Pratique également adoptée par Ulster Defense

Association (UDA), rivale unioniste de l’IRA, le kneecapping est un moyen de maintenir l’ordre en l’absence de force

étatique efficace. C’est également une dénonciation de la criminalité (organisée ou non) comme cancer social, et

indirectement du gouvernement pour avoir abandonné la société aux prédateurs criminels.

Les deux types d’organisations se différencient également par la nature de leur relation avec l’État. En excluant

les cas de vigilantisme, d’ailleurs très rares au Canada, les groupes terroristes s’opposent fondamentalement à deux

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grands types de cibles : les gouvernements et les entreprises privées. Cette opposition ne doit pas être conçue

comme une forme de prédation économique parasitaire, qui est caractéristique des groupes criminels organisés.

Le groupe terroriste, par son action, cherche à détruire la capacité de l’État à gouverner, à démontrer son

incompétence ou impuissance, à punir l’État (en tant qu’entité active) ou les citoyens (on amalgame facilement l’État,

ses représentants et les citoyens en général), à forcer l’administration à adopter ou abandonner certaines politiques

ou lois, voire même à remplacer tout bonnement l’administration dans une révolution ouverte de type marxiste ou

maoïste ou fasciste (discours extrêmement rares au Canada).

En contraste presque total, l’environnement maximisant l’efficacité des organisations criminelles consiste en

une administration politique stable, un système légal constant et prévisible, un État capable de maintenir efficacement

les services de base, surtout les infrastructures essentielles à la conduite d’activités commerciales (légales ou non)

et une paix sociale généralisée. L’autre cas de figure, dont la mafia sicilienne est l’illustration parfaite, est l’installation

d’une organisation en l’absence d’État fonctionnel, comme dans la Sicile du milieu du 19 Siècle. Dans les deux cas,e

l’organisation criminelle vise toujours à minimiser ses contacts avec les autorités, alors que ces dernières sont les

cibles des activités terroristes.

Nous l’avons vu, le Canada, comme zone d’activités secondaires de certains groupes terroristes

internationaux, a sur son territoire des individus qui s’adonnent à des activités de soutien au terrorisme et qui évitent

également les contacts avec les autorités locales, pour mieux s’attaquer aux administrations dans leurs zones

d’activités primaires. La zone secondaire est celle où on tente d’évoluer « sous le radar » des autorités ; considérant

de plus le type d’activités en question — qui incluent souvent fraude, extorsion, vol, recel, chantage, etc. — il est

compréhensible qu’on puisse confondre les activités terroristes secondaires avec le crime organisé. Sauf que les

premières n’ont aucune raison d’exister sans les activités principales qui définissent le terrorisme, alors que le

second se suffit à lui-même.

Les deux prochaines zones de contraste sont corollaires l’une de l’autre. La première est la manière dont les

organisations se positionnent face au public. Dans la plupart des cas, les membres du public sont à la fois les cibles

physiques et l’auditoire de l’acte terroriste. Exception faite du terrorisme « restauratif » (Leman-Langlois et Brodeur,

2005), pour qui le nombre de victimes est une mesure de succès, la plupart des actes terroristes au Canada ont visé

à détruire la propriété privée d’entreprises variées et de groupes ou d’individus symbolisant des positions politiques,

sociales ou économiques condamnées. L’objectif était de faire pression sur le gouvernement en i) plaçant une cause

sur l’agenda médiatique ; ii) mobilisant la population ou du moins un certain nombre de groupes d’intérêt. S’il arrive

à l’occasion qu’un groupe criminel tente d’intimider des membres du gouvernement, ceci reste rare et à la périphérie

de ses activités. S’attaquer à de simples citoyens n’est d’aucun intérêt. La seconde est la relation avec les médias

d’information. Il a souvent été dit que le terrorisme ne pourrait survivre sans l’attention des médias, puisque le

terrorisme est, à la base, une activité de communication (Crelinsten, 1997). En bref, sans les médias, le terroriste

ne terrorise que ses victimes immédiates et, sans diffusion, cette terreur reste sans impact social. Pour l’organisation

criminelle, toute présence dans les médias est facteur d’attention politique et policière indésirable.

Pour conclure cette section, il faut ajouter une dernière différence : statistiquement, le terrorisme n’existe pas

au Canada, alors que le crime organisé, sous toutes ses guises, est un moteur important d’activité illégale.

3 Glissements

Comme toute catégorisation criminologique, celle qui sépare le crime organisé du terrorisme reste poreuse et

plusieurs glissements sont visibles. Ces glissements proviennent à l’occasion des acteurs eux-mêmes, mais une

grande partie est le fait de discours et d’activités politiques et policières.

En premier lieu, il est possible qu’un groupe perde sa dominante terroriste pour s’engager de plus en plus dans

des activités plus traditionnellement criminelles. Nous l’avons vu, plusieurs groupes de guérilleros suivent ce chemin

plus ou moins. Même dans ces cas, la relation entre les activités criminelles, la guérilla et le terrorisme peut être

fortement exagérée. Par exemple, le fameux « narcoterrorisme » qui désignerait, entre autres, les activités du Sentier

lumineux (Pérou), et de la Force armée révolutionnaire de Colombie (FARC), ainsi que plusieurs autres groupes liés

au trafic de la cocaïne. Désigner le fonctionnement du FARC à l’aide du concept de « narcoterrorisme » tient de la

simplification à outrance et n’est rien d’autre que l’adoption servile d’un discours politique comme description

objective du réel (Miller et Damask, 1997 ; Naylor, 2004). Dans les faits, il est clairement abusif d’utiliser un concept

unificateur pour décrire une réalité à la fois fortement influencée par l’organisation de la répression militaire du trafic

et de la guérilla. Sans compter que l’organisation des guérilleros, des producteurs de coca et de leurs interactions

(souvent antagonistes) y est simplifiée au-delà de toute utilité théorique.

Quoi qu’il en soit, le nombre de groupes terroristes évoluant vers une dominante criminelle est assez faible.

Au Canada, il n’y en a aucun cas. L’exemple généralement donné est celui du Groupe Abu Sayyaf (GAS), groupe

d’extrémistes séparatistes Philippins. Il semble que pour ce groupe, le décès de son fondateur et le remplacement

par son jeune frère en 1998 ait été déterminant. Depuis cette époque, les exploits du GAS sont essentiellement du

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domaine du kidnapping et de l’extorsion. Le second cas cité est celui de la PIRA, qui, à travers les années, semble

s’être embourbée dans de multiples rackets de financement et de contrôle local à mesure que le processus de paix

devenait de plus en plus prometteur. Bref, on ne peut, à partir de ces deux cas d’exception, conclure à une

caractéristique générale des groupes.

À l’inverse, il semble que des groupes criminalisés fassent à l’occasion appel à des tactiques typiquement

terroristes. L’assassinat, par des motards criminalisés, de deux gardiens de prison au Québec en 1997 est un cas

classique de tentative d’intimidation des autorités et des fonctionnaires. Les deux victimes, choisies au hasard, furent

ciblées non pas dans un règlement de comptes conventionnel mais bien dans un effort de communication, élément

central du terrorisme. Un cas encore plus flagrant est celui de l’Ufizzi de Florence, gravement endommagé en 1993

par la mafia italienne. Cette attaque contre un bien public, sorte de chantage contre la culture même, reste l’exemple

le plus spectaculaire du débordement d’un groupe criminel vers le terrorisme.

La caractéristique principale de ces deux types de glissement est justement qu’ils sont atypiques, que c’est

leur rareté qui les rend intéressants. L’analyse la plus efficace de ces phénomènes implique d’ailleurs d’identifier les

transformations dans les acteurs, les groupes et les stratégies et d’en identifier les sources dans le contexte local

socioculturel et géopolitique. Une telle analyse est donc fondée, justement, sur une différenciation entre les activités

criminelles et les activités terroristes. Sans cette discrimination, l’analyste qui s’obstinerait à amalgamer toutes ces

conduites resterait désarmé devant ce phénomène, incapable d’en rendre compte intelligemment.

Il existe bien sûr plusieurs raisons qui expliquent ces glissements vers l’amalgamation de plus en plus

systématique d’activités pourtant différentes, qui a plusieurs utilités politiques. Premièrement, assimiler des groupes

subversifs ou insurgés (ou simplement contestataires) à des organisations criminelles est un puissant discours public

de délégitimation, visant à réduire le support dont bénéficient des mouvements séditieux auprès de la population

(Bonner, 1993 : 189-190). Au contraire, il peut également être utile d’assimiler des groupes criminels au terrorisme

lorsqu’on veut justifier une intervention militaire à l’étranger, comme c’est le cas pour les « cartels » de la drogue sud-

américains, contre lesquels d’énormes ressources militaires sont déployées, avec l’aide des États-Unis (Naylor,

2004). On voit également plusieurs conduites illégales mais généralement jugées de peu de gravité par le public être

associées au terrorisme dans un discours visant à changer les attitudes. C’est le cas, par exemple, des violations

du copyright (CNET, 2005) et de la vente d’articles de mode contrefaits (AP, 2005).

Une variante intéressante de ce discours est reconnaissable chez certains groupes de pression pour la

légalisation des drogues, comme la Canadian Foundation for Drug Policy (CFDP, 2005). Dans sa déposition au

comité sénatorial sur les drogues illégales, la CFDP argumenta que la prohibition des drogues finance le terrorisme

puisque la criminalisation des producteurs et trafiquants de cocaïne, par exemple, fait que ces derniers se retrouvent

du côté des groupes insurgés.

Dans le contexte des organisations et des activités policières, la confusion entre terrorisme et criminalité

organisée est également très répandue. L’immense majorité des cas de « liens » entre un groupe terroriste et un

groupe criminalisé sont carrément des inventions produites par le mode de fonctionnement des organisations qui

font enquête, en particulier les opérations d’achats contrôlés (« sting »). Le scénario typique est celui de Naji Antoine

Abi Khalil, citoyen canadien, qui fut arrêté par le FBI pour avoir tenté d’envoyer des armes et du matériel à Hezbollah.

Les liens de Khalil au Hezbollah sont douteux, voire fantaisistes, et d’ailleurs le FBI n’offre aucune preuve à ce sujet.

Notons de plus que Khalil est chrétien maronite et non musulman, ce qui rend improbable sa supposée appartenance

à une organisation islamique. Enfin, ses précédents sont tous dans l’« import-export sauvage » et les affaires

douteuses, et aucun n’a de rapport avec le terrorisme ou, certainement, l’islam fondamentaliste. En fait, toute l’affaire

a débuté quand le FBI de l’Arkansas l’a soupçonné de blanchir de l’argent à l’aide de la banque Al-Madina de

Beyrouth, en particulier pour des groupes criminels russes. De toute évidence, les agents du FBI se sont présentés

comme des membres d’Hezbollah simplement pour pouvoir accuser Khalil de terrorisme, ce qui a le double avantage

d’être plus grave et de démontrer que le FBI s’affaire à débusquer les terroristes en Amérique du Nord. De tels

exemples abondent littéralement, et dernièrement on a « lié » le terrorisme et le piratage de logiciels (CNET, 2005),

la vente de montres de luxe contrefaites et toutes sortes d’autres rackets mineurs (dans ce dernier cas, le « lien »

tenait au fait que le revendeur de fausses Rolex avait dans son appartement des drapeaux d’Hezbollah ; voir AP,

2005).

Un dernier cas, celui-là un classique de la mythologie terroriste, est celui des frères Hammoud et de leurs 16

complices, contrebandiers de cigarettes et financiers terroristes extraordinaires (W ashington Post, 2004), qui fut

présenté comme la preuve incontestable d’un rapprochement généralisé du crime organisé et du terrorisme par le

ministère de la Justice étatsunien et par le FBI (par exemple, par l’assistant procureur général C. W ray, [2004], ou

par G. Bald, assistant de la division antiterroriste au FBI, [2004]). Plusieurs chercheurs sont également tombés dans

le panneau (par exemple, Dishman, 2005). Pourtant, cette preuve ne résiste tout simplement pas à l’analyse, malgré

la sentence de 155 ans qui fut imposée à Mohammad Hammoud en 2005 pour avoir donné un soutien à une

organisation terroriste (incidemment, une partie de la preuve consistait en des interceptions électroniques faites par

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le Centre de la sécurité des télécommunications du Canada (CST), organisme militaire de renseignement de

sécurité, partenaire des ÉU et du R-U dans le programme Echelon). Premièrement, mentionnons que la preuve

contre lui était relativement faible : on a trouvé chez lui une lettre reçue par Hammoud et qui lui demandait de

contribuer financièrement à Hezbollah, une photo le montrant, adolescent, dans un camp d’Hezbollah au Liban, et

des vidéos « anti-Israël » et « anti-américains ». Deuxièmement, comme le montre Naylor (2004), même si on

accepte le chiffre de 7,5 millions de dollars pour la valeur des cigarettes vendues, les montants disponibles pour être

envoyés à Hezbollah (il n’existe pas de chiffres indiquant les montants réels) sont minimes, voire insignifiants : 3 500

USD (il faut enlever le prix d’achat des cigarettes, le nombre d’années couvert, diviser en 18 parts et retirer le coût

de la vie). Une chose est claire : Hammoud ne mit pas sur pied son système dans le but de financer Hezbollah. Un

emploi au salaire minimum aurait été plus efficace et bien moins dangereux.

Conclusion : deux mondes peu compatibles

Une des conclusions les plus évidentes est que le concept de « lien » entre le terrorisme et le crime organisé est flou,

instrumentalisé par les acteurs au gré des besoins et peu efficace analytiquement parlant. Une approche rigoureuse

du sujet demande une définition rigoureuse : un « lien » ne peut pas être une simple proximité symbolique, comme

le fait de posséder un drapeau. Strictement parlant, que des terroristes hypothétiques achètent des armes à un

trafiquant n’est pas non plus un lien. On accepte ce genre d’interaction comme un lien au prix de la perte de

signification du terme, devenu inutilisable parce qu’incapable de discriminer entre les faits observés : dans ce

système, presque tout est « lié » à presque tout. Pour être signifiant, le lien devrait impliquer une certaine consistance

dans le temps et le partage explicite d’objectifs (non pas un partage qui apparaîtrait après le travail d’un analyste ou

d’un autre).

Mis à part les liens divers, l’idée de plus en plus répandue que les activités des criminels et celles des

terroristes tendent à converger est également problématique. Nous venons de passer en revue un certain nombre

des plus importantes raisons de croire que ceci est faux. Ces raisons sont par ailleurs conformes à l’observation

empirique, qui ne montre tout simplement pas cette convergence. Ce qu’on observe est au mieux une similarité

épidermique entre certaines activités-limites de certains groupes (motards criminalisés tentant de « terroriser »,

groupes de soutien se livrant à des extorsions).

Il semble parfaitement clair que cette confusion provient surtout de sources officielles, qui l’utilisent souvent

pour mousser leurs activités. Elle provient également d’un certain nombre d’approches analytiques douteuses. L’une

est l’application de concepts liés à la Guerre froide à l’étude de la « guerre contre le terrorisme », en particulier l’idée,

relativement répandue à l’époque, d’une internationale terroriste dirigée à partir du Kremlin. Le traitement réservé

aux subtilités de la structure des cartels, mafias et autres pègres à été le même, sous le rouleau compresseur de

l’« organisation » au sens hiérarchique, déterministe et d’une efficacité criminelle rationalisée et maximisée. La mode

de l’étude des « réseaux » a quelque peu aplati, sinon fait disparaître, cette hiérarchie, mais place toujours l’analyste

dans les ornières de l’organisation délibérée, efficace, rationnelle et maximisée ; c’est-à-dire la conviction que le

réseau est naturellement poussé vers l’élargissement planétaire et les connexions infinies avec d’autres réseaux

(Dishman, 2001).

Une autre source de confusion est la fascination qu’exercent les tactiques employées, et surtout les

technologies de pointe comme Internet, la téléphonie satellite, le chiffrage, etc. Ceci est en partie dû au fait que ces

technologies offrent un angle d’attaque aux autorités. Dans la mesure où deux personnes s’adonnent à des activités

illégales à l’aide d’un même outil, par exemple l’Internet, on arrive facilement à la conclusion qu’un meilleur contrôle

ou surveillance de l’Internet pourra, dans les deux cas, produire une répression efficace des deux activités (même

si dans les faits ceci est peu probable). Ainsi, stratégiquement parlant, on peut traiter les deux activités comme une

seule puisque nous tentons d’avoir prise sur elles de la même façon. D’un point de vue criminologique, par contre,

cette conclusion procède d’un non sequitur évidemment intenable. Gardons encore le même exemple. Je ne pense

pas qu’il soit controversé d’affirmer que la priorité véritable n’est pas d’empêcher l’usage d’Internet à des fins

criminelles variées ; la priorité, c’est bien sûr la prévention des activités elles-mêmes. En ce sens, ce n’est pas la

ribambelle des outils utilisés qui doit dominer l’analyse mais bien une connaissance en profondeur de la nature

propre des activités étudiées.

D’un point de vue strictement stratégique, on pourrait argumenter que le policer n’a aucun besoin de savoir

si une clôture plus haute et plus solide arrête des terroristes ou des criminels ; ce qui compte c’est que personne ne

puisse passer et la compréhension des phénomènes déjoués n’y ajouterait rien (c’est la position de Clarke et

Newman, 2006). Je crois que cette conception de la prévention, réduite à l’immédiat, est dangereuse et a déjà

montré son inefficacité (Della Porta, 1993 : 164). À moyen et à long terme, une prévention efficace n’est pas une

simple question de clôtures, de « durcissement » des cibles — nonobstant à la fois la montagne des objections

éthiques démocratiques qu’on pourrait également lui faire, et le fait évident qu’une foule de cibles ne sont tout

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simplement pas compatibles avec ce durcissement, dont par exemple les transports en commun. Conceptualiser

le crime organisé et le terrorisme au-delà des clôtures nécessite de comprendre leurs sources différentes.

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