these - vitalisme et philosophie critique

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  • 7/28/2019 These - Vitalisme Et Philosophie Critique

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    UNIVERSITDE LIGEFACULTDE PHILOSOPHIEET LETTRES

    DPARTEMENTDE PHILOSOPHIE

    VITALISMEETPHILOSOPHIECRITIQUE

    GENSEDELAPHILOSOPHIEPOLITIQUEDE GILLES DELEUZEAUTOURDU

    PROBLMEDEL'ILLUSION

    Thse prsente pour le Doctorat en Philosophie

    par Antoine JANVIER

    Sous la direction de Mme Florence CAEYMAEX

    Chercheur qualifi du F.R.S-F.N.R.S

    Universit de Lige

    Anne acadmique 2009-2010

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    Je tiens remercier tous ceux qui ont contribu la ralisation de cette

    thse. En particulier, pour leurs remarques et suggestions, Florence

    Caeymaex, Grgory Cormann, Maud Hagelstein, Ccile Paques et

    Guillaume Sibertin-Blanc.

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    ABRVIATIONSUTILISES

    Livres de Gilles Deleuze :

    - Empirisme et subjectivit. Essai sur la nature humaine selon Hume : citES.

    - Nietzsche et la philosophie : citNph.

    - La philosophie critique de Kant : citPhK.

    - Proust et les signes : citPS.

    - Nietzsche : citN.- Le bergsonisme : citB.

    - Prsentation de Sacher-Masoch : citPSM.

    - Spinoza et le problme de l'expression : cit SPE.

    - Diffrence et rptition : citDR.

    - Logique du sens : citLS.

    - Spinoza : philosophie pratique : cit SPP.

    - Francis Bacon : Logique de la sensation : citFB.

    - Pourparlers : citPp.

    - L'le dserte et autres textes. Textes et entretiens 1953 1974 : citID.

    - Deux rgimes de fous. Textes et entretiens 1975 1995 : citDRF.

    En collaboration avec Flix Guattari :

    - Capitalisme et schizophrnie 1 , L'anti-dipe : citAO.

    - Capitalisme et schizophrnie 2 ,Mille Plateaux : citMP.

    - Quest-ce que la philosophie ?: cit Qph ?.

    En collaboration avec Claire Parnet :

    - Dialogues : citD.

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    INTRODUCTION

    [...] la raison, la force ou la libert ne sont pas sparables d'un

    devenir, d'une formation, d'une culture. Personne ne nat libre,

    personne ne nat raisonnable. Et personne ne peut faire pour

    nous la lente exprience de ce qui convient avec notre nature,

    l'effort lent pour dcouvrir nos joies.

    Deleuze, Spinoza et le problme de l'expression .1

    Les recherches prsentes ici visent dterminer une gense de la philosophie politique de

    Gilles Deleuze. Il s'agit de montrer que Deleuze noue une perspective vitaliste, dont il trouve les

    principaux ressorts chez Nietzsche, une perspective critique, qui requiert un dbat serr avec le

    kantisme, autour du problme de l'illusion. Par cette dmonstration, nous soutenons qu'il est

    possible d'tablir avec prcision la manire dont Deleuze aborde la question politique dans L'anti-

    dipe avec Flix Guattari. Un tel projet ne va pas de soi. Il mrite quelques remarques liminaires,avant d'tre introduit.

    juste titre, Guillaume Sibertin-Blanc a relev le caractre prilleux qu'il y avait

    parler de philosophie politique propos des trois ouvrages de Deleuze co-crits avec Guattari :

    L'anti-dipe (1972), Kafka : pour une littrature mineure (1975) et Mille Plateaux (1980).2 Sans

    doute, dans un entretien clbre avec Toni Negri donn en 1990, Deleuze lui-mme suggre de voir

    la porte politique de ses travaux des annes 70, et mme une philosophie politique dansL'anti-dipe :

    Une sorte de passage la politique, je l'ai fait pour mon compte, avec Mai 68, mesure que

    je prenais contact avec des problmes prcis, grce Guattari, grce Foucault, grce Elie

    Sambar. L'anti-dipe fut tout entier un livre de philosophie politique. 3

    1 Deleuze, SPE, p. 241.2 Voir Guillaume Sibertin-Blanc, Politique et clinique : recherche sur la philosophie pratique de Gilles Deleuze ,

    Thse pour le Doctorat de Philosophie soutenue le 8 dcembre 2006 sous la direction de Pierre Macherey l'Universit Charles de Gaulle Lille III- UMR 8163 Savoirs, textes, langages , p. 20.

    3 Contrle et devenir , entretien avec Toni Negri, paru dans Futur antrieur, n1, printemps 1990, repris dansPourparlers, p. 230.

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    Reste que la qualification de politique est bien des gards nigmatique. L'anti-dipepropose-

    t-il une thorie du social fonde sur une nouvelle mtapsychologie des flux dsirants ? S'agit-il

    d'une thorie critique de l'tat appuye sur une conomie libidinale qui vise sortir, d'un ct du

    terrain strictement idologique des philosophies politiques classiques et, de l'autre, de celui,conomiste, du marxisme dogmatique ? Est-ce un programme de politique rvolutionnaire,

    comme l'annonce l'appendice ajout en 1973 ? Deleuze et Guattari veulent-ils donner, avec les

    machines dsirantes , les fondations et les conditions pour achever ce que Mai 68 avait

    inaugur ? Amnagent-ils en ralit une ontologie du dsir et de la puissance sur laquelle doit

    s'indexer toute pratique rvolutionnaire pour s'adapter aux nouveaux dveloppements du

    capitalisme, l'Empire et la socit contrle, prfigurant l'ontologie de Negri et Hardt dans

    Empire etMultitude ?Ce n'est pas le moindre des mrites des recherches menes par Guillaume Sibertin-Blanc

    dansPolitique et clinique que d'avoir suspendu ces questions qui hantent toute lecture des textes de

    Deleuze et Guattari pour dterminer patiemment, d'un point de vue deleuzien c'est--dire du point

    de vue de la philosophie critique et pratique labore par Deleuze ds Nietzsche et la philosophie

    (1962) , l'entreprise spcifique inaugure par L'anti-dipe : constituer une mthode

    d'explication des modes d'existence immanents ,4 en croisant une analytique des investissements

    dsirants et une critique matrialiste du champ social. 5 Selon lui, la philosophie politique de

    Deleuze, plus exactement de Deleuze et Guattari, se prsente avant tout comme une pistmologie

    articule autour du concept central d' agencement , dontMille Plateaux produit la systmatisation

    la plus aboutie. Guillaume Sibertin-Blanc a pu tirer un fil de continuit travers la philosophie

    pratique de Gilles Deleuze qui, malgr les ruptures et modifications conceptuelles, relie autour du

    problme de l'institution les approches juridiques des premiers textes, les thories ontologiques de

    la puissance et du virtuel dgages dans les travaux d'histoire de la philosophie et la constitution

    d'une thologie du dsir et des affects la fin des annes soixante. la lumire de l'pistmologie

    des agencements, on peut ainsi retracer la cohrence diachronique et synchronique de la philosophie

    4 Deleuze, SPE, p. 248.5 De sorte que, selon un curieux mouvement, la critique n'est pas celle qu'on croit. Plus exactement, il n'y a critique de

    la psychanalyse que soutenue par une nouvelle thorie nouvelle de l'inconscient (voir ce sujet les indications deDeleuze dans son entretien avec Raymond Bellour et Franois Ewald paru dans le Magazine littraire, n 257, enseptembre 1988 et repris dans Pourparlers : Si L'anti-dipe prtend critiquer la psychanalyse, c'est en fonctiond'une conception de l'inconscient qui, bonne ou mauvaise, est dtaille dans ce livre. Pp, p. 198) ; et il n'y a dethorie du social qu'au nom d'une critique des modes actuels de thorisation du capitalisme et de subjectivations

    pratiques qui parcourent la socit moderne. Ainsi, la critique de la psychanalyse ne vaut que dans la mesure o elleest matrielle, et porte moins sur la thorie psychanalytique que sur ses conditions socio-historiques d'nonciation etd'usage ; la thorie du social n'a de sens que parce qu'elle est porte par une nouvelle problmatisation du dsir

    inconscient qui propose une carte des rapports sociaux en termes d'investissements molculaires. Voir GuillaumeSibertin-Blanc, Politique et clinique : recherche sur la philosophie pratique de Gilles Deleuze , thse cite, p. 20-22

    entre autres. Voir aussi l'ouvrage paru tout rcemment, Guillaume Sibertin-Blanc, Deleuze et l'Anti-dipe. Laproduction du dsir, Paris, PUF, 2010.

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    pratique de Gilles Deleuze et en prouver la pertinence, par l'identification de ses oprations sur ce

    qu'on appelle les sciences humaines. La valeur et la lgitimit thorique et pratique du concept

    d'agencement sont ainsi dtermines : un agencement est la fois une notion descriptive des

    processus sociaux, le nom d'une intervention dans la thorie et le point nodal d'un procd d'analyse

    des modes de subjectivations pratiques. C'est pourquoi on peut parler de philosophie politique etclinique , en y voyant avant tout une construction conceptuelle visant comprendre les devenirs de

    manire immanente, c'est--dire rendre sensibles les mouvements de politisation imprvus qui

    bouleversent et reconfigurent le champ social, ainsi qu' historiciser ses propres catgorisations

    thoriques.

    Il ne s'agit pas de reprendre, complter ou contester les rsultats prsents dans Politique et

    clinique : les pages qui suivent leur sont redevables bien des gards. Les analyses menes iciprennent plutt un autre point de vue sur l'uvre, celui de la gense. Que faut-il entendre par l ?

    L'ide de gense est une ide importante pour Deleuze. C'est d'abord le titre d'un article

    consacr l'esthtique kantienne, sur lequel nous reviendrons : L'ide de gense dans l'esthtique

    de Kant , paru en 1963, en mme temps que l'opuscule La philosophie critique de Kant qui en

    reprend les lignes de forces et les dveloppements majeurs. 6 Deleuze rpond dans ce texte aux

    critiques formules par les postkantiens (Mamon, Fichte) l'encontre de la conception kantienne

    du transcendantal. Il montre que Kant avait dj formul le problme des conditions

    d'engendrement de la pense dans les facults : comment sensibilit, imagination, entendement et

    raison trouvent-ils s'accorder pour produire de la pense, qu'elle soit thorique, pratique ou

    esthtique ? En ce sens, parler de gense, c'est dterminer le problme des conditions d'apparition

    d'un fait donn le fait de la connaissance, de la morale ou du got. On retrouve l'ide de gense

    dans le chapitre central de Diffrence et rptition , portant sur L'image de la pense . La gense

    n'y dsigne pas un thme philosophique parmi d'autres, propre tel ou tel auteur ; elle renvoie, pour

    Deleuze, au problme de la philosophie elle-mme. La question pose chez Kant est reformule

    dansDiffrence et rptition avec peut-tre plus d'acuit encore : non pas qu'est-ce que penser ?

    ni qu'appelle-t-on penser ? , mais comment penser ? , comment parvenir penser quelque

    chose ? : comment engendrer penser dans la pense ?7

    Mais n'allons pas trop vite. Ces deux sens de l'ide de gense, qui ne vont pas sans se

    recouper, ne justifient pas eux seuls l'adoption mthodologique du point de vue de la gense pour

    aborder la philosophie deleuzienne. Plus exactement, ils la justifient a posteriori : leurs enjeux

    n'apparaissent en toute clart que depuis cette mthode de lecture. Quel est le sens de cette option

    6 L'article est paru dans la Revue d'esthtique, vol. XVI, n2, avril-juin, Paris, PUF, 1963, p. 113-136, et fut reprisdansL'le dserte et autres textes.

    7 Voir DR, p. 192.

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    interprtative ? En quoi le point de vue de la gense consiste-t-il, et pourquoi nous parat-il

    rvlateur d'une dimension essentielle de laphilosophie de Deleuze ?

    Notre point de dpart trace la ligne d'horizon qui oriente notre propos, non le milieu depuis

    lequel nous traversons et intgrons les contres avoisinantes ou le sol dont nous dterminons lateneur gologique. Il ne s'agit donc pas d'exposer la philosophie politique de Deleuze, ou de

    Deleuze et Guattari, ni d'en dterminer les sources conceptuelles cela fut fait magistralement,

    comme on vient de le signaler. Notre problme n'est pas dans la philosophie politique de Deleuze,

    ni dans ses effets, il estla philosophie politique de Deleuze, comme produit d'une gense que nous

    nous proposons de mettre au jour. Il n'est pas qu'est-ce que la philosophie politique de

    Deleuze ? , mais comment Deleuze est-il parvenu faire de la philosophie politique ? . Une

    telle recherche n'a rien de biographique ou d'historique. Elle est d'abord conceptuelle. Mais elle partbien d'un fait, dont elle dtermine les conditions d'engendrement. Ce fait, c'est L'anti-dipe, ou

    pluttL'anti-dipe comme livre de philosophie politique , rsultat du passage de Deleuze

    la politique. Guillaume Sibertin-Blanc a montr que, en tant que systme conceptuel, cette

    philosophie politique ne va pas sans poser de nombreuses questions, demander des clairages

    varis, appeler des enqutes prcises sur les savoirs qu'elle mobilise. En tant que fait, elle peut

    tre rapporte la question par laquelle Deleuze et Guattari en expliquent l'existence. Si L'anti-

    dipe est un livre de philosophie politique, c'est d'abord parce qu'il a repris une question commune

    Spinoza et Reich, elle-mme reprise et dtourne de la clbre question de la servitude

    volontaire attache au nom de La Botie :

    [...] le problme fondamental de la philosophie politique reste celui que Spinoza sut poser (et

    que Reich a redcouvert) : Pourquoi les hommes combattent-ils pourleur servitude comme

    s'il s'agissait de leur salut ? Comment arrive-t-on crier : encore plus d'impts ! moins de

    pain ! Comme dit Reich, l'tonnant n'est pas que des gens volent, que d'autres fassent grve,

    mais plutt que les affams ne volent pas toujours et que les exploits ne fassent pas toujoursgrve : pourquoi des hommes supportent-ils depuis des sicles l'exploitation, l'humiliation,

    l'esclavage, au point de les vouloirnon seulement pour les autres, mais pour eux-mmes ?

    Jamais Reich n'est plus grand penseur que lorsqu'il refuse d'invoquer une mconnaissance ou

    une illusion des masses pour expliquer le fascisme, et rclame une explication par le dsir, en

    termes de dsir : non, les masses n'ont pas t trompes, elles ont dsir le fascisme tel

    moment, en telles circonstances, et c'est cela qu'il faut expliquer, cette perversion du dsir

    grgaire. 8

    8 AO, p. 36-37. Sur la question de la servitude volontaire, voir tienne de La Botie, Le discours de la servitudevolontaire, d. M. Abensour, Paris, Payot, 1976, Petite Bibliothque Payot, 2002, p. 199 (dans la transcription enfranais moderne de Charles Teste) : Ce sont donc les peuples qui se laissent, ou plutt se font garrotter, puisqu'en

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    Nous demandons : comment Deleuze en est-il venu retrouver, pour son compte, ce problme ?

    Plus exactement, comment Deleuze, qui a men des recherches d'histoire de la philosophie durant

    les annes soixante, pour aboutir Diffrence et rptition et Logique du sens, a-t-il prouv la

    ncessit de s'inscrire dans ces dbats autour du problme de la servitude volontaire ? Il ne s'agirapas ici d'invoquer des faits, comme Mai 68 et ses consquences. Non qu'ils soient sans importance,

    au contraire. Mais ils ne suffisent pas comprendre pourquoi Deleuze investit les nouvelles

    questions souleves par les vnements en philosophe, avec un appareil conceptuel dtermin.

    Seuls, ils ne permettent pas de comprendre pourquoi Deleuze les intgre dans une recherche

    singulire et oriente par des problmes prcis, dplaant du mme coup la ligne directrice de cette

    mme recherche.

    Dire que cette question politique pose dans L'anti-dipe a une gense, qu'elle peut tre

    ancre en amont dans des travaux antrieurs, ce n'est pas affirmer une continuit sans heurts, un

    processus sans saccades, interruptions et bifurcations, une ligne de pense homogne

    harmonieusement dploye. L'anti-dipe n'est pas la consquence naturelle d'une pense sre

    d'elle-mme, dont les influences ne feraient au fond que confirmer et renforcer le dveloppement. Il

    s'agit ici de montrer comment les ruptures et mutations qui amnent Deleuze poser la question

    politique ont une pleine valeurphilosophique. Elles sont ruptures et mutations dans la pense, pas

    seulement dans la biographie ou l'histoire. L'objectif gnral de ce travail est de mettre en vidence

    un mouvement ncessaire et imprvisible, tout la fois, au cours duquel la question de L'anti-

    dipe s'est peu peu constitue. Aussi est-ce rcuser d'un mme geste la conception d'un esprit sr

    de soi dployant sa logique, donne ds le dpart, travers les alas de l'histoire empirique, et la

    reprsentation paresseuse d'une pense purement rceptive, rduite aux effets qu'elle subit et

    condamne errer au gr des rencontres et des affects, selon un dterminisme du hasard lequel

    n'est jamais qu'un arbitraire cach de la pense qui l'nonce. Parler de ncessit de la pense

    philosophique n'a de sens qu' la condition de corrler ce terme la notion, thmatise par Deleuze

    dansDiffrence et rptition etLogique du sens, de problmatique .

    Le problmatique n'est pas une structure subjective de la connaissance. Elle ne marque pas

    refusant seulement de servir, ils briseraient leurs liens. C'est le peuple qui s'assujettit et se coupe la gorge : qui,pouvant choisir d'tre sujet ou d'tre libre, repousse la libert et prend le joug, qui consent son mal ou plutt lepourchasse. Pour Spinoza, voir le Trait thologico-politique , trad. C. Appuhn, Paris, Garnier 1965, GF, 2000, p.21 ( Prface ) : le grand secret du rgime monarchique et son intrt majeur est de tromper les hommes et decolorer du nom de religion la crainte qui doit les matriser, afin qu'ils combattent pour leur servitude, comme s'ils'agissait de leur salut [...]. Pour Reich, voirLa psychologie de masse du fascisme , trad. P. Kamnitzer (depuis

    l'anglais), Paris, Payot, 1972, Petite Bibliothque Payot, 2001, p. 69 : Aucune rponse n'a donc t donne laquestion de savoir pour quelle raison les hommes ont support pendant des millnaires l'exploitation et l'abaissementmoral, bref l'esclavage ; et p. 82 : La question essentielle est donc la suivante :Pourquoi les masses succombent-elles la mystification politique ?

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    un tat d'ignorance momentane, destine tre comble, au moins en droit, par le savoir. 9 Pour

    Deleuze lecteur de Kant, le problmatique est une structure objective de la pense. Elle y rpond

    la ncessit qu'elle prouve de penser l'exprience, malgr l'impossibilit de ses Ides tre

    prsentes dans l'exprience.10 Les Ides sont ncessaires notre nature sans avoir valeur

    dterminante. Nous ne pouvons pas ne pas penser l'exprience l'aide d'Ides de la raison, mais lesIdes de la raison ne peuvent jamais tre donnes dans l'exprience et la dterminer. Cette

    articulation de la ncessit et du problmatique dans l'Ide, Deleuze la reprend pour exprimer le

    processus d'apparition de la pense elle-mme dans le monde. La pense n'est pas donne et force,

    non seulement la nature des choses, mais aussi et surtout sa propre nature, au cours d'une gense. 11

    La ncessit ne renvoie pas une logique laplacienne purement dterministe, o l'ensemble des

    causes et des effets peut tre dpli partir d'un phnomne donn un instant t. La gense ne

    dsigne pas l'histoire empirique des rencontres plus ou moins hasardeuses, plus ou moinsprvisibles, o se trame une biographie. La gense est ncessit et la ncessit, engendre. L'une

    comme l'autre sont porteuses de la mme ide, qu'il est arriv Deleuze de formuler sous

    l'expression programmatique d' empirisme transcendantal 12 : celle d'un engendrement ncessaire

    du donn dans le donn, autrement dit d'un cart par lequel le donn s'ouvre quelque chose de

    nouveau et pourtant de forc ce que Deleuze a appel aussi l'impossible, qu'il faut entendre au

    double sens de ce qui ne pouvait pas arriver (l'imprvisible qui excde le rgime de prvision du

    possible) et ce qui est impossible faire (le violent qui force la nature donne du tout fait ).13 Il

    n'y a de gense que transcendantale et de ncessit que problmatique. La gense renvoie ce

    mouvement de production ncessaire qui force les faits, violente le donn et se heurte des

    problmes.

    Nous n'adoptons pas un tel point de vue par libre-choix, suite une dcision volontaire.

    9 Sur le rapport entre les problmes, ou le problmatique, et les questions d'apprentissage et de savoir, voir Deleuze,DR, p. 198-216.

    10 Voir Deleuze,DR, p. 204-213 et l'ensemble du chapitre IV ; etLS, neuvime srie : du problmatique , p. 67-73.11 Tout le chapitre IV de Diffrence et rptition propose d'exposer la synthse idelle de la diffrence comme

    processus de dtermination problmatique d'une Ide, et vise rpondre la question qui clt le chapitre III : Lapense qui nat dans la pense, l'acte de pense engendr dans sa gnitalit, ni donn dans l'innit ni suppos dansla rminiscence, est la pense sans image. Mais qu'est-ce qu'une telle pense, et son processus dans le monde ?

    12 Voir par exemple Deleuze, DR, p. 186 et p. 129 ; pour une mise au point ce sujet, on se reportera ArnaudBouaniche, Gilles Deleuze : une introduction, Paris, Pocket, 2007, p. 53 59 ; et Pierre Montebello, Deleuze : lapassion de la pense, Paris, Vrin, 2008, p. 97 111. C'est nanmoins dans l' Introduction indite (2004) :l'ontologique et le transcendantal de Franois Zourabichvili, la rdition de son livre Deleuze : une philosophiede l'vnement, que nous trouvons l'esprit le plus acr de l'expression empirisme transcendantal , dans ce qu'ellea de polmique et de singulier. Voir Franois Zourabichvili, Deleuze : une philosophie de l'vnement, Paris,PUF,1995, rd. dans Franois Zourabichvili, Anne Sauvagnargues et Paola Marrati, La philosophie de Deleuze ,Paris, PUF, 2004.

    13 Sur la ractualisation deleuzienne de ce thme dans le champ politique, articul autour, notamment, de la figure del'puis, l'ide d'une cration de possible, voir Franois Zourabichvili, Deleuze et le possible (de l'involontarismeen politique) , dans Eric Alliez (dir.), Gilles Deleuze : une vie philosophique, Institut Synthlabo pour le progrs dela connaissance, Le Plessis-Robinson, 1998, p. 335 359.

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    Nous ne racontons pas une histoire, guid par un souci de restitution : il tait une fois Deleuze,

    lve de Canguilhem, intress par le vitalisme, qui rencontrt Nietzsche... Le mode du comme

    si convient aux libres rcits de l'imagination, moins au travail de la pense. Celui-ci n'a pas

    l'initiative. En l'occurrence, proposer une gense, c'est tmoigner d'un certain mode de lecture

    contraint par les textes eux-mmes. Les crits de Deleuze semblent en effet rpter, devant les yeuxdu lecteur, leur propre engendrement. Que voulons-nous dire ? Il ne s'agit pas ici seulement de

    l'ide de gense, comme thme kantien ou concept nodal de la philosophie selon Deleuze, mais

    d'une pratique gntique. Notre point de vue est appel par la pratique philosophique de Deleuze

    dans ses travaux d'historien de la pense, ou ce que l'on pourrait appeler son procd ou sa mthode.

    Durant les annes soixante, Deleuze semble fascin par le problme de la mthode. 14 De

    Nietzsche et la philosophie (1962) Logique du sens (1969), en passant parLa philosophie critique

    de Kant (1963), Proust et les signes (1964), Le bergsonisme (1966), Prsentation de Sacher-Masoch (1967), Spinoza et le problme de l'expression (1968) et Diffrence et rptition (1968),

    quoi il faut ajouter un nombre important d'articles : il est, de manire plus ou moins centrale,

    question de mthode. La mthode tragique ou la mthode de dramatisation 15, la mthode

    transcendantale 16, la rencontre ou l'anti-mthode17, l'intuition comme mthode18, le procd ironique

    et le procd humoristique 19, la schizophrnie comme effondrement de toute mthode 20, mthode

    d'analogie versus mthode d'univocit21, analyse et synthse22, la mthode srielle23, la mthode de

    division24, la mthode picurienne25, la mthode structurale-gntique26, etc.

    Une telle srie n'est pas le fait du hasard. Elle indique au lecteur la mthode de lecture et

    d'interprtation propre Deleuze, cette fois, qui consiste rechercher, chez les auteurs qu'il tudie,

    14 L'importance de la question de la mthode chez Deleuze a t releve notamment par Arnaud Villani dans La gupeet l'orchide. Essai sur Gilles Deleuze , Paris, Belin, 1999, qui lui consacre un chapitre entier. Et, d'une autremanire, par Pierre Montebello, dans Deleuze : la passion de la pense, op. cit., qui montre l'importance, chezDeleuze, d'un procd dtermin que nous pourrions appeler l'institution du paradoxe constitutif de la pense, etque Deleuze a lui-mme thmatis.

    15 Deleuze,Nph, chapitre III : La critique , 3 : La mthode de Nietzsche , p. 88-90. Voir aussi Deleuze, Lamthode de dramatisation communication du 28 janvier 1967 la Socit Franaise de Philosophie, reprise dans leBulletin de la Socit Franaise de Philosophie , 61 anne, n3, juillet-septembre 1967, p. 89-118, texte repris dans

    Deleuze,ID, p. 130-162.16 Deleuze,PhK, introduction : La mthode transcendantale , p. 5-17.17 Deleuze,PS, conclusion de la premire partie : L'image de la pense , p. 115-124.18 Deleuze,B, chapitre premier : L'intuition comme mthode , p. 1-28.19 Deleuze,PSM, en particulier p. 61-79. Il est vrai que Deleuze n'utilise pas le terme de mthode pour parler des

    procds sadiques et masochistes, aussi bien d'un point de vue clinique que littraire. Mais tout y est : des actionsspcifiques rassembles sous une rgle en autant de moments d'un mme processus, par lequel un monde estconstruit.

    20 Deleuze,DR, p. 192-198.21 Deleuze, SPE, chapitre II, p. 33-43 (entre autres).22 Ibid., p. 140-147. Voir aussi SPP, chapitre IV : Index des principaux concepts de l' Ethique , entre Mthode ,

    p. 115-118.23 Deleuze,LS, p. 57.

    24 Ibid., p. 292.25 Ibid., p. 310.26 Deleuze, Spinoza et la mthode gnrale de M. Gueroult ,Revue de mtaphysique et de morale , vol. LXXIV, n

    4, octobre-dcembre, 1969, p. 426-437, repris dans ID, p. 202-216.

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    l'engendrement des ides qu'ils ont mis au jour, les problmes auxquels ils rpondent, le mouvement

    de pense par lequel ils sont parvenus raliser une uvre. Chez chacun d'eux, il s'agit de dgager

    le procd spcifique et original par lequel il formule un problme qui lui est propre et en tire un

    ensemble de concepts nouveaux. Deleuze historien de la philosophie adopte le point de vue de la

    gense. Sa mthode est gntique ; elle distingue, dans chaque pense, la mthode au sein delaquelle l'engendrement de cette pense se laisse reconstituer. La question adresse aux auteurs

    tudis est : quelle est sa mthode ?; afin de rpondre celle, plus profonde, qui donne l'histoire

    de la philosophie, selon Deleuze, sa signification ultime : comment, selon quels problmes, tel

    concept ou telle ide sont-ils engendrs ?27

    Il n'est ds lors pas tonnant de voir Deleuze, dans un second temps, thmatiser cette ide

    pour son compte, en mme temps que celle de gense, et en formuler pleinement le problme dans

    Diffrence et rptition : celui de l'image de la pense. L'ide de mthode semble alors rejete avec l'image dogmatique de la pense au profit d'une nouvelle image de la pense ou pense

    sans image , sur le modle proustien de la rencontre hasardeuse qui ne se dcrte pas. Il n'a

    jamais suffi d'une bonne volont, ni d'une mthode labore, pour apprendre penser [...]. 28 Sous

    un mme terme, Deleuze entend deux significations non seulement diffrentes, mais surtout

    opposes : d'un ct le procd par lequel la pense semble tre engendre chez un auteur donn ;

    de l'autre la mystification de la philosophie traditionnelle qui croit la suffisance d'une dcision

    volontaire, ptrie de bonnes intentions, pour engendrer penser dans la pense .29 L'opposition

    est trs claire dans Nietzsche et la philosophie : aprs avoir montr la volont de puissance comme

    pice majeure de la mthode nietzschenne, Deleuze conclut le chapitre III en abordant l'image de

    la pense qu'il conoit partir de l'ide de dressage, oppose selon lui celle de mthode.

    La mthode consiste en ceci : rapporter un concept la volont de puissance, pour en faire le

    27 Deleuze ne se dpartira jamais de cette double approche, dont Qu'est-ce que la philosophie ? (1991) proposera unercapitulation thorique systmatique. L'ide qui ressort de ce livre est la dfinition, devenue clbre, de la

    philosophie comme cration de concepts : l'heure est venue pour nous de demander ce que c'est que la

    philosophie. Et nous n'avions pas cess de le faire prcdemment, et nous avions dj la rponse qui n'a pas vari : laphilosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts. Qph ?, p. 8 ; et p. 10 : la philosophie n'estpas un simple art de former, d'inventer ou de fabriquer des concepts, car les concepts ne sont pas ncessairement desformes, des trouvailles ou des produits. La philosophie, plus rigoureusement, est la discipline qui consiste crerdes concepts. On n'a pas assez insist sur le mouvement de rectification opr ici par Deleuze et Guattari, quirevient prciser : la cration n'est pas un acte libre, sponta sui, d'un sujet gnial pris d'une ide qu'il lui suffirait,une fois trouve comme par magie, de faonner habilement, avec art ; la cration est l'preuve d'une ncessit

    par laquelle penser, c'est crer (DR, 192), dans l'exacte mesure o c'est dterminer et rpondre un problmequi, pour reprendre une formule de Kant, tourmente la pense. Appeler lire les philosophes comme autant decrateurs de concepts, c'est appeler y chercher l'engendrement problmatique dont les concepts forment le rsultatet qu'il s'agit de rapporter leur procs gntique. D'o l'affirmation complmentaire la dfinition de la

    philosophie comme cration de concepts : Tout concept renvoie un problme, des problmes sans lesquels iln'aurait aucun sens, et qui ne peuvent eux-mmes tre dgags ou compris qu'au fur et mesure de leur solution

    [...]. Qph ?, p. 22. Lointain cho, en fin de parcours, Empirisme et subjectivit (1953) : une thoriephilosophique [...] ne nat pas d'elle-mme et par plaisir. ES, p. 119.

    28 Deleuze,PS, p. 116.29 Deleuze,DR, p. 192.

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    symptme d'une volont sans laquelle il ne pourrait mme pas tre pens (ni le sentiment

    prouv, ni l'action entreprise). Une telle mthode correspond la question tragique. Elle est

    elle-mme la mthode tragique.30

    Penser, comme activit, est toujours une seconde puissance de la pense, non pas l'exercice

    naturel d'une facult, mais un extraordinaire vnement dans la pense elle-mme, pour la

    pense elle-mme. [...] Or elle n'atteindra jamais cette puissance, si des forces n'exercent sur

    elle une violence. Il faut qu'une violence s'exerce sur elle en tant que pense, il faut qu'une

    puissance la force penser, la jette dans un devenir-actif. Une telle contrainte, un tel

    dressage, est ce que Nietzsche appelle Culture . [...] On ne comprendra ce concept de

    culture que si l'on saisit toutes les manires dont il s'oppose la mthode. La mthode

    suppose toujours une bonne volont du penseur, une dcision prmdite . La culture, au

    contraire, est une violence subie par la pense, une formation de la pense sous l'action deforces slectives, un dressage qui met en jeu tout l'inconscient du penseur. 31

    Une telle discordance, quelques pages d'intervalle seulement, est pour le moins trange.

    Cependant, pour reprendre une expression de Deleuze dans le mme ouvrage, on ne verra aucune

    contradiction entre ces deux sortes de textes .32 Quand Deleuze pose le problme de l'image de la

    pense, il prend moins cong de la notion de mthode qu'il ne la repositionne dans un certain ordre

    de priorits : elle vient alors en second, exprimant la consquence d'une attitude involontaire de la

    pense, dans laquelle celle-ci est engendre. Ainsi peut-on comprendre la fois la valeur de la

    notion de mthode pour l'histoire de la philosophie, en ce qu'elle permet au chercheur de prendre

    appui sur un procd pour remonter jusqu'au point de concentration de ses diffrents moments, l o

    la pense commence ; et la valeur critique de cette mme notion pour distinguer les clichs de la

    doxa sur la pense, de son processus rel. C'est pourquoi Jean-Christophe Goddard peut voir dans la

    schizophrnie autant une possibilit profonde de la pense qui dissout son image dogmatique et

    donc l'ide de mthode qu'une mthode elle-mme, au sens o elle est l'horizon que l'historien de

    la philosophie cherche atteindre au terme de sa recherche. 33 Il y a nanmoins chez Deleuze un

    point o les deux significations se rejoignent et provoquent un court-circuit dans la distinction. Ce

    point, c'est celui de l'idiotie, qui conduit au point de vue de la gense.

    Si Deleuze recherche la mthode avec vigueur dans les penses qu'il tudie, c'est parce qu'il

    est idiot devant elles. Idiot, Deleuze ? Et d'abord, qu'est-ce qu'un idiot ? Il y a deux types d'idiots.

    L'un est moins idiot que naf ou innocent, homme sans prsupposs, qui reprend les choses au dbut

    30 Deleuze,Nph, p. 89.

    31 Ibid., p. 123-124.32 Ibid., p. 114.33 Voir Jean-Christophe Goddard, Violence et subjectivit : Derrida, Deleuze, Maldiney , Paris, Vrin, 2008, chapitre

    premier, p. 11 31.

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    pour les remonter correctement et en comprendre la logique. 34 L'autre est plus idiot qu'humain : il ne

    voit pas seulement son monde s'effondrer, mais aussi lui-mme, sa propre personne, son langage et

    sa pense, comme personne parlant et pensant avec d'autres. Il ne retrouve pas en soi la structure

    universelle de l'homme nu. En se dtachant de toute caractristique particularisante, il perd au

    contraire l'vidence d'un fond universel sur lequel il pourrait s'appuyer et assurer sa pense et saparole.

    [...] il y a quelqu'un, ne ft-ce qu'un, avec la modestie ncessaire, qui n'arrive pas savoir ce

    que tout le monde sait, et qui nie modestement ce que tout le monde est cens reconnatre.

    Quelqu'un qui ne se laisse pas reprsenter, mais qui ne veut pas davantage reprsenter quoi

    que ce soit. Non pas un particulier dou de bonne volont et de pense naturelle, mais un

    singulier plein de mauvaise volont, qui n'arrive pas penser, ni dans la nature ni dans le

    concept.35

    Aussi l'idiot, en ce second sens, ne dcide-t-il pas d'tre idiot pour mieux penser, de manire plus

    juste et plus efficace. Il ne peut pas faire autrement que tout reprendre zro : son monde, lui-

    mme, mais aussi la pense et ses raisons, sa nature et sa fonction, son essence et ses tches

    propres. Non seulement on ne sait pas encore ce que signifie penser, mais surtout on ne voit pas

    pourquoi penser, s'il faut ou non penser, ou faire autre chose. On ne joue pas l'innocent, on ne fait

    pas l'enfant devant les doctes, parce qu'on ne sait pas comment faire l'enfant, ni pourquoi le faire :l'idiot la russe , celui du sous-sol. 36 Il est quelque fois de bon ton d'y voir une mystification

    pour intellectuel qui se pique de tragique et s'encanaille dans les mandres d'une folie dont il

    fantasme les douleurs mtaphysiques et les tourments psychologiques. Ultime prtention du pdant,

    l'idiotie au sens radical du terme semble alors n'tre qu'une position aristocratique. Le philosophe y

    tient marquer sa diffrence avec celles et ceux le peuple, toujours lui qui baignent dans l'ocan

    doxique des vidences. Mais on prte ainsi trop Deleuze, pour mieux lui retirer. Car la protestation

    de l'idiot ne se fait pas au nom de prjugs aristocratiques : il ne s'agit pas de dire que peu de genspensent, et savent ce que signifie penser. 37 Pas plus qu'elle n'est porte par une quelconque

    fascination pour la folie, en particulier la schizophrnie. Qui a jamais dit que l'idiot se souciait de la

    pense des autres, lui qui ne sait mme pas s'il pense, ni s'il doit penser ? Et qui a jamais cru qu'il

    risquait la folie, lui qui voit dans la pense normale et ses vidences un processus irrationnel, c'est-

    34 Voir Deleuze,DR, p. 170.35 Ibid., p. 171.36 Voiribid. : Quitte faire l'idiot, faisons-le la russe : un homme de sous-sol, qui ne se reconnat pas plus dans les

    prsupposs subjectifs d'une pense naturelle que dans les prsupposs objectifs d'une culture du temps, et qui nedispose pas de compas pour faire un cercle. Deleuze fait videmment rfrence ici Dostoevski, en particulieraux Carnets du sous-sol et L'idiot.

    37 Ibid., p. 170.

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    -dire sans raisons ? Sans doute la folie a-t-elle quelque chose dire et faire penser la pense,

    sans doute lui offre-t-elle des ressources et permet-elle l'idiot de renforcer ses propres

    interrogations, mais la pense elle-mme n'est pas folle si elle l'tait, la schizophrnie ne pourrait

    pas tre pour elle une mthode, elle serait sa perte effective. Il faut entendre par idiotie une attitude

    d'une simplicit droutante : celle qui est frappe par une mise en question radicale de ce qu'estpenser sa signification, son activit, sa valeur. Aussi n'est-on pas idiot en gnral, ni par nature.

    On est idiot devant un signe qui vous rend idiot, frapp de stupeur par un bouleversement des

    coordonnes de la pense. Il n'est pas de penseur abord par Deleuze mme chez les philosophes

    les plus rationalistes , qui semblent tre du mauvais ct de l'histoire de la philosophie, de

    Platon Hegel en passant par Descartes et Kant qui ne provoque pas en lui un effet d'idiotie.

    Le gnie de Deleuze est de convertir cette vritable stupeur devant l'histoire de la

    philosophie en un point de vue singulier sur les auteurs qu'il tudie, pour en dgager, in fine, unethorie de la pense ou, plus exactement, une problmatisation de ce qu'est penser . Telle est la

    signification du point de vue de la gense comme recherche de la mthode : l'idiotie n'est pas un tat

    d'ignorance subjective propre Deleuze, mais une structure, une dimension constitutives de la

    pense, dont chaque philosophe, chaque penseur, a fait l'preuve pour son compte. Ce qui tait

    faiblesse absolue de comprhension devient alors force d'interprtation. De l'idiotie, Deleuze passe

    au point de vue de la gense et cherche ressaisir ce commencement de la pense au plus prs de

    son impuissance, le moment o elle nat elle-mme. Dans ce travail, notre hypothse gnrale de

    lecture est que l'on peut lire les ouvrages de Deleuze durant les annes soixante moins comme une

    lente et longue prparation la constitution d'une philosophie personnelle que comme une

    problmatisation de la pense, au moyen des grands auteurs de l'histoire de la philosophie, par

    laquelle Deleuze rflchit sa propre pratique et engendre rellement penser dans la pense : cre

    une philosophie.

    De mme que les auteurs qu'il aborde le frappent d'idiotie, de mme Deleuze y contraint son

    propre lecteur. Cet effet le conduit se demander pourquoi Deleuze en vient penser ceci ou cela,

    pourquoi il pose telle ou telle question, pourquoi il utilise tel ou tel concept. C'est bien sr en

    interroger la signification, mais depuis un point de vue particulier qui la considre en termes de

    ncessit celui de la gense. Ce n'est certes pas le seul point de vue possible. L'effet d'idiotie ne

    rsume pas lui seul tout ce que produit un texte de Deleuze sur son lecteur. Il permet seulement de

    donner un clairage singulier sur l'uvre. Nous avons conscience, dans ce travail, de proposer une

    lecture partielle et partiale, non seulement de l'uvre, mais en outre du segment sur lequel nous

    nous sommes pench, celui des annes soixante. On ne demande pas impunment pourquoi

    quelqu'un a pens ce qu'il a pens. D'abord, la question a ses piges : elle risque de refermer la

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    recherche sur des donnes empiriques, de nouveaux prsupposs, du tout fait ; elle risque

    galement de se prolonger indfiniment, dans un mouvement de regressio ad infinitum qui clt la

    recherche en un cercle o elle contemple son propre vide. Mais surtout, la question idiote de la

    gense ne trouve de rponse satisfaisante que fragmentaire, proposant une transversale qui, dans

    l'immensit ouverte par chaque livre, chapitre, paragraphe, phrase ou mme mot, trace un parcoursdont seule, au fond, la ncessit interne assure la rigueur et la cohrence.

    Notre travail se situe dans un champ de recherches sur la philosophie de Deleuze de plus en

    plus prolifique. On peut distinguer plusieurs types de lecture. Il existe beaucoup de travaux

    exclusivement internalistes , pour reprendre une formule de Guillaume Sibertin-Blanc. L'ouvrage

    pionnier de Franois Zourabichvili, Deleuze : une philosophie de l'vnement, est un exemple

    rigoureux de ce premire type, qui consiste, pour le dire vite, prsenter la philosophie de Deleuze,

    ou l'un de ses aspects, l'aide de la conceptualit deleuzienne elle-mme.

    38

    Que ce type de lectureconvoque d'autres auteurs, comme Jean-Clet Martin le fait avec Kant ou Arnaud Villani avec

    Whitehead, par exemple, ne change pas l'essentiel, puisque ces philosophes sont mis au service de

    l'explication des problmes formuls par Deleuze. 39 l'oppos, se trouvent les lectures externalistes

    qui tudient, de manire plus ou moins systmatique, les prlvements oprs par Deleuze sur les

    auteurs dont il s'inspire, qu'ils soient philosophes ou non. L'objectif est de restituer comme le sous-

    texte de la philosophie deleuzienne, dcisif si l'on veut comprendre la manire dont elle mne,

    concrtement, la critique interne, savoir la critique dans et depuis les savoirs et pratiques en

    question (psychanalyse, ethnologie, littrature, etc.). 40 En croisant, sur les textes de philosophie

    juridique, sociale et politique de Deleuze, l'une et l'autre approches pour les fondre en une mme

    mthode d'interprtation, Guillaume Sibertin-Blanc peut rendre la fois l'unit systmatique du

    projet de la philosophie pratique de Deleuze et la multiplicit des oprations de slection et

    d'intervention dans les savoirs, qui prside son laboration. ces trois types de lectures, on peut

    en ajouter un quatrime, qui consiste exposer la philosophie deleuzienne de manire analytique et/

    ou historique. De telles lectures dveloppent, thme aprs thme, concept aprs concept, les

    diffrents aspects d'une pense, propres aux diffrents domaines esthtique, politique,

    mtaphysique qu'elles abordent. 41 Enfin, on mentionnera les approches extrieures, pour

    lesquelles Deleuze est un auteur permettant, avec d'autres, de poser un problme philosophique, de

    38 Voir aussi Pierre Montebello, Deleuze : une passion de la pense, op. cit. ; et Alberto Gualandi, Deleuze, Paris,Perrin/Belles lettres, 2009. Gualandi se distingue nanmoins en ce qu'il adopte une certaine position d'extriorit l'gard de la philosophie deleuzienne ; mais c'est au nom du projet initial d'immanence radicale et d'univocit, queDeleuze, selon Gualandi, n'aurait pas men bien.

    39 Voir Jean-Clet Martin, La philosophie de Gilles Deleuze , Paris, Payot, 1993, Petite Bibliothque Payot, 2005 ; etArnaud Villani,La gupe et l'orchide. Essai sur Gilles Deleuze , op. cit.

    40 Ce type de recherches fut initi par Anne Sauvagnargues en esthtique. Voir par exemple Deleuze et l'art, Paris,PUF, 2005.

    41 Voir l'excellente prsentation d'Arnaud Bouaniche, Deleuze : une introduction, op. cit. ; voir galement, dans ce typed'approches, Philippe Mengue, Gilles Deleuze ou le systme du multiple , Paris, Kim, 1994.

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    discuter et de dbattre de questions propres leur discipline ou d'engager une confrontation de

    systme systme.42

    Le point de vue adopt ici, celui de la gense, nous conduit proposer une lecture diffrente

    de l'uvre de Deleuze. Que ce soit pour la restituer dans ses articulations, selon les sources qui

    l'alimentent, pour en dplier le tableau, de manire chronologique ou synchronique, ou pour s'yconfronter, les diffrentes approches que nous avons rsumes l'instant partent d'un systme

    conceptuel dont elles rendent la force philosophique : l'apport de Deleuze sur tel ou tel thme, le

    rapport qu'il entretient avec tel ou tel auteur, les effets de reproblmatisation auxquels conduisent tel

    ou tel concept, la richesse thorique de la dtermination de tel ou tel objet, etc. cet gard, le point

    de vue de la gense est tout diffrent. Il part bien d'un fait la question politique pose dans L'anti-

    dipe. Mais ce fait n'a encore aucun sens, il a perdu de son vidence, et avec lui l'ensemble de ce

    que nous nommons la philosophie de Gilles Deleuze . Les pages qui suivent n'offrent pas uneperspective globale et synthtique sur l'ensemble des livres prcdant L'anti-dipe, ni des auteurs

    abords par Deleuze. Point par point, de problme en problme, nous avons tent de produire la

    constitution progressive de la question pose dans L'anti-dipe. Pour cette raison, nous n'avons pas

    prsent de tableau analytique de tel ou tel thme trait par Deleuze, ni tabli l'ensemble des sources

    dont il s'inspire. Notre propos n'tait pas de tenter de reproduire, l'identique, la gense relle de la

    philosophie politique deleuzo-guattarienne, mais d'essayer de produire une gense singulire qui

    soit aussi une transversale travers les textes de Deleuze. Voil pourquoi si, de manire gnrale, ce

    travail suit le cours chronologique, il arrive qu'il y droge. Mais surtout, la volont de construire un

    problme, nous a contraint slectionner dans l'uvre certains textes et certaines rfrences

    philosophiques : pour les premiers, Empirisme et subjectivit, Nietzsche et la philosophie, La

    philosophie critique de Kant, Prsentation de Sacher-Masoch et Diffrence et rptition,

    principalement ; pour les secondes, Nietzsche, Kant, Freud et, dans une moindre mesure, Hume. On

    reprera vite les absents, dont les plus importants, sans doute, sont Spinoza et Bergson. Cela

    confirme la ncessit de poursuivre ce type de recherches, gntiques, dont le prsent travail n'est

    qu'une premire esquisse. Nietzsche, Kant et Freud nous ont paru indispensables pour poser le

    problme que nous voyons au cur de l'entreprise de Deleuze, savoir celui de l'illusion d'abord,

    celui de l'image de la pense ensuite. Mais, avant d'expliquer pourquoi, et de prsenter le chemin

    suivi par ce travail, il convient de dterminer plus avant la question politique pose dans L'anti-

    dipe, qu'il a pour but d'clairer.

    Il serait malvenu de prendre Deleuze et Guattari pour des penseurs de la servitude

    42 Voir par exemple, respectivement, Jean-Christophe Goddard, Mysticisme et folie. Essai sur la simplicit , Descle deBrouwer, Paris, 2002 et Violence et subjectivit : Derrida, Deleuze, Maldiney , op. cit. ; Monique David-Mnard,Deleuze et la psychanalyse, Paris, PUF, 2005 ; Alain Badiou, Deleuze : La clameur de l'Etre , Paris, Hachette,1997.

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    volontaire. Ils s'efforcent plutt d'en djouer les piges. La manire dont ils en posent le problme

    en tmoigne. La rfrence Reich et Spinoza galement. Pour La Botie, la servitude est l'objet

    d'une dcision volontaire, qui suppose la possibilit de choisir, un libre-arbitre. On ne choisit pas, en

    toute lucidit, sa propre servitude. Cependant, il faut bien constater la prsence de tyrannies qui ne

    s'appuient que sur le choix des hommes de se laisser assujettir. Aux yeux de la raison, il estincomprhensible que le tyran le soit. Ce matre n'a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps

    et rien de plus que n'a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. 43 Mieux, il est seul,

    alors que le peuple est en nombre crasant. 44 Ds lors, pourquoi les hommes sont-ils asservis ?

    Parce qu'ils le veulent. Les hommes sont naturellement libres, mais ils choisissent leur servitude.

    C'est pourquoi La Botie oscille entre l'injonction morale et la rsignation, devant les perspectives

    d'mancipation. 45 Sa force philosophique tient nanmoins ce qu'il cherche les conditions concrtes

    d'utilisation de la volont, et donc les raisons de la servitude ( comment s'est enracine siprofondment cette opinitre volont de servir ?), dans l'effet conjugu de la mystification, du

    poids des habitudes et des affects passifs qui en dcoulent (lchet, besoin de scurit, etc.) quoi il

    faut ajouter, enfin, l'ensemble organis et hirarchis des intrts et des dpendances. 46 Reste que le

    cadre thorique gnral repose sur le paradigme de la volont libre, dont, in fine, les hommes ne

    veulent pas faire usage. D'o l'oscillation rappele plus haut, entre rsignation et impratifs

    catgoriques, qui parcourt le Discours : le fond de l'affaire est que les hommes prfrent,

    choisissent, veulent la scurit de leur existence, les bnfices qu'ils en retirent, plutt que les

    risques qui accompagnent la libert.

    Spinoza et Reich dplacent considrablement le problme. On connat la critique spinoziste

    du concept de finalit au cur de l'ide de libre vouloir, asile de l'ignorance , dans

    l' Appendice la premire partie de l'thique.47 Spinoza en tirera des consquences dcisives

    pour la philosophie morale. l'entame du Trait politique, il prend une orientation similaire pour

    aborder la politique : la tche de la philosophie n'est pas de juger les actions humaines et de les

    dplorer ou mme de s'en rjouir, l'aune d'un critre idal, mais de les comprendre.

    43 La Botie,Le discours de la servitude volontaire, op. cit., p. 199.44 Ibid., p. 195 : Chose vraiment surprenante (et pourtant si commune, qu'il faut plutt en gmir que s'en tonner !)

    c'est de voir des millions de millions d'hommes, misrablement asservis, et soumis tte baisse, un jougdplorable, non qu'ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu'ils sont fascins et, pour ainsi dire,ensorcels par le seul nom d'un, qu'il ne devraient redouter, puisqu'il est seul [...]. Rappelons que l'dition pirate , part des partisans calvinistes, du Discours portera pour titre le Contr'un (voir ce sujet la prsentationd'Abensour, ibid., p. 12).

    45 Voir ibid., p. 202 : Soyez donc rsolus ne plus servir et vous serez libres. Et p. 195 : Si donc une nation,enchane par la force des armes, est soumise au pouvoir d'un seul (comme la cit d'Athnes le fut la domination

    des trente tyrans), il ne faut pas s'tonner qu'elle serve, mais bien dplorer sa servitude, ou plutt ne s'en tonner, nis'en plaindre ; supporter le malheur avec rsignation et se rserver pour une meilleure occasion venir.

    46 Voiribid., p. 209-222, et p. 232-235.47 Spinoza,thique, trad. B. Pautrat, Paris, Seuil, 1988, Points, 1999, p. 87.

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    Les philosophes conoivent les affects dont nous sommes tourments comme des vices dans

    lesquels les hommes tombent par leur propre faute ; c'est pourquoi ils ont coutume d'en rire,

    d'en pleurer, d'en mdire, ou, quand ils veulent montrer plus d'lvation, de les maudire. Ils

    croient ainsi agir divinement et atteindre la plus haute sagesse lorsqu'ils sont passs matre

    dans l'art d'adresser les louanges les plus varies une nature humaine qui n'existe nulle part,

    pour mieux s'en prendre la vritable. Ils conoivent les hommes en effet non tels qu'ils sont

    mais tels qu'ils voudraient qu'ils soient [...]. 48

    [...] lorsque j'ai tourn mon esprit vers la politique, je n'ai pas cherch dmontrer quoi que

    ce soit de nouveau ou d'inou, mais j'ai seulement tch d'tablir par des raisons certaines et

    indiscutables ce qui s'accorde le mieux avec la pratique [...] j'ai tch de ne pas rire des

    actions des hommes, de ne pas les dplorer, encore moins de les maudire mais seulement

    de les comprendre.

    49

    Indpendamment de la russite ou de l'chec de l'entreprise, ce qui nous importe ici, c'est la

    mutation de perspective qui permet Spinoza de dplacer la question de la servitude volontaire en

    un problme (celui des affects). Au juste, la servitude volontaire, chez La Botie, n'tait pas une

    question, c'tait une rponse. Le changement de regard propos par Spinoza, suite sa critique de

    l'ide de libre arbitre, permet de la poser comme un problme. Voil exactement ce qui intresse

    Deleuze et Guattari. Avec Spinoza, la servitude volontaire et, au fond, la servitude tout court est

    pose comme un problme au philosophe, plus encore qu'aux hommes censs en souffrir. C'est

    pourquoi il s'agit d'un problme philosophique : il s'adresse la philosophie elle-mme. Reich peut

    alors bon droit tre associ Spinoza sur ce point, lui qui crit La psychologie de masse du

    fascisme contre un marxisme vulgaire dont les cadres thoriques l'empchent de comprendre le

    monde social effectif, en l'occurrence l'avnement du fascisme en Allemagne. Selon ce marxisme,

    une crise conomique de l'ampleur de celle de 1929-1933 devait ncessairement aboutir une

    volution idologique de gauche des masses concernes. 50 On sait ce qu'il en est advenu. Reich

    refuse l'alternative de La Botie : soit les hommes ont t contraints, soit ils ont voulu leur

    servitude. Car choisir la deuxime hypothse entrane invoquer l'aveuglement des hommes. 51 On

    ne veut pas la servitude, on la choisit parce que l'on croit y voir la libert. Si Reich refuse cet

    argument, c'est parce qu'il y voit une impasse thorique et pratique. D'une part, comprendre la

    servitude en termes d'aveuglement ou d'illusion ne permet pas de comprendre pourquoi les hommes

    sont asservis, puisque la question n'est que dplace. Il s'agit maintenant de demander pourquoi les

    hommes sont tromps. D'autre part, la rponse cette question revient soit naturaliser la servitude

    48 Spinoza, Trait politique , trad. C. Ramond, Paris, PUF, 2005, p. 89.49 Ibid., p. 91.50 Reich,La psychologie de masse du fascism e, op. cit., p. 48.51 Voir La Botie,Le discours de la servitude volontaire, op. cit., p. 209.

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    dans une stupidit consubstantielle l'humanit ; soit tout faire reposer sur la prise de conscience,

    force magique qui rend l'mancipation aussi incomprhensible qu'un miracle. La thorie de la

    servitude volontaire et de l'aveuglement ne permet donc ni de comprendre l'avnement du fascisme,

    ni de se donner les moyens pour agir et transformer la situation. C'est pourquoi Reich fait au

    marxisme vulgaire les mmes reproches que Spinoza, nagure, aux philosophes :

    Renonant toute critique constructive, il se contente de condamner [...]. Ce faisant, il

    s'enfonce dans d'innombrables difficults et ne rcolte que des checs, puisqu'il est forc de

    faire sans cesse, dans ses campagnes politiques, de la psychologie applique en parlant des

    besoins des masses , de la conscience rvolutionnaire , de la volont de faire la

    grve, etc. Plus il nie la psychologie, plus il sombre dans le psychologisme mtaphysique ou,

    ce qui est pis, dans l'illusionnisme la Cou, quand il explique une situation historique par la

    psychose hitlrienne ou quand il recommande aux masses de garder confiance ,

    puisque la rvolution avance quand mme et ne se laisse pas abattre , etc. En fin de

    compte, il prche un courage fond sur l'illusion, sans rien expliquer objectivement, sans

    comprendre ce qui se passe autour de lui. 52

    En reprenant Reich et Spinoza, Deleuze et Guattari s'inscrivent dans cette ligne de penseurs que

    l'explication de l'exploitation par l'argument de la servitude volontaire et de l'aveuglement ne

    contente pas. Plus profondment, ils placent leur travaux sous le signe de deux philosophes qui ontvu dans le problme de la servitude et de la libert un problme fait la philosophie, en ce sens que,

    pos comme tel, ce problme exige de la philosophie une mise en question de ses principes et de ses

    prsupposs, une suspension de son cadre thorique, une mise en cause de ses certitudes les plus

    intimes. De quoi s'agit-il exactement ?

    Dans Spinoza et le problme de l'expression (1968),Deleuzerevient souvent sur un constat

    essentiel sa lecture : au commencement, les hommes ne sont pas libres. Ils ne naissent pas

    rationnels, les ides adquates ne nous sont pas donnes. Le passage le plus important de la thse

    complmentaire de Deleuze est peut-tre le suivant :

    Chez Spinoza, il en est de la vrit comme de la libert : elles ne sont pas donnes en

    principe, mais apparaissent comme le rsultat d'une longue activit par laquelle nous

    produisons des ides adquates, chappant l'enchanement d'une ncessit externe. Par l,

    l'inspiration spinoziste est profondment empiriste. Il est toujours frappant de constater la

    diffrence d'inspiration entre les empiristes et les rationalistes. Les uns s'tonnent de ce qui

    52 Reich,La psychologie des masses du fascisme , op. cit., p. 56-57.

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    n'tonne pas les autres. A entendre les rationalistes, la vrit et la libert sont avant tout des

    droits ; ils se demandent comment nous pouvons dchoir de ces droits, tomber dans l'erreur

    ou perdre la libert. [...] Dans une perspective empiriste, tout est renvers : l'tonnant, c'est

    que les hommes arrivent parfois comprendre le vrai, parfois se comprendre entre eux,

    parfois se librer de ce qui les enchane. [Chez Spinoza], on reconnat dj l'inspiration

    empiriste, qui conoit la libert et la vrit comme des produits ultimes surgissant la fin.

    Un des paradoxes de Spinoza, et ce n'est pas le seul cas o nous le verrons s'exercer, est

    d'avoir retrouv les forces concrtes de l'empirisme pour les mettre au service d'un nouveau

    rationalisme, un des plus rigoureux qu'on ait jamais conus. Spinoza demande : Comment

    arriverons-nous former et produire des ides adquates, alors que tant d'ides inadquates

    nous sont ncessairement donnes, qui distraient notre puissance et nous sparent de ce que

    nous pouvons ?53

    La situation de dpart, l'tat de servitude, lgitime la philosophie. Son utilit est toute trouve,

    comme entreprise libratrice de dmystification : la philosophie est la critique de toutes les ides

    inadquates et des passions tristes qui empchent les hommes d'tre libres et heureux. Mais

    l'important, dans ce texte, n'est pas tant la reprise de cette dfinition ternelle de la philosophie, que

    la formulation problmatique de son point de dpart et de son activit. Deleuze rapproche ici le

    spinozisme de l'empirisme, pour les opposer l'un et l'autre au rationalisme autour du sens de leur

    tonnement initial. Pour le rationalisme, la servitude est une dchance. Certes, la philosophie a

    pour objectif l'mancipation, mais elle commence par s'tonner de la servitude. l'inverse, pour

    l'empirisme la servitude est l'tat de fait dont il faut partir : l'tonnement vient du surgissement de la

    libert.

    Cependant, Spinoza n'est pas empiriste. Il reprend les forces concrtes de l'empirisme pour

    les mettre au service d'un nouveau rationalisme , en ce sens qu'il ne conoit la libert qu' la fin,

    non comme une nature de fait. Mais il ne partage pas les prsupposs empiristes, identiques, en

    dernire analyse, ceux du rationalisme. L'un et l'autre, en effet, se donnent touts faits la libert et

    le vrai, l'aune desquels ils jugent les malheurs des hommes et tracent la voie de leur mancipation

    possible. L'empirisme n'est pas tonn que la multitude soit en tat de servitude ; de mme que le

    rationalisme ne s'en tonne que pour en rire ou en pleurer, parce qu'il a toujours dj mis cet tat sur

    le compte d'une finitude de notre tre ou d'un pch de notre volont. Mais Spinoza n'est ni

    empiriste ni rationaliste parce que, selon lui, la libert et la vrit ne sont pas donns, mais doivent

    tre produits, pour le philosophe lui-mme. Aussi commence-t-il par s'tonner de ce que sa propre

    rationalit ne soit pas adquate la situation : la mauvaise image de la rpublique dans la

    population ; l'assassinat, en 1672, des frres de Witt. chaque fois, il faut tout recommencer, tout

    53 Deleuze, SPE, p. 134-135.

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    reprendre zro. Deleuze y insiste quand, en 1970, il prsente la vie de Spinoza :

    A la conduite passionnelle et belliqueuse de la monarchie, Jean de Witt oppose la conduite

    rationnelle de la rpublique appuye d'une mthode naturelle et gomtrique. Or le mystre

    semble celui-ci : que le peuple reste fidle au calvinisme, la maison d'Orange,

    l'intolrance et aux thmes bellicistes. Depuis 1653, Jean de Witt est grand pensionnaire de

    Hollande. Mais la rpublique n'en reste pas moins une rpublique par surprise et par hasard,

    par manque de roi plutt que par prfrence, mal accepte du peuple. [...] Il n'est donc pas

    tonnant que Spinoza, en 1665, interrompe provisoirement l'Ethique et entreprenne la

    rdaction du Trait thologico-politique , dont une des questions principales est : pourquoi le

    peuple est-il si profondment irrationnel ? pourquoi les hommes se battent-ils pour leur

    esclavage comme si c'tait leur libert ? pourquoi est-il difficile non seulement de conqurir

    mais de supporter la libert ? [...] Quand les frres de Witt, en 1672, eurent t assassins, etque le parti orangiste eut repris le pouvoir, il ne pouvait plus tre question pour Spinoza de

    publier l'Ethique : une courte tentative Amsterdam, en 1675, le persuade vite d'y renoncer.

    [...] La pense de Spinoza se trouve maintenant occupe par le problme le plus rcent :

    quelles sont les chances d'une aristocratie commerciale ? pourquoi la rpublique librale a-t-

    elle fait faillite ? d'o vient l'chec de la dmocratie ? est-il possible de faire avec la

    multitude une collectivit d'hommes libres au lieu d'un rassemblement d'esclaves ?54

    Tel est galement le point de dpart de Deleuze et Guattari dans L'anti-dipe . En ce sens, ils'oppose bien la question de l'empirisme comme celle du rationalisme. Le premier demandait

    comment il se fait que les hommes fassent montre de libert, le second pourquoi ils ne suivent pas

    ses propres prceptes moraux. Spinoza, et aprs lui Reich, Deleuze et Guattari demandent quant

    eux : pourquoi la rationalit philosophique ne convient-elle pas aux actions concrtes des hommes ?

    Et en consquence : comment les hommes peuvent-ils devenir libres ? Si la servitude volontaire

    devient un problme avec Spinoza, Reich, Deleuze et Guattari, c'est en raison de cette

    transformation des prsupposs de la philosophie, qui les suspend et les met en question. Dire queles hommes veulent leur servitude, c'est bien la tentation rationaliste et empiriste, soit pour les

    condamner, soit pour les y rduire. Le nouveau rationalisme de Spinoza, la psychologie des masses

    de Reich et la schizo-analyse de Deleuze et Guattari voient dans la servitude volontaire un problme

    et non un constat : non pas une explication, mais au contraire la mise en demeure de penser

    autrement.

    La thse dfendue ici est la suivante : si Deleuze aborde les problmes politiques avecL'anti-dipe, c'est parce que la question politique lui fut d'abord pose de l'intrieur, comme une

    54 Deleuze, SPP, p. 17-20.

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    question touchant la fonction, la pratique et aux effets de la philosophie. Depuis ce problme,

    nous pouvons comprendre comment Deleuze est pass la politique, autrement dit comment une

    pense uvrant dans l'histoire de la philosophie et la mtaphysique a prouv la ncessit d'aborder

    les questions politiques et, tout autant, de politiser ses propres questions. L'hypothse qui soutient

    cette thse est simple : durant les annes soixante, Deleuze n'a pas cess de problmatiser sa proprepratique de philosophe autour de la notion d'illusion . Nous avons vu la fonction de la philosophie

    assigne par Spinoza : entreprise de dmystification ou critique des illusions qui asservissent les

    hommes. Cette fonction est chaque fois mise en question, jusqu' L'anti-dipe, par une

    philosophie qui n'est ni rationaliste, ni empiriste : une philosophie qui ne se donne pas la pense ou

    la libert comme donnes d'avance, mais comme produits d'un engendrement, d'une culture ou d'un

    dressage d'une gense.55 Notre question est : comment Deleuze en vient-il formuler cette mise

    en question, par quels biais et en quels termes ?

    On sait que, de ses recherches menes dans les annes soixante, Deleuze retiendra comme

    thme central celui de l'image de la pense : il cherche une nouvelle image de la pense, ou plutt

    une libration de la pense par rapport aux images qui l'emprisonnent .56 Et, en effet, tous les

    ouvrages l'abordent, d'une manire ou d'une autre. Nous chercherons montrer : premirement, que

    c'est travers le thme de l'image de la pense que Deleuze formule pour son compte la mise en

    question de la philosophie initie par Spinoza ; deuximement, que ses tudes d'histoire de la

    philosophie lui permettent d'aiguiser les notions principales par lesquelles il aborde pleinement ce

    thme dans le chapitre III de Diffrence et rptition. En effet, nous verrons que la dualit image

    dogmatique de la pense/nouvelle image est moins une opposition toujours dj tranche, un

    partage dont les critres seraient donns, que l'expression conceptuelle du problme de la fonction

    de la philosophie, de ses moyens de ralisation et de ses effets, articule autour de l'ide d'illusion.

    Que cette ide soit un problme, et un problme crucial, l'nonciation cte cte des termes de la

    question fondamentale de la philosophie politique et de la dfinition spinoziste de la philosophie

    que Deleuze reprend son compte suffit nous le prouver : d'un ct l'on affirme que jamais

    Reich n'est plus grand penseur que lorsqu'il refuse d'invoquer une mconnaissance ou une illusion

    55 Voir Deleuze, SPE, p. 241.56 Voir Deleuze, Prface l'dition amricaine de Diffrence et rptition , texte de 1986 paru sous le titre Preface

    to the English Edition inDifference et Repetition, New York, Colmubia University Press, 1994, p. xvi-xvii, reprisdans Deux rgimes de fous : Une nouvelle image de la pense, ou plutt une libration de la pense par rapportaux images qui l'emprisonnent, c'est ce que j'avais dj cherch chez Proust. Mais l, dans Diffrence et rptition,cette recherche devient autonome, et devient la condition pour la dcouverte des deux concepts. Aussi est-ce lechapitre III qui me parat maintenant le plus ncessaire et le plus concret, et introduire aux livres suivants, jusqu'auxrecherches avec Guattari, quand nous invoquions pour la pense un modle vgtal de rhizome par opposition au

    modle de l'arbre, une pense-rhizome au lieu d'arborescente. DRF, p. 283. Voir aussi Lettre-prface Jean-CletMartin , paru dans Jean-Clet Martin,La philosophie de Gilles Deleuze , op. cit., et repris dansDeux rgimes de fousgalement : je crois que, outre les multiplicits, le plus important pour moi a t l'image de la pense telle que j'aiessay de l'analyser dans Diffrence et rptition , puis dansProust, et partout. (DRF, p. 339).

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    des masses pour rendre raison de l'tat de servitude fasciste ; de l'autre, on assigne la philosophie

    la tche critique de nous dmystifier de nos illusions. Y a-t-il l un paradoxe inavou et

    inavouable ? Ou Deleuze a-t-il subitement pris conscience du caractre illusoire de la notion

    d'illusion ? Ni l'un ni l'autre : l'illusion est un problme. Deleuze y trouve le point nodal du

    problme de la philosophie elle-mme. Et c'est en le dterminant, cherchant laborer un nouveauconcept d'illusion qui ne se confonde pas avec celui d'erreur, une nouvelle comprhension de la

    mystification qui n'y voie pas une tromperie, une nouvelle conception de la philosophie qui ne la

    rduise pas un simple oprateur de prise de conscience , que Deleuze abordera la question

    politique. Il pourra ainsi, l'aide d'un concept d'illusion original pralablement labor et non

    contre lui , rapporter ses recherches la psychologie reichienne qui rcuse sans plus de prcautions

    la notion d'illusion. L'originalit de Deleuze rside en ceci : dplacer une conception de la

    philosophie comme critique sur le terrain de la politique malgr l'cart qui, de prime abord, les rendincompatibles. Ainsi, il construit une philosophie politique irrductible une dissolution de la

    fonction critique dans le rapport galitaire aux masses ou, l'inverse, l'annulation de l'galit

    implique par toute politique dans la position hautaine et aristocrate de la fonction critique du

    philosophe.

    En prenant le point de vue de la gense et en articulant notre propos autour de la notion

    d'illusion, nous souhaitons donner un clairage singulier sur les travaux d'histoire de la philosophie

    auxquels se livre Deleuze avant L'anti-dipe. Nous procderons en trois temps majeurs. D'abord,

    par une tude de ce qu'on a, raison, appel la philosophie de la vie , c'est--dire le vitalisme de

    Gilles Deleuze, ancr dans la philosophie nietzschenne.57 Ensuite par une analyse de la

    confrontation mene par Deleuze avec la philosophie critique de Kant, essentielle au vitalisme

    deleuzien. Enfin, par une lecture du texte clbre de Freud Au-del du principe de plaisir, qui

    permet Deleuze de dterminer les conditions du problme de l'image de la pense dans Diffrence

    et rptition. Ces trois temps visent poser progressivement notre problme.

    La pense de l'affirmation qui est au cur de Nietzsche et la philosophie ne relve pas,

    comme on le croit souvent, d'une attitude aristocratique fonde sur un systme conceptuel opposant

    les faibles aux forts, la tristesse la joie et condamnant sans gards les illusions et l'tat de servitude

    auxquels conduit le nihilisme, la mauvaise conscience et le ressentiment. Penser en termes

    d'affirmation, c'est au contraire effectuer un premier pas vers la mise en question radicale de

    l'attitude philosophique, des dualismes qu'elle implique et des critres qu'elle se donne a priori. Il

    s'agira d'abord, mthodologiquement, de suspendre la notion d'illusion et les concepts qui

    l'accompagnent. Nous montrerons que le concept d'affirmation indique avant tout une manire de

    57 Par exemple Guillaume Sibertin-Blanc dans Politique et clinique : recherche sur la philosophie pratique de GillesDeleuze, thse cite, p. 1.

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    penser qui refuse de rejeter une partie de l'existence dans le registre de l'apparence : affirmer, c'est

    affirmer tout ce qui existe, c'est--dire en dgager la logique propre sans relguer aucun objet du

    ct du faux, du mirage ou de l'erreur. De telles notions s'apparentent plus au jugement moral qu'

    la pense ; la condamnation qu' l'effort de comprhension. Le vitalisme est une philosophie de la

    vie parce qu'il construit un systme conceptuel susceptible de saisir le vivant dans sa pluralit laplus htrogne et ses variations les plus diverses : l'illusion ce titre est toujours moyen

    d'affirmation, inscrit dans la positivit d'un mode d'existence. Nous verrons que, chez Deleuze, le

    vitalisme tire son sens de sa radicalit. Il s'agit en effet moins d'une ontologie ou d'une

    mtaphysique que d'un oprateur de problmatisation de la pense. Si tout phnomne enveloppe un

    mode d'existence dont il procde, alors toute pense doit tre rapporte une manire de vivre qui

    se construit en elle ou par elle. En ce sens, un vitalisme consquent est un vitalisme radical : il porte

    sa propre interrogation la racine, c'est--dire sur lui-mme, et permet de poser la pense leproblme de la vie qu'elle autorise ou dont elle est le symptme. La dtermination des enjeux et des

    problmes du vitalisme deleuzien fera l'objet de notre premire partie. Elle aborde dj la question

    de la critique, au centre de la seconde partie.

    La question de la critique ne laisse pas de travailler la philosophie de Deleuze. Elle est

    d'abord paradoxale, pose dans le cadre du vitalisme : d'un ct, une pense de l'affirmation requiert

    une perspective critique pour djouer les piges des philosophies fondes sur les notions qu'elle

    rcuse ; de l'autre, elle semble ne pas pouvoir faire usage de la critique, au risque de tomber son

    tour dans ce qu'elle dnonce, savoir une pense du ngatif. Le criticisme enveloppe-t-il

    ncessairement une ngativit ? Comprenons bien que cette question est intrieure au vitalisme. Elle

    ne lui vient pas du dehors, opposant terme terme philosophie de la vie ou pense de l'affirmation,

    et philosophie critique. Il s'agit l d'un vritable problme qui met en question la possibilit du

    vitalisme lui-mme. la fois ncessaire et destructrice, la critique en menace la lgitimit. Une

    lecture attentive et prcise de Nietzsche et la philosophie et des textes principaux auxquels Deleuze

    se rfre nous permettra de rpondre ce problme, dont nous rencontrerons plusieurs figures.

    Cependant, une telle perspective ne porte que sur le plan de la possibilit d'une philosophie

    de la vie quelles conditions un vitalisme est-il possible ? Tout autre est la question de sa

    ncessit quelles conditions le vitalisme est-il rel ? Cette dernire question peut paratre moins

    importante ; elle est en ralit bien plus cruciale. D'une part en raison de notre point de dpart,

    savoir la question spinoziste des effets concrets qu'une philosophie est susceptible de produire : le

    vitalisme, pour Deleuze lecteur de Spinoza, mais aussi de Nietzsche, n'a aucun intrt s'il peut

    seulement fournir une mancipation possible, et non effective. D'autre part, en raison des exigences

    propres au vitalisme lui-mme qui, comme philosophie de la vie, ne peut se contenter d'une validit

    thorique de droit. Nous devons toujours concilier notre problme de dpart et les exigences du

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    point de vue de la gense.

    La philosophie critique apparat ainsi comme une dimension ncessaire du vitalisme. Le

    vitalisme de Deleuze est critique : de cette manire seulement, il ralise son programme

    dmystificateur et mancipateur. Le dbat avec Kant, entam ds 1954 dans Empirisme etsubjectivit, s'inscrit dans ce cadre : la constitution d'un nouveau concept d'illusion, une illusion qui

    ne trompe pas, en est l'enjeu. Il constitue l'axe de notre seconde partie. La philosophie critique de

    Kant donne les moyens Deleuze d'affronter un danger qui menace la position du problme de la

    pense de sa fonction et de ses effets. Lorsqu'elle interroge les conditions sous lesquelles sa tche

    est effective, la philosophie met en question la valeur de sa propre tche. Tel est le point de dpart

    de la lecture deleuzienne de Kant. Or, une telle interrogation se heurte au danger qui menace peut-

    tre toute la pense : celui de l'indiffrence . Selon nous, il est le moteur non seulement de Laphilosophie critique de Kant, mais aussi, dj, d'Empirisme et subjectivit : l'essai sur Hume peut

    tre lu depuis ce problme qui affecte la philosophie au plus profond.

    Affronter la menace d'indiffrence n'est pas un devoir, une obligation, ni mme une

    exigence. C'est un fait. Sa ncessit n'est pas celle d'une loi de causalit l'uvre dans la nature, ni

    d'une loi morale rgissant l'existence des tres rationnels. Quand nous disons qu'elle affecte la

    philosophie, il faut l'entendre au sens fort de ce terme : elle lui est intrieure et en constitue la limite

    propre, celle qui la force activer ses propres passions. En ce sens, on peut dire qu'aucune

    philosophie n'y chappe. Mais beaucoup vitent et conjurent la menace de l'indiffrence. Et il est

    probable que Deleuze veuille, ou plutt : ne puisse faire autrement que de l'aborder de front, sans

    mdiation, dans un corps--corps qui s'appuie, certes, sur bien des prdcesseurs glorieux, mais ne

    s'assure en son fond que de lui-mme et de son cheminement singulier. Il est bien dlicat de

    formuler le problme de l'indiffrence comme il faut . S'agit-il de demander quoi sert la

    philosophie ? Si elle est utile ? quoi bon la philosophie ? Pourquoi penser ? Pour qui ? Si un salut

    est esprer ? Ou une vie heureuse crer ? Nous ne le savons pas encore. Deleuze n'a estim y

    tre parvenu, provisoirement, qu'avec Diffrence et rptition et Logique du sens : avec la dualit

    conceptuelle image de la pense/pense sans image, nouvelle dtermination du problme de

    l'illusion, dtach de tout point de vue moral.

    L'indiffrence n'est pas l'indiffrenci. C'est mme le contraire. S'il y a indiffrence, c'est en

    raison de la diffrence, de la trop grande diffrence entre nos facults : cette diffrence au-dessus de

    laquelle nous ne pouvons pas sauter pour runir nos pouvoirs et penser enfin, cette diffrence que

    nous ne pouvons pas dpasser pour mettre en uvre notre raison. La diffrence des facults :

    Deleuze reprend ce problme Kant pour poser celui de l'indiffrence qui menace la philosophie.

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    Nous verrons en quoi il implique la question du temps. Il convient pour l'instant d'en relever la

    consquence pour ainsi dire pratique : penser n'est pas un acte spontan. Kant n'avait conserv la

    spontanit de la pense qu' la condition de distinguer soigneusement et de manire plus

    complexe qu'il ne semble parfois le droit et le fait, avec l'aperception transcendantale comme

    condition de possibilit, en droit, de toutes mes reprsentations. Le thme clbre de la flure et dumoi dissout signifie d'abord ceci : penser n'est l'initiative de personne, mais dpend de synthses

    passives, c'est--dire reste sous le coup d'une dissolution virtuelle dont nous n'avons pas la matrise

    ni en droit ni en fait. Rien n'assure que nous penserons encore, que nous pourrons penser, ni mme

    que nous le pouvons actuellement. Il y a une affection au cur de la pense qui la spare d'avec

    elle-mme et l'ouvre la temporalit.

    C'est sur ce point que Deleuze rencontre la psychanalyse freudienne. Dans Au-del du

    principe de plaisir, Freud est face un problme d'une grande importance pour la psychanalyse, quiva jusqu' mettre en cause la vie pulsionnelle et toute thrapeutique du psychisme : si certains

    phnomnes pulsionnels se soustraient au principe de plaisir, qu'est-ce qui fonde la vie psychique ?

    Si le principe de plaisir ne dtermine pas toute la vie psychique, sur quel critre et de quelle manire

    librer les patients des souffrances qu'ils subissent ? Le clbre dualisme des pulsions de vie et des

    pulsions de mort, qui a tant proccup Deleuze dans Prsentation de Sacher-Masoch jusqu'L'anti-

    dipe, est le rsultat de cette double question. Chez Freud, se croisent une interrogation sur les

    conditions de la pense de la plus lmentaire jusqu' la plus labore, de la doxa jusqu'

    l'psitm et la science et une problmatisation de la libert pratique, l'une et l'autre poses dans

    toute la radicalit requise par la menace de l'indiffrence, qui prend ici la figure de l'indiffrence des

    patients pour le thrapeute et de l'indiffrence des pulsions l'gard de la vie.

    La psychanalyse permet Deleuze de forger des concepts dcisifs par lesquels il abordera,

    pour son compte, le problme qui l'occupe durant toutes ces annes. Mais elle reste, bien des

    gards, prises dans la dualit kantienne du droit et du fait. Pire, comme le dernier homme de

    Nietzsche, elle n'est mme plus guide par l'espoir d'un salut constitutif du devoir-tre. La

    psychanalyse, freudienne dj, est revenue de toutes les illusions, y compris de celle qui nous

    pousse nous dbarrasser de toutes nos illusions. Alors, il nous restera voir comment Deleuze

    aborde pour son compte, travers la dualit image de la pense/pense sans image, le danger

    d'indiffrence ; comment il pose le problme de la fonction de la philosophie et quelle est sa

    conception de la critique ; enfin, ce qui exige intrinsquement de dplacer ce problme sur le terrain

    politique, c'est--dire de le politiser.

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    CONCLUSION

    Notre point de dpart tait L'anti-dipe comme livre de philosophie politique .58

    L'objectif de ce travail tait d'en produire la gense. Y sommes-nous parvenus ? Pour qualifier leur

    entreprise de politique , Deleuze et Guattari s'appuyaient sur une question de Spinoza, reprise par

    Reich. l'heure de conclure, il convient de citer nouveau le passage entier qui donne son

    impulsion notre travail :

    [...] le problme fondamental de la philosophie politique reste celui que Spinoza sut poser (et

    que Reich a redcouvert) : Pourquoi les hommes combattent-ils pourleur servitude comme

    s'il s'agissait de leur salut ? Comment arrive-t-on crier : encore plus d'impts ! moins de

    pain ! Comme dit Reich, l'tonnant n'est pas que des gens volent, que d'autres fassent grve,

    mais plutt que les affams ne volent pas toujours et que les exploits ne fassent pas toujours

    grve : pourquoi des hommes supportent-ils depuis des sicles l'exploitation, l'humiliation,

    l'esclavage, au point de les vouloirnon seulement pour les autres, mais pour eux-mmes ?

    Jamais Reich n'est plus grand penseur que lorsqu'il refuse d'invoquer une mconnaissance ouune illusion des masses pour expliquer le fascisme, et rclame une explication par le dsir, en

    termes de dsir : non, les masses n'ont pas t trompes, elles ont dsir le fascisme tel

    moment, en telles circonstances, et c'est cela qu'il faut expliquer, cette perversion du dsir

    grgaire. 59

    Pour Deleuze et Guattari, le problme de l'illusion est au cur de la question politique de la

    servitude volontaire. Il n'est pas exagr de dire qu'il travaille de l'intrieur toute la recherche de

    Deleuze durant les annes soixante dans le domaine de l'histoire de la philosophie et de la

    mtaphysique. Il faut entendre problme au sens fort du terme : chez Deleuze, l'illusion n'est ni

    une notion bien dfinie et donne une fois pour toutes, ni un terme utilis pour un autre de manire

    anodine, ni un concept repoussoir, dont il aurait toujours fait la critique et qui expliquerait

    naturellement son rejet dans L'anti-dipe. Nous avons essay de montrer que le problme de

    l'illusion est au cur du travail men par Deleuze sur la fonction, la pratique et les effets de la

    philosophie durant les annes soixante, avec le thme central de l'image de la pense , et qu'il

    tait possible, l'aune de ce problme, de retracer la gense de la question politique pose en 1972

    58 Deleuze,Pp, p. 230.59 Deleuze et Guattari,AO, p. 36-37.

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    dansL'anti-dipe.

    La philosophie est critique et mancipatrice en ce sens qu'elle libre les hommes des

    illusions qui les mystifient et les maintiennent en tat de servitude. Si l'on se contente de cette

    dfinition pour donner la pense son orientation et sa tche propres, on sera stupfait devant lestermes choisis par Deleuze et Guattari pour poser le problme politique dans L'anti-dipe :

    comment Reich pourrait-il tirer sa grandeur de son refus d'utiliser la notion d'illusion, s'il est vrai

    que celle-ci est consubstantielle la nature libratrice de la philosophie comme critique ? Mais on

    ne doit pas voir dans la dfinition deleuzienne de la philosophie une nature ou une essence

    raliser. Il s'agit au contraire de la formulation d'un problme, du point de dpart d'une recherche.

    Alors, la contradiction se dissipe. Reich tient son gnie d'une nouvelle position du problme de

    l'mancipation dgage de la conception traditionnelle de l'illusion et de la libert, comme deuxtermes dj donns comme opposs. Encore faut-il comprendre pourquoi et comment la

    philosophie, et avec elle l'illusion, posent problme chez Deleuze. La rponse, nous l'avons trouve

    chez Canguilhem d'abord, chez Nietzsche ensuite, dans le projet vitaliste du jeune Deleuze.

    Le vitalisme de Deleuze est un vitalisme radical, adress la philosophie elle-mme. Il

    exige d'abord une poch : apparence , illusion , tromperie , mystification sont les

    concepts majeurs par lesquels la pense philosophique se dispense de comprendre la vie dans la

    multiplicit et le devenir de ses formes. Penser en vitaliste, c'est djouer les piges du ngatif qui

    empchent de penser, sortir la philosophie de l'emprise dialectique qui la dtourne de sa pleine

    ralisation. Si le vitalisme est radical, c'est parce qu'il valorise la pense comme un mode

    d'existence part entire, par lequel une vie de pense se construit. Deleuze ne cessera pas de voir

    en Nietzsche celui qui a pouss le plus loin cette conception de la philosophie comme unit

    complexe de vie et de pense. Nous avons vu qu'en un sens, ni Deleuze ni Nietzsche n'inventaient

    ex nihilo cette exigence.

    Cette image du philosophe est aussi bien la plus vieille, la plus ancienne. C'est celle du

    penseur prsocratique, physiologiste et artiste, interprte et valuateur du monde. [...] Le

    philosophe de l'avenir est en mme temps l'explorateur des vieux mondes, cmes et cavernes,

    et ne cre qu' force de se souvenir de quelque chose qui fut essentiellement oubli. Ce

    quelque chose, selon Nietzsche, c'est l'unit de la pense et de la vie. Unit complexe : un

    pas pour la vie, un pas pour la pense. Les modes de vie inspirent des faons de penser, les

    modes de penser crent des faons de vivre. 60

    60 Deleuze,N, p. 17-18.

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    Crer une telle unit, actualiser l'image du philosophe est aussi la tche de la philosophie. Nous

    avons tent d'en dterminer la lgitimit travers une analyse rigoureuse des textes principaux

    convoqus par Deleuze dans Nietzsche et la philosophie, autour du concept central d' affirmation.

    Alors seulement, nous pouvions poser le problme de l'illusion, en deux temps.

    1. Il s'agit d'abord d'un problme thorique. Le vitalisme appelle un nouveau concept

    d'illusion, par lequel il peut penser sa propre ncessit : si la philosophie ne produit pas en

    quelque faon une dmystification, quoi bon faire de la philosophie ? D'autre part,

    comment dfinir un tel effet sans manquer la logique affirmative de l'existant qui vit sous la

    coupe de l'illusion ? Nous pouvions rpondre en mobilisant l'ide, centrale chez Deleuze ds

    Nietzsche et la philosophie, de la critique comme critique immanente : l'illusion n'est

    telle que pour la pense qui la quitte et produit la critique de sa propre servitude, en