toussaint, jean-philippe - l'urgence et la patience

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Une vision sur les comportements de l'homme.

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  • JEAN-PHILIPPETOUSSAINT

    LURGENCEETLAPATIENCE

    LESDITIONSDEMINUIT

  • LDITIONORIGINALEDECETOUVRAGEATTIRESOIXANTE-DIXEXEMPLAIRESSURVERGDESPAPETERIESDEVIZILLE,NUMROTSDE170PLUSSEPTEXEMPLAIRESHORSCOMMERCENUMROTSDEH.C.I

    H.C.VII

    2012byLesDITIONSDEMINUITwww.leseditionsdeminuit.frISBN:978-2-7073-2226-5

  • DUMMEAUTEUR

    LASALLEDEBAIN,roman,1985,(double,n32)MONSIEUR,roman,1986

    LAPPAREIL-PHOTO,roman,1989,(double,n45)LARTICENCE,roman,1991

    LATLVISION,roman,1997,(double,n19)AUTOPORTRAIT(LTRANGER),2000,(double,n78)

    FAIRELAMOUR,roman,2002,(double,n61)FUIR,roman,2005,(double,n62)LAMLANCOLIEDEZIDANE,2006LAVRITSURMARIE,roman,2009

  • mesparents,quimontapprislireetcrire.

  • LEJOUROJAICOMMENCCRIRE

    Jaioublilheureexactedujourprcisojaiprisladcisiondecommencercrire,maiscetteheure existe, et ce jour existe, cette dcision, la dcision de commencer crire, je lai prisebrusquement,dansunbus,Paris,entrelaplacedelaRpubliqueetlaplacedelaBastille.

    Jenaipluslamoindreidedecequejavaisfaitauparavantcejour-l,car,dansmonsouvenir,

    cette journerelledeseptembreoudoctobre1979semlelesouvenirdupremierparagraphedulivreque jai crit,qui racontait commentunhommequi sepromenaitdansune rueensoleille sesouvenaitdujouroilavaitdcouvertlejeudchecs,livrequicommenait,jemensouvienstrsbien,cestlapremirephrasequejaijamaiscrite,par:Cestunpeuparhasardquejaidcouvertlejeudchecs.Cequejesaisavecplusdecertitude,lesouvenirmaintenantseprcise,cestque,rentrchezmoicejour-l,celundi-l,jenesaissictaitvraimentunlundi,maisilmeplatentoutcasdelecroire(jaitoujoursprouvunpetitpenchantnaturelpourlelundi),jaicritlapremirephrasedemonpremierlivredansmachambredelaruedesTournelles,doslaporte,faceaumur.Jaicritlapremireversiondecelivreenunmois,surunevieillemachinecrire,et,commejenesavais pas encore taper la machine, je progressais avec deux doigts, maladroitement (enmmetempsquejcrivais,japprenaistaperlamachine).

    Ladcisionquejaiprisecejour-ltaitpluttinattenduepourmoi.Javaisvingtans(ouvingtet

    unans,peuimporte,jenaijamaistunanprsdanslavie),etjenavaisjamaispensauparavantquejcriraisunjour.Jenavaisaucungotparticulierpourlalecture,jenelisaispratiquementrien(unBalzac,unZola,destrucscommea).Jelisaislesjournaux,quelqueslivresdescienceshumaineslismestudesdhistoireetdesciencespolitiques. Jenemintressaispasgrand-chosedans lavie,unpeuaufoot,aucinma.Autant,adolescent,javaistoujourspeintetdessinavecplaisir,autantjcrivais peu, pas dhistoires, pas de lettres, presque rien, moins dune dizaine de ces mauvaispomes que tout un chacun crit dans sa vie. La chose au monde qui mintressait le plus cemoment-ltaitsansdoutelecinma,jauraisbienvoulu,silentreprisenavaitpastaussidifficilemettresurpied,pouvoirfaireunfilm,jemeseraisbienvucinaste,oui(jenemevoyaispasdutouthommepolitique, par exemple).Alors, jeme suis attel la tche, jai crit le petit scnario duncourt-mtrage muet, en noir et blanc, dun championnat du monde dchecs dont serait dclarvainqueur legagnantdedixmilleparties,championnatquidurait toute lavie,quioccupait toute lavie, qui tait la vie mme, et qui se terminait la mort de tous les protagonistes (la mort, cemoment-l,mintressaitbeaucoup,ctaitundemessujetsfavoris).

    Paralllement,lammepoque,deuxlecturesfurentdterminantespourmoi.Lapremireestla

    lecturedunlivredeFranoisTruffaut,LesFilmsdemavie,danslequelTruffautconseillaittouslesjeunesgensquirvaientdefaireducinma,maisquinenavaientpaslesmoyens,dcrireunlivre,detransformerleurscnarioenlivre,enexpliquantque,autantlecinmancessitedegrosbudgetsetimplique de lourdes responsabilits, autant la littrature est une activit lgre et futile, joyeuse etdconnante (je transformeunpeu sespropos),peucoteuse (une ramedepapier etunemachine

  • crire),quipeutsepratiquerentoutelibert,lamaisonouenpleinair,encostume-cravateouencaleon(jaicritlafindeLaSalledebaincommea,lefrontmouilldetranspirationetlapoitrinedgouttantdesueur,lescuissesmoites,danslombretouffantedemamaisondeMda,enAlgrie,oilfaisaitprsde40).Ladeuximelecturedterminantequejaifaitecemoment-lestlalecturedeCrimeetchtimentdeDostoevski.Cett-l,sur lesconseilsavissdemasur, jai lupourlapremire foisCrimeetchtiment.Et,unmoisaprscette lecture, ayantconnu le frissondemtreidentifiaupersonnageambigudeRaskolnikov,jemesuismiscrire.Jenesaissilfautyvoirunliendirect,unerelationparfaitedecauseeffet,quisaitunthorme(QuilitCrimeetchtiment semet crire unmois plus tard),mais, pourmoi, il en fut ainsi : unmois aprs avoir luCrime etchtiment,jemesuismiscrirejcristoujours.

  • MESBUREAUX

    JemesouviensdunpersonnagedeBeckett,MolloyouMalone,quiprojetaitdefairelinventairedesespossessionsetdiffraitsanscessesonprojet.Pourmapart,ceseraitpluttleprojetdefairelinventaire de tous les bureaux dans lesquels jai crit dans ma vie qui me chatouilleraitdlicieusementlespritpourlheure,depuislachambredelaruedesTournelles,Parisojaicritchecs,monpremierlivre(quinajamaistpubli),jusqulappartementdelaCitadministrativedAn dHeb, Mda, o jai crit La Salle de bain, en passant par mes bureaux en Corse, au chteau , o jai critMonsieur, mais aussi Erbalunga, dans la petite chambre de Prunete,lphmrebureaudeCervioneouceluideCorte,lebureaudeBarcaggio,lebureaudelarueSaint-Sbastien,Paris,ojaicritlpisodelondoniendeLAppareil-photo,lesombrebureauenfumdeMadridojefermaislesvoletspourcrireLaRticence,lebeaubureauardeBerlinojaicritlescnario de La Patinoire, sans compter divers autres bureaux phmres ou provisoires, AmsterdamouBerlin,monlgantbureaudelaVillaKujoyamaKyoto,mesbureauxdeBruxellesetmesbureauxdOstende,rsidenceVendmeoursidenceGrenoble,danslegrandappartementenfaceducasino,ojaicritlesdbutsdeFairelamouretdeFuir,ouausiximetagedelarsidenceLesAlgues,ojaicritlapremirepartiedeLaVritsurMarie.

    Jelignoraissurlemoment,maiscest lorsdemonpremiergrandvoyageltrangerquejai

    vraiment commenc crire. Je nai pas voqu lAlgrie dansmes livres, ni dans aucun demesautres textespar lasuite,maiscest lorsdecesjourenAlgrie,entre1983et1984,que jaienfintrouv le reculncessaire, labonnedistanceplusieursmilliersdekilomtresmesparaientde laFrancepourvoquerParis.Cetteidedloignementmeparatdcisive.Carladistanceobligeunplus grand effort de mmoire pour recrer mentalement les lieux que lon dcrit : les avoirrellementsouslesyeux,portederegardpourainsidire,induiraituneparessedansladescription,unmanque deffort dans limagination, alors qutre dans lobligation de recrer une ville et seslumirespartirderiensonsimplerveousammoireapportevieetpuissancedeconvictionauxscnesquelondcrit.

    Je nai gard aucun des brouillons de La Salle de bain, je les ai tous brls avant de quitter

    lAlgrie,des centainesde feuilletsque jaibrlsun soir aucoucherdu soleildans lespoubellespubliquesdelacitdAndHebquelquesjoursavantmondpart.Jemesouviensdemontatdespritenregardantcesbrouillonsquidisparaissaientdanslesflammes,mesyeuxbrillaient,maisjentaispas triste, simplement mlancolique, comme ce soir de septembre Cinecitt quand jai regardlonguement le ciel bleu ple au-dessus de Rome le dernier jour du tournage de La Patinoire ensongeantsimplementquequelquechosedetrsbeausachevait.

    Aussi loinque jemesouvienne, jai toujoursprouvunefascinationpour lesbureauxdemon

    grand-pre, il y en avait un Ostende, dans lappartement quemes grands-parents louaient sur ladigue, deux pas de la vieille horloge aujourdhui remplace, ce ntait pas vraiment un bureau,pluttunesimpletabledetravailsurlaquellereposaientquelquespapiers,desciseaux,uneloupe,des

  • lunettes.Maisjemesouvienssurtoutdubureaudemongrand-preSars-Dames-Avelines,unepicesouventferme,mystrieuse,danslaquellenous,lesenfants,nentrionsjamais,picedontjenai,enralit, gard aucun souvenir vritable, ni visuel ni olfactif, mais dont jaurais gard comme unsouvenirabsolu,mythiqueetfondateur.Commesictaitcettepice-l,cebureaudemongrand-preSars-Dames-Avelinesquejauraisvoulureconstruire,recrerinconsciemmentdanslesdiffrentesmaisonsojaivcuparlasuite,cettepiceavecsonodeurdevieuxpapieretdelivres,soncalmeetsonsilence,cettepicefascinanteolonpouvaitpenseretolonpouvaitcrire,cettepicequitaituneprotectioncontrelemondeextrieur,unabri,unrefuge,unesalledebain.

  • LURGENCEETLAPATIENCE

    Lorsquejcrisunlivre,jemevoudraisarien,lespritauventetlamaindsinvolte.Moncul.Enfait, jesuis trsorganis. Jementrane, jemeprpare, jemedispose. Ilyaunctmonacaldansmonattitude,Spartiate,navigateursolitaire.Tout importe, laconditionphysique, lalimentation, leslectures.Quandjcris,jemecouchett,jeneboispasdalcool.Pendantlajourne,jemarche,jefaisdu vlo, je nage le bain na jamais t incompatible avec ltude, bien au contraire. JusquLaRticence, quand jentreprenais un livre, je travaillais tous les jours, tout le temps, sans reprendrehaleine, sans faire de coupure, jusqu un an daffile. Je considrais lcriture comme unemachinerielourdequisemettaitenplacesurlalonguedure,quelquechosedergulier,depesant,dentrav,quelquechosequiserefusait,quiachoppait,quiavanaitpniblement,poucepouceunecharrue.

    LexpriencedouloureusedelcrituredeLaRticence, livreque jenarrivaispascrire,que

    jaifailliabandonnerplusieursfoisjtaisemptr,jenemensortaispas,maisjeserraislesdents,jecontinuaiscreuser,jemaccrochais,invoquantlafiguredeKafkaetlesidauxlesplusdoloristesde lcriture ,ma amen dcider de ne plus jamais crire de cettemanire, je ne voulais plussouffrirdelasorte,ilfallaitchangerdemthode.Dslors,jenaiplustravaillqueportparunlan,pendant des sessions dcriture limites dans le temps, de quinze jours trois mois maximum,entrecoupesdelonguespriodesojefaisaisautrechose,ojencrivaispas,ojevivaiscequipeutgalementtreutile.

    Jai toujours remarquablement bien travaill mentalement, il est vrai, me laissant peu peu

    imprgnerpar le livreque jeprojetaisdcrireensuivantsimplement le fildemespenses, tandisque,sansquejagisselemoinsdumondepourenperturberlecours,affluaienttoutdoucementdansmonespritunemultitudedimpressionsetderveries,destructuresetdides,souvent inacheves,parses,inaccomplies,engestationoudjabouties,dintuitionsetdebribes,dedouleursetdmois,auxquelsilnemerestaitplusqudonnerleurformedfinitive.()Etjesongeaisque,finalement,danslaperspectivemmedcrire,nepascrireestaumoinsaussiimportantqucrire{1}.

    Alorsque,jusquLaRticence, jemettaisenvironunanpourcrireunlivre,maintenant,pour

    une dure de travail effective quivalente, jemets plutt trois ans. Je ne travaille pas chezmoi, Bruxelles, mais en Corse, ou Ostende. Ostende, je loue un appartement. Cest un lieu neutre,jaimecectbernard-lermite,cethtequisinstalledansunecoquillequineluiappartientpas.Leslieuxojetravaillesonttoujoursprovisoires,ilsontuneautreaffectationenmonabsence.Dautresgens occupent parfois lappartement dOstende, et la grande pice o jcris en Corse a un autreusage lorsque je ny suis pas. Jarrive, je prends possession des lieux, jinstalle mon matriel,ordinateur, imprimante,documentation.Quandjemenvais, jemportetout, ilneresteaucunetracedemonpassage.

    Jaime lide quon puisse dfinir un livre comme un rve de pierre (lexpression est de

  • Baudelaire) : rve par la libert quil exige, linconnu, laudace, le risque, le fantasme, depierre , par sa consistance, ferme, solide, minrale, qui sobtient force de travail, le travailinlassablesurlalangue,lesmots,lagrammaire.Quandonatroplenezdanslemanuscrit,lildanslecambouisdesphrases,onperdparfoisdevuelalignedulivre.Or,jaimemereprsenterlelivrecommeuneligne.Jaimecetteabstraction,olalittraturerejointlamusique,etolalignedulivreondule,monte,descend,augrdepuresquestionsderythme.Ilyaparfoisunecontradictionentreledsirquejaidcriredesphrasesquipeuventdurer,quisontprochesdelaphorismeetlancessitque de telles phrases narrtent pas la lecture, ne la freinentmme pas. Il faut que ces phrases sefondentdanslecoursduroman,sansnuiresafluidit,quellessenfouissentdansletexte,presquecamoufles, de faon quelles brillent sans trop attirer lattention. Quand, la fin dune scneparoxystique, le livre monte trs haut et atteint un sommet, comment poursuivre la narration,comment redescendre, sans faire chuter lattentiondu lecteur ?La lignedu livredoit-elle toujourstre crescendo de la premire la dernire ligne ? Non, on peut mnager des acclrations lintrieurmme des parties, on peut jouer avec les ruptures de rythme, on peut faire rsonner ladernirephrasedunparagraphe.Toutesceschosessecalculent,sedosentetsemesurent.Cesontdesquestionstechniques,cestaffairedemtier.Unlivredoitapparatrecommeunevidenceaulecteur,etnoncommequelquechosedeprmditoudeconstruit.Maiscettevidence,lcrivain,lui,doitlaconstruire.

    Il y a toujours en jeu, je crois, dans lcriture, ces deux notions apparemment inconciliables :

    lurgenceetlapatience.Lurgence,quiappellelimpulsion,lafougue,lavitesseetlapatience,quirequiertlalenteur,la

    constanceet leffort.Mais elles sontpourtant indispensables luneet lautre lcrituredun livre,dans des proportions variables, des dosages distincts, chaque crivain composant sa proprealchimie, un des deux caractres pouvant tre dominant et lautre rcessif, comme les allles quidterminentlacouleurdesyeux.Ilyauraitainsi,chezlescrivains,lesurgentsetlespatients,ceuxchez qui cest lurgence qui domine (Rimbaud, Faulkner, Dostoevski), et ceux chez qui cest lapatiencequilemporteFlaubert,biensr,lapatiencemme.

    Dordinaire, lurgence prside lcriture dun livre et la patience nest que son complment

    indispensable, qui permet de corriger ultrieurement les premires versions du manuscrit. ChezProust,ilsembleraitquelapatienceprcdelurgence.Proustncritpasdepremireversiondlarecherchedutempsperdu,ilsecontentedevivre,ilprendtoutsontemps,commesilserelisaitavantmme davoir crit. Cest sa vie, la patience, et lurgence, cest son uvre. Mais chaque faonpersonnelledeconcevoirlcritureestunenvroseunique.Kafka,touslessoirs,semettaitsatablede travail et attendait llanqui leporterait crire. Il avait cette foi en la littrature, il ne croyaitquenelle,ilnevoulaittrequelle(jenepeuxnineveuxtreriendautre),etilpensaittouslessoirsquadviendraitpourluicetidalinaccessible:crire.

    Parfois,eneffet,celavenait.IlacritLeVerdictenunenuit,etLaMtamorphoseseracritedanslemmetatdegrce.ctdecesnuitsdefivreetdurgence,lapratiquedelcritureestunequtearide au quotidien pour Kafka. Rien ne vient, jamais. Jour aprs jour, il note dans son Journal :Aujourdhui, riencrit.Jai tantaim leJournaldeKafka, je lai luavecpassion, jemensuis

  • nourri, jy revenais sans cesse, je lai tudi, annot, mdit. Certaines phrases du journal sontterribles,cruelles,lucides,toutessontmouvantes:Incertitude,scheresse,silence,cestencelaquetoutpassera.

    LapatienceToutcommenceet toutfinit toujourspar lapatiencedanslcrituredunlivre.Enamont, il faut

    laisser le livre infuser en soi, cest la phase dematuration, les premires images qui viennent, lespersonnages qui sesquissent. On rassemble de la documentation, on prend des notes, on laborementalementunpremierplandensemble.Cettephasedeprparationpousselextrme,ledangerserait de ne jamais commencer le roman (le syndrome de Barthes, en quelque sorte), comme lenarrateurdeLaTlvisionqui,parscrupulesexagrsetsoucidexigenceperfectionniste,secontentedesedisposerenpermanencecriresansjamaiscderlaparessedesymettre.Car,silestessentielderetenirlongtempsuntexte,ilestquandmmeindispensabledelelcherunjour.Enaval,ds quune page est termine, on limprime et on la relit, on lamende, on la rature, on trace desflches travers le texte, on corrige, on ajoute quelques phrases lamain, on vrifie unmot, onreformule une tournure. Puis, on rimprime la page et on recommence, on recorrige, on vrifieencore,puisonrimprimeetonrelit,etainsidesuite,linfini,traquantlesfautesetdbusquantlesscories,jusqulultimechenillagedespreuves.

    Jaime cemoment, laube, o on ouvre prudemment le manuscrit du livre en cours dans la

    maisonencoreendormie.Ilyademultiplesstratgiespouressayerdedcouvrirletravaildunilneuf,delepiger,delesurprendre,limproviste,commesionledcouvraitpourlapremirefoispourlejugerdunregardimpartial.Unesiestepeutfairelaffaire,unelonguenuit,encoremieux.Jaimmelintuitionquunepartiedelarelecturedunlivrepeutsefairedurantlesommeil.ltatdeveille,lelivresestinscritdanslecerveauaveclaprcisiondunepositiondchecs,et,lanuit,quandon dort, ltude des variantes se poursuit, comme un ordinateur quon laisserait tourner enpermanence pour tudier limmensit des calculs en jeu dans lopration (si bien quil marriveparfoisdavoirlasolutionaurveilsansautreeffortconscientparticulier).Maisinutiledesacharnerraturersansfin,seulletempslavevraimentleregard.Titien,selonPalmaleJeune,laissaittoujoursreposersestableauxdelongsmoisfaceauxmurs,sanspluslesregarder.Puis,quandillesreprenait,illesexaminaitavecunerigoureuseattention,commesilsavaienttsesennemismortels.Ah,leschersennemismortels!

    Comment fais-jepourcrire, neconsidrerdecetteamre folieque laspectmanuel? se

    demandeBeckett.Demespremiresmachinescrire, jenaiplusbeaucoupdesouvenirs : ilyenavaitunepetite,orange,mcanique,surlaquellejaicritchecs,monpremierlivre.Maismavraiepremire machine crire, ma belle, ma seule, lunique, dont lvocation me fait encore monteraujourdhuiauxyeuxdeslarmes(decrocodile,decrocodile),futmagrosseOlivettiET121,sibelle,si performante et tellement sophistique que le mode demploi ne la supposait destine qu dessecrtaires ou des dactylographes professionnelles et sadressait exclusivement lutilisatrice(lutilisatricedoitfairececi,lutilisatricedoitfairecela),etmoijobtemprais,intimid,ravi,rougissant, frmissant,donnant,avecdeuxdoigts,pendantdixans, lemeilleurdemoi-mme.Cest

  • avec elle, que dis-je, sur elle, que jai crit La Salle de bain, Monsieur, LAppareil-photo, LaRticence.Oest-ellemaintenant,cettechremachine?labandon,jimagine,aurebut.destinecruelle!Je la revoisencore,danssasplendeurnative,cettechrevieillegrosseOlivetti,posesurmonbureaudeMdaquand,auxpremiresheuresdecetaprs-midiensoleilldenovembre1983,jela sortais de sa caisse demballage et que je dfaisais ses multiples protections de kapok et sesdiffrentesstratesdeplastiquetransparentetquejeladlivraisdlicatementdesesparementsdesoieetdeseshoussesdedentellesbrodes(jenrajoutepeut-treunpeu).Jelarevois,alors,quireposaitsurlatabledetravaildemonbureaudeMdaprtesedonnermoi,noireetmassive,lgante,immobile et silencieuse, avec, comme support pour le papier, un pare-brise transparent profil dedcapotableitaliennedesannes50.

    prsent, jenutiliseplusque lordinateur.Avantdepartir, je rassemblemesaffairesdansune

    mallette souple, qui fut un tempsnoire etmaintenant dunbleu sombrevelout, commeunbureauportable, une panoplie ambulante, que jemporte avec moi Ostende ou en Corse, avec monMacBook Pro, qui succde deux iBook blancs et deux Powerbook gristres et dcevants (uncompltement autiste, qui nimprimait plus, et lautrequi estmort dansmesbras, en ayant juste letemps, dans un dernier soupir, de me livrer le contenu de son disque dur). Je dpose avec soinlordinateurplatdansmamallette,avec lesdivers filslectriqueset lescordonsdalimentationyaffrents, et jy ajoute une souris, parfois un clavier, une chemise avec ma documentation, undictionnaire qui depuis peu a pris une forme numrique, et le manuscrit en cours. Le manuscritcomplet de mes derniers livres ne fait pas plus de cinquante pages. Je travaille sur des pagescompactes, surcharges de signes, en police de base Helvetica, avec un interligne minimal, celadonnedesblocsdetextetrsdenses,peinelisibles,dcourageantsrelire.Jaimequilensoitainsi,parce que cela oblige ne jamais se contenter, tre toujours plus exigeant. Il faut, encore ettoujours, prciser, couper, simplifier, pour rendre fluides et ariens les blocs de texte dprimantsquonasous lesyeux.Mais jesaisque,quandle texteaurarevtusesplusbeauxatours,quilseracompos en Times New Roman, avec une mise en page soigne et un interligne ar, et que jelenverrai IrneLindonpardunecouverturebleunuit, lapauvrechose ratatine sur laquelle jetranspirais depuis des mois spanouira dans la lumire, comme une fleur qui souvre au soleil.Lide,cestdedurcir toujours lesconditionsdentranementpournatteindre laisanceque le jourvenu, cest sentraner tirer des penaltys avec des chaussures de ski (le jour o on enlve leschaussuresdeski,cesttoutdesuiteplusfacile,vousverrez).

    Je ne prends quasiment pas de notes prparatoires avant de commencer un livre. Il faut quun

    romansoitdjencourspourquemapensepuissesaccrocherunpisodedulivreexistant,unescneengestationquicommencemergerlentementdansmonesprit,lamaniredecesformesblanchtresauxcontours flousetmouvantsquonvoit sedessiner sur les chographies.Lesnotes,cestdoncpluttpendantlesphasesdcriturequejelesprends.Parfois,Ostende,jemarrtesurladigueet jexhumeuncarnetdemapoche,que jextraisdechiffonnementsdemouchoirsenpapierpailletsdegrainsdesable,pourgriffonnerrapidementquelquesmotsdeboutsur ladigue,dansleventet labruine,parfoissouslaverse,cest trsbeaudevoiralorscette idequejenotesediluerinstantanmentsouslapluie.

    Je possdais ainsi tout un jeu de carnets, calepins et blocs-notes divers, de chez Rhodia et

  • Schleicher & Schuell, la couverture orange et les feuilles dtachables, ainsi que quelques petitscarnetschinois,carrs,llgantecouverturerigidenoireetrouge.Jemportaistoujoursquelques-unsdecescarnetsavecmoiquandjesortais,lesglissantdansmapocheavantdequittermonbureau,et, au gr de mes sorties, je les remplissais en permanence de bouts de phrase et de bribes,daphorismes et dides, dobservations et de formulations diverses (ces dernires ntant souventquelexpressionlaplusjustedecesavant-dernires),dontjenemeservaisgnralementjamaisunefois le travail commenc. Il me semblait en effet quune ide, aussi brillante ft-elle, ntait pasvraimentdignedtreretenuesi,poursimplementsensouvenir,ilfallaitlanoter{2}.

    Jaicritcelailyaplusdequinzeans(djOstende,pasbienloindelendroitojemetrouve

    maintenant),et ilnya rienajouter,peut-trequelquesnouveauxcarnetsmentionner,mespetitscarnets de chezMuji, si bien proportionns, des amours de petits carnets, A6 ou taille passeport,souples, couverture kraft ou anthracite, et peut-tre un mot sur mes stylos, plutt des feutres, audemeurant, desUni-balleye de chezMitsubishi, avec bille en carbure de tungstne, pointe fine oumicro,gnralementnoirs,maisparfoisbleus,dont jai toutun jeuqui spanouit surma tabledetravail(jecroyaisaimerlalittrature,maiscestlamourdelapapeteriequejai,maparole!).

    Aumomentdemespremierslivres,jetravaillaispratiquementsansdocumentation.JaicritLa

    Salle de bain lesmains vides, onma prtLes Penses de Pascal, dont je souhaitais traduire unpassagesurledivertissementenanglais,et jaidemprunteruncollgueunlivredebiologiedeclasse de premire pour avoir quelques rudiments anatomiques concernant les poulpes. Mais,maintenant, avec lextension gnralise dInternet, on dispose en temps rel dun vrai savoirencyclopdiquesurnimportequelobjet.DansLaVritsurMarie,jaidcritavecbeaucoupdesoinlemeublequelespersonnagesdmnagentenpleinenuitdanslappartementdeMarie:lebahut.Maisjemesuisrenducompteparlasuitequilnemimportaitpasvraimentdefaireapparatrelimagedecemeubledanslespritdulecteur.Cestlemotlui-mme,bahut,quimintressait,sondbraill,lesagrmentsdesasonorit,entantquedtaillittraire,conscient,visible,dlibr,etnonpaslimagedu mot, le dtail iconique, pour reprendre la distinction que propose Daniel Arasse. En dautrestermes, ilmimportaitquonentende lemot,etnonpasquon levoie.Ladescriptiondubahutquejavaisfaite,quipermettaitdesereprsenterlemeublemaisnajoutaitrienaufaitdelentendretaitdoncinutile,etjelaisupprime.

    PourLaVritsurMarie, jaidmedocumenterplusencorequ laccoutume,car jabordais

    plusieursthmesquimtaientlargementinconnus(lacrisecardiaque,leschevaux,letransportdesanimauxvivantsdans lesavionscargo).Pour leschevaux, jemesuisprocurunexhaustifManuelvtrinairepourpropritairesdechevaux.Maisjaifaitencoremieux:jesuismontsuruncheval,jaifaitunebaladequestredanslemaquisenCorselt2006.Ctaitlapremirefoisdemaviequejemontaissuruncheval(jusquopeutparfoisallerletravaildedocumentation!).Pourlacrisecardiaque,jaiquandmmevitdenfaireunemoi-mme(labngationadeslimites),jaiprfrfaireappelunamimdecin,quejaiconvidjeunerdansunebrasserieBruxelles,et,table,unpeugn,nosantpasdvoilerlascnequejenvisageais(engnral,jenaimepasbeaucoupparlerdes livres que je suis en train dcrire), je lui demandais voix basse, de faon indirecte, parpriphrases, en toussotant et me frottant les doigts, comme si je devais faire part de dsidratasparticuliers,quiilfallaitprvenir,parexemple,encasdeppin,lorsquunecrisecardiaquesurvient

  • en plein acte sexuel, et qui se prsente lappartement dans ces cas-l (la police, le Samu, lespompiers?).Cestpendantcedjeunerquejaientenduparlerpourlapremirefoisduntermeaussiscabreuxquedfibrillation.JairenouvellexpriencequelquesmoisplustardavecuncommandantdeborddAirFrance,dansunrestaurantParis,cettefois,et,durant tout ledjeuner, je lcoutaisavecattentionenremplissantmonpetitcarnetdecroquiscroquignolets.

    LurgenceLurgenceestfugitive,fragile,intermittente.Lurgence,tellequejelaconois,nestpaslinspiration.Cequiendiffre,cestquelinspiration

    se reoit, et que lurgence sacquiert. Il y a dans le mythe de linspiration le grand mytheromantiquedelinspirationunepassivitquimedplat,olcrivainlepoteinspir,seraitlejouetdunegrceextrieure,DieuoulaNature,quiviendraitseposersursonfrontinnocent.Non,lurgencenestpasundon,cestunequte.Ellesobtientparleffort,elleseconstruitparletravail,ilfautallersarencontre,ilfautatteindresonterritoire.Carilyabienunterritoiredelurgence,unlieu abstrait, mtaphorique, situ dans des rgions intrieures qui ne sabordent quau terme dunlongparcours.Cestparlimmersionquilfautlatteindre.Ilfautplonger, trsprofond,prendredelairetdescendre,abandonner lemondequotidienderriresoietdescendredans le livreencours,commeau fonddunocan.Onnatteint pas le fond tout de suite, il y a des tapes, des paliers dedcompression.Dans lespremiresphasesde ladescente,onpressent encore lemondevisibleau-dessusde soi, onpeut encore levoir, onpeut encore sen inspirer.Cestquonnestpasdescenduassezprofond,ilfautdescendreencore,persvrer.partirde130mtres,onnevoitquasimentplusrien,oncommencedevinerdesombresnouvelles,lesouvenirdespersonnesrellessestompe,descratures fictives apparaissent et nous entourent, un grouillement demicro-organismes vivants detaillesetdeformesdiverses.Noussommesdansunmondetrouble,entrelaralitet lafiction.Ondescendencore,et,au-delde200mtres,plusaucunrayonnementsolairenenousparvient.Cestquenousavonsatteintleterritoiredelurgence,lemondedesabysses,plusde300millionsdekilomtrescarrs dobscurit et de silence o rgnent des pressions crasantes et oprolifrent dincessantesprsences aveugles, dinfimes potentialits de vie en mouvement. Nous y sommes, cest la bonneprofondeur, nous avonsmaintenant le recul ncessaire, la distance idale pour restituer lemonde,pour retranscrire, dans les profondeurs mmes de lcriture, tout ce que nous avons capt lasurface.Iciaucurmmedelurgence, toutvientaisment, toutselibreetselche, lavisionrellenenousestplusdaucuneutilit,maislilinternesedilateetunmondefictifetmerveilleuxnous apparat mentalement, nos perceptions sont lafft, les sens sont aiguiss, la sensibilitexacerbe,etlebasculementsopre,cestunjaillissement,toutvient,lesphrasesnaissent,coulent,sebousculent,et toutest juste, toutsembote,secombineetsassembledanscestnbresintimes,quisont lintrieurmme de notre esprit.Mais un rien, alors, une poussire, un imprvu, dtraque leprocessusetnousramnelasurfacecarlurgenceestfragile,etpeutnousfuirtoutinstant.

    Lurgenceestuntatdcriturequinesobtientquautermeduneinfiniepatience.Elleenestla

    rcompense,lednouementmiraculeux.Tousleseffortsquenousavonsconsentisaupralablepourle livrene tendaienten ralitqueverscet instantuniqueo lurgencevasurgir, lemomentoa

  • bascule,oavient tout seul,o le filde lapelote sedvide sans fin.Commeau tennis, aprs lesheuresdentranement,ochaquegesteestanalys,dcompos,etrefaitlinfini,maisresteraide,figetsansme,ilarriveunmoment,danslachaleurdumatch,ooncommencelchersescoupsetoonrussitcertaineschosesquiauraienttinimaginablesfroidetnonttrenduespossiblesqueparlarigueuretlatnacitdelentranementquiaprcd.Danscesmoments-l,danslachaleurdelcriture,onpeuttouttenter,toutnousrussit,oneffleurelefilet,onfrleleslignes,ontrouvetout,instinctivement,chaquepositionducorps,leflchissementidaldugenou,lafaondarmerlebrasetdelcherlecoup,toutestjuste,chaqueimage,chaquemot,chaqueadjectifprislavoleetrenvoysurleterrain,touttrouvesaplaceexactedanslelivre.

    Lcrituredunlivreneseraitquecettealternancedephasesdejaillissementsetdepersvrance.

    Aprsdes semainesdeblocagependant lcrituredeLaVrit surMarie, cest soudain la fuitedeZahirsurlespistesdeNarita.Lascansionquisinstallealors,lesmotsquisemballent,quifoncent,seprcipitentsurlestracesdupur-sang,lerythmeheurt,saccad,delaphrase,calqusurlegalopducheval, ont quelque chose voir avec le souffle qui manque, on est lauteur, le lecteur, lespoursuivants, laphrase, littralement, boutde souffle.ctde ces scnesqui scriventdanslurgence,ilyalesmomentsolonnavanceplus,oleventesttomb,olonestirrparablementencalmin. Cest l quil faut tre persvrant, saccrocher, serrer les dents, continuer ne pas yarriver, car lurgence progresse sans cesse, continue de travailler souterrainement, lnergiesaccumule.Ilyatoujoursunctexponentieldanslcrituredunlivre,letroisimemoisdetravailestrichedesprcdents,plusonatconstantdansleffort,plusintenseseraladlivrance.Onpeutmmeaiguiserencorelancessitdelurgence,enretenantsondsir,enlecontraignant,commeunlastique, dans une stratgie dlibre de rtention, pour donner toute la puissance possible sonlan,etqulouverturedesdigues,lelivredferleenemportanttoutsursonpassage.

  • COMMENTJAICONSTRUITCERTAINSDEMESHTELS

    Jepourraisfermerlesyeuxetlesinvoquertourtour,leshtelsdemeslivres,lesfairerevenir,lesmatrialiser,lesrecrer,jerevoislapetiteentredelhteldeVenisedansLaSalledebain, lesescalierssombresetinquitantsdelhteldeSasuelodansLaRticence,jerevoislelongcouloirduseizimetagedeFaire lamour, je revois lecouloirencombrdebchesetdepotsdepeinturedelhtelenconstructiondeFuir.Jerevoisdeshallsderceptiondsertsetdescouloirslabyrinthiques.Jefermepeinelesyeuxjepeuxfermerlesyeuxenlesgardantouverts,cestpeut-treacrire,et jeme trouve immdiatementdans legrandhalldsertde lhteldeTokyoaux lustresdecristalillumins.

    Il y a des htels dans presque tous mes livres. Je ne les construis pas avec des matriaux de

    construction habituels, pas demurs porteurs, pas de poutres, dchafaudages, gure de bton et debriques,pasdeverre,debois,daluminium,jemecontentedepeu,quelquesadjectifsdecouleurdansles chambres, pour les rideaux, les couvre-lits (murs humides et sales, tapisss dun vieux tissuorangeassortiauxfleurssombresducouvre-litetdesrideaux).Jenedessinepaslesplansdemeshtelsavantdelesconstruire,maispresquetoujoursjelesvois,commedansunrve,leshtelsdemeslivressontdeschimresdimages,desouvenirs,defantasmesetdemots.

    Ilyatoujoursquelquespersonnagesicietldansleshtelsquejaiconstruits,desfantmesplus

    oumoins inspirsdepersonnes rellesque jai croises lorsdemesvoyages, le rceptionnistedelhteldeVenise,des femmesdechambre invisibles,desgroomsen livrenoire etboutonsdorsavecunepetitetoquenoiresurlatte,desportiersinvents,enhabitdapparat,redingoteetgiletgris,quiveillentdevantdesportesdhtelsimaginaires.ctdecessilhouettespeineesquisses,ilyaurait les contours plus consistants de quelques figures qui friseraient le statut de personnage deroman,monamilebarmandelhteldeVenise,lepatrondelhteldeSasuelo,lapatronnedelhtelLApeElbanaPortoferraio.Onpourraitretenirdesconvergencesentreteletteldemeshtels,entrelarceptiondelhteldeVeniseetcelledelhtelHansenShanghai,onnoteraitdeslignesdeforce,despointscommuns,desconcidencesasiatiques,desconvergencesmditerranennes,unstylepeut-tresedessinerait,leschambresauraientdesmotifsrcurrents,ilyauraitunpetitperroncommunplusieurslivres.JauraispucommencerunephraseMadridaudbutdesannes1990etlafinirenCorsequinzeansplustard:

    Lentre de lhtel prsentait un petit perron fleuri, au haut duquel souvrait une double porte

    vitre. Je gravis le perron et traversai la tonnelle sous laquelle des nappes blanches avaient tdressespourledjeuner.

    Lepetitperronfleuriseraitlemme,issuduneimaginationprenne.Maislapremirephraseest

    issuedeLaRticence,1991,etvoque lhteldeSasuelo,et ladeuximeest tiredeFuir, 2005, etdcritunhtelPortoferraio.

  • DansLaSalledebain,pendantunequinzainedepages,jemesuisingnicacherquelhtelse

    trouvait Venise. Jeneme suis jamaisproccupde lui trouverunemplacementplausibledans laville, un lieu rel o le construire (les Zattere, par exemple), ni mme un lieu imaginaire o ilsrigerait.Lhtelnavaitnientrenifaadenienseigne,ctaitunhtelpurementmental,unevuedelesprit,jenemintressaisqulachambre,lintrieurdelachambreosenfermelenarrateur.Au-deldecettechambre,jaiconstruitunrseaudecouloirs,decorridors,decoudes,depaliersetdtages ( ctait un labyrinthe, nulle indication ne se trouvait nulle part ). Les autres picesnapparaissentdanslelivrequaugrdemesbesoinsromanesques,parapportssuccessifs,nonpourtenterdeconstituerunensemblearchitecturalharmonieuxetfonctionnel,maisaurythmedesscnesquejecompose,chaquepicentantcrequepoursafonctionnalitfictionnelle.

    Limage fondatrice deFaire lamour est un bref dialogue entre le narrateur etMarie devant la

    grandebaievitredunhteldeShinjuku,Tokyo.Lelivresestconstruitpartirdecetteimage,ellesestimposemoitandisquejemarchaisdanslepetitsentierabruptdelaTourdAgneloenCorse.Jai toutdesuitesuquecette imagedonneraitnaissanceun livreetnonunfilm,carctaituneimagelittraire,faitedemots,dadjectifsetdeverbes,etnondetissus,dechairsetdelumires.LafaondontjaiconstruitcethtelTokyoesttoutfaitreprsentativedelamaniredontjeconstruismeshtels,autantdiredelafaondontjeconstruismespersonnages.Car,dunpointdevuelittraire,ilnyapasdediffrenceentreconstruireunhteletconstruireunpersonnage.Danslesdeuxcas,desdtails issusde la ralitsemlentdes imagesquise formentdans limagination, lesongeou lefantasme, parfois sajoutent quelques esquisses, des petits dessins, des photos, des documents plusclassiques,desguides touristiques,unplandeTokyodtaill,desprospectusquimepermettentdelocaliserleshtelsdanslespaceetderecopierleuradresseexacte(2-7-2,Nishi-Shinjuku,Shinjuku-ku). Jenecomposeunhtelqupartirdeplusieurshtelsexistants. Je lesmlangeet je les fondsensemblepourencrerunmamesure,nourrissantmon imaginationdedtailsvridiquespuissdans la ralitquivont segreffer lhtelendevenirque jesuisen traindeconstruire.Cestvraipourleshtelscommepourlespersonnagesdemeslivresjefaisminedeparlerdhtels,maisjesuisentraindeparlerdEdmondssonoudeMarie.

    Delammemanirequilfautplusieurscentainesdekilosdarbustesaromatiquespourproduire,

    pardistillation,unflacondessencederomarin,ilfautteindrebeaucoupdevierellepourobtenirleconcentrduneseulepagedefiction.Cerseaudinfluencesmultiples,desourcesautobiographiquesvaries,quisemlent, sesuperposent, se tressentet sagglomrent jusqucequonnepuisseplusdistinguer le vrai du faux, le fictionnel de lautobiographique, se nourrit autant de rve que demmoire,dedsirquede ralit.Un telmlangedinfluencesestparticulirement frappantdans lecasdelhteldeTokyo,olachambrematinspireparunechambredunhtelojavaisrsidOsakaetlextrieurparunhtelquejeconnaissaisTokyo,cequifaitquedeuxhtelsaumoinsmontservidemodlepourconstruirecethtel imaginaire,sanscompterdautreshtelsencore,SendaiouShinagawa,auxquelsjaiemprunticietlquelquedernierdtail(lascnedutlviseurqui sallume tout seul dans la chambre pour prvenir de larrive dun faxma t inspire dunpisodequimestrellementarrivdansunhteldeShinagawa).Ainsi,commeaucinma,oilestfrquentquelonmlangeplusieurslieuxpourcomposerundcorunique,lintrieuretlextrieurdelhtelnecorrespondentpas,maisformentunnouvelensemble,unbtimenthybride,fantasqueet

  • littraire,uneconstruction immatrielledadjectifsetdepierre,demtaletdemots,demarbre,decristaletdelarmes.

  • LITTRATUREETCINMA

    Jaid faireunedizainedeconfrences intitulesLittratureetcinmadansmavie, et, jusquprsent,jepenseavoirtoujourstunpeudcevant(lejusquprsentnestpasmal).Jenaipaspour autant lesprit de souvenirs prcis de confrence rate, o, devant mes cafouillages rptition, je serais devenu la cible de divers projectiles prissables, concombres demer et lazzisfusantdanslasalledeconfrence.Non,riendetoutcela.Unefoisseulement,jaifaillimvanouirsurlestrade,laNYU(NewYorkUniversity),unsimplemalaise,brefvertigesocial(maisquest-ceque je fais l ? est-ce bien la peine de continuer parler ?) et, sentant la sueur froide gagnerprogressivementmes tempes, jeme suis interrompu et jai quitt la salle enmexcusant, avant derevenirquelquesminutesplustard,toutple,pourreprendremaprestationdunevoixaltresouslesovationsmentalesduneassistancedsormaisacquisemacause(carlepublic,videmment,prendtoujoursladfensedesorateursdsemparscestvousdcouragerdtrebrillant).

    Un jour, jai fait une confrence sur la question luniversit de Princeton. Princeton a, ds

    labord,dslepremierpiedquelonposedanslenceinteducampus,dansunedeceslonguesalleschamptres silencieuses et studieuses, o tudiants et cureuils vaquent en toute quitude leursinnocentesoccupationsrespectives(lireetmonterauxarbres,mangerdesnoisettesetforniquer),cectmicrocosmeuniversitaire, o tout lemonde se connat, se jalouse et cancane, et o, chaquecoin dalle, on peut tomber sur un Pnine rincarn ou un Humbert Humbert poussantnonchalamment une bicyclette bringuebalante garnie de porte-bagages en tissu cossais, tant estprgnantici,partout,lesentimentdesetrouverentrelespagesgazouillantesdunlivredeNabokov.Aprs avoir donn ma confrence un public restreint dans lombre studieuse dune petitebibliothqueprive(confrencesobrementintituleLittratureetcinma,dontjevouspargnerailateneurpourviterunetropmanifestemiseenabme),jefusconviundnerPrincetondansuntrsbonrestaurantdepoissonsdcordeboiseriessombres,o,quelquestablesdenous,dnaitcesoir-llcrivainetcritiqueEdmundWhite.Maistrvedemondanits.notretable,prsidantlasoire,setenait le directeur du dpartement de franais de Princeton et, ct de lui, lgrement sur sagauche et on en arrivedoucemento jevoulais envenir se trouvait ununiversitairepolonais,professeurdebiologie,oudephysique(oupeut-tredebiophysique),quientrepritlafindurepasde nous raconter une anecdote, que jaimerais relater mon tour, non pas fidlement, mais, aucontraire tratreusement, le plus tratreusement possible, en ladaptant et en lenrichissant, en lamodifiantet en lenjolivant,brefenme lappropriantexactementcommecequedevrait toujourstreladaptationcinmatographiquerussiedunbonlivre.

    Voici lanecdote : ce matin-l, cet universitaire polonais (retenez-moi, ou je le dcris, on se

    voudraitessayisteetjeglisseinexorablementverslafiction),avaitprisunverreavecquelques-unsdeses collgues dans un caf voisin du campus, et, comme ils discutaient btons rompus desdiffrentes disciplines quils enseignaient et quils comparaient les caractristiques et les mritesrespectifsdelabiologieetdesmathmatiques,undesprofesseursprsentsavaitavanclhypothsesuivante:selonlui,onpouvaitdirequelesdiffrencesentrelabiologieetlesmathmatiquestaient

  • lesmmesquentrelalittratureetlecinma.Ctaitl,ilmesemble,uneintuitiontoutfaitremarquable.Ilestvraique,pourlemathmaticien

    ou lcrivain, lobjet de la recherche est uneparfaite abstraction, unobjet dimagination, unepurefiction(partirdesuvresdupass,etensinspirantventuellementdelaralit,lemathmaticienetlcrivain construisent un monde idal dont ils laborent eux-mmes les rgles), alors que lebiologiste et le cinaste doivent composer avec le rel, lobjet de leur recherche est objectif etconcret,visibleetmesurable,quantifiableettangible.Parailleurs,lemathmaticienetlcrivain,quise servent pour lessentiel de leur esprit, font un travail solitaire, qui ne ncessite pas demoyenstechniquesparticuliers(enforantunpeuletrait,onpeutdirequilsontjustebesoindunpapieretdunstylo,aujourdhuidunsimpleordinateur),alorsquelebiologisteetlecinaste,quidirigentdesquipesfortementspcialises(laboratoirescientifiqueouquipedecinma),ontbesoindematriellourd,souventsophistiquetcoteux.Pourlemathmaticienoulcrivain,lelienaveclemondeesttnu,ilstravaillentdansununiverssanscontrainte,leursvisionssontabstraites,leursquationssontimmatrielles,ilsavancent,lentement,souventdanslebrouillard,solitaires,enproielhsitationetaudoute,alorsquelescinastesetlesbiologistesontuneactivitsocialestructureetrassurante,ilssont confronts concrtement la ralit des choses, la fois dans la dimension humaine de leuractivit(contactaveclesquipesdontilssontresponsables,recherchedebudgets),maisgalementaucurmmede leur travailquotidien,quiest toujourscentr sur levivant (ah, lesactrices !).Nousavons donc, dans un cas, des hommes remarquablement quilibrs, responsables et mesurs (lesbiologistesetlescinastes),etdanslautre,hlas,desirresponsablesangoisss,desrveursonanistesquiontperdutoutcontactaveclaralit(ehbien,jevoisquilesttempsdedireunmotdeProust).

  • LIREPROUST

    Il est rare, je crois, que lon lisedune traite lesquelque troismillepagesd la recherche du

    temps perdu (mais comment diable peut-on crire des livres aussi longs). bien y rflchir,dailleurs,larecherchedutempsperduestsansdouteundecesrareslivresquejaidavantagereluquelu,piochantrgulirementdedansaucoursdesannes,etnesachantplus trsbien,finalement,pour certains passages que jtais en train de relire, si je les avais dj lus aumoins une fois aupralable.

    Parsarichesseetsesdimensionsexceptionnelles,larecherchedutempsperduestunlivrequi

    nousaccompagnetoutelavie.Ilsepassedailleurssouventpourmoilachosetrange,salecture,ousarelecture,enrelisantdixansplustardquelquepassagequejavaisdjludixansplustt,ouenendcouvrantunautre,dontjenemesouviensplus,ouquejenavaispeut-tremmejamaislu,maisquimenrappelleundjlu,parlintermdiairedetellieu,oudetelpersonnage,tantlesunsetles autres sont troitement imbriqus et intimement lis dans la gigantesque toile arachnenne deluvre, que surgisse alors dans mon esprit, exactement comme de la tasse de th du narrateurlorsquil reconnat le got du morceau de madeleine tremp dans le tilleul, lessence mme duvolume que jtais en train de lire lpoque, lodeur et la texture de ses pages, le cuir souple etmallable de la reliure de ldition de la Pliade que je lisais cemoment-l, la lgret de sonpapierbible,maisaussilefauteuildanslequeljtaisassis,lachambretoutentiredelappartementdemongrand-preojevivaisalors,lesgrandsrideauxdeveloursjaunefanfreluchesetlalumiredoredelalampedelecture,lebeautapispersan,lesmeublesdelapice,lelit,labibliothquevitrerempliedelivresetdepilesdemanuscrits.Toutcecietencorelodeurparticuliredecettechambre,cemlange de renferm et de poussire quime parcourt alors fugitivement la narine. Il ne sagitnullementduneffortdelammoire,dunetensiondelespritouduneprouessedelaconcentration,maisdunepuremagie,decettepuremagiequinouspermet,parfois,auhasarddungotoudunparfumreconnudanslavie,defairesurgiruninstantlepassdansleprsent,etderetrouverainsilespacedequelquessecondes,intacteetinchange,nonpasdefaonintellectuelleetdlibre,maisdefaonpurementfortuite,sensibleetsensuelle,lessencedecequiestjamaisdisparu(endautrestermes,etpourdirevite,letempsperdu).

    Javaisunevingtainedannesquand jaiabordpour lapremire foislarecherchedu temps

    perdu,avecbeaucoupdeprudenceetdecirconspection(commesilelivre,parsesdimensionsetsarputation, avaitquelquechosedintimidant, commesi jentaispasencore forcmentdignede lelire moi-mme, et que je devais louvrir avec beaucoup de prcaution), et, avec une dsinvoltureabsolue,jaisauttoutelapremirepartie,Combray,surlesconseilsdemamre,pourcommencertoutdesuiteparUnamourdeSwann,plusromanesqueetpluslger,plusbrillant,plusdrleetplusvivant,avec,dentre, la jouissivedescriptiondupetitclandesVerdurin.Ilestvrai,dailleurs,que,pourceuxquisemesurentpourlapremirefoisuntelsommetdelalittrature,etquinesontpas,commejelesuisdevenumoi-mmeaveclesannes,forcedelecturesetdexpriences,undecesvieux anapurniens qui sillonnent les sentiers des lettres les plus pentus avec une agilit de gardon(avecdjplusieurssommetsdelgendeleuractif,lesplusfabuleuxhuitmilledelalittrature

  • derrire eux,Ulysse,Au-dessous du volcan, LHomme sans qualits, LeQuatuor dAlexandrie),UnamourdeSwannestsansdoutelamanirelaplusfaciledaborderlarecherchedutempsperdu, lavoie daccs la plus aise, la plus simple et la plus balise, vers ce sommet de la littrature duXXesicle.

    Quelque six cents pages plus loin, six cents pages plus tard, dans un bungalow de la cit

    administrativedAndHeb,nonloindeMda,enAlgrie,parprsde40lombre,lafentredeluniquepiceo jevivais largementouvertesur lagrande terrasseensoleille, je lisais lombredes jeunes filles en fleurs lombre des plants de tomates que nous faisions pousser dans le petitjardin.Lesoleiltapaitfortsurlaterrasse.Lespierres,brutes,malnivelessurlesol,taientbrlantessouslaplantedemespieds,lorsque,interrompantuninstantmalecture,jefaisaisuntourenmtirantoumemassantledos,et,revenantverslelivrequejavaislaissouvertderriremoisurlachaise,jereprenaisma lecturedans lombre frachedubungalowdAndHeb.Parfois, ressortantmachaisedcoliersurlaterrasse(lessentieldumobilierdontjedisposaisdanscettemaisonmavaittfourniparlelyceojtaisprofesseur,et,si,laprs-midi,jelisaissurunechaisedcolier,lesoir,jelisaisdansunlitdedortoirbarreauxquonmavaitprt,unoreillerderrireledos),jeminstallaisenborduredupotagerojefaisaispousserquelquessaladesetdeuxoutroisradis,etjelisaisainsilarecherche du temps perdu dans lmolliente tideur de cette fin daprs-midi, tandis que le soleildclinait progressivement lhorizon. Bientt, dailleurs, il ny avait plus dombre surmes pieds(cestquejavaisdpasserductdeGuermantes).

    Combiendepages,aujuste,sparentcettechaisedcolierdAndHebdufauteuildelachambre

    coucher de lappartement de mon grand-pre o, il y a prs de trente ans, jouvrais pour lapremire fois la recherche du temps perdu et lisais la premire phrase du livre (qui ntait pas,curieusement : Longtemps, je me suis couch de bonne heure , car javais commenc parUnamourdeSwann),combiendepageslasparentdufauteuilbleuturquoisequejaisouslesyeuxdanslagrandepicedelamaisondeBarcaggio,o,ilyaquelquesmoisencore,jerelisaisunpassagedla recherche du temps perdu dans ldition Bouquins (robuste dition tout-terrain, quon peutemporterlaplageetenpromenadedanslemaquis),etcombiendetempslasparedautresfauteuilsencore, dans dautres villes, dans dautres pays, combien de pages, en somme, combien de pagescrites et combien de pages lues, combien de moi-mmes diffrents et semblables sparent cepremierfauteuildelachambrecoucherdelappartementdemongrand-preojailuProustpourlapremirefoisdecefauteuilbleuturquoisequejaisouslesyeuxdanslamaisondeBarcaggio?Combiendetempsetcombiendemoi-mmes?Jenesaispas,jenemesouviensquedecesquelquesfauteuils,lefauteuilenveloursgris-bleudelachambredemongrand-pre,lachaisedcolierunpeuraidedubungalowdeMdaetlefauteuilbleuturquoise,immobileetpoussireux,quejaiprsentsouslesyeuxdanslagrandepicedelamaisondeBarcaggio.

    Lesmeilleurslivressontceuxdontonsesouvientdufauteuildanslequelonlesalus.

  • MOI,RODIONROMANOVITCHRASKOLNIKOV

    JailupourlapremirefoisCrimeetchtimenten1979,auPortugal,surlesconseilsdemasur.

    Javais vingt et un ans, je navais rien lu auparavant, pas de littrature, seulement quelques perlesisoles, commeLaMtamorphose de Kafka ouLtranger de Camus. Je ne me souviens pas queCrimeetchtimentmaitparticulirementplu.Non,cestbienau-deldaimeroudadmirerunlivre.Mes yeux, simplement, se sont ouverts. Ce fut une rvlation. Unmois plus tard, jememettais crire.Cest ce livre-l, cestCrimeetchtiment quimaouvert les yeux sur la forcequepouvaitavoirlalittrature,sursespouvoirs,sursespossibilitsfascinantes.EnmidentifiantaupersonnagedeRaskolnikov,enconnaissantcefrisson-l,demidentifierRodionRomanovitchRaskolnikov car je me suis tout de suite identifi au personnage terriblement ambigu de Raskolnikov , jecommettaisunmeurtremoi-mme.En tuant cettevieilleusurire cepou, lexpressionestdeRaskolnikov, jaccompagnais lecheminementde lassassin, jepntraisdanssespenses, javaispeur avec lui, je sortais en sa compagniedans la rue et jemontais, le curbattant, chez lavieilleusurire,unehacheattachedans lintrieurdumanteau,paruneboucle spcialementcousueceteffet (jadore cedtail pratique, vertigineux).En tuant, fictivement, cette vieille usurire dansunlivre, cest la premire fois que je prenais conscience des pouvoirs terribles que pouvait avoir lalittrature.Cepersonnagecettudiant,cetassassinctaitmoi.Jepressentais,sanspouvoirencorele formuler,quunedes forcesmajeuresde la littrature rsidaitdanssonambigut.La littrature,ctaitcedevaittoujourstredusoufre,delincandescence,delacide.Cestparcequecestunassassin que jemtais identifi que cette lecturema autant troubl.Avec cette lecture, un nouvelhorizon souvrait devant moi. Le crime de Raskolnikov a eu autant dinfluence sur la vie dupersonnagedefictionquestRaskolnikovquesurlamienne,surlapersonnerelledevingtetunansquejtaislpoque.LecrimedelavieilleusuriredePtersbourgatfondateur,aussibienpourlaviedeRaskolnikovquepourlamienneluidevenantassassin,etmoi,crivain.

    MaisilyaautrechosequimestapparupendantlalecturedeCrimeetchtiment,quelquechose

    de souterrain, de secret, de subliminal, dont je navais pas conscience sur le moment, que je nepouvaispasnommeretquejaimis longtemps identifier.Enrelisant le livre, trenteansaprsmapremire lecture, je crois que jai trouv, cest lusage que Dostoevski fait du plus tard , delaprs-coup,cetteimmixtionlimite,ponctuelle,dufuturdansleprsent,quennarratologieonappellelaprolepseetaucinmaleflashforward(lecontraireduflashback).Cettebrveintrusiondelavenir dans le prsent induit pour le personnage un sentiment de prmonition, et implique, pourlauteur,uneidededestin.

    Danslasuite,quandilseremmoraitcemomentet toutcequi luitaitarrivaucoursdecesjournes, minute aprs minute, point aprs point, trait aprs trait, il tait toujourssuperstitieusement frappparunecirconstancequi au fondnavait riendextraordinaire,maisquiluisemblaitconstammentensuiteavoirtunesortedeprdestinationdesonsort.Lavoici:il narrivait pas comprendre ni sexpliquer pourquoi, fatigu, puis, alors que le plusavantageux aurait t de rentrer chez lui par le chemin le plus court et le plus direct, il taitrentrparlaPlaceauxFoins,quineluitaitpasdutoutncessaire.()Maispourquoidonc,se

  • demandait-iltoujours,pourquoiunerencontreaussiimportante,aussidcisivepourluietenmmetempsaussiparfaitementfortuitesurlaPlaceauxFoins(parlaquelleriennelobligeaitpasser)stait-elleprsenteprcismentcemoment,cetteheure,cetteminutedesavie,avait-elleconcidprcismentavecuntatdespritetdescirconstancesquiseulspouvaientluipermettre,cetterencontre,dexercerlinfluencelaplusdcisiveetlaplusdfinitivesurtoutesadestine?Onauraitditquelleleguettait{3}!

    Jprouveunefascinationabsoluepourceparagraphe,pourcettefaonlemeurtrenayantpas

    encoretcommisdontDostoevskientrevoit,ousaitdj,queRaskolnikovsesouviendraitplustarddecemomentprcis. Jepourraispresquedire,voil,cestpoura,cestpourcetusagede laprolepse,quejaiaimCrimeetchtiment(sijenecraignaisdedcouragerlesmeilleuresvolonts).Ilyalpourmoiunprodige,untourdeprestidigitation,unemagie,maisquinariendesurnaturelleou de frique, qui est au contraire terriblement quotidienne, banale, prosaque. Cette figurefascinantedelaprolepse,quejaidpressentirlorsdecettepremirelecturesanspouvoirencorelanommer,onlaretrouvetoutaulongdeCrimeetchtiment,onpourraitpresquedirequelleenestlechiffresecret.Onpourraitmultiplierlescitationslinfini.Parexemple:Danslasuite,ausouvenirdecet instant,Raskolnikovsereprsentait leschosesdelafaonsuivante.Ouencore:Lorsqueplus tard, longtemps aprs, il se rappelait cette poque. Dans la suite , au souvenir de cetinstant, plus tard, longtempsaprs. Et jenepeuxmempcherde rapprocher cettedoucelitaniedadverbesdetempsdesplustarddemespropreslivres.LapremirephrasedeLaVritsurMarie,nest-ellepas:Plustard,enrepensantauxheuressombresdecettenuitcaniculaire,jemesuis rendu compte que nous avions fait lamour au mme moment, Marie et moi, mais pasensemble?

    UnedesscneslesplusfascinantesdeCrimeetchtimentestlascnedelaveu.Cestunmodle

    derticence(dulatinreticencia,silenceobstin),peut-tremmelecombledelarticence,ausenspremierquendonneleRobert:Omissionvolontairedunechosequondevraitdire;lachoseomise.Car laveudeRaskolnikov est un aveuqui nepassepas par lesmots.Son crime, il ne peut pas lenommer.LorsquilserendchezSoniadanslintentiondeluiavouerlemeurtre,ilnestpascapablede le formuler, il se contente de le lui faire deviner. Tout se passe dans le silence, dans le sous-entendu,dansdeschangesderegard(Ilsepassauneminuteeffrayante.Tousdeuxseregardaientlunlautre),etlascnesetermineainsi,alorsqueRaskolnikovnatoujoursrienditexplicitement: Tu as devin ? chuchota-t-il. Et Sonia de rpondre : Seigneur ! Ce fut un cri effrayant quisarrachadesapoitrine.Elletombasansforcesurlelit,levisagedanslesoreillers.Voil,laveuestfait,sansquelecrimesoitaucunmomentnomm.Toutaulongdulivre,dailleurs,lecrimeestindicible,nonseulementpourRaskolnikov,maisgalementpoursesproches(Sonia,Razoumikhine),quinepeuventquelentrevoirparfoisdanssesyeux,commeuneombremonstrueusequiobscurcituninstantlatmosphreentreeux,commequandunnuagepassedanslecieletclipseuninstantlesoleil.Mais,cequiestplustrangeencore,cestquelachoselecrime,cecrimesidifficilenommerpour les personnages semble mme indicible pour lauteur lui-mme, qui sobstine tournerautour,quilviteenpermanence,quillude,quilesquive,toutenlesous-entendantsanscesse,enlemettantconsciemmentaucentredelamoindreactiondulivre.LecrimedeCrimeetchtimentestunesphredontlecentreestpartout,laconfrencenullepart.Cestuncrimemuet,quelelecteur,commeRaskolnikov,vadevoirnommer,poursedlivrerduchtimenttacitequilinduit.

  • Dans sesCarnets, Dostoevski dit, juste titre, que, sans son crime, Raskolnikov naurait pas

    dcouvert en lui de tels problmes, de tels dsirs, de tels sentiments, de tels besoins, de tellesaspirations,unteldveloppement.Mais,au-deldusilence,ilyaunevraieangoissequinatdanslespritdulecteur.CetteangoisseestlittralementinsupportabledansCrimeetchtiment,oonfinitparbrlerdedire,davouer,pourfairecesser les tourmentsde lamenaceetde lattentevaine.Jailimpressionquuneseule foisseulement,Dostoevskidit leschosesdansCrimeetchtiment, cestdanslascnelaplusfameuseduroman,lascneosetrouverunielatrinitdulivre.Ilyal,dansune image saisissante, rassembls auborddu lit de la chambredeSonia, lassassin, laputain et laBible:Labougiedepuislongtempsmouraitdanslebougeoirtordu,clairantfaiblement,danscettechambremisrable, lassassin et lapcheresse, trangementunispour la lecturedu livre ternel. LassassincritDostoevskiproposdeRaskolnikov,etlemotrsonnedansnotreesprit.Etcestdautant plus saisissant que cest une des rares fois o Dostoevski dit les choses explicitement,nommeaussiclairementRaskolnikovcommeunassassinetSoniacommeunepute.

    AvecCrimeetchtiment,jedcouvraislapuissancedelalittrature,passesfinesses.Cenestque

    plus tardque jemesuis intressauxvritablesenjeuxde la littrature, lesquestionsde forme,demanire,derythme,deconstruction:lasubtilitetleraffinement.Dostoevskinestsansdoutepasungrandstyliste.Quimporte.Crimeetchtiment,jelaiprisdanslagueule.UnlivredoittrelahachequibriselamergeleennousditKafka.Lahache?CestletranchantscintillantdecettehachelalittraturequejaivubrillerpourlapremirefoisdansCrimeetchtiment.

  • LEJOUROJAIRENCONTRJRMELINDON

    CestuntlgrammequifutmonpremierlienavecJrmeLindon,jerevoistrsbienlepapier

    ple et bleut et les mots impersonnels crits la machine sur des bandelettes de papiers blancscolles les unes ct des autres, jen ai pris connaissance devant la chemine de la maisondErbalungaetjetchaisdecontenirmonexcitation,jenesaisplusexactementcequitaitcritsurcetlgramme, cedevait tre unmessage trs simple, JrmeLindonmedemandait sansdoutede lerappeler,mais jemesouviensque je ressentaisuncalmetrangeen regardantcepapierentremesmains,pressentantquilrecelaitlaconfirmationenpuissancedelorientationdemavie.

    JenaiparlJrmeLindonquelelendemain,depuislapetitecabinetlphoniquedelaposte

    dErbalunga.Jemesouviensparfaitementdespremiersmotsdecetteconversation,moirecroquevilldanslacabinevitrelintrieurdelaposte,lattebaisse,unemainsurlercepteurpournepasenperdreunemiette,etluimedemandantdentresijavaisdjsignuncontratavecunditeur.Non,lemanuscrit deLa Salle de bain avait t refus par toutes lesmaisons ddition qui je lavaispropos,etiltaitrestensouffranceauxditionsdeMinuitdanslebureaudAlainRobbe-Grillet,quienseignaitalorsauxtats-Unis,JrmeLindonnelayantdcouvertqueparhasardunjourquilvaquaitdanslimmeuble(unarrosoirlamain,quisait,commeilmestarrivdelevoirparlasuite,ilauraittrsbienpufairesiennecettephrasedeBeckett,jelacitedemmoire,cestdansLExpulsoudansMolloy,ilnyaquemoiquicomprennequelquechoseauxtomatesdanscettemaison).

    partirdecejour,etpendanttouteladuredumoisquisuivitjavaisrenvoylecontratsign

    parlaposte,maisnousnenoustionspasencorevusilmetlphonaitenCorseuneoudeuxfoisparsemaine,chezlesvoisinsquioccupaientlapetitefermeencontrebasdelamaison(ilyavaitcinqminutesdemarchealler,etcinqminutesretourentrelesdeuxmaisons).Jarrivais,toutessouffletravi, et nousdiscutionsde choses et dautres au tlphone, demes influences littraires et demonmanuscrit.lpoque,celameparaissaitnormalquunditeursintressedaussiprsauxmoindresdtails lilliputiens du manuscrit dun inconnu. Le jour de Nol 1984, il ma mme tlphon Bruxelles,chezmesparents,ilavaitunpetitdoutesurlaformequilfallaitprfrer:unesinusite,pour lui, ntait rien que banal ou une sinusite, pour lui, navait rien que de banal . Il aurait,certes, pumappeler le soir du rveillon,mais, avec beaucoup de sagesse, il a prfr attendre lelendemain,jugeantsansdoutequelaquestionpouvaitattendrejusquaudjeunerdu25dcembre.

    Finalement,nousnoussommesrencontrspourlapremirefoisunaprs-mididedcembre1984.

    Je me souviens trs bien du premier regard que Jrme Lindon ma adress ce jour-l,incroyablementdroit,jaisentiunregardinfaillibledslepremiercoupdil,unregardquivalue,quijaugeetquijuge,celafaisaitmoinsdecinqsecondesquejtaisenfacedelui,ilvenaitdeseleverdesonfauteuilpourmaccueillirdanssonbureaudutroisimetagedelarueBernard-Palissy,etiltaitentraindesedemander,aveccesentimentdurgence,decuriositetdevivacit,quifaisaitdeluiunsigrandditeur,sijtais,ounon,plusgrandquelui.Maisriennetransparutdanssonattitude,ildemeuraimpassibleetmefitasseoir,aucuneexpressiondedceptionsursonvisageenconstatantquejtais trs lgrement plus grand que lui, peut-tre une infime contrarit contenue, un fugitif

  • sentiment damertume tout aussitt chass de son esprit (bah, les jeunes auteurs nauront plus lerespectdesanciens,llmentairepolitessedtrelgrementpluspetitqueleurditeur).

    Je nai pas beaucoupdautres souvenirs de notre premire conversation,mais je revois encore

    trsbien sonbureau, lestagresde livresauxmurs,blancetbleuavec ltoiledeMinuit,ouauxjaquettes multicolores des innombrables exemplaires des traductions des auteurs de la maison,beaucoup de choses nouvelles commenaient pourmoi ce jour-l, qui allaient devenir rituelles etimmuables,lerendez-vousdemidietdemipourallerdjeuner,sacavalcadedanslesescalierspourveniraccueillirlevisiteuretluiserrerlamain,sontrslgeressoufflementaprsuntelraid,lalentemarchevers le restaurantLeSybarite, lchangedenouvelles et lespetitesplaisanteries changesdanslarue,safaondelesesquiveretderelancerlaconversationaprsuninstantdesilence.Cedontje me souviens aussi, ce qui ma frapp demble, cest la capacit quil avait dsamorcer lestensions, avec un mlange dassurance autoritaire dans le regard qui imposait le respect et unedouceurdanslesgestes,dansleglissdesmainsetlonctuositdelavoixquiapaisaitlinterlocuteuretparaitparavancesesventuelscoupsdegriffes,lamaniredecesdompteursaguerrisaucontactdes grands fauves particulirement vulnrables, dangereux et imprvisibles que devaient tre jecommenaislepressentirlescrivains.

    En sortant de ce premier rendez-vous, en cette fin daprs-midi de dcembre 1984,mes forces

    mabandonnrentpeupeu,tropdechoseslafoistaiententraindesaccomplir,tropdmotions,etjemesuisassissurletrottoir,ruedeRennes,ctaitlaveilledeNol,ilfaisaitnuit,desdcorationspendaientdesfilsauxdevanturesdesmagasins,jtaisassisauborddelachausse,lefronthumidedetranspiration,lespharesdesvoiturespassaientsurmonvisage,monregardsebrouillaitetjemesentaismvanouirlentement,jesuivaisdesyeuxlesfeuxarriredesvoituresquisloignaientsurleboulevard Saint-Germain, je regardais le ciel, je regardais la ville, javais relev le col de monmanteau et je ne bougeais plus, jtais assis l dans la rue Paris vers six heures du soir, javaisvingt-septans,bienttvingt-neuf, jevenaisdequitter JrmeLindonetLaSalledebain allait trepubliauxditionsdeMinuit.

  • POURSAMUELBECKETT

    Au dbut des annes 80, jai crit une lettre Samuel Beckett. Je lui expliquais que jessayais

    dcrire,jajoutaisquejesupposaisquildevaittretrssollicitpardesinconnusetjeluiproposais,plutt que de lui demander son avis sur un de mes textes, de faire une partie dchecs parcorrespondance,dontlenjeuseraitlalecturedunepicedethtrequejevenaisdcrire.Jegagnais,illisaitmapice,etmedonnaitsonavis.Ilgagnait,jerelisaismapice,tterepose.Jeterminaismalettreainsi:aucaso,1.e4.Parretourducourrier,SamuelBeckettmarpondu:Lesnoirsabandonnent.Envoyezlapice.Cordialement.SamuelBeckett.Jeluiaienvoymapice,etuneoudeuxsemainesplustard,jaireuunnouveaupetitmotdesamain,ilavaittenusapromesse:ilavaitlumapiceetmeconseillaitdabrgercertainspassages.

    Plustard,beaucoupplustard,lchelledutempstelquejelepercevaislpoque(disons,quatre

    ansplus tard), jeme trouvaisdans lebureaude JrmeLindon, rueBernard-Palissy, Paris.Monpremierroman,LaSalledebain,venaitdeparatre,lelivreavaitttrsbienaccueilliparlacritiqueetnosrelationstaientdesplusdtenduesetcordiales.lafindenotreentretien,jemelveetjeluitendslamainpourprendrecong.Voustesbienpress,medit-il,rasseyez-vous,bavardonsencoreunpeu.Jemerassieds,etnouscontinuonsparler.Laconversationpatineunpeu,jenecomprenaispas trs bien o il voulait en venir (apparemment, il maniganait quelque chose). trois heuresprcises, le tlphone sonne, et JrmeLindon se jette en avant sur son bureau pour dcrocher letlphone(ilavaitentoutescirconstancescettefaonprcipitededcrocher,commesilsagissaitdeprendrelappareildevitesseavantquilnesvapore),etildit,dunevoixcalme:Jedescends.Il raccroche et me dit : Venez, je vais vous faire rencontrer Beckett. Nous descendons, lunderrire lautre, dans le sombre et raide escalier en colimaon des ditions deMinuit, et SamuelBeckettestl,aupremiertage,danslembrasuredelaporte.Jesuisextrmementintimid,jenesaisplustrsbiencequeLindonluidit,jenesaispluscequejedis,jenesaispluscequeBeckettdit.Jenesais plus rien, en somme.Ah, commemmorialiste.Dansmon souvenir mais peut-tre nest-cemme pas un souvenir, seulement une vague tentative de reconstitution de la scne , nous nousserrons la main debout dans lembrasure de la porte et trois choses me frappent simultanment :dabord,lesjambesextrmementfaiblesetfragilesdeBeckett,ensuitelemanteauquilportecejour-letquejerevoisencoreaujourdhui,court,finementpiquetdelainegrise,etenfin,etcestpeut-treleplusextravagantpourmoi(maissommetouteasseznormal,sionyrflchit),Beckett,quandilparlefranais,aunaccentirlandais.

    Danslesannesquisuivent,jecroiseraiencoreuneoudeuxfoisSamuelBeckettdanslesbureaux

    desditionsdeMinuit,toujoursaummeendroit,danslembrasuredelaportedupremiertagedela rue Bernard-Palissy (une fois, ma sur est galement prsente). Jusqualors, je navais encorejamaisenvoymeslivresBeckett(parpudeur,ougne,outimidit,jenesaispas),mais,pourmontroisimelivre,LAppareil-photo, jemesensplusenconfiance,et,commecela faitdjquatreansquejeparlergulirementdeBeckettavecJrmeLindonquandnousdjeunonsensemble,quejenemanque jamais de demander de ses nouvelles et queLindon amaintes fois eu loccasion de fairesavoirBecketttouteladmirationquejeportesonuvre,jedisLindonquejesouhaiteddicacer

  • monlivreBeckett.Finalement,etcertainementpaslalgre(toutesproportionsgardes,jaidpasserplusdetempsrflchir laddicacequcrirele livre), jcris :PourSamuelBeckett,avecmon immenseestime,mon immense respect etmon immenseadmiration.Trsbien,meditLindon,jeluiporterailelivre.Becketttaitdjtrsaffaibliencemoisdejanvier1989,maisJrmeLindonmarapportquilavaitttrstouchparmaddicace.Jaimmesuparlasuite,parJrmeLindon, qui se rendait quotidiennement son chevet et cest l une scne que jai beaucoup depudeurrapporteretencoreplusdmotionimaginerque,Becketttanttrsfaibleetalit,JrmeLindonluialuunjourlafindeLAppareil-photovoixhautedanssachambre.

    Jrme Lindon est mort en avril 2001, et un jour de 2002 que je passais au cimetire

    Montparnasselarecherchedesatombe, jesuis tombparhasardsurla tombedeBeckett,quiestenterr non loin de lui. Il faisait trs beau. Des jardiniers taient en train darroser les pierrestombalesgrandeeau.Jemesuisarrt,et,deboutdanslalleducimetire,jairegardlongtempslasurfacelissedumarbremouilldelatombedeBeckettquibrillaitausoleil.

  • LERAVANASTRON

    Aumur,unclou,telunpluvier,pendaitunravanastron.Unquoi?Unravanastron.Lemotmestapparuun jour limprovisteaubasde lapage71de

    Watt. Ce fut comme un blouissement, un pincement de plaisir, une nigme et un dfi, le motmystrieuxsestinscritimmdiatementdansmammoire(fautivement,audemeurant,carlongtemps,aveclgret,jedisaiszavanastronpourravanastron).Maisbon,unzavanastron,quandonnestpastatillon.

    Aumur,unclou,telunpluvier,pendaitunravanastron.Portparladmirablebalancementdelaphrase,jemedemandaisquandmmeparfoiscequecela

    pouvaitbienvouloirdire.Dansnimportequeldictionnaire, jepouvais, aubesoin, trouvercequtaitunpluvier,maisun

    ravanastron, non. Jai pluch le Larousse, jai fatigu le Robert, jai feuillet le Littr rien (jepouvaisdautantmoinstrouverceravanastronquejelavaistoujourscherchlalettrez).JaifiniparmenouvrirunjourJrmeLindon,jerevoistrsbienlascne,sansdouteaurestaurantLeSybarite (nous djeunions l de toute ternit, seul changeait le plat du jour). Aprs un instant derflexion,unpeuprisdecourtparlaquestion(assezsaugrenue,ilestvrai),voyantdautantmoinscequejevoulaisdirequejeluiparlaisdezavanastron,etnonderavanastron,JrmeLindon,lamouecontrarie,dungestevagueetondulantdelamain,commepourchasserunmoustiqueinvisiblequilimportunait,asupposqueBeckettavaittrouvlemotdansunedecesinnombrablesencyclopdiesquilaffectionnait,mais jevais luidemander, jevais luidemander,ma-t-ildit, jevaisdemanderSam.Jenaiplusjamaiseudenouvelles.

    Enfait,envrit,jemenfoutais,decequtaitunravanastron.Jenesavaismmepascequtait

    unpluvier.lpoque,bienentendu.Unmur,oui,jevoyais.Unclou,pasdesouci.Jaiquandmmecrit plusieurs livres. Mais la premire fois que jai lu la phrase, je lavoue, ces deux termesfamiliers,mur et clou, faisaient pendant ces deux termes fascinants, aux sonorits rjouissantes etvaguementinsolentes,pluvieretravanastron.Et luniquecordeaudes trompettesmarines,nonplus,remarquez,jenaijamaistrsbiencompriscequecelavoulaitdire(pourresterdanslesinstrumentsdemusique).Dailleurs,maintenantquejesaiscequelaphraseveutdire,quejepeuxcertifierquelleaunsensetque jepourrais, lecaschant, laffadiren lexpliquant, jeme rendscomptequecestdans sa forme, et nullement par son sens, quelle mavait bloui. Dj, lpoque, en la lisantattentivement, je pouvais imaginer ce quelle tait cense dcrire, je pouvais imaginer unmur, jepouvais imaginer un clou sur cemur,mais, ne sachant ni ce qutait un pluvier ni ce qutait unravanastron, limagequi commenait doucement natre dans les brumesouateusesdemonespritrestait purement abstraite, pur vertige de rythme et de sonorit, cliquetismental de couleurs et deconsonneslalittrature,mesagneaux.

  • DANSLEBUS63

    Maconnaissancede luvredeBeckett est trs approximative, incomplte, lacunaire, pleinede

    faillesetdecontradictions,deconfusionsdanslesnoms,defloudansledroulementdesanecdotesetdevaguedanslachronologie.Quelvaguedtestable,diraitMolloy(ouMalone,jenesaisplusmoi,lesrfrences).Maiscetteapproximationcomptepeuauregardduchoc,toujoursvivant,dontje ressensencoreaujourdhui lesondesattnues,que jaieu ilya trenteansavec la rencontredeluvredeSamuelBeckett.Cest la lecture laplus importanteque jai faitedansmavie.Monseulmodle, ai-je dit Jrme Lindon, quand il a publi mon premier roman. Je ne me suis pas proprementparler identifiauxpersonnagesdeBeckett, jenemesuispas identifiMolloy,ouMalone,mais jai compris, en lisantBeckett, que ctait l une faon dcrire possible. Les autrescrivains que jadmirais, Proust, Kafka, Dostoevski, je pouvais les admirer sans avoir besoindcrirecommeeux,maisavecBeckett,ctaitlapremirefoisquejemetrouvaisenprsenceduncrivain auquel jai senti inconsciemment que je devaismemesurer, me confronter, de lempriseduqueljedevaismelibrer.Sansentrevraimentconscient,jemesuismiscrirecommeBeckett(ce qui nest pas une solution quand on cherche crire car, qui quon soit, vautmieux crirecommesoi).Jaitauboutdecetteimpasse,jaiconnuunepriodedabattementetdedpression.Celaatunepreuvedouloureuse,maissalutaire,jaidmedfairedecetteinfluencedcisive,deceregardterriblementlucidesurlemonde,noir,pascalien,enmmetempsqueporteurdnergieetdunhumourtriomphant.

    Dune certaine faon, luvre de Beckett est inabordable, ou, pour le dire autrement, tous les

    critres habituels de prsentation dun livre sont ici caducs, inappropris, dbiles, inoprants. Engnral, pour prsenter un livre, on voque son histoire. Ici, lhistoire est absente, et lintrigue,lanecdote, rduiteauminimum.Lhistoirenestpas lenjeu,cenestpas lque le livrese joue,cenest pas lessentiel. Il serait vain et tmraire (ou frivole et vexatoire , pour reprendre desavoureuxadjectifsdeBeckettdansMurphy)devouloiressayerdersumerMolloy,MalonemeurtetLInnommable.Onchoueraitncessairement remplacer lesmotspar lesmots,quand il sagitdeBeckett.Jailamourdumot,lesmotsonttmesseulsamours,quelques-uns(Ttes-mortes).Lecontexte historique est tout aussi absent de luvre de Beckett, il nest jamais fait allusion unesituationpolitiqueouuncontexte social, nous sommesdansun tempspurprservde lhistoire,nous sommes dans un monde atemporel. Mais o sommes-nous, alors ? Nous sommes dans uneconscience,mesemble-t-il,danslespritdeBeckett,noussommesdepassagedanslespritdeBeckett,et nous y vivons heureux quelques heures, le temps de la lecture. Les personnages que nous ycroisons, lesMolloy,Moran,Malone,Mahood,Worm,sontpeinecaractriss,fors leurs infiniesinfirmits,quifrisent lexhaustivitdesmisresphysiquesquipeuventnousaffecter. Ilsprennent laparoletourderle,maisnesontpasvraimentdiffrencis,paraissentinterchangeables,MolloyetMoran semblent des reflets lun de lautre, lun pouvant passer pour une projection de lautre, leproduitde son imagination, son rveou saconscience. Jiraismmeplus loin, ils sont tous, desdegrsdivers,desreprsentantsdununiquenarrateur.Voicimonhypothse:ilyadanslatrilogiedeBeckett,demmequedanslarecherchedutempsperdu,ununiquenarrateur,jemploiedesseinleterme si proustien de narrateur . Et, si Grard Genette a pu rsumer toute LaRecherche dunradicalMarceldevientcrivain,nouspourrions,surlemmemodle,rsumerlensembledela

  • trilogieparcettesimpleformuleMolloydoitcontinuer,carMolloy,ds lapremirephrasedupremierlivreJesuisdanslachambredemamre.Cestmoiquiyvismaintenant.Jenesaispascommentjysuisarriv.Dansuneambulancepeut-tre,unvhiculequelconquecertainement,nepeutpascontinuer,maisMolloydoitcontinuer,etMolloyvacontinuer.Continuerquoi?Cenestpas prcis. Il doit continuer, cest tout. Continuer. vivre ? mourir (Malone) ? rechercherMolloy(Moran)?crire?parler?(Cependantjesuisobligdeparler.Jenemetairaijamais.Jamais.)Continuer.CommesiBeckettenfaisaitunverbeintransitif.Toutaulongdestroislivres,perdantouchangeantdenom,commedespeauxmortesquitombentlesunesaprslesautresaprsdesuccessivesmues,devenantMoranoudevenantMalone,nedevenantplusquunevoixfinalementlavoixdunarrateurquifinitparperceretsaffranchirdetouslesprte-nomsquellestaitinvents,lavoix de linnommable qui finira par les nommer aussi, tous cesMurphy et consorts, quand jypenseautempsquejaiperduaveccespaquetsdesciure,commencerparMurphy()alorsquejemavaismoi sous lamain, croulant sousmes propres peau et os, des vrais, crevant de solitude etdoubli,Molloycontinue,ilsacharne,ildoitcontinuer,ilsaitquilnepeutpascontinuer,ilsaitquilvacontinuer.Ilfautcontinuer,jenepeuxpascontinuer,jevaiscontinuer.auraitputrelapremirephrasedeMolloy,cestladerniredeLInnommable.

    Commecheztouslesgrandsauteurs,commedanstouslesgrandslivres,cestdansdesquestions

    derythme,dedynamique,dnergie,dansdescritresdeformequelelivresejoue.Lavoieavaittouverte par Flaubert cent ans plus tt, quand il rvait dun livre sur rien ( un livre sans attacheextrieure,quise tiendraitde lui-mmepar la force internedesonstyle,commela terre,sanstresoutenue, se tient en lair ). Mais mme de ce rien flaubertien, comme ultime matireromanesqueexploitable,Beckettparatsemfier.Beckettsemfiedesagrmentsdurien,commeilsemfiedesoutilsquipourraient lexprimer.Beckettnevisequ lessentiel,dnudant la languejusqulospourapprocherunelangueinatteignable.Silchoisitdcrireenfranais,cestparcequele franais lui apparat comme une langue o lon peut crire sans style, alors que langlais luioffriraittropdoccasionsdevirtuosits.Mais,ilya,jecrois,quelquechosedeplusdansluvredeBeckett,quelquechosequisesitueau-delmmedulangage.Au-deldulangage,ilrestequoi,alors,dansunlivre,quandonfaitabstractiondespersonnagesetdelhistoire?Ilrestelauteur,ilresteunesolitude,unevoix,humaine,abandonne.LuvredeBeckettestfoncirementhumaine,elleexprimequelquechosequiestduressortdelavrithumainelapluspure.Ilyabeaucoupdcrivainsquonpeutadmirer,maisilyenatrspeuquonpeutsimplement,au-deldeladmirationlittraire,aimer.EtmerevientalorsenmmoireunpomedeVillon,qui,cinqcentsansdedistance,sonneparfoiscommeduBeckett,quinousparviendraitdansunsouffledeventmlauxgrincementsdescordesdespendus:

    Vousnousvoyezciattachscinq,sixQuantlachairquetropavonsnourrieElleestpiadvoreetpourrie,LapluienousadbusetlavsEtlesoleildesschsetnoircisPies,corbeauxnousontlesyeuxcavsEtarrachlabarbeetlessourcils

  • LepremierversdupomedeVillonest : Frreshumains,qui aprsnousvivezet,danscefrrehumain,ilmesemblereconnatrelesentimentquonpeutprouverlalecturedeBeckett:celuidavoirtrouvunfrrehumain.

    Pourautant, luvredeBeckettnestpasdifficile,elleest laportedunenfantdevingt-trois

    ans. Javais vingt-trois ans quand jai dcouvert les livres deBeckett, je vivais alors Paris danslappartement de mon grand-pre. Jai luMolloy dans une bergre (ou une marquise, noblesseoblige),envieuxveloursbleuple,letissulgrementrpauxbras,danslachambrecoucherdelappartement de la rue de Longchamp, je me revois dans le fauteuil,Molloy dans les mains, lacouverturepaisse,lescaractrestrsnoirs,lesbellesetgrandesmajuscules(leJ,leC,leM,leQ),etles virgules, ici et l, grosses comme des gambas, qui parsemaient les phrases et les dcoupaientimpeccablement.ctdecettemarquise,cestunechaisedejardinquipourraitvenirprendreplacedans le garde-meuble demammoire, la chaise de jardin verte en fer forg sur laquelle je lisaisLInnommabledansunealleensoleilledesjardinsduTrocadro,lesphrasessemlantmaintenantauxlieuxdansmonesprit,tandisque,dansmammoire,sestompelebruissementdeaucontinudesfontainesdesjardinsduTrocadroquiaccompagnaitmalecture.MaiscestpourMalonemeurtquaoprdefaonlaplusradicalecettealchimiemystrieuseentreunlieuetunlivre.JenemesouvienspasdetelleoutellescneprcisedeMalonemeurt,maisjaiunsouvenirabsoludelalecturedulivre,commesi toutesmesimpressionsdelecturedeluvredeBeckett,parses,confuses, informules,messentimentsmls,debonheur,dadmiration,dereconnaissance,staientcristallisscemomentprcisdutempsetstaientfondusensembleencettefindaprs-midide1981,danslebus63,quejevenaisdeprendrepourallerrejoindreMadeleineruedesFosss-Saint-Jacques.Javaistravailltoutelajournedanslachambrecoucherdemongrand-pre,etjelisaisMalonemeurtdanslautobus,jenentaisencorequaudbutdulivre,jignorequelpassagejtaisentraindelirequai-jeludesifrappant alors que trente ans plus tard reste encore vivante et intacte la sensation de cet instant dutemps ? Je ne sais pas.Mais cest l quil faut situer la scne, sil fallait, visuellement, dans uneallgorie, reprsenter ma dcouverte de luvre de Beckett. Cest un blouissement, cest unervlation,cestunappel,uneconversion,onsongesaintPaul tombantdecheval sur la routedeDamas. Voici limage : jai vingt-trois ans et je viens de descendre de lautobus langle duboulevardSaint-GermainetdelarueSaint-Jacques,jairefermMalonemeurtquelquesinstantsplustt,etjesuisfoudroysurplace,jesuistendusurletrottoir,levisageextasi,irradidelumire,lesbrasencroix,commelesaintPaulduCaravagedansletableaudelglisedeSantaMariadelPopoloRomeet,laplaceducheval,lebus63quisloigneverslaSeinedanslacirculationetdisparatlentementdemammoire.

  • Certainsdestextesquicomposentcerecueilsontindits,dautresonttpublisinitialementdans

    desrevues(lesrevuesLittraireetSubaruauJapon,larevueConstructifenFrance,lejournalsuisseallemandNeueZrcherZeitung,larevuelittrairebelgeenlignewwwbon-a-tirercom).Certainsdecestextesontaccompagndeslivres,sousformedentretien(Moi,RodionRomanovitchRaskolnikov,pour ldition GF Flammarion de Crime et chtiment), de contribution (Le Ravanastron pour lecatalogue Objets de lexposition Beckett au Centre-Pompidou), de tir part (Lire Proust enaccompagnementdunvolumedunenouvelletraductiondlarecherchedutempsperduauJapon),depostface(LejourojairencontrJrmeLindon,pourlditiondepochedeLaSalledebainauxditionsdeMinuit),etdeprface(Danslebus63,pourlditionnorvgiennedelatrilogiedeBeckettdanslacollectionLibraryofWorldLiterature).LetexteMesbureauxestconstitudextraitsdulivreMesbureaux, luoghidovescrivo,paruen Italieen2005auxditionsAmos.Tous les textesonttrelusetparfoisamendspourlaprsentedition.

    LauteurremercielaPromotiondesLettres,dirigeparJean-LucOutersde19902011,pourson

    soutienconstant.

  • COMPOSITIONETMISEENPAGES:FACOMPOLISIEUX(14100)

    CETOUVRAGEATACHEVDIMPRIMERLECINQAVRILDEUXMILLEDOUZEDANSLESATELIERSDENORMANDIEROTOIMPRESSIONS.A.S.LONRAI(61250)(FRANCE)

    NDDITEUR:5221NDIMPRIMEUR:121267

    Dptlgal:avril2012

  • {1}LaTlvision(LesditionsdeMinuit,1997).{2}LaTlvision(LesditionsdeMinuit,1997).{3}Crimeetchtiment,traductionPierrePascal(GFFlammarion).

    LE JOUR O JAI COMMENC CRIREMES BUREAUXLURGENCE ET LA PATIENCECOMMENT JAI CONSTRUIT CERTAINS DE MES HTELSLITTRATURE ET CINMALIRE PROUSTMOI, RODION ROMANOVITCH RASKOLNIKOVLE JOUR O JAI RENCONTR JRME LINDONPOUR SAMUEL BECKETTLE RAVANASTRONDANS LE BUS 63