troisième section
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Troisième section
L’État
Communauté instituée, l’État est l’habitation suprême de l’homme
maintenant citoyen, du point de vue de l’esprit objectif1. Pour Hegel l’État, c’est
du spirituel et non une nature. Il est une volonté qui est une libre intelligence,
une pensée pensante. En lui et par lui l’Idée éthique est accomplie : immédiate
dans la famille et sous la puissance de la différence dans la société, elle se
déploie enfin comme une identité concrète, comme une totalité articulée et une.
Il est une Idée : ce qui produit sa propre réalité par la pensée et la volonté. Sur la
scène politique, le rationnel se rend effectif et l’effectif demeure rationnel.
Au sens large, il est la totalité constituée par un peuple vivant sur une
terre avec toutes ses institutions ; au sens strict, il est l’État politique, le système
des institutions politiques, les puissances éthiques suprêmes qui régissent la vie
des citoyens. L’État est un esprit singulier qui demeure au fil des siècles, un Soi
qui rassemble en son unité et son souffle la communauté des hommes libres. Il
est substantiel, premier (Platon, Aristote), mais en tant qu’esprit libre, ce qui fait
que l’État moderne hégélien n’est pas un retour à la Cité antique holiste, mais
bien quelque chose d’absolument neuf. En effet, il a laissé aller sa société et
l’individualité et il les reprend dans soi pour leur donner leur séjour politique. Il
est cet esprit un qui inhabite en ses membres, qui les prévient et qui forme le but
final de leur agir. Il n’est pas du multiple devenu Un, ou un agrégat, mais l’Un
originaire (l’union) qui se différencie en conservant dans soi ses différences.
L’État est l’achèvement de l’Idée de la volonté libre, qui articule en son
sein tous les moments du concept (U-P-S), et non pas un libre arbitre ou un
vouloir aveugle (§ 257). Et il est l’unité de la volonté objective et de la volonté
subjective, de l’institution et du citoyen. En sa constitution, il est un système de
droits, lesquels sont les formes nécessaires de la liberté étatique, et c’est lui qui a
le droit suprême à l’égard des autres cercles, comme droit d’accomplir la liberté
en tous ses degrés, et non de détruire les degrés antérieurs. Il est une volonté
singulière (un grand individu en relation à d’autres), une volonté pensante, claire
à elle-même, révélée à elle-même dans la mesure où elle se pense elle-même, se
connaît elle-même. C’est une volonté qui se sait volonté libre, qui connaît sa
destination : la liberté veut la liberté. Elle est à elle-même son propre but (elle
n’est pas un moyen pour un Autre) et son propre objet, elle s’objective dans le
système et la vie de ses institutions et dans les siens, et, comme but, elle est ce
qui se conserve en s’accomplissant et qui est à la fin ce qu’il était au
1 Chez Hegel, la religion est l’affaire de l’esprit absolu, couronnement de sa philosophie.
Certes, la religion, l’Eglise, est l’ultime fondement spirituel de l’État mais c’est une sphère
universelle, supranationale, et il faut séparer les deux, pour le Bien des deux (§ 270, Rem.). Il
en découle que l’État n’est pas religieux mais laïc, et que l’autorité religieuse ne doit pas
gouverner les affaires sociales et politiques.
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commencement, dans l’immanence de son processus. Ce vouloir rationnel
s’autodétermine et se meut soi-même sans être mû par un Autre, il est le premier
moteur immobile de la totalité de la vie éthique. Or, cette volonté qui se pense
elle-même n’est pas omnisciente, elle agit en fonction de son savoir de soi et des
autres, de sa plus ou moins grande sagacité, en fonction de sa destination et de
sa situation dans le monde, en tenant compte des circonstances et en restant
exposée au hasard. L’État s’autodétermine par la pensée et pose des actes qui
traduisent sa pensée, parfois la trahissent. Mais il est une sagesse de ce monde
qui reste imparfaite et faillible jusque dans sa manière d’être intéressée à la
réalisation de la liberté. L’État n’est pas une œuvre d’art.
L’État n’est pas une superstructure lointaine, mais le Principe du tout, ou
son but immanent. Comme esprit créateur de sa société, il est effectif à même les
us et coutumes des siens, il forme leur manière permanente et plus ou moins
consciente d’habiter sur la terre, il leur donne leur site et leur habitus politique
universel, leur èthos : il fait de l’un un Athénien, de l’autre un Spartiate. L’État,
c’est le séjour habituel des mortels, c’est là qu’il est possible d’être chez soi de
manière complète à tous les niveaux de la liberté, individuelle, sociale et
politique. Or, le sujet de l’État moderne est un esprit libre, un individu-singulier
[Einzelne], par conséquent, l’État gagne en celui-ci sa conscience de soi éthique,
universelle : l’individu le sait et le veut comme but absolu de son agir. La
disposition intérieure politique est ce consentement intelligent à l’État qui est le
sien, elle consiste à se savoir libre de manière substantielle dans l’État, à avoir le
sens de l’État. Le devoir substantiel, politique, de l’individu est d’être citoyen,
d’être membre actif de l’État qui est le sien – mais avec la possibilité d’émigrer,
donc de choisir son État. Et l’État a le droit souverain de reconnaître pour siens
de nouveaux membres conformément à ses principes.
La relation de l’État à ses membres est conceptuelle, et non pas une
interaction entre égaux : l’État est la puissance universelle qui produit les siens,
lesquels le coproduisent en retour par leur agir conscient (et non à la manière des
abeilles). Ou plutôt, telle est la vie de l’esprit étatique, son agir finalisé : l’État
se produit en produisant les siens et en se faisant produire par eux en retour,
dans la durée. L’État est l’essence et le but de l’agir de l’individu, mais il est en
même temps le « produit de son activité »2 (§ 257). La réconciliation est là :
l’universel est un avec le singulier par la médiation de sa particularité. Chacun
est chez soi auprès de son autre ; la liberté est effective, et on peut dire : « L’État
c’est nous, et nous, c’est l’État ». C’est ainsi la raison, non l’utilité ou le besoin,
qui est à l’origine de l’État. Or, le citoyen moderne ne produit plus
immédiatement son État comme le citoyen grec, mais par la médiation de sa vie
2 Les théories contractualistes font de l’individu le principe et la fin de l’État, et, en faisant de
l’État le résultat d’une libre association des volontés (un devenir-Un des multiples), elles ne
voient que cet aspect de la question et méconnaissent l’Idée véritable, d’autant que même
cette coproduction de l’État par les citoyens n’est pas une association (qui est le concept du
social), mais une union.
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civile, et par celle de sa participation au pouvoir politique sous la forme de la
représentation à l’assemblée.
C’est la société qui a pour but final la sécurité des personnes et des biens,
l’intérêt des individus singuliers comme tels, nec plus ultra, et non pas l’État.
Or, contrairement à une légende tenace, Hegel reconnaît que ce but est légitime :
dans sa doctrine c’est précisément la tâche de la société, et de l’État agissant en
elle. Sa thèse veut dire en réalité que l’État accomplit cette tâche, tout en faisant
quelque chose de meilleur, à savoir, en élevant l’individu à sa vie politique, en
lui faisant mener une vie universelle. Loin d’engloutir l’individu, l’État hégélien
le laisse aller en sa vie sociale, le libère de soi, y crée pour lui des institutions, et
enfin il l’élève à sa vie éthique suprême en lui offrant de participer de lui-même
à la vie même de l’État.
A. Le droit étatique intérieur
L’État est la liberté devenue effective dans la constitution et les mœurs
d’un peuple. La liberté est concrète pour autant que tous ses moments sont
déployés et hiérarchisés dans l’unité (§ 260). D’abord, l’existence de la famille
et de la société, ainsi que celle de la corporation qui relie les anneaux, fait que la
personne en sa particularité a pu se déployer entièrement, de manière rationnelle
et légitime, en étant reconnue en son droit comme principe vrai. Or, maintenant,
loin de se borner à sa sphère privée, la personne passe par elle-même au point de
vue de l’État, elle a souci de l’intérêt universel, elle reconnaît en l’État son
propre esprit substantiel, et non pas une force ennemie, et, en son savoir et son
vouloir, elle agit au service de l’État. L’individu ne se cantonne pas à son but
égoïste, séparé du but universel. Au contraire, le singulier s’active pour
accomplir un universel qui est le sien, le Bien vivant qui est le but final de son
agir.
La rationalité du système fait l’articulation des deux : l’universel ne se
réalise que par la médiation de l’activité de l’individu singulier, en tant que
celui-ci produit son État, et en même temps, l’individu, en accomplissant ses
buts finis particuliers, vise plus haut qu’eux, car il sait que l’efficacité de son
agir repose sur celle de l’universel. L’État moderne, loin de borner l’activité
individuelle, la particularité, la laisse se déployer et la réconcilie en l’unifiant
avec soi. Sa force est de laisser aller ses sphères familiales et sociales, de laisser
l’individu s’y répandre à sa guise, grâce aux lois et aux institutions, et de le
laisser venir de lui-même à l’État. L’État laisse le sujet s’affirmer jusqu’à
devenir un extrême autarcique, non pour l’abandonner, mais pour le laisser
revenir à soi et pour le reconduire lui-même à soi, en en faisant un principe vrai
de sa propre vie. La totalité est libre quand ses moments le sont et sont articulés
dans l’unité concrète.
Du point de vue de la société et de l’individu l’État apparaît comme une
puissance supérieure, comme autorité qui décide et légifère, comme pouvoir
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dont on dépend. Cependant, sa vitalité et sa force reposent sur celles des siens,
et, dans la mesure où il est le produit de leur activité, il est leur œuvre
universelle. Mieux, il est leur but final immanent en tant qu’il est le but
universel qui s’accomplit par leur agir, qui se produit en se faisant produire par
les siens. Le regard conceptuel consiste à saisir la partie comme relation avec le
tout (Montesquieu). La relation de l’État à ses citoyens consiste en une
réciprocité de droits et de devoirs, loin d’être celle d’un tyran face à des êtres
soumis. C’est cette articulation qui garantit la liberté politique et civile, et qui
fait la force de l’État. L’État a des droits à faire valoir à l’égard des siens, et des
devoirs envers eux, et pareillement pour le citoyen à l’égard de l’État. C’est une
relation de liberté à liberté.
Maintenant, en tant qu’esprit, et de son point de vue, l’État se différencie,
pose ses différences finies (deux esprits : famille et société) et les unifie avec
soi ; mais, en en faisant des moments idéels de sa vie, en étant l’intérieur présent
dans l’extérieur, il se rend effectif en elles et pour lui-même. Ces différences ne
sont pas pour lui des affaires étrangères en lesquelles il devrait intervenir, mais
bien ses propres sphères, ce qu’il crée continûment comme son monde. Unifiant
le fini avec soi en retournant dans soi, fonctionnant comme une seule et même
vie qui se boucle sur elle-même, il est un esprit infini en relation à soi, pour lui-
même, en étant à lui-même sa fin.
L’esprit étatique est la puissance réconciliatrice du rationnel se
manifestant à même ces sphères siennes : en pensant, il pose en elles des
institutions, et grâce à leur efficacité il se prouve et s’éprouve comme étant la
puissance universelle qui les régit, tout en étant leur but final. Ces institutions
sont notamment le mariage, la loi et le tribunal, la police et la corporation.
L’institution [Institution] est nécessaire à la bonté de la vie humaine, le vivre-
ensemble doit être institué chez l’animal politique. L’État institue sa société, et
le système des institutions civiles donne à la société sa constitution propre (§
265). Ainsi, la société n’est pas un chaos, ou un vide où des atomes se
rencontrent par hasard, mais elle est ce qui assure à des mortels distincts un
séjour particulier. L’État ne pourrait pas réconcilier avec soi un pur chaos, mais
peut informer et unir avec soi ce qui est déjà organisé, sensé.
La constitution politique fonde la constitution civile. L’État est bien un
esprit objectif : il constitue sa société civile en l’instituant, en en faisant un
monde dont le caractère éthique, pour imparfait qu’il soit, conflictuel, est
pourtant avéré. Ces institutions sont la base [Basis] ferme de l’État (§ 265) en
tant qu’elles sont le nécessaire, le ce sans quoi le Bien étatique ne peut advenir
(Platon). La société est la nécessité même et l’État est la puissance éthique qui
se manifeste dans la nécessité, et qui la transfigure en liberté. Le nécessaire est
ce que la liberté (l’État) présuppose pour se faire surgir, pour se poser en vérité.
La société n’est pas une infrastructure déterminant une superstructure politique
(Marx), mais la nécessité ou l’assise sur laquelle la liberté fait fond pour se
déployer en sa forme achevée, politique. L’État étant chez soi dans ce monde
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qu’il institue et dont les sphères sont idéelles en lui, fluides et articulées, il y est
libre. Or, l’esprit, en sa surabondance, ne s’épuise pas en ses sphères finies, bien
plutôt, il se développe dans un système d’institutions de la liberté proprement
dite : la constitution politique, qui correspond à la sphère du Concept.
L’individu est un Soi pensant, une singularité universelle. Son existence
comporte un moment redoublé : comme singularité, il est un vouloir autarcique
relatif à soi, et comme universalité il sait et veut l’État. Il lui faut donc vivre
comme homme au sein d’une société, mais en même temps comme citoyen dans
un État, i.e. vivre comme une personne privée qui est une personne substantielle.
La disposition intérieure [Gesinnung] du citoyen se nomme patriotisme, amour
de la patrie, et c’est la vertu politique même, qui est nécessaire dès lors que nous
ne conservons que ce que nous aimons (Montesquieu). C’est le consentement
intime à l’État, c’est avoir le sens de l’État comme confiance à son égard, dans
la mesure où, loin d’être « un Autre pour moi » (§ 268), il est mon monde
permanent, le séjour objectif de mon existence où je suis libre en effet. Le
patriotisme naît d’une bonne constitution. Le citoyen de l’État rationnel vit dans
la confiance, il peut se fier aux institutions civiles et politiques, ainsi qu’aux
autorités. Il n’est pas face à un Autre qui exerce violence à son encontre, ni une
Conscience vide face à un Bien vide, au contraire, il habite dans un monde libre.
La vérité reconnue de ce monde fonde sa certitude et, en tant que certitude, il
peut se tenir dans la vérité, l’habiter. Or, l’habitude du Bien le rendant
insensible, on peut être mécontent de tel ou tel point en oubliant l’essentiel.
Maintenant, par la pensée, l’État politique s’organisme soi-même en se
donnant une constitution [Verfassung] politique (§ 269) qui est nécessaire à sa
rationalité. Celle-ci dépendra donc de l’intelligence des siens. Du point de vue
logique, c’est l’Idée de la volonté libre qui se développe dans son intériorité, en
posant les institutions de l’État comme des droits politiques, et les citoyens
comme membres. La constitution politique se déploie selon les moments du
concept (U-P-S), c’est un organisme qui s’articule en trois syllogismes. S’il est
vivant, c’est comme esprit, il est donc un organisme spirituel, et non biologique.
Il se différencie en trois moments qui sont ses trois grandes fonctions et qui
forment trois syllogismes : décider, gouverner, légiférer. Le pouvoir qui est un et
le même se différencie afin d’être rationnel, afin d’être l’effectuation de la
liberté, car il ne saurait rester une unité compacte où une seule instance ou
personne détiendrait tout le pouvoir (Hobbes).
Le pouvoir [Gewalt] se différencie en posant trois pouvoirs, trois pouvoirs
qui ne se dispersent ni ne sont évanescents, mais qui bien plutôt demeurent unis
et permanents. L’État politique est l’identité concrète des différents, l’Un
originaire qui unifie et conserve dans soi ses différents pouvoirs. La différence
doit être posée de manière stable, déterminée et définitive, mais ne doit pas
devenir quelque chose d’opaque ou d’autosuffisant, ce qui romprait l’unité et
rendrait opposés les uns aux autres les divers pouvoirs. La différence doit être
quelque chose d’idéel, un moment fluide et transparent dans le processus total
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de la vie de l’État. Chaque pouvoir est un syllogisme, c’est-à-dire un tout
dynamique, dans lequel les différents moments s’enchaînent les uns dans les
autres et forment une seule et même chaîne, un unique processus. Dans un
syllogisme chaque moment est tour à tour celui qui médiatise les deux autres, et
en position d’extrême médiatisé par un autre. Chaque pouvoir est en lui-même
un syllogisme, et les trois forment ensemble l’unique syllogisme du pouvoir
politique. C’est une articulation [Gliederung] rationnelle : chacun est un anneau
et un membre [Glied] du tout vivant en lui et par lui.
Chaque pouvoir est un des droits fondamentaux de l’État et il a une affaire
étatique en propre à accomplir, dans laquelle il déploie son efficacité, dans sa
temporalité propre. Le pouvoir politique demeure une unique puissance éthique
universelle qui se produit elle-même continûment en produisant ses trois
pouvoirs et en se faisant produire par eux en retour (§ 269). Se produisant en se
faisant produire, il ne fait que se conserver soi-même. Ce n’est pas un
mouvement qui vise une fin étrangère, mais une activité (une energeia), ce qui
est à soi-même son but et qui se conserve dans son accomplissement de soi, dans
l’immanence, en étant à la fin ce qu’il était au commencement.
I. Constitution intérieure pour soi
L’État rationnel est constitutionnel. Libre par rapport à soi, il s’organise
par lui-même en se donnant sa propre constitution, en son intériorité et sa
relation à soi. Etant un Soi, un Soi souverain et libre à l’égard de soi, il pourra
alors être en rapport à d’autres États, et souverain au dehors. Or, toute
constitution n’est pas rationnelle. Outre la première (l’Un sans différence), il y a
une seconde erreur à éviter, issue de Locke et Montesquieu, qui consiste à y voir
un problème d’équilibre entre des pouvoirs opposés, hostiles par nature et
devant se limiter l’un l’autre pour empêcher l’abus du pouvoir, comme des poids
et contrepoids. Mais la séparation des trois scinde l’unité et produit un rapport
mécanique entre des parties, où chacun cherche à être seul le tout et l’unique
nécessaire, à avoir tout le pouvoir pour soi, à l’encontre des autres, comme le
montre pour Hegel l’histoire politique de la Révolution française. Sur cette
grande question Hegel présente une doctrine libérale originale.
Chez Hegel, la bonne division des pouvoirs se fait selon la logique du
concept. Ce n’est pas une théorie de la stricte séparation ou de la distribution des
pouvoirs, mais de leur identité spéculative (trois en un et un en trois). Elle ne
pose pas une séparation absolue et ferme, mais une distinction dans la relation.
Comme forme rationnelle de la liberté politique, c’est la bonne différence qui
empêche l’abus du pouvoir. Un concept est une unité dans laquelle chaque
moment se continue dans l’autre, dans la transparence, la fluidité et l’idéalité :
l’universel se continue dans la particularité et dans la singularité récapitulative.
Dans un concept, chaque moment est le tout, le tout posé selon une certaine
déterminité, et se tient dans l’unité inséparée avec le tout. Or, c’est ce qu’est
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l’État politique : chaque pouvoir est le pouvoir lui-même, mais posé comme
universalité, particularité ou singularité, et chacun est tel parce qu’il contient
dans soi les autres moments. En cette vie organique, chacun, en se produisant
conformément à sa destination, en exerçant sa fonction, produit les autres et leur
permet d’agir selon leur fonction ; et chacun, pour se conserver soi-même, pour
exercer sa fonction, conserve les autres en leur fonction. Chacun n’est efficace
qu’avec les autres, chacun s’enchaîne avec soi dans l’autre, y est auprès de soi,
c’est-à-dire libre, dans la liberté accomplie du tout. Chaque pouvoir est un
vouloir en acte, efficace, institué par la constitution, et posé dans la relation avec
les autres, contenant les autres dans soi comme un moment de son agir. Il y a
bien une séparation des pouvoirs, en ceci que chacun est une autorité distincte,
séparée des autres, mais non pas au sens où chacun serait autosuffisant. Ce
système de trois pouvoirs constitutionnels qui s’enchaînent forme l’unique
pouvoir qu’est l’État. Chacun des trois est idéel dans l’articulation du tout, dans
l’unité individuelle et autarcique qu’est chaque État pour soi.
Dans la représentation courante, les trois pouvoirs sont l’exécutif, le
législatif et le judiciaire. Mais le concept hégélien est neuf : d’une part, le
judiciaire a déjà été posé comme pouvoir dans la société et pour elle ; d’autre
part, exécutif est un nom impropre, car ce pouvoir est l’art de tenir le
gouvernail ; enfin, c’est le Concept qui pose les différences par sa division de
soi. Le pouvoir un est l’unité hiérarchisée de trois syllogismes, chacun réalisant
un côté de la liberté politique (§ 273). L’action de l’État se fait dans
l’articulation et l’enchaînement des trois dans l’unité.
a) Le pouvoir de l’universel est le législatif (P-U-S). C’est l’État en tant
que pouvoir de déterminer et d’établir ses lois. La liberté est ici une autonomie :
un pouvoir de se donner à soi-même la loi. Par la pensée le législatif a à trouver
le rationnel, à délibérer et à décider au sujet du droit, pour lui donner son
remplissement de droit positif, conforme à la Constitution, sur laquelle il repose.
C’est lui qui institue la loi dans la société. La source première de la loi, c’est
l’esprit un de l’État, qui s’exprime d’abord dans la Constitution (la Loi
fondamentale) et par là dans l’esprit des lois grâce au travail du Parlement. Le
législatif est la coaction, du prince qui veut et signe la loi, du gouvernement qui
présente un projet de loi, et du parlement qui l’examine et le vote.
b) Le pouvoir de la particularité est le gouvernement (S-P-U). C’est l’État
comme savoir et vouloir dans la conduite et la direction des affaires
particulières, intérieures et extérieures. Il agit par la médiation des divers
ministères en lesquels il est différencié pour correspondre à la particularité
variée. C’est le pouvoir de l’action libre de l’État. Il donne une direction unifiée
aux affaires sociales et politiques. Il repose sur la Constitution et sur la loi, ayant
à subsumer les affaires particulières sous l’universel légal, donc à les unifier
dans l’esprit de l’État. Il agit avec le parlement et avec le prince.
c) Le pouvoir de la singularité est le pouvoir princier (U-S-P). Il est l’État
en tant que pouvoir souverain de décider de son sens. C’est le pouvoir de la
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liberté première comme autarcie, autodétermination et indépendance, au dedans
et au dehors, bref, comme souveraineté. Le pouvoir princier est « la cime et le
commencement du tout ». L’État est souverain dans la personne de son prince
(le chef de l’État), qui l’incarne et qui est l’État étant là. La cime de l’État libre
(un esprit objectif) ne peut être qu’un sujet, qu’une libre personnalité infinie
capable d’autodétermination, c’est-à-dire capable de décider en une parole
(« Oui, Je veux »), et elle ne peut être qu’un unique individu singulier - et non
plusieurs. Le prince détient le pouvoir singulier de la décision première et
dernière, en étant l’alpha et l’oméga de l’État. Liberté subjective absolue, il est
le pouvoir de commencer de soi-même et de commander l’action de l’État, mais
en vertu de la division des pouvoirs, il n’est pas tout et ne fait pas tout, bien
plutôt, il confie aux autres sa réalisation (par exemple l’élaboration d’une loi).
Reposant sur la Constitution, il agit avec le gouvernement et avec le parlement
(qui ont aussi à décider en leur domaine), et non pas de manière isolée et
arbitraire comme un tyran. Le pouvoir princier est le pouvoir premier (mais non
pas le Seul), en tant que cime subjective souveraine, et en ce que c’est en lui et
par lui que l’État est un. En effet, le prince récapitule l’État tout entier et les
autres pouvoirs dans l’unité de sa personne, de son savoir et de son vouloir.
C’est dans l’unité de son Soi que l’État est Un, il veut l’État lui-même, son salut
conforme à la liberté. Sa décision a pour objet l’État lui-même, assumant son
passé pour agir au présent en vue de l’avenir.
L’État rationnel est pour Hegel une monarchie constitutionnelle3 en ce
qu’en celle-ci tous les moments logiques sont déployés dans l’unité singulière
subjective, personnelle. À ses yeux, c’est cette Idée de l’État qui informe les
États du monde moderne, tout en étant le fruit politique de l’histoire du monde,
qui récapitule toutes les formes antérieures : monarchie, aristocratie et
démocratie. Dans ces anciennes constitutions la différence n’était pas encore
développée, ou était tout simplement absente quand une seule autorité avait tout
le pouvoir, que ce soit le roi ou une assemblée. Or, dans l’État moderne, ces
formes sont présentes, mais à titre de moments : le monarque est unique
(monos), le gouvernement est l’affaire de quelques-uns des meilleurs (hoi
aristoi), et l’assemblée est l’affaire du grand nombre (hoi polloi). Un seul
(monos) commande souverainement en étant le Principe (archè) subjectif de
l’État.
Une constitution n’est pas un artefact éphémère en nos mains, mais une
Idée créatrice d’un peuple, sa Loi, c’est donc quelque chose de grand, de saint,
et c’est le résultat du travail de l’esprit d’un peuple, par modifications lentes et
souvent insensibles. Un peuple a toujours eu une certaine organisation et n’a
jamais été dans un état de pure nature, de néant d’organisation, où seuls des
atomes errent, en guerre. Il n’a donc jamais eu à faire une constitution ex nihilo.
3 La constitution de la V° République en France a une grande parenté avec le concept
hégélien, sauf que le chef de l’État est élu.
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Une pure atomistique sans principe serait incapable d’autoorganisation. En
outre, un esprit œuvre en fonction du savoir qu’il a de soi, de son degré de
culture [Bildung]. L’esprit qu’est un État ne peut donc informer la vie de son
peuple qu’à la mesure de sa connaissance de soi. L’intelligence des siens est
alors décisive et requiert une école de la pensée, pour le grand nombre et non
seulement pour le philosophe roi. Une constitution est effective quand elle est
entrée dans les mœurs, quand elle constitue l’âme d’un peuple qui la reconnaît
pour sienne, qui y est libre subjectivement. On ne peut donc plaquer une
constitution sur un peuple incapable de la recevoir, et chaque peuple a celle qui
lui convient (Montesquieu).
a) Le pouvoir princier
Hegel commence l’exposé par lui parce qu’il est le commencement : la
singularité contient les trois moments du pouvoir en les récapitulant en un sujet,
en un Je en lequel l’État sera un esprit un, une véritable personne. Ce pouvoir
premier est un processus, un syllogisme du pouvoir étatique, et non le pouvoir
d’un individu isolé. Il articule en lui les trois moments conceptuels. D’abord, il
n’est rien hors de la constitution et des lois, son agir repose sur leur universalité.
Ensuite, délibérant par lui-même, en relation avec son cabinet et ses conseillers,
il a affaire à la particularité, pour l’unifier avec l’universel légal. Enfin, le
moment qu’il a en propre, qu’il ne partage avec personne, c’est celui de la libre
décision première et dernière, le pouvoir souverain d’autodétermination qui
donne à l’État son visage, dans sa durée. Cette cime unique est le
commencement et la fin de la vie étatique, qui est un cercle, un agir revenant
dans soi-même (une procession et une conversion) : c’est d’elle que tout le reste
procède, commence, et c’est en elle que tout retourne pour recevoir son sceau et
son unité, par exemple une loi pour être signée Or, si le héros de l’âge mythique
porte seul le souci de l’éthique (Hercule), en revanche, le prince de notre époque
prosaïque est à la cime d’un État constitutionnel, et son action, beaucoup plus
limitée (il ne dit plus le droit ni la justice, ne règle pas directement les finances,
etc.), se fait selon un ordre universel objectif (national et international) et en
relation avec les autres pouvoirs.
C’est l’État qui est souverain, et il le sera concrètement en la personne de
son prince, ce qui demande de démontrer la souveraineté de l’État comme Soi
simple (Un, indivisible), puis que celle-ci n’existe que dans le Soi simple d’une
unique personne, le souverain. La souveraineté de ce grand individu qu’est
l’État est indivisible. La notion capitale ici est celle d’idéalité, car elle fait la
souveraineté intérieure de l’État, qui signifie son pouvoir sur soi, sa maîtrise de
soi, et qui implique deux points. Tout d’abord, aucun pouvoir politique n’est
autosuffisant, n’existe par soi et pour soi seul, en s’isolant et se donnant soi-
même l’autorité. Cette dislocation des pouvoirs empêcherait toute unité et
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ruinerait le politique. Au contraire, comme moment de l’Idée, chacun est idéel4,
fluide, diaphane et enchaîné avec les autres, et par là le tout est chez soi en
chacun, un avec soi en ses membres, bref, souverain. Chacun n’est légitime
qu’en vertu de la constitution qui prescrit sa fonction et lui confère son autorité
déterminée. C’est l’État qui crée et maintient ces pouvoirs en en faisant les
membres vivants de son Soi un, souverain. Ensuite, les affaires politiques ne
sont pas des propriétés privées de personnes privées (des charges vénales), mais
les affaires de l’État ; ce sont des pouvoirs universels, objectifs et impersonnels,
en ce sens qu’elles ne sont pas l’affaire privée mais publique de celui qui les
mène à Bien (ministre, haut fonctionnaire) et qui en a reçu la charge, en vertu de
sa qualité universelle d’esprit libre et compétent pour ces questions. L’État est
souverain dans la mesure où il est une volonté qui demeure une dans sa
différenciation, un Soi simple qui conquiert sur soi et sauve sa liberté intérieure.
L’État n’est pas une simple personne morale mais une vraie personnalité,
et il n’est un que comme tel, car un agrégat ne saurait être vraiment un,
intérieurement et pour soi. Une subjectivité n’existe que comme un sujet, et une
personnalité que comme une personne, il faut donc que l’État existe comme un
sujet, une personne. Pour exister comme personne, l’État doit exister dans une
personne, laquelle ne sera pas son simple représentant, mais l’État en personne,
en chair et en os. Et pour exister comme singularité, il lui faut exister dans un
unique individu, le prince. En outre, cet individu a pour essence d’être celui qui
décide de manière absolument libre, d’être l’autodétermination souveraine. Il en
découle que l’État est une personne une, capable de décider, dans la personne
d’un monarque [Monarch] : en ce Seul qui est son Principe subjectif (§ 279).
Enfin, la perfection de la rationalité demande que les trois moments du concept
du pouvoir soient relativement séparés, à part, distincts dans leur enchaînement
même. Il en découle que l’État est une personne dans la personne d’un seul
homme qui est sa cime séparée eu égard à l’absoluité de sa décision, et non
comme pouvoir absolu arbitral. Pour être libre, souveraine en sa majesté, il faut
que cette cime soit inconditionnée, au-dessus de tout arbitraire. Telle est la
souveraineté du monarque. Pour Hegel, l’idée de souveraineté populaire fait
sens dans la mesure où elle désigne le peuple comme État, et non un agrégat,
donc dans la mesure où le peuple est souverain en son prince.
Il faut un chef de l’État. Comment le devient-on ? C’est la constitution qui
détermine la nomination du monarque. Il suffit d’être un esprit libre pour
pouvoir incarner le Soi étatique. Or, Hegel affirme le caractère héréditaire de la
monarchie, par droit de naissance, et le déduit du Concept, ou plutôt du passage
du concept dans la nature, qui est sa création. En son immédiateté, le Soi
étatique contient le moment de la naturalité, de sorte que le prince sera un
certain individu né dans une famille, comme n’importe qui (tout homme vient au
monde par sa naissance), sauf que lui sera destiné par sa naissance à devenir
4 C’est là le sens de l’idéalisme hégélien, ce qui existe véritablement est une Idée.
11
prince. Le Soi étatique s’incarne en celui-ci par sa naissance, c’est-à-dire de
manière naturelle, immédiate, sans condition ni raisons variées.
Il y a là deux moments inséparables, qui sont essentiels pour l’unité
pérenne de l’État et qui font la majesté, la grandeur politique du monarque. D’un
côté, c’est une détermination naturelle qui a destiné quelqu’un à devenir un
prince, c’est-à-dire quelque chose qui, étant sans raison venue de notre libre
arbitre, est hors de nos prises. De l’autre, le prince, comme volonté libre infinie,
est ce pouvoir d’autodétermination, ce pouvoir de décider absolument, par soi-
même. Comme tel, son vouloir est pareillement sans raison [grundlos]. Or, cela
ne veut pas dire arbitraire, au contraire, cela renvoie à l’Idée de la volonté libre.
Si l’homme antique se laisse déterminer par des oracles et le libre arbitre par des
raisons, en oscillant de raisons pour en raisons contre, en revanche, l’esprit libre
(en tout homme !) tranche entre les raisons finies, se tient au-dessus de leur jeu,
se détermine par la pensée et dit : « Je veux ». Du fait de ces deux éléments, le
monarque se tient absolument au-dessus du libre arbitre, au lieu de lui être
soumis, il est un Soi libre : ce qui n’est pas mû par le libre arbitre (§ 281).
Comme premier moteur du vouloir étatique, il importe qu’il soit hors de portée
de la simple faculté de choix arbitral, qu’il soit impassible et immobile. Il est
ainsi la cime souveraine, l’incarnation de la liberté étatique, en la majesté de sa
personne et de sa fonction, et il signifie la grandeur du politique. Par conséquent
(et ce n’est que la conséquence, non une raison pour), le prince est au-dessus de
la sphère de la particularité, et sa position éminente et stable demeure
indépendante du combat [Kampf] politique que se livrent les hommes et les
partis politiques pour obtenir le pouvoir, ce qui assure la pérennité et la stabilité
de l’État.
De par sa souveraineté, le monarque a le droit de gracier les criminels.
L’esprit en sa liberté a puissance sur soi, puissance de rendre non advenu ce qui
est advenu. La grâce n’abolit ni le pouvoir judiciaire ni la justice, mais les
transcende en témoignant de la générosité de l’esprit, de la surabondance du
Bien, donc le mystère de la rédemption. L’esprit a le pouvoir de libérer un
homme du Mal en répondant au crime par le pardon et l’oubli. Le prince seul a
le droit politique de grâce, qui est éthique : gracier sans raison ni condition, sans
médiation, sans avoir à rendre raison de son acte gratuit. Le pardon espère la
réconciliation par la grâce.
Après la singularité qui décide, le deuxième moment du pouvoir princier
est celui de la particularité. Il se redouble en deux côtés, d’une part le cabinet et
les conseillers du prince, d’autre part le gouvernement. Le prince doit connaître
la riche particularité mobile à propos de laquelle il devra décider. Pour cela, il
est entouré de conseillers familiers de ces affaires variées, dont les bons conseils
naîtront de sa sagacité (Machiavel). En tenant compte de la situation et des
événements, les experts préparent le contenu des affaires étatiques et des projets
de lois, ils éclairent en rappelant les lois et en fournissant des raisons de décider,
et enfin ils présentent ce contenu au prince, en vue de sa décision, qui reste libre.
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Le prince prévoit et dirige en pensant l’événement et en acquérant une vue
synoptique. Le premier cercle des conseillers est permanent, à titre de moment
gouvernemental du pouvoir princier. Ces conseillers sont nommés et révoqués à
discrétion par le prince, ils reçoivent de lui mandat et mission de confiance, et
sont sous son autorité directe.
La décision politique porte sur un contenu objectif, sur quelque chose qui
a été pensé, proposé et que l’on peut prouver. Ce côté objectif est alors capable
de responsabilité [Verantwortung] : l’autorité qui l’a préparé a à répondre de sa
perspicacité et de son élaboration du contenu, elle a des comptes à rendre. De la
sorte, les conseillers, comme les ministres, sont responsables politiquement de
leur conduite et de leur détermination des affaires devant le prince qui les a
nommé (et non devant le parlement). La décision princière est le côté subjectif
de l’affaire. En tant que volonté souveraine qui décide, le prince est
irresponsable politiquement, en ce qui concerne les actions gouvernementales,
en ce sens qu’il n’existe aucun pouvoir au-dessus de lui devant lequel il aurait à
répondre de sa décision politique.
Le troisième moment est celui de l’universel, de l’État comme totalité. Le
pouvoir princier n’est délié ni du droit ni des lois. Au contraire, il repose
entièrement sur la constitution qui l’autorise et n’a de légitimité que dans la loi.
Or, de tous, le prince est le seul qui porte en sa Conscience l’Idée de l’État, le
seul qui ait souci non de tel ou tel aspect, mais du tout, bref qui ait pleinement le
sens de l’État. Pensant et voulant la liberté vraie de l’État, la Conscience du
prince se remplit de son Idée. Il décide seul, mais d’un contenu qui est déterminé
par des conseillers, et conformément à l’esprit de la constitution. Il est libre dans
la mesure où il accomplit l’Idée de l’État.
C’est la rationalité de la constitution qui fournit la garantie principale,
objective, de la liberté publique : la division syllogistique des pouvoirs, le fait
que chacun a sa légitimité, leur enchaînement et la séparation du premier en tant
que cime souveraine (avec tous ses traits). Le pouvoir princier n’est pas le
centre, mais la cime, et le pouvoir n’est pas un centre ou une pyramide, mais un
processus conceptuel. Certes, il existe des garanties subjectives, notamment la
qualité du prince, mais ce qui garantit en premier lieu la liberté en toutes ses
sphères, ce sont les institutions politiques.
b) Le pouvoir du gouvernement
Ce deuxième pouvoir est un tout différencié en plusieurs unités
ministérielles, mais il se réunit en un conseil des ministres sous l’autorité du
Premier ministre, lui-même étant sous celle du prince. Ce pouvoir politique
pense la société, l’organise et l’administre en y rendant effectives les lois et les
décisions. Il est l’universel attentif à la particularité, redoublé en un
gouvernement et en une administration sous son autorité. Hegel établit ici
l’importance éthique de l’administration publique et du fonctionnariat dans
l’État moderne, comme moment nécessaire, sans en faire l’État des
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fonctionnaires. Son office est l’administration des personnes et des affaires, ce
qui en fait la puissance éthique qui accomplit l’universel de manière légale dans
la particularité et qui reconduit celle-ci à celui-là. Un gouvernement (un État)
sans administration serait impuissant ; son efficacité sera celle de son
administration et le visage des fonctionnaires sera celui de l’action de l’État.
Chaque ministère est organisé, a à sa cime un ministre nommé par le prince et
entouré de son cabinet. Chaque ministre décide et conduit l’action étatique eu
égard à un certain genre d’affaires. En tant que volonté, tout pouvoir a à décider.
Ce qui revient au prince, c’est la décision première qui oriente les autres.
Le pouvoir gouvernemental est constitué de tout ce qui est distinct de la
décision première et de la législation, tout en s’articulant avec eux. Il est
rationnel qu’existe ce deuxième pouvoir, distinct du premier, quoique procédant
de sa décision et revenant à elle pour l’unité du tout, parce qu’il y a là une
fonction distincte : accomplir l’universel dans la particularité, donc particulariser
l’action étatique et la mener à Bien en tous ses aspects, au moyen de
l’administration. Sa tâche se divise en plusieurs fonctions, mais il lui faut les
unifier dans le gouvernement et sur le terrain, et non se perdre dans une
dispersion inefficace des efforts. Ce pouvoir est une unité multiple, il est divisé
en ministères eux-mêmes divisés en plusieurs opérations et services, mais il a
son unité dans chaque ministre et enfin dans l’unité que forme le gouvernement.
Cette division des fonctions est rendue nécessaire par le grand développement
de la particularité dans le monde moderne.
Ce pouvoir a à gouverner, à conduire l’action de l’État au dedans et au
dehors en confirmant sa souveraineté intérieure et extérieure. Le gouvernement
exécute les décisions princières : il en délibère, les précise et les conduit au
dehors, au grand jour du monde pour leur conférer réalité, par son
administration, en étant attentif aux circonstances et au moment favorable. Cette
application de la décision donne à la volonté sa détermination ultime et sa
positivité, par le travail de l’entendement qui subsume le particulier sous
l’universel. Le prince confie à un ministre ou à plusieurs une affaire, qu’il s’agit
de penser (un projet de loi, une question scolaire, sociale ou militaire, etc.) et de
lui présenter en retour pour qu’il en décide. Le travail gouvernemental
s’enchaîne avec celui du prince et avec l’assemblée, en reposant sur la
constitution. Le prince commence en donnant la direction, le sens, mais il confie
l’affaire au gouvernement, celui-ci la détermine et la présente devant
l’assemblée, l’assemblée l’examine à son tour et enfin l’affaire pensée revient au
prince.
Le gouvernement a affaire à la contingence du présent vivant. Or, il a
aussi à conserver les institutions, les lois et les organismes qui ont été décidés
jadis mais qui demeurent nécessaires, notamment le pouvoir judiciaire et les
institutions de la Police. La volonté politique s’inscrit dans la longue durée,
l’esprit crée des institutions pérennes dès lors que l’État n’est pas un être
instantané. Le gouvernement est la mémoire conservatrice des institutions, qui
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accomplit en elles sans cesse le Bien vivant. Il est le pouvoir de la réalité, de
l’éphémère et du permanent, le pouvoir de l’action politique dans le temps
créateur. C’est lui qui porte au monde la décision princière en toute circonstance
et qui applique la loi au niveau des affaires particulières.
La société a sa propre constitution, elle est organisée en corps
autoadministrés. Sur ce point, la tâche du gouvernement consiste à y rendre
effectifs à la fois le Bien universel et les lois, afin d’éviter le repli
communautariste ou corporatiste, l’arbitraire aspirant à l’autosuffisance, bref,
elle consiste à reconduire inlassablement la particularité au souci de l’État. Cette
action intègre continûment la société dans l’État. L’universel étatique ne détruit
pas la particularité sociale mais l’institue et contribue à sa conservation éthique.
Ainsi, les divers cercles sociaux vont à l’intérêt général par eux-mêmes et par
l’action gouvernementale qui les y reconduit. Le gouvernement institue pour ces
tâches des mandataires, des fonctionnaires exécutifs, qui sont commis pour
vérifier le caractère éthique de ces microcosmes. Il crée en outre dans les
ministères des autorités administratives permanentes et organisées de manière
collégiale, qui ont pour mission de conseiller et de délibérer au sujet de toutes
ces affaires. Ces cercles procèdent de leur ministre et reviennent vers lui pour le
conseiller, tandis que le ministre est en contact avec le prince. Un ministère est
un tout articulé, en lui se fait un double mouvement, vers le bas et vers le haut,
par lequel les questions et besoins de la société remontent jusqu’au ministre et
au prince, et par lequel les décisions et les actions d’en haut se rendent efficaces
sur le terrain. Par cette chaîne continue de médiations les extrêmes se relient.
N’étant pas une pure atomistique, la société n’est pas un champ de
bataille, mais une arène [Kampfplatz] : en écho de l’agôn grec et de l’insociable
sociabilité (Kant), c’est un lieu de conflictualité originale, qui naît de la libre
particularité, et qui joue d’abord un rôle bénéfique en en faisant une société de
compétition, où chacun est appelé à exceller (§ 289, Rem.). En outre, l’action du
gouvernement a à assumer une autre sorte de conflit [Konflikt] : celui qui oppose
les individus à leurs corps et ces deux intérêts ensemble à l’intérêt de l’État. En
cette collision de droits, le gouvernement doit faire valoir l’intérêt général, par la
négociation, mais en le réconciliant avec le particulier, en intégrant celui-ci dans
celui-là. En voyant l’État faire droit à leurs intérêts légitimes, les individus et les
corps sauront que l’État n’est pas un Autre pour eux, mais bien l’universel
concret qui assure la bonté de la vie humaine. L’esprit de l’État s’enracine dans
celui de la corporation.
La division du travail gouvernemental en ministères pose un problème
d’organisation et de méthode, en chaque ministère et en leurs relations (§ 290).
Du fait de l’abstraction qui règne dans le monde de la particularité, il faut
séparer et spécialiser les tâches (Justice, santé publique, école, Finances, etc.).
Cependant, sur le terrain, là où la vie est concrète, une, il faut que les différents
services publics coopèrent et mènent à bien ensemble l’action de l’État. Il faut
conduire de manière concrète l’action sur le terrain, par une unification des
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efforts, des règles et des opérations. Or, l’action ne se rend concrète qu’en
passant par l’abstraction, qu’en divisant les tâches en divers ministères et
services, et que dans la mesure où elle vainc l’abstraction (mauvaise
collaboration, retards, opacité, etc.). Chaque ministère est un centre de pouvoir
et d’action, en lui les autorités doivent parvenir à une vue synoptique d’une
question, au moyen de l’abstraction. De même, au niveau du gouvernement et
du conseil des ministres, il faut distinguer afin de réunir et de pouvoir agir, la
centralisation et la mise en système des ministères permettant une meilleure
efficacité, comme le montre l’exemple français pour Hegel.
Le fonctionnaire d’État est le gardien et le serviteur de la Chose publique.
Son action est la mise en œuvre obligatoire d’une fonction objective, prescrite
par la loi, qui ne lui appartient pas et qui n’est pas laissé à son arbitraire, et tout
individu cultivé peut y parvenir. Le traitement qu’il reçoit de l’État est la
conséquence de sa charge, il n’est pas un salarié de l’État. Pour assurer la
compétence de ses fonctionnaires, l’État met en place une Ecole adéquate et les
recrute par concours ouverts à tous, en fonction de ses vrais besoins. De son côté
l’individu, en acquérant cette compétence, peut choisir de devenir fonctionnaire.
Officiellement nommé, le fonctionnaire est indépendant de l’arbitraire, il a des
droits et ne peut être démis que pour faute grave, après un procès. Cette
légitimité est capitale et assure aussi l’indépendance des magistrats.
En revanche, la nomination des ministres et hauts fonctionnaires est
directement un acte souverain du prince, parce qu’ils relèvent de lui. Dès lors
que les candidats sont tous semblablement cultivés et expérimentés, le prince
choisit l’un d’eux en fonction de sa personnalité et il le nomme à un poste de
responsabilité, en le mandatant pour la conduite des affaires publiques. Le
prince donne pouvoir à quelqu’un qui aura des comptes à lui rendre, et qui
pourra être révoqué. Ce n’est pas une délégation, la cession d’une partie à un
représentant, mais une mission de confiance déterminée : le pouvoir est
véritablement donné, celui qui le reçoit a autorité pour décider et agir en sa
sphère. En l’autorisant, le prince est l’auteur du pouvoir de cette autorité. La
position de ministre est périlleuse, car il est au cœur des conflits et doit se
maintenir face à tous les autres acteurs. Cependant, le prince confère autorité
mais ne crée pas le poste, qui est objectif (un droit de l’État), constitutionnel,
hors de son libre arbitre, ce qui garantit la liberté d’action des ministres et hauts
fonctionnaires. Et ces derniers ont obligation de remplir leur charge.
Le fonctionnaire peut abuser du pouvoir par arbitraire personnel, ou dans
une défense d’intérêts corporatistes, renversant en instrument à son service ce
qui devait être son service de l’État. Contre cet abus et pour sauver l’État et les
citoyens, il faut d’abord des garanties objectives, institutionnelles. La première
est interne : du fait de l’organisation hiérarchique du pouvoir et du principe de
responsabilité des agents, on peut effectuer des contrôles d’en haut. La
deuxième est externe : l’indépendance des corps constitués et des communes
face à l’administration fait obstacle à l’éventuel abus. Le pouvoir du
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fonctionnaire est limité, déterminé par la loi et se trouve face à des organismes
légitimes, ce qui réfrène (mais n’abolit pas) la possibilité d’arbitraire. La
troisième vient du contrôle exercé par les administrés, en ceci que chacun veille
au respect du droit et peut déposer plainte pour abus. Il faut encore des garanties
subjectives, dont la principale est l’éthique des fonctionnaires (et des citoyens),
qui assure leur droiture et leur douceur, contrebalançant la sécheresse des
sciences administratives et le caractère routinier du service. La taille de l’État
joue aussi un rôle important : dans de petits États, les rapports restent trop
familiaux et restreints, ce qui favorise le népotisme et le clientélisme ; dans de
grands États, la dispersion atténue les ressentiments et les fonctionnaires
peuvent avoir plus de hauteur de vue.
Cultivés, les fonctionnaires d’État font partie de l’élite intellectuelle d’un
peuple, mais ils peuvent renverser cette position médiatrice (au service de
l’intelligence et de sa liberté) en la transformant, du fait de leurs connaissances
des institutions et des choses, en celle d’une aristocratie d’État close, jouissant
d’une vie raffinée, mais en confisquant les institutions et en opprimant la
population. Le remède de ce mal politique vient d’abord, comme pour le
précédent, de la constitution et de la vitalité des corps intermédiaires.
c) Le pouvoir législatif
Distinct du précédent, c’est le pouvoir de la pensée, par la parole publique
exercée au parlement. Il pense l’universel, les lois et les grandes affaires
étatiques, comme conseil universel qui délibère et vote, qui décide de ces
questions, mais qui n’a pas à les rendre effectives. En lui, le peuple participe à la
vie politique, par la médiation de la représentation. Ce pouvoir porte sur les lois
civiles et politiques. Nomothète, il donne ses lois à la société et à l’État. En
donnant forme de loi par la pensée aux principes rationnels du Droit abstrait, il
établit le droit positif. L’État se donnant à lui-même sa loi, il est autonome et
rationnel pour autant que ces lois sont conformes aux principes. Le législatif est
le pouvoir de la recherche, de la délibération et de la décision au sujet des lois,
toutes choses qui sont publiques et intéressent tout le monde.
L’État n’est jamais en situation de pur vide juridique, il y a toujours des
lois qui sont là, en vigueur et vivaces. Le législatif n’a pas à faire des lois dans le
vide, mais en tenant compte de celles qui existent dans des codes. Son action est
une création continuée du corps des lois, qui, à partir des principes et quand
c’est nécessaire, modifie, supprime et ajoute des éléments nouveaux à un corpus
existant, en conservant l’essentiel. Il faut perfectionner, harmoniser le neuf avec
l’ancien, et que le tout soit clair et distinct. Le second objet du législatif, ce sont
les affaires intérieures universelles de l’État qu’il faut réexaminer et déterminer
régulièrement, comme le Budget ou les impôts, présentés par le gouvernement
au parlement.
Comme droit de l’État, le législatif relève de la Constitution, il est institué
et ne délibère pas à son sujet. La Constitution demeure, absolue et inviolable.
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Cependant, le travail législatif en changeant les lois modifie insensiblement des
éléments fondamentaux de la constitution et finit par lui donner un nouveau
sens. Mais c’est là sa vie : esprit des lois, elle devient autre, elle se développe en
son identité processuelle, en ne cessant de constituer la vie d’un peuple en son
histoire. C’est cet esprit un qui confère leur unité aux lois.
Dans sa relation aux individus, le législatif a deux objets. D’une part, il
détermine ce que l’État mène à Bien pour eux et dont il leur procure la
jouissance : il établit les lois du droit privé qui sont nécessaires pour jouir d’une
vie privée bonne, les droits des communes et des corps constitués (qui fondent
l’éthique de leur existence sociale), et ceux des organismes d’utilité publique.
D’autre part, il détermine ce que l’État a le droit de demander aux individus, les
prestations qu’ils ont à fournir à l’État. Hormis les devoirs militaires, ces
prestations ne sont pas en nature, en services directs comme dans l’antiquité ou
chez Rousseau, mais en argent : par l’impôt universel et proportionnel, qui est
une grande source de la richesse étatique. Dans le monde de la particularité
libérée, il est rationnel de laisser chacun gagner de l’argent et de prélever ensuite
une part de ses revenus. L’argent égalise tout, réduit tout à la valeur et permet de
calculer de manière juste la mesure et l’assiette de l’impôt. En produisant sa
richesse, chacun produit celle de l’État, par la médiation de son libre choix.
Le législatif est un processus qui enchaîne trois moments, dans la relation
avec les autres pouvoirs. Le législatif, c’est l’État tout entier (non un pouvoir
isolé ; ni le suprême - Locke) en tant qu’il légifère dans un mouvement
circulaire. Le premier moment est le monarchique : le prince qui commence en
voulant une loi, et qui la promulgue in fine par sa signature. Le deuxième est le
gouvernement comme pouvoir de conseil et de délibération : du fait qu’il a une
connaissance précise des affaires particulières, des besoins et des principes qui
structurent ce monde et une vue synoptique de la situation, le prince confie au
ministre compétent l’élaboration d’un projet de loi. Ce ministre ira devant
l’assemblée défendre son projet. Le troisième, ce sont les états politiques qui
siègent de droit au parlement et dont l’office est d’examiner, d’amender et de
voter les lois et les affaires, leur donnant par cette décision leur ultime
détermination. En eux, c’est le grand nombre qui participe au législatif. Il s’agit
en fait des états sociaux, qui deviennent ici des états politiques, par leur
représentation politique et leur distinction en deux Chambres.
Il est rationnel que le peuple ne reste pas en dehors du politique, en dehors
des débats qui portent sur ses grandes affaires, donc qu’il intervienne au sein du
législatif, qu’il mène une vie universelle en pensant, voulant et produisant l’État.
Or, il n’y est pas présent comme multitude inarticulée, mais dans la mesure où il
est déjà organisé en états sociaux constitués en corps reconnus. Eu égard au
peuple, la destination de l’institution des états politiques est que se forme une
conscience publique (§ 301) par la connaissance des affaires étatiques, afin que
les individus puissent faire valoir leurs vues (avec leurs craintes et leurs
exigences) et s’élever au point de vue de l’État. Les états politiques exercent une
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double médiation (entre la société et l’État, et dans le législatif), parce qu’ils
connaissent et mettent en relation les deux sphères de la société et du politique :
par leur double position, ils ont aussi bien le sens de leurs intérêts particuliers
que le sens de l’État. Ils examinent les intérêts et les besoins de la société en
portant devant le gouvernement et le prince les vues et les questions de la
société, et en même temps, ils examinent les projets du gouvernement, en ayant
à discerner ce qui est rationnel. Leur rôle de médiation est capital dans le
syllogisme politique (en commun avec le gouvernement). Sans eux, il y aurait
des extrêmes face à face, sans médiation : le prince serait seul face au peuple,
apparaissant comme domination ou arbitraire ; les individus, les corps et les
communes seraient isolés et séparés, sans lien au politique ; enfin, le peuple
inarticulé pourrait en venir à se dissoudre en masses inorganisées et en individus
isolés face au politique, exclus d’un État qui serait pour eux une puissance
ennemie, et par conséquent capables d’exercer une violence de masse à son
encontre (§ 302). Laisser venir au jour un vouloir inorganique est un grand
danger. Le caractère éthique de la vie humaine a besoin de l’institution et de
l’organisation. Comme élément social converti dans le politique, les états
politiques enchaînent l’un avec l’autre l’universel et le particulier, donc les
réconcilient.
En fait, des trois états sociaux, seuls les deux premiers qui forment l’état
privé (l’agricole et l’industrieux) sont institués comme états politiques pour le
parlement. L’état universel (fonctionnariat) est par essence destiné au service de
l’État, mais eux ont à convertir leur savoir et leur vouloir et à l’élever au point
de vue étatique. Ce monde du privé, loin de s’enfermer dans son intérêt
particulier, gagne une destination supérieure, une signification et une efficience
politiques : l’État est le but et le produit de son agir. Parce qu’il est déjà organisé
en ses corps (et non une atomistique ou des masses) et qu’il transfigure la
particularité sociale dans l’universel politique, en les nouant, il devient membre
du législatif conformément à son organisation, et parce qu’il est différencié en
deux mondes éthiques distincts, il faut qu’existe deux Chambres.
Si les deux états politiques exercent ensemble la même médiation, il faut
pourtant que, structurellement, l’un des deux soit celui qui fait office de
médiateur entre le prince (et le gouvernement) et le grand nombre. Ce sera celui
qui, étant semblable au prince tout en étant distinct de lui, est par essence porté à
l’accord avec lui et le gouvernement. Cet état formera la Chambre haute, qui
sera distincte et séparée de l’autre, la Chambre des députés5.
La Chambre haute est par destination conservatoire du Bien vivant
permanent, et du caractère éthique de la vie humaine. Ses membres, issus du
premier état social, forment comme une noblesse héréditaire, mais assignée au
service du législatif et sans privilèges. Son éthique est celle de la famille et de la
5 Hegel est proche ici du modèle anglais (Chambre des Lords et Chambre des communes),
mais à ses yeux c’est là un réquisit rationnel.
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propriété foncière stable, de l’autarcie de la personnalité et de l’indépendance du
patrimoine à l’égard des contingences économiques.
La Chambre des députés est par destination attentive au mouvement, à la
nouveauté et à la contingence de la vie moderne. Ses membres, issus du second
état social, appartiennent à ce monde dont l’éthique est celle de l’individualité et
de la particularité, de la propriété et de l’entreprise, de la richesse (mobile) et du
travail. La multitude ne peut y siéger, non pour des raisons de place, mais parce
qu’elle est inarticulée et immédiate, et destinée à la particularité. Il faut donc
instituer la députation qui est une représentation. Celle-ci est nécessaire en tant
que médiation et se fait au suffrage universel, mais, pour Hegel, par corps et non
de manière atomistique, pour être l’expression de la constitution réelle de la
société civile. Chaque corps élit ses représentants, les connaît et participe ainsi à
la vie législative. Cela permet l’introduction rationnelle du principe
démocratique.
Un mandataire commis ou transmettant des instructions agit à la place et
pour le compte d’un autre. En revanche, le député est un représentant en lequel
un grand intérêt ou une sphère de la société est présent, et son mandat est libre.
Il n’est pas à la place d’un autre, mais il présente à l’assemblée l’intérêt de la
société pour l’unir avec celui de l’État. L’acte de représenter [das
Repräsentieren] consiste à rendre présent (§ 311, Rem.). En outre, le
représentant ne fait pas valoir un intérêt particulier (l’assemblée serait alors un
chaos ou une cacophonie), mais celui de l’État, c’est-à-dire qu’il a à élever tout
le particulier à l’universel ou à trouver un universel qui contienne et sauve ce qui
est rationnel dans la particularité. Le député doit être un homme familier de la
vie sociale et de son cercle particulier (soucis, besoins, obstacles, etc.) et de la
vie de l’État. C’est parce qu’il a cette qualité qu’il peut prétendre à l’élection et
recevoir la confiance des siens. L’argent n’intervient pas ici et joue déjà son rôle
dans la vie sociale6. Chaque candidat a fait montre de son sens de l’État et de sa
compétence dans la conduite des affaires de son corps et de l’État, de sorte que
l’élection ne met en compétition que peu de candidats et se réduit à un choix de
personne.
L’assemblée législative a sa légitimité et son temps propre (ses cessions),
selon la constitution, comme pouvoir permanent. Elle a pour sens d’offrir un
lieu et un temps institués de la parole et de la discussion publiques au sujet de
l’État. Elle est vivante pour autant que ses membres y délibèrent dans la
recherche commune du Bien universel et cherchent à se convaincre par une
instruction mutuelle en vue de la décision conclusive, ce qui comprend des
débats contradictoires qui peuvent être vifs, mais sans violence.
S’il n’existait qu’une seule Chambre, sa décision serait immédiate et il y
aurait un risque d’instabilité politique, car l’opposition de sa part à un projet
gouvernemental mènerait à une crise : le prince dissoudrait l’assemblée ou le
6 Hegel est hostile au suffrage censitaire.
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gouvernement présenterait sa démission. En revanche, le bicamérisme est
rationnel, comme médiation : il installe l’opposition, voire le conflit
[Widerstreit] (§ 302, Rem.), entre les deux Chambres et leur demande de
parvenir à un accord7. L’État hégélien n’est pas une paisible puissance qui
transcende une société conflictuelle, mais une organisation qui fait que le conflit
se règle dans le cadre de la reconnaissance et reçoit une solution par la
discussion, où l’assemblée joue le premier rôle, démocratique. En leur autorité
assurée, les Chambres coopèrent avec le gouvernement et ne lui sont pas
opposées par nature. Elles ont à examiner, délibérer et amender, et enfin voter.
Du fait des deux Chambres, le projet est examiné deux fois, ce qui donne plus de
maturité à la décision. Si deux Chambres aussi distinctes s’accordent pour
confirmer un projet, l’affaire aura autorité. Mais si elles s’accordent pour le
rejeter, il est probable que ce rejet sera raisonnable, et le projet devra être
abandonné ou repensé. Cette opposition féconde appartient au jeu légitime de
l’assemblée.
La publicité des débats parlementaires offre aux hommes politiques un
théâtre (§ 315) où ils chercheront à exceller, et permet la formation de l’opinion
publique. À l’arène sociale répond la théâtralisation agonale de la vie politique,
qui permet une résolution des conflits, en tant que scène sur laquelle se joue le
drame de la liberté de l’État. L’opinion publique joue un grand rôle dans l’État,
mais comme moment social non institué de la vie politique (vox populi). Elle est
un mixte. On trouve en elle des principes vrais, mais mêlés d’erreur, de
préjugés. Il faut la prendre en compte, dans la mesure où elle exprime des
questions ou des angoisses pertinentes (on ne peut tromper un peuple sur sa
situation réelle), et en même temps il faut savoir la mépriser en ce qu’elle a de
borné ou de faux, d’exutoire, afin d’oser faire quelque chose de meilleur.
Un point essentiel est la liberté de la communication publique, selon la
loi, c’est-à-dire la liberté d’opinion et d’expression, la liberté de la presse et des
discours publics, et, à notre époque, des divers medias. L’oral l’emporte en
vivacité, mais la presse, du fait de l’écriture, permet une distance et un meilleur
jugement, ainsi qu’une première mémoire de l’événement.
II. La souveraineté à l’égard de l’extérieur
L’État s’est différencié intérieurement en se constituant dans sa relation à
soi, il a donné consistance à ses éléments et il est souverain du fait que toutes ses
sphères sont idéelles, fluides, en lui. Maintenant, en se tournant vers les autres
États, il se différencie et s’organise intérieurement par rapport à eux, notamment
par la création d’un pouvoir militaire, et il se différencie d’eux. Il se pose
comme un individu qui existe pour lui-même, qui est à soi-même son but et qui,
7 En situation normale (hors révolution), le conflit ne porte pas sur la Constitution même, mais
sur un projet.
21
loin d’inclure l’Autre dans soi, l’exclut de soi, le pose comme Autre et étranger,
avec lequel il est en rapport d’extériorité. Dans ce rapport à l’Autre chacun se
pose comme celui qui existe pour soi et se saisit comme un Un exclusif, comme
un Soi simple. Libre par rapport à soi, il lui faut être libre par rapport aux autres,
maître de sa destinée mondaine. Or, dans ce rapport d’altérité réciproque, l’État
se saisit comme une totalité exposée à la mort par la possibilité de la guerre et
capable de mettre sa vie en jeu pour sauver sa liberté spirituelle. Dans sa relation
négative à soi et son angoisse devant la mort, il se saisit comme un esprit libre,
au-delà de toute naturalité. Mais par là tout ce qui est ferme en l’État est
déstabilisé et posé comme idéel, non autosuffisant, d’une nouvelle façon :
comme quelque chose qui peut disparaître et qui est suspendu à sa libre
existence. Il se révèle ainsi pour les siens comme leur but absolu, comme
puissance qui sauve leur existence paisible habituelle, et c’est donc par eux-
mêmes qu’ils s’intéressent à cet État en lequel ils reconnaissent leur propre
esprit et qu’ils consentent à exposer leur vie pour sauver leur liberté.
Face à l’Autre, c’est dans son souverain qui récapitule toute son existence
qu’il est un et un individu singulier. Il est un sujet dans la subjectivité de son
prince. La souveraineté vers l’extérieur se joue éminemment dans la personne du
souverain, parce qu’il incarne l’État pour les autres et parce que c’est la sagacité
de ses décisions qui assure son salut temporel. Le prince est de manière légitime
le chef des armées, celui qui traite avec les États étrangers, nomme les
ambassadeurs et conduit l’action internationale de l’État en déclarant la guerre et
en faisant la paix.
L’altérité étant réciproque, chacun est un Autre pour un Autre et se pose
comme un Soi devant l’Autre. Un État a une individualité en tant qu’il affirme
son autosuffisance face à un Autre qu’il pose comme étranger en l’excluant de
soi. Il est pour soi dès lors qu’il est réellement autarcique, qu’il forme une
communauté permanente, et veux exister dans la durée. La liberté première d’un
peuple est donc l’autarcie [Selbständigkeit], l’être par soi dans l’autosuffisance
politique, qui fait son honneur8. Et c’est dans l’histoire son acte de naissance.
Cette liberté originaire est le principe de son indépendance et de son
autodétermination.
Dans l’expérience, c’est le hasard de la rencontre qui fournit un Autre,
mais du point de vue conceptuel la relation de volonté à volonté est quelque
chose d’essentiel, le sol de l’existence spirituelle. L’être-pour-soi a pour moment
nécessaire l’être-pour-un-autre. Par conséquent, l’altérité et la négativité, donc
l’idéalité de tout ce qui est fini et du tout lui-même, sont l’épreuve nécessaire et
suprême du drame de la liberté. C’est dans l’épreuve de l’altérité qu’un État
s’éprouve comme liberté souveraine, autosuffisante, et qu’il est su et reconnu
par les siens en tant que puissance éthique absolue. Dans cette collision de
8 C’est pourquoi une confédération est sans doute une forme plus convenable qu’une
fédération pour un ensemble de peuples libres.
22
droits, le droit de l’État est le suprême : devant lui s’effacent ou sont suspendus
tous les cercles habituels de la vie (qui risquent toujours de s’ossifier), devant
lui, dans le danger de mort, tout ce qui était ordinairement légitime est reconnu
dans sa fragilité et sa néantité. Non que cette vie ne soit rien (vanité), mais en ce
sens que le danger fait savoir à tous que cette vie finie n’est rien par soi, n’est
rien que par la liberté de l’État.
En tant que citoyen, l’individu est une personne substantielle, un membre
actif de la substance éthique, et son existence sociale habituelle est un moment
(une dimension) légitime de sa vie. Or, du point de vue de la souveraineté
extérieure, ce moment est posé dans sa vérité : comme quelque chose qui n’est
stable, consistant et persistant que grâce à l’État. En outre, en exposant à la mort,
la guerre exige le sacrifice suprême, celui de sa vie et de ses biens, et elle
manifeste par là que ce moment peut disparaître. Dans cette pensée, l’individu
s’élève à sa personnalité politique véritable, s’unit à l’État et, le cas échéant,
consent à perdre sa vie pour produire sa liberté. C’est donc un devoir politique
que d’accomplir le service militaire de l’État, que de consentir au sacrifice pour
la liberté. Le devoir substantiel de l’individu est de conserver l’indépendance de
l’État, sa souveraineté vis-à-vis des autres, ce qu’il fait en reconnaissant la
primauté du tout : en mettant en danger sa vie au combat pour son salut. C’est là
« le moment éthique de la guerre » (§ 324, Rem.). Par cette pensée Hegel n’est
pas belliciste, mais d’une part il comprend le caractère inévitable de la
possibilité de la guerre, du fait de la légitime altérité des États, d’autre part il
comprend la signification de cette altérité et de la guerre eu égard à l’esprit de
l’État. Il ne justifie pas là telle ou telle guerre, mais montre que sa possibilité
déjà joue un rôle positif dans la liberté intérieure d’un peuple (Montesquieu). Il
y a un moment éthique dans cette affaire en ceci que, du fait de cette possibilité,
l’individu veut l’État et en fait son but absolu, sait et sent qu’il habite un État,
que ses institutions lui donnent son séjour (èthos) heureux complet, individuel,
familial, social et politique.
Pour affirmer sa souveraineté au dehors, l’État institue une armée de
métier permanente qui relève du troisième état social (l’universel), qui lui donne
une puissance militaire, et qui se tient sous l’autorité de son ministre et du prince
souverain. Dans l’État rationnel, le pouvoir militaire est subordonné et
n’intervient pas dans les affaires politiques, à la différence de son rôle dans
l’Empire romain. Il n’est ni le pouvoir suprême, ni un des trois pouvoirs, mais
un moment dans le gouvernement. C’est cette armée qui intervient en cas de
différend borné, où l’Autre est un juste ennemi et un État. Mais, en cas de guerre
totale, de lutte à mort, parce qu’il est tout entier menacé de destruction, l’État
appelle tous les siens à remplir leur devoir militaire.
La vertu du soldat est la bravoure, qui est spirituelle : c’est la capacité de
surmonter la peur de la mort, de mettre en danger sa vie pour la liberté, et par là
de s’éprouver comme un pur moi délié de la vie. Le courage procède de
l’indifférence par rapport à soi, d’une désappropriation de soi. L’abnégation de
23
celui qui donne sa vie est l’acte d’une volonté libre qui veut la volonté libre
objective. Ces hommes font de l’État leur œuvre universelle dans l’héroïsme
anonyme d’un corps d’armée, où l’arme à feu, invention caractéristique du
monde moderne, met tout le monde à égalité devant la mort. L’ennemi étant un
État, le combat se livre sans haine personnelle, et la cruauté est interdite. La fin
de la guerre est l’institution de la paix.
B. Le droit étatique extérieur
L’État est souverain au dedans et au dehors. Il reste à le considérer d’un
nouveau point de vue et à déduire ce point : il est Un parmi des semblables et
tous forment ensemble un système mondial des États, qui est une totalité finie. Il
s’agit maintenant de penser cette multiplicité et les principes qui organisent ces
rapports, i.e. le drame des rapports politiques de liberté.
Par la pensée et dans l’épreuve de leurs difficiles rapports, les États
établissent des lois pour les régler (Platon), mais c’est bien la raison qui montre
la légitimité de l’existence d’un droit international public, universel, nommé ici
droit des gens. Un droit étant une forme nécessaire de la liberté, il faut un droit
pour donner une forme rationnelle aux rapports entre les États, qui sont des
rapports extérieurs de liberté à liberté, et ne peuvent se réduire à des rapports de
force. Cependant, ces États sont autosuffisants et en relation d’altérité, ils sont
mutuellement étrangers et veillent à garder leur indépendance. Ce droit est vrai
mais il vient alors au jour sous la forme indépassable du devoir-être. Son
effectivité sera affectée du fait qu’il sera en vigueur à proportion du bon vouloir
de chacun. Il doit être, c’est une exigence de la raison politique, de la vie éthique
(et non plus de la morale), mais son effectivité restera vulnérable, du fait de la
nécessaire pluralité des États et de l’impossibilité d’instaurer une vraie autorité
universelle et suprême pour le faire valoir.
La complétude de la liberté demande que l’État qui est autarcique en sa
souveraineté, à ses propres yeux, soit tel aux yeux des autres. N’étant pas
l’unique mais existant de manière souveraine avec les autres, il lui faut exister
pour les autres tel qu’il existe pour lui-même, sur un pied d’égalité avec eux : en
étant un État qui est considéré comme autonome par les autres et qui considère
les autres comme autonomes. Bref, existant pour l’Autre en même temps que
pour soi, il lui faut être reconnu. Il s’agit là de la reconnaissance politique
internationale, par laquelle un État existe de manière légitime sur la scène
mondiale de la liberté, ce qui est ici son premier droit. Un État n’est pas comme
un gaz qui occupe tout l’espace disponible (selon la loi du plus fort -
Thucydide), mais un esprit qui revient à soi et existe avec les autres. L’élément
au sein duquel vivent les États souverains est celui de la reconnaissance
universelle. Cependant, il faut être un véritable État pour pouvoir monter sur
cette scène et y être reconnu. Un agrégat ne saurait l’être et une entité
quelconque ne saurait se passer de reconnaissance et autoproclamer qu’elle est
24
un État. On ne peut extorquer la reconnaissance, qui est un acte libre et
souverain. Elle n’est véritable que lorsqu’elle s’accomplit entre des États, et des
États qui sont identiques en ceci qu’ils ont une constitution rationnelle. La vérité
de la reconnaissance demande qu’il existe plusieurs États formant système dans
lesquels la liberté est effective. En outre, dans la mesure où la légitimité est une
affaire de relation et où les États ne peuvent être indifférents les uns aux autres,
Hegel reconnaît un droit borné d’ingérence, à savoir le droit d’intervenir pour
favoriser une meilleure constitution chez un Autre.
Pour régler leurs échanges en veillant à leurs intérêts, les États passent des
contrats variés entre eux, tout en restant autosuffisants pour l’essentiel. Ensuite,
pour régler leurs rapports politiques, ils signent des traités d’alliances.
Souverains, ils ont le droit de conclure des traités. Un traité établit de manière
objective une communauté d’intérêt, il lie et engage l’avenir, rendant en partie
prévisible ce que fera l’Autre. Il fixe les obligations mutuelles et permet l’action
avec les autres. C’est pourquoi le droit des gens a pour principe que les traités
doivent être observés.
Cependant, les États se trouvent dans une étrange situation. Il ne peut
exister au-dessus d’eux aucune puissance éthique universelle, aucun super-État
ou vrai tribunal pour instituer leurs rapports, les forcer à respecter leur
engagement et arbitrer de manière juste leurs différends. Un unique État mondial
mettrait en péril la liberté universelle. La pluralité des États est nécessaire. Les
États sont des individus indépendants en rapports immédiats, et dans cette
mesure ils sont dans un état de nature. Cependant ce n’est pas là un état de
guerre de tous contre tous (Hobbes), mais un état de nature original : ce sont des
États constitutionnels, ils se reconnaissent et leurs rapports reposent sur le droit
des gens et les traités. Or, chaque État étant souverain, il peut rompre ou violer
un traité, et le principe du respect en reste alors au devoir-être. Un traité doit être
respecté mais ne le sera que dans la mesure où il correspondra à un projet
politique. De la sorte, la situation des États consiste en une alternance de respect
et de violation plus ou moins grave des traités. C’est une situation instable, où
les crises abondent, mais toute violation ne débouchera pas sur une guerre. C’est
donc une situation générale de paix marquée par des crises et des guerres, une
situation où la guerre reste toujours possible, mais où la paix est la norme.
En cas de crise grave, les États nommeront des médiateurs et chercheront
une issue par la négociation, pourvu que les parties l’acceptent. Mais, si ces
volontés souveraines ne trouvent pas un accord et se trouvent dans un vrai
conflit [Streit], alors il ne reste que la guerre pour décider de l’affaire en
départageant les belligérants. La guerre est un rapport de force immédiat où
chacun cherche à vaincre l’autre, elle est juste dans la mesure où elle vise une
paix juste selon le droit. Il existe un jus ad bellum, un droit de recourir à la
guerre pour sauver la liberté. Or, l’État étant un être spirituel, et non une masse
physique, le fait de la violation ne suffit pas pour susciter mécaniquement des
représailles. Un État peut au contraire prendre les devants, anticiper, et il doit
25
juger le fait en supputant l’intention de l’adversaire, en appréciant sa propre
situation, le danger, etc., toutes choses indéterminées et laissées à la sagacité des
autorités. Le possible et la représentation appartiennent à la situation et entrent
dans le drame de l’action.
Dans une relation aux autres où chacun veut d’abord sauver son autarcie,
chaque État, de manière légitime, prend soin de soi : chacun est une volonté
particulière face à d’autres, s’intéresse à sa particularité et trouve sa satisfaction
dans son action pour soi. Fini, chacun a un intérêt particulier, a souci de son
bonheur conforme au droit, souci des siens, et aucun n’est une providence
universelle. Le salut du peuple (Aristote, Hobbes, Locke) est alors le principe
essentiel de son comportement à l’égard des autres, c’est son droit, mais comme
droit d’un État rationnel, comme souci de la liberté concrète, complète. Chaque
État est une sagesse particulière (§ 337) qui, dans sa relation aux autres, a à
trouver sa satisfaction. C’est une sagesse de ce monde qui agit en fonction de ce
qu’elle sait, et qui peut errer.
La guerre est une situation réciproque d’absence de droit [Rechtlosigkeit] :
le droit est nié du fait que les rapports se jouent dans la violence, que l’on peut
donner la mort et qu’il s’agit de contraindre l’Autre (§ 338). C’est une situation
dans laquelle tout est exposé à la contingence et peut périr. Cependant, hormis la
guerre d’extermination, dans une guerre juste et bornée le droit est suspendu
mais certains droits persistent, et il faut un jus in bello, un droit dans la guerre.
Ces États ne cessent de se reconnaître comme des esprits libres, ce qui maintient
dans la guerre même un lien éthique, avec des règles, et leur fait mener une
guerre limitée qui vise la conservation de l’Autre. La guerre n’est pas une fin
mais un moyen, quelque chose dont chacun sait qu’elle est une situation
contradictoire, donc transitoire, quelque chose qui doit passer et qu’elle doit être
faite en vue de la paix, paix qui est le but véritable de la relation. Le droit de la
paix est essentiel, il faut en sauver la possibilité, ce qui veut dire que l’on fait la
guerre comme des ennemis destinés à la réconciliation. Cela interdit tout acte de
barbarie et demande le respect des ambassadeurs, des populations civiles, de
faire des prisonniers (au lieu de tuer les vaincus – vae victis), etc. Dans ces
guerres, les coutumes éthiques doivent perdurer, et ce sont elles qui déterminent
l’attitude à l’égard de l’étranger et lient les hommes en temps de paix.
C. L’histoire du monde
L’exposition de l’Idée de l’État s’achève par le concret, par son
inscription dans l’histoire et la monstration de l’histoire des formes d’États,
jusqu’à l’État rationnel présenté dans ce livre. Le livre de Hegel s’achève par la
déduction de son propre contenu. Le système des États est temporel, la
succession des formes étatiques constitue la trame de l’histoire. C’est là la
dernière scène du drame et son dénouement, pour autant que l’énigme de l’État
et de l’histoire est résolue : l’accomplissement de la liberté spirituelle.
26
Les rapports entre États particuliers mettent en jeu leur existence même en
révélant leur contingence. La contingence de la nature est redoublée par celle
qui vient de l’homme, qui en fait le jeu mouvementé, souvent tragique, de
l’affrontement des vertus et des vices (Macbeth), de la grandeur et de la
violence, de l’élévation et de la chute des États. Un État qui est un tout
autosuffisant pour lui-même apparaît maintenant sous un nouveau jour : il est
mortel, il n’est pas l’esprit lui-même dans son infinité mais un esprit fini, un
monde déterminé au sein du grand monde. Ce qui existe sous la forme du monde
pour des hommes est, du point de vue de l’histoire mondiale, un monde
particulier mortel. La manifestation de sa finité est un mouvement dialectique :
l’État s’effondre en retournant dans son fondement et en le posant comme tel,
fondement qui est l’esprit universel, l’esprit du monde. L’État, posé comme
autosuffisant, se révèle fini, idéel, n’existant que grâce à l’esprit qui le crée dans
le temps. Ce mouvement conceptuel est un retour à ce qui est absolument
Premier et la vérité de tout le processus : l’esprit. En se révélant dans ses œuvres
finies, l’esprit se révèle en son infinité et revient à soi. Le droit suprême, dans la
sphère de l’esprit objectif, est alors le droit de l’esprit universel. C’est le droit de
se produire en produisant les siens et en étant soi-même chez eux.
L’historien contemple le spectacle de l’entrée en scène et de la chute des
États, il y voit un jeu qui peut sembler dépourvu de signification. Or, pour
Hegel, ce jeu a un sens : l’histoire des rapports entre États est à penser comme
une histoire dramatique, une action par laquelle l’esprit se rend effectif dans la
contingence même. On a vu que l’État est l’objectivation de soi de l’esprit dans
une œuvre universelle, il faut maintenant penser ce mouvement du point de vue
de la temporalité historique. Un État est une œuvre temporelle de l’esprit. Ce qui
en fait une histoire, c’est le fait que l’esprit a à venir à soi, a à se connaître soi-
même, et qu’il ne le peut que dans le cours lent et périlleux d’un long
cheminement irréversible. Un peu comme un artiste progresse en s’exprimant
dans la recherche de son œuvre, l’esprit progresse dans un mouvement qui est
son histoire, celle de sa manifestation de soi à soi-même. Si pour Hegel le
moindre arbre a son histoire, l’État spirituel se crée son propre temps en se
déployant. Ce qui fait que cette histoire a un sens, et que l’énigme est résolue,
c’est le fait que dans ce processus l’esprit découvre sa propre rationalité, met au
jour successivement diverses formes d’États, de grandes civilisations, comme
autant de degrés de son développement. Cependant l’esprit accomplit sa
nécessaire venue à soi dans la contingence de la nature et des hommes, de sorte
que la raison se réalise dans la déraison. Ce qui est nécessaire, c’est cette
manifestation, mais elle se fait de manière contingente et imprévisible pour
nous, selon des acteurs, des temps et des lieux singuliers. Ce jeu est sans fin
mais non pas sans finalité : sans fin en ceci que ce jeu se continuera toujours,
mais de sorte qu’en lui le but de l’esprit s’accomplit. Il n’y a pas de fin de
l’histoire, mais un sens de l’histoire : le but immanent s’accomplit continûment
27
dans son cours, la liberté se réalise dans le monde, en ses imperfections mêmes
ou ses abîmes, en ses tragédies et ses comédies.
L’histoire du monde est le tribunal du monde (Schiller), mais c’est un
tribunal original, le tribunal de l’esprit. L’esprit crée des États, les laisse aller et
jouir de l’existence en vertu du principe particulier qui fait leur destinée, et il les
juge en manifestant le sens de leur être et de leur action, et en manifestant par là
sa puissance éthique. C’est l’esprit, non un État particulier (ou « l’Histoire »),
qui juge le monde. L’histoire n’est pas l’œuvre d’une puissance aveugle, d’une
nécessité impersonnelle et irrésistible, elle n’est pas un destin auquel les
hommes ne peuvent que se soumettre (amor fati). Si l’esprit chez Hegel est une
puissance, il l’est comme puissance éthique suprême, comme puissance
rationnelle de mener à bien la liberté, et l’histoire est son œuvre. L’histoire est
une affaire de puissance, mais de puissance spirituelle surabondante.
La destination de l’esprit est de se connaître soi-même (Socrate) en soi-
même et en toute chose. Son histoire est ainsi son exégèse [Auslegung] de soi, sa
pensée de soi, par laquelle il se rend effectif (§ 342). Le sens suprême de
l’histoire politique consiste en ceci que l’esprit explore ses propres profondeurs,
dévoile à soi-même sa raison et par là s’efforce de créer des formes d’État
davantage rationnelles. L’histoire de l’esprit est celle du développement
nécessaire des degrés de sa raison de sorte qu’à chaque degré de sa rationalité
correspond un degré de la liberté politique. L’esprit ne se déploie pas d’un coup,
mais par degrés qui sont des étapes, et c’est ce mouvement qui fait le sens de
l’histoire. Par conséquent, l’esprit ne subit pas une puissance étrangère mais
accomplit par soi son propre développement : l’histoire de l’esprit est son acte (§
343). Ce processus est celui de sa sortie de son indétermination initiale jusqu’à
sa détermination de soi par soi, ou celui de l’effectuation progressive du concept
de la liberté, jusqu’à l’Idée.
La philosophie est l’exégèse de soi de l’esprit dans son propre élément, la
pensée, mais l’histoire est son commentaire de soi-même dans l’élément de la
contingence et de l’événementialité. Le philosophe sait que ce déploiement est
nécessaire, mais aussi qu’il se fait dans la contingence de l’événement et des
acteurs, dans l’immense sacrifice de l’esprit. De ce point de vue chaque grande
forme d’État est un degré et une étape du déploiement historique de l’esprit. En
se connaissant, l’esprit s’objective dans une forme politique, mais il se reprend
en son infinité et se dessaisit de cette forme finie, passant alors à une nouvelle
forme qui intègre ce qu’il a été, qui intériorise son passé pour se donner un
avenir.
Chaque peuple se déploie selon son principe particulier (qui est une
particularisation de l’esprit) et selon l’interprétation qu’il en fait, ce qui lui
donne sa constitution et sa manière d’être et d’agir. L’affaire de ses membres est
d’accomplir ce principe en toute son ampleur. Ils le savent et le veulent, c’est ce
qui fait à leurs yeux la bonté de leurs lois et de leurs mœurs, le sens de leur vie.
Cependant, ils ignorent que l’esprit prépare en eux et par eux quelque chose de
28
neuf, et c’est de ce côté là seulement qu’ils sont des instruments inconscients :
ils connaissent le principe de leur monde, mais ne savent pas la signification de
ce principe pour le degré suivant de la liberté politique, qu’ils ignorent. Telle est
la ruse de la raison : laisser agir un Autre en accomplissant par lui son propre
but.
En réalité, les acteurs sont nombreux sur la scène, mais seuls quelques-
uns sont ce que Hegel nomme des peuples historico-mondiaux. La plupart se
contentent de vivre en leur particularité, d’accompagner ou de subir le
mouvement, mais sans jouer un rôle de premier plan. À ce niveau, il y a quelque
chose de répétitif dans une histoire sans fin (nihil novi sub sole) et dont la justice
reste imparfaite, laissant maint crime impuni, une histoire où les contraires se
heurtent et se mélangent : violence et vertu, folie et gloire, bonheur et malheur,
victoire et chute soudaine des peuples et des individus. Cependant, l’histoire du
monde proprement dite fait voir du neuf : elle n’est pas une perpétuelle redite de
la même pièce, mais la venue au jour de nouveaux principes en de nouveaux
peuples. Ce sont ces actes de l’esprit et c’est ce devenir sensé que l’histoire
philosophique s’attache à penser. C’est cela l’histoire du monde, et n’en relève
que ce qui y joue un vrai rôle. En chaque degré et étape de ce devenir un peuple
déterminé est le peuple historico-mondial du moment (ici au sens logique et
temporel), le peuple habité et justifié par le souffle d’une forme de la liberté. Là,
ce n’est pas le plus fort qui gagne, mais celui qui, l’ayant accueilli, est mû par
l’esprit.
L’histoire [Geschichte] est un advenir [Geschehen] de l’esprit, son
événement (res gestae). L’esprit se configure en des peuples et des lieux qui
seront marqués de son souffle, en créant son propre espace et son propre temps à
même la géographie terrestre et la diversité des manières d’être homme, des
nations. Un peuple historico-mondial accomplit son principe, qui est un moment
nécessaire du devenir du rationnel, et il ne fait donc époque qu’une seule fois, en
un temps où il est le porteur d’un certain degré de l’Idée de la liberté. Ce peuple
l’accomplit au-dedans de soi mais aussi chez les autres peuples, et c’est par
l’expansion de l’universalité de son principe (non de sa particularité) qu’il règne
en cette époque. Ou plutôt, il faut un grand homme (Alexandre, etc.) pour
accomplir quelque chose de grand, pour être à la cime d’un État le conducteur
des âmes qui mène une grande action politique et qui rend effectif un moment
du rationnel. Son intelligence, par la pensée, a saisi ce moment qu’il est souvent
le seul à avoir compris. Il existe une autre figure majeure du politique, qui est
antérieure, celle du héros fondateur d’État, qui affirme pour la première fois le
politique en commençant l’histoire proprement dite.
L’histoire du monde ne montre pas une suite contingente de formes
politiques variées, mais une suite unique et irréversible de formes d’État dans
lesquelles le regard rétrospectif du philosophe discerne un sens, du point de vue
de l’Idée réalisée de l’État constitutionnel. C’est là que se vérifie l’axiome de la
Préface : de par la force de l’esprit, ce qui est rationnel s’est rendu effectif, et ce
29
qui est effectif en notre monde, ce qui le constitue véritablement est rationnel.
Cela n’est pas un résultat figé, mais un processus ouvert, toujours exposé de lui-
même à la barbarie, mais capable de quelque chose de nouveau et de bon.
L’histoire a un sens dans la mesure où la liberté de l’esprit demeure.
Selon le concept, Hegel distingue quatre grandes époques de l’histoire
mondiale. L’esprit s’arrache à sa préhistoire (la tribu) et se libère de sa forme
immédiate, jusqu’au point où il se sait comme esprit libre créateur de son
histoire. Ce chemin est celui de sa révélation mondaine de soi dans son
interprétation de soi9.
L’histoire politique commence en Orient, et va de la Chine à l’Egypte
antique. L’esprit de ce premier monde, son éthique, est une substantialité sans
sujet. Un seul est libre, l’empereur de ce monde. L’unité est encore
indifférenciée, sans séparation des principes. Cet État est une théocratie, sans
séparation de la religion et de l’État. Le pouvoir repose sur la religion, le roi est
un dieu et le grand prêtre, il unifie et tient tous les pouvoirs. Les textes sacrés
disent les lois et les coutumes de sorte que les devoirs sont d’essence religieuse.
La nature est divinisée, l’histoire relève du mythe et de la poésie. Les diverses
fonctions politiques sont perçues comme des parties plus ou moins grandes de
pouvoir que le roi attribue à sa guise, sans stabilité. Enfin l’individu n’existe
pas, n’a pas de droit, chacun est avant tout membre de sa famille ou de son clan.
La différenciation du tissu social se fait selon la nature.
Le deuxième monde est le règne grec, où l’esprit entre en scène comme
tel, en se sachant et se voulant dans sa liberté politique, comme Cité qui est
l’âme éternelle des citoyens (Athéna). C’est le monde de la belle totalité éthique,
qui repose sur l’unité substantielle des dieux et des hommes ainsi que des
hommes et de leur Cité. Quelques-uns sont libres, les citoyens. En ce monde
l’unité première commence de se différencier. Sortant de l’imaginaire,
l’intelligence se fait jour et élève l’esprit au savoir et à soi (Connais-toi toi-
même). C’est la raison qui dit la loi politique. Par l’invention de la philosophie,
de la pensée, le principe de l’individualité vient au jour, mais comme forme qui
demeure dans l’unité substantielle : cet individu vit dans et pour sa Cité (sa
Constitution, sa Loi), elle l’engendre et il la produit, il se sacrifie pour elle. Il ne
prend pas encore sur soi la décision, mais la fait reposer sur des oracles. Enfin,
le domaine du travail est séparé de celui de la liberté et laissé aux esclaves.
Le troisième monde est le règne romain. C’est l’époque nécessaire de la
scission de l’unité grecque immédiate, qui va jusqu’à la déchirure de la vie
éthique du fait de l’affirmation de l’individualité pour elle-même, en son droit.
À l’époque de l’Empire, c’est le règne de l’entendement, de la séparation des
extrêmes : d’un côté l’individu et sa propriété privée, de l’autre l’universalité du
droit privé et la puissance universelle de l’État, tenue par un individu singulier,
9 Pour approfondir cette question, nous renvoyons le lecteur aux Leçons de Hegel sur
l’histoire du monde.
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parfois monstrueux, l’empereur. La totalité est dissoute en atomes exclusifs et il
se forme une populace sans souci de l’État, exclue de sa vie. Rome unifie par la
guerre beaucoup de peuples qui ne forment pas une communauté, mais un
empire sous sa domination. Tous les dieux sont mis dans un Panthéon en lequel
ils s’effacent dans la confusion et déchoient au rang de dieux utiles pour les fins
humaines.
Le quatrième règne est le monde des peuples européens, jusqu’à notre
époque, qui est en est née. Il accomplit le principe de la réconciliation de la vie
éthique, en surmontant l’opposition du monde romain. Celui-ci se termine par le
malheur du fait de la perte de la vie éthique, par le désespoir à l’égard du monde
et l’attente de la réconciliation véritable, qui est celle de Dieu et de l’homme.
Cette réconciliation est l’événement de l’Esprit : l’incarnation de Dieu révèle
que Dieu est Esprit, Trinité, principe qui est pour Hegel le gond autour duquel
tourne l’histoire du monde. Le peuple juif est le peuple de l’attente de Dieu,
celui qui découvre la souffrance infinie, celle qui naît de la conscience de sa
faute devant la sainteté de Dieu (David). Il est le peuple du passage, de la venue
de Dieu dans sa chair, qui opère le tournant de l’esprit. Ce sont les peuples
barbares d’Europe du Nord qui auront à accomplir le principe nouveau de la
liberté de l’esprit en produisant un monde selon les trois vertus chrétiennes que
sont la foi, l’espérance et la charité (§ 359). En héritant des principes grecs et
romains, et du principe juif, ces peuples vont accomplir le principe chrétien dans
l’État moderne qui est l’image de l’Un-trine divin, dans une histoire
mouvementée.
Maintenant, tous sont libres, simplement en tant qu’hommes, et l’unité est
pleinement différenciée, conformément à la raison : séparation de la religion et
de l’État, séparation des pouvoirs politiques, séparation de l’État et de la société,
reconnaissance de la libre personnalité en son droit. Bref, l’Idée de l’État
présentée dans ce livre institue et travaille notre monde. Le cours de l’histoire
mondiale a commencé par l’Un indifférencié et il s’achève par l’unité articulée
selon la raison, par l’Idée de l’État présentée dans ce livre. La demeure
mondaine de l’homme est cette unité de la vérité et de la liberté, mais c’est là un
drame, une histoire fragile, c’est l’action de l’esprit.
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