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Présentation

Rodez. Années soixante-dix. Automne radieux. La pierre donne un for-midable coup de jeune à la ville et bâtit les réussites des hommes en vue. René Marcillac ? Solide, estimé, respecté. Sans histoires !Depuis sa vaste demeure campée en haut de son parc, la Vernière, il a vue sur la ville, son champ de bataille de bâtisseur, sur ses semblables, sur les mondanités, les jeux de pouvoir et d’argent. Mais s’il rentre d’une échappée en Afrique, c’est qu’il a eu besoin d’une parenthèse de soli-tude, loin de son épouse Antonine, avec laquelle les sentiments s’entre-tiennent désormais d’habitudes plus que de passion. Or, son beau-fils Charles, qu’il a élevé comme s’il en était le père, lui révèle sa décision de se présenter à la députation. Tandis que sa femme tisse de mysté-rieux réseaux d’influence, Marcillac ne tarde pas à devenir la cible d’insi-dieuses menaces. Et alors que les mêmes sentiments de vulnérabilité et d’indécision qu’avant son voyage africain s’insinuent de nouveau en lui, une femme inattendue s’impose soudain dans sa vie.Avec ce roman des vérités sans fard, Roger Béteille livre la peinture d’une société en mue rapide, de laquelle, au-delà des faux-semblants, sourdent les tensions et les secrets du présent ou du passé. Il fait aussi, dans toute sa complexité, le portrait d’un homme à sa maturité, luttant contre les incertitudes de la cinquantaine, quand la route de l’existence semble franchir un col.

Romancier salué par de nombreux prix littéraires, Roger Béteille construit une œuvre romanesque tantôt intimiste, tantôt tendue par une intrigue puissante, par une saga personnelle ou familiale. Son dernier roman paru est Les Pouvoirs de Jean (2016).

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Du même auteur

RomansLes Fiancés de la liberté, Hachette, 1986.Sel rouge, Rouergue, 1986. Rouergue en poche, 2015.Fortune lointaine, Hachette-Rouergue, 1987. Rouergue en poche, 2015.L’Orange aux girofles, Rouergue, 2001 (Prix Mémoire d’Oc, 2001), Rouergue en poche, 2014.Le Parisien, Rouergue, 2002.Souvenirs d’un enfant du Rouergue, Hachette Littératures, 2002.Les Chiens muets, Rouergue, 2003.Le Mariage de Marie Falgoux, Rouergue, 2004 (Prix Émile-Guillaumin, 2005).Clarisse, Rouergue, 2005 (Prix Lucien-Gachon et Prix de la ville de Thouars, 2006), Rouergue en poche, 2014.La Chambre d’en haut, Rouergue, 2006.La Maison sur la place, Rouergue 2007 (Prix Panazo 2008).La Rivière en colère, Rouergue, 2008 (Prix salon du livre-net 2009), Rouergue en poche, 2014.Retour à Malpeyre, Rouergue, 2009.Noces bourgeoises, Rouergue, 2009 (Prix Pierre-Benoît de l’Académie des Arts et Lettres du Languedoc).La Pomme bleue, Rouergue, 2011 (Prix Pierre-Jakez Hélias 2011, Prix Arverne 2012), Rouergue en poche, 2013.La Faute de madame le maire, Rouergue, 2012.La Vengeance de Laura, Rouergue, 2013. Rouergue en poche, 2014.Le Chien de nuit, Rouergue, 2014 (Prix Cabri d’Or 2014).Les Défricheurs de nouveaux mondes, Rouergue, 2015.Les Pouvoirs de Jean, Rouergue, 2016.

EssaisLa Chemise fendue, Rouergue et Petite bibliothèque Payot, 1987.L’Aveyron au xxe siècle, Rouergue, 1999.Éros en Rouergue, Rouergue, 2003.

Beau livreBalcons du Sud, Rouergue, 2011, Prix du livre de tourisme, 2011.

Graphisme de couverture : Cédric CailholImage de couverture : © Plainpicture/Marie Docher© Éditions du Rouergue, 2018www.lerouergue.com

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roger béteille

un homme en vueroman

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Avertissement : Ce roman n’est pas un livre à clés, mais un ouvrage de fiction, quant aux personnages. Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou ayant existé dans la ville serait strictement fortuite.

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Qu’est-ce que l’avenir ? Qu’est-ce que le passé ? Qu’est-ce que nous ? Quel fluide magique nous environne et nous cache les choses qu’il nous importe le plus de connaître ?

Napoléon Bonaparte, Lettre à Joséphine Albenga, 16 germinal an IV (5 avril 1796).

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Chapitre 1

L’automne. Vers son milieu. On éprouvait des sensations confuses. Entre la certitude que l’été ne reviendrait pas et celle que l’hiver attendait on ne savait quoi pour se saisir des êtres et des choses.

Ce samedi soir, les départs du week-end, vers la campagne, la mer ou les Pyrénées, s’ajoutaient au trop-plein quotidien des sorties du travail et des déplacements plus ou moins jus-tifiés des citadins. Toulouse frisait l’infarctus automobile. Depuis l’aéroport de Blagnac, les rocades, puis les artères ordinaires s’étaient inexorablement congestionnées. La chute du jour serait précoce, précédée de grisaille, qu’accentuaient une brume hésitante et les vapeurs lourdes des pots d’échap-pement. Les couleurs des carrosseries ne rutilaient plus. Les façades suaient des traces noirâtres. Les occupants des véhi-cules ne devaient pas souffrir de cette bouillie visuelle. Ils la traversaient avec une indifférence éprouvée, à chaque fin de journée. Pour eux, c’était du grand ordinaire.

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Des taxis se trouvaient enlisés là. Dans l’un d’eux, le pas-sager dilatait ses prunelles comme s’il luttait contre une inex-plicable défaillance de sa vue. Cet air terne ! Se réhabituer ? Beaucoup plus difficile que de triompher du décalage horaire ! Car, dans le pays africain d’où il venait, les jeux quotidiens de la lumière incomparable s’ordonnaient pour s’achever en apo-théose : améthyste matinale contre les escarpements rocheux, puis éblouissement de midi, voiles d’une ondée orageuse, enfin rougeoiements crépusculaires, qui forçaient à cligner.

René Marcillac pensa tout à coup que les rubans de voi-tures à touche-touche figuraient des processions de cloportes monstrueux. Il dut acérer son regard pour détecter un faible mouvement de leur colonie métallique et se persuader que le taxi avançait de quelques mètres. Il se sentait assez exaspéré pour couvrir le chauffeur de reproches, mais il se maîtrisa.

Lorsqu’il reconnut le boulevard des Minimes, il accrocha ses yeux au jeu désespérant des rouges et des verts. Suspendus à leurs immenses portiques, clignotant sans logique appa-rente, ils mettaient son calme à rude épreuve.

– Je ne voudrais pas coucher à Toulouse ! s’agaça-t-il.– Vous échauffez pas, conseilla le conducteur.– Coincés si près de la gare ! J’ai quelques raisons de râler,

non ? Vous êtes sûr d’avoir choisi le trajet le plus court ? gro-gna René Marcillac.

– Vous voulez le volant ?– Excusez-moi… Dans cette colle de voitures, je ne ferais

pas mieux.– Vous voyez ! Vous devenez raisonnable.– Dix-neuf heures, mâcha René Marcillac, comme un

nageur qui se noie fixe le rivage pour se convaincre qu’il lui reste une chance de l’atteindre.

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– Au fait, vous venez d’où ? s’enquit l’homme, à la fois parce que la discrétion n’était pas son fort et parce que les clients qui racontaient leur voyage regardaient moins souvent le compteur.

– Kenya, laissa tomber le passager.– Couillon ! Manquer un train à Matabiau, alors que

vous débarquez de Zanzibar, ce serait la guigne ! grasseya le Toulousain.

– Plutôt de Nairobi, mais peu importent vos connaissances en géographie ! Conduisez !

– Vous étiez parti chasser le lion ?– Entre autres !– Je vous décharge juste devant le Départ. Vous aurez votre

19 heures, promit le taxi.Comme il s’extrayait de son siège, un concert d’aboiements

monta du bord du canal, de l’autre côté de la rue.– Les clébards des hippies, ça vous change des lions, hein ?

rigola le chauffeur, tout en encaissant le montant de sa course.– Les lions, je ne les entendais que dans la nuit, persifla

Marcillac.– Bon retour chez vous.Les portes automatiques en verre s’affolaient, sollicitées dix

fois par seconde par l’agitation des voyageurs. René Marcillac fonça dans l’ouverture de cette guillotine saccadée, puis dans la bousculade bouchant les escaliers. Les haut-parleurs nasil-laient leurs indications ferroviaires, que la mélasse sonore et la résonance du souterrain rendaient incompréhensibles.

– T.E.R… Rodez… Quai numéro 8, saisit tout de même René Marcillac.

Deux semaines de safari l’avaient endurci. Quarante-huit ans dans quelques jours, il se sentit en pleine forme.

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Son cœur battait aussi régulièrement qu’un métronome. Il donna un vigoureux coup de reins pour transbahuter plus vite sa valise. Mais cette lutte dans ce foutoir lui parut insup-portable. Il ne put s’empêcher de déplorer la précipitation des gens, en se souvenant de l’organisation parfaite de son périple africain, déroulé des plages de sable fin de l’océan Indien aux territoires des Kikuyus et des Masaïs, jusqu’aux étouffantes sylves équatoriales des montagnes. Partout, un personnel stylé, des chauffeurs de pick-up ponctuels, le confort des lodges.

Quai 8, la scène qu’il aperçut le choqua. Une marée d’étu-diants, en partance chez leurs parents, déferlait contre le train, pour prendre d’assaut les portes. Dans cette horde bruyante et gesticulante, il devina une chevelure d’un brun de jais, qui devait être celle d’une jeune femme. Elle fut ballottée pen-dant quelques secondes dans le flux des adolescents qui se démenaient pour s’assurer une place assise, en s’engouffrant à l’intérieur les premiers.

Comme la voyageuse touchait enfin à son but, tendant la main vers une poignée d’appui, par une poussée imprévisible, elle se trouva rejetée à l’extérieur de la mêlée.

– Manqué ! J’étais tout près des marches d’entrée, dit-elle, plus étonnée qu’indignée.

– Ils ne vous ont pas blessée ?– Un peu compressée, mais ce n’est rien…– Les goujats !Il faillit ajouter : « Bousculer une dame ! », mais il eut assez

de self-control pour ravaler sa remarque. Ils restèrent ainsi, l’esprit vide, pendant un instant. Une fille descendit de l’au-torail en trombe, s’arrachant sans doute aux ultimes caresses de son amoureux.

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– Les portières vont se fermer ! Donnez-moi votre bagage et montez en vitesse ! commanda René Marcillac.

Le TER commençait à glisser. Du sas où ils venaient d’échouer, ils découvraient le compartiment principal, dans lequel plus aucun siège n’était libre.

– Ici, il n’y a presque personne, observa-t-elle.– Nous n’avons pas d’autre choix, l’approuva-t-il, en lui

souriant.C’était une sorte de plateforme surélevée, que les techno-

crates de la SNCF désignaient peut-être sous le nom de salon. Du haut de la marche, qui séparait celui-ci du sas d’entrée, les deux retardataires entrevirent une adolescente, entourée de cinq garçons. À l’évidence, elle les aimantait. Ils étaient à peine assis et déjà ils la mataient avec insistance et chacun d’entre eux débordait de simagrées pour monopoliser son attention.

– Madame, je vous installe là ? proposa René Marcillac, en soulevant le sac de l’inconnue vers le filet.

– Si vous voulez…– Vous préférez être dans le sens de la marche, je suppose ?– Aucune importance, assura-t-elle.– Pour moi si… Je m’assieds près de vous, si vous n’y voyez

pas d’inconvénient, décida-t-il.Dans la précipitation de leur embarquement plutôt hasar-

deux, il avait fait l’économie de toute formule de politesse, comme s’ils se connaissaient peu ou prou. Maintenant que le voyage s’annonçait normal, il semblait nécessaire de se réfu-gier dans la réserve banale qui sied entre deux voisins de siège.

– Monsieur, merci pour tout ; j’étais un peu perdue. Sans vous je risquais de réagir après la fermeture des portes et de rester sur le quai.

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Violaine Lafon recouvrait l’acuité d’esprit qui était une composante importante de sa personnalité. Sa respiration se posait. Elle parlait d’une voix harmonieuse, qui laissait per-cer une chaleur naturelle. D’habitude, lors de ses rares dépla-cements en train, elle répugnait à lier conversation avec ses voisins. Mais l’imprévu lui avait attribué un compagnon secourable. Elle pensa qu’elle ne pouvait pas se montrer froide à son égard.

– Vous voyagez souvent sur cette ligne ? reprit-elle, plutôt mécontente de la platitude de cette façon de ne pas sombrer dans un silence gêné.

– Presque jamais…Son Bon Samaritain lui parut plutôt sympathique. Elle

tourna à plusieurs reprises sa tête vers lui, avec l’intention de ne rien révéler d’elle-même, mais de ne pas lui opposer un visage fermé. Il n’osa pas la fixer pour la soumettre à un véri-table examen, mais il fut frappé par la nuance de ses yeux. Ils étaient d’un vert d’émeraude pâlie, qui leur donnait un peu de nostalgie. Il y avait aussi sa peau très mate : l’approche de la maturité ne la froissait pas, mais lui donnait au contraire une sorte de plénitude soyeuse. La jeune fille qu’elle avait été avait dû être d’une beauté possédant un magnétisme singulier. Amusé de sa curiosité, René Marcillac tenta de se représen-ter son teint de dix-huit ans : une complexion d’Andalouse, sous un casque de cheveux, ondulant au moindre de ses mou-vements. Il était d’autant plus sûr de ce portrait juvénile de l’inconnue, peint à son insu, qu’il décelait impitoyablement les fausses blondes depuis que la mode affublait tant de châ-taines ou de brunes banales de coiffures lisses et platinées à la suédoise. Les teintes en vogue brouillaient l’âge réel de celles qui les portaient. Il la regarda de côté. Il hésita. Elle pouvait

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le tromper aussi… Mais il lui attribua un âge : pas plus de trente-cinq ans.

Son métier le portait à évaluer d’une seule impression les gens qu’il rencontrait. Il voulut la situer : une employée ou un petit cadre, s’il en jugeait par sa tenue, de bon goût, mais sans bijou de prix ou pièce de vêtement de grande marque.

Il se demanda s’il l’ignorait ou s’il allait entretenir un dia-logue intermittent, se ravivant de loin en loin, au gré de la monotonie de l’ennui ou d’un fait insignifiant : un choc anor-malement percutant des roues métalliques contre les rails, un personnage surprenant entraperçu au gré de l’arrêt dans une gare. D’ailleurs désirait-elle meubler le temps de quelques mots ou de quelques phrases sans intérêt ? Il en était là de ses méditations, lorsqu’un jeune, barbu, s’extirpa de la grappe d’admirateurs de l’égérie et l’interpella.

– Si vous aviez des cigarettes, je vous taperais pour moi et les copains… dit-il, en se donnant un air hardi.

– Je n’ai jamais fumé.– Pas de pot, les mecs ! On se casse le nez sur un non-fumeur.– Vous n’ignorez pas qu’il serait d’abord convenable de

demander l’autorisation de fumer à Madame et que, de plus, il est interdit d’empester les lieux publics ? lui rappela René Marcillac, railleur.

– Non-fumeur ! En plus, Père la Vertu ! grommela l’individu.Il plongea vers sa place, accueilli par des moqueries

bruyantes. Les autres n’étaient pas fâchés que sa tentative d’éblouir la fille, en mettant le bourgeois dans sa poche, ait avorté ridiculement. Il s’affala sur son siège et, en guise de provocation, il appuya ses longues jambes de dégingandé sur le dossier, devant lui, de manière à offrir le spectacle de la semelle de ses baskets éculées au couple d’adultes.

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– Sans votre présence, je me sentirais mal à l’aise, chuchota Violaine Lafon, en ne se faisant pas d’illusion sur les apos-trophes dont la bande l’aurait couverte, sans la stature dissua-sive de l’homme qui se trouvait près d’elle.

– Je suis doublement responsable : de ne pas posséder des cigarettes et d’avoir sermonné ce zigoto devant les autres.

– Je suis heureuse que vous soyez là, souligna-t-elle, avec un frémissement léger, qui pouvait être de coquetterie, mais qui traduisait aussi une gratitude sincère.

– Rassurez-vous ! Ils ne sont pas méchants. Juste mal élevés, pavaneurs et grossiers, trancha-t-il, sans chercher à assourdir ses paroles.

Après une suite confuse de collines, que l’expansion bou-limique de la grande ville hérissait de lotissements sans beau-coup d’harmonie, s’ouvrait une plaine ample, dans laquelle le roulement se mua en une sorte de ronronnement, feutrant le vrombissement du gros moteur et le sifflement de l’air contre la rame. Plus celle-ci allait vite et moins on distinguait les deux bruits. Dehors, les lignes de peupliers et celles des platanes, le long des vieilles routes, se confondaient tout autant. On eût dit que la vaste étendue de vert, de roux, de chaumes pourrissants était secouée par une main fantaisiste. Contempler vaguement tout cela, ne penser à rien de précis ou, au contraire, s’en-fermer dans ses idées, le mutisme s’imposait comme la meil-leure façon de franchir la distance dépourvue de relief ou de pittoresque.

René Marcillac laissa d’abord errer son regard sur cette étendue mouvante, sans éprouver de sentiment précis. Puis, après quelques minutes, il constata que les images d’Afrique et de son vol depuis Nairobi, à nouveau présentes, rendues vibrantes par la fatigue du retour interminable, se diluaient

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dans le paysage banal comme si celui-ci possédait le pouvoir insoupçonné de refermer un épisode hors des normes de son existence ordinaire, de le river à la direction des rails le rame-nant à son domicile.

L’atterrissage, les embouteillages, l’odeur nauséabonde et le vacarme des clebs de marginaux, foncer dans les escaliers de Matabiau, avaient donné un tour contrariant à la dernière heure du voyage. Mais cette plongée peu ragoûtante dans une réalité aux antipodes de la pureté sèche des savanes ou de la noblesse des grands animaux de la réserve de Masaï Mara, en figuraient encore des miettes, vulgaires certes, mais elles lui appartenaient.

Maintenant, c’était autre chose ! Le Kenya disparaissait là : dans ces kilomètres uniformes, en douceur, insidieusement. Marcillac résista, mais il ne le retiendrait pas longtemps dans sa tête. D’ailleurs, le fallait-il ? On ne l’attendait pas ce soir, mais on l’attendait.

D’ultimes visions exotiques apparaissaient, persistaient un instant, s’évanouissaient, comme si elles étaient soumises aux fantaisies d’un vieux projecteur de cinéma dont les vues sau-taient. Organisé avec le souci exigeant de l’agence de satisfaire une clientèle internationale à dominante américaine, le safari n’avait négligé aucun des sites célèbres du pays. D’abord enthousiasmé, Marcillac s’était lassé du trop-plein de gran-diose et de couleur locale. À la fin de la première semaine, une envie étrange de sortir du circuit le taraudait. Quand il découvrit l’immense fissure du grand rift et le chapelet des lacs, il se décida. Il engagea un guide, qui le conduisit au bord du Nakuru. Une sorte d’hôtel de brousse lui offrit un refuge sommaire durant trois jours, avant qu’il ne rejoigne le groupe en direction de l’aéroport.

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Pas de fauves, approchés avec des frissons convenus ou réels ! Des pélicans et des flamants, en vol continu sur le miroir scintillant ; et, dans les arbres, des colonies de colobes, ces petits singes blanc et noir. Peu farouches, dès l’aurore, ils s’agrippaient aux volets et aux toits.

Bercé par le vrombissement assourdi, René Marcillac res-sentait un plaisir jubilatoire. Cette escapade lui coûtait plutôt cher, mais, bardés de Leica, les Amerloques n’avaient vu que des grosses bêtes pour touristes. Lui, ne rapportait aucun cli-ché. Il avait voyagé sans appareil photographique et bien sûr sans fusil, même s’il avait parlé de chasse au chauffeur toulou-sain. Il n’étalerait pas son Kenya en long et en large.

Il comprit que, pendant toutes ces heures au bord du lac sublime, il avait vraiment oublié les paysages de France, Rodez.

– J’étais parti pour revenir, corrigea-t-il avec un pincement de culpabilité.

L’autorail filait. En croisière dans la routine de son trajet. Au passage, des bâtiments tressautaient. On naviguait quelque part entre Lisle-sur-Tarn, Rabastens-Couffouleux, Gaillac. Il n’y avait pas lieu de poursuivre des songes…

– Vise la meuf à casquette ! entendit Marcillac.– Contrôle des billets !La voix était féminine. La contrôleuse était boulotte. Elle

avait précédé son annonce d’un petit coup de sa pince à poin-çonner contre une surface dure. En la dévisageant, figure ronde et poupine, coiffure administrative de travers sur des cheveux à queue-de-cheval, René Marcillac paria que le zigoto ne descendrait pas ses pieds de leur perchoir. Effectivement, la préposée ne se hasarda à aucune remarque, pressée de se replier, après une vérification accélérée des titres de transport.

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René Marcillac fixa Violaine Lafon, qui haussa les épaules en soupirant.

– Elle nous foutra la paix, maintenant, énonça l’un des pas-sagers, que dissimulaient les sièges.

– Peinards, les gus ! ricana l’autre, en rabattant ses baskets sur le plancher.

Tous éclatèrent de rire. La fille souffrait d’un timbre aigu, qui donnait à ses gloussements quelque chose de légèrement hystérique. Quand cette hilarité exubérante cessa, il y eut de petits froissements de papier et de quelque chose de sec, puis à nouveau des rires étranglés, ceux qu’inspire la certitude que n’existe plus aucune contrainte.

– Je la lèche pour toi ? questionna un garçon.– Non, tu as la morve ! pouffa la dessalée.– Les deux, là, devant nous ?– Pas dangereux !Et celui qui venait d’assurer cela esquissa un bras d’hon-

neur. Puis, par défi, il agita très haut une énorme cigarette, informe, roulée à la diable.

– On commence ? demanda-t-il.– Non attends un moment. Après Albi… décida la muse.Ils lui obéirent, mais ils ne se privèrent pas de jouer les

affranchis, en tripotant leurs clopes spéciales, les brandissant à plusieurs reprises, comme pour bien montrer à qui voulait les voir qu’ils les allumeraient quand cela leur chanterait. Ces gestes saccadés libéraient quelques particules impalpables qui imprégnaient le compartiment salon d’une odeur dou-ceâtre. René Marcillac pensa qu’elle n’était pas très familière à sa voisine.

– Vous comprenez maintenant pourquoi ils se sont isolés ici, à l’écart des autres jeunes ? mâchonna-t-il.

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– Je crois comprendre…– Vous n’aviez jamais senti ce parfum d’herbe ?– Non, pas souvent. Je sors peu. Je ne suis pas un pilier de

boîte de nuit ! plaisanta Violaine Lafon, en se tournant en déri-sion, ce qui plut à son interlocuteur.

– Les voyages sont toujours instructifs, même sur une ligne de TER, ironisa-t-il.

– Ils vont commencer à fumer quand le train se videra, supposa-t-elle.

– Oui, quand nous serons dans la tranquillité la plus totale. Personne ne montera plus et personne ne les dérangera.

– Sans vous, j’aurais été inquiète en permanence. Je me vois mal recroquevillée au milieu des volutes de cannabis.

– Vous pouviez vous réfugier avec ce qui reste des passa-gers, dans l’autre partie de l’autorail. Voulez-vous que nous changions de place maintenant ? Je déménagerai votre sac, promit Marcillac.

– Non, je n’aime pas donner l’impression que je cède…– Vous voyez ! Vous êtes curieuse de découvrir à quoi res-

semblent ces joints, comme ils disent. Vous continuez jusqu’à Rodez ?

– Vous aussi ? s’enhardit-elle, en se reprochant cette ques-tion directe, qui ne correspondait pas à son tempérament, plu-tôt secret.

– Oui, vous pouvez compter sur moi jusqu’au terminus, dit-il avec une pointe de raillerie.

À Carmaux, des ruines d’usines désaffectées hantaient les abords des voies comme autant de silhouettes fantomatiques, se dressant dans la pénombre grandissante. René Marcillac et Violaine Lafon ne leur destinèrent qu’un regard superficiel, car ils connaissaient ces friches d’industries depuis longtemps.

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Cependant, à l’idée des destins ouvriers déchirés par cette décrépitude, un malaise confus les troubla, alors que les pans de murs et les amas de poutrelles fuyaient dans le crépuscule, de plus en plus opaque.

Un étranger, poursuivant ce voyage, eût été saisi par la nouveauté des paysages, au-delà de la cité minière. Des mou-tonnements de hauteurs, dont la tombée du jour voilait les formes précises, semblaient s’opposer à une pénétration exté-rieure. Comme s’il devait affronter un adversaire qu’il jugeait coriace, le machiniste força le régime du moteur, qui emplit les têtes tout à coup.

Il ne fallut pas un quart d’heure pour que la nuit noie le plateau. Elle se chargea peu à peu d’une sorte d’hostilité. La pente croissante de la voie ferrée tirait des vrombissements au Diesel, chaque fois qu’elle s’élevait vers un nouveau palier. Un vent soudain, assez violent, cinglait les tôles. Peu de lumières suggéraient une présence humaine. Les fermes éparses, loin-taines, ne se signalaient que par un infime point brillant, qui se perdait en quelques secondes dans le noir. Le train éclairé traçait une ligne de lumière fugace, aussitôt effacée. Et ce n’étaient pas les flashes évanescents des rares voitures, sur une route proche, qui pouvaient contrecarrer la sensation de traverser quelque contrée vide.

– Je n’ai plus aucun repère : je ne sais même pas si nous avons passé le viaduc du Viaur, constata Violaine Lafon.

– Moi non plus, avoua René Marcillac, plutôt vexé de son hésitation.

Il scruta l’opacité extérieure, que le reflet des spots ren-dait aveuglante. Les arbres eux-mêmes ne se distinguaient pas. Parler, rajouter une autre banalité n’avait aucun sens. Il réprima une crispation désagréable et il se réfugia dans une

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énumération désordonnée des choses à régler le lendemain. Sa voisine bougea. Peut-être se rétractait-elle sur elle-même avec un frisson involontaire de froid.

Derrière la ligne d’horizon des dossiers, les fumeurs flot-taient dans un nirvana de plus en plus silencieux, d’où ne sourdaient que des bribes de phrases paresseuses.

Un instant, Marcillac voulut faire remarquer cette léthar-gie à sa compagne de banquette. Mais à quoi bon ? Désabusé, il pensa que, de l’autre côté des sièges, les jeunes les tenaient tous les deux pour de vieux cons. Des sales bourges, fringués avec un classicisme ringard, incapables de comprendre le monde contemporain.

Paupières mi-closes, il continuait à prévoir le lende-main, sans beaucoup de conviction. Quand il s’intéressait à nouveau à la marche du TER, il regardait défiler la bande lumineuse annonçant les stations. À chaque arrêt, celles-ci se réduisaient à une tache de clarté déserte, que traver-saient une ou deux silhouettes. Quand le convoi repartait, se renouvelait l’étrange impression d’être emporté par un train fantôme, dont le passage n’intéressait personne, en cette soirée d’un samedi ordinaire, où les gens se claquemu-raient devant la télévision ou préparaient une sortie pour se défouler.

Une ultime halte, une gare sans préposé, une nouvelle plongée de formes humaines dans le noir, paracheva le senti-ment de parvenir dans un bout du monde. Mais, tout à coup, s’offrirent les lumières de la ville. René Marcillac jugea son plaisir un peu ridicule, mais ce n’était pas seulement la pers-pective de se reposer dans son lit, après son périple aérien, puis la laborieuse progression du chemin de fer régional. Heureux de rentrer chez lui…

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Violaine Lafon se leva. Elle lui destina un sourire mi-inex-pressif mi-chaleureux. Ils se regardèrent brièvement, chacun laissant deviner à son compagnon de circonstance sa satisfac-tion d’avoir côtoyé un être pourvu de bonnes manières ; et meublé le temps par quelques propos anodins, mais agréables.

– Je vous aide ? proposa René Marcillac.– Merci, refusa-t-elle d’un ton ferme.L’imminence de l’arrêt définitif et les secousses qui l’ac-

compagnaient les rendaient à nouveau complètement indif-férents l’un à l’autre.

La salle des pas perdus se vida en une minute. Les voya-geurs, peu nombreux, se précipitaient dans la cour, s’en-gouffraient dans des voitures d’amis ou de parents, qui les guettaient. René Marcillac n’avait prévenu aucun de ses proches qu’il arrivait par l’autorail, à cette heure tardive. Ne pas être accueilli par des paroles se voulant empressées ou joyeuses le satisfit profondément. Finir seul son safari au Kenya, dans la gare de Rodez quasi déserte, sans embras-sades ni exclamations, représentait l’épilogue de la quinzaine de rupture avec les siens et ses affaires qu’il avait désirée. Unique bémol à cette satisfaction : s’il n’y avait pas de taxi pour rejoindre son domicile ?

Un chauffeur attendait. Trop heureux. Marcillac n’eut pas besoin de lui indiquer l’adresse. Qui ne connaissait pas l’entre-preneur ? Un homme en vue… La voiture démarra en dou-ceur, pour négocier prudemment l’engagement sur la voie prioritaire.

– Arrêtez, commanda René Marcillac.Après leur séparation sur le quai, il avait perdu l’inconnue

de vue. Maintenant, il l’apercevait sous un Abribus, seule, son sac déposé sur le bitume. En ouvrant la portière de la berline,

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il chercha une explication logique à son impulsion. Devait-il se préoccuper de la façon dont cette voyageuse quelconque rentrerait chez elle ?

– Venez, je vous ramène chez vous en taxi.– Le car est un peu en retard, mais il va passer, j’en suis

sûre, se persuada-t-elle.– Vous habitez en ville ? insista-t-il.– Oui, dit-elle.– Montez. Vous êtes en train de prendre froid.– Je suis vraiment honteuse, je vous impose un détour, pro-

testa-t-elle, maladroite.– Le détour ne sera pas très long, corrigea René Marcillac,

un peu agacé.Elle désigna une rue, proche des boulevards. Le chauffeur,

qui comprenait mal la décision de son client d’embarquer cette usagère des bus, se réfugia dans un mutisme prudent. Le trajet fut court, empreint d’étrangeté.

– Monsieur, je vous suis redevable, articula maladroite-ment Violaine Lafon, en s’extrayant de l’auto.

– Tout le plaisir était pour moi, madame, assura René Marcillac, sur le même registre poli.

Maintenant, il se sentait impatient de deviner sa grande demeure dans la nuit, campée en haut de son parc.

– Ne traînez pas, mâchonna-t-il à l’intention du chauffeur.Franchir la rivière au plus vite, remonter la grosse bosse

du relief, au flanc de laquelle se lovait la maison dans un repli du terrain, avec vue imprenable sur la ville, le tranquillisait toujours, comme s’il se retranchait chez lui, à l’abri de tous les dangers.

– Laissez-moi ici, demanda-t-il, en bas de l’allée.– Votre valise va vous paraître lourde, objecta le taxi.

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– Monter me dérouillera les jambes, prétexta Marcillac pour couper court à cette insistance.

Que ce type, qui le hérissait, encaisse le prix de la course, manœuvre et disparaisse ! Marcillac avait envie de se sentir isolé, totalement oublié de tous, dans la nuit, à deux pas de la Vernière. Nul ne savait où il se trouvait. Sa femme, ses fils, le croyaient sans doute dans un hôtel pour cadres. Il inspira une bouffée d’air, déjà froid, comme s’il s’enivrait de ce moment de silence nocturne.

Avant de franchir le portail, resté grand ouvert, il se retourna face à la ville : un regard circulaire qu’il répétait très souvent, au moment de ses retours, avant de pénétrer dans sa propriété. L’entrée de la Vernière constituait un remarquable observatoire, d’où se lisaient à livre ouvert, la plupart des traits sociaux les plus marquants de la cité.

Ce soir, il n’obéissait pas seulement à sa manie de ce tour d’horizon quasi-quotidien : la nuit nourrissait sa lucidité, éclairait ce besoin qui le faisait s’arrêter là, à contempler les deux théâtres de sa vie : son champ de bataille d’entrepreneur et son refuge.

La trame de l’agglomération baignait dans un halo de lumière artificielle. Les innombrables scintillements se mêlaient en strates lumineuses, qui paraissaient animées de vibrations, à peine perceptibles. L’infinité de rectangles jaunes des fenêtres montait à l’assaut d’un versant, sur lequel ne se voyaient que des cabanons autrefois. N’y subsistaient mainte-nant que de rares prés exigus, cernés de collectifs neufs.

– Cinq ans encore et il ne restera plus un mouchoir de poche à acheter, médita le bâtisseur.

Sans s’arracher les yeux, il distinguait les feux rouges de sécurité de deux de ses grues, brillant au-dessus des hautes

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carcasses grisâtres de parpaings d’immeubles en construc-tion. Et aussi les clignotants de ses concurrents : les maçons embourgeoisés, les Portugais, débarqués avec leur boulimie de travail. Les flèches oscillaient et crissaient doucement, comme frémissaient les arbres. Il eut un petit rire satisfait. Ce balancement lui inspirait un sentiment de force sereine. Certains ennuis, à prévoir dans la semaine suivante, se rap-pelèrent à son bon souvenir, mais il les repoussa. Il tiendrait le choc, si on le cherchait.

Il se décida enfin à parcourir les derniers mètres qui le mèneraient devant sa porte. Ses yeux s’étaient habitués à la pénombre. Il ne voyait que des formes. Il les reconnut assez facilement, ce qui lui procura un plaisir simple. Cependant, les couleurs du parc, tel qu’il l’avait laissé, deux semaines plus tôt, lui revenaient avec une précision étonnante. Ce jour-là, il avait admiré le mûrissement chatoyant de la végétation d’agrément, avant que les gels ne la brûlent d’un roux uni-forme, annonciateur de silhouettes dépenaillées. Sur les ter-rasses, découpant la pente douce, des lignes de gaillardes et des rudbeckias mouraient, avec des jaunes et des rouges secs, qui soulignaient la pâleur minérale de la pierre des murets. Les feuillages des arbres tremblaient sous le flux lent qui n’ef-fleurait que les cimes. Les érables laciniés resplendissaient. Leurs têtes arrondies prenaient la nuance exacte de l’or blanc. Comme si cela avait de l’importance, il espéra que les gelées nocturnes n’aient pas été sévères pendant son absence.

Il gravit l’allée jusqu’à la plateforme portant un cèdre géant. Sous sa ramure, la nuit était totale. L’histoire, une légende peut-être, voulait qu’il ait été planté avant la Révolution par un natif de la cité, aventurier au-delà des mers, rentré au bercail nanti d’une mystérieuse fortune. Ce fut l’âge d’or du castel. Ensuite,

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une lignée continue d’héritiers, tantôt flambeurs, tantôt insi-gnifiants, ruina la Vernière, jusqu’au délabrement : perron dis-joint, tourelles lézardées, toitures dévorées par les mousses. À l’abandon, les pièces trop grandes logeaient des colonies de chauves-souris qui, l’obscurité venue, voletaient dans le parc touffu. Les pipistrelles ! Elles affolaient la femme de René Marcillac, lorsqu’ils venaient ensemble se faire une idée des dépenses à prévoir, avant de se lancer aux enchères. Rendre élégante et confortable la bâtisse partant à vau-l’eau : un com-bat long et têtu, comme beaucoup de choses de l’existence.

Un oiseau fila au ras du toit. Pointilleux, l’entrepreneur essaya de savoir où il nichait, pour s’assurer que ce n’était pas dans une gouttière. Mais la boule grise se perdit dans l’ombre.

Il s’immobilisa, tous ses sens en éveil. Le passereau enfui, rien ne bougeait. L’air était inerte et totalement muet, sans le plus infime friselis. La jouissance étrange qui s’était emparée de l’arrivant au cœur du silence, devant le portail, persistait en lui. Il avait envie de solitude, pour quelques heures encore.

Il ne se leurra pas. Ce besoin de prendre de la distance, de regarder les êtres avec clairvoyance, qui s’avivait avant son départ au safari, ne s’était pas émoussé dans l’euphorie des soirées festives clôturant les visites touristiques. Il l’avait isolé au bord du lac Nakuru. Quelles sensations, quelle tension en lui commandaient ces humeurs de solitaire ? C’était une incer-titude, qui se teintait d’un peu d’aigre-doux, mais Marcillac y faisait face.

Pas de lumière à l’intérieur. Si Antonine était partie chez une amie ? Une chance sur deux ! Il chercha ses clés, en espé-rant que l’employée de maison n’ait pas vidé le réfrigérateur, dans l’une de ses folies de grand nettoyage.

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