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LES « SUPERCORDES », UNE NOUVELLE MÉTAPHORE MUSICALE ? Correction 2005 Martin Laliberté Université de Marne-la-Vallée [email protected] « Depuis bien longtemps, la musique est une source inépuisable de métaphores pour ceux qui s’interrogent sur le cosmos. De la « musique des sphères » des pythagoriciens aux « harmonies de la nature », nous recherchons en chœur depuis des siècles le chant de la nature dans les douces errances des corps célestes et les fulminations exubérantes des particules subatomiques. Avec la découverte de la théorie des supercordes, les métaphores musicales prennent une tout autre réalité, puisque, selon cette théorie, le royaume microscopique serait baigné de cordelettes minuscules, dont les modes de vibration orchestrent l’évolution du cosmos. Avec la théorie des supercordes, le vent du renouveau souffle en rafales sur notre Univers éolien » 1 . Nombreux sont ceux qui estiment que la connaissance et la conscience du monde évoluent principalement grâce aux outils pour le penser. Cette évolution de la conscience affecterait en retour la sensibilité et ferait ainsi émerger de nouvelles catégories de la pensée artistique — à moins que ce ne soit l’inverse, comme l’affirment Xenakis 2 , Chowning 3 ou Attali 4 . La physique et l’astrophysique contemporaines, entre autres sciences, ont transformé de fond en comble la vision du monde occidentale. Peut-on et doit-on en conclure que la musique en est affectée à son tour ? Nouvelle étape du grand ballet de séduction réciproque des sciences et des arts, une proposition de physique théorique a émergé depuis une quinzaine d’années. Elle tente de concilier les antinomies essentielles de la physique du XXe siècle — la relativité générale d’Einstein et la physique quantique — retrouvant paradoxalement certaines intuitions orientales anciennes. Cette séduisante théorie des « supercordes » pose que la matière (dont la lumière) est constituée de minuscules cordes vibrantes. Constituera-t-elle la prochaine métaphore compositionnelle en vogue ? Exemple 1 : différents niveaux de matière. 1 Greene, Brian L’univers élégant, Traduit de l’anglais par Céline Laroche. Paris, Robert Laffont, 1999 p. 157. Cet ouvrage est la principale source de cet article. 2 Xenakis, Iannis « Les chemins de la composition musicale » in Le compositeur et l’ordinateur, T. Machover ed., Paris, Ircam/Centre Georges Pompidou, 1981, pp 13-32. 3 Chowning, John « La nouvelle musique et la science », in Le compositeur et l’ordinateur, T. Machover éd., Paris, Ircam/Centre Georges Pompidou, 1981, pp 33-37. 4 Attali, Jacques Bruits. Essai sur l’économie politique de la musique, Paris, P.U.F., coll. « Livres de poches », 1977, 254 pages.

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LES « SUPERCORDES », UNE NOUVELLE MÉTAPHORE MUSICALE ?Correction 2005

Martin LalibertéUniversité de Marne-la-Vallée

[email protected]

« Depuis bien longtemps, la musique est une source inépuisable de métaphores pour ceux quis’interrogent sur le cosmos. De la « musique des sphères » des pythagoriciens aux« harmonies de la nature », nous recherchons en chœur depuis des siècles le chant de lanature dans les douces errances des corps célestes et les fulminations exubérantes desparticules subatomiques. Avec la découverte de la théorie des supercordes, les métaphoresmusicales prennent une tout autre réalité, puisque, selon cette théorie, le royaumemicroscopique serait baigné de cordelettes minuscules, dont les modes de vibration orchestrentl’évolution du cosmos. Avec la théorie des supercordes, le vent du renouveau souffle enrafales sur notre Univers éolien »1.

Nombreux sont ceux qui estiment que la connaissance et la conscience du monde évoluentprincipalement grâce aux outils pour le penser. Cette évolution de la conscience affecterait enretour la sensibilité et ferait ainsi émerger de nouvelles catégories de la pensée artistique — àmoins que ce ne soit l’inverse, comme l’affirment Xenakis2, Chowning3 ou Attali4.

La physique et l’astrophysique contemporaines, entre autres sciences, ont transformé de fond encomble la vision du monde occidentale. Peut-on et doit-on en conclure que la musique en estaffectée à son tour ?

Nouvelle étape du grand ballet de séduction réciproque des sciences et des arts, une proposition dephysique théorique a émergé depuis une quinzaine d’années. Elle tente de concilier lesantinomies essentielles de la physique du XXe siècle — la relativité générale d’Einstein et laphysique quantique — retrouvant paradoxalement certaines intuitions orientales anciennes. Cetteséduisante théorie des « supercordes » pose que la matière (dont la lumière) est constituée deminuscules cordes vibrantes. Constituera-t-elle la prochaine métaphore compositionnelle envogue ?

Exemple 1 : différents niveaux de matière.

1 Greene, Brian L’univers élégant, Traduit de l’anglais par Céline Laroche. Paris, Robert Laffont, 1999 p. 157. Cet

ouvrage est la principale source de cet article.2 Xenakis, Iannis « Les chemins de la composition musicale » in Le compositeur et l’ordinateur, T. Machover ed.,

Paris, Ircam/Centre Georges Pompidou, 1981, pp 13-32.3 Chowning, John « La nouvelle musique et la science », in Le compositeur et l’ordinateur, T. Machover éd., Paris,

Ircam/Centre Georges Pompidou, 1981, pp 33-37.4 Attali, Jacques Bruits. Essai sur l’économie politique de la musique, Paris, P.U.F., coll. « Livres de poches  »,

1977, 254 pages.

Page 2: UNE NOUVELLE MÉTAPHORE MUSICALE Correction 2005 - University of Paris-Est Marne-la ...perso.u-pem.fr/lalibert/Exemples_fichiers/Pdf/Supercordes... · 2018. 12. 17. · 2 Xenakis,

Cet article — premier d’une série de réflexions sur le domaine — fera une description de lathéorie des supercordes, après un court rappel des deux physiques et s’achèvera sur un peu demusicologie spéculative et quelques propositions d’applications musicales, en hommage à GérardGrisey et Iannis Xenakis.

1. Mutations des sciences au XXe siècle

1.1 La fin du « savoir absolu » ?

Les sciences expérimentales du XXe siècle, après leurs indéniables triomphes du siècle précédent5,ont dû abandonner de leur superbe lorsque l’expérimentation les a confrontées avec l’opiniâtrerésistance de la réalité.

Par exemple, lorsque les physiciens américains Michelson et Morley ont entrepris de vérifierexpérimentalement une donnée théorique considérée comme acquise, la vitesse de la lumière dansdifférents contextes, ils ont provoqué un profond bouleversement de l’ensemble de la physique6.Il a fallu près de quinze ans (1905-1919) à Albert Einstein pour arriver à refonderl’astrophysique sur une base entièrement satisfaisante, la théorie de la relativité généralisée7.

De façon complémentaire, Max Planck a amorcé à partir de 1900, une nouvelle explication de laphysique atomique et sub-atomique à la portée fondamentale : la physique « quantique ». Cestravaux initiaux seront renforcés et grandement élaborés par une impressionnante pléiade dechercheurs : Einstein, Broglie, Bohr, Born, Schrödinger, Dirac… À leur suite, Werner Heisenbergpourra formuler en 1927 un principe essentiel, le principe d’incertitude qui pose une limiteincontournable à la connaissance de certains aspects de la matière. Cet esprit de prudence et dereconnaissance d’une irréductible complexité du réel sera par la suite très fécond, tant dans lessciences humaines que dans les sciences expérimentales8. Ainsi, l’arrivée du bruit, du désordre, duchaos comme concepts scientifiques et l’intérêt porté aux systèmes dynamiques non-linéairesdécoulent en partie de cette ouverture scientifique.

1.2 Relativité générale et physique quantique 

La physique du XXe siècle est tout entière fondée sur cette dualité originelle car, nous le verrons,ces deux sciences permettent une précision expérimentale véritablement étonnante, capable dejustifier de minuscules déviations. Ces deux points de vue « collent » tellement bien à ce qu’onpeut mesurer qu’il est devenu impossible de choisir l’une au détriment de l’autre.

Pour comprendre l’impact de la théorie des supercordes, il est nécessaire de résumer ici lesgrandes lignes des deux théories physiques parmi les plus fructueuses de l’histoire des sciences.

1.2.1 Théories de la relativité

Les deux moutures de la théorie de la relativité d’Einstein (restreinte et généralisée) ont totalementtransformé notre conception du temps et de l’espace. Pour concilier la théorie physique etl'expérimentation, pour résoudre le problème mis à jour par Morley et Michelson, il a falluadmettre que la lumière possède une vitesse absolue et immuable. Or, si la vitesse de la lumière estfixe, tout nous indique que l’espace et le temps ne le sont plus ! Le temps et l’espace sontinfluencés par la vitesse de l’observateur qui regarde le monde, c'est le principe de relativité. Parrapport à un observateur qui est au repos, l’observateur rapide voit le temps passer plus lentementet l’espace se contracter dans le sens de son mouvement9.

5 Principalement en thermodynamique, en électromagnétisme et en chimie. Voir Prigogine, Ilya, et Stengers,

Isabelle, La nouvelle alliance, Paris, Folio, coll. « Essais », 2/1986, 435 pages.6 Trinh, Xuan Thuan Le chaos et l’harmonie, Paris, Folio, coll. « Essais », 1998, p. 232.7 Greene, op.cit., pp 43-105.8 Heisenberg, Werner La partie et le tout. Traduit de l’allemand par Paul Kessler. Paris, Flammarion, coll.

« Champs », 1972, 338 pages.9 Cette contraction est quasiment invisible à notre échelle et dans le registre de vitesse qui nous est familier mais elle

a bien été mesurée.

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Ex. 2 : contraction de l’espace dans l’axe d’un mouvement très rapide10.

Cela peut donner lieu à un certain nombre de paradoxes familiers aux amateurs de vulgarisationscientifique, par exemple le célèbre paradoxe des « jumeaux » imaginé par P. Langevin. Ceux-ci,en accumulant des distorsions relativistes, en arrivent à avoir une différence d’âge de plusieursmillions d’années. Par ailleurs, la masse, qui est une grande source d’énergie, en vertu de lacélèbre relation11 E = mc2, ne laisse pas l’espace « indemne » : la masse courbe l’espace d’autantplus qu’elle est importante. En fait, la gravitation est une mesure très précise de cette courbure.

Ex. 3 : courbures de l’espace par des masses de plus en plus importantes12.

a) b)

Ex. 4 : courbures de l’espace par un corps céleste, a) en deux dimensions, b) en troisdimensions13.

Cette courbure affecte aussi le temps : les masses importantes ralentissent le temps. Celui-cis’écoule plus lentement près d’un trou noir que dans le vide intersidéral14. En fait, pour quel’observation expérimentale fasse sens, il faut considérer l’espace et le temps comme un tout àquatre dimensions indissociables. Pour expliquer le monde observable Einstein a donc dûconstruire une géométrie à quatre dimensions. Quand on y pense, cela n’est pas si étonnant :lorsqu’on donne un rendez-vous à quelqu’un, on précise en général l’adresse, un point sur une 10 D’après Greene, op. cit., p.67.11 Où E égale l’énergie, m la masse et c la vitesse de la lumière dans le vide.12 D’après Schwarz, Patricia, http://superstringtheory.com/ , un excellent site de vulgarisation de la théorie des

supercordes et d’autres domaines de la physique. On y trouve notamment de nombreuses précisions mathématiqueset bibliographiques. Sauf indication contraire, reportez-vous aux pages de la série « basics ».

13 D’après Greene, op. cit., pp 90-93.14 Cela peut même se mesurer à la limite de notre échelle avec des horloges atomiques. Pour une « histoire » du temps

et de sa mesure, voir Gleick, James, Faster. The acceleration of just about everything, New York, Vintage Books,1999, 324 pages.

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rue donnée ou à l’angle de telle et telle rue (deux dimensions d’espace), éventuellement l’étage(la troisième dimension), et l’heure (quatrième dimension)15. Près de cent années de vérificationsexpérimentales n’ont fait que confirmer la justesse de cette théorie physique à grande échelle.

1.2.2 Physique quantique

La physique quantique s’est, pour sa part, penchée sur le monde microscopique. D’autres rappelsdeviennent nécessaires.

D’abord, la physique contemporaine dénombre quatre forces essentielles :

1 la force électromagnétique, transmettant la lumière, la chaleur ou les ondes ;2 la force forte, gérant la structure des noyaux atomiques ;3 la force faible, responsable de la radioactivité ;4 la gravitation, responsable de l’attraction des corps, donc de toute la mécanique

céleste.

Ensuite, la figure suivante illustre la conception de base de l’atome :

Ex. 5 : atomes (modèle simplifié)16.

Il faut toutefois préciser que ce modèle « orbital » intuitif n’a plus cours et que la position desélectrons s’effectue réellement en termes de probabilités de présence à un endroit donné :

15 Greene, op. cit., pp 87-96.16 D’après L’encyclopédie Larousse multimédia, article « atome », Paris : Havas Interactive, 1998.

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Ex. 6 : probabilités de position d’un électron.

Les recherches depuis les années 1930 ont grandement bouleversé le concept d’atomos originel.Les particules connues se sont énormément multipliées au fil du temps et de l’expérimentation17.Non seulement l’atome est divisible en électron et noyau, le noyau en protons et neutrons, maischaque bribe de matière semble révéler des sous-composantes. Ainsi, les protons et les neutronssont en fait constitués de quarks tandis que l’électron ou le neutron se découvrent des cousins.Détaillons un peu ce grand foisonnement. Les connaissances actuelles18 font état de deux groupesde particules : les fermions, qui composent la matière, et les bosons qui constituent les particules« messagères », celles qui transmettent les forces évoquées plus haut, exemple 7 :

Ex. 7 : les principales particules de matière et les particules messagères19.Particules Détails et commentaires

I Fermions Les particules matérielles.

a) Leptons Premier groupeÉlectronMuonTau

Neutrino électroniqueNeutrino muNeutrino tau

b) Quarks Second groupeQuark up20 Existe en trois « couleurs » - rouge,

vert et bleu - des variations depropriétés secondaires.

Quark charmed Rouge, vert ou bleuQuark top Rouge, vert ou bleu

Quark down Rouge, vert ou bleuQuark strange Rouge, vert ou bleuQuark bottom Rouge, vert ou bleu

II Bosons Les particules messagères

Photon Transmet la force électromagnétiqueGluon (8 types) Transmet la force nucléaire forteBosons « faibles »4 types W +, W-, Z,Higgs

Transmet la force nucléaire faible Le boson de Higgs n’a pas encoreété détecté

Graviton Transmet la force gravitationnelleNon détecté

La symétrie par trois des fermions est remarquable et a provoqué beaucoup d’interrogationsentrant en résonance, pour certains, avec les trinités chrétienne ou hindoue21. D’autre part, une

17 Voir Schwarz, loc. cit., page « experiment ».18 D’ailleurs, si la théorie de supercordes est juste, il y a une infinité de particules, de plus en plus énergétiques et donc

difficiles à détecter.19 Pour simplifier l’exemple 7, les antiparticules et les particules « superpartenaires » encore non détectées ne sont

pas reportées, de même que les combinaisons de ces particules de base (le proton ou le neutron par exemple).20 On doit à Murray Gell-Mann et à son entourage ce vocabulaire coloré mais sans signification intuitive.21 Robert Oppenheimer l’évoque dès les années 1940, Trinn, op. cit, p. 252. Voir aussi Capra, Fritjof, Le tao de la

physique, Paris : Sand, 2e édition, 1985, 355 pages.

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autre association des fermions est possible, créant encore trois familles symétriques22. Enfin, untableau plus complet23 comporterait un très grand nombre de variantes.

L’exemple 8 illustre une interaction caractéristique de diverses particules élémentaires. Aprèsavoir bombardé une cible dans un accélérateur de particules, on observe les fragments qui enrésultent :

Ex. 8 : décomposition d’une particule24.

Pour expliquer en détail les résultats expérimentaux, les physiciens ont dû se résoudre à construireune théorie très peu intuitive mais extrêmement précise : la théorie quantique. Celle-ci bouleversedeux conceptions importantes :

1 la nature des choses à petite échelle n’est pas du tout ce qu’elle semble à grandeéchelle ;2 la plupart des aspects microscopiques, notamment l’énergie, sont absolumentdiscontinus (« quantifiés ») et ont une nature statistique plutôt que fixe et prévisible.

Ces deux conceptions ont entraîné une mutation profonde de notre vision du monde : à petiteéchelle, tout est discontinu et statistique. Ainsi, comme le démontre magistralement Heisenberg, ilest impossible de connaître à la fois la position et la vitesse des petits objets. Le monde possède unflou irréductible et essentiel qui n’épargne rien : ni les particules ni l’espace qui les contient. Eneffet, à très petite échelle, l’espace lui-même est fluctuant et statistique, plutôt que lisse et continu,exemple 9 :

22 Greene, op. cit. p 27. Les calculs de fréquence concluant cet article utilisent cette autre présentation.23 Pour un tableau constamment mis à jour voir S. Eidelman et al. (Particule Data Group), Phys. Lett. B 592, 1 (2004)

http://pdg.lbl.gov . Note remise à jour en 2005.24 D’après Schwarz, loc. cit., page « experiment »

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Ex. 9 : zooms sur le flou quantique de l’espace25.

1.2.3 Une problématique incompatibilité

Un problème important se présente quand on essaie de concilier ces deux visions du monde,lorsqu’on essaie de « quantifier » la relativité générale ou de « relativiser » la physiquesubatomique. Mathématiquement, les deux sont inconciliables car la théorie de la relativité poseun espace courbe mais lisse et continu tandis que la physique quantique implique un espace agité,chaotique, de nature statistique26. Ces difficultés se traduisent par des résultats absurdes de certainscalculs précis : des infinis, nommés aussi « singularités ». La combinaison des deux physiquesapparaît donc très problématique. Or, si on souhaite comprendre l’ensemble de l’univers et deson histoire, il faut y parvenir ; les premiers instants après le big-bang ont vu naître un espacemicroscopique (moins de 10-33 cm) et très énergétique et massif. La simple existence de l’universimplique qu’il y a une forme de cohérence entre les deux approches. Les trous noirs posentaussi ce genre de défi de conciliation des extrêmes, exemple 10 :

25 D’après Greene, op. cit. p.150.26 Greene, op. cit. 149-153.

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Ex. 10 : une singularité au fond d’un trou noir27 ?

Cette difficulté importante se double encore du problème dit « des constantes expérimentales »28.En effet, dix-neuf paramètres de base de la physique ont été fixés expérimentalement, maisdemeurent inexpliqués par la théorie quantique « standard » 29. Toutefois, ces valeurs sontabsolument nécessaires à la cohérence expérimentale, quoique la théorie puisse accommoder unecertaine palette de valeurs30. N’y aurait-il pas un moyen de les justifier de façon plussatisfaisante, c’est-à-dire théoriquement ?

27 D’après Greene, op. cit. p. 100. Voir aussi, Hawking, Stephen A brief history of time. From the Big Bang to black

holes. Londres : Bantam Books, 1988, pp 85-93.28 Telles les masses, les charges électriques, le spin, etc.29 Les différentes variantes de la théorie quantique des champs, Greene, op. cit. 143-146.30 Greene, op. cit p. 165.

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2. Une recherche de synthèse : la théorie des « supercordes »

2.1 Point de départ

La théorie des cordes a connu des versions successives assez différentes depuis ses débuts à la findes années 196031. Pour commencer, esquissons les éléments communs à ce groupe de théories32.

Tout d’abord et principalement, cette théorie propose de résoudre les antinomies des deuxthéories physiques en substituant un brin de corde vibrante (un espace à une dimension) à lanotion habituelle de particule élémentaire, un point mathématique sans étendue (0 dimension). Cechangement, petit en apparence, bouleverse tout. Ces cordes ont une longueur minuscule (del’ordre de 10-33 cm, c’est-à-dire 1020 fois plus petites que les noyaux atomiques !) et vibrent defaçon périodique. Cette taille extrêmement réduite explique notre impossibilité à les voir et laperception ponctuelle largement vérifiée expérimentalement : à la distance où nous la regardons,la corde a l’air d’un point. Ces cordes peuvent, selon les variantes théoriques, avoir des extrémitéslibres ou former une boucle.

a) b)

Ex. 11 : cordes ouverte (a) et fermée (b)33.

Par bien des aspects, elles ressemblent aux cordes du monde usuel :

Ex. 12 : modes de vibration (harmoniques) d’une corde de violon34.

Grâce à cette substitution d’un point par une petite corde et aux modifications mathématiques quien découlent, les théories des cordes démontrent que les différentes particules connues sont enréalité différents modes de vibration d’un unique type de corde.

31 Par Gabriele Veneziano du CERN, remarquant en 1968 la parenté entre la fonction bêta d’Euler et le comportement de

l’interaction forte. Cette idée fut reprise et développée par Nambu, Nielsen et Susskind autour de 1970 pour donnerle premier modèle de cordes, la « théorie des cordes bosoniques ». Cette perspective fut ensuite étendue par J .Schwarz et J. Scherk en 1974 qui ont identifié un des modes de vibration pouvant correspondre au graviton. Lesrecherches de Schwarz, adjoint de Greene, se sont poursuivies et ont atteint une nouvelle maturité autour de 1984,permettant à la théorie d’englober l’ensemble des forces physiques et de la matière (bosons et fermions). Ce fut lasoit-disant « première révolution des supercordes ». Après une effervescence certaine et le choc de difficultésmathématiques très importantes, la théorie stagna quelque peu. La « seconde révolution se produisit en 1995  »lorsque Edward Witten trouva une partie des solutions grâce à certaines propriétés de sytmétries entre les variantesthéoriques. Voir les ouvrages cités de Greene ou Schwarz pour plus de détails.

32 Voir au paragraphe 2.633 D’après Schwarz, loc. cit., p. « basics »34 D’après Greene, op. cit. p. 166.

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Ex. 13 : différents modes de vibration d’une corde fermée35.

2.2 Vibrations de cordes

Si les particules connues sont bien constituées de cordes vibrantes, comment se diffèrencient-ellespour se manifester sous la forme des particules connues ? C’est ici que cette théorie ressemble àl’expérience, sinon du musicien, du moins, à celle du luthier ou de l’acousticien. À nouveau, lesmathématiques décrivant les supercordes sont similaires à celles qui décrivent les cordes du mondemacroscopique36. Ainsi, les cordes ont une longueur, une tension, une masse (ou une énergie). Les vibrations s’y propagent à une vitesse connue. Elles ont donc une fréquence de vibration, unelongueur d’onde particulière et ainsi de suite. Grosso-modo, l’équation des ondes transversalesde Taylor s’applique :

F 12L

TMl

=

où F est la fréquence fondamentale, L la longueur, T la tension et Ml la masse linéique.

Ex. 14 : équation des ondes transversales37

Comme les cordes macroscopiques, les supercordes vibrent de façon périodique sur ce modefondamental et sur ses multiples entiers — les seuls où la longueur d’onde de la vibration enquestion « tombe juste », correspond à la longueur de la corde38.

Où se situent les différences ? Les supercordes possèdent une énergie et une tension extrêmes, desmilliards de milliards de… (1039) de tonnes. Les fréquences de vibration sont donc trèsimportantes. D’autre part, la célérité de ces ondes est celle de la lumière, également trèsimportante (±3*108 m/s). On ne peut donc négliger ici les effets relativistes. Enfin, cesmouvements ne sont pas classiques (continus) mais quantiques : seules certains énergies etmouvements sont possibles39. La grande tension des cordes implique encore que les masses en jeusont tout aussi énormes à l’échelle atomique. Elles sont de l’ordre de 1019 fois celle du proton, del’ordre de 10-6 g.

Dans ce cas, comment expliquer les masses légères ou « nulles » ? Outre ces vibrationstransversales, les cordes sont aussi sujettes aux « convulsions quantiques », des fluctuationsimprévisibles incessantes, voir l’exemple 9. Toutefois, pour des raisons mathématiquescomplexes, ces vibrations quantiques ont une énergie négative qui se soustrait à l’énergievibratoire ordinaire. Ainsi, dans le cas du graviton, Schwarz et Scherk ont montré que lescompensations d’énergies sont exactes : le graviton n’a pas de masse, mais existe pourtant avec sesautres propriétés spécifiques40.

35 Ibid.36 D’après Schwarz, loc. cit.37 D’après Schwarz, loc. cit.38 Dans les autre cas, les ondes n’arrivent pas à se stabiliser, à entrer en régime stationnaire. Ils ne provoquent pas de

sons macroscopiques — ou de particules microscopiques ? Serait-ce relié à la discontinuité quantique ?39 Schwarz, loc. cit.40 Greene op. cit. pp 172-173.

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Par ailleurs, à la différence des cordes macroscopiques composées de molécules (et doncd’atomes, de noyaux et de particules), les supercordes ne sont pas constituées d’autre chosequ’elles-mêmes ; si la théorie est juste, elle constituent le plus petit élément matériel. On trouveraitici les véritables atomos des Grecs41.

Le fait suivant apparaît encore plus intéressant, surtout pour le musicien : les différentes particules,vérifiées expérimentalement ou demeurant théoriques, constituent les manifestations des différentsmodes de vibration de ces cordes. Elles sont, littéralement, les différentes harmoniques du modefondamental ! Plus précisément, ce sont ces différents modes de vibrations qui confèrent auxcordes leurs propriétés mesurables de masse et de charges électrique, faible et forte42. Parexemple, il est assez intuitif de comprendre qu’un mode de vibration élevé entraîne une masseplus grande, en vertu de la relation d’Einstein (E=mc2). Des raisonnements analogues sontpossibles pour expliquer les autres différentes charges.

Il est aussi séduisant que toutes les particules, la matière comme les particules messagères,s’expliquent ainsi. Au lieu de la pléthore de particules, toutes différentes, imposées parl’expérimentation et la réflexion théorique quantique, on retrouve à la base de l’univers un seulobjet qui se manifeste différemment selon ses modes de vibration. Il y a là une économie très« élégante », pour reprendre l’expression de Brian Greene, d’ordre presque artistique.

Le musicien comprend tout de suite la séduction d’une telle théorie. Citons le physicien TrinhXuan Thuan, presque frappé d’un enthousiasme lyrique :

« Ainsi, le proton n’est autre qu’un trio de supercordes qui vibrent, chaque cordecorrespondant à un quark. Comme un trio de violoncelles nous enchante en interprétant unair de Mozart, les vibrations combinées des trois supercordes produisent la musique du protonqui se traduit en une masse, une charge électrique positive et un spin de 1/2 quand cettemusique est captée par nos détecteurs scientifiques. L’atome qui est une combinaison deprotons, neutrons et électrons, dispose pour créer sa musique, de plus de musiciens encoredans son orchestre. Ces musiciens sont encore plus nombreux et le son devient encore plusample et majestueux quand il s’agit de la molécule, faite d’un ensemble d’atomes. Toutautour de nous, les supercordes chantent et vibrent, et le monde n’est qu’une vastesymphonie43.

Il faut ajouter que cette immense symphonie cosmique rejoint à nouveau un grand nombred’intuitions mystiques, notamment hindouiste et bouddhiste44. Nous reviendrons sur destranspositions musicales possibles de ces idées.

Par ailleurs, cette théorie a aussi le grand avantage de pouvoir expliquer une partie des donnéesexpérimentales. Celles-ci émergent spontanément de cette théorie, ce qui est plus convaincant etsatisfaisant que le modèle standard qui reste muet sur ces questions. Ainsi, les valeurs particulièresde charge faible, forte, électrique et la masse de telle particule pourraient s’expliquer directementpar les équations des cordes45.

2.3 Interactions des particules et toiles de cordes

Dans ce contexte, les interactions des particules décrites durant le XXe siècle changent légèrementd’apparence, mais leurs fonctions bien connues demeurent. Comme les particules classiques, lescordes peuvent interagir, s’unir ou se séparer. L’union de deux particules devient une fusion dedeux cordes, les célèbres « pantalons », en supposant des cordes fermées (le temps circule de basen haut)  :

41 Greene, op. cit. 163-164.42 C’est-à-dire les caractéristique de leurs réactions aux différentes forces physiques.43 Trinh, op. cit. p. 401. La pièce de Mozart évoquée demeure toutefois un peu mystérieuse…44 Capra, op. cit.45 Le conditionnel est encore de mise selon les spécialistes, même si ceux-ci sont assez confiants, Greene op. cit. p .

169. Il est néanmoins déjà très intéressant que cette théorie puisse arriver à une telle explication, contrairement aumodèle physique standard.

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devienta) b)

Ex. 15 : fusions de particules : représentation classique (a) et en supercordes (b)46.

Plus clairement, dans l’exemple 16, deux cordes « électrons » fusionnent (a) pour former unecorde fermée « photon » (b) et se séparent à nouveau en ayant changé de trajectoire (c), le tempscoulant de gauche à droite :

Ex. 16 : fusion et séparation de cordes47

L’objectif théorique est évidemment ici d’expliquer en termes de cordes les interactionsquantiques trouvées par l’expérimentation, c’est-à-dire de démonter que la théorie des cordesexplique bien le réel. Cela est d’autant indispensable que les informations données parl’expérimentation concordent avec une précision extraordinaire (par exemple au milliardième demilliardième de mètre près) avec ce qui est prévu par les théories quantiques et relativiste« standard » 48.

46 D’après Schwarz, loc. cit.47 D’après Greene, op. cit. p. 183.48 Greene , op. cit. p. 157.

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Ex. 17 : interactions multiples de cordes dues à l’effervescence quantique49

2.4 Unification des forces et de la gravité, du monde quantique et du monde relativiste

D’autre part, et c’est là le principal succès de ces théories, un des modes de vibration particuliersdes cordes possède toutes les caractéristiques théoriques connues du graviton (masse, spin etcharges), l’élusive particule devant transmettre la force gravitationnelle. Contrairement aux autresthéories d’unification des forces, les théories des cordes expliquent de façon cohérente et unitairela gravitation autant que les autres forces. Elles permettent alors de contourner les absurditésmathématiques découlant des autres théories.

La théorie des supercordes réussit encore à concilier la relativité et la physique quantique endémontrant que les échelles inférieures à la longueur de Planck sont inaccessibles : il ne peut rienexister de plus petit que la corde, pas même un « noyau initial » antérieur au Big-Bang. Unepartie importante des infinis opposant les deux théories physiques du XXe siècle disparaît ainsi, enfixant une limite inférieure à la taille de toute chose50. De la sorte, les plus importantesfluctuations quantiques, issues d’une extrapolation théorique, ne pourraient être qu’un artéfactmathématique issu du choix initial de particules ponctuelles (sans dimension)51. Cette particularitéintroduit en retour une fascinante correspondance entre les toutes petites distances, à l’échelle dePlanck, et les distances plus longues. La longueur de Planck devient une sorte de « miroir » surlequel se « replient » les distances plus courtes qu’elle52 : c’est-à-dire que, un peu comme dans lecas des repliements familiers de l’enregistrement numérique, les distance plus courtes que lalongueur de Planck sont « remplacées » par des distance plus longues53.De plus, la version la plus récente de la théorie, la théorie des « supercordes » proprement dite,implique des propriétés de « supersymétrie ». Cela correspond avantageusement aux réflexionsthéoriques de la physique actuelle, permettant surtout de comprendre l’unité des différentes forcesou des différentes particules, en un mot d’aboutir à la fameuse unification tant recherchée depuisEinstein54.

Si cette théorie est tellement séduisante, quel est le « prix à payer » ? Où cela pose-t-il problème ?

2.5 Un espace multidimensionnel

Pour éliminer les absurdités mathématiques paralysant l’unification de la relativité générale et dela physique quantique, les théories des cordes impliquent une transformation très importante del’espace : le monde réel comporterait 26 ou 10 (ou 11) dimensions au lieu des quatre dimensionshabituelles (haut-bas, gauche-droite, devant-derrière et temps) !

Mais alors !? Où sont ces dimensions « inconnues » ? On estime aujourd’hui que celles-ci sontbien présentes mais très fortement recourbées sur elles-mêmes, ayant un rayon de l’ordre de 10-33

cm, ce qui les rend inaccessibles à nos sens ou nos outils d’observation. C’est-à-dire que nousregardons l’espace réel de trop loin (en zoom arrière important) et que ces détails, bien queprésents, nous sont invisibles. Cela peut évoquer la rondeur d’une orange vue de loin comparée àsa surface réelle vue de proche, pleine de bosses et de creux. Cela veut aussi dire que les objetsmacroscopiques sont trop gros pour y pénétrer mais que les minuscules supercordes le peuvent.

49 D’après Greene, op. cit. p. 319.50 Dans le cas du Big-Bang, on serait passé directement du vide quantique à ce premier état de l’univers.51 Greene, op. cit. pp 177-187.52 Ibid. pp 264-280.53 Cette propriété curieuse serait une des clés de l’unification des six variantes de la théorie des supercordes.54 Ibid., pp 189-207.

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À quoi pourrait ressembler un tel espace multidimensionnel ? Évidemment, il est quasimentimpossible à dessiner à deux dimensions. Nous sommes toutefois familiers avec la perspective,une simulation des trois dimensions usuelles :

Ex. 18 : plan en perspective55

Ce plan en perspective nous donne les deux dimensions usuelles et l’axe vertical la troisième.

Tentons une simulation à quatre dimensions, en ajoutant une dimension à chaque croisement decette grille :

Ex. 19 : simulation de 4 dimensions56.

La dimension ajoutée est présentée ici comme un tout petit cercle évoquant les fines boucles destapis de laine. On retrouverait de tels cercles à chaque point de l’espace, mais pour simplifier ledessin, ils n’ont été représentés qu’aux croisements du quadrillage.

55 D’après Schwarz, loc. cit.56 D’après Greene, op. cit., p. 214.

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Ex. 20 : zooms avant sur les 4D57.

On peut aussi imaginer que chaque axe du plan se comporte comme un tuyau d’arrosage : vu deloin il est monodimensionnel, vu de proche, il est bidimensionnel (longueur et circonférence).

Dans la même logique, il est possible d’ajouter encore une dimension en transformantl’excroissance circulaire en sphère (a) ou en tore (b) :

a) b)

Ex. 21 : espaces à 5D58.

Une vaste quantité d’espaces sont ainsi composables, dimension ajoutée par dimension ajoutée.Voici une simulation six-dimensionnelle :

57 D’après Greene, op. cit., p. 213.58 D’après Greene, op. cit., p. 224.

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Ex. 22 : espace de Calabi-Yau à 6D59.

Comme les sphères et tores précédents, celle-ci peut s’ajouter aux trois dimensions usuelles,simulant les dix dimensions spatiales nécessaires à la théorie actuelle des supercordes :

Ex. 23 : espace à 10D60.

Tentons maintenant d’imaginer des cordes monodimensionnelles vibrant dans cet espacecomplexe. Certains faits expérimentaux précis, comme la masse de l’électron, ou lesregroupements par trois des particules s’expliqueraient directement par les vibrations de cordesdans ces topologies multidimensionnelles.

La multidimensionnalité de la théorie des supercordes s’est encore renforcée depuis 1995. Onestime désormais que les cordes peuvent être en réalité des membranes bidimensionnelles (des« bi-branes ») voire des « n-branes » multidimensionnelles 61.

2.6 Un grande lourdeur mathématique et multiplicité des théories

Un autre point d’achoppement de ces théories est leur lourdeur mathématique pour le moinsrédhibitoire puisqu’il s’agit des plus récentes conceptions mathématiques de la théorie desgroupes et de la topologie multidimensionnelle. À ce jour, il n’a pas été possible de résoudre leséquations de façon complète, ni même partielle et à peine de façon approchée62.

De plus, en fonction des choix de conditions à inclure dans la théorie, nous disposons de cinq ousix interprétations partielles, variant parfois considérablement sur des points critiques. Il est estiméaujourd’hui que celles-ci pourraient être unifiées dans le cadre d’une théorie unique dite théorie« M », la « mère » de toutes les théories ou théorie « de tout ». Vu leurs aspects assez techniques,les détails de ces variantes et leurs implications ne sont pas nécessaires pour cet article.

59 D’après Greene, op. cit., p. 232.60 D’après Greene, op. cit., p. 233.61 Schwarz, loc. cit.62 Les spécialistes ignorent encore la forme exacte des équations des supercordes et l’approche perturbative arrive ici à

sa limite. Greene, op. cit, 309-347. Ce cas n’est d’ailleurs pas isolé dans l’histoire de la physique. Rappelons quela « bonne vieille » théorie de Newton demeure incapable d’expliquer dans le détail une interactiongravitationnelle de plus de deux corps.

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3. Un modèle applicable à la musique ?Il devient maintenant possible d’évoquer brièvement différentes applications de ces idées à lamusique, outre le simple enthousiasme d’entrevoir une explication « musicale » du mondephysique.

3.1 Mutations de la sensibilité ?

La théorie des supercordes peut suggérer d’abord certaines métaphores analytiques etmusicologiques. On l’a vu, les implications philosophiques de la physique quantique peuventrejoindre différents aspects de certaines philosophies orientales. Plus particulièrement, l’abolitionde la de la précision absolue imposée par le paradigme quantique, l’approche statistique que celaentraîne conduit à une réelle méfiance de la pure logique macroscopique. Elle introduit certainsaspects esthétiques au sein des sciences « dures », Heisenberg et ses continuateurs l’ontabondamment montré. D’autre part, les théories de la relativité amènent une géométrisation, unespatialisation du monde tout à fait frappante. Il n’est pas tellement aventureux de voir ici un lienavec l’évolution de la pensée musicale contemporaine.

En y réfléchissant de plus près, ce ne serait pas le seul cas de parenté et de convergence63 :

Ex.24 : Quelques analogies entre la physique et la musiqueDate Physique Musique

1900-1905 Nature discontinue du monde et del’énergie ,Planck.

Relativité restreinte,(relativité du temps et de l’espace),Einstein

Emergence en force de la dimensionrythmique et percussive de la musique.

Travail flottant, polyrythmique oupolymétrique de Debussy, Stravinsky,(préparant celui de Messiaen)…

1915-19 Relativité généralisée(géométrie à 4D)

Spatialisation de la musique(microintervalles, continuum des hauteurset des autres paramètres).Varèse, Wichnegradsky,…

1897-1930 Physique de l’atome,Thompson, Rutherford- Bohr-Chadwick…

Dodécaphonie (équivalence des 12 atomesde son),Webern, Schonberg

1930-2001 Physique nucléaireLes mêmes plus tous les plus jeunes,dont Fermi, Oppenheimer, Feynmann,Gell-Mann…

Série généralisée (approfondissement duprécédent. NB lien avec l’espace-temps)Stockhausen, Boulez…

1913-2001 Physique quantiquePrincipe d’incertitude, statistiques, natureondulatoire de la matière…Particules et antiparticulesPlanck, Bohr, De Broglie, Schrödinger,Heisenberg, Pauli, Dirac…

Bruitisme et futurismeRussolo, VarèseMusique concrèteSchaefferMusique aléatoireCage, Busotti…Post-modernisme et éclectismes stylistiques

1968-2001 Théories des cordesSchwarz, Witten, Vafa…

Musique spectraleGrisey, Murail…

L’espace (et le temps) manque pour pousser ces analogies suffisamment loin. Il faut toutefoisbien remarquer que je parle de convergence et non d’influence directe, la culture scientifique desmusiciens ne le permettant que rarement. Cette concordance des visions spectrales de la musiqueet des recherches sur les supercordes me semble assez stimulante. Pour aller plus loin, il faudraitconfronter ces quelques idées aux suggestions de correspondances faites par Xenakis ouChowning64. 63 Voir notamment Chouvel, Jean-Marc et Solomos, Makis, L’espace : Musique/Philosophie, Paris, L’Harmattan,

1998, 447 pages64 .Op. cit.

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Un autre aspect intéressant émerge de la multidimensionnalité systématique depuis Einstein. Lesphysiciens (et les mathématiciens) nous proposent de concevoir le réel de façon multiple etcomplexe. On l’a vu, la multidimensionnalité est le « prix à payer » pour la théorie dessupercordes. Il me semble évident que cette vision correspond bien à celle du musicien qui doitgérer un grand nombre de paramètres simultanés, de véritables dimensions multiples de lamusique. Ainsi, la multidimensionnalité est un fait bien connu aussi pour le timbre, comme l’abien montré D. Wessel dès les années 198065.

Il est trop tôt pour le dire, mais pourra-t-on construire une métaphore analytique détaillée etmultidimensionnelle à partir d’idées issues de la physique des supercordes ?

3.2 Une métaphore compositionnelle ?

En attendant, voici un autre champ d’application métaphorique : celui de la théorie dessupercordes à la composition musicale et à la synthèse des sons. Il s’agit d’une première ébauchede la conjecture suivante : peut-on rendre ces supercordes audibles ?

Reprenons l’équation des ondes transversales :

F 12L

TMl

=

Ex. 14 : équation des ondes transversales66

Ce type de vibration donne une fondamentale accompagnée de ses harmoniques.

Pour proposer une première approximation très grossière, supposons que les rapports usuels sontencore valables à des énergies pareilles et ne tenons pas compte de la relativité ni de laquantification. C’est-à-dire que nous pouvons utiliser les masses des différentes particules dansl’équation 14 ainsi que les autres différentes valeurs indiquées dans les sources citées67.

Par exemple, le quark up possède une masse de 2,75*u (la masse du proton, soit 1,660539*10-27

kg), tandis que la supercorde a une longueur 1,6162*10-35 m et une force de tension de1,2103*1044 N. Dans ce cas :

1

2 1,616240 10 35−⋅ ⋅( )

1,2102736977 1044⋅

2,75

9,31494043 102⋅1,6605388631 10 27−⋅

1,616240 10 35−⋅

Ex. 25 : fréquence de la corde « quark up » ?68

La solution est un nombre énorme, à peu près : 6,17956704*1053 Hz !

Évidemment, une telle fréquence est totalement hors de notre champ de perception. Pourrait-ons’en faire une idée juste en transposant vers le grave de plusieurs centaines d’octaves ? Il s’agiraitdans ce cas d’un ré un peu bas… Le tableau suivant propose un ensemble de valeurs issues decalculs similaires :

Exemple 26 : tableau de différentes particules transposées dans le spectre audible 65 Par exemple : Wessel, David et Eheresmann, David Perception of Timbral Analogies, rapport Ircam no 13, Centre

Pompidou, Paris, 1978, 29 pages.66 D’après Schwarz, loc. cit.67 Ces valeurs proviennent de Greene, op. cit. et de S. Eidelman et al., op. cit.68 Il s’agit, en 2005, d’une meilleure approximation des variables par rapport à la première publication de cet article.

Les résultats en sont passablement différents.

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Particule masse (MeV) résultat 1 (en Hz) No te approx. Midi(8ve3) facteurElectron 5,10998920E-01 1,43355515E+54la # + 70,47 166

  Neutrino e 2,99000000E-03 1,87408291E+55fa # +++ 66,97 170Quark up 2,75000000E+00 6,17956704E+53sol   +++ 67,90 165

  Quark down 6,00000000E+00 4,18358667E+53do # • 61,15 164                 

Muon 1,05658369E+02 9,96947857E+52do   • 60,32 162  Neutrino µ 1,89000000E-01 2,35718405E+54sol   67,08 167

Quark s 1,05000000E+02 1,00006849E+53do   • 60,37 162  Quark c 1,25000000E+03 2,89847387E+52ré   +++ 62,93 160                 

Tau 1,77699000E+03 2,43098290E+52si   +++ 71,89 160  Neutrino t 1,81900000E+01 2,40274701E+53ré # + 63,55 164

Quark b 4,25000000E+03 1,57191816E+52mi   • 64,34 160  Quark t 1,74300000E+05 2,45457158E+51sol # • 68,19 157                   Quark b' 4,60100000E+04 4,77747341E+51sol   +• 67,72 158  Quark b'' 1,90010000E+05 2,35091088E+51sol   + 67,44 157                 

Photon 5,99000000E-20 4,18707735E+63ré # +• 63,79 198  Gluon 5,00000000E-01 1,44923693E+54la # +• 70,66 166

W 8,04250000E+04 3,61350667E+51ré   +++ 62,88 157  Z 9,11876000E+04 3,39356758E+51do # +• 61,80 157

Higgs 1,14410000E+04 9,58059325E+51sol   +• 67,77 159  Graviton 7,59000000E-20 3,71966225E+63do # +• 61,74 197

U= 1,6605388631E-27 • = + 1/8 de tonY= 9,3149404300E+02 + = + 1/4X= 1,7826627000E-30 +• = +3/8  Z= 5,6095860000E+29 +++ Très hautπ= 3,1415926536E+00 # = 1/2C= 2,9979245800E+08 # • = + 5/8hbar= 1,0545716820E-34 # + = + 3/4G= 6,6742000000E-11 # +• = +7/8G/hbarc= 6,7087000000E-39hbarc= 9,9485742394E+27Ap= 5,5607682945E+51lp= 1,6162400000E-35Fp= 1,2102736977E+44Mp= 2,1764505075E-08tp= 5,3912057133E-44

Ainsi, on peut « entendre » le trio de quarks composant le proton, celui du neutron et la« symphonie » d’une molécule d’eau… Il est à remarquer que le choix du facteur detransposition, celui de l’octave du son entendu, est d’ordre purement esthétique. Outre lesexemples synthétiques donnés durant la conférence, ces informations ont été reprises etdéveloppées librement dans ma récente composition Il…mais il… dédiée à la mémoire de IannisXenakis.

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Par ailleurs, il va sans dire que l’élimination des effets quantiques et relativistes de ces calculs neleur confère pas beaucoup de validité scientifique… Une meilleure approximation devraitabsolument intégrer l’ensemble des aspects mathématiques nécessaires. Toutefois, je ne dispose nide la formation ni de l’aide nécessaire pour y parvenir, pour le moment. Cela devrait faire l’objetd’une composition et d’une communication ultérieure.

4. Pour terminerCes travaux, on l’a vu, ne sont qu’esquissés. Si la stimulation compositionnelle de tellesspéculations a été fructueuse —du point de vue poïetique au moins, puisque j’ai pris plaisir àcomposer une œuvre avec ces idées et que j’en prépare une nouvelle à partir des mêmes outils —,il est évidemment prématuré d’en juger l’impact esthésique ou théorique.

Toutefois, le thème de ce colloque étant la métaphore, il m’a semblé acceptable de tenter unepareille démarche, ne serait-ce qu’à titre expérimental. Cette approche se veut un hommage à mesdeux maîtres Gérard Grisey et Iannis Xenakis qui ont souvent osé la métaphore.