une politique publique de videosurveillance a … · 2012-07-16 · service de vidéosurveillance...
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Icard Valérie.
Mémoire de Master 2 de Recherche en Sociologie et Institutions du Politique,
Sous la direction de Monsieur Daniel Gaxie.
Année 2010/2011.
UNE POLITIQUE PUBLIQUE DE
VIDEOSURVEILLANCE A L’EPREUVE DES
RAPPORTS SOCIAUX.
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L’université Panthéon Sorbonne Paris 1 n’entend donner aucune approbation ni
improbation aux opinions émises dans ce mémoire.
Ces opinions doivent être considérées comme propres à son auteur.
3
Je tiens à remercier mon directeur de mémoire, Monsieur Daniel Gaxie,
pour son suivi et ses conseils.
4
CHAPITRE INTRODUCTIF
Aujourd’hui, un élu de Bretagne visite le service de vidéosurveillance de Polis. Il souhaite découvrir ce
service municipal car il songe proposer l’installation d’un dispositif de vidéosurveillance dans sa commune.
L’opératrice de vidéosurveillance et un des responsables du service trépignent. Il est midi. L’heure du
déjeuner. Et il n’est toujours pas là : « Ces gens-là, ils attendent toujours le moment où tu vas partir ou
quand tu vas manger. Voilà on attend». En aparté, l’opératrice me confie : « Tu as vu ! J’ai tout mis, la
totale, j’ai même allumé la radio [qui lui permet d’être sur la ligne de la police municipale]. Comme ça,
ils[les chefs] ne disent rien. C’est un sketch ! ».
Midi et quarante cinq minutes. L’élu arrive, accompagné par R1, le chef du service de vidéosurveillance. Il
me présente : « Voilà ma stagiaire, vous voyez, on a des stagiaires, nous aussi. ».
Nous rejoignons tous les trois la salle du PC vidéo. La vidéosurveillante est tellement concentrée sur les
écrans de vidéosurveillance qu’elle met quelques secondes à saluer l’élu et son responsable. Elle repère une
manifestation et renvoie immédiatement les images à la police municipale. Le chef de service lui demande
des précisions et loue son réactivisme professionnel : « Ah oui, très bien. ». Il entame sa présentation :
« -Responsable du service: Les images ne sont plus tellement bonnes. Mais avec les nouvelles caméras, la
vidéosurveillance verra tout. Stéphanie, montre lui ce que l’on voit, on peut zoomer.
- Elu : Ah ! L’autre il va faire quoi ? Il va sortir sa drogue.
- Responsable du service : On voit, on voit de tout, on a fait de la drogue. On voit, on voit ! Le problème,
c’est la police après.
- Elu : Oui, c’est ça, si c’est pour qu’ils soient relâchés tout de suite…
- Responsable du service : Oui, c’est ça. On a déjà eu du flag’. De plus en plus souvent, le service de la
police vient récupérer les images. Ils viennent nous voir.
- Elu : Mais, les mecs, ils ne savent pas qu’il y a des caméras ou ils s’en foutent ?
- Responsable du service : Elles ne sont pas cachées ! Mais ils s’adaptent. Et puis ils sont relâchés de suite.
Lui, là, il fait les clopes, mais il sait que c’est pas grave.
- Elu : Il n’est pas en grand danger, une heure après il recommence !
- Responsable du service : Oui, et après, on nous dit les caméras elles sont en chocolat, hein !
- Elu : Ah oui, j’ai lu ça dans un article de [nom d’un journal local], je me suis posé des questions. Mais
quand j’ai su que c’était un journal communiste, alors j’ai compris de suite. »
Un des responsables du service, présent depuis le début mais n’ayant pas pris la parole, prétexte devoir partir
chercher un ami à la gare pour s’éclipser et aller enfin déjeuner.
L’élu poursuit : « Mais vous êtes toute seule, mademoiselle, devant vos écrans ? ». Le chef de service ne
laisse pas le temps à l’opératrice de répondre :
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« - Responsable du service : Non ! Ils sont trois ! Mais, actuellement y’en a deux en maladie.
- Elu : Oh… Vous êtes toute seule alors. Plus de vacances, alors ?!
- Responsable du service : Plus rien, on compte plus que sur elle !
- Elu, qui rit : Plus de vacances ! Ce n’est pas grave, vous allez sourire quand même ! »
Le chef détourne l’attention de l’élu pour la vidéo-opératrice et poursuit sur la valorisation du service de
vidéosurveillance :
« - Responsable du service : Vous voyez donc, on peut faire de la répression, on peut voir tout ce qu’il se
passe, mais on peut aussi aider les services municipaux pour les guider. Ca nous est arrivé aussi lors d’une
intervention de police municipale de braquer la caméra sur la voiture. On est là en aide, on peut protéger.
On les a tous en direct, on décroche et on les a [la police nationale, la police municipale et les pompiers].On
est là pour aider au niveau de la gestion urbaine. Chacun apporte un plus, il faut qu’on travaille ensemble.
- Elu : Et vous aurez combien d’écrans quand le projet sera étendu ?
- Responsable du service : Le bon terme est plutôt écran de surface. J’aurais douze écrans et vingt-cinq
agents en tout.
- Elu, qui s’adresse à Stéphanie : Ah ! Vous aurez des collègues!
- L’opératrice, qui s’exprime pour la première fois : Oui, mais c’est pas dit que je sois encore là ! ».
L’élu salue l’opératrice de vidéosurveillance : « Allez, je vous laisse déjeuner tranquille. » Nous sortons du
PC vidéo. Le chef de service hésite quelques secondes sur l’endroit où nous allons nous installer pour
poursuivre la présentation du projet. Il finit par s’installer dans la cuisine, bien que toutes les autres pièces du
service soient inoccupées, empêchant de facto Stéphanie de « déjeuner tranquille ».
Le chef de service poursuit en présentant le projet d’extension du dispositif. L’élu le questionne sur des
considérations politiques :
«- Elu : Mais qui pousse politiquement ?
- Responsable du service : Tout le monde y gagne, tout le monde est d’accord sur le projet. C’est quelque
chose de super ambitieux sur le papier, moi je me fais des cheveux blancs parce que je ne sais pas trop
comment je vais gérer tout ça… Parce que derrière, y’a toute la gestion dont il faut s’occuper. […]Mais, je
pense que les élus de Polis en savent moins que vous. Moi je vais à toutes les commissions, mais il n’y a
jamais de questions pour moi. Sur les questions techniques, moi je réponds, sur le politique, c’est l’élu ! »
La discussion se poursuivra encore quelques minutes, avant que le responsable du service et l’élu partent
déjeuner chacun de leur côté. A l’instant où ils passent le pied de la porte, l’opératrice sort de sa salle et
s’esclaffe: « C’est vraiment un enfoiré, ce *** [nom du chef] !!! Avec tous les bureaux ! Il m’a vu avec ma
casserole. Et l’autre [responsable], il est parti. Et nous, catégorie C, on reste. Comment tu veux rester
zen…».
*
* *
6
Un service de vidéosurveillance : un élu, des chefs de service et une employée subalterne.
Cet extrait issu de mon observation in situ du service municipal de vidéosurveillance de
Polis introduit l’objet de la recherche qui va suivre. J’espère que la lecture du présent
travail permettra d’éclairer la teneur de la scène qui y est donnée.
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Section I - Présentation de mon objet de recherche : la mise en œuvre d’une politique
publique de vidéosurveillance
On s’attache dans ce mémoire à l’étude de la mise en œuvre d’une politique publique de
vidéosurveillance, sur le fondement de l’observation in situ d’un service de
vidéosurveillance municipal durant trois mois.
Le travail que nous avons mené s’est déroulé dans un service municipal de
vidéosurveillance d’une ville française. Pour des raisons de confidentialité, nous ne
donnerons que des caractéristiques très générales pour la décrire. Il s’agit d’une
municipalité de grande taille, tenue par la droite depuis 1995.
Le sujet sur lequel porte ma recherche – la vidéosurveillance – est une question d’actualité
à Polis qui le rend sensible. Afin de respecter la confidentialité des données recueillies, un
strict anonymat sera respecté par le changement des noms de lieu et de personnes pouvant
renseigner le lecteur.
- la ville : « Polis »
- le site pilote d’installation du dispositif de vidéosurveillance (cinq caméras) : « Doha »
- le maire de Polis : « le maire »
- l’élu adjoint à la sécurité : « l’élu »
- le chef de service de vidéosurveillance : « R1 »
- les deux autres responsables du service : « R2 » et « R3 »
- les opérateurs de vidéosurveillance : « Stéphanie » et « Marc »
On notera le degré de personnalisation croissant de notre système de nomination. Cela s’est
fait naturellement lors du travail d’écriture mais peut être justifié par le fait que mon terrain
de recherche porte avant tout sur l’observation des petits fonctionnaires.
Nous soulignons un autre préalable méthodologique avant de commencer à proprement dit
notre travail de recherche. Nous utiliserons tout au long de ce mémoire le terme de
« vidéosurveillance » bien que l’appellation officielle soit aujourd’hui « vidéoprotection ».
Nous n’utiliserons pas ce glissement sémantique, décidé politiquement, et qui peut
soulever des questionnements. Cependant, ce n’est pas le propos de notre travail,
contentons nous donc de cette précision de vocabulaire.
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§1- Organisation administrative et politique de Polis.
S’agissant de l’organisation administrative de la ville de Polis dans laquelle se situe le
service de vidéosurveillance, nous nous attacherons à en faire une rapide présentation. Le
service fait partie d’une des cinq délégations générales de Polis, dénommée « Délégation
générale vie citoyenne et proximité » et rattachée au Directeur général des services de la
ville. A l’intérieur de cette délégation on répertorie deux directions : la direction de
« l’accueil et de la vie citoyenne » et la direction de la « gestion urbaine de proximité ». Le
service de vidéosurveillance est rattaché à la division de la « sûreté publique », elle-même
inscrite dans la direction de la « gestion urbaine de proximité ». Cette division comprend
elle-même quatre sous-divisions : la logistique de la sûreté, la police municipale et la sous-
division de la réglementation.
Les différents services qui occupent un positionnement homologue à celui du service
étudié au sein de la sous-division de la logistique de sûreté sont les services de la fourrière,
des timbres-amendes, de la sécurité des sites et la télésurveillance1 qui est associée au
service de vidéosurveillance. Cependant, l’organigramme de la ville est en cours de
modification depuis plusieurs années et les service de vidéosurveillance et celui de
télésurveillance sont séparés dans leur fonctionnement concret.
Par ailleurs, le maire de Polis est entouré d’une équipe municipale de vingt-neuf adjoints,
dont l’élu adjoint à la sécurité, à la prévention de la délinquance, à la police municipale et à
la police administrative. Le maire est un élu de droite (Union pour un Mouvement
Populaire) qui est en exercice depuis 1995. Il dispose aussi d’un mandat au Sénat.
§2 – Cadre légal entourant la mise en place de dispositifs de vidéosurveillance publics.
Nous nous devons de rappeler le cadre juridique et légal qui entoure les dispositifs
municipaux de vidéosurveillance, avant de présenter l’historique de cette politique
publique à Polis.
La loi du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité autorise
l’installation de la vidéosurveillance sur la voie publique. Elle est complétée par plusieurs
1 La télésurveillance se différencie de la vidéosurveillance à Polis en ce sens qu’elle a pour objectif la
surveillance à distance des bâtiments publics par un système d’alarme sans écrans.
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décrets qui exposent les conditions relatives au déploiement de tels dispositifs par les
communes. Par ailleurs, la loi d’orientation et de programmation de la sécurité du 21
janvier 2003, la loi du 23 janvier 2006 relative à la lutte contre le terrorisme et portant
dispositions diverses relatives à la sécurité et aux contrôles frontaliers ainsi que la loi du
14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité
intérieure, dite LOPPSI 2, viennent définir plus précisément les objectifs assignés à la
« vidéoprotection » et, ce faisant, l’intègrent dans les dispositifs publics qui permettent de
garantir la sécurité intérieure.
La « vidéoprotection » y est définie comme un outil qui permet de surveiller, dissuader,
détecter, et identifier les actes de malveillance et leurs auteurs. A ce jour, on dénombre
près de huit cent communes équipées de dispositifs de vidéosurveillance, très différents
quant au nombre et type de caméras et quant à la gestion du système.
§ 3 – Historique de la politique de vidéosurveillance à Polis.
En novembre 2002, a été validée en conseil municipal la création d’une zone
expérimentale de vidéosurveillance urbaine sur le secteur de Doha, « quartier réputé
difficile pour ses problèmes de petite délinquance de voie publique (sauvette notamment) et
d’incivilités en matière de gestion urbaine »2.
En février 2003, le dispositif de cinq caméras a ainsi été mis en place avec la création d’un
service de vidéosurveillance.
Cette mise en service a été immédiatement suivie d’une étude d’impact dont le rapport
final a été rendu en novembre 2003, mais n’a pas été rendu public.
Le dispositif s’est étendu en juin 2006 par le lancement d’une seconde zone expérimentale
dans un quartier de forte chalandise de Polis (cinq caméras) et au sein des piscines
municipales. La ville a ainsi dix-neuf caméras de vidéosurveillance à sa charge.
Ce faisant, en novembre 2004 le secrétaire général a décidé de reporter le projet
d’extension de vidéosurveillance de cent cinquante caméras supplémentaires pour 2007
lors d’un comité technique de programmation des investissements.
En mars 2007 , est votée la première phase du projet d’extension vidéo en centre ville :
ajout de trente nouvelles caméras, dont le coût global s’élève à un million cinq euro.
2 Extrait tiré d’un document interne au service.
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Cependant un recours administratif contre l’appel d’offre fait échouer le projet
définitivement en décembre 2008.
En mars 2009, il est validé en conseil municipal la relance du marché de la première
phase d’extension, en portant le dispositif vidéo à deux cent vingt caméras. Le coût
estimé est de cinq millions euros environ, sans prendre en compte les dépenses de
fonctionnement. Le fonctionnement du centre de supervision est prévu sept jours sur sept
et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, une fois le projet mis en œuvre.
§4 – Situation actuelle et projet d’extension.
A ce jour, la ville de Polis dispose de dix caméras, implantées sur la voie publique et de
neuf caméras surveillant les piscines municipales. Les écrans sont surveillés a priori par
deux opérateurs du lundi au vendredi selon une amplitude horaire allant de sept heures à
dix-neuf heures quarante cinq.
Les images sont conservées durant quinze jours légalement et peuvent être renvoyées vers
la police nationale et municipale.
La mise en œuvre de la première phase du projet d’extension n’a toujours pas commencé.
Cependant, il est prévu la validation en conseil municipal le 27 juin 2011 d’une deuxième
phase d’extension du dispositif de vidéosurveillance portant le nombre de caméras de
dix à mille avant 2013. Le coût estimé est de neuf millions d’euros. Cela fait suite aux
décisions prises lors du conseil municipal extraordinaire du 31 mai 2011, consacré
entièrement aux questions de sécurité et tenu à huis-clos.
Pour cette deuxième phase d’extension, l’Etat s’est engagé à soutenir financièrement, par
le biais du Fonds Interministériel pour la Prévention de la Délinquance, le développement
du dispositif de vidéosurveillance à hauteur de cinquante pour cent.
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Section II – Bilan de littérature se rapportant à mon objet de recherche.
Il s’agit dans cette section de procéder à un bilan de la littérature disponible qui se rapporte
à mon objet de recherche.
Afin d’éclairer l’apport de notre recherche vis-à-vis des travaux existants, nous nous
attacherons à répertorier, structurer et caractériser la littérature qui se rapporte à mon objet
réel, à savoir la mise en œuvre d’une politique publique de vidéosurveillance.
Nous ferons ensuite référence aux cadres d’analyse théoriques que proposent la sociologie
de l’action publique, la sociologie des organisations et la sociologie de l’administration
afin de situer notre recherche par rapport à la littérature scientifique pertinente pour notre
analyse.
§ 1 – Une politique publique de vidéosurveillance.
A- Travaux se référant au traitement de l’ « insécurité » par l’action publique.
Il s’agit avant tout de recadrer notre objet d’étude dans le domaine de l’action publique au
sein duquel il s’inscrit : les politiques publiques de vidéosurveillance.
Ce type de politique publique suscite et présente un intérêt considérable pour l’analyse de
l’action publique. La vidéosurveillance s’inscrit en effet dans une problématique
d’actualité prégnante d’engouement étatique général pour les politiques sécuritaires et de
contrôle au sens large.
On peut se référer aux articles et ouvrages, s’inscrivant dans une perspective militante et
dénonciatrice3, qui traitent des risques de dérive d’une société gouvernée par la
surveillance. Ces contributions plaident ainsi pour un dépassement de la seule perspective
de la logique sécuritaire de surveillance et de contrôle social mais ne permettent pas
d’approcher les politiques publiques de sécurité sous un angle scientifique.
3 « «Je te vois !» Filés ! Fichés ! Fliqués ! Comment nous sommes tous sous surveillance », Les dossiers
du Canard Enchainé, Editions Maréchal et le Canard Enchainé, octobre 2009, 84 pages ; Julie ZEH et Ilija TROJANOW, Atteinte à la liberté. Les dérives de l’obsession sécuritaire, Actes Sud, Arles, 2010, 192 pages.
« Sous Contrôle. Gouverner par les fichiers », Revue Mouvements des idées et des luttes, n°62, Editions La Découverte, Avril-juin 2010, 184 pages.
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De nombreux travaux de science politique, criminologie et sociologie s’attachent à
l’analyse d’un « tournant sécuritaire » des politiques publiques qui serait à l’œuvre depuis
les années quatre-vingt dix4. Les réflexions qui y sont proposées, quant aux ressorts
sociaux et politiques d’un tel phénomène, ne seront pas développées ici, car elles font
justement l’objet d’une analyse dans les développements de ce mémoire. Nous nous
permettons toutefois de souligner un angle d’approche, qui renvoie à une construction
sociale des questions de sécurité/d’insécurité par le jeu d’une coproduction politique et
société civile5. Cette perspective permet d’appréhender la dimension symbolique de ce
type de politiques publiques, ce qui n’est pas sans importance pour notre recherche. Il
existerait ainsi une convergence d’intérêts vers une représentation sociale de la réalité,
issue d’une configuration complexe d’acteurs, qui permettrait aux questions sécuritaires de
devenir une problématique politique saillante.
B- Littérature se rapportant aux dispositifs publics de vidéosurveillance.
Cette thématique de l’insécurité appelle une réflexion sur les moyens mis en œuvre par les
pouvoirs publics afin d’y apporter des remèdes : la vidéosurveillance en fait partie.
1- Rapports officiels et documents administratifs sur l’efficacité du dispositif.
Les rapports officiels établis par des instances publiques en France évaluant les conditions
d’efficacité ainsi que les capacités préventives et/ou répressives des dispositifs de
vidéosurveillance municipaux sont peu nombreux6. Seules deux études conduites par
l’IAU d’Île-de-France (Institut d’aménagement et d’urbanisme) à la demande de la région,
4 Voir, à ce titre, les ouvrages, qui feront l’objet de développements plus approfondis dans le chapitre
I : Laurent MUCCHIELLI (dir.), La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008 ; Philippe ROBERT, L’insécurité en France, Paris, La Découverte, Coll. Repères, 2002 ; Loïc WACQUANT, Les prisons de la misère, Paris, Editions Raisons d’agir, 1999, 190 pages.
5 Laurent BONELLI, La France a peur. Une histoire sociale de l’ « insécurité », Paris, La Découverte,
2010 ; Luc VAN CAMPENHOUDT, « L’insécurité est moins un problème qu’une solution », Revue de droit pénal et de criminologie, 6, 1999, p.727-738.
6 Rapport sur l’efficacité de la vidéosurveillance, Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des
collectivités territoriales, juillet 2009 ; La vidéosurveillance et la lutte contre le terrorisme, rapport dirigé par Philippe Melchior, Ministère de
l’intérieur, Ministère de la défense et Ministère des transports, de l’équipement, du tourisme et de la mer, octobre 2005.
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l’une sur les transports en commun, l’autre sur les lycées ont permis d’identifier
rigoureusement les usages et les impacts de la vidéosurveillance dans ces espaces7.
Par ailleurs, il est fait mention des divers textes juridiques8 qui encadrent la mise en œuvre
de cette politique publique sur le site officiel du gouvernement9 dédié à la « vidéo
protection ».
Un sondage réalisé par Ipsos10 auprès de 972 personnes en mars 2008 vient appuyer les
rares études évaluatives publiques sur l’efficacité de la vidéosurveillance en présentant une
opinion publique largement favorable. 71% des personnes interrogées se disent favorables
à la présence de vidéosurveillance dans les lieux publics, 43% pensent qu’il n’y a pas assez
de caméras dans les espaces publics et 65% considèrent que la vidéosurveillance permettra
de lutter efficacement contre la délinquance et le terrorisme.
Le faible nombre d’études évaluatives publiques françaises à ce jour, la quasi-inexistante
diffusion des études conduites à l’étranger, et enfin les critiques11 quant aux arguments
présentés dans le rapport officiel du Ministère12, nous permettent de questionner la
dimension symbolique de cette politique publique. L’article dans Le Monde et la note de T.
Le Goff et d’E. Heilmann soulignent tous deux des lacunes méthodologiques considérables
dans ce rapport officiel : « Quant à l’efficacité de la vidéosurveillance, les manquements et
les approximations de ce rapport en disent sans doute plus long que la présentation de ses
investigations ou de ses résultats. On est en droit de soupçonner en effet que les enquêteurs
ont été dissuadés de construire des catégories d’analyse plus pertinentes pour étudier le
phénomène, tellement les données empiriques pour les instruire auraient fait défaut.»13.
7 Sophie MARIOTTE, Evaluation de l’impact de la vidéosurveillance sur la sécurisation des transports en
commun en Région Ile-de-France, IAU Île-de-France, mars 2004 ; Tanguy LE GOFF, La vidéosurveillance dans les lycées en Ile-de-France. Usages et impacts, IAU Île-de-
France, juillet 2007. 8 Pour exemples, voir la loi d’orientation et de programmation pour la performance de la sécurité
intérieure dite LOPPSI 2 ; la loi du 05/03/07 relative à la prévention de la délinquance ; la loi d’orientation et de programmation pour la sécurité intérieure dite LOPSI du 21/01/95.
9 « Vidéo protection, la sécurité au service de la liberté » (site officiel) :
http://www.videoprotection.interieur.gouv.fr/. 10
Les français et la vidéosurveillance, Enquête IPSOS pour la CNIL, mars 2008. 11
A titre d’exemples, Noé LE BLANC, « Vidéosurveillance, un rapport aux ordres », Le Monde, mardi 27 octobre 2009 ; Tanguy LE GOFF et Eric HEILMANN, « Vidéosurveillance : un rapport qui ne prouve rien », 24 septembre 2009, disponible sur internet sur le site www.laurent-mucchielli.org/publi/videosurveillance.pdf.2009.
12 Rapport sur l’efficacité de la vidéosurveillance, Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des
collectivités territoriales, juillet 2009. 13
Noé LE BLANC, « Vidéosurveillance, un rapport aux ordres », Le Monde, mardi 27 octobre 2009.
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Pourtant, ce dispositif de vidéosurveillance est mis à l’agenda politique de façon de plus en
plus systématique par la plupart des collectivités municipales. Il semble de sens commun et
accepté par tous que l’efficacité de ce dispositif ne soit plus à prouver et s’impose de
manière évidente. En témoigne le discours Michèle Alliot-Marie lors de l’installation de la
Commission Nationale de la vidéosurveillance14, qui consacre une politique étatique
incitative envers les collectivités territoriales pour développer les dispositifs de
vidéosurveillance.
2- Traitement médiatique des politiques publiques de vidéosurveillance.
Nous pouvons par ailleurs faire mention des articles médiatiques consacrés à la
vidéosurveillance que l’on peut retrouver dans les archives internet des différents sites. Je
ne m’attacherai pas à dresser ici un panorama des différents points de vue adoptés et des
esquisses de problématiques qui y sont abordées. En effet, ces différents articles recoupent
les perspectives que nous pouvons répertorier par le biais d’articles scientifiques. On peut
toutefois noter que certains s’attachent à une certaine rigueur scientifique15 alors que
d’autres s’inscrivent clairement dans un objectif contestataire de dénonciation16.
Toutefois, un article de Noé Le Blanc17, bien qu’il ne s’inscrive pas dans le cadre d’une
analyse scientifique, a particulièrement attiré mon attention. Il renvoie à des pistes de
réflexion que je serai amenée à travailler pour ce mémoire. Il s’intéresse ainsi aux
vidéosurveillants afin d’interroger les causes de l’inefficacité de la vidéosurveillance. Cet
14 Intervention de Michèle ALLIOT-MARIE lors de l'installation de la Commission Nationale de
Vidéosurveillance le vendredi 9 novembre 2007 : http://www.videoprotection.interieur.gouv.fr/document/downloadDocuments/id/89.
15A titre d’exemples, voir :
- « Le totem de la vidéosurveillance », www.mondediplomatique.fr, mercredi 18 août 2010
- Noé LE BLANC, « Juteux marché », Le Monde diplomatique, septembre 2008 - Jacky DURAND, « Des caméras peu efficaces pour prévenir la délinquance », Libération, mardi 10
juillet 2007 - « Surveillance Camera Players : 1984. Des performers américains dénoncent par l’absurde la
vidéosurveillance », Télérama, n°2975, 17 janvier 2007
- Fréderic OCQUETEAU, « Cinq ans après la loi “vidéosurveillance” en France, que dire de son application ? », Les cahiers de la sécurité intérieure, n°43, 2001, p.101-110.
16 A titre d’exemples, voir :
- « Vidéosurveillance: inefficaces, les caméras prolifèrent », Rue89, 28 juin 2008 : http://www.rue89.com/2008/06/28/videosurveillance-inefficaces-les-cameras-proliferent ;
- « Les fiascos de la vidéosurveillance », Libération, 17 juillet 2008 : http://www.liberation.fr/france/010185633-les-fiascos-de-la-videosurveillance ;
- « Souriez, vous êtes tracés », Libération, 28 mars 2009 : http://www.liberation.fr/societe/0101558562-souriez-vous-etes-traces ;
- « La vidéosurveillance, nouveau leurre de l’Intérieur », Bakchich, 26 mars 2009 : http://www.bakchich.info/La-videosurveillance-nouveau,07166.html .
17 Noé LE BLANC, « Sous l’œil myope des caméras », Le Monde diplomatique, septembre 2008, p.4 et 5.
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aspect du système est le plus souvent négligé, alors même que se joue ici véritablement le
fonctionnement du dispositif au sein de ces salles de PC vidéo. L’auteur note aussi que les
opérateurs ne sont pas des professionnels du maintien de l’ordre. De ce fait, l’identification
des « attitudes suspectes » constitue la part la plus déficiente de la formation : les images
seraient analysées selon des a priori et préjugés stéréotypés. Enfin, Noé Le Blanc insiste
sur le manque de formation des agents qui pèse sur les relations avec la police, celle-ci
mettant en doute leur professionnalisme et l’exactitude des récits. Cette absence de
partenariat ferait ainsi obstacle à une utilisation fructueuse de cette technologie.
3- Littérature scientifique sur la vidéosurveillance et les opérateurs de
vidéosurveillance.
Nous nous intéressons ici aux articles scientifiques, ouvrages et recherches universitaires
qui se rapportent à diverses caractérisations de mon objet réel.
La question de l’efficacité réelle de la vidéosurveillance dans ses objectifs de prévention
ou de répression constitue l’angle d’approche le plus commun. Néanmoins, la plupart des
recherches en ce domaine sont des travaux étrangers, cette lacune en France étant
soulignée par la communauté scientifique. On peut donc se reporter à des études
britanniques18, pour la plupart à caractère public et menées par le Home Office ou des
autorités locales. La problématique qui recoupe ces différents travaux est le
questionnement de l’efficacité de la vidéosurveillance dans les espaces publics. Les
résultats convergent pour souligner que l’efficacité dissuasive de la vidéosurveillance est
peu évidente et, en tous les cas, très difficilement démontrable.
Les politiques publiques de vidéosurveillance ont aussi pu être abordées sous l’angle de ses
effets sur les comportements des délinquants eux-mêmes et l’impact induit sur leurs
pratiques déviantes : déplacement, évitement, dissimulation d’identité, stratégie
18
Notamment : - Martin GILL and Angela SPRIGGS, « Assessing the impact of CCTV», Home Office Research
Study, 2005 ; - Jason DITTON and Emma SHORT, «Yes, It Works, No, It Doesn’t: Comparing the Effects of
Open CCTV in Two Adjacent Scottish Town Centres», Crime Prevention Studies, Vol.10: 201–224, 1999 ;
- Rachel ARMITAGE, Gavin SMYTH, Ken PEASE, « Burnley CCTV evaluation», Crime Prevention Studies, Vol.10, 1999 ;
- Jeen RUEGG, Vidéosurveillance et risques dans l’espace à usage public – Représentations des risques, régulation sociale et liberté de mouvement, Etude du centre d’étude, de technique et d’évaluation législatives (CETEL), Université de Genève et de Fribourg, octobre 2006.
-
16
d’adaptation au dispositif. Cet aspect de la vidéosurveillance, déterminant quant à la
vérification de réels effets dissuasifs, a toutefois été très peu abordé par les études
menées19.
La vidéosurveillance peut aussi être envisagée en termes de réception chez les
vidéosurveillés et de son acceptabilité sociale20. Ce type d’analyse s’éloigne à mon sens
d’un cadre de recherche en sociologie politique et relèverait plus d’une sociologie de la
réception ou d’une analyse psychologique des effets impliqués par de nouveaux dispositifs
de contrôle chez les individus. Cependant, dans la même caractérisation de l’approche de
la vidéosurveillance - sa réception chez le vidéosurveillé -, on peut l’aborder selon une
problématisation plus politique : l’impact de cette politique publique sur les sentiments de
sécurité/d’insécurité.
La vidéosurveillance peut être abordée sous un angle proprement politique21. La thèse
d’Audrey Freyermuth s’attache à articuler l’analyse des policies et des politics en
s’interessant aux concurrences dans les configurations politiques – au sens éliasien- qui
entrainent la mise en place de politiques de vidéosurveillance au sein des collectivités
municipales. Cette approche est utile à ma réflexion, en ce sens qu’elle met en évidence les
logiques propres à l’œuvre dans le champ politique dans la définition de l’action publique.
La vidéosurveillance peut être étudiée sous la question des usages politiques et sociaux
qui en sont réellement faits. Des études étrangères22 et une étude française menée dans
trois villes23 (Lyon, Saint-Etienne, Grenoble) permettent d’apporter des éléments de
réponse empiriques quant aux usages concrets des dispositifs. Les trois monographies de S.
Roché se basent sur des entretiens avec les différents acteurs impliqués dans la production
19
Voir à ce propos l’étude de Jason DITTON et d’Emma SHORT, "Seen and Now Heard: Talking to the targets of Open Street CCTV", British Journal of Criminology, Vol. 38, No. 3, Summer, pp. 404-428.
20 Par exemple, communication de Murielle ORY lors du colloque « Regards croisés sur la régulation des
désordres » à propos de son sujet de thèse « L’acceptabilité sociale de la vidéosurveillance », Université de Strasbourg.
21 Voir à ce propos la thèse de doctorat en science politique d’Audrey FREYERMUTH, « Les facteurs
locaux de la question sécuritaire. Neutralisation et saillance d’un problème politique (1983-2001)», sous la direction de Vincent DUBOIS, Université de Strasbourg, 12 octobre 2009 ; ou encore Jeen RUEGG, Vidéosurveillance et risques dans l’espace à usage public – Représentations des risques, régulation sociale et liberté de mouvement, Etude du centre d’étude, de technique et d’évaluation législatives (CETEL), Université de Genève et de Fribourg, octobre 2006.
22 Par exemple, voir Christian BOUDREAU et Monica TREMBLAY, L’utilisation des caméras de
surveillance dans les lieux à accès public au Canada, Ecole Nationale d’Administration Publique, Université du Québec, décembre 2005.
23Sébastien ROCHE (dir.), Les usages techniques et politiques de la vidéosurveillance : une comparaison
entre Lyon, Saint-Étienne et Grenoble, INHES, 2007.
17
de la sécurité, des observations permettant d’appréhender les relations entre le centre de
supervision urbaine et le centre d’information de la police. Les auteurs soulignent la
difficulté pour obtenir des données chiffrées sur l’efficacité réelle du dispositif. Ils se sont
donc consacrés à l’étude du processus de banalisation de cette politique publique et aux
usages dans les faits constatés.
Enfin, il nous faut faire référence aux travaux qui s’intéressent aux employés subalternes
de cette politique publique : les pratiques professionnelles des opérateurs de
vidéosurveillance, approche qui vient poser les jalons à notre réflexion. Cet aspect des
politiques publiques est peu abordé dans les études menées, quelques fois totalement
éclipsé ou d’autres fois simplement signalé. Il est pourtant essentiel et crucial car il
conditionne la réalisation concrète des objectifs assignés aux caméras et le bon
fonctionnement des systèmes de vidéosurveillance, comme les enquêteurs du seul rapport
mené en France le reconnaissent eux-mêmes en introduction :
« La vidéoprotection n’est pas une fin en soi, elle n’identifie pas seule les victimes ou les
agresseurs.[…] L’efficacité des centres de supervision repose sur la qualité du travail des
opérateurs et sur les bonnes relations qui doivent exister entre les services de police ou de
gendarmerie, les CSU et la police municipale»24. Peu de travaux se consacrent à l’étude
des salles de PC vidéo et au travail concret des opérateurs de vidéosurveillance. En France,
il n’en existe aucun à ce jour, hormis une étude en cours menée par Tanguy Le Goff25. Il
faut donc se référer aux quelques travaux anglo-saxons, qui, bien que peu nombreux, sont
d’une grande qualité.
L’étude la plus complète à ce jour menée par Clive Norris et Gary Armstrong26, chercheurs
en criminologie, s’attache à questionner sociologiquement les pratiques des opérateurs par
le biais d’une observation ethnographique. Cette enquête permet de mettre en évidence des
pratiques discriminatoires dans le ciblage des individus. Les quelques autres études qui
s’intéressent au travail quotidien adoptent les mêmes questionnements. Au-delà de la mise
en évidence de ces pratiques discriminatoires par les opérateurs de vidéosurveillance, il est
utile d’en comprendre les raisons d’être. L’étude de Clive Norris et Gary Armstrong est ici
utile à mon travail de recherche car elle questionne les caractéristiques sociales, le rapport
24 Rapport sur l’efficacité de la vidéosurveillance, Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des
collectivités territoriales, juillet 2009, p. 1 et 2. 25
Elle n’a pas encore été publiée, d’où l’absence de référence. 26
Clive NORRIS and Gary ARMSTRONG, The Maximum Surveillance Society. The Rise of CCTV, Oxford, Berg, 1999, 256 pages.
18
au travail, le rapport à l’institution et aux partenaires que présentent ces opérateurs.
Toutefois, ces questions sont simplement abordées dans la perspective d’expliquer les
pratiques discriminatoires et donc, de fait, peu approfondies dans une perspective plus
sociologique.
Les travaux menés sur les opérateurs de vidéosurveillance sont utiles à ma recherche, en ce
sens que nous avons en commun un protocole d’enquête fondé sur l’observation in situ des
opérateurs de vidéosurveillance. Par ailleurs, les travaux français menés sur les usages
sociaux et politiques de la vidéosurveillance sont pertinents pour ma recherche car ils
s’attachent à expliciter les considérations politiques à l’œuvre dans la mise en place de
dispositifs municipaux.
Toutefois, nous nous attachons à dépasser ces travaux en mettant en lien une approche en
termes de sociologie politique et une approche ethnographique des agents metteurs en
œuvre, dans une perspective d’analyse sociologique de la mise en œuvre des politiques
publiques.
Il s’agit pour nous d’aborder le travail de vidéosurveillants en tant que « metteurs en
œuvre » des orientations définies dans la sphère politique et par la hiérarchie
administrative. Il nous faut donc compléter ce bilan bibliographique par la littérature qui
est consacrée aux organisations bureaucratiques dans leur fonctionnement concret et au
processus de mise en œuvre des politiques publiques.
§ 2 – La sociologie des organisations : une analyse du fonctionnement concret d’une
administration.
Le problème essentiel des travaux classiques de sociologie de l’action publique réside dans
leur focalisation sur des agents dotés de fortes ressources et la préférence pour une
approche top-down des politiques publiques. La sociologie des organisations, initiée par
19
Michel Crozier en France27, offre un nouvel angle d’approche en s’intéressant aux
organisations administratives bureaucratiques dans leur fonctionnement concret.
Ainsi, ce courant sociologique s’attache à rompre avec la vision wébérienne de la
bureaucratie rationnelle en faisant porter l’attention sur la logique de fonctionnement
interne et les relations réelles entre les agents inscrits dans une organisation
bureaucratique. Le concept de « système d’action concret » développé dans L’acteur et le
système28 permet d’orienter l’analyse sur la compréhension des choix et des stratégies
adoptés par les individus au sein des organisations, à la lumière des relations de pouvoir
qu’ils entretiennent. Une organisation, même bureaucratique, est en effet caractérisée par la
vie en commun de groupes qui ont leurs stratégies et qui s'efforcent de défendre et
d'exercer leurs pouvoirs. Empruntant à la théorie des décisions, Michel Crozier définit le
pouvoir comme le « contrôle d'une zone d'incertitude »29.
Ce faisant, la sociologie des organisations permet de déconstruire la représentation des
fonctionnaires en tant qu’agents neutres mais souligne au contraire qu’ils sont mus par des
valeurs et des intérêts qui peuvent interférer avec le fonctionnement de l’organisation
administrative. Par ailleurs, le principe d’obéissance hiérarchique est infirmé par la mise en
évidence des marges d’autonomie dont disposent les agents, quelle que soit la position
occupée, ce qui érode la puissance du commandement hiérarchique : « la chaine
hiérarchique est coupée à tous les niveaux, ce qui produit une cascade d’autonomies
relatives. L’administration est de ce fait caractérisée à la fois par une faible capacité de
commandement et un faible degré d’obéissance.»30
Ce cadre théorique est indispensable pour poser les jalons à notre travail de recherche. Il
permet de mettre en évidence que toute organisation bureaucratique est avant tout une
organisation sociale, avec les conséquences que cela peut induire sur les relations
27
Michel CROZIER, Petits fonctionnaires au travail. Compte rendu d’une enquête sociologique effectuée dans une grande administration publique parisienne, Paris, CNRS, 1955, 127 pages.
Michel CROZIER, Le phénomène bureaucratique. Essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d’organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel, Paris, Editions du Seuil, 1963, 384 pages (et surtout l’enquête qui porte sur la SEITA)
Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L'acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1977, 500 pages. François DUPUY et Jean-Claude THOENIG, Sociologie de l'administration française, Paris, Armand Colin,
1983, 206 pages. 28
Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L’acteur et le système, Paris, Edition du Seuil, 1977, 500 pages. 29
Michel CROZIER, Le phénomène bureaucratique, essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d'organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel, p. 338.
30 Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L’acteur et le système, Paris, Edition du Seuil, 1977, p. 87.
20
entretenues entre les divers agents. Il est pertinent par ailleurs dans son approche des
relations de pouvoir non strictement définies par le degré hiérarchique. Le « cercle vicieux
bureaucratique », tel qu’il s’observe dans les relations de pouvoir, peut ainsi être à l’origine
de dysfonctionnements dans les organisations bureaucratiques.
Toutefois, si la sociologie des organisations permet de déconstruire la vision réifiée de la
machine bureaucratique, son apport est limité dans l’approche des politiques publiques.
L’approche stratégiste et interactionniste qui y est développée empêche de prendre en
considération les caractéristiques sociales et le positionnement dans l’espace social global
des agents participant à l’orientation des politiques publiques. Par conséquent, ce type
d’approche ne permet pas d’appréhender les spécificités de chaque agent. Elle postule que
tout procède d’un jeu d’interaction et de pouvoir au sein duquel le politique n’est qu’un
acteur parmi d’autres, impliquant ainsi une action publique dépolitisée et détachée de toute
considération électorale et symbolique.
Ce faisant, les rapports de force et de domination sont réduits à la question du contrôle de
l’incertitude sans prendre en compte les caractéristiques sociales des agents dans l’analyse,
donnant ainsi l’impression d’une vie administrative autonome et étanche à ce qui peut se
passer dans le reste de la vie sociale.
§3 – Sociologie de la mise en œuvre des politiques publiques.
Nous faisons ici référence aux travaux de sociologie de l’action publique, essentiellement
les ouvrages et articles qui s’attachent à l’analyse de la mise en œuvre, afin d’apporter un
éclairage sur la production scientifique disponible qui se rapporte à mon objet d’étude.
La mise en œuvre d’une politique publique peut se définir comme « l’ensemble des
processus qui, après la phase de programmation, visent la réalisation concrète des
objectifs d’une politique publique »31.
31
Peter KNOEPFEL, Corinne LARRUE, Fréderic VARONE, Analyse et pilotage des politiques publiques, Genève, Helbing et Lichtenhahn, 2001, p.214-215.
21
A- Approche top-down de la mise en œuvre.
La mise en évidence des dynamiques concrètement en jeu dans la mise en œuvre d’une
politique publique a été initiée par l’ouvrage d’A. Pressman et de J. Wildavsky,
Implementation32. Il est pionnier dans le domaine, en ce sens qu’il est consacré à l’étude de
l’échec d’un programme fédéral de développement local à travers l’analyse de la mise en
œuvre de celui-ci. Il s’attache à la mise en évidence des facteurs de distorsion entre la
décision et la mise en œuvre. Toutefois, bien que cet ouvrage oriente sa réflexion sur les
politiques publiques en soulignant l’importance de l’« étape » de mise en œuvre, la
perspective qui y est adoptée se distingue de la nôtre. En effet, il part de la décision pour
mieux comprendre pourquoi elle n’est pas appliquée concrètement, ce, dans l’objectif de
l’améliorer dans une perspective qui peut ainsi être définie comme top-down.
Cette perspective doit par conséquent être complétée par une analyse sociologique des
acteurs participant aux politiques publiques, notamment dans les administrations qui
exécutent les politiques publiques.
B- Les politiques publiques revisitées par le « bas ».
1- Une approche bottom-up de la sociologie de l’action publique.
Analyser la mise en œuvre, c’est s’intéresser à la façon dont une politique publique est
appropriée par les agents en dépassant la seule perspective de sa conception et de sa
structuration. On cherche à expliquer de façon compréhensive les logiques d’une
dynamique imprévisible, dans ses formes et ses effets. Certains auteurs ont poussé cet
angle d’analyse à son extrême en considérant que la réalité sociale d’une action publique se
situe essentiellement dans sa mise en œuvre, le reste s’analysant comme de simples
annonces politiques volontaristes dont les effets sont tout au plus symboliques. Cette
approche « par le bas » est heuristique car elle permet de se détacher de la focalisation sur
les acteurs centraux de la décision pour se préoccuper avant tout des agents administratifs
de base, qui sont considérés comme des acteurs majeurs des politiques publiques du fait de
leur rôle central dans la concrétisation de celles-ci.
32
Aaron WILDAVSKY et Jeffrey L. PRESSMAN, Implementation: How Great Expectations in Washington are Dashed in Oakland; or, Why it’s Amazing that Federal Programs Work at All, Berkeley, University of California Press, 1973.
22
Il s’agit ainsi de mettre en évidence les dynamiques à l’œuvre concrètement de par
l’analyse des modifications de position des acteurs, des transformations des façons de faire
et d’être issues des interactions. B. Hjern33 remet ainsi en cause la distinction entre
décision et mise en œuvre en mettant en évidence que certains acteurs peuvent participer
aux deux à la fois. E. Bardach34, en 1977, parle de « jeu de mise en œuvre »
(implementation game), c’est-à-dire d’un jeu de pouvoir entre des acteurs qui cherchent à
contrôler la mise en œuvre. La mise en œuvre reflète ainsi les rapports de pouvoir et les
ressources détenues par les différents acteurs. Enfin, nous pouvons faire référence à
l’analyse en termes de « structures de mise en œuvre » (implementation structure)35, en
tant que configurations d’acteurs reposant sur des négociations et des conflits dont le
fonctionnement permet de mieux comprendre la traduction effective d’un programme
d’action publique.
La littérature scientifique qui s’inscrit dans une approche bottom-up présente toutefois
deux difficultés. On peut lui reprocher d’occulter le processus de construction des
problèmes publics en se focalisant uniquement sur sa concrétisation. Par ailleurs, on peut,
dans cette perspective, sous-estimer l’impact de la décision politique sur la mise en œuvre.
On s’attachera justement dans le cadre de notre recherche à ne pas éliminer l’analyse de la
décision politique. Bien que non exclusivement déterminant dans la définition de la
concrétisation de la politique de vidéosurveillance, le processus décisionnel encadre
néanmoins la mise en œuvre en balisant le champ des possibles et les manières de faire
pour les acteurs administratifs à la base.36
On adopte ainsi une approche médiane entre les approches par le haut et par le bas en
consacrant notre recherche au fonctionnement concret d’un service administratif de
vidéosurveillance sans pour autant négliger l’approche politique de ce dispositif d’action
publique.
33
Benny HJERN, “Implementation Research- the Link Gone Missing”, Journal of Public Policy, 2(3), 1982, p.301-308.
34 Eugene BARDACH, The Implementation Game: What Happens after a Bill Becomes a Law?,
Cambridge, MIT Press, 1977. 35
Benny HJERN et David O. PORTER, « Implementation Structures : a New Unit of Administration Analysis », Organisation Studies, 2, P. 211-227.
36 Paul SABATIER, « Top-Down and Bottom-Up Approaches to Implementation Research: a Critical
Analysis and Suggested Synthesis “, Journal of Public Policy, 6(1), 1986, p. 21-48.
23
2- La street-level bureaucracy, une approche par le bas renouvelée.
Les travaux de street-level bureaucracy37 ont permis un renouvellement de l’approche de
la mise en œuvre des politiques publiques. Ils relèvent d’une microsociologie
interactionniste qui permet déplacer le regard, des discours aux pratiques, des principes
juridiques à leur application ; et ainsi de penser les processus d’élaboration et de mise en
œuvre des politiques publiques par les agents administratifs dans leurs interactions aux
usagers.
Ils ont été initiés par M. Lipsky38, en 1980, qui s’est intéressé aux street-level bureaucrats,
c’est-à-dire les agents de base dans l’administration, au contact direct avec les administrés.
Il met ainsi en avant le différentiel existant entre les principes régissant l’action publique et
la mise en œuvre sur le terrain par des agents administratifs. Le pouvoir de ces
fonctionnaires de base est ainsi mis en évidence, en montrant la marge d’autonomie et de
liberté dont ils disposent dans la définition des politiques publiques telles qu’elles sont
appliquées concrètement. Il s’appuie ainsi sur un résultat essentiel de la sociologie des
organisations, à savoir l’autonomie relative de l’acteur au sein de l’organisation
administrative et les assimile à de véritables policy-markers. De cette façon, des travaux de
street-level bureaucracy mettent en évidence que même dans les systèmes perçus comme
les plus hiérarchiquement contrôlés39, la possibilité de jouer40 avec les règles
bureaucratiques permet systématiquement l’usage des marges de manœuvre.
37
Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed. Economica, 2010, 204 pages ;
Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, 124 pages ;
Vincent DUBOIS, « Politiques au guichet, politiques du guichet » in Olivier BORRAZ et Virginie GIRAUDON (dir.), Politiques publiques 2. Des politiques pour changer la société ?, Paris, Presses de Sciences-po, 2010 ;
Jean-Marc WELLER, L’Etat au guichet. Sociologie cognitive du travail et modernisation administrative des services publics, Paris, Desclée de Brouwer, 1999.
38 Michael LIPSKY, Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public Service, Russell Sage
Foundation, 2010 (1980), 275 pages. 39
Vincent DUBOIS et al., « Jeux bureaucratiques en régime communiste » , Sociétés contemporaines, 2005/1, n°57, p. 5-19 ;
Jay ROWELL, « Les paradoxes de « l’ouverture bureaucratique » en RDA », Sociétés Contemporaines, 2004, n° 54, p. 21-40.
40 Pierre BOURDIEU, «Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82, mars
1990, p. 86-96.
24
L’enquête de V. Dubois41 sur les formes et enjeux de la personnalisation de la relation
administrative aux guichets des caisses d’allocation familiale a introduit la street-level
bureaucracy en France. Cette approche est d’un grand apport pour ma recherche, car elle
dépasse la perspective de la sociologie des organisations pour expliquer les pratiques de
ces agents au guichet. Ainsi, bien que les interactions soient fondamentales dans ce courant
sociologique, des considérations de la sociologie de la domination, des rapports sociaux et
des institutions sont réintroduits dans l’analyse afin de retrouver dans l’interaction un
principe d’intelligibilité. Il introduit ainsi à la caractérisation de mon objet de recherche en
appréhendant la sociologie de l’action publique articulée à la question des rapports
sociaux : les institutions produisent des choses en même temps qu’elles intègrent des
choses qui les précèdent et qui sont déjà là.
Les réflexions qui sont menées par V. Dubois s’avèrent très utiles pour construire mes
hypothèses de recherche quant aux pratiques professionnelles des opérateurs de
vidéosurveillance, déterminées par des dispositions et des positions sociales. En définitive,
les street-level bureaucrats « procèdent à des arrangements, jouent avec leur marge de
liberté et appliquent la règle en fonction de leur intérêt. […]L’arbitrage ouvre aussi la
voie à l’arbitraire […], et compte aussi au nombre des failles de l’ordre institutionnel »42.
Ainsi, l’application des normes dépend, en partie, des caractéristiques sociales de ceux qui
mettent en œuvre. L’objectivation des pratiques professionnelles de ces metteurs en œuvre
se fait par un travail d’observation qui permet d’appréhender la manière dont les agents se
représentent leur mission et se positionnent socialement.
L’intérêt de cet ouvrage pour mon travail se situe aussi dans sa démarche méthodologique.
Il présente de façon rigoureuse son protocole empirique ; détaille de façon exhaustive ses
observations, entretiens et l’interprétation qui en découle ; et s’attache même à souligner
les difficultés rencontrées. Mon terrain se rapprochant de celui décrit, il peut donc me
servir de « guide méthodologique ».
Toutefois, notre analyse, bien que dans la lignée des travaux de street-level bureaucracy,
s’en distingue par l’approche en termes de structures et dynamiques relationnelles entre les
divers agents qui participent au processus d’action publique. Cette perspective nous
41
Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed. Economica, 2010, 204 pages.
42 Ibid., p.159.
25
permettra d’expliciter les ressorts aux pratiques professionnelles des agents d’exécution
d’une politique publique.
Section III – Cadre d’analyse propre à notre recherche : problématisation et hypothèses
de travail
Les pratiques et actions observées au sein de services administratifs chargés de l’exécution
d’une politique publique peuvent être pensées comme de simples applications mécaniques
des décisions centrales, prises au niveau politique ou de la haute fonction publique. Cette
première lecture, que l’on retrouve dans des représentations spontanées mais quelques fois
aussi scientifiques, cristallise et entérine « l'opposition entre les lieux “centraux” de
"commandement" et de "conception" et les postes "locaux" et "extérieurs"
d'"exécution" »43. Dans cette perspective, les agents politiques représentent l’input qui
vient mettre en branle la machine bureaucratique d’exécution des politiques publiques,
composés de fonctionnaires qui exécuteraient les ordres sine ira et studio. Il existerait ainsi
une délimitation claire entre les compétences politiques qui permettent de prendre des
décisions politiques et les compétences techniques de l’administration, qui s’attacherait à la
stricte mise en œuvre technique des décisions.
On a ainsi tendance à se laisser convaincre par l’idée d’une administration subalterne
dépendante, au sein de laquelle des agents municipaux s’insèrent dans une hiérarchie rigide
et sont étroitement contrôlés par leurs supérieurs hiérarchiques administratifs et politiques.
On fait ici référence à l’idéal-type, développé par Max Weber44 dans le cadre de sa
sociologie de la domination, d’une bureaucratie rationnelle. Les organisations
bureaucratiques seraient ainsi caractérisées par une délimitation claire des compétences
entre l’administratif et le politique, des normes dictées et appliquées à la lettre, des
fonctionnaires voués à la neutralité et au parfait respect de l’obéissance aux échelons
supérieurs, sur la base d’une relation définie en termes de commandement/obéissance.
43
Pierre BOURDIEU, « Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82, mars 1990, p. 86.
44 Max WEBER, Economie et société (tome 1), Paris, Pocket Poche, 1995 (1922), 416 pages.
26
Il s’agit justement dans le présent travail d’opérer une opération de déconstruction de ces
représentations, d’ouvrir la « boîte noire » d’un service administratif de vidéosurveillance,
afin d’en comprendre le fonctionnement réel. Le fil conducteur de notre analyse sera
l’articulation entre les propriétés sociales des agents, la structure des relations entre eux et
les prises de position qui en découlent. Je n’ai pas la prétention de poser comme postulat
que la monographie que j’ai effectuée peut servir de matrice de réflexion transposable à
n’importe quel service administratif. Toutefois, l’intérêt que j’ai eu à réfléchir sur cette
problématique me permet de mettre en évidence dans cette partie préliminaire l’apport de
ce travail de recherche.
§1 – Evolutions des questions de recherche aux grès de l’observation empirique.
Avant que je ne commence mon observation de terrain au sein du service de
vidéosurveillance de la Ville de Polis, dans la perspective de vérifier empiriquement mes
hypothèses, j’avais pour ambition de mener un travail de recherche sur les opérateurs de
vidéosurveillance chargés du contrôle de la voie publique. Mon sujet cumulait deux
approches : une sociologie qui permet d’appréhender le travail au quotidien de ces
opérateurs à travers le cadre ethnométhodologique, articulé à une sociologie de la déviance
dans une perspective constructiviste. Il s’agissait ainsi de mettre en lumière les
mécanismes sociaux et cognitifs mis en œuvre par les opérateurs de vidéosurveillance pour
repérer les personnes suspectes, et, ce faisant, participer à une construction de la déviance.
Ma problématique initiale pouvait se formuler en ces termes : dans quelles mesures les
usages qui sont faits de la vidéosurveillance par les agents placés derrière les écrans sont-
ils susceptibles de constituer des mécanismes autonomes de construction de la déviance ?
Toutefois, l’approche empirique de mon terrain d’étude a totalement bouleversé ma
problématique et m’a orientée vers la mobilisation de nouveaux outils d’analyse.
Mes hypothèses de réflexion quant à l’approche de la mise en œuvre d’une politique
publique de vidéosurveillance, à travers l’observation des pratiques professionnelles des
vidéosurveillants, ont été irrémédiablement et catégoriquement invalidées par un constat
qui s’est imposé :
Les opérateurs de vidéosurveillance développent diverses stratégies afin de ne jamais
travailler et, in fine, ne surveillent pas les écrans.
27
C’est une éventualité à laquelle ni mes professeurs, ni moi-même n’avions songé.
Enfermés dans une logique ethnocentrique, nous n’avions pas envisagé que des agents
metteurs en œuvre peuvent s’opposer à ce point à une exécution mécanique des
instructions définies par leur hiérarchie. Il s’agit pourtant d’un problème classique souligné
par l’analyse de la mise en œuvre des politiques publiques, notamment les travaux de la
street-level bureaucracy, mais ici poussé à son extrême.
Cela m’a dans un premier temps fait perdre mes moyens : je n’ai pas pu concevoir que
durant une journée entière de travail, ils ne se préoccupent pas une seule fois de la fonction
pour laquelle ils sont employés. Mais une observation in situ de longue durée appuyée par
des entretiens informels avec les opérateurs et les responsables du service m’ont permis de
réorienter ma recherche afin de mettre en lumière les ressorts de cette « grande surprise
empirique ».
§ 2 – Problématisation spécifique dans l’analyse de la mise en œuvre d’une politique
publique.
L’observation in situ du travail quotidien des opérateurs de vidéosurveillance a donc
entrainé un renouvellement des questions de recherche et des hypothèses de travail. Le
retour sur les logiques d’actions des agents intervenant à différents degrés hiérarchiques et
poursuivant des objectifs parfaitement hétérogènes a largement contribué à redéfinir le
questionnement.
Si le constat qu’une politique publique dépend de sa mise en œuvre dans son orientation
n’est pas remis en cause, de quoi dépend concrètement la mise en œuvre même d’une
politique publique?
Il a fallu, pour en expliquer les ressorts, adopter une approche relationnelle et resituer les
pratiques professionnelles des opérateurs au sein d’une organisation bureaucratique. Ainsi,
dans l’objectif d’appréhender la mise en œuvre d’une politique publique selon une logique
bottom-up, il est nécessaire de prendre en considération l’univers social dans lequel les
« metteurs en œuvre » sont inscrit et les relations qu’ils entretiennent avec les agents qui
participent à l’orientation de la politique publique.
Il est donc opéré une extension de mon terrain initial. L’objet de recherche sur lequel porte
le présent travail est la mise en œuvre d’une politique publique de vidéosurveillance au
sein d’une collectivité municipale en France. Plus précisément, nous caractérisons notre
28
approche par l’analyse des rapports entre trois catégories d’agents qui participent à
l’orientation d’une politique publique. En premier lieu, les dirigeants politiques qui
impulsent la politique publique et s’assurent a priori de son effectivité. Nous nous
intéressons ensuite à l’échelon administratif intermédiaire : les chefs du service
administratif qui pilotent a priori la mise en œuvre. Enfin, l’attention se porte sur les
agents subalternes qui exécutent a priori la politique publique : les vidéosurveillants.
Confrontés au constat que des agents subalternes de la fonction publique peuvent tout
simplement ne pas exécuter les missions auxquelles ils sont assignés, nous abordons la
mise en œuvre concrète d’une politique publique de vidéosurveillance à la lumière des
relations à l’œuvre et des rapports en jeu entre les agents politiques, les fonctionnaires
intermédiaires et les exécutants.
Ainsi, la problématique peut se poser en ces termes : Quels sont les enjeux sociaux sous-
jacents qui déterminent la mise en œuvre d’une politique publique et l’orientent de
facto? Quelles sont les incidences de ces enjeux sociaux sur le processus d’action
publique ?
Il s’agit ici de comprendre quels sont les mécanismes qui permettent d’éclairer la façon
dont est produite l’action publique et les dysfonctionnements observés. Ainsi, nous
expliciterons dans quelles mesures les rapports sociaux de domination et les résistances
qui s’y rapportent peuvent avoir une incidence sur la mise en œuvre d’une politique
publique.
§ 3 – Hypothèses de travail et outils d’analyse sociologique.
Cette question de recherche permet de mobiliser plusieurs outils d’analyse sociologiques
afin d’apporter des éléments de réponse pertinents. Nous y ferons référence pour appuyer
la teneur scientifique des hypothèses de travail que nous mobilisons. Notre hypothèse de
travail principale peut se formuler en ces termes : en nous attachant à dépasser l’idée selon
laquelle une politique publique est toute entière déterminée par une solide logique
institutionnelle, qui sous-tend une parfaite cohérence et cohésion entre les divers niveaux
hiérarchiques impliqués, il s’agit de démontrer que nous sommes confrontés à des agents
qui appartiennent à des systèmes sociaux différenciés, autonomes qui répondent à des
logiques externes à la logique bureaucratique.
29
« [L’administration] n’est jamais un bloc monolithique ni un mécanisme au
fonctionnement implacable. C’est un espace de tensions et de rivalités internes, régi par
des rapports de force et des logiques de pouvoir, et non mû par un programme ou une
idéologie. C’est autrement dit un espace de « jeu ».
« Le jeu bureaucratique, écrit en ce sens Pierre Bourdieu, sans doute le plus réglé de tous
les jeux, comporte pourtant une part d’indétermination ou d’incertitude (ce que, dans un
mécanisme, on appelle le “jeu”) »45. […] Cela signifie qu’à la dialectique obéissance vs
résistance évoquée plus haut, il faut substituer l’analyse des marges de manœuvre dont
disposent, même de manière interstitielle, les agents situés aux échelons inférieurs, et
l’observation des usages qu’ils en font. » 46.
A- Une organisation bureaucratique qui est avant tout une organisation sociale.
Si l’on considère les différents agents qui participent à la définition d’une politique
publique dans sa conception et sa mise en œuvre, on peut questionner les différents
présupposés accolés aux organisations bureaucratiques. Il s’agit de poser l’hypothèse
qu’une organisation bureaucratique est avant tout une organisation sociale, avec les
conséquences que cela induit dans son fonctionnement interne.
A la lumière de la sociologie des organisations, des administrations et des travaux de
street-level bureaucracy, nous nous attacherons à déconstruire la représentation d’un
système politico-administratif fonctionnant comme un tout coordonné strictement. Mon
travail de recherche questionnera ainsi plusieurs des présupposés et des évidences accolés à
une politique publique : effectivité réelle d’un programme, distinction entre compétences
politiques et compétences bureaucratiques, obéissance stricte à la hiérarchie.
1- Des agents qui bénéficient d’une marge d’autonomie poussée à l’extrême dans
l’exécution des politiques publiques.
Il sera ainsi démontré qu’à chaque niveau hiérarchique d’exécution des politiques
publiques, les acteurs disposent d’une marge d’autonomie dans la façon dont ils exécutent
les orientations définies par la sphère politique, lorsqu’elle définit celles-ci, ce qui n’est pas
45 Pierre BOURDIEU, « Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82, mars
1990, p. 88. 46
Vincent DUBOIS et al., « Jeux bureaucratiques en régime communiste » , Sociétés contemporaines, 2005/1 n° 57, p.13.
30
acquis. Les chefs du service de vidéosurveillance doivent bien souvent prendre des
décisions qui influencent la définition même de la politique publique. Les opérateurs de
vidéosurveillance disposent aussi d’une marge de manœuvre dans la façon dont ils vont
exécuter leur fonction : surveiller les écrans.
La logique d’autonomie des agents administratifs subalternes est, dans le cadre de notre
propos, poussée à son extrême. Au-delà de la perspective initiée par les travaux portant sur
les street-level bureaucrats qui souligne la façon dont les agents « au contact » peuvent
jouer avec les orientations définies dans les textes publics, nous montrerons que les agents
subalternes peuvent tout simplement ne pas tenir compte des instructions définies
hiérarchiquement en ne les exécutant pas.
Dans ce cadre, nous nous attacherons à expliciter les raisons aux attitudes professionnelles
des metteurs en œuvre dans l’exécution de la politique publique de vidéosurveillance, en
soulignant l’absence d’articulation entre les différents niveaux hiérarchiques qui prennent
part au processus de politique publique.
2- La non articulation entre les différents niveaux hiérarchiques qui s’avèrent être de
véritables univers sociaux.
Un des fils conducteurs de notre réflexion sera la question du contrôle hiérarchique dans
les organisations bureaucratiques et de ses limites. On peut supposer que les agents sont
reliés entre eux hiérarchiquement, chacun ayant un rôle précis dans la politique publique et
chacun étant solidement dépendant de tous les autres acteurs.
Pourtant, il sera mis en évidence le fait que les organisations bureaucratiques sont avant
tout des organisations sociales au sein desquelles les agents mobilisent leurs propres
logiques, intérêts et stratégies et peuvent être guidés par de telles considérations lorsqu’ils
participent au processus de politique publique. Ainsi le supposé contrôle hiérarchique des
élus sur les agents administratifs et des chefs de service sur les employés subalternes peut
présenter ses limites aux vues des relations de coopération et de lutte, de ségrégation, de
mépris, d’ignorance, de ressentiment, de stigmatisation et retournement de stigmates qui
peuvent être à l’œuvre.
Nous pouvons ainsi faire l’hypothèse que les différentes catégories d’agents sont animées
par des considérations sociales qui leur sont propres lorsqu’ils prennent part au processus
d’action publique et dans les relations qu’ils entretiennent avec les agents qui sont placés
31
sous leur contrôle hiérarchique. En dépassant la représentation d’une politique unifiée, où
le politique vient impulser, les chefs de service coordonner, et les employés mettre en
œuvre, selon une logique implacable strictement coordonnée, on se rend compte que la
politique publique est déterminée par les pratiques et représentations d’individus qui
agissent dans des univers totalement étanches les uns aux autres sans aucune
communication ni coordination. Partant, l’étanchéité entre ces divers niveaux hiérarchiques
peut être expliquée par le fait que les agents appartiennent à des univers sociaux
strictement différenciés.
B- La mise en œuvre de la politique publique déterminée par des rapports
sociaux de domination : mépris et ressentiment.
Lorsque l’on s’intéresse à la configuration d’agents qui prennent part au processus de
politique publique, on suppose spontanément un univers officiellement structuré selon une
logique bureaucratique. Pourtant l’observation empirique nous a plutôt donné à voir un
univers qui est structuré socialement par des relations de supériorité, d’infériorité, de
mépris et de ressentiment.
Il s’agit ici de poser l’hypothèse que « comprendre une politique publique (son orientation,
la forme qu’elle prend, l’importance qu’elle revêt) implique de connaître
(sociologiquement) ceux qui la font et les relations qui les lient »47. Ainsi, à la lumière de
la sociologie de la domination, nous mettrons en évidence l’importance que revêt une
analyse positionnelle des agents dans l’espace social afin d’éclairer les logiques de
production des politiques publiques. Nous pouvons considérer que nous sommes
confrontés à une logique classique de tout système social : le jeu social, où qu'il s'exerce, y
compris au sein de la fonction publique, repose sur des mécanismes structurels de
concurrence et de domination48.
Dans cette perspective, nous formulons deux hypothèses qui découlent de la réintroduction
de la sociologie des rapports sociaux dans l’analyse de la mise en œuvre des politiques
publiques. Il s’agit de considérer « l’action publique comme le produit des pratiques et
47
Vincent DUBOIS, « L’action publique », in Antonin COHEN, Bernard LACROIX, Philippe RIUTORT (dir.), Nouveau manuel de science politique, Paris, Edition La Découverte, 2009, p. 320.
48 Pierre BOURDIEU et Rosine CHRISTIN, « La construction du marché », Actes de la recherche en
sciences sociales, Vol. 81-82, mars 1990, p. 65-85.
32
représentations des agents qui y sont engagés, ces pratiques et représentations étant
déterminées par les caractéristiques sociales, les intérêts, la position objective de ces
agents, et donc par la structure des relations qui les unissent »49 pour comprendre
comment est menée concrètement une politique publique.
1- Des dispositions et caractéristiques sociales déterminantes dans les prises de
position et pratiques professionnelles des agents.
Il s’agit de mettre en évidence que le positionnement dans l’espace social de petits
fonctionnaires subalternes, déterminé par leur trajectoire sociale et professionnelle passée,
influe sur la façon dont les agents investissent leur fonction dans le service de
vidéosurveillance et, partant, participe à la production de l’action publique.
2- La position occupée dans l’administration, conçue relationnellement, au fondement
des prises de position et pratiques professionnelles des agents.
L’analyse des rapports de force et des rapports de domination qui se jouent entre les élus,
les chefs de service et les agents subalternes est par ailleurs indispensable à la
compréhension des pratiques professionnelles de chacun de ces agents. Ainsi, la position
occupée dans l’administration, en fonction des capitaux respectifs et des structures
relationnelles, est au fondement des pratiques professionnelles des agents.
*
Ainsi, sur le fondement d’une analyse positionnelle de différents agents participant au
processus d’action publique en matière de vidéosurveillance, nous abordons l’action
49
Vincent DUBOIS, « Champ et action publique », http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00498020/fr/, p. 8.
33
publique comme déterminée par les pratiques et représentations des agents qui y sont
engagés. On articule, en ce sens, l’analyse de la trajectoire sociale, de la position occupée
dans l’espace social et les perceptions qui en découlent aux prises de position et pratiques
des agents dans la compréhension de la production des politiques publiques.
Comme le souligne P. Bourdieu dans son étude sur la politique du logement, il s’agit de
considérer les orientations qu’une politique publique suit comme « l’objectivation
provisoire d’un état du rapport de force structurel entre les différents agents ou
institutions intéressés qui agissent en vue de conserver ou de transformer le statu quo »50.
Tout l’objet de notre recherche est donc de se détacher d’une vision mécaniste de la façon
dont est produite une politique publique de vidéosurveillance.
L’action publique est ainsi analysée à la lumière d’enjeux de pouvoir, indissociables des
questions de domination et de résistance et d’enjeux de légitimité à la détention du pouvoir
entre les élus, les chefs de service et les employés subalternes. Notre raisonnement, qui
s’est construit sur l’observation des pratiques professionnelles de petits fonctionnaires
subalternes, se fonde ainsi sur une analyse des trajectoires et positions sociales des agents,
appréhendées relationnellement dans l’espace social global.
Nous ferons ainsi référence aux concepts développés par P. Bourdieu dans sa sociologie
des rapports sociaux, des champs et de la domination pour appuyer notre réflexion. Il
s’agira de considérer l’espace social global comme un espace structuré de positions et
comme un réseau de relations objectives entre des agents. Ces agents s'interdéfinissent par
la distribution inégale des capitaux (ressources culturelles, économiques et sociales) et
entretiennent des relations déterminées par une lutte symbolique portant sur la position
occupée et la représentation de cette position.
Les actions et pratiques des agents s’expliquent, dans cette perspective, en tenant compte
de la structure relationnelle dans laquelle ils évoluent et de l’habitus des individus, c’est-à-
dire de l’intériorisation subjective et durable par les agents des représentations et des
perceptions qui dominent leur espace social.
50
Pierre BOURDIEU et Rosine CHRISTIN, « La construction du marché », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82, mars 1990. P.66.
34
Section IV – Terrain et protocole d’enquête.
« Se focaliser sur des micro-relations peut de fait s’avérer le meilleur moyen de rendre
compte d’un rapport structurel. »51
Le travail de recherche qui suit est basé sur une observation in situ du fonctionnement
concret d’un service de vidéosurveillance municipal de mars à mai 2011, complétée par
des entretiens informels avec les agents qui s’y inscrivent et de la documentation primaire
d’archive52.
Ce service est composé de trois opérateurs de vidéosurveillance et de trois cadres qui ont la
responsabilité du service. Comme je l’ai présenté en début de chapitre, ce service est inscrit
dans une organisation administrative municipale et dépend de l’élu adjoint au maire en
charge des questions de sécurité à Polis. Afin d’expliciter notre constat empirique de départ
– des vidéosurveillants qui ne surveillent pas – il s’agit d’aborder le processus d’action
publique à la lumière des relations et rapports sociaux qui sont en jeu entre les différents
agents participant à la politique publique : élus, chefs de service et opérateurs de
vidéosurveillance.
§ 1 - De la difficile généralisation des résultats obtenus et des avantages d’une enquête
ethnographique.
J’ai conscience du fait que mon terrain n’est pas idéal pour une généralisation. Il porte sur
une monographie « réduite » à un seul service, composé de trois responsables et de trois
employés subalternes.
Cette difficulté a été redoublée par le fait que, bien que trois officiellement en poste à ce
jour, je n’ai pu mener mon enquête qu’auprès d’une des vidéosurveillantes : Stéphanie. En
effet, un des agents est en congé maternité (puis maladie) depuis juillet 2010 et Marc a été
en congé maladie pendant deux mois lors de mon observation. Cependant cet obstacle à la
51
Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed. Economica, 2010, p.15.
52 Expression utilisée pour désigner les documents élaborés au cours du fonctionnement ordinaire de
l’institution : Jean-Pierre BRIAND Jean-Pierre et Jean-Michel CHAPOULIE, Les collèges du peuple. L’enseignement primaire supérieur et le développement de la scolarisation prolongée sous la Troisième République, Paris, Éditions du CNRS, 1992, p. 448.
35
portée scientifique de mon travail peut être en partie dépassé. Par un travail de va-et-vient
entre mon terrain et la construction d’un type idéal, nous pouvons faire l’hypothèse que
Stéphanie présente des caractéristiques généralisables aux « petits fonctionnaires ». Je me
suis intéressée dans cette perspective aux travaux menés sur les petits employés de la
fonction publique, afin de retrouver des homologies de position entre mon cas empirique et
les travaux menés53.
Ce faisant, je n’ambitionne pas d’établir « des lois sociologiques » mais de repérer des
invariants dans le fonctionnement concret d’une organisation administrative de base, sur le
fondement de mon travail de terrain dans un service de vidéosurveillance municipal.
L’observation ethnographique, sur laquelle prend appui mon travail de recherche, implique
des méthodes qualitatives54. Néanmoins, il est aujourd’hui reconnu que la quantité ne fait
pas la preuve dans le domaine de la recherche en sciences sociales. L’étude de cas
particuliers est ainsi envisageable pour appréhender des invariants de la réalité sociale,
notamment par la mise en relation de certaines propriétés sociales et structures
institutionnelles avec des manières de faire et de penser observées. A ce titre, l’ouvrage de
Vincent Dubois55 est illustrateur du dépassement et de la mise à profit d’un terrain
« réduit ». Par ailleurs, les avantages d’une observation directe et ethnographique « par le
53
Sybille GOLLAC, « La fonction publique : une voie de promotion sociale pour les enfants des classes populaires ? Une exploitation de l’enquête « emploi 2001 » », Sociétés contemporaines, 2005/2 n°58, p.41-64.
Christelle AVRIL et al., « Les rapports aux services publics des usagers et agents de milieux populaires : quels effets des réformes de modernisation ? » , Sociétés contemporaines, 2005/2, n°58, p. 5- 18.
Yasmine SIBLOT, Faire valoir ses droits au quotidien. Les services publics dans les quartiers populaires. Presses de Sciences Po, 2006, 347 pages.
Marie CARTIER, Les facteurs et leurs tournées. Un service public au quotidien, Paris, La Découverte, 2003, 329 pages.
Dominique LHUILIER et Nadia AYMARD, L’univers pénitentiaire. Du côté des surveillants de prison, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, 287 pages.
Dominique MONJARDET, « La culture professionnelle des policiers, une analyse longitudinale », Les cahiers de la sécurité intérieure, n°56, 1
er trimestre 2005, p. 291-304.
Antoinette CHAUVENET, François ORLIC, Georges BENGUIGUI, Le personnel de surveillance des prisons : essai de sociologie du travail, Paris, CNRS, EHESS, Centre d’études des mouvements sociaux, 1992.
Alain CHENU, Sociologie des employés, Paris, Ed. La Découverte, 2005, 122 pages. Jean-François TANGUY, « Jean Le Bihan, Au Service de l’État. Les fonctionnaires intermédiaires au
XIXe siècle », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 117-2, 2010. 54
Pour un dépassement de l’opposition entre méthodes qualitatives et quantitatives, voir Daniel GAXIE, « Appréhensions du politique et mobilisations des expériences sociales », Revue française de science politique, vol. 52, n°2-3, 2002, p. 145-178.
55 Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed.
Economica, 2010.
36
bas » d’un nombre de cas limités ont été soulignés par certains travaux sociologiques56 qui
envisagent la possible élaboration d’une « jurisprudence ethnographique »57.
§2 – L’accès au terrain et les difficultés qui en découlent.
Il n’est pas aisé de pénétrer les centres de supervision des dispositifs de vidéosurveillance
publics. On m’avait souligné cet obstacle lors de discussions que j’avais pu avoir avec des
chercheurs spécialisés dans ce domaine, rencontrés lors de ma participation à un
colloque58. Tanguy Le Goff, lui-même en train d’effectuer un travail sur les opérateurs de
vidéosurveillance dans deux villes franciliennes, a confié que la procédure d’accès au
terrain avait été très laborieuse et avait nécessité plus de six mois. J’ai donc conscience de
la chance que j’ai d’avoir pu, à mon modeste niveau, intégrer un service de
vidéosurveillance. Cela m’a été permis pas la présence d’une personne de ma famille au
sein des services municipaux de Polis, sans laquelle cette recherche n’aurait pu être menée.
Il a fallu, à ce titre, être attentive aux biais que cette entrée sur le terrain pouvait provoquer
dans mon approche des différents agents.
Par ailleurs, je n’ai pas pu présenter mes objectifs de recherche tels quels lors de ma
rencontre avec la personne responsable du service de vidéosurveillance de la ville de Polis.
Mon travail de terrain s’est déroulé dans le cadre d’un stage, m’étant présentée comme une
étudiante de Master en Science Politique - Communication politique locale -, avec un
intérêt vif pour les politiques publiques de sécurité et leur mise en œuvre par les
municipalités.
Cette présentation induit intrinsèquement certaines difficultés. En effet, le responsable du
service a donc été « mon tuteur de stage ». Lors de notre première entrevue, il m’a présenté
le cadre dans lequel il entendait conduire son tutorat et les exigences auxquelles je devais
répondre. Il avait ainsi pour ambition de m’initier et me familiariser à la mise en œuvre de
56
Voir à ce titre Jérémie GAUTHIER, « Esquisse du pouvoir policier discriminant. Une analyse interactionniste des cadres de l’expérience policière », Déviance et société, 2010, vol. 34, n° 2, p. 267-278 ; Vincenz LEUSCHNER, « Interactions asymétriques – scènes de rue et institutions de contrôle étatique », Déviance et société, 2010, vol. 34, n° 2, p. 163-174.
57 Nicolas DODIER et Isabelle BASZANGER, « Totalisation et altérité dans l’enquête ethnographique »,
Revue française de sociologie, 1997, 38-1, p.51. 58
Colloque « Regards croisés sur la régulation sociale des désordres », organisé par l’Association Française de Sociologie, tenu à L’Institut du développement social de Rouen, les 26 et 27 octobre 2010.
37
ce projet, aux marchés publics et à tous les aspects techniques qui précèdent la mise en
place du dispositif.
Cette première rencontre m’a ainsi faite prendre conscience que l’accès quotidien à la salle
même où les opérateurs de vidéosurveillance travaillent n’était pas acquis. Afin de mener
une enquête sociologique sur ces agents subalternes, il a fallu que je travaille à
l’instauration d’une relation de confiance avec la vidéo-opératrice. J’ai ainsi adopté une
certaine présentation de mon parcours social et scolaire afin de ne pas marquer une trop
grande distance sociale entre ma position et la sienne. Je me suis attachée à rester le plus
souvent auprès des opérateurs en déjeunant avec eux ou lors de pauses cigarettes et cafés.
Par ailleurs, mon inscription dans ce service sur trois mois a permis que je me « fonde dans
le décor » et m’a ouvert la possibilité de mener mon observation comme je l’entendais.
§3- Approche épistémologique adoptée et méthodes empiriques déduites.
A la lumière de la sociologie développée par Pierre Bourdieu, « il s’agit de saisir les
significations enfermées dans les propos et les manières d’être et de faire, saisir un sens
objectivé, produit de l’objectivation de la subjectivité, qui n’est jamais donné
immédiatement ni à ceux qui sont engagés dans la pratique ni à celui qui les observe de
dehors »59.
Les trois moments indissociables60 de la démarche scientifique sont donc, au regard de
l’analyse proposée par Pierre Bourdieu :
- La compréhension du vécu immédiat, saisi à travers des expressions qui voilent le
sens objectif autant qu’elles le dévoilent.
- L’analyse des significations objectives et des conditions sociales de possibilité de
ces significations.
- Enfin, la démarche implique la construction du rapport entre les agents et la
signification objective de leurs conduites.
59
Pierre BOURDIEU, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Editions de Minuit, 1965, p.20.
60Ibid., p.20.
38
Ainsi, ma démarche sera conduite selon trois axes.
L’observation in situ de ce service de vidéosurveillance me permettra d’analyser les prises
de position des chefs de service et des employés subalternes. De même, nous nous
appuierons sur les prises de parole des élus à propos de la vidéosurveillance, sur la base de
conseils municipaux retranscrits intégralement et d’articles de presse locale.
Cette observation du « vécu immédiat » sera articulée à des entretiens informels qui me
familiariseront avec les dispositions et caractéristiques sociales des responsables et les
opérateurs de vidéosurveillance. Ainsi, les pratiques et représentations des agents, déduites
de la position qu’ils occupent au sein de l’organisation administrative, pourront être
articulées à leur position dans l’espace social global.
Enfin, l’intérêt de ce travail en dépend, il sera fait l’hypothèse que ces prises de position,
dispositions et positions sociales peuvent être déterminantes dans la production de l’action
publique.
* *
*
39
Notre réflexion s’articulera autour de trois idées principales.
Dans un premier chapitre, nous nous intéresserons aux prises de position des élus de Polis
quant à la politique publique de vidéosurveillance. On y étudiera le volontarisme des
leaders politiques qui mettent en avant des valeurs et des représentations afin de justifier,
ou non, leur soutien à l’installation d’un dispositif de vidéosurveillance au sein de Polis. Il
s’agira de mettre en évidence l’autonomie du champ politique dans ses préoccupations et
enjeux face à une politique de vidéosurveillance. Ce faisant, nous formulerons des
hypothèses explicatives à l’étanchéité entre l’univers politique et l’univers administratif.
Dans un deuxième chapitre, nous nous attacherons à l’étude des agents intermédiaires en
charge du pilotage de la mise en œuvre du dispositif de vidéosurveillance : les responsables
du service. On étudiera la manière dont ces agents sont pris dans des interactions et des
mécanismes de coordination ou de conflictualité. Il s’agira de valider l’hypothèse selon
laquelle la position qu’occupent ces agents intermédiaires, entre les élus et les agents
subalternes, est déterminante dans la façon dont ils pilotent le service.
Enfin, nous aborderons la question du dernier échelon de la mise en œuvre de cette
politique publique à travers l’étude des agents en charge de la surveillance des écrans. Il
s’agit de l’aboutissement de notre démonstration, tout en étant au fondement de notre
questionnement. On articulera les pratiques professionnelles de ces agents subalternes à la
position qu’ils occupent dans l’espace social et aux rapports de domination qui
caractérisent les relations qu’ils entretiennent avec les agents du service. Il s’agit ainsi de
montrer que la marge d’autonomie dont disposent ces petits fonctionnaires dans leurs
pratiques professionnelles peut être investie en considération de la position sociale occupée
et peut influencer, partant, le processus d’action publique.
40
Chapitre I – Contexte, enjeux et impensés politiques autour de la vidéosurveillance.
Dans un premier chapitre, nous nous intéresserons à la politique publique de
vidéosurveillance à travers le prisme proprement politique, en s’attachant aussi bien à sa
conception qu’à son suivi effectif de la mise en œuvre par les élus. Il s’agit ici
d’approfondir la façon dont le champ politique s’approprie cette politique publique par
l’analyse du contexte social faisant de l’insécurité un enjeu politique des discours, débats et
luttes politiques qui s’y rapportent.
La politique publique de vidéosurveillance à Polis s’inscrit dans une problématique
politique d’actualité et fait l’objet d’un débat politique selon des formes standardisées et
classiques. Cependant, bien que les élus impulsent la politique publique, en défendent la
cohérence, définissent les objectifs assignés à ce type d’action publique et jouent, en
somme, le jeu politique selon les règles du jeu, on se rend compte qu’ils ne se préoccupent
pas de la mise en œuvre de ce dispositif. On observe ainsi une indifférence profonde quant
à la vérification de l’application de la décision politique dans les services administratifs
subalternes, qui n’est jamais évoquée, car considérée comme « allant de soi ».
Les représentations spontanées, reprises par les élus, les analystes et les commentateurs,
renvoient au présupposé selon lequel les directives définies hiérarchiquement ne peuvent
qu’être suivies par les niveaux subalternes.
Tout le débat politique se construit autour du présupposé que si l’on met en place de la
vidéosurveillance, ça va forcément vidéosurveiller.
Pourquoi la mise en œuvre constitue-t-elle un impensé de la part des élus? Comment
s’explique l’absence de toute référence à la mise en œuvre dans les services administratifs
municipaux dans les discours et préoccupations politiques? Dans quelles mesures la prise
de décision de mettre en place de la vidéosurveillance est-elle l’unique préoccupation des
élus ?
Il s’agit ici de mettre en évidence l’absence d’articulation entre les différentes catégories
d’agents qui prennent part au processus de politique publique. Elus, responsables de
service et exécutants sont a priori reliés entre eux hiérarchiquement. Ainsi, on suppose
41
que les élus ont une fonction d’impulsion et d’orientation. Ils sont censés définir des
instructions que les fonctionnaires du service de vidéosurveillance devront suivre
mécaniquement. Face à cette non articulation des différents niveaux hiérarchiques à
laquelle nous avons été confrontés empiriquement et à l’indifférence politique à la mise en
œuvre, il s’agit de proposer des hypothèses afin d’en expliquer les ressorts. En mettant en
évidence la logique propre au champ politique, nous pouvons supposer que la portée
symbolique de la politique publique de vidéosurveillance est au fondement de l’intérêt des
élus. Par ailleurs, nous nous attacherons à analyser les prises de position politiques à la
lumière de la question de rapports sociaux.
Nous mobiliserons, à ce titre, les cadres d’analyse que nous offre la sociologie classique de
l’action publique, notamment dans son approche du moment de la décision et de sa portée
symbolique. Il sera aussi heuristique de réintroduire des éléments de la sociologie de la
domination et des champs dans la compréhension de l’attitude des élus.
Ce chapitre est une étape liminaire à notre propos. Dans cette perspective, nous nous
attacherons dans une première partie à resituer l’émergence d’une volonté politique
d’installer de la vidéosurveillance dans un contexte général d’engouement politique et
« sociétal » pour les questions d’insécurité. Cette étape est essentielle pour expliciter notre
propos. En effet, elle permet d’éclairer le lecteur sur les représentations de la réalité sociale
qui s’imposent aux élus de Polis et, ce faisant, définissent les faits sociaux dont le politique
doit se saisir.
Nous nous intéresserons dans une deuxième section à l’affichage volontariste et à la vision
enchantée des élus de Polis quant à une politique publique de « vidéoprotection ». La
sécurité constituant un bien politique local, on fera ainsi état de la mise en scène politique,
des luttes politiques, mais aussi des croyances et des représentations qu’ils donnent à voir.
Ces éléments seront mis en perspective avec l’attitude et les pratiques réelles des élus, que
l’on présentera dans une troisième section. Il sera ainsi mis en évidence la contradiction
entre un grand intérêt de façade, illustré par l’importance de la politique de
vidéosurveillance dans le champ politique, et un désinvestissement paradoxal dans les
faits. Cette opposition nous permettra de faire l’hypothèse que la politique de
vidéosurveillance à Polis est avant tout une politique symbolique et que les prises de
position des élus peuvent être influencées par la question des rapports sociaux.
42
Section I - « L’insécurité est à la mode, c’est un fait »61.
Il est essentiel, bien que cela ne concerne qu’indirectement notre objet d’étude, de nous
référer au contexte dans lequel cette politique publique s’inscrit. La thématique de
l’insécurité est une question saillante de l’actualité, surtout depuis les années quatre-vingt
dix. Ce contexte peut en partie expliquer la nécessité pour les élus de Polis de reprendre à
leur compte les représentations qui sont véhiculées au sein du gouvernement, mais aussi
dans les autres collectivités municipales de France, elles-mêmes reprises dans le discours
médiatique.
§1 - Enjeu symbolique pour l’Etat de se poser en garant de la sécurité : de l’Etat social à
l’Etat répressif.
L’analyse d’une politique publique de vidéosurveillance peut s’inscrire dans le cadre plus
général des questions de sécurité, de surveillance et de contrôle. Ces problématiques
relèvent d’une prise en charge par les pouvoirs publics dans une conception d’Etat
régalien. On peut observer depuis les années quatre-vingt-dix un « tournant sécuritaire »
des politiques publiques. Cette orientation s’est accentuée depuis les élections de 2002, qui
se sont déroulées principalement sur le champ de la « tolérance zéro » et de l’insécurité.
Tous les six mois environ, une nouvelle loi est votée sur ce thème, ce qui entraîne une
inflation législative concernant les questions sécuritaires et, partant, un manque de clarté,
voire de cohérence. De nombreuses contributions permettent d’approfondir cette
thématique et d’en comprendre les ressorts sociaux et politiques, elles nous serviront
d’appui dans le fil de notre démonstration.
A- Approche sociologique de l’Etat.
D’après la définition qu’en donne Max Weber, l’État est « une entreprise politique à
caractère institutionnel lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec
succès, dans l’application de ses règlements, le monopole de la contrainte physique
légitime sur un territoire donné »62. Dans le cadre de la sociologie wébérienne, la
61
Citation issue du journal La petite république datant de 1907, D. KALIFA, L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à la Belle Epoque, Paris, Fayard, 1995. 62
Max Weber, Economie et Société, Paris, Plon coll. Pocket, 1995 (1921), p.57.
43
souveraineté résulte de la capacité de l’État, à travers son appareil administratif, à
s’emparer du monopole de la violence physique et symbolique. On retrouve ainsi, parmi
les grandes fonctions régaliennes de l’Etat, celle d’assurer la sécurité intérieure et de
garantir l’ordre public. L’avènement de l’Etat-providence a supplanté l’image d’un Etat-
gendarme pour penser cette institution comme le garant de la protection sociale. Cependant
la crise de l’Etat-providence et l’incapacité des structures étatiques à répondre aux attentes
en matière sociale viennent bouleverser à nouveau la question de l’Etat dans son essence.
Certains auteurs avancent ainsi l’hypothèse que, face à l’échec de l’Etat en matière sociale,
la dimension répressive est réinvestie et l’Etat se pose comme premier garant de la
sécurité, de manière symbolique.
L’analyse que propose Loïc Wacquant63 s’inscrit dans cette perspective. Il aborde la
question de l’engouement répressif sous un angle macrosociologique, en posant comme
hypothèse une transformation de l’Etat et de ses missions. Selon cet auteur, il existerait un
lien étroit entre la montée du libéralisme, qui entraine un affaiblissement des missions
sociales de l’Etat, et le renforcement des politiques sécuritaires aux Etats-Unis d’abord,
puis en Europe. Son hypothèse peut être résumée comme suit : «Effacement de l’Etat
économique, abaissement de l’Etat social, renforcement et glorification de l’Etat pénal »64.
Il s’intéresse à la panique morale qui caractérise les sociétés européennes depuis quelques
années face à une prétendue montée du sentiment d’insécurité, de la délinquance et des
incivilités. En mettant en évidence la présence excessive au sein du débat politique,
médiatique et académique des questions de sécurité et de la logique de la « tolérance zéro »
développée par la politique municipale de New-York, il met en lumière le lien entre la
banalisation de ces lieux communs et la modification structurelle des missions de l’Etat,
qui se retire de son rôle social et durcit son intervention pénale.
63
Loïc WACQUANT, Les prisons de la misère, Paris, Editions Raisons d’agir, 1999, 190 pages. 64
Ibid., p.10.
44
B- En France, une « frénésie sécuritaire »65 au cœur du jeu politique et
médiatique.
La diffusion de ce nouveau « sens pénal » s’est généralisée à l’ensemble des pays
occidentaux selon L. Wacquant. Il est surtout interessant pour notre propos de remarquer
qu’il dépasse les clivages partisans classiques entre la gauche et la droite.
En 1995, le « droit à la sécurité » a été érigé comme une liberté fondamentale en France
par le parlement. Si l’on s’intéresse à l’évolution des politiques de sécurité et du
fonctionnement des institutions pénales depuis les années deux mille, on peut faire le
constat d’un réel « tournant sécuritaire ».
En effet, depuis les élections présidentielles de 2002, on ne cesse d’assister à une flambée
de lois pénales, souvent votées dans l’urgence et conçues comme des réponses à des faits
divers. Entre 2002 et 2010, treize lois concernant la sécurité ont été votées66. La
multiplication des discours alarmistes en la matière est aussi observable.
Il semble que les acteurs politiques soient délégitimés dans leur position s’ils ne se
saisissent pas des questions de sécurité. Elles sont devenues un des enjeux politiques
principaux dans la compétition électorale, tant nationale que locale. La gauche s’est ralliée
à cette nouvelle logique répressive depuis le congrès de Villepinte en 199767 et
l’affirmation par la « gauche plurielle » de la sécurité comme « première des libertés ».
Aujourd’hui, toutefois, on assiste à une revalorisation du débat contradictoire, afin de
maintenir des écarts distinctifs dans le jeu politique, la gauche mettant en avant l’argument
de la protection des libertés contre le tout sécuritaire, notamment quant à l’installation
massive de la vidéosurveillance68.
Cependant, au-delà des jeux de distinction, le plus souvent relevant de la symbolique, les
mesures renforçant cette « frénésie sécuritaire » se sont poursuivies selon une logique
cumulative. On peut ainsi se référer au renforcement de la place et des pouvoirs des maires
pour prévenir les troubles à l’ordre public, au durcissement de la répression des petits délits
65
Laurent MUCCHIELLI (dir.), La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2008, 138 pages. 66
www.viepublique.fr/politiques-publiques/securité-nationale/chronologie. 67
Colloque tenu par la « gauche plurielle » les 24-25 octobre 1997 sur les questions de sécurité : « Des villes sûres pour des citoyens libres ». 68
PARTI SOCIALISTE, La France en libertés surveillées. La République en danger, Paris, Solfé Communications, 2009.
45
et enfin au développement des technologies de surveillance dans de nombreuses
municipalités, notamment des dispositifs de vidéosurveillance rebaptisée
« vidéoprotection ».
La place qu’occupe la sécurité dans le champ politique peut s’analyser à la lumière du
social constructivism, comme nous allons le voir.
§2- Une construction sociale de l’insécurité : « L’insécurité est moins un problème
qu’une solution »69.
Il est possible d’aborder sociologiquement cet engouement politique, médiatique,
académique pour les questions d’insécurité en faisant l’hypothèse que la saillance de cette
thématique est le résultat, en partie, d’une construction sociale de la réalité.
A- De l’usage du « problème social de l’insécurité » en politique.
Nous pouvons reprendre l’hypothèse selon laquelle la « frénésie sécuritaire » révèle une
mutation de la fonction de la loi dans ce domaine : de réformatrice, elle est devenue
symbolique et déclarative70. La lutte contre l’insécurité devient moins un problème qu’une
solution pour les pouvoirs publics, il s’agit avant tout d’afficher la détermination et le
volontarisme politique71. On se situe ici dans la dimension symbolique des politiques
publiques de sécurité.
Il est intéressant, à ce propos, de rappeler le sens premier du terme « sécurité ». D’après la
définition qu’en donne le Petit Robert de la langue française, la sécurité est l’« état d’esprit
confiant et tranquille d’une personne qui se croit à l’abri du danger ». On se situe donc
dans la perception de la réalité sociale, et non pas dans l’état des faits concret, qui renvoie
69
Luc VAN CAMPEHOUDT, « L’insécurité est moins un problème qu’une solution », Revue de droit pénal et de criminologie, 6, 1999, p. 727-738. 70
Christine LAZERGES, « De la fonction déclarative de la loi pénale », Revue de sciences criminelles et de droit pénal comparé, 2004, 1, p. 194-202. 71
Luc VAN CAMPEHOUDT, « L’insécurité est moins un problème qu’une solution », Revue de droit pénal et de criminologie, 1999, 6, p. 727-738.
46
plutôt au terme de sûreté : « état, situation d’une personne qui n’est pas en danger, qui ne
risque rien »72.
Les politiques publiques de sécurité, qui sont conçues dans l’objectif officiel de garantir la
sécurité plus que la sûreté, peuvent donc être ramenées à un objectif d’agir sur les
représentations et à leur dimension symbolique. En témoigne un rapport datant de 1977,
Réponses à la violence73, qui estime que les pouvoirs publics doivent agir sur « les
représentations des individus, fussent-elles de nature émotionnelle »74.
En ce sens, nous pouvons faire l’hypothèse qu’elles sont effectives si elles jouent sur le
sentiment d’insécurité75, sans même que l’on se préoccupe si elles agissent concrètement
sur la délinquance réelle. Cette hypothèse fera l’objet de développements plus approfondis
dans la troisième section de notre chapitre, à propos de la politique publique de
vidéosurveillance à Polis.
B- Convergence d’acteurs vers une construction sociale de l’insécurité76.
En appui à une analyse de la dimension symbolique des politiques publiques, il
semble pertinent de mentionner l’angle d’approche d’une construction sociale des
questions de sécurité/d’insécurité par le jeu d’une coproduction politique et société civile.
Il existerait ainsi une convergence d’intérêts vers une représentation sociale de la réalité,
issue d’une configuration complexe d’acteurs, qui permettrait aux questions sécuritaires de
devenir une problématique politique saillante.
La constitution de l’insécurité comme enjeu politique peut être appréhendée comme le
résultat d’une configuration d’acteurs qui ne poursuivent pas forcément les mêmes
objectifs, mais qui parviennent à faire exister cette question dans le champ politique à un
moment donné. L’insécurité est ainsi devenue un enjeu légitime mais aussi inévitable du
débat politique, tant national que local.
72
Voir pour une analyse plus poussée de la distinction entre « peur personnelle » et « préoccupation sociale pour le crime » : Sébastian ROCHE, « Expliquer le sentiment d’insécurité. Pression, exposition, vulnérabilité et acceptabilité », Revue française de science politique, 48(2), 1998, p. 274-305. 73
Alain PEYREFITTE, Réponses à la violence, rapport du Comité d’étude sur la violence, la criminalité et la délinquance présidé par le garde des Sceaux, juillet 1977. 74
Sébastian ROCHE, « Le sentiment d’insécurité », thèse de science politique, Grenoble, CERAT, 1991, p. 5. 75
Sébastian ROCHE, Sociologie politique de l’insécurité, Paris, Presse Universitaire de France, 2004, 283 pages. 76
Voir sur la construction sociale d’un sens commun sur l’immigration, par analogie : Gérard NOIRIEL, Immigration, antisémitisme et racisme (XIXème- XXème siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007.
47
Dans cette perspective, il est indispensable de se référer à l’étude sociologique de Laurent
Bonelli77 sur l’histoire sociale de l’insécurité, qui est une recherche d’une grande rigueur
scientifique et exhaustive. Cet ouvrage traite du processus par lequel, en une trentaine
d’année, le discours autour de l’ « insécurité » a été formulé comme un enjeu politique
primordial, effaçant les clivages partisans. L’insécurité devient en ce sens le prisme au
travers duquel sont pensés des problèmes sociaux de plus en plus divers. L’auteur identifie
les processus complexes de catégorisation et de perception du monde social par lesquels
certains faits de déviance accèdent au statut de « problème social ». Ainsi, l’insécurité peut
être envisagée en termes de processus de construction sociale et politique.
La sécurité a débordé le champ des institutions spécialisées qui en avaient la charge, pour
devenir un enjeu politique, médiatique et académique de prime importance78. Il n’est
cependant pas acquis et évident que les faits d’insécurité soient, de fait, en recrudescence79.
Au contraire, l’auteur formule l’hypothèse d’une construction sociale de « l’insécurité » et
en interroge les mécanismes.
Le champ médiatique participe fortement à la constitution de « l’insécurité » comme enjeu
du débat politique80. Les cadres interprétatifs que fournissent les journalistes ne sont pas
sans répercussion sur la réalité sociale, en ce sens qu’ils cristallisent une certaine
représentation du monde : « Par leur capacité à choisir ce qu’ils vont transmettre et les
énormes audiences auxquelles ils vont le transmettre, les journalistes ont probablement
plus d’influence dans la construction de la déviance et participent davantage à son
contrôle que ne le font quelques-uns des agents les plus évidents du contrôle »81. Plusieurs
travaux font état du rôle qu’a joué le champ médiatique dans la constitution de l’insécurité
en problème de société primordial82 et, ce faisant, en enjeu du débat politique de prime
importance.
77
Laurent BONELLI, La France a peur. Une histoire sociale de l’ « insécurité », Paris, La Découverte, 2010, 422 pages. 78
Ibid., p.6. 79
Laurent MUCCHIELLI, Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, Paris, La Découverte, 2001, p. 55 et suivantes. 80
Laurent BONELLI, La France a peur. Une histoire sociale de l’ « insécurité », Paris, La Découverte, 2010, p.207 et suiv. 81
Richard V. ERICSON, Patricia M. BARANEK, Janet B. CHAN, Visualizing Deviance. A Study of New Organization, Toronto, University of Toronto, 1987, p.3. 82
Annie COLLAVALD, « Violence et délinquance dans la presse. Politisation d’un malaise social et technicisation de son traitement » in Francis BAILLEAU et Catherine GORGEON (dir.), Prévention et sécurité : vers un nouvel ordre social ?, Paris, les éditions de la DIV, 2000, p. 39-53 ; Julien TERRAL, L’Insécurité au Journal télévisé. La campagne présidentielle de 2002, Paris, L’Harmattan, 2004 ;
48
Dans le cadre de notre recherche, il ne s’agit pas d’interroger les processus de fabrication
de cette doxa sécuritaire. Il semble néanmoins essentiel de poser cette hypothèse afin de
mieux appréhender les conditions de possibilité du discours politique et médiatique dans ce
contexte. Comme le souligne L. Bonelli, il faut s’attacher à ne pas réifier des notions
comme « insécurité » ou « politiques publiques de sécurité » devenues favorites du débat
politique et médiatique. Considérer l’insécurité comme un construit social permet de
comprendre comment se façonnent des perceptions et représentations du monde social qui
viennent modifier les règles du jeu politique de façon considérable.
*
L’insécurité n’est pas un problème politique « naturel » mais le devient à l’issue
d’un processus de construction sociale. Il s’agit de rompre avec la perspective
fonctionnaliste, qui sous-tend que les politiques publiques sont des « solutions » à des
« problèmes », sans que n’interfère la question des relations sociales dans la définition de
l’action publique.
Cette première section, bien que ne se référant pas directement à notre travail empirique,
était toutefois nécessaire pour recontextualiser la genèse de politiques publiques de
vidéosurveillance et expliquer leur succès dans les collectivités locales, à Polis plus
précisément. La vidéosurveillance est ainsi présentée par les acteurs politiques locaux
comme une « solution » efficace pour prévenir les comportements délinquants, bien que
son efficacité quant à la baisse de la délinquance ne soit pas prouvée83. Cette politique
publique s’inscrit dans un engouement généralisé pour les questions sécuritaires et occupe
une place centrale dans les débats et enjeux politiques locaux.
Il est donc nécessaire de réarticuler politics et policies, dans l’approche de ce dispositif de
vidéosurveillance. Les développements suivants (section II) seront consacrés à la question
de la compétition politique et des stratégies symboliques mises en œuvre par les élus dans
l’analyse de la politique publique de vidéosurveillance à Polis. Partant, il nous sera permis
de donner une explication à l’indifférence des élus à la mise en œuvre (section III).
Section II – La vidéosurveillance, enjeu politique local.
Eric MACE, « Le traitement médiatique de la sécurité » in L. MICCHIELLI et P. ROBERT (dir.), Crime et sécurité : l’état des savoirs, Paris, La Découverte, 2002, p. 39 et suivantes. 83
Comme nous l’avons souligné dans le chapitre introductif.
49
Il s’agit, dans cette section, d’analyser la façon dont la politique publique de
vidéosurveillance constitue un enjeu politique local pour les élus. En effet, les équipes
politiques municipales se saisissent de l’insécurité et en font un bien politique de prime
importance. Ainsi, le jeu politique, appréhendé à travers les discours des élus, se déroule
conformément aux règles, sans même que ne soit fait allusion à la mise en œuvre de la
politique publique de vidéosurveillance.
§1 – « L’insécurité « saisie » par les maires »84.
Par un renforcement de leurs pouvoirs en matière de sécurité dans leur commune, les
maires sont contraints de se saisir des questions de sécurité qui deviennent alors des enjeux
électoraux, et d’afficher un volontarisme politique par le déploiement de dispositifs publics
pour « lutter contre l’insécurité ».
A- Le maire, garant de la tranquillité publique au sein de sa commune.
1- Compétences légales.
Selon l’article L2212-2 du code général des collectivités territoriales, le maire est chargé
d’assurer « le bon ordre, la sécurité, la sûreté et les salubrités publiques »85. Il y a ainsi un
transfert de compétence de l’Etat régalien vers les collectivités municipales dans la mission
de prévention ou limitation des troubles publics.
Si l’on s’attache à la compréhension historique du pouvoir du maire en matière de sécurité,
nous pouvons remarquer qu’il ne s’agit pas d’une compétence nouvelle mais qui figurait
déjà dans la loi du 5 avril 1884. L’évolution juridique consacre cette fonction du maire et
renforce ses pouvoirs en matière de sécurité urbaine. Ainsi, la loi du 5 mars 2005 relative à
la prévention de la délinquance édicte que la prévention de la délinquance devient une
composante intégrante des pouvoirs de police du maire et qu’il est responsable pénalement.
Le maire est placé au centre de la politique locale de lutte contre l’insécurité. En effet,
même si la sécurité reste un pouvoir régalien, les derniers textes placent le premier
magistrat de la commune au centre, en lui consacrant un rôle de pilote de la coordination 84
Tanguy LE GOFF, « L’insécurité « saisie »par les maires. Un enjeu de politiques municipales », Revue française de science politique, 2005/3 Vol. 55, p. 415-444. 85
Jean- Charles FROMENT, « le maire et la sécurité », Revue française d’administration publique, n°91, juillet – sept 1999, p. 455-469.
50
des différents acteurs administratifs, politiques, juridiques et civils autour des
problématiques de prévention de la délinquance.
2- Prévention situationnelle et vidéosurveillance.
C’est dans ce cadre que nous pouvons situer le pouvoir des élus municipaux de mettre en
place des dispositifs de vidéosurveillance de l’espace public, sur le fondement de la loi du
21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité autorisant
l’installation de la vidéoprotection sur la voie publique. La vidéosurveillance est ainsi
présentée, dans les textes et rapports officiels, comme un outil à la disposition des maires
afin d’assurer la prévention de la délinquance dans la commune et la tranquillité publique
des administrés.
La montée en puissance des théories de prévention situationnelle au sein des pouvoirs
publics implique de nouveaux modes d’actions et outils de l’action publique, dont fait
partie le dispositif de vidéosurveillance.
La prévention situationnelle cherche à prévenir le crime en modifiant la situation : celle-ci
est modifiée de telle façon que le passage à l’acte délictuel est rendu difficile, risqué et peu
rentable, ce qui est supposé entrainer une baisse de la délinquance. L’idée est de se
désintéresser de l’individu pour se concentrer sur les conditions de possibilités de
commettre un crime, dans une logique d’acteur pleinement rationnel86.
Depuis la fin des années quatre-vingt-dix, les principes d’action de la prévention
situationnelle ont exercé une influence considérable sur la conception des questions de
sécurité en France, détrônant au passage les objectifs traditionnels de la prévention sociale.
La vidéosurveillance s’inscrit dans cette perspective : le captage d’images de lieux
inciterait les individus à se conformer à un certain type de (bonne) conduite, dès l’instant
où ils pénètrent dans le champ des caméras.
86
La définition proposée par CLARKE est la suivante : “ La prévention situationnelle désigne les mesures de réduction des occasions qui sont : 1 / dirigées vers des types très particuliers de délits ; 2 / consistent en des modifications des circonstances immédiates du délit systématiques et permanentes ; et 3 / visent à rendre les délits plus difficiles, plus risqués, moins gratifiants et moins excusables pour bon nombre de délinquants. » (R. V. CLARKE (dir.), Situational Crime Prevention. Successful Case Studies, New York: Harrow and Heston, 1992).
51
3- Conseil local de sécurité et processus d’institutionnalisation locale de la
sécurité.
Parallèlement à ce renforcement des pouvoirs du maire, un processus
d’institutionnalisation de la sécurité est à l’œuvre par la mise en place de conseils locaux
de sécurité et par la création de services administratifs municipaux s’y rattachant.
Ainsi, depuis le 23 avril 2009, la municipalité de Polis a mis en place un conseil local de
sécurité et de prévention de la délinquance présidé par l’élu en charge des questions de
sécurité. Il a pour but de réunir les différents partenaires ayant des compétences sur les
questions de sécurité afin d’informer le maire sur les besoins de la commune en matière de
sécurité et de définir une « stratégie locale de sécurité et de prévention de la délinquance ».
Ce faisant, cela renforce l’obligation pour le maire d’agir sur les questions de sécurité dans
sa commune et d’afficher un volontarisme politique par la mise en œuvre de moyens
d’action publique.
B- L’obligation faite aux élus locaux de « lutter contre l’insécurité ».
1- Constitution de la sécurité comme bien politique local et déploiement de
dispositifs d’action publique.
T. Le Goff observe un phénomène de politisation, à l’échelle nationale et locale, de la
« lutte contre l’insécurité ». Elle est devenue une des principales préoccupations des
maires87 et constitue un enjeu central des élections municipales dès la fin des années
soixante-dix88. Les politiques publiques de vidéosurveillance sont, en ce sens, une réponse
politique aux « besoins » en sécurité exprimés par une pluralité d’acteurs.
Ainsi, les différents sondages à propos de la vidéosurveillance89 dévoilent une opinion
publique favorable au déploiement de dispositifs de vidéosurveillance et confirment ainsi
la nécessité pour les élus locaux de mettre en place de tels dispositifs publics. A Polis, les
conseils de quartier et les associations de commerçants insistent sur leurs besoins en
87
Sondage SOFRES réalisé en 1999 pour le compte de l’association des maires de France : l’insécurité serait la deuxième préoccupation des maires, après l’emploi. 88
Tanguy Le GOFF, « L’insécurité « saisie »par les maires. Un enjeu de politiques municipales », Revue française de science politique, 2005/3 Vol. 55, p. 422. 89
Voir notamment le sondage sur la vidéosurveillance réalisé par Ipsos pour le Ministère de l’Intérieur, « La vidéosurveillance », novembre 2007.
52
matière de sécurité et attendent des équipes municipales une décision politique pour
renforcer la vidéosurveillance sur la voie publique90. Ce type de demandes politiques peut
difficilement être négligé par les élus locaux. Les revendications des administrés sont
corroborées à Polis par la place qu’occupe l’insécurité dans le traitement médiatique des
faits d’actualité locaux91. Enfin, les discours et prises de position des acteurs politiques
nationaux entrainent la nécessité pour le pouvoir politique local d’agir en matière de
vidéosurveillance. En témoigne le discours tenu par Michèle Alliot-Marie92 en 2007 qui
invite les municipalités à installer de la « vidéoprotection » dans l’espace public. La
pression gouvernementale est aussi illustrée par les visites successives, suite à des faits de
délinquance, de différents ministres de l’Intérieur, ce, afin de signifier l’importance des
questions d’insécurité à Polis. A ce titre, le soutien financier, à hauteur de cinquante pour
cent par le Fonds Ministériel pour la Prévention de la Délinquance, pour le déploiement
d’un dispositif massif de vidéosurveillance (mille caméras) à Polis constitue une pression
supplémentaire pour les élus.
Ces différents éléments nous servent d’appui à l’analyse de la façon dont la politique
publique de vidéosurveillance est traitée à Polis. Nous comprenons qu’il est difficile pour
les élus locaux de ne pas « agir » en matière de vidéosurveillance. Il existe une agrégation
des pressions – de l’opinion publique, des médias et du gouvernement – pour imposer une
certaine représentation de ce que doivent être les « bonnes recettes » de l’action publique.
Partant, nous allons mettre en évidence comment les élus s’approprient cette politique
publique de vidéosurveillance dans les usages politiques qui en sont faits.
2- Les usages politiques de la vidéosurveillance.
« La lutte contre l’insécurité » s’est ainsi imposée comme un enjeu principal dans la
compétition électorale au niveau municipal. Le maire est compétent dans la mise en place
90
Pour une analyse du rôle des associations de commerçants et d’habitants dans la mise en place et la gestion d’un dispositif de vidéosurveillance, voir l’analyse de BETIN Christophe, MARTINAIS Emmanuel, RENARD Marie-Christine, « Sécurité, vidéosurveillance et construction de la déviance : l’exemple du centre-ville de Lyon », Déviance et Société 2003/1, 27, p. 3-24. 91
Sur le traitement médiatique de l’insécurité à Polis, on remarque l’insistance avec laquelle sont dénoncés les chiffres « catastrophiques » de la délinquance. Exemple de la première page d’un journal local : « EN CHIFFRES : 42 assassinats en deux ans. Une hausse de 14% des agressions en un an. 26 agressions par jour. Une délinquance qui n’a chuté que de 7% à Polis depuis 2007, contre 17% au niveau national. Des effectifs de police largement en dessous de la moyenne nationale.» 92
http://www.lagazettedescommunes.com/telechargements/documents/allocalliot.pdf.
53
de dispositifs d’action publique pour assurer la tranquillité, mais il semble surtout qu’il soit
dans l’obligation d’afficher un volontarisme politique en la matière, afin de se garantir un
soutien électoral.
Il est ici nécessaire « de s’intéresser aux formulations et aux usages symboliques des
enjeux de la sécurité locale »93 par les élites politiques locales. Ainsi, les élus locaux font
des usages politiques de la vidéosurveillance, par le bais de discours et prises de décisions,
afin de renforcer leur position dans le jeu électoral : « Les maires se saisissent de
l’insécurité pour renforcer, par leurs politiques et leurs discours, leur emprise au sein de
leur territoire d’éligibilité»94.
Dans cette perspective, l’analyse d’A. Freyermuth95 sur les usages politiques de la
vidéosurveillance est pertinente pour éclairer la situation à Polis. En effet, elle souligne le
rôle matriciel de la compétition politique dans la production de l’action publique. Les
enjeux électoraux et la trajectoire de la position dans le champ politique influencent les
pratiques des élus locaux. Ainsi, la décision politique de mettre en place un dispositif de
vidéosurveillance permet aux élus locaux de mettre en avant leur volonté d’agir et
entretient la croyance des électeurs en la « capacité » des élus d’améliorer leur quotidien.
Selon A. Freyermuth, au-delà d’un instrument de logique de contrôle des corps (qui
renvoie à la théorie du Big Brother), les caméras de vidéosurveillance sont avant tout un
instrument de contrôle des votes. Il s’agit ainsi de dépasser la simple perspective selon
laquelle la production de l’action publique n’est impactée par le jeu politique que dans des
conjonctures ponctuelles96 afin de comprendre que les enjeux électoraux déterminent les
attitudes politiques tout au long des mandats.
Par le moyen d’outils d’action publique, les élus renouvellement des pratiques clientélaires
et s’assurent une position dominante dans le champ politique. Nous rejoignons ici
93
Jérôme FERRET, « Y aura-t-il des élections cette année ? Technologie des partenariats de sécurité et oubli du politique », Les cahiers de la sécurité intérieure, 50, 2002, p. 7-17. 94
Tanguy Le GOFF, « L’insécurité « saisie »par les maires. Un enjeu de politiques municipales », Revue française de science politique, 2005/3 Vol. 55, p. 416. 95
Audrey FREYERMUTH, « Les facteurs locaux de la question sécuritaire. Neutralisation et saillance d’un problème politique. Une comparaison des villes de Lyon, Nice, Rennes et Strasbourg (1983-2001) », thèse de doctorat en science politique sous la direction de Vincent Dubois, Université de Strasbourg, 12 octobre 2009. 96
Yves SUREL, « Quand la politique change les politiques. La loi Lang de 10 aout 1981 et les politiques du livre », Revue française de Science Politique, vol.47 n°2, p. 147-172.
54
l’hypothèse formulée par M. Edelman97, selon laquelle les véritables destinataires d’une
politique publique sont ceux qui se plaignent et formulent des demandes politiques.
L’objectif affiché de prévention de la délinquance n’est ainsi peut être pas la raison d’être
principale à la mise en place d’un dispositif de vidéosurveillance. Le choix de mettre des
caméras dans les piscines et dans un quartier commerçant de Polis peut ainsi s’analyser
comme stratégie politique, ce que m’expliquait une des responsables du service de
vidéosurveillance.
A la lumière des considérations précédentes, nous pouvons analyser les discours et
croyances politiques quant à la politique publique de vidéosurveillance à Polis.
§2 – Discours et croyances relatifs à la vidéosurveillance dans le débat politique local.
Dans ce paragraphe, nous analyserons la manière dont la politique publique de
vidéosurveillance est saisie par les élus à Polis, suite aux éléments exposés
précédemment98. On mettra ainsi en évidence la façade qui est donnée à voir de cette
politique publique dans le jeu politique.
A- Un débat politique « dans les règles ».
L’analyse de la production discursive et rhétorique des élus lors des conseils municipaux
ou dans les communiqués de presse révèle le volontarisme des élus, qui mettent en avant
des valeurs et des objectifs afin de justifier -ou non- leur soutien à l’installation d’un
dispositif de vidéosurveillance au sein de Polis.
Le débat autour de la vidéosurveillance est ainsi structuré par le jeu politique et des
clivages classiques (majorité/opposition). Nous nous attacherons à répertorier les
différentes prises de position des élus en fonction de leur positionnement politique.
97
Murray EDELMAN, Political Language :Words That Succeed and Policies That Fail, New York, Academic Press, 1977. 98
Les citations proviennent de retranscriptions intégrales de divers conseils municipaux de Polis et d’articles de journaux locaux. Pour des raisons de confidentialité, il n’est pas possible de faire apparaitre les références des archives qui m’ont permis d’avoir connaissance de ces prises de parole politiques.
55
1- Prises de position au sein de la majorité municipale, Union pour un Mouvement
Populaire.
Les élus appartenant à la majorité municipale, ainsi que le maire, s’attachent à faire preuve
d’un grand volontarisme politique dans leurs discours, afin de répondre aux besoins des
habitants de Polis : « Aujourd'hui, les [habitants de Polis] demandent de la
vidéoprotection, assure l’élu adjoint à la sécurité. Il faut un plan Marshall de la sécurité
pour nos citoyens ».
Ainsi, ils mettent en avant les mesures qui sont prises pour répondre aux préoccupations de
la population et investissent des sommes considérables99 dans le déploiement de la
« vidéoprotection » sur la voie publique. Au cours du mois de mai a aussi été organisé un
conseil municipal extraordinaire uniquement consacré aux questions de sécurité. Cela
témoigne de l’importance qu’accorde le maire à l’affichage de son implication : « La
sécurité est ma préoccupation majeure. Je dois rétablir un sentiment de sécurité ».
Conscients de la récurrence des problèmes de sécurité à Polis, les élus s’attachent à se
montrer responsables et ce faisant, dignes de la position occupée.
Une étude d’impact sur la délinquance des cinq caméras positionnées sur le site pilote avait
été demandée par les pouvoirs publics municipaux. Le rapport n’a jamais été rendu public
à cause des doutes qui y sont émis sur l’efficacité du dispositif100. Malgré le constat d’un
échec sur le site pilote, l’ancien élu adjoint à la sécurité persiste : « On continue parce que
l'on a commencé et que ce que l'on a commencé ne sera efficace que si on continue. […]
Une étude d’impact sur les cinq caméras n’est pas significative ». La question de
l’efficacité ne constitue pas un obstacle à l’extension du dispositif.
Enfin, les élus de la majorité s’attachent à utiliser le débat pour dénoncer l’irresponsabilité
de l’opposition en la matière : « Je voudrais que vous [élus de gauche] arrêtiez
d’instrumentaliser le débat », chose que le maire lui-même fait : « peut-être que
l’opposition, qui est si critique, pourrait demander aux collectivités locales gérées par ses
99
Coût de la vidéosurveillance : - Un budget de 7 632 000 euros a été voté pour la phase 1 du projet. - Complétée par une phase 1 bis dont le coût est estimé à 1 200 000 euros. - L’annonce d’une phase 2 lors du conseil municipal extraordinaire dont le coût est estimé à 9 000 000 euros. 100
Cette interprétation des raisons à l’absence de publicité de ce rapport me sera confirmée par les responsables du service de vidéosurveillance.
56
amis socialistes de nous aider. Mais elle a d’autres chats à fouetter. ». Le débat s’inscrit
ainsi dans le cadre de lutte classique selon le clivage droite/gauche.
2- Prises de position au sein l’opposition, Parti Socialiste.
Comme nous l’avons souligné dans la première section, les élus socialistes se sont
appropriés la thématique « sécurité » dans une stratégie de reconquête de l’électorat
populaire et des classes moyennes inquiètes : « En matière de sécurité, je ne fais pas
d’idéologie. A [Polis], le PS est enfin sorti d’une posture qui laissait penser que les
socialistes ne s’intéressaient pas à la sécurité » explique le chef du Parti Socialiste à Polis.
Cependant, ils marquent leur opposition à la majorité dans le débat sur la vidéosurveillance
sur un autre plan.
Les effets d’annonce de la droite sont ainsi dénoncés. Sont soulignés le véritable
volontarisme et la prise de responsabilités des élus de gauche : « Ce conseil nous a paru
surréaliste. La droite ne va pas dans le fond des problèmes. Alors que nous posons
réellement la question des solutions à mettre en place contre la délinquance. […] Ils
parlent, ils promettent. Ils le font depuis toujours et c’est pire chaque jour » ; « Les gens
ne se contenteront pas de la remontée du ministre de l’Intérieur accompagné du maire sur
[nom d’une avenue principale de Polis]. […] La vidéosurveillance doit être mise en place
depuis des années, mais le maire n’a jamais pris ses responsabilités. »
Par ailleurs, ils attaquent la majorité sur le choix de l’emplacement des caméras, les
quartiers défavorisés étant délaissés. Ils dénoncent aussi l’absence de volonté politique
d’augmenter les effectifs de la police municipale, qui doit être complémentaire à un
dispositif de vidéosurveillance. Enfin, les élus de gauche ne manquent pas de souligner
l’absence de publication de l’étude d’impact par l’équipe municipale, sans pour autant se
préoccuper du contenu des conclusions qui ont été dévoilées par un journal local.
En bref, sur divers terrains, les élus de l’opposition s’attaquent à la majorité quant à la
façon dont est conçue la politique de vidéosurveillance par la droite. Ce faisant, ils
délégitiment la position de pouvoir qu’occupe la droite à Polis : « On a un maire qui n’est
plus capable de diriger sa ville ».
57
3- Prises de position chez les élus du Parti Communiste et des Verts-Europe Ecologie.
Enfin, les élus communistes et verts dénoncent la politique de vidéosurveillance sur la
question de l’atteinte aux libertés individuelles. La théorie du Big Brother ayant toutefois
perdu en pertinence dans la doxa et dans le champ politique, notamment par la mise en
place de « comités et chartes d’éthique » autour des dispositifs de vidéosurveillance, ils
s’emploient à de nouvelles stratégies d’opposition.
Ainsi, ils dénoncent les défaillances techniques des caméras et l’inaction de la droite afin
que le dispositif fonctionne réellement : « « Il suffit d’aller à [site pilote] pour constater
que ces caméras ne sont que du décor. […] Ce sont des caméras en chocolat, elles ne
marchent pas ».
Ils adoptent par ailleurs des stratégies distinctives par rapport à l’UMP et au PS. Une
nouvelle fois, le débat sur la vidéosurveillance permet de revaloriser sa position dans le
champ politique : « Je regrette la tournure politicienne que prend le débat sur la sécurité,
le vrai débat sur le fond n’a pas eu lieu » déclare un élu du Parti Communiste sur le
conseil municipal extraordinaire. « Nous avons assisté à des empoignades politiques entre
la droite et la gauche qui n’avaient pas lieu d’être. D’autant plus qu’il n’y avait pas de
public ni de journalistes » poursuit un autre élu. Un élu vert confirme : « C’est un jeu de
dupes, un affichage de la majorité municipale qui fait semblant de parler de sécurité ».
B- La représentation politique du pouvoir « magique » des caméras.
Quels éclairages nous apportent ces divers éléments empiriques dans le cadre de notre
analyse ? Nous avons mis en évidence le fait que le débat politique sur la vidéosurveillance
est déterminé par les formes et règles convenues du jeu politique. Comme le résume la
présidente de la confédération des comités inter-quartiers de Polis : « L’ambiance était plus
dans l’affrontement que dans la coproduction, personne ne s’est écouté ». Ce faisant, le jeu
politique se déroule sans même que la question de la mise en œuvre pratique par des agents
municipaux ne soit posée.
Ceci révèle la croyance politique en un pouvoir « magique » attribué aux caméras, que le
dispositif soit dénoncé ou plébiscité. L’ensemble du débat politique se construit autour de
58
l’idée et du présupposé que « si l’on met en place de la vidéosurveillance, ça va forcément
vidéosurveiller ».
Cette croyance se retrouve dans le discours des élus de droite, qui mettent en avant
l’efficacité du dispositif : « La vidéoprotection est un système qui illustre la puissance de
l’image. Elle remplit trois objectifs dont les effets sont prouvés : la prévention
situationnelle, l’aide à l’intervention et à la répression, la mise en sécurité des citoyens. »
affirme l’élu adjoint à la sécurité. Confronté à l’inefficacité actuelle du dispositif, l’élu
identifie des défaillances sans se soucier des résistances que des employés subalternes
peuvent opposer à la mise en œuvre. Il souligne les améliorations et performances
techniques des nouvelles caméras, précise que les élus « travailleront en partenariat avec
la police nationale pour choisir les lieux pertinents » et prévoit un fonctionnement continu
du centre de supervision pour améliorer l’efficacité du dispositif : « La vidéo est un outil de
prévention et de répression de la délinquance essentiel. Il fallait un projet ambitieux pour
[Polis]. Jusqu'à présent, le projet était expérimental. […] L'efficacité ne pourra que se
développer, puisque le centre de supervision […] fonctionnera 24h/24 et 7j/7. Ce qui
n'était pas le cas jusqu'à présent.»
Le même présupposé se retrouve dans les critiques qu’apporte l’opposition quant à la mise
en place d’un dispositif de vidéosurveillance. Que ce soit l’emplacement des caméras qui
soit dénoncé, les défaillances techniques des caméras, ou encore une atteintes aux libertés :
« je dirai que la vidéosurveillance surveille, mais qu’elle ne protège pas ! », il est toujours
évident que les opérateurs de vidéosurveillance surveillent.
*
Ainsi, le travail de mise en œuvre par des fonctionnaires subalternes est totalement
éludé du discours politique. La vidéosurveillance est réifiée et on lui attribue des vertus ou
des mauvaises intentions sans que les pratiques des exécutants soient conçues comme
pouvant interférer dans le processus de mise en œuvre et, ce faisant, orienter le sens de la
politique publique. Il s’agit dans la troisième et dernière section de ce chapitre d’apporter
un éclairage théorique à cette représentation politique, qui fait de la mise en œuvre un
impensé.
59
Section III – Un univers politique clos sur lui-même.
Il s’agit ici de réfuter la représentation d’une politique publique qui serait définie par un
acteur politique central qui interviendrait dans le champ des politiques publiques, à partir
d’un objectif prédéfini, et mettrait en œuvre des moyens d’autorité publique pour les
atteindre.
On s’intéresse ainsi à l’analyse des positions et intérêts des élus qui participent à la
structuration et mise en exécution d’une politique publique à travers leurs interactions,
pratiques et représentations. Les élus affichent un volontarisme politique en définissant des
objectifs (lutter contre l’insécurité) et en se donnant les moyens pour atteindre ces objectifs
(politique publique de vidéosurveillance), mais on se rend compte qu’ils ne s’attachent pas
pour autant à vérifier en pratique l’effectivité de la suite du processus de politique
publique.
Nous mettrons en évidence dans une première partie les pratiques politiques qui révèlent
une indifférence à la mise en œuvre de la politique publique de vidéosurveillance. La
seconde partie sera consacrée aux hypothèses qui permettent d’en appréhender les raisons.
§1 – « La vidéo, en parler, c’est tout ce qu’ils savent faire. »101 : Contrastes entre
attitudes et discours.
Depuis 2003 et l’installation des premières caméras sur un site pilote à Polis, le nombre de
caméras a connu une croissance impressionnante : de dix à mille caméras en moins de dix
ans, si l’on se réfère aux prises de position politiques.
La première décision municipale prévoyait l’installation de quatre-vingt caméras
supplémentaires. Suite à un référé administratif et l’échec subséquent du premier projet, il
a été voté un rapport qui portait à deux-cent vingt le nombre de caméras installées à Polis
(phase 1). Puis, quatre vingt caméras supplémentaires ont été ajoutées lors d’une phase 1
bis, par une extension du premier marché. Enfin, lors du conseil municipal extraordinaire,
le maire a annoncé un dispositif de mille caméras pour 2013 (phase 2).
101
Citation issue d’un entretien informel auprès d’un des responsables du service de vidéosurveillance.
60
Pourtant, dans les faits, la ville n’est équipée que des dix-neuf premières caméras, dont
huit sont affectées à la surveillance de la voie publique, six à celle des piscines et cinq ne
fonctionnent plus. Reprenons les divers éléments qui dévoilent cette contradiction entre
discours et attitudes des élus.
A- Un désinvestissement politique dans la concrétisation réelle du projet :
« anecdotes » et faits divers au principe de la prise de décision.
Le maire de Polis, en exercice depuis 1995, a défendu depuis son premier mandat l’idée
selon laquelle la sécurité est une prérogative régalienne qui n’est pas du ressort des
collectivités territoriales. Ainsi, son équipe et lui-même montrent des réticences à
augmenter et armer les effectifs de la police municipale et montrent un soutien concret très
timide à l’installation d’un dispositif de vidéosurveillance. En effet, avec le développement
des politiques incitatives de l’Etat, la vidéosurveillance n’est plus conçue par les élus
locaux uniquement comme un outil de prévention locale mais aussi comme un instrument
de répression, au service de la police nationale, délégué aux municipalités à moindre coût.
Dans cette perspective, les fonds versés par l’Etat constituent certes une ressource
financière, mais peut-être plus une contrainte pour certains élus locaux. Ils se retrouvent
dans l’obligation d’agir, de répondre positivement à la demande croissante d’installation de
caméras dans une certaine logique de marketing politique, corrélée à la pression des
assurances, des administrés, des médias et de l’Etat.
Cette pression, exercée par divers acteurs, peut expliquer une attitude politique désinvestie
dans les faits et les ressorts des prises de position politiques afin d’étendre le dispositif
numériquement. Il est très intéressant ici de mettre en lumière la façon dont est née la
volonté de passer de quatre-vingt caméras à deux-cent102. Lors d’une réunion entre le
Directeur général des services et le service de vidéosurveillance, il était prévu
d’abandonner le projet d’extension suite au référé administratif. Pourtant, une anecdote est
venue modifier radicalement la tournure des choses. Quelques heures avant la réunion, le
même jour, la femme du Directeur général des services a subi un vol à l’arraché de son
portable. Ainsi, sous l’effet de cet événement qui aurait pu tout aussi bien ne pas se
produire ou se passer à un autre moment, au lieu d’abandonner le projet, il a été prévu
102
Les propos qui suivent ont pour source les entretiens informels effectués auprès des responsables du service de vidéosurveillance.
61
l’installation non plus d’une centaine de caméras mais de deux cent. Cette prise de décision
repose sur un raisonnement conjoncturel fondé sur l’émotion. Le modèle de la décision
politique, issu d’un choix rationnel et réfléchi, est ici mis à mal : les intérêts individuels
sont au principe de la prise de décision d’ordre public.
De même, la volonté affichée d’étendre le dispositif à mille caméras fait suite à une série
de faits divers de délinquance. Ils ont suscité une dramatisation des questions d’insécurité
dans l’opinion publique, relayée par la presse et une pression étatique afin de mettre en
œuvre des moyens concrets de lutte contre la délinquance. La décision ne relève pas d’un
processus de réflexion rationnel sur les moyens à mettre en œuvre, mais est prise dans
l’urgence pour afficher une réponse politique aux pressions.
Ainsi, sans qu’une cohérence d’ensemble ne soit perçue dans les décisions politiques
successives se rapportant à la vidéosurveillance, il est mis en évidence une gestion
politique désordonnée. Les objectifs assignés à ce dispositif et le nombre de caméras sont
perpétuellement modifiés. Si l’on en retrace l’historique, on perçoit un désinvestissement
profond de la sphère politique dans son implication pour rendre concrète la mise en place
d’un dispositif de vidéosurveillance à Polis. Un désinvestissement qui a pu être ponctué par
quelques sursauts de volontarisme politique, nés d’effets de pression conjoncturels.
B- Un élu adjoint à la sécurité qui ne se préoccupe pas du service de
vidéosurveillance.
Dans le même sens, lorsque l’on s’intéresse aux relations que l’élu en charge des questions
de sécurité entretient avec le service de vidéosurveillance, on perçoit un décalage certain
entre le volontarisme politique affiché et le suivi effectif de la mise en œuvre dans les
services administratifs correspondants.
L’élu n’est venu visiter le service qu’une seule fois depuis le début et ce, dans le cadre
d’une conférence de presse. Il est intéressant par ailleurs de signaler qu’aucun autre élu de
Polis ne s’est déplacé jusqu’au centre de supervision. Cela témoigne d’une indifférence
politique au fonctionnement concret de ce dispositif, qu’il faut mettre en perspective avec
la représentation enchantée de la vidéosurveillance qui est mise en avant dans les discours.
62
L’adjoint n’entretient aucun contact avec les responsables du service de vidéosurveillance
et les quelques réunions prévues entre l’élu et les fonctionnaires sont systématiquement
annulées. Il n’a, de facto, aucune connaissance des difficultés concrètes que rencontrent
les agents chargés de l’exécution de la politique publique et du pilotage du projet
d’extension. Ainsi, les élus locaux ignorent totalement les conditions de fonctionnement de
la vidéosurveillance à Polis et font, à plusieurs reprises, de nombreuses erreurs dans les
prises de parole publique ou médiatique, comme le soulignent les responsables du service
vidéosurveillance.
Par l’absence de contact, les élus ne donnent, par conséquent, aucune instruction aux
fonctionnaires qui mettent en œuvre la politique dont ils ont la charge. Contrairement à la
représentation d’une machine bureaucratique au sein de laquelle le politique définit les
orientations, impulsions et les objectifs majeurs que les fonctionnaires subalternes
s’emploient à appliquer mécaniquement, les responsables de service se retrouvent en
possession d’un large pouvoir de décision dans la façon dont est orientée la politique
publique de vidéosurveillance. En effet, les élus n’ont priorisé à aucun moment les
objectifs assignés aux caméras, les fonctionnaires subalternes prenant cette décision à leur
place. Par ailleurs, la question cruciale du choix des espaces vidéosurveillés n’est pas
réglée par le politique. Ils ne définissent aucune méthodologie et instruction pour le service
de vidéosurveillance, au sein duquel les agents se trouvent contraints de prendre des
décisions politiques, qui ne sont pas de leur compétence a priori.
Les rares directives qui sont données aux responsables sont laissées sans suite. En
témoigne par exemple la demande faite par l’élu à ses services administratifs d’élaborer
une charte d’éthique. Pourtant, cela me sera souligné par les chefs de service, cela fait deux
ans que la charte a été conçue, mais l’élu ne s’est jamais préoccupé de vérifier la
réalisation effective de ses instructions et le contenu de cette charte. L’indifférence au
travail que peut fournir le service, conformément aux instructions hiérarchiques, est ainsi
soulignée.
Enfin, pas plus que le politique ne se préoccupe des fonctionnaires subalternes chargés de
la mise en œuvre, il délaisse ce qui a trait à l’amélioration du dispositif de
vidéosurveillance. Ainsi, il n’a pas été accordé au service de faire une demande de
renouvellement du marché de maintenance des caméras, ce qui implique des
63
dysfonctionnements quant au bon fonctionnement technique du dispositif actuel. De même,
le simple fait d’avoir commandé une étude d’impact évaluant l’efficacité de la
vidéosurveillance sur le site pilote semble pleinement satisfaire la conscience politique,
sans que les élus ne se préoccupent des conclusions de cette étude et réfléchissent à des
solutions afin de remédier aux dysfonctionnements latents observés dans la mise en œuvre.
§2 – La mise en œuvre « impensée » : dimension symbolique et rapports de domination.
Aux vues des développements précédents, nous pouvons constater que la mise en œuvre
est un impensé du jeu et des pratiques politiques se reportant à la politique publique de
vidéosurveillance. Les attitudes et le contenu des débats sont déterminés par des
considérations propres au champ politique, sans même que la question de la mise en œuvre
pratique ne soit posée. Nous allons tenter de formuler des hypothèses pour éclairer ce
constat, en mobilisant les analyses se rapportant à la dimension symbolique des politiques
publiques et à la sociologie des rapports sociaux pour étayer notre propos.
A- Une politique symbolique ?
Afin d’expliquer cette indifférence à la mise en œuvre, nous pouvons questionner
l’importance de la dimension symbolique de cette politique publique de vidéosurveillance
à Polis. En effet, à la lumière de la sociologie de l’action publique, il s’agit de poser
l’hypothèse suivante : l’intérêt politique principal à l’installation d’un dispositif de
vidéosurveillance n’est pas d’assurer la sécurité des habitants de Polis, mais de montrer et
d’afficher un volontarisme politique en la matière.
« Dire, c’est faire » : montrer que les élus se saisissent d’un problème est bien plus
important qu’agir concrètement sur ce problème. L’intérêt se situe ici dans l’affichage du
volontarisme politique.
La politique publique de vidéosurveillance peut de cette façon s’analyser comme une
politique symbolique103. Ce concept, développé par M. Edelman, illustre l’idée suivante :
« les mots qui réussissent quand les politiques échouent ». Ainsi, le sens qui réside dans la
103
Murray EDELMAN, Political Language: Words that Succeed and Policies that Fail, New York, Academic Press, 1977.
64
décision politique dépasse le dispositif même de politique publique, pour expliquer
l’effectivité ou ineffectivité d’une politique publique.
Les élus sont contraints de montrer un volontarisme puissant dans « la lutte contre
l’insécurité » à Polis, aux vues du contexte décrit précédemment. Bien que le maire ne
considère pas que la sécurité soit du ressort des collectivités locales mais de l’Etat, il
semble que les pressions sociales, qui imposent une certaine représentation de la réalité,
l’aient obligé à montrer que le politique prend en charge les demandes des administrés. On
peut, dans cette perspective, expliquer la contradiction entre la mise en scène, les discours
politiques et les pratiques.
Les prises de position politiques sur la vidéosurveillance sont essentiellement déterminées
par la volonté des élus d’agir sur les représentations, de montrer qu’ils se saisissent d’un
problème et d’afficher qu’ils se sentent concernés par un enjeu.
Ce faisant, ces prises de position pour assurer la sécurité locale trouvent toute leur vertu et
utilité dans l’effet d’annonce. Elles sont effectives en ce sens qu’elles agissent sur les
représentations, les peurs collectives et le sentiment d’insécurité, bien plus que dans leur
réelle capacité à diminuer les troubles dans la commune. Il s’agit de rassurer les
administrés par l’affichage d’un volontarisme politique.
Définir la politique publique de vidéosurveillance comme symbolique nous permet ainsi
d’articuler la portée symbolique de cette politique publique pour conquérir l’électorat et la
production discursive et rhétorique qui consiste à agir sur les perceptions et les
représentations.
Néanmoins, nous pouvons dépasser cette hypothèse en introduisant les enjeux de
positionnement des élus au sein de l’espace social. L’analyse en termes de politique
symbolique implique une stratégie volontariste et conscientisée des élus locaux dans
l’indifférence à la mise en œuvre. Or, plus que sujets à l’indifférence politique, les
metteurs en œuvre relèvent quasiment de l’ordre de l’impensé dans les représentations
politiques.
65
B- Une position dominante dans le champ politique et dans l’espace social.
1- Autonomie du champ politique et enjeux spécifiques.
La spécificité des préoccupations et les enjeux propres au champ politique peuvent ainsi
être au fondement de cet impensé. Le champ politique étant le lieu d’une concurrence pour
le pouvoir, les élus agissent selon la logique propre au champ politique et jouent le jeu afin
de conserver leur position dominante (majorité) ou de rétablir celle-ci (opposition).
Nous nous appuyons ici sur la sociologie des champs développée par P. Bourdieu104. Il
existe une relation d’homologie entre les positions et les prises de position : la façon dont
les élus agissent est ainsi rapportée aux intérêts associés à la conservation de leur position.
L’approche structurale et relationnelle de la sociologie des champs nous permet ici de
rendre compte de la spécificité d’espaces dotés de leurs propres logiques de
fonctionnement et de restituer les relations que les agents politiques et administratifs
entretiennent concrètement entre eux dans une logique sociale plus générale.
Ainsi, « le point de vue des politiques qui, étant placés au sommet de la hiérarchie
bureaucratique, sont censés être situés « au-dessus de la mêlée », donc être inclinés et
aptes à « prendre du recul » et à « voir les choses de haut », à « voir grand » et à « voir
loin », s'oppose à la vision ordinaire des simples exécutants ou des agents ordinaires, que
leurs « intérêts à courte vue » inclinent à des « résistances » anarchiques ou des
« pressions » contraires à l'intérêt général »105.
Dans une logique de distinction et de différenciation des fonctions selon la position
occupée dans l’espace social, les agents qui occupent une position dans le champ politique
ne se préoccupent que des enjeux spécifiques au champ, sans que les préoccupations
relatives à la mise en œuvre, propres au champ bureaucratique, n’entrent dans leurs
considérations. Ainsi, dans les représentations mobilisées par les élus, la mise en œuvre
n’est pas l’affaire du politique, qui doit s’attacher à ne se soucier que des orientations
104
Pierre BOURDIEU, « La représentation politique. Eléments pour une théorie du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°36/37, 1981, p. 3-24. 105
Pierre BOURDIEU, « Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82, mars 1990, p. 86.
66
générales et de la protection de l’intérêt général lorsqu’ils définissent des politiques
publiques.
2- Une position dominante légitimée.
D’après l’hypothèse développée par J. Lagroye106, l’élu local se doit d’agir et d’adapter son
rôle en fonction de l’état des rapports sociaux, des logiques propres à la compétition
politique et de l’état des techniques disponibles à un moment donné.
Il s’agit ici de comprendre que la politique de vidéosurveillance est requalifiée dans le
champ politique local, qu’elle est politisée107. Les acteurs politiques retirent un intérêt à ce
processus car « non seulement cette politisation peut être constituée comme ressource dans
leurs activités spécifiques (campagnes électorales, conflits avec des rivaux ou associés-
rivaux, acquisition d’une notoriété accrue, capacité à s’approprier la responsabilité de
manifestations auxquelles est assignée une signification politique, etc.) mais encore elle
contribue à accréditer la croyance en la nécessité de l’action politique et en la légitimité
supérieure de cet ordre d’activités ; ce faisant, elle les grandit eux-mêmes, elle ennoblit
leur rôle social. »108.
Cette analyse que propose J. Lagroye de la politisation des politiques publiques introduit
aux intérêts que peuvent retirer des agents politiques dans cette intervention dans les
policies.
La décision de mettre en place une politique publique de vidéosurveillance peut ainsi être
assimilée à une stratégie déployée par les élus afin de conserver et légitimer leur position
dominante dans l’espace social.
Dans cette perspective, l’importance de la dimension symbolique produite dans les
discours et prises de positions sur la vidéosurveillance peut s’analyser comme des
stratégies de légitimation de la position occupée par la mise en avant d’une
responsabilisation politique. Lorsque le maire et l’élu s’attachent à montrer autant de
volontarisme dans le discours et les communications, l’électeur a la possibilité d’imputer
des décisions et des actions à ces derniers, de donner du sens à son vote. Ce faisant,
106
Jacques LAGROYE, « Etre du métier », Politix, n°28, 1994, p. 5-15. 107
La politisation peut se définir de manière générale comme « une requalification des activités sociales les plus diverses », Jacques LAGROYE, « Les processus de politisation » in Jacques LAGROYE, La politisation, Paris, Belin, 2003, p.360. 108
Ibid., p.367.
67
l’imputation causale109 mythifie la capacité des élus à agir sur l’action publique en
mobilisant le mythe du décideur politique. Ainsi, la capacité d’action des élus qui est
donnée à voir permet la légitimation de leur place au sein du champ politique.
L’ensemble des mesures prises pour lutter contre l’insécurité, dont la vidéosurveillance fait
partie, permet ainsi aux élus de se présenter comme les garants de la sécurité des citoyens.
Ce faisant, les élus valorisent leur position en entretenant la croyance chez les administrés
de leur capacité à agir sur la réalité sociale. Ainsi, la représentation que se font les
administrés de la position occupée par le politique dans l’espace social vient conforter les
élus dans leur position de dominant. Ils ont donc tout intérêt à accorder leurs pratiques à
cette représentation valorisée de la position en signifiant leur volontarisme politique.
*
Ainsi, en dépassant la représentation d’une machine bureaucratique coordonnée, on
a pu mettre en évidence l’étanchéité entre la sphère politique et les administrations
subalternes qui mettent en œuvre les décisions politiques. Les politiques publiques,
présentées comme des solutions aux problèmes sociaux, peuvent servir les élus dans
l’objectif de conserver leur position dominante dans le champ politique. Ce faisant, les
prises de position politiques, déterminées par les intérêts et enjeux propres au champ
politique, peuvent influencer le processus d’action publique.
Nous pouvons approfondir la question de la mise en œuvre impensée d’une politique
publique et pousser plus loin l’introduction de la question des rapports sociaux dans la
sociologie de l’action publique.
La position occupée par les agents politiques dans l’espace social global serait au
fondement de leurs représentations et pratiques. Partant, nous pouvons expliquer le fait que
les élus ne questionnent pas la façon dont sera mise en œuvre la politique publique par une
profonde différence des rapports au monde et au travail entre élus et petits fonctionnaires,
qui elle-même renvoie à une distance sociale. Dans cette perspective, nous nous attachons
à considérer la position qu’occupent relationnellement les élus vis-à-vis des petits et
moyens fonctionnaires dans l’espace social global. De par une position sociale
109
Pour un développement des processus d’attribution causale et d’imputation politique, voir : Christian LE BART, « Le système des attributions causales dans le discours des candidats à l’élection présidentielle de 1988 », Revue française de science politique, 40(2), p.212-229.
68
structurellement à distance et un travail de mise à distance sociale, les élus sont incapables
de soupçonner et d’envisager le rapport au travail qu’entretiennent ces petits
fonctionnaires.
Les hommes politiques entretiennent en effet un certain type de rapport au travail et au
monde, caractérisé par la position dominante qu’ils occupent. Ils sont a priori intéressés
par les enjeux et le jeu du champ politique. Ce faisant, ils n’envisagent pas la prégnance du
rapport ressentimental développé quant à la domination sociale subie par des
fonctionnaires subalternes et qui peut influencer leurs pratiques professionnelles.
Nous nous attacherons dans le chapitre suivant à questionner la position sociale
qu’occupent les chefs de service, fonctionnaires intermédiaires. Il s’agira de mettre en
lumière l’articulation entre leur position en « porte-à-faux », les pratiques et
représentations qui y sont associées et la façon dont ces éléments sont déterminants dans le
fonctionnement du service administratif qu’ils pilotent.
69
Chapitre II – Les chefs de service : une position en « porte-à-
faux »
Dans ce chapitre, nous nous concentrerons sur les fonctionnaires « intermédiaires »
qui interviennent dans le processus de mise en œuvre de la politique publique de
vidéosurveillance : les responsables administratifs du service de vidéosurveillance de la
ville de Polis. Ils sont actuellement trois. Je les nommerai pour des raisons pratiques et de
confidentialité respectivement R1, R2 et R3. Je me permettrai aussi, par abus de langage si
on s’en tient à la stricte définition juridique, de les réunir sous l’appellation « chefs de
service » ou « responsables » car ils ont tous trois le statut de cadre A de la fonction
publique et sont en charge de responsabilités respectives. Il s’agit dans ce chapitre de
mettre en évidence que les rapports sociaux qu’ils entretiennent avec les élus et leur
hiérarchie administrative ont des répercussions sur la façon dont ils investissent leur
position hiérarchique vis-à-vis des employés subalternes et, ce faisant, sur la manière dont
ils conduisent la mise en œuvre de la politique publique de vidéosurveillance.
Comme nous l’avons présenté dans l’introduction, la tradition de recherche sur les « petits
fonctionnaires » et les agents intermédiaires des administrations s’est renouvelée depuis
une dizaine d’années. Les développements qui suivent s’inscrivent dans la continuité de
ces travaux. Il s’agit de dépasser cette perspective cependant, en nous intéressant aux
relations que ces agents intermédiaires entretiennent avec le personnel politique qui
encadre leur activité et le personnel subalterne dont ils sont les responsables hiérarchiques.
A l’issue de notre observation, il nous est apparu que les chefs de service occupaient une
position en « porte-à-faux », qui implique des contradictions entre les représentations
qu’ils adoptent et leurs pratiques professionnelles vis-à-vis de la politique publique de
vidéosurveillance. Ils ont un rapport enchanté à la vidéosurveillance et se montrent
cependant désinvestis au quotidien.
Il s’agit dans cette perspective de nous pencher sur la position intermédiaire et
ambivalente qu’occupent ces individus. En effet, ils entretiennent des relations avec les
élus et les hauts fonctionnaires en charge des questions de sécurité au niveau municipal,
tout en étant des agents municipaux chargés de la mise en œuvre opérationnelle et
responsables des opérateurs de vidéosurveillance qu’ils côtoient tous les jours dans leurs
70
locaux. Nous allons essayer d’appréhender le rôle qu’ils ont dans l’application concrète
d’une politique publique, sur la base d’une lecture sociologique de leur position au sein de
l’organisation administrative et des dispositions qu’ils présentent.
Comment la position qu’occupent les trois responsables influe-t-elle la façon dont ils
endossent leur fonction au sein du service et leur pratique professionnelle ? Dans quelles
mesures les rapports sociaux que les responsables entretiennent participent-ils de facto à
des dysfonctionnements dans la mise en œuvre de la politique publique de
vidéosurveillance à Polis ? Pourquoi, contrairement à ce que les représentations communes
laissent entendre, l’accomplissement des directives politiques n’est pas au fondement des
pratiques de ces fonctionnaires intermédiaires ?
L’objet de ce chapitre est de mettre en lumière le fait que le commandement sanctionné par
le politique n’est pas suivi d’une mobilisation immédiate et inconditionnelle des acteurs
concernés par la mise en œuvre de cette politique publique, sans qu’ils n’apportent
d’interférences au processus.
Bien loin de la représentation wébérienne de la bureaucratie, il sera mis en évidence que
les différents niveaux hiérarchiques ne sont pas articulés les uns aux autres selon une
logique implacable. Nous sommes plutôt confrontés à des univers totalement étanches les
uns aux autres sans aucune communication ni coordination. Il s’agit de montrer que la mise
en œuvre d’une politique publique est ici conditionnée par les relations de domination qui
se jouent entre les différents niveaux hiérarchiques. En nous intéressant aux trajectoires,
perceptions et pratiques de R1, R2 et R3, nous essaierons de caractériser des manières de
faire et d’être en les articulant à leur rapport au monde social et à leur positionnement
social.
Ainsi, dans ce chapitre, nous étayerons notre propos de références à la sociologie de
l'action publique et de la domination, afin de comprendre comment des propriétés de
position sociale peuvent influer des pratiques professionnelles. Tout l’intérêt est ici
d’articuler ces cadres théoriques afin de proposer une analyse pertinente de la façon dont
ces responsables administratifs pilotent concrètement leur service.
Il s'agira en ce sens de présenter la position intermédiaire qu’ils occupent dans l’espace
professionnel et social. Ces éléments seront mis en perspective avec la façon dont ils
71
perçoivent la politique publique de vidéosurveillance et la représentation de leur rôle au
sein de l’institution. Ensuite, nous nous attacherons à analyser le rapport qu'ils
entretiennent avec leur hiérarchie administrative et avec les élus, afin de mieux
appréhender les pratiques professionnelles qui en découlent. Enfin, notre attention se
portera sur les relations entretenues par les responsables du service de vidéosurveillance
avec les agents en charge de la surveillance même des écrans. Ces trois angles d'approche
nous permettront d’expliciter le constat d'une logique contradictoire à l’œuvre entre les
représentations des responsables et les pratiques professionnelles que nous avons pu
observer.
72
Section I – Des fonctionnaires intermédiaires, simples rouages dans la mise en œuvre
d’une politique publique ?
On travaille ici à la présentation de la trajectoire sociale et professionnelle de ces agents
intermédiaires et à la façon dont ils s’inscrivent dans la machine bureaucratique. L’intérêt
de cette section est de cerner une réalité sociologique définie à la fois par la position dans
la hiérarchie sociale et dans la hiérarchie professionnelle.
Ceci nous permettra de poursuivre notre réflexion quant aux effets que la position occupée
peut induire sur des pratiques professionnelles, et, ce faisant, sur le processus de mise en
œuvre d’une politique publique.
§1 – Un positionnement intermédiaire dans l’espace social et professionnel.
A- Origines sociales.
Il s’agit ici de présenter la trajectoire sociale et professionnelle passée des trois chefs de
service, ce afin de la mettre en lien avec la position occupée dans le champ de la fonction
publique. Je tiens cependant à souligner les difficultés que j’ai rencontrées pour obtenir des
éléments heuristiques à notre analyse. En effet, comme cela a été présenté dans le chapitre
introductif, mon entrée dans le service n’a été possible que dans le cadre d’un stage ayant
pour objet les questions de sécurité. Il était donc difficilement envisageable de procéder à
des entretiens sur leurs origines. Par ailleurs, la possibilité de recueillir des éléments par le
biais d’entretiens informels ne s’est pas montrée plus efficace, de par les réticences qu’ils
montraient à se confier à « la stagiaire ». La présentation qui suit est par conséquent, sur de
nombreux points, incomplète. Mais elle permet d’établir un probable lien entre leur
positionnement intermédiaire dans l’espace social et sur la scène professionnelle.
R1 est mon tuteur de stage. Il est un homme d’une cinquantaine d’années environ ayant des
origines italiennes. Il est marié, avec deux enfants qui ne vivent plus au domicile conjugal.
Il habite un appartement dans un quartier aisé du centre-ville de Polis. Il est en charge du
service depuis le début du projet d’installation d’un dispositif de vidéosurveillance à Polis
et occupe à ce titre la position de responsable hiérarchique vis-à-vis des deux autres
responsables. Il est titulaire d’un diplôme d’ingénieur en télécommunications et a
73
commencé sa vie professionnelle chez France Telecom. Il n’est actuellement pas syndiqué
et vote à droite.
R2 est un homme de quarante-trois ans qui est marié et a deux enfants de douze et quinze
ans. Ses parents étaient des commerçants sur la Côte d’Azur. Il habite aujourd’hui un
pavillon dans une petite commune limitrophe de Polis. Il est arrivé dans le service un an
après R1, grâce à ce dernier. En effet, tout comme R1, il est titulaire d’un diplôme
d’ingénieur en télécommunications et a travaillé chez France Telecom avant d’intégrer les
services de la mairie auprès de R1. Il affirme ses convictions politiques de gauche et est
syndiqué à la CGT.
Enfin, R3 est une femme de trente-trois ans, d’origine italienne. Elle est mariée à un
militaire de profession et a deux enfants en bas-âge. Elle vit dans un pavillon dans une
petite commune proche de Polis. Elle est la dernière à avoir intégré le service et travaille à
quatre-vingt pour cent depuis la naissance de ses enfants. Elle a aussi suivi une formation
d’ingénieur, a été recrutée après un début de carrière à la SNCF dans le domaine de la
sécurité. Elle n’est pas syndiquée.
Les trois responsables présentent un parcours scolaire et professionnel relativement
similaire. Ils ont tous trois intégré une entreprise publique ou la fonction publique
directement après l’obtention de leur diplôme. Le diplôme d’ingénieur technique dont ils
sont titulaires laisse supposer un capital culturel intermédiaire. De même, ils disposent
d’un revenu mensuel de deux mille euros environ, sont tous trois propriétaires et occupent
a priori une position intermédiaire économiquement. Nous pouvons faire l’hypothèse
qu’ils occupent une position intermédiaire dans l’espace social, dont leur poste actuel en
est la continuité.
B- Positionnement professionnel intermédiaire.
Les responsables peuvent être considérés comme des fonctionnaires territoriaux
intermédiaires. Nous pouvons le déduire de leur double positionnement, proprement social
d’abord, par leur niveau d’études et de revenus et d’autre part par leur position dans la
hiérarchie administrative entre ceux qui conçoivent et donnent les orientations majeures,
d’une part et ceux qui exécutent « sans discuter », de l’autre. Comme le remarque A.
74
Spire110, les chefs de bureau au sein de collectivités territoriales peuvent être qualifiés
d’ «agents intermédiaires » au double sens du terme : un statut entre les hauts
fonctionnaires et les agents de base, une position entre l’administration centrale et le terrain
local.
Si l’on considère l’idéal-type wébérien de l’administration bureaucratique111, les agents
administratifs sont cantonnés à un rôle d’exécution des décisions prises dans la sphère
politique et sont inscrits pour cela dans une pyramide des fonctions hiérarchiques
strictement définie. Les fonctionnaires sont ainsi caractérisés par le fait « qu’ils n’obéissent
qu’aux devoirs objectifs de leur fonction, dans une hiérarchie de la fonction solidement
établie, avec des compétences de la fonction solidement établies en vertu d’un contrat »112.
A partir de cette définition, trois principes se dégagent quant à la position qu’est censé
occuper tout fonctionnaire : principe de neutralité, principe de la hiérarchie avec
centralisation du pouvoir de décision au niveau politique et contrôle étroit des subordonnés
par les supérieurs et enfin principe de spécialisation des tâches et compétences.
Si l’on se réfère ici à cette définition juridique de la façon d’occuper la position de
fonctionnaire, c’est parce qu’elle est reprise par les responsables lorsqu’ils parlent de leur
fonction. Ils se cantonnent à un rôle de cadres intermédiaires situés entre les élus et les
employés subalternes. Ils considèrent qu’ils doivent participer à la mise en œuvre du projet
politique de vidéosurveillance et bénéficient à ce titre des moyens hiérarchiques, matériels
et humains pour mener à bien l’exécution des décisions prises par le politique. Durant la
période d’observation, les trois responsables n’ont jamais abordé les problèmes de fond
afférents à la mise en place du dispositif car ils ne sont pas considérés du ressort du
service par les responsables eux-mêmes. Ils reprennent ainsi la représentation que propose
Max Weber en ne se préoccupant que de la mise en exécution de la décision politique et
s’attachent à un principe de neutralité sur les raisons d’être qui peuvent guider leurs
actions, à savoir les objectifs et l’évaluation de la vidéosurveillance.
Leur inscription dans l’institution depuis le début peut être à l’origine d’un tel discours
donné à entendre. En effet, le service dans lequel ils œuvrent quotidiennement est
entièrement dédié à l'élaboration et à la mise en œuvre du dispositif municipal de
vidéosurveillance. Ils ont été tous trois recrutés au sein de la ville de Polis dans la
110 Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions
Raisons d’agir, 2008, 124 pages, p. 24. 111
Max WEBER, Économie et Société, Paris, Plon, 1995.
112 Ibid., p. 294.
75
perspective même de participer à la mise en place du service, qui n'existait pas avant
l'arrivée de R1 à la mairie.
Nous pouvons comprendre, en ce sens, que toute remise en cause de l'utilité et de
l’efficacité d'un tel dispositif représente un danger car elle attaquerait directement leur
légitimité et leur position dans l’administration de Polis. Ils entretiennent ainsi un rapport
enchanté avec cette technologie et s’approprient pleinement le rôle que l’institution leur
assigne. La position intermédiaire qu’ils occupent peut ainsi bénéficier d’une valorisation,
par la mise en évidence de leur participation à la garantie de la sécurité dans Polis.
§2 – Une dévotion à l’institution. Reprise des représentations véhiculées par le politique
et valorisation de la position : « on est là pour rendre “sécur” [sécurisé] Polis, nous ! ».
Le positionnement intermédiaire qu’occupent les responsables a des répercussions sur les
représentations qu’ils mobilisent et le rapport qu’ils entretiennent à l’institution, tout au
moins dans leurs discours. Ainsi, nous montrerons que le fait de montrer un degré de
dévotion élevé à l’institution peut être dû à une socialisation longue au sein du service et à
la volonté de valorisation de leur rôle au sein de celui-ci.
A- Participer à la garantie de la sécurité : mission noble et position valorisée.
Les trois responsables adoptent et reprennent à leur compte les schèmes véhiculés sur la
sécurité par les discours politiques et médiatiques. Ils adhèrent très largement ainsi aux
représentations communes : prégnance du sentiment d’insécurité à Polis, hausse de la
délinquance depuis quelques années, dramatisation des faits divers etc… Il s’agit de
comprendre dans quelles mesures leur inscription dans un service de vidéosurveillance,
dont l’objectif est la « prévention et la répression de la délinquance » peut agir sur la
représentation de leur position dans l’espace social.
A ce titre, nous pouvons faire un parallèle avec l’enquête qu’a mené A. Spire auprès des
guichets et des chefs de bureau de l’administration « des étrangers »113. Il explique ainsi
l’adhésion des agents au maintien de l’ordre national par une socialisation institutionnelle.
Les fonctionnaires font appel à un socle de croyances qu’ils ont intériorisé au sein de
l’institution dans l’application des décisions politiques : ils sont convaincus d’être investis
113
Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008.
76
d’une mission de maintien de l’ordre national. Pourtant, les agents qui rejoignent ces
services ne sont pas obligatoirement prédisposés à adhérer à un tel objectif. « A la
différence des autres métiers de la police, l’administration des étrangers ne suscite que
très rarement des vocations : les agents y arrivent soit par hasard, soit en y ayant été
contraints. On peut donc se demander comment se fabrique la cohésion idéologique »114.
Nous pouvons appliquer un tel raisonnement au service de vidéosurveillance de Polis. Les
trois chefs de service adoptent une certaine vision du monde social et des questions
d’insécurité. Ils mobilisent des logiques et des catégorisations que l’on a évoquées dans le
premier chapitre telle que « acteur délinquant rationnel » ou encore « prévention
situationnelle », qui s’inscrivent dans le sens commun sur la délinquance et les questions
de sécurité.
Pour anecdote, le fait que R1 au cours d’une réunion emploie à plusieurs reprises le terme
inadéquat de « prévision situationnelle » au lieu de « prévention situationnelle » révèle que
les contraintes institutionnelles l’obligent à faire sienne une telle notion, à la reprendre à
son compte, bien qu'il n’en perçoive pas le sens.
Par ailleurs, R2 ne semble présenter aucune disposition à s’inscrire dans une institution
répressive (opinions politiques d’extrême-gauche, tatouage de trois points en triangle anti-
police sur la main). A la manière d’un « réfractaire minoritaire » identifié par Spire115, il
marque une distance voire une opposition à l’égard du discours sécuritaire de R1, que l’on
peut assimiler à un « entrepreneur de morale»116. L’entrée dans l’institution n’a pas
constitué pour R2 un choix délibéré mais représente plutôt une voie d’accès au statut de
fonctionnaire dans une administration moins concernée par la concurrence que d’autres.
Mais, de la même façon que cela s’observe chez les agents de police117, la représentation
de sa mission a évolué et se calque plus facilement sur la dimension répressive. Il reprend
aujourd’hui le même discours sur la répression et se réfère systématiquement aux besoins
de sécurité pour justifier la vidéosurveillance.
Il est ici possible que la représentation du monde social que les responsables partagent soit
donc issue d’une socialisation longue au sein du même service, qui garantit une adhésion à
114
Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, p. 41. 115
Fonctionnaires dont les convictions politiques sont perçues comme contradictoires avec les tâches et les missions de répression qui leur sont imposées (Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, p.71). 116
Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, p.67. 117
Dominique MONJARDET, « La culture professionnelle des policiers, une analyse longitudinale », Les cahiers de la sécurité intérieure, n°56, 1
er trimestre 2005, p. 291-304.
77
la vision sécuritaire. En effet, pour que les agents soient en adéquation avec les objectifs de
l’institution, il faut qu’ils les aient incorporés et intériorisés118. Les agents sont ainsi
« institutionnellement » contraints d’endosser le rôle d’agent du maintien de l’ordre public,
même s’il est mal ajusté à la trajectoire, comme cela semble être le cas pour R2.
Si ces agents intermédiaires s’approprient cette mission et les représentations qui lui sont
concomitantes, c’est aussi parce que ce processus permet de revaloriser la position qu’ils
occupent en leur assignant un rôle dans le maintien de l’ordre public et de donner du sens à
leur profession. Ils reprennent les schèmes de pensée et les représentations véhiculées par
les discours politiques et médiatiques119, que l’on s’est attaché à présenter dans le chapitre
premier, entretiennent un rapport enchanté à la vidéosurveillance, tout comme les élus à
Polis.
B- Reprise du discours politique : représentation enchantée de la
vidéosurveillance.
Il est intéressant dans notre perspective de réintroduire la question des rapports sociaux
dans l’analyse de la mise en œuvre d’une politique publique en s’attachant à la manière
dont se situent ces fonctionnaires intermédiaires vis-à-vis des représentations véhiculées
par les discours politique et médiatique. Sur le sujet de la vidéosurveillance, plus
particulièrement, ils adoptent la même représentation enchantée de l’efficacité du dispositif
et, ce faisant, se rapprochent de la vision que peuvent développer les élus. En effet, par des
effets de mise à distance sociale et de rapports de domination, il leur semble évident que si
l’on met des agents derrière les écrans, ils surveilleront. Il n’est pas envisageable dans ces
perceptions que le dispositif de vidéosurveillance présente des « dysfonctionnements » à ce
niveau précisément.
1- Confiance absolue dans la technologie de vidéosurveillance.
Les trois responsables entretiennent un rapport enchanté à la technologie de la
vidéosurveillance et à son utilité dans la lutte contre la délinquance. Ils considèrent que
118
L’institution « ne trouve sa pleine réalisation que par la vertu de l’incorporation » : Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Paris, Editions de minuit, 1980, p. 257. 119
On peut faire ici le parallèle avec la construction d’un sens commun sur l’immigration au travers des discours politiques et médiatiques : Gérard NOIRIEL, Immigration, antisémitisme et racisme (XIXème- XXème siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris, Fayard, 2007, p. 605 et suivantes.
78
toute la ville doit être « protégée » le plus rapidement possible. R1 adopte ainsi les mêmes
attitudes que les élus en s’attachant à des objectifs quantitatifs : « tu peux marquer qu’il y a
plus de mille trois cent caméras à Paris … Nous, on peut facilement arriver à deux mille
caméras ». Tout comme les élus, il ne se concentre pas sur les difficultés rencontrées lors
de la première phase et se consacre à la phase deux.
Nous sommes dans l’ordre du symbolique. « Elle [la vidéosurveillance] est véritable
révolution culturelle […] qui va voir des choses, et toujours plus de choses ». La
contribution humaine dans le fonctionnement et le perfectionnement du dispositif est mise
de côté et oubliée de par le poids des présupposés incorporés quant aux bienfaits des
améliorations technologiques : « La vidéo, elle verra et elle signalera ». Les responsables
me parlent souvent de l’émission télévisée Les experts quand ils évoquent les nouvelles
technologies appliquées aux futures caméras installées : « ça sera comme à la télé, tu
t’rends compte ! On pourra retrouver n’importe quel visage, n’importe quelle plaque
d’immatriculation ». La vidéosurveillance est un sujet actif, auquel on incombe des actions
et des résultats.
2- Des caméras avant tout, et des vidéosurveillants en complément.
Dans cette perspective enchantée de la technologie, le rapport au travail des opérateurs de
vidéosurveillance est un pur et simple impensé, qui n’est jamais mentionné comme
pouvant interférer dans les retombées de cette « technologie révolutionnaire ». Le rapport
actif/inerte et humain/machine est inversé : le vidéosurveillant est un objet passif,
automatisé, qui vient en complément de la technologie afin de regarder les écrans.
Bien qu’aujourd’hui confrontés à des obstacles évidents de « management humain »
comme nous le soulignerons dans notre recherche, ils s’attachent à entretenir une vision
idéalisée des futurs opérateurs par l’activation de présupposés naïfs et intériorisés de
manière inconsciente. Ils perpétuent en ce sens la vision dominante – des positions
dominantes socialement - selon laquelle les opérateurs de vidéosurveillance correspondent
mécaniquement à la représentation que l’on se fait de leur fonction : des exécutants qui
s’inscrivent dans la machine bureaucratique en effectuant automatiquement les tâches
qu’on leur assigne. Tout comme les agents s’inscrivant dans le champ politique, les
responsables ne se préoccupent pas du rapport au monde et au travail que les exécutants
adoptent ; pas plus d’ailleurs des pratiques, ressources, stratégies et résistances que les
individus qui occupent le poste peuvent opposer au fonctionnement tel qu’il est conçu. Les
79
chefs de service appliquent ici un raisonnement naïf : ils perçoivent le service comme une
institution fonctionnant comme un tout réifié et répondant de manière systématique aux
objectifs définis préalablement.
*
La position intermédiaire, socialement et professionnellement parlant, qu’occupent
ces fonctionnaires est déterminante pour comprendre leurs attitudes et pratiques
professionnelles et, ce faisant, le rôle qu’ils jouent dans le processus de mise en œuvre
d’une politique publique.
Les représentations qu’ils déploient autour des questions de vidéosurveillance sont
partiellement déterminées par l’inscription de ces fonctionnaires dans l’institution, qui
implique l’incorporation de manières d’être et de penser. Néanmoins, ils adoptent dans leur
pratique quotidienne une attitude en totale contradiction avec la représentation enchantée
qu’ils donnent à voir. Ils sont désinvestis et « n’y croient plus, même s’ils font semblant d’y
croire », comme le décrypte une des vidéo-opératrice. Comment expliquer cette opposition
entre représentations et pratiques ?
Ce contraste peut s'expliquer par la réintroduction de la question des rapports sociaux dans
la sociologie de l'action publique. Cela permet de comprendre comment des trajectoires
sociologiques et des propriétés de positions sociales viennent influer des pratiques et
représentations professionnelles. Nous sommes confrontés en quelques sortes à une lutte
sociale dans l’administration sur un double plan : vis-à-vis des opérateurs de
vidéosurveillance, mais aussi vis-à-vis de la hiérarchie supérieure. Nous verrons, dans la
suite de ce chapitre, comment s’articulent et s’influencent réciproquement les rapports
entre cette position intermédiaire et les positions supérieures et inférieures.
On s'attachera ainsi dans la deuxième section à une analyse positionnelle des chefs de
service vis-à-vis du politique et de la hiérarchie administrative, en observant les rapports de
force, les capitaux respectifs en présence, et les oppositions ou alliances à l'œuvre au sein
du service. Ceci nous permettra d’expliquer les pratiques professionnelles qu’ils adoptent
et qui participent au processus d’action publique.
80
Section II – Une mise à distance par le haut : positionnement dominé, ressentiment et
renversement de stigmate120.
En s’attachant à dépasser la perspective des propriétés intrinsèques qui caractérisent le
poste de fonctionnaire intermédiaire, nous nous intéressons à la position des agents qui
dirigent le service de vidéosurveillance relationnellement. Ils sont en position d’infériorité
hiérarchique par rapport aux élus et à leur direction administrative. En sus, ils sont
renvoyés à une position de dominé dans l’espace social, par le sentiment d’abandon et de
mise à l’écart qu’ils ressentent. De fait, les pratiques professionnelles qu’ils adoptent sont
marquées par cette représentation dévalorisée de leur position et du ressentiment envers les
agents en position de supériorité. En contrepartie, leurs pratiques sont peu encadrées et ils
disposent à ce titre d’une large marge d’autonomie qui leur ouvre des perspectives de
pouvoir, de revalorisation et de gratification de la position.
Il existe ainsi une tension permanente entre les représentations de leur positionnement. Ils
oscillent entre une valorisation de leur position de pouvoir et un ressentiment, produit de la
mise à distance dont ils font l’objet.
En effet, il s’agit de concevoir la position qu’ils occupent dans l’espace social de façon
relationnelle121. Cet espace social est une scène conflictuelle, définie par l’exclusion
mutuelle, la domination symbolique de positions sur d’autres et la distinction des positions
qui la constituent. Il s’agit donc de comprendre les stratégies de distinction et
d’investissement que les chefs de service déploient en fonction de la position qu’ils
occupent.
Ainsi, à la lumière de la sociologie structurelle de la domination122 et des organisations123,
il faut questionner les dysfonctionnements latents que l’on observe dans le fonctionnement
du service de vidéosurveillance et dans l’articulation entre les divers niveaux
hiérarchiques. En portant notre attention sur les rapports de force et les jeux de pouvoir qui
se jouent dans les relations concrètes entre agents, on met à jour le système d’action qui
120
Erving GOFFMAN, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », 1975, 180 pages. 121
Pierre BOURDIEU, « Condition de classe et position de classe », Archives européennes de sociologie, Tome VII, 1966, n°2, p. 201-209. 122
Notamment, Pierre BOURDIEU, La distinction. Critique sociale d’un jugement, Paris, les Editions de Minuit, 1979, 670 pages. 123
Michel CROZIER, Le phénomène bureaucratique, essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d'organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culture, Paris, Editions du Seuil, 1963, 384 pages.
81
gouverne les rapports entre les chefs de service et les personnes qui occupent une position
hiérarchiquement supérieure à la leur.
§1 – Des fonctionnaires intermédiaires mis à l’écart au sein d’une organisation
bureaucratique.
A- Le désintérêt des élus pour le suivi réel du service de vidéosurveillance.
« La politique, c’est un monde à part » m’expliquera R2. Cette citation permet d’introduire
la façon dont les responsables se représentent leur position dans le monde social et vis-à-
vis des personnes qui occupent un positionnement politique: ce sont deux univers étanches
qui ne poursuivent pas les mêmes intérêts.
Le service de vidéosurveillance et les trois responsables n’entretiennent aucun contact
direct avec l’élu en charge de la sécurité au sein de la ville de Polis. Il est intéressant de
mettre en évidence ce décalage entre la place qu’occupe la vidéosurveillance dans les
discours politiques actuels et le complet désinvestissement des élus dans le suivi effectif du
service. Bien que R1, R2 et R3 se qualifient comme les « seuls collaborateurs » de l’élu en
charge de la sécurité sur la politique publique de vidéosurveillance, les deux univers
sociaux sont complètement étanches l’un à l’autre.
Il n’y a aucune communication et articulation entre la sphère politique et la sphère
administrative et de facto, il n’existe quasiment aucune relation hiérarchique entre les élus
qui prennent la décision d’installer un dispositif de vidéosurveillance et les fonctionnaires
censés mettre en œuvre les directives formulées par la hiérarchie. Dans les faits, depuis la
création du service, l’élu en charge des questions de sécurité ne s’est déplacé dans le
service qu’une seule fois, dans le cadre d’une conférence de presse qui plus est.
Il s’agit de percevoir dans quelles mesures le politique ne se préoccupe que des effets
d’annonce et symboliques dans la décision de mettre en place un dispositif de
vidéosurveillance sans que le fonctionnement du service ne soit soumis à un contrôle
hiérarchique des élus. Les responsables sont conscients de la dimension symbolique de ces
prises de position politiques. Ils développent ainsi un ressenti d’abandon du politique, qui
ne se préoccupe pas de leur travail, et témoignent de la jalousie car l’élu passe la plupart de
son temps à « s’occuper du service de prévention de la délinquance, et nous, jamais rien ».
82
B- Un service mis à l’écart par la hiérarchie administrative.
Le service de vidéosurveillance occupe une position géographique isolée. Il est confiné à
l’écart des autres services et se trouve éloigné des bureaux qui abritent la hiérarchie de la
Direction de la Gestion Urbaine de Proximité (DGUP). Ils occupent la totalité du rez-de-
chaussée du bâtiment consacré aux locaux des services de la DGUP : sur les huit pièces
pouvant servir de bureaux, seuls deux sont occupées par R2 et R3 et le service parait en
conséquence vide et sans vie. Cette mise à l’écart géographique reflète une mise à l’écart
institutionnelle, renforçant et confortant les agents dans leur sentiment d’être délaissés par
la hiérarchie.
En effet, le manque de considération de la part du politique est renforcé par le peu
d’importance et de valeur que leur accordent leurs chefs hiérarchiques, c’est-à-dire le
directeur de la DGUP et le chef de la division « sûreté publique » dans laquelle le service
de vidéosurveillance est inscrit.
Les responsables souffrent d’une mise à l’écart sociale de la part de leurs collègues, qui
occupent une position similaire à la leur. Ils ne sont conviés que très rarement aux
événements tels que les pots de départ ou les déjeuners organisés communément. Par
ailleurs, ils dénoncent le manque de considération que les autres agents municipaux leur
témoignent lorsqu’ils ne les saluent pas en début de journée. R1 a dû monter à l’étage
« avec tous les autres » pour prendre en charge le personnel de télésurveillance qui a
déménagé du rez-de-chaussée vers le premier. Il se plaint sans cesse du fait que « même les
secrétaires ne prennent pas la peine de le saluer le matin » et passe d’ailleurs la plupart du
temps dans les locaux de vidéosurveillance, ne trouvant pas sa place au premier étage.
Au-delà de ces faits qui marquent le quotidien des trois responsables, ils sont renvoyés à
une position dévalorisée car ils ne peuvent pas assister aux réunions administratives qui
concernent la sécurité et quelques fois même la vidéosurveillance : « J’en ai marre d’être
la cinquième roue du carrosse. On me fait jamais venir aux réunions stratégiques, alors
qu’on me fasse pas chier ! » témoigne R3. Un autre élément vient illustrer le propos. Lors
de la grande réunion concernant l’ouverture des plis des candidatures des entreprises
postulant pour le projet d’installation des deux-cent vingt caméras, les trois responsables
ont jugé nécessaire d’être tous les trois présents. J’ai alors assisté à une situation
humiliante : le directeur a appelé R1 pour lui signifier, outré, qu’il était inadmissible que
83
les trois soient présents et qu’il n’y ait plus personne pour s’occuper du service de la
vidéosurveillance. R2, qui occupe une position un peu plus marginalisée dans la
configuration, s’est de lui-même retiré de la réunion. Cette anecdote, peu significative a
priori, vient souligner la dévalorisation de leur position par la hiérarchie. Ils sont les
premiers concernés par cette ouverture de plis, chacun apportant sa propre expertise à
l’évaluation des candidats et ne sont pourtant pas légitimes à participer à ce type de
réunion. On perçoit l’humiliation ressentie par les trois responsables dans le cadre de ce
renvoi perpétuel à une position dévalorisante de la part de direction administrative.
Un dernier élément empirique permet d’appuyer notre propos. Au sujet du recrutement des
futurs opérateurs de vidéosurveillance, R1 dénonce le peu d’importance accordée à la
qualification de ces derniers de la part de la direction des ressources humaines et, ce
faisant, au service : R1 est ainsi très exigeant quant au profil de ses futurs vingt-cinq
employés : « Moi, je veux les meilleurs, avec un profil défini. On veut me refiler tous ceux
dont on ne veut pas ou qu’on ne sait pas où mettre, mais ça va pas se passer comme
ça ! Ils vont me refiler que des bras cassés dont ils ne veulent plus, hein… ».
Ainsi, la mise à distance et à l’écart systématique de ces fonctionnaires intermédiaires par
la direction administrative renforce la représentation dévalorisée que se font les
responsables de leur position.
La citation qui suit est un extrait d’une discussion entre R2 et R3. Il permet de mettre en
évidence la dissonance entre les préoccupations du directeur de la DGUP et celles des
fonctionnaires chargés de la mise en œuvre de la politique de vidéosurveillance. Est ainsi
révélée la distance hiérarchique, mais aussi symbolique, qui sépare les deux univers
sociaux. L’emploi systématique du pronom « lui » pour faire écho au directeur de la DGUP
est sur ce point significatif.
« R3 : Lui , il est déjà en phase deux. Les petits soucis métaphysiques, lui, il s’en fout,
il me dit « ah ben c’est simple à régler, ça ». Lui, il est déjà parti loin.
R2 : L’autre, lui , ce qu’il veut c’est des beaux power point, des beaux projets, des
beaux papiers, la présentation quoi !
R3 : Il est dix étages au-dessus par rapport à nous. Après, c’est du fonctionnel et
de l’opérationnel pour lui, c’est plus de son ressort.
R2 : Ouais, mais bon ça aide pas. On a besoin de savoir où mettre les caméras et
pour lui, c’est fait ça. C’est bien beau de changer de philosophie de projet, moi je m’en
fous, mais faut qu’on me dise quoi faire, je suis trop dans le flou là !
84
R3 : Non, mais lui , il est en phase deux, la phase une c’est fini ! Lui, il est dans
l’affichage politique, il s’en fout finalement où elles sont [les caméras]. »
C- L’invisibilité du service auprès des partenaires et une collaboration inexistante.
Les rapports officiels et la littérature consacrée à l’évaluation de l’efficacité de la
vidéosurveillance insistent sur l’importance des relations de partenariat et de coordination
entre les services de police et le service de vidéosurveillance pour assurer une efficacité au
dispositif124. Les responsables eux-mêmes reconnaissent que les caméras permettent de
réduire les faits de délinquance par l’information en temps réel des forces de l’ordre des
faits délictueux et la transmission des images a posteriori aux services de police. Une
coopération entre les agents municipaux responsables de la vidéosurveillance et les
services des polices nationale et municipale est ainsi au fondement de toute la logique du
système : le travail des opérateurs de vidéosurveillance consiste à « signaler tout
dysfonctionnement sur la voie publique aux services concernés, à savoir la police
municipale et nationale »125.
Cependant, dans les faits, le service de vidéosurveillance n’est jamais en relation avec la
police. Il entretient au contraire des relations conflictuelles avec les agents de la police. Le
manque de considération vis-à-vis du service de la part des forces de l’ordre induit une
représentation du service marquée par l’inutilité dans la participation à la garantie de
l’ordre public.
La plupart des agents de police ne connaissent pas l’emplacement des dix caméras qui se
trouvent sur la voie publique actuellement, lorsqu’ils sont au courant que la ville de Polis
dispose d’un système de vidéosurveillance. Les demandes de statistiques de la délinquance
de la part du service à la police sont toujours sans suite. Par ailleurs, les responsables
s’attachent à expliquer l’impossible coordination entre la police nationale et le service, car
animés par des objectifs structurellement contradictoires. « On s’occupe tous de sécurité,
mais on ne parle pas de la même » : la police nationale lutte contre la « grande
délinquance » tandis que la vidéosurveillance sert à prévenir la « petite délinquance », dite
de proximité.
124
Se reporter au chapitre introductif. 125
Eléments issus de la fiche de poste d’opérateur de vidéosurveillance du service de vidéosurveillance de Polis.
85
Par ailleurs, la plupart des villes qui ont mis en place un dispositif de vidéosurveillance ont
pensé le fonctionnement du service de vidéosurveillance urbaine en relation étroite avec la
police municipale. A Polis, les services de la police municipale et de vidéosurveillance
s’ignorent l’un l’autre. Il n’existe aucune relation entre ces deux services, qui, pourtant,
appartiennent à la même Direction. Les responsables mettent en avant l’argument que les
agents de la police municipale sont trop peu nombreux pour que certains soient affectés à
un partenariat avec leur propre service.
Enfin, le partenariat n’est pas plus effectif avec le service de prévention de la délinquance
de la ville. Bien qu’officiellement l’un et l’autre soient intrinsèquement liés, les agents ne
se coordonnent jamais afin de poser un diagnostic sur les besoins pour assurer la sécurité
préventive de Polis.
L’absence de liens avec les services de police et de prévention de la délinquance, quelques
en soient les différentes raisons invoquées, renforce la mise à l’écart du service de
vidéosurveillance et de ses agents au sein du champ administratif.
Cette mise à distance de la part des élus, de la Direction et des services partenaires les
renvoie à une position dévalorisée, nous l’avons vu. Ainsi, après cette présentation
descriptive de la position qu’occupe le service concrètement, attachons-nous à comprendre
les effets que cela peut avoir sur les représentations et pratiques de ces fonctionnaires
intermédiaires.
§ 2 – Des pratiques professionnelles marquées par du ressentiment.
A- « Si ça marche pas, c’est leur faute ».
1- L’absence de pilotage, à l’origine des dysfonctionnements de la vidéosurveillance
selon les responsables.
Les trois responsables se plaignent continuellement de n’avoir aucun « schéma directeur,
pour utiliser les grands mots de là-haut » qui leur permette d’être guidés et accompagnés
dans leur travail au quotidien. Ils expliquent « l’échec de la mise en œuvre » et les retards
accumulés dans la mise en place d’un dispositif élargi de vidéosurveillance par la faute
86
exclusive des élus et de la direction administrative. Tout serait dû à une absence de volonté
réelle des politiques, au-delà de leur discours : « Les politiques, ils veulent se faire
mousser, et c’est tout ! Ils ne savent faire que ça : parler de la vidéo, faire des conseils
[municipaux] à huis-clos…Mais après ? ».
R3 me conseillera ainsi, sur le ton de la plaisanterie, de travailler sur la problématique :
« Comment une politique publique locale est empêchée d’être mise en œuvre par un
manque de gouvernance et de pilotage ? ».
Selon les responsables, les jeux et stratégies qui se jouent dans le champ politique sont les
seuls éléments responsables de la mise en échec actuelle du dispositif. Ils empêchent le
maire et l’élu en charge des questions de sécurité de se préoccuper réellement du suivi des
décisions politiques et de définir les objectifs concrets de cette politique publique.
2- Incompétence des partenaires et des élus.
Par ailleurs, les trois responsables développent un ressentiment envers tous les acteurs avec
qui ils sont en relation et dénoncent leur incompétence de façon systématique. La
revalorisation de leur position se concrétise en fait par la dévalorisation des compétences
des agents participant à la mise en œuvre de la politique.
En effet, le service de vidéosurveillance et la police municipale entretiennent des rapports
conflictuels, qui ne manquent pas d’être rappelés. D'après R1, on ne peut pas leur
demander de participer à la réflexion sur le projet car ils ne leur « servent à rien » et « ont
toujours été contre » l'installation du dispositif de vidéosurveillance. Les responsables
adoptent vis-à- vis de la police municipale une position de mépris. La représentation de ce
service est marquée péjorativement : « La Municipale ! Pff… Ce sont des « branleurs »,
c’est juste la milice personnelle du maire en fait, ils servent à rien, ils ont même pas
l’arme… ». A une autre occasion, lors du signalement d’un problème de délinquance dans
une gare de Polis, les responsables se féliciteront : « T’as vu, ils ont pas appelé la
municipale, hein ?! Ils feraient rien, ils le savent ça! ».
Par ailleurs, une logique d’opposition au politique est entretenue de façon récurrente, en
soulignant l’incohérence des prises de position politiques, perçues comme uniquement
déterminées par des stratégies électoralistes à court terme sans se soucier du bien-être
87
sécuritaire. « Le maire et l’élu, ils veulent juste faire des effets d’annonces. Il va dire “ça y
est j’ai la solution pour lutter contre l’insécurité, et comme j’suis pas un menteur, voilà
j’ai inscrit un rapport au conseil municipal”. Mais après, ils s’en sortent pas. Ca, c’est le
politique ». Ils m’illustrent leur mépris par le surnom de « boulette » qu’ils ont donné à
l’élu. Ils dénoncent l’incompétence des élus qui se trompent de façon systématique dans
les communiqués de presse et qui prennent des décisions inutiles (l’installation des dix
caméras dans les piscines municipales par exemple, résultat de stratégies clientelaires des
élus).
Enfin, ils sont totalement hermétiques à l’idée de collaborer avec les services de police
nationaux. Face au peu d’intérêt que ces agents de l’Etat leur accordent, ils s’attachent à
adopter une stratégie punitive en considérant qu’il n’est pas du ressort de leur rôle de
collaborer avec eux et de pouvoir les aider.
B- D’une position dévalorisée à du ressentiment et des pratiques désinvesties.
On peut ainsi supposer que les ressentiments sociaux qu’ils ont développés sont en partie
responsables de leur attitude résignée et de leur manque d’investissement dans la recherche
de solutions afin que le dispositif de vidéosurveillance fonctionne efficacement. Les
dispositions de ces agents et les intérêts liés à la position actuelle qu’ils occupent (dans la
double relation, verticale, auprès de la hiérarchie politique et administrative, et horizontale
auprès des partenaires) sont ainsi placés au centre de l’analyse afin d’appréhender la façon
dont ils gèrent le service de vidéosurveillance.
En opposition avec la représentation et les croyances qu’ils portent quant à la mise en place
d’un dispositif de vidéosurveillance, ils ne s’investissent pas dans l’aboutissement de ce
projet et dans le bon fonctionnement du service. Ils adoptent au contraire une attitude
résignée. Plusieurs éléments empiriques me permettent d’avancer ce constat : l’absence
d’efforts pour instaurer une collaboration avec les services de police ; le strict respect de
l’heure de départ : seize heures et quarante cinq minutes ; la volonté de mutation de R2 ;
l’absence de volonté dans la recherche de solutions pour pallier aux absences répétées des
opérateurs de vidéosurveillance en recrutant de nouveaux vidéosurveillants.
Ces quelques exemples empiriques témoignent du rapport au travail négatif des
responsables. Ils ne retirent de leur position aucune rétribution symbolique et une
rétribution fiduciaire insuffisante. Ils adoptent ainsi une attitude de rejet de la position
88
qu’ils occupent au sein de ce service municipal de Polis. La lenteur dans l’avancée du
projet et le sentiment d’être abandonnés engendrent chez ces trois fonctionnaires des
comparaisons systématiques avec le poste qu’ils occupaient avant d’intégrer la mairie :
« Moi je commence à en avoir marre, petite ingénieure de merde payée trois francs six
sous… Hein, dans ce cas là, je retourne là où j’étais moi ! ». Ils mettent en avant
l’investissement dont ils faisaient preuve lorsqu’ils travaillaient chez France Telecom :
« Aller travailler le dimanche, si on avait besoin de moi, pas de problème. Mais ici … ».
Le ressentiment et le malaise que ressentent ces fonctionnaires intermédiaires se
répercutent ainsi sur les attitudes qu’ils adoptent : résignation, philosophie du laissez-faire,
culture du strict minimum, désinvestissement, refus de responsabilités et moindre adhésion
à la mission dont ils sont investis126.
§ 3 – Renversement de stigmate et valorisation de la position.
La mise à distance par le haut et la position dévalorisée que les responsables occupent au
sein de leur hiérarchie et vis-à-vis du politique sont investies de manière stratégique, afin
de retrouver une marge de pouvoir. En effet, ils trouvent un intérêt à s’approprier cette
position de simple fonctionnaire technique dépourvu de tout pouvoir et perpétuent, en ce
sens, l’étanchéité entre les sphères politique et administrative.
Ce faisant, la stricte délimitation entre les compétences politiques et techniques leur permet
de renverser le stigmate et leur position dévalorisée, en légitimant la marge d’autonomie
dont ils bénéficient.
A- Position de repli sur leur rôle d’exécutant : « on est que des techniques,
nous ».
La question de la mise en place d’un comité d’éthique par exemple, qui accompagne
généralement toute politique municipale de « vidéoprotection », ne semble pas relever de
leur compétence à leurs yeux, mais de celle du politique : « C’est pas une décision que je
peux prendre à la place de l’élu, moi. C’est à lui de choisir si on fait quelque chose de
126
Pour une analyse détaillée de ce malaise dans le monde du travail privé, voir François DUPUY, La Fatigue des Elites. Paris, La République des idées, Seuil, 2005.
89
creux pour faire beau ou quelque chose qui a vraiment un rôle ». La volonté de l’élu est
indispensable selon les responsables pour comprendre s’il s’agit d’un comité vivant avec
de réelles recommandations afin d’évaluer la priorité entre les différentes demandes, ou
d’un simple faire-valoir. Cet extrait met ainsi en évidence leur représentation dichotomique
entre le rôle du politique qui définirait les grands axes et le rôle du technique qui
bénéficierait des compétences d’expertise pour mettre en œuvre ces axes définis a priori. Il
semble acquis donc, à leurs yeux, que les fonctionnaires se préoccupent simplement
d’assurer les conditions techniques du bon accomplissement des fonctions que le politique
et la Direction leur assignent : « On inverse les rôles, là. J’ai pas à définir la stratégie
politique moi. Je suis le technique qui dit derrière si c’est possible techniquement ou pas ».
Il est très intéressant d’observer que les responsables, bien que pris dans la configuration
d’acteurs (au sens éliasien) et donc pleinement acteurs dans la définition de la façon dont
est exécutée et pilotée cette politique publique, se situent dans une position de victimes du
système politique. Ils légitiment leur position et leurs pratiques par cette séparation entre le
politique et l’administratif.
Ce faisant, les responsables se dédouanent de toute responsabilité dans la construction du
sens de cette politique publique et ne se considèrent que comme des agents devant exécuter
les instructions, peu importe les convictions qu’ils peuvent entretenir. Ils revendiquent
perpétuellement leur statut de « simples fonctionnaires » qui exécutent les directives
politiques grâce à des compétences techniques propres à mettre en œuvre le dispositif de
vidéosurveillance.
Ils opposent ainsi un ensemble de qualités individuelles - neutralité, désintéressement,
technicité, objectivité, capacité à penser sur le long terme - qu'ils opposent aux défauts
politiques127 – recherche d’intérêt, ignorance et éloignement du terrain, logique d'affichage,
inconsistance et incohérence, vision à court terme et électoraliste. Ce positionnement
renvoie à la légitimité sur laquelle ont été fondées historiquement la naissance et la montée
127
Extraits d’entretiens informels qui dénoncent les défaillances du politique. - Logique d’affichage : « Le maire, aujourd’hui il est au pied du mur, il a dit « je fais de la vidéo » mais au final, il s’en est toujours foutu. » - Méconnaissance du terrain et des difficultés techniques : « Y’a plus d’arrêt là, ça y est ils sont lancés ! Ouais mais faut savoir, parce qu’on en fait d’abord deux cent, puis mille! Et le réseau ? Et l’argent ? » - Recherche d’intérêts personnels : « Comment il s’appelle, lui là [l’élu] ? Il veut qu’on mette des caméras où? Sur sa maison ou celle de sa belle-sœur ? »
90
en puissance de l'administration128. En marquant leurs strictes compétences techniques, ils
signifient toutefois la légitimité de leur position dans l’organisation administrative.
B- Renversement du stigmate et création d’une marge de pouvoir.
La stratégie de se réduire à un agent dépersonnifié peut s’analyser comme le produit d’une
façon de « jouer le jeu bureaucratique », tout aussi subtile que le choix opposé qui consiste
à jouer avec la règle, si l’on se réfère à l’analyse que propose P. Bourdieu dans son article
« Droit et passe-droit »129. Le jeu bureaucratique, même s’il s’apparente à un jeu fortement
réglé, implique forcément des incertitudes. Toute administration est un espace de tensions
internes, régie par des logiques de pouvoir et des rapports de force.
Ainsi, les responsables peuvent avoir intérêt à reprendre cette représentation qui les associe
à de simples exécutants : « l’image qui se précise, et dans certains cas que les agents ont
même intérêt à entretenir, est celle d’une société et d’une économie hypercentralisées où
dominent les volontarismes idéologiques et politiques »130.
Ainsi, lorsque nous questionnons les raisons d’être à une telle insistance sur leur statut de
technique et sur la position de subalterne qu’ils revendiquent systématiquement, il est
possible d’émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’un choix stratégique131. Cette stratégie leur
permet de bénéficier d’une légitimité et d’une marge de pouvoir, qu’ils ne pourraient
acquérir s’ils adoptaient passivement la représentation dévalorisée de leur position.
Il s’agit de renverser le stigmate132 qu’ils vivent au quotidien : la mise à distance par le
haut est réinterprétée en leur faveur. « Tout se passe comme si, en France, la légitimité du
128
Max WEBER, Économie et Société, Paris, Plon, 1995. 129
Pierre BOURDIEU, «Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82, mars 1990, p. 88.
130 Jacques SAPIR, L’économie mobilisée. Essai sur les économies de type soviétique, Paris, La
Découverte, 1990, p. 88.
131 On s’inspire ici des travaux qui portent sur les utilisations de la différenciation des sphères politiques
et administratives par des fonctionnaires européens ou municipaux : Cécile ROBERT, « La Commission européenne dans son rapport au politique : Pourquoi et comment faire de la politique sans en avoir l'air ? », Pôle Sud, N°15, 2001, p. 61-75 ; Olivier ROUBIEU, « Des « managers » très politiques. Les secrétaires généraux des villes » in Vincent DUBOIS et Delphine DULONG (dir.), La question technocratique. De l’’invention d’une figure aux transformations de l’action publique, Strasbourg, PUS, 1999, p. 217-231. 132
Erving GOFFMAN, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », 1975, 180 pages.
91
service public ne pouvait se construire que dans un rejet du politique, ou tout du moins une
sérieuse prise de distance à son égard »133.
On reprend ici l’idée développée par P. Duran selon laquelle le fait que les catégories
institutionnelles ne correspondent pas aux réalités observées ne signifie pas qu'elles soient
dépourvues d'effets dans la réalité sociale. En effet, dans la lignée des travaux sur la street-
level bureaucracy, nous mettons en évidence que la différenciation entre les compétences
administratives et politiques, telle qu'elle est mobilisée par les responsables, est un
construit social dont ils peuvent faire des usages tactiques afin de légitimer la marge de
manœuvre dont ils disposent.
Sous couvert de simples fonctionnaires techniques, R1 explique : « on a trois-quarts du
pouvoir de décision en fait. Lui [le politique], il donne ses principes et après, nous, on
choisit ».
C- Une position revalorisée : « Sans nous, ils ne font plus rien ».
La position des responsables est ainsi revalorisée. L'effacement de la dimension créatrice
de leur travail par le repli sur un rôle de simple exécutant leur permet de ne pas révéler les
marges de manœuvre dont ils disposent dans la mise en œuvre concrètement.
De fait, pourtant, ces agents sont en position d’infléchir voire de déterminer le contenu de
la politique de vidéosurveillance, comme cela a été démontré dans de nombreux travaux
portant sur la street-level bureaucracy. Les responsables disposent en effet d'une très large
marge d'autonomie dans le pilotage du projet.
En témoigne la façon dont est décidé le positionnement géographique des cent vingt
caméras du marché complémentaire. Il est surprenant de constater que l'emplacement,
essentiel à l'effectivité et à la dimension symbolique du dispositif, est laissé à l'intime
conviction de ce service. La dissociation classique entre décision politique et mise en
œuvre technique, reprise dans les représentations des responsables, est mise à mal
lorsqu’on observe la réalité sociale. Ils doivent eux-mêmes élaborer des stratégies et des
plans d'implantation qui pourraient être un compromis acceptable entre tous les objectifs
que l'on assigne à la vidéosurveillance. Confrontés à un panel d'objectifs134, ils se doivent
133
Patrice DURAN, Penser l’action publique, Paris, LGDJ, coll. « Droit et société », 1999, p. 122. 134
Pour exemples : fluidification du trafic pour la communauté urbaine, surveillance des grands axes routiers pour déterminer les axes d'évasion pour la police nationale, gestion urbaine de proximité pour leur direction administrative, surveillance et sécurisation de l'hypercentre pour l'opinion publique etc..
92
eux-mêmes de définir les priorités données à la vidéosurveillance, bien que cette
compétence soit réservée au politique dans la conception classique des rouages de
l’administration.
Ainsi, les responsables se définissent comme les « premiers collaborateurs » de l’élu de
par les responsabilités qu’ils détiennent : il s'agit d'une stratégie de revalorisation de la
représentation de leur position sociale, face à la mise à distance subie en pratique.
Dans leurs explications, ils insistent sur le fait que s'ils n'étaient pas là, les responsables
hiérarchiques et l'élu seraient dépourvus de toute capacité d’action s'ils devaient reprendre
en main tout le projet. Ils sont « les gardiens du temple », selon leurs propos. Le pouvoir
est ainsi confirmé et la mise à distance par les supérieurs investie stratégiquement.
Une marge d’autonomie est déduite de la position sociale à l’écart qu’ils occupent. Lorsque
je questionne les responsables sur les directives de la hiérarchie, ils reprennent mes
termes : « Mais quelle hiérarchie ? ».
Par des mécanismes de mise à distance de la position dominée à laquelle ils étaient
renvoyés, il leur est permis de revaloriser leur position sociale et la représentation de celle-
ci. C’est ce que nous pouvons retrouver dans les relations qu’ils entretiennent avec leurs
employés subalternes, que nous allons dès à présent traiter.
*
Les fonctionnaires qui ont la responsabilité du service de vidéosurveillance sont
mis à l’écart et occupent une position dévalorisée par leur hiérarchie, comme cela a été
présenté. Cette représentation de la position entraîne une certaine manière d’occuper la
position, c’est-à-dire des manières de faire et d’être.
Ainsi, il s’agit de mettre en évidence la façon dont des propriétés sociales de position
peuvent influer sur le fonctionnement concret d’un service administratif. La problématique
des rapports sociaux est essentielle dans une analyse, sociologiquement pertinente, de
93
l’action publique. Dans la continuité de la deuxième section de ce chapitre, nous nous
intéressons aux relations concrètes que les responsables du service de vidéosurveillance
entretiennent avec leurs employés subalternes, les vidéosurveillants. Il s’agit de mettre en
lien la position qu’ils occupent vis-à-vis « du haut » avec la façon dont ils investissent la
position qu’ils occupent vis-à-vis « du bas » et de mettre en évidence l’importance des
rapports sociaux dans la compréhension du fonctionnement d’un service.
94
Section III – Une mise à distance par le bas : domination hiérarchique et sociale.
Les responsables du service entretiennent avec les opérateurs de vidéosurveillance des
relations qui méritent une certaine attention, afin de les analyser à la lumière de la
sociologie de la domination. Il s’agit de démontrer que la domination hiérarchique qu’ils
exercent envers les vidéosurveillants est un moyen de signifier leur domination sociale,
dans la perspective d’une « lutte des classes » qui se joue sur le plan symbolique. Cette
hypothèse nous permet ainsi d’appréhender les effets d’une mise à distance sociale par le
bas sur les rapports entre chefs et employés subalternes et, ce faisant, sur le fonctionnement
d’un service administratif de vidéosurveillance.
§ 1 – De la domination hiérarchique à la domination sociale.
La position d’autorité hiérarchique légitime que les chefs de service occupent auprès des
opérateurs de vidéosurveillance sert avant tout leur volonté de marquer et signifier leur
domination sociale.
A- Signifier sa supériorité hiérarchique : une position d’autorité légitime.
Les responsables du service entretiennent des relations marquées par une hiérarchie stricte.
Ils adoptent à l’égard de leurs employés subalternes des attitudes uniquement fondées sur
un principe de contrôle et de sévérité et s’attachent à signifier de façon systématique
l’importance du respect des règles. R1 justifie de tels rapports par les responsabilités que sa
position implique : « S’il y a un problème, c’est moi qui vais en prison. La règle, elle est
là, et tu peux pas en dévier ».
Ainsi, au cours des entretiens de recrutement, il se montre sévère et rappelle l’importance
du respect des instructions que donnent les responsables. Stéphanie me rapportera ainsi le
questionnement de la psychologue affectée aux relations humaines de la ville sur le fait
qu’il n’y ait aucun candidat au poste de vidéosurveillant. « R1, c’est un fou au recrutement.
Il arrive, il te dit “moi, quand je vous dis un truc, c’est comme ça et pas autrement”. Il
fait peur et personne ne veut venir, on est pas à l’armée ici. Même la psy, elle a compris
que c’est à cause de lui qu’y a personne. Il dresse un tableau noir du poste ».
Dans le même sens, on ne permet pas aux opérateurs de conserver leurs effets personnels
au sein du PC vidéo (téléphone portable et veste).
95
Les jours de congés ne sont pas toujours choisis par les opérateurs, en fonction des besoins
du fonctionnement effectif du service : les responsables jouent ainsi sur la conscience
professionnelle de leurs agents en précisant que tout jour de congé déposé, même des mois
à l'avance, ne peut être garanti comme accordé en fonction des nécessités de
fonctionnement du service.
R1 est aussi favorable à la mise en place de « techniques managériales » qui permettraient
de mieux contrôler l’activité de ses employés telles que l’enregistrement de toutes les
conversations téléphoniques des vidéosurveillants ou encore l’installation d’une caméra au
sein de la salle de PC vidéo.
Les horaires doivent être strictement respectées par les opérateurs et les responsables
s’attachent à contrôler rigoureusement que les opérateurs ne partent pas avant l’horaire
convenue et ne dépassent pas le temps de la pause déjeuner.
Dans la même logique, à propos des usages de la vidéosurveillance, R1 est favorable pour
sanctionner les services municipaux lorsqu’ils ne remplissent pas leur fonction et que la
preuve en est donnée par le dispositif de vidéosurveillance, bien que ce type d’usage soit
éthiquement dénoncé : « Attention, on ne s’autocensure pas ! ». Il parle avec fierté de la
façon par laquelle il a réussi à imposer à ses anciens employés à France Telecom
l’utilisation des ordinateurs en déchirant toutes les notes manuscrites de ces derniers.
Ces différents éléments empiriques, dont la liste n’est pas exhaustive, montrent
l’importance accordée à la signification aux employés subalternes de la position d’autorité
dont jouissent les responsables. On va tâcher d’en expliquer les ressorts.
B- Une « lutte des classes » symbolique : marquer sa domination sociale.
L’observation empirique nous permet d’introduire notre réflexion sur les ressorts aux
relations entre supérieurs et employés subalternes. Les lacunes dénoncées quant à
l’élaboration d’une stratégie et d’une définition des objectifs de la vidéosurveillance sont
soulignées par la littérature afférente aux dispositifs de vidéosurveillance135, mais le
constat est le plus souvent dressé à l’échelon des pratiques professionnelles des opérateurs
de vidéosurveillance. Il est surprenant que le problème se pose dans les mêmes termes aux
responsables du service de Polis lorsqu’ils doivent décider de l’emplacement des caméras.
135
Se reporter au chapitre introductif.
96
Nous pouvons faire ici l’hypothèse que les situations professionnelles respectives des
responsables du service de vidéosurveillance et des vidéosurveillants se sont pas si
éloignées et présentent des homologies positionnelles.
1- Une homologie de position entre petits et moyens fonctionnaires : la peur d’un
déclassement social en jeu ?
Notre observation nous permet donc de faire un parallèle entre la position qu’occupent les
responsables du service vis-à-vis de la hiérarchie politique et administrative avec la
position qu’occupent les opérateurs de vidéosurveillance au sein du service, comme cela
sera approfondi dans notre dernier chapitre. L’insistance avec laquelle ils marquent leur
supériorité hiérarchique et sociale vis-à-vis de leurs employés subalternes renvoie à la
position déclassée dont eux-mêmes souffrent dans la relation qu’ils ont avec leurs
supérieurs.
En effet, d’après l’approche structurelle des classes sociales bourdieusienne, il peut exister
des propriétés semblables entre des classes sociales qui occupent des positions homologues
dans des structures sociales différentes136.
Chefs de service et vidéosurveillants adoptent la même représentation dévalorisée de leur
position, définie par les relations qu’ils entretiennent avec les individus qui les dominent
dans l’espace social considéré. Ils sont mis à l’écart géographiquement et socialement par
leur hiérarchie, ils développent du ressentiment envers leurs chefs et ils mettent en œuvre
de stratégies pour résister à une représentation dévalorisée de leur position.
Face à cette homologie structurale de la position, la sociologie de la domination
bourdieusienne nous permet de comprendre la nécessité pour les chefs de service d’investir
des stratégies distinctives.137 Ces prises de position s’expliquent par le besoin de marquer
leur appartenance à la classe dominante et de mettre à distance ces « petits
fonctionnaires », dont ils se rapprochent trop. A travers la mise en évidence de leur
position de supériorité sur le fondement d’un rapport professionnel défini
136
Rémi LENOIR, « Espace social et classes sociales chez Pierre Bourdieu », Sociétés & Représentations 1/2004 (n° 17), p. 387. 137
Pierre BOURDIEU, La distinction. Critique sociale d’un jugement, Paris, les Editions de Minuit, 1979, 670 pages.
97
hiérarchiquement, ces fonctionnaires intermédiaires légitiment symboliquement leur
position de dominant dans l’espace social global.
Ainsi, la façon dont le service est piloté par les responsables est commandée par des
attitudes qui viennent signifier systématiquement leur domination sur les vidéo-opérateurs.
2- Stratégies de distinction : une position dominante consacrée et entretenue.
Les classes dominantes sont dans une perpétuelle « recherche anxieuse de la
distinction »138 afin de se démarquer des classes sociales inférieures. Pierre Bourdieu pense
ainsi qu’une partie de la lutte entre groupes sociaux prend la forme de luttes symboliques,
informelles et non objectivées dans une confrontation explicite entre des classes sociales
mais signifiées par des stratégies distinctives. Ainsi, les rapports conflictuels que les
responsables entretiennent avec leurs employés subalternes peuvent s’inscrire dans cette
lutte des classes, qui est révélée par des attitudes et discours de la vie quotidienne.
Les responsables s’inscrivent dans une logique condescendante, pas seulement envers les
deux vidéosurveillants qu’ils côtoient actuellement, mais envers tout petit employé
subalterne qu’ils se représentent comme occupant une position socialement inférieure à la
leur.
La mise à distance sociale est perçue comme légitime mais elle avant tout affichée. Par
exemple, les responsables ne se déplacent jamais jusqu’à la salle de PC vidéo pour saluer
leurs employés lorsqu’ils commencent leur journée (une demi-heure après l’arrivée des
opérateurs).
Ce type d’attitudes marquant une mise à distance, qui se retrouve chez les trois
responsables, n’est pas inhibé par ma présence mais plutôt favorisé par celle-ci. En
témoigne la logique d’affichage de leur mépris pour les opérateurs qui est récurrente. Cela
permet de faire l’hypothèse que la représentation de la position inférieure qu’ont les
responsables des opérateurs de vidéosurveillance révèle une problématique plus profonde
qu’un simple rapport hiérarchique d’un chef à son employé subalterne. La mise à distance
138
Pierre BOURDIEU, « La représentation de la position sociale », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 52-53, juin 1984, p. 15.
98
sociale et les stratégies distinctives doivent être signifiées et affichées explicitement, afin
de les conforter dans le positionnement dominant socialement.
Ils marquent ainsi leur domination à partir des trois dimensions principales que l’on
recense classiquement : culturellement, économiquement et socialement.
3- Une domination culturelle, économique et sociale : « les gens du bout »139.
Sur le plan des ressources culturelles, les chefs de service se positionnent comme
socialement supérieurs aux « petits fonctionnaires », en faisant essentiellement référence à
leur capital culturel : « Nous, tu vois, on a fait des études, on sait réfléchir, eux… ».
Cette représentation est légitimée par une classification sociale en fonction des titres
scolaires. En témoigne cet extrait : « tu sais, toi, tu as bac plus cinq, mais eux … ». Ils
poursuivent : « Attends, c’est même nous qui avons dû leur dire qu’il fallait faire une
demande de mutation pour pas faire les horaires en trois-huit. Tu vois la limite, hein ?
[…]En plus, ils sont tellement démotivés, c’est pas méchant hein… Mais tu peux rien leur
demander… J’ai essayé de les associer mais ça a rien donné […] par exemple, j’ai voulu
leur demander de m’aider à refaire la main courante, ils m’ont fait un truc vachement
scolaire avec des listes… Voilà quoi, tu vois le genre. C’est vraiment limite
intellectuellement… ».
L’opérateur de vidéosurveillance, dans la conception des responsables, se résume à un
agent bête, inintéressant et totalement étranger à des perspectives de réflexion et
d’ascension intellectuelle. On ne leur laisse aucune chance de mobiliser des capacités
intellectuelles car ils n’ont « ni la volonté ni la capacité de réfléchir ». Une représentation
infantilisée de leurs employés subalternes les place dans une position de domination
culturelle et intellectuelle : « la petite » et « les autres » ne semblent pouvoir répondre qu’à
des stimuli simplistes et abrutissants. On me raconte ainsi qu’ils ont essayé de les motiver
en leur mettant des fonds d’écran correspondant à leurs « centres d’intérêt » : « Pour le
fond d’écran, on a mis Hello Kitty et des danseuses orientales pour la petite, le club de
foot de Polis pour l’autre, et des petits chiens ou un bébé pour celle qui est en congé
mat’ ».
139
Expression utilisée par les responsables pour qualifier les opérateurs de vidéosurveillance. Elle dévoile explicitement la représentation de la position de ces « petits fonctionnaires » : des dominés.
99
Cette représentation se retrouve lorsque je discute avec R1 et R2 des cantonales. R2 dit
qu’il y a eu des bureaux de vote fermés, d’après Stéphanie. R1 réplique : « Non, mais
attention ! Elle a pas tout compris Stéphanie, elle a pas compris que dans certains cantons,
on votait pas. Elle a rien compris ». Il semble inenvisageable pour R1 que Stéphanie
puisse avoir raison, il ne conçoit pas qu’elle puisse comprendre quelque chose aux
élections.
Le besoin de marquer une position économiquement supérieure est aussi constaté au
quotidien, surtout chez R1. Il entretient un rapport de fierté au fait de posséder de l’argent
et le met en valeur. Lorsqu’il parle de voyages, il n’hésite pas à préciser : « Après faut
avoir de l’argent pour faire ça, moi ça va ! Mais c’est pas donné les voyages comme
ça ! ». Il signifie ainsi publiquement des pratiques sociales, reflets de son appartenance à
des groupes sociaux dominants.
S’agissant des ressources en capital social, défini comme l’ensemble des ressources qui
sont liées à la possession d’un réseau durable de relations d’interconnaissances et de
d’inter-reconnaissances, une attitude de valorisation de la position occupée est aussi
observable chez R1 : « Hier, je suis allé au séminaire. J’ai vu plein de gens, j’ai vu tous les
gens qui comptaient ». R3 insistera lors de la visite d’un élu : « Voilà ma stagiaire, vous
voyez, nous aussi on a des stagiaires ! », ce qui lui permet d’afficher des attributs d’une
position dominante socialement.
§2 - Le fonctionnement d’un service administratif à la lumière de rapports sociaux.
Ainsi, les chefs de service occupent une position en porte-à-faux définie par une mise à
distance par le haut et par le bas. Ils se représentent les opérateurs de vidéosurveillance
comme « les gens du bout », tout comme eux peuvent être mis à distance et être les « gens
du bout » dans la vision de l’espace social des élus et des hauts fonctionnaires.
Ces considérations sont essentielles dans la compréhension du fonctionnement concret du
service. Comme nous allons le voir dans ce second paragraphe, les jeux de mise à distance
sociale produisent une étanchéité entre les divers univers sociaux, notamment entre les
chefs de service et les vidéosurveillants. Cette absence d’articulation entre les niveaux peut
ainsi influencer le fonctionnement concret du service de vidéosurveillance et, ce faisant, la
mise en œuvre de la politique publique.
100
A- Représentation et gestion du personnel subalterne.
1- Une simple « machine à regarder des écrans ».
Les agents en charge de la vidéosurveillance sont perçus par les responsables comme des
automates, insusceptibles d’interférer dans le processus de mise en œuvre de la politique
publique de vidéosurveillance. Ils sont considérés comme des agents passifs qui doivent
juste « apporter une valeur ajoutée dans la surveillance des écrans ». Ainsi, les
responsables entretiennent une représentation du travail d’opérateur de vidéosurveillance
fortement mécanisée, simpliste et ne demandant aucun effort de réflexion.
Il y a ainsi une volonté chez les chefs de service de rendre le travail quotidien des
vidéosurveillants le plus aseptisé et simplifié possible. Il existe un réel présupposé selon
lequel « ils ne sont pas capables » et que si l’on attend d’eux un travail bien fait, il est
absolument nécessaire qu’il se résume à des pratiques simples, répétitives et abrutissantes.
Ils ne doivent surtout pas faire appel à leur intuition ou réflexion.
Cette perception est, par exemple, révélée lorsque je propose aux responsables de miser sur
une formation juridique des opérateurs. On me répond : « sincèrement, est-ce qu’ils ont
intérêt à connaître les distinctions entre atteinte aux biens, atteinte aux personnes, ou
trouble à l’ordre public ? Tu sais, il faut que ce soit le plus simple possible ».
Cette représentation de la fonction d’opérateur de vidéosurveillance n’est pas sans
incidence négative sur le rapport au poste que ces derniers peuvent avoir. Néanmoins, les
responsables considèrent que la façon d’encadrer le travail du personnel subalterne ne peut
être différente, aux vues de leurs capacités intellectuelles.
2- « C’est un travail usant » : conscience de la pénibilité du travail d’opérateur de
vidéosurveillance et passivité dans la recherche de solutions pour y pallier.
La pénibilité du travail de vidéosurveillant est reconnue par les responsables du service.
Toutefois, cela n’engendre pas chez eux la volonté de trouver des solutions pour que le
rapport au travail de leurs employés soit rendu plus agréable. En sus de rapports
101
uniquement définis par de l’autorité et du mépris, que l’on a présentés précédemment, nous
pouvons nous référer à des exemples tirés de notre observation pour éclairer notre propos.
Le poste de vidéosurveillant étant très pénible physiquement et psychiquement, il est
recommandé dans les rapports officiels140 d’offrir des perspectives de carrière vers de
nouveaux postes plus gratifiants, afin de motiver les agents, au bout de quatre ans.
Cependant, les responsables ne s’en préoccupent pas : « les gars en ont marre au bout de
quatre ans, ils sont usés parce qu’il s’agit d’un travail lassant, sans perspective de
carrière […] et on doit tous les changer ! Faudrait donner des tremplins de carrière …».
Au contraire, ils demandent à leurs employés de rester au poste tant que de nouveaux
agents ne sont pas recrutés, bien que Stéphanie et Marc soient dans le service depuis six
ans.
De même, lors des discussions à propos du recrutement des futurs opérateurs, les
responsables font à nouveau allusion à la nécessité de perspectives de mobilité et de
passerelles. Une solution est envisagée : la rotation entre les carrières d’agent de
surveillance de la voie publique et de vidéosurveillant. Ils ont intégré la grande difficulté
de management à laquelle ils ont à faire : «Y’a une réelle problématique du grade dans
cette profession … Si le gars, il a rien comme perspective, ça peut pas marcher … ».
Pourtant, cette solution est écartée, car le fait que leurs employés subalternes ne soient pas
totalement sous leur contrôle est inenvisageable : « Faut que ce soit les tiens… Aussi non,
ils vont pas être motivés ».
Cette logique se retrouve enfin à propos de la question des astreintes. Les responsables
veulent que figure dans le contrat l’obligation qui est faite aux opérateurs de
vidéosurveillance d’être disponibles lorsque « la force majeure le justifie » : « maintenant,
c’est trop facile l’astreinte. Y’a des règles, ça marche pas comme ça ». Avant même d’être
recrutés, un rapport négatif est instauré entre l’agent futur et son poste. Toute perspective
de récompense est supprimée.
Ces différents éléments empiriques présentés, en tant qu’illustrations de la façon dont les
responsables gèrent leur personnel, il nous est permis de réintroduire la question de la
position sociale des responsables et des rapports de domination dans l’analyse du
fonctionnement concret de ce service de vidéosurveillance.
140
Se reporter au chapitre introductif.
102
B- Un impensé du fait d’une mise à distance sociale : les réactions des « petits
fonctionnaires ».
Il s’agit alors de comprendre et resituer les attitudes décrites ci-dessus, dans une
perspective sociologique. Nous pouvons faire l’hypothèse que les relations
qu’entretiennent les responsables avec leurs employés subalternes servent avant tout de
faire-valoir à la domination sociale qu’ils exercent sur eux.
La représentation qu’ils se font des vidéosurveillants – des individus dépourvus de toute
capacité de réflexion - leur permet de mettre en avant leur position culturellement et
intellectuellement supérieure. L’absence de volonté pour trouver des palliatifs à la
pénibilité du poste de vidéo-opérateur témoigne de stratégies, afin de marquer leur position
de pouvoir dans la définition du rapport au poste que leurs subalternes entretiennent.
Ils contribuent ainsi, en partie, à l’instauration d’un rapport négatif de l’opérateur de
vidéosurveillance avec son poste.
Il est permis de faire l’hypothèse, aux vues de notre démonstration, que le bon
fonctionnement du service n’est pas l’objectif qu’ils poursuivent prioritairement.
Tout du moins, sans que cela ne soit le fait de stratégies conscientes et volontaristes, leur
position et la représentation de celle-ci sont les principaux déterminants dans les rapports
qu’ils entretiennent avec les vidéosurveillants. Ces employés subalternes leur permettent
de valoriser la position qu’ils occupent dans l’espace professionnel, mais surtout
socialement. Le bon fonctionnement du service est donc écrasé par des jeux et enjeux de
pouvoir symboliques, qui révèlent une lutte sociale.
La mise à distance de ces employés subalternes, renvoyés à une position de dominés,
hiérarchiquement de facto et socialement par les stratégies déployées par les responsables,
a toutefois des répercussions sur la façon dont les vidéosurveillants vont « exécuter » les
directives définies hiérarchiquement. Les responsables ne soupçonnent pas, cependant, les
formes de résistance que peuvent opposer les opérateurs à l’image que ces mêmes chefs de
service leur renvoient.
103
*
Ainsi, l’analyse du rapport au travail et au monde social que les opérateurs de
vidéosurveillance entretiennent fera l’objet de notre dernier chapitre. Il s’agit de l’étape
déterminante de notre démonstration.
Le rapport au travail et au monde de ces petits fonctionnaires est peu connu et décrit dans
la littérature sociologique. Les élus n’y accordent aucune importance. Il s’agit d’un
impensé dans la représentation que se font les responsables de leurs subalternes.
Les diverses prises de position, représentations et pratiques sont toutes accordées sur un
présupposé : si l’on met des vidéosurveillants derrière des écrans, ils vont surveiller. Ils
sont ainsi insoupçonnés de stratégies de résistance à la domination qu’on leur impose.
Il s’agit, dans les développements qui suivent, de questionner la position occupée par ces
« petits fonctionnaires », la représentation qu’ils s’en font et les pratiques professionnelles
qui en découlent. De façon similaire aux responsables, les opérateurs de vidéosurveillance
peuvent bénéficier d’une marge d’autonomie, pourtant insoupçonnée à ce niveau
d’exécution. Il s’agit de comprendre dans quelles mesures le rapport au travail, lui-même
conditionné par la position occupée dans l’espace social, influe sur la mise en œuvre
politique publique.
104
Chapitre III - Les opérateurs de vidéosurveillance : domination et résistance.
Nous abordons ici l’aboutissement de notre démonstration. Tout au long de ce
chapitre, nous allons nous intéresser aux opérateurs de vidéosurveillance, Marc et
Stéphanie. Il s’agit dans ce chapitre de porter notre attention sur le dernier échelon de la
mise en œuvre de la politique publique de vidéosurveillance : des « petits
fonctionnaires »141, a priori insignifiants dans la réelle effectivité d’un dispositif de
vidéosurveillance. Pourtant, même s’ils sont le plus souvent oubliés par les élus et relégués
à une position dévalorisée par leurs propres responsables hiérarchiques, tout notre propos
est de s’écarter des prénotions qui sont accolées à ces fonctionnaires.
Comme je l’ai signalé dans le chapitre introductif, mon intention première était de
m’intéresser aux acteurs invisibles des politiques publiques de vidéosurveillance et à leurs
pratiques professionnelles. Mais l’observation empirique n’a pas permis la poursuite de
ma recherche comme je l’entendais. L’observation de terrain que j’ai effectuée a d’abord
été une expérience décevante. Mais elle m’a surtout permis de comprendre et d’explorer un
résultat auquel mes professeurs et moi-même n’avions pas initialement pensé : il est
possible que des vidéosurveillants ne surveillent pas, que des exécutants n’exécutent pas.
Le regard ethnocentrique et naïf duquel nous étions prisonniers provient d’un présupposé
commun à tous les acteurs inscrits dans le dispositif public concerné : si l’on met des
personnes derrière des écrans de surveillance, alors ils vont obligatoirement surveiller.
Il est indispensable d’utiliser mon revirement de problématique afin d’appréhender de
manière pertinente le chapitre qui suit. Bien que j’aie pu me positionner dans la perspective
de travailler sur ces agents en particulier, j’ai mobilisé un jugement ethnocentrique. La
façon dont vivent ces agents, leur rapport au monde social et au travail sont finalement très
141
Michel CROZIER, Petits fonctionnaires au travail. Compte rendu d’une enquête sociologique effectuée dans une grande administration publique parisienne, Paris, CNRS, 1955, 127 pages.
105
peu connus142, notamment par les élus et les responsables administratifs, du fait de
stratégies de distinction et de mises à distance sociale143.
Or, le travail d’observation que j’ai effectué durant trois mois m’a justement permis de
pénétrer ce monde des petits fonctionnaires et de mener une réflexion sur la façon dont ils
investissent la réalité sociale. La familiarisation avec leurs perceptions et représentations
m’a partiellement été offerte, de par ma présence inscrite dans la durée au sein du service
de vidéosurveillance. Cela n’a pas été évident : j’ai dû m’efforcer de lever les barrières
sociales qui pouvaient nous séparer afin d’appréhender une certaine vision du monde
social.
Confrontés au fait que les opérateurs de vidéosurveillance ne surveillaient pas, il s’agit de
réintroduire des éléments d’analyse que nous offre la sociologie de la domination et des
classes populaires dans l’analyse d’une politique publique. Les vidéosurveillants ne sont
pas des objets passifs ou des automates qui, une fois placés devant des écrans, vont
mécaniquement surveiller.
Quelles influences a la question des rapports sociaux dans le rapport au travail de petits
fonctionnaires? Dans quelles mesures la mise en œuvre d’une politique publique est-elle en
partie gouvernée par des logiques de résistance à la domination sociale ?
Nous nous attacherons à mettre en évidence et à articuler un certain rapport au monde
social et au travail des agents chargés de la surveillance des écrans. Nous faisons
l’hypothèse que la position sociale dominée qu’ils occupent influence la façon dont ils
perçoivent le monde social et, ce faisant, la manière d’occuper leur poste. Tout en même
temps, ils développent des stratégies de résistance afin de réenchanter et revaloriser leur
position sociale.
Ainsi, nous attacherons à mettre en lien les pratiques et représentations de ces agents de la
petite fonction publique et leur appartenance aux classes populaires. Il est important de
signaler la difficulté méthodologique dans la définition de la notion de « classe
populaire »144. Toutefois, afin d’éclaircir notre propos, nous nous référons à la définition
142
On peut toutefois nuancer notre propos en faisant référence à la littérature qui se consacre aux classes populaires, notamment à l’ouvrage de Richard HOGGART, La culture du pauvre. Etude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Les Editions de Minuit, 1970, 409 pages.
143 Pierre BOURDIEU, La distinction. Critique sociale d’un jugement, Paris, les Editions de Minuit, 1979,
670 pages. 144
Difficulté qui est soulignée dans l’introduction de Richard HOGGART, La culture du pauvre. Etude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Les Editions de Minuit, 1970, 409 pages.
106
que propose O. Schwartz145 des « classes populaires ». Elles sont constituées de groupes
sociaux divers, caractérisés par leur position dominée -économiquement, culturellement et
symboliquement-, leur faible chance d’améliorer leur destin social et par des traits
communs de mode de vie.
Nous essaierons dans ce chapitre de traiter de ces petits fonctionnaires, invisibles et oubliés
de tous. Nous adoptons une perspective de sociologie compréhensive146, qui sous-tend une
analyse au sein de laquelle nous tentons de nous mettre à la place de ceux sur qui porte
notre réflexion. Toute la difficulté de notre travail se situe ici, il s’agira bien sûr de décrire
où ils sont, mais l’intérêt principal de notre travail se trouve dans la mise en évidence de la
façon dont ils perçoivent où ils sont et pourquoi ils sont là, par une analyse détaillée et
empirique des représentations des vidéosurveillants.
La première section est consacrée à la présentation de la trajectoire sociale et
professionnelle de ces agents, afin de mieux appréhender la position qu’ils occupent dans
le monde social et le sens de leurs pratiques professionnelles. Nous nous intéressons
ensuite à leur poste, mais surtout à la façon dont ils perçoivent leur travail. Après que leur
rapport au travail a été exposé, nous mettons en évidence dans une dernière section les
stratégies et résistances qu’ils mobilisent afin de revaloriser leur position sociale.
Ce chapitre sera construit autour de récits de vie, de descriptions d’une journée type et de
détails issus de mon observation. Il peut se présenter comme un travail monographique
portant sur un terrain très réduit, à savoir une seule employée municipale.
Ce type d’approche implique deux biais inhérents qu’il s’agit de contourner. Nous ferons
attention à ne pas faire un récit de vie sans l’aborder dans une perspective sociologique
donnant un sens à notre propos, il s’agira ainsi de ne pas formuler de jugements
ethnocentriques. Le second problème afférant à ce chapitre est la possible absence de
portée scientifique d’un tel travail, qui ne porte que sur deux agents de la fonction
publique, voire sur une seule fonctionnaire. En effet, je n’ai pu observer et interroger
qu’une seule personne car les deux autres opérateurs étaient en congé maladie durant la
quasi-totalité de ma présence (trois mois). Néanmoins, nous nous devons de rappeler ici
145
Olivier SCHWARTZ, La notion de classes populaires, Habilitation à diriger des recherches, Versailles Saint-Quentin, Université de Versailles-Saint-Quentin en Yvelines, 1998.
146 La sociologie est définie par Max Weber comme« une science qui se propose de comprendre par
interprétation l'action sociale et par là d'expliquer causalement son déroulement et ses effets.» : Max WEBER, Économie et société, tome 1, Edition de poche, Pocket, 1995 (1921), p. 28.
107
qu’il est question d’une simple monographie qui n’a pas l’ambition de proposer des lois
sociologiques. Je m’attacherai cependant à faire des va-et-vient entre les éléments
d’analyse que j’ai pu recueillir au cours de mes entretiens et mon observation et la
construction d’un rapport au travail idéal-typique de petits fonctionnaires.
Nous ferons appel pour éclairer notre propos aux outils que nous offrent la sociologie de
l’action publique, de la domination et des classes populaires.
Il existe peu de travaux qui se sont intéressés aux pratiques et représentations de petits
employés de la fonction publique, en lien avec la position sociale qu’ils occupent. Nous
nous situons dans la continuité avec les travaux de la sociologie des organisations147, mais
surtout avec les enquêtes s’inscrivant dans le cadre de la street-level bureaucracy148. Notre
analyse peut, à ce titre, rejoindre les hypothèses formulées par ce courant en termes de
marges d’autonomie détenues par des metteurs en œuvre dans la définition d’une politique
publique.
Néanmoins, notre travail de recherche s’en différencie car l’articulation centrale de la
démonstration ne se situe pas dans la mise en évidence d’écarts entre la norme juridique et
sa mise en application par des agents de terrain. Notre fil conducteur est plutôt la
réintroduction de la question des rapports sociaux dans la compréhension de la mise en
œuvre d’une politique publique. De plus, la logique d’autonomie y est poussée à son
extrême : des exécutants peuvent ne pas exécuter, dans une logique de résistance à la
domination sociale et hiérarchique.
147
Voir notamment Michel CROZIER, Le phénomène bureaucratique. Essai sur les tendances bureaucratiques des systèmes d’organisation modernes et sur leurs relations en France avec le système social et culturel, Paris, Editions du Seuil, 1963, 384 pages.
148 Voir notamment Michael LIPSKY, Street-Level Bureaucracy: Dilemmas of the Individual in Public
Service, Russell Sage Foundation, 2010 (1980), 275 pages ; DUBOIS Vincent, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed. Economica, 2010, 204 pages; SPIRE Alexis, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, 124 pages.
108
Section I – Trajectoire sociologique et professionnelle de « petits fonctionnaires ».
Avant d’exposer la principale découverte de notre période d’observation, il s’agit de mettre
en évidence les variables sociales et professionnelles qui conduisent les opérateurs de
vidéosurveillance à adopter un certain rapport au poste et à s’investir – ou non – dans leur
fonction. En effet, les pratiques professionnelles dépendent de la représentation que l’agent
se fait du poste, des conditions de travail, de l’ancienneté au sein du service et des
ressources disponibles pour résister à certaines injonctions de la hiérarchie. Mais elles
dépendent aussi de la socialisation primaire et secondaire de l’agent, c’est-à-dire de son
origine sociale, de son parcours d’étude et de sa trajectoire professionnelle. Il faut ainsi
s’attacher à exposer les histoires sociales individuelles afin de reconstruire le sens donné à
la position qu’occupent actuellement les opérateurs de vidéosurveillance.
§ 1 - Une position structurellement dominée : parcours social et professionnel.
Nous nous intéressons ici au parcours social et professionnel de Stéphanie avant son entrée
dans le service de vidéosurveillance. Le détail est, dans cette perspective, essentiel car il
ouvre à une réflexion qui n’est pas automatiquement idiosyncratique et permet de
comprendre un rapport au monde social que l’on retrouve chez de nombreux petits
employés. Il s’agit ainsi de mettre en évidence son inscription dans ce que nous pouvons
appeler « les classes populaires » afin d’appréhender sa perception du monde social.
A- Trajectoire sociale et professionnelle.
1- Origines sociales populaires et position économiquement dominée.
Stéphanie est une jeune femme de trente-trois ans, mariée et sans enfant. Elle est issue
d’une famille de milieu modeste qui vit depuis plus de trente ans dans une cité HLM des
quartiers populaires de Polis. Ses parents sont français, avec des origines espagnoles et
italiennes.
La mère de Stéphanie a depuis toujours fait des ménages. Son père est, tout comme elle, un
petit employé de la mairie. Il est cantonnier dans les cimetières. Ces deux professions
renvoient à une situation familiale d’origine populaire, avec laquelle elle entretient une
109
certaine distance honteuse. Elle ne m’en parlera qu’au bout d’un mois, de façon discrète à
voix basse.
Au cours de discussions, elle me fait part de son enfance difficile : une mère très sévère
dans la condamnation de tout plaisir ; un père dépressif et violent qui aurait fait plusieurs
tentatives de suicide. Durant toute son enfance, elle n’a jamais profité « d’un moment au
restaurant ou d’un voyage » et regrette d’avoir été élevée dans des rapports si négatifs aux
petits plaisirs de la vie. Néanmoins, elle en parle avec détachement, comme s’il fallait bien
marquer une position de recul vis-à-vis de cette situation familiale lourde et une distance
sociale entre elle et ses parents. Stéphanie s’est échappée de cette structure familiale en
s’installant très jeune avec son mari, qu’elle a rencontré à seize ans. Il est un petit
fonctionnaire municipal qui s’occupe de la propreté des piscines. Ils vivent ensemble
depuis ses dix-huit ans, dans son quartier d’origine.
La socialisation primaire de Stéphanie s’est donc opérée dans un cadre populaire, qui a
engendré chez elle un certain « habitus de classe »149 et les dispositions qui en découlent.
Ces dispositions inconscientes et durables qu’a intériorisées Stéphanie durant sa
socialisation primaire se retrouvent dans son parcours professionnel et sa socialisation
secondaire.
2- Parcours d’étude et faible capital culturel : « j’ai jamais su ce que je voulais faire ».
Un jour, à propos de ses parents, Stéphanie me fera une remarque importante sur la valeur
qu’elle accorde aux diplômes : « Ils sont jobards tous les deux je t’dis … Encore moi, ça
va, j’ai eu mon diplôme tandis que ma sœur elle est complètement rejetée… Ils ne se
parlent plus ». Le fait de réintroduire la variable des diplômes comme moyen de se
distinguer socialement du reste de sa famille est essentiel pour comprendre son rapport à
son travail et à l’institution. On peut percevoir l’importance et la signification qu’elle
accorde à la réussite scolaire et professionnelle.
149
« L’habitus de classe, entendu comme un système des dispositions organiques ou mentales et des schèmes inconscients de pensée, de perception et d’action, est ce qui fait que les agents peuvent engendrer, dans l’illusion bien fondée de la création d’imprévisible nouveauté et de l’improvisation libre, toutes les pensées, les perceptions, et les actions conformes aux régularités objectives, parce qu’il a lui-même été engendré dans et par des conditions objectivement définies par ces régularités. […] En tant que praxis structurée, mais non structurale, l’habitus, intériorisation de l’extériorité, enferme la raison de toute objectivation de la subjectivité. »
Pierre BOURDIEU, Un art moyen. Essai sur les usages sociaux de la photographie, Ed. De Minuit, Paris, 1965, p. 22-23.
110
Elle a commencé son parcours d’étude par un certificat d’aptitude professionnelle
d’esthéticienne, qui lui a fortement déplu car elle ne souhaitait pas « faire la boniche » et
ne supportait pas de travailler uniquement avec des femmes. Elle m’explique qu’elle n’a
jamais réellement défini ses désirs professionnels et qu’il s’agissait plutôt d’un non-choix :
« à la fin de la troisième, c’était soit l’esthétique, soit la coiffure ! ». Face à ce premier
échec, elle s’est ensuite dirigée vers un bac professionnel en imprimerie. Elle s’attendait à
pouvoir y apprendre le dessin et la peinture, comme le lui avait laissé espérer une
conseillère d’orientation. Pourtant, elle n’y a trouvé, à nouveau, aucune satisfaction, par la
découverte d’un travail à la chaîne sur de grosses machines d’imprimerie. Elle a dû
cependant poursuivre jusqu'à son terme son bac professionnel, sous la pression de ses
parents qui souhaitaient initialement l’envoyer au chômage, suite à son échec du CAP
d’esthéticienne.
Ainsi, elle a obtenu son baccalauréat, mais « pour rien », si ce n’est pour marquer une
résistance à la représentation dévalorisante que sa mère lui renvoyait : « Elle ne croyait pas
que j’allais l’avoir. En fait, je suis restée presque … par défi, tu vois ? Comme pour lui
dire, tiens ton bac, dans la “tronche” ! ».
3- De « petit job » en « petit job » : une difficile construction de l’identité
professionnelle.
Après l’obtention de son baccalauréat, Stéphanie a enchainé sur des petits emplois sans
rapport avec sa formation scolaire et qui ne lui procuraient aucune satisfaction au travail.
Elle me dit « avoir tout fait » : travailler dans les rayons d’un supermarché, faire des
animations en grande surface, faire le « stop » devant les écoles etc.…. Son objectif était
d’obtenir un emploi à durée indéterminée à la mairie de Polis, tout comme son père et son
mari. Elle a ainsi obtenu plusieurs emplois précaires au sein de Polis durant cinq ans en
tout, par le biais de contrats d’emploi jeune de six mois. Elle a été vacataire aux consignes
sur les plages « pour garder les chaussures et nettoyer les “chiottes” ». Elle a ensuite
travaillé dans la propreté urbaine. On lui a proposé un emploi pour les horodateurs, pour
ensuite la muter au service « d’un élu pour faire un peu de tout ». Les rapports conflictuels
qu’elle entretenait avec son chef l’ont conduite finalement à retourner aux horodateurs.
Nous pouvons déduire de ce parcours professionnel plusieurs observations. Son sentiment
de n’être pas actrice dans ses choix se retrouve, comme pour ses études. Il semble que le
111
travail ne soit envisagé dans ses perceptions uniquement comme un moyen de subvenir à
ses besoins matériels. La façon dont se dessine sa trajectoire professionnelle n’est pas
gouvernée par de choix et de préférences et elle se laisse finalement porter par les
« hasards » de la vie. Elle adopte ainsi une philosophie du « laisser-aller » dans la façon
dont elle construit son parcours professionnel.
Par ailleurs, il est important de souligner qu’elle a déjà entretenu des rapports conflictuels
avec sa hiérarchie, ce qui est le cas aujourd’hui dans le service de vidéosurveillance. Nous
nous garderons évidemment de toute généralisation hâtive, mais il est cependant permis de
remarquer la récurrence de sa résistance aux rapports de domination au sein des différents
postes qu’elle a occupés.
B- Une position dans l’espace social dominée.
Il n’est pas approprié de parler d’une conscience de classe populaire150 mais plutôt d’un
habitus de classe chez cette petite fonctionnaire. La façon dont elle appréhende
subjectivement sa propre place dans l’espace social met en évidence l’intériorisation d’une
position dominée et implique des représentations et pratiques qui confortent cette position.
Il est possible de faire l’hypothèse d’une correspondance entre les dispositions qu’elle a
acquises au cours de sa socialisation et la façon dont elle se positionne actuellement dans le
monde social. En effet, d’après la sociologie de la domination bourdieusienne, chaque
agent développe un « sens pratique de sa position »151 c’est-à-dire une connaissance
pratique, corporelle de sa position dans le champ social qui n’a rien à voir avec une
conscience de classe mais renvoie plutôt à une intériorisation de l’extériorité avec
corrélation des espérances subjectives et probabilités objectives.
1- Un rapport complexé aux agents dotés de fortes ressources culturelles.
Le capital culturel mesure l’ensemble des ressources culturelles dont dispose un individu
dans la sociologie bourdieusienne. Le volume et la composition de ces ressources
culturelles, que possèdent les agents sociaux, jouent un rôle essentiel dans la position
150
Notion qui se réfère plutôt à la définition marxiste des classes sociales et ne permet pas de prendre en compte le fait que les relations objectives n’existent et ne se réalisent réellement que dans et par le produit de l’intériorisation des conditions objectives qu’est le système de dispositions, c’est-à-dire l’habitus de classe.
151 Pierre BOURDIEU, Le sens pratique, Paris, Editions de minuit, 1980, 475 pages.
112
occupée dans l’espace social. Il se présente sous trois formes : incorporée comme la façon
de parler, institutionnalisée par des titres scolaires et objectivée par la possession d’objets
culturels. Stéphanie entretient un rapport très ambigu avec les individus qui la dominent
sur ce plan. On perçoit dans sa façon de se présenter et dans des remarques anodines
l’importance qu’elle accorde à la possession de titres scolaires : « Moi, j’ai eu le diplôme,
ma sœur, elle a tout raté, on l’a envoyée au chômage direct ».
Elle se situe dans une position classique de ressentiment et d’admiration vis-à-vis de ceux
qui présentent plus de ressources culturelles qu’elle: « Ce type [à propos d’un homme
gagnant systématiquement un jeu télévisé et employé de mairie comme elle], il savait tout
sur tout. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il fout à la mairie, il est trop intelligent !». Elle
entretient la même position d’infériorité avec ses cousins « qui ont fait cinq ans d’étude et
tout ».
On comprend bien la position d’infériorité dans laquelle elle se place d’emblée face à des
personnes qui possèdent des titres scolaires et qui sont « cultivées ». Etre petit
fonctionnaire municipal et avoir des diplômes sont deux choses inconciliables à ses yeux.
Il existe une barrière sociale, dans sa conception, entre des classes sociales qui
entretiennent un rapport privilégié à la culture et une position d’employé de mairie,
associée à une position de dominé dans la hiérarchisation de l’espace social.
2- Intériorisation de sa position dominée : pratiques et rapport au monde social.
Stéphanie a conscience de sa position et se qualifie elle-même de petite employée : « Des
petits emplois, le SMIC, comme nous quoi !» L’intériorisation de sa position dominée, en
termes économique et culturel, a des répercussions sur ses pratiques et représentations.
Ses origines populaires et sa trajectoire professionnelle impliquent ainsi chez cette petite
employée une certaine façon de percevoir les conditions du possible qui lui sont offertes.
Cela lui fait apercevoir immédiatement telle espérance ou telle ambition comme
raisonnable ou déraisonnable, tel bien de consommation comme accessible ou inaccessible,
telle conduite comme convenable ou inconvenante.
Elle est très angoissée par un éventuel déclassement social et montre un grand attachement
aux choses matérielles qu’elle possède, elle-même me le concédera au cours de nos
discussions. Lorsqu’elle me raconte que son mari a failli la quitter, elle insiste avant tout
113
sur la perte de revenus que cela engendrait : « Comment j’aurais fait moi ? Avec un SMIC
de mille cent euros pout tout payer ? ».
S’agissant de la façon dont elle envisage l’avenir, elle m’explique que son rêve serait de
travailler dans une agence de voyage, qu’elle se « sentirait enfin à sa place ». Mais cette
perspective lui semble inaccessible de par son positionnement social dans la structure des
capitaux qu’elle possède : « Ben… si j’avais le niveau et les sous, oui… ». Ainsi, elle ne se
permet pas d’espérances qui ne correspondent à son statut social et à un espace des
possibles relativement restreint. Elle agit selon une logique du « choix du nécessaire ».
Cette remarque renvoie à la façon dont Stéphanie et, plus généralement, les individus des
classes populaires, peuvent envisager leur place dans le monde social. Elle n’adopte pas
une vision du monde qui lui est ouverte sur de nombreuses possibilités. Au contraire, il
semble plutôt que sa perception de l’avenir consiste en un parcours tout tracé dont les
rebords sont strictement définis et infranchissables. Dans son récit de vie, nous
comprenons dans quelles mesures une trajectoire biographique peut se construire selon une
suite ininterrompue de petits embranchements dont on ne maitrise pas et dont on ne
poursuit pas l’issue.
Rappelons que, dès son entrée dans la « vie adulte », rien n’a été fait par choix ou poussé
par une réelle envie de s’inscrire dans tel cadre de vie futur. Son parcours ne s’est construit
que par le biais de petits embranchements qui l’ont amenée à occuper ce poste aujourd’hui.
Elle a occupé de très nombreux petits emplois, tous peu gratifiants, qui n’ont finalement
jamais été le fait de sa propre volonté. Déçue par ses études d’esthéticienne, puis déçue de
ne pas dessiner dans la formation qu’elle avait pourtant choisi pour cette raison
précisément, elle a fini par « atterrir », selon ses termes, au service de vidéosurveillance de
la ville de Polis afin de s’assurer une sécurité de l’emploi : « C’est pas ça, mais bon, au
moins on a l’assurance de travailler à la mairie ».
3- L’accès à un emploi stable au sein de la fonction publique : mise à distance d’une
position dominée et perspective d’ascension sociale ?
Pourtant, il est assez surprenant aux vues de sa présentation des choses, que Stéphanie se
considère dans une position aujourd’hui confortable et honorable de par son inscription
dans la fonction publique territoriale. Elle semble se sentir fière d’être titulaire d’un contrat
à durée indéterminée dans le public. Elle se distingue des petits employés travaillant en
114
supermarché ou d’ouvriers travaillant sur des machines, de par son diplôme et son
appartenance au corps des fonctionnaires : « Moi, j’ai réussi, c’est pas comme si je
travaillais à Carrefour ».
Face à l’insécurité économique et d’insertion, l’accès à la fonction publique – même pour
un poste de catégorie C - rompt avec sa trajectoire professionnelle passée. Cette entrée
dans le public peut engendrer chez les petits fonctionnaires des perspectives d’intégration
durable et de reconnaissance sociale. Elle adopte ainsi certaines manières d’être et de faire
auxquelles elle n’est pas prédisposée. En témoigne son rapport à la politique, révélateur de
la façon dont elle se positionne socialement. Elle se désintéresse de la vie politique, car elle
l’associe à de simples « magouilles entre les riches » et confond les élections cantonales et
nationales : « ah, mais alors je suis obligée de voter Sarkozy ? » [À propos du second tour
dans un canton de Polis où le Front national et l’UMP étaient en compétition]. Cependant,
lors des élections cantonales, elle s’est révélée soucieuse de montrer un intérêt de façade.
Elle s’est justifiée de ne pas avoir pu voter au premier tour et a certifié qu’elle irait le
dimanche suivant devant les responsables. Elle m’explique ainsi que les fonctionnaires de
la ville se doivent d’aller voter, car « c’est important ». Elle n’a pas voté au premier tour et
on perçoit un sentiment de culpabilité de sa part. Elle semble assimiler son désintérêt à son
appartenance aux classes populaires et n’est pas à l’aise dans le fait que ça puisse être
perçu dans le service.
Toutefois, la spécificité des emplois subalternes du public tend à s’affaiblir152. Les petits
fonctionnaires sont de plus en plus proches de leurs homologues du secteur privé, dans une
logique de précarisation de l’emploi et de rémunération au SMIC horaire. Par ailleurs,
l’appartenance collective au corps de fonctionnaires, lié à la diversification des statuts
d’emploi et à la diminution de la syndicalisation, tend à décliner153. Le statut non syndiqué
des deux opérateurs et leur rémunération calculée sur la base du SMIC témoignent de la
similitude des conditions objectives de la position des petits employés du privé et du
public. De plus, comme nous allons le voir, le contenu même des tâches des services
publics est redéfini au profit d’une approche managériale ou commerciale, au sein de
152
Christelle AVRIL et al., « Les rapports aux services publics des usagers et agents de milieux populaires : quels effets des reformes de modernisation ? » , Sociétés contemporaines, 2005/2 no 58, p. 8.
153 Sybille GOLLAC, « La fonction publique : une voie de promotion sociale pour les enfants des classes
populaires ? Une exploitation de l’enquête « emploi 2001 » », Sociétés contemporaines, 2005/2 n°58, p.41-64.
115
laquelle il faut « faire du chiffre ». Cette logique se retrouve dans de très nombreux postes
de la petite fonction publique154, y compris chez les vidéosurveillants.
Malgré ce rapprochement objectif entre les postes du privé et du public, Stéphanie persiste
dans l’idée que la fonction publique reste une voie privilégiée pour les membres des
fractions populaires en voie de précarisation. On vérifie ici l’hypothèse que les petits
fonctionnaires, bien que ne se différenciant que très peu concrètement de leurs homologues
dans le privé, perçoivent leur position comme supérieure car non précaire.155
Nous allons à présent articuler la trajectoire sociale de Stéphanie et la position qu’elle
occupe dans l’organisation administrative de Polis.
§2 –L’occupation du poste de vidéosurveillant : un emploi « adapté » à une position
dominée dans l’espace social.
Stéphanie occupe le poste depuis cinq ans. Marc est vidéosurveillant depuis six ans. A
travers la description de la façon par laquelle ils ont été amenés à occuper cet emploi, la
présentation des tâches assignées à cette fonction et la mise en évidence d’une difficile
construction d’une identité professionnelle, nous tâcherons dans ce paragraphe de mettre
en relief la continuité entre la trajectoire de Stéphanie et l’accès à la fonction de
vidéosurveillant. Les conditions objectives d’occupation de ce poste, en sus, procurent
difficilement une satisfaction au travail.
On met en évidence ici le lien entre la trajectoire sociale de Stéphanie et l’emploi qu’elle
occupe actuellement.
154 Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions
Raisons d’agir, 2008, 124 pages. 155
Sybille GOLLAC, « La fonction publique : une voie de promotion sociale pour les enfants des classes populaires ? Une exploitation de l’enquête « emploi 2001 » », Sociétés contemporaines, 2005/2 n°58, p.41-64.
116
A- Comment on devient opérateur de vidéosurveillance ?
1- « Ca n’est pas par choix ».
L’occupation du poste se fait en général de façon fortuite et ne renvoie pas à une vocation.
Cette observation se retrouve chez les deux vidéosurveillants que j’ai pu rencontrer, mais
est aussi soulignée par les travaux156 qui s’intéressent à la façon dont les opérateurs sont
amenés à occuper le poste. Ainsi, Clive Norris et Gary Armstrong, dans une étude
remarquable, s’intéressent ainsi à la position sociale qu’ils occupent, à leur rapport à cette
profession et aux perspectives d’avenir envisagées. Il en ressort que les agents n’occupent
pas cette position par choix, mais plutôt à la suite d’une conjoncture défavorable (telle qu’
une longue période de chômage, un manque de formation professionnelle). Cette absence
de culture professionnelle commune serait une des explications du rapport désinvesti qu’ils
entretiennent avec leur emploi.
L’absence de vocation pour ces petits emplois de la fonction publique n’est pas une
surprise et se retrouve chez la plupart des petits fonctionnaires157. Stéphanie a « atterri » à
ce poste sans que l’on en lui laisse le choix, mais elle n’a pas hésité car la perspective
d’intégrer définitivement le corps de fonctionnaires territoriaux la rassurait. De même, on a
proposé à Marc ce poste à la suite de la suppression des contrats « emploi jeune ». Il
occupait, tout comme Stéphanie plusieurs emplois précaires au sein de la mairie et
m’explique ironiquement qu’il a eu le choix : «Un choix … ? Oui, c’était soit le cimetière,
soit la vidéo… ! »
L’occupation de leur poste n’est donc pas la conséquence d’un choix délibéré : l’entrée
dans ce type de « carrière » se fait essentiellement par défaut. Il s’agit souvent de saisir
l’opportunité d’accéder au statut de fonctionnaire, afin d’obtenir un emploi stable, dans le
contexte actuel de « crise de l’emploi » qui incite les individus à rechercher la sécurité
professionnelle.
156
Clive NORRIS et Gary ARMSTRONG, The Maximum Surveillance Society. The Rise of CCTV, Oxford, Berg., 1999.
157 Voir à ce titre pour exemples : Vincent DUBOIS, opus cité ; LHUILIER Dominique, Nadia AYMARD,
L’univers pénitentiaire. Du côté des surveillants de prison, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p. 205.
117
2- Répercussion sur la manière d’occuper le poste.
Cette orientation professionnelle « faute de mieux » ou du fait du hasard joue sur le rapport
que les agents entretiennent avec les finalités de l’institution.
En l’absence donc de vocation et d’adhésion préalable aux objectifs de l’institution qu’ils
pénètrent, il est compréhensible que l’occupation du poste perde en sens et implique un
désengagement dans la façon d’exercer la fonction de vidéosurveillant. Comme le souligne
V. Dubois, les street-level bureaucrats adhèrent donc moins à la finalité globale et la
logique générale de l’institution que ne se plient aux exigences des applications techniques.
On peut de ce fait émettre l’hypothèse que l’absence d’une conscience professionnelle et
d’une vocation à exercer le poste qu’ils occupent induit des pratiques non conformes aux
attentes portées quant à la mise en exécution d’une politique publique 158.
B- Vidéo-opérateur : un « petit emploi ».
Bien que Stéphanie et Marc ne présentent aucune disposition à exercer le métier de
vidéosurveillant ni aucune qualification ou formation à l’occupation d’une telle fonction,
ils m’expliquent qu’ils se sont adaptés très facilement à ce nouvel emploi.
1- Description administrative de la fonction.
Le poste de vidéosurveillant est un emploi de la fonction publique de catégorie C. Les
agents sont recrutés soit par concours externe ou interne, soit par un accès direct au poste
de second grade. La plupart du temps, on devient opérateur de vidéosurveillance par
mutation au sein de services municipaux. Cette fonction ne nécessite pas de formation
particulière et reste ouvert aux personnes ayant des compétences administratives,
techniques ou de police administrative.
Telles que décrites dans les textes réglementaires et les fiches de poste, les missions d’un
opérateur de vidéosurveillance se déclinent selon les axes suivants :
- Il doit tout d’abord assurer une surveillance générale des écrans de
vidéosurveillance, qualifiée de passive et dissuasive. Il balaie ainsi du regard les
158
Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed. Economica, 2010, p.93.
118
différents écrans de vidéosurveillance et manipule les caméras pour anticiper et/ou
détecter un événement survenant sur la voie publique.
- Ensuite, il doit effectuer des phases de surveillance active, au cours desquelles il est
à la recherche d’un individu ou d’un fait précisément. Ce type de surveillance est
en général provoqué par une demande d’un service particulier auprès du centre de
vidéosurveillance.
- Le vidéo-opérateur doit transmettre des informations relatives à des évènements
remarqués auprès des services compétents (sécurité publique, services internes de
la ville ou de la communauté urbaine).
- Il se doit d’assurer la recherche d’évènements sur les images numérisées sur
demande du responsable d’exploitation ou des services de police, bien que cela ne
soit pas de leur ressort officiellement.
- Il doit consigner tous les évènements constatés sur la main courante informatisée et
en référer au chef de service.
- L’opérateur de vidéosurveillance peut être investi d’une mission de sécurisation des
patrouilles de police sur le terrain, en surveillant par exemple la voiture de police
lors d’une intervention sur le terrain.
- Il peut aussi exercer des activités connexes, telles que la tenue du standard
téléphonique ou encore la gestion des bâtiments publics télésurveillés.
2- Description de la fonction par un vidéo-opérateur.
Cette présentation des principales tâches du poste seront reprises par Stéphanie lorsqu’elle
m’expliquera en quoi consiste son métier. Elle consacrera une heure dans son après-midi
pour me montrer les manipulations techniques, l’utilisation des logiciels, la main courante,
les différents postes qui les relient directement à la police nationale et à la police
municipale et leur permettent de leur transmettre les images. Ils remplissent par ailleurs la
fonction de standard téléphonique de la Direction de la gestion urbaine de proximité. Sa
présentation sera très minutieuse et détaillée.
Elle conclura : « Tu vois, en une heure, tu peux faire comme nous ! En fait, c’est très
facile, t’as plus besoin de réfléchir quand t’as l’habitude, c’est toujours la même chose
[…] On doit juste signaler tout dysfonctionnement sur la voie publique à la police
nationale ou à la police municipale », selon ses propres termes, qui sont en fait repris du
discours officiel. Lorsque je la questionne sur ce qu’ils voient le plus souvent, elle me
119
répond qu’ils signalent en général des stationnements gênants, des ventes à la sauvette de
cigarettes ou de portable, des dysfonctionnements sur la voirie tels que des ordures
ménagères, « rien de très passionnant ».
La présentation officielle du poste, mais surtout celle que j’ai pu obtenir auprès d’une
opératrice de vidéosurveillance soulignent l’absence de difficulté dans la compréhension
de l’accomplissement des missions qui y sont associées.
Il s’agit d’un emploi qui semble être dénué de toute satisfaction intellectuelle ou de
mobilisation de capacités réflexives, qui est dans la continuité avec la position que cette
petite fonctionnaire occupe dans l’espace social. Il est important de souligner que cette
observation ne provient pas d’un jugement ethnocentrique, mais est présente dans la façon
dont les opérateurs décrivent leur travail.
C- Une difficile construction de l’identité professionnelle.
1- Un métier qui « va de soi » : absence de formation et de savoir-faire.
Tout comme le poste de guichetier159, et d’une certaine façon celui de surveillant
pénitentiaire160, les vidéosurveillants ne bénéficient à ce jour d’aucune formation adéquate
à leur métier. On peut remarquer que dans les documents administratifs et
gouvernementaux161, il n’est pas fait mention, ou de façon très allusive, à la formation des
agents de vidéosurveillance ou à l’encadrement de leurs pratiques. Un seul document sur le
site officiel162 renvoie à un exemple de formation mis en place par une communauté
d’agglomération spécifique, mais sans aucune allusion à une formation nationale ou à des
recommandations générales du Ministère en la matière. Les municipalités, et plus
159
Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed. Economica, 2010.
160 Dominique LHUILIER et Nadia AYMARD, L’univers pénitentiaire. Du côté des surveillants de prison,
Paris, Desclée de Brouwer, 1997. 161
Rapport sur l’efficacité de la vidéosurveillance, Ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et des collectivités territoriales, juillet 2009 ;
La vidéosurveillance et la lutte contre le terrorisme, rapport dirigé par Philippe Melchior, Ministère de l’intérieur, Ministère de la défense et Ministère des transports, de l’équipement, du tourisme et de la mer, octobre 2005.
162Un exemple d’organisation de formation à la prise de poste d'un opérateur pour la CAVAM
(communauté d’agglomération de la vallée de Montmorency), mais il n’existe pas sur le site un document présentant une formation nationale : http://www.videoprotection.interieur.gouv.fr/document/downloadDocuments/id/38.
120
spécifiquement les fonctionnaires en charge du pilotage de la politique de
vidéosurveillance, sont donc autonomes dans le choix d’assurer une formation.
A cela s’ajoute le fait que le poste d’opérateur de vidéosurveillance est officiellement
défini de façon floue et très succincte par les textes réglementaires.
On peut supposer que les fonctions qui doivent s’y accomplir vont de soi a priori : tout
comme les guichetiers doivent naturellement accueillir des administrés, les vidéo-
opérateurs n’ont qu’à regarder des écrans et surveiller. Pourtant une formation organisée
est essentielle. Elle permettrait une socialisation professionnelle afin de faire naître une
certaine conscience partagée du poste, une formalisation du rôle, et une familiarisation
avec les principes définis par les pouvoirs publics. Ce faisant, les opérateurs donneraient
du sens à leur présence au sein du service et sans doute leur représentation du poste
pourrait en être modifiée. Il semble pourtant tenu pour acquis que les savoir-faire propres à
cette profession relèvent du bon sens163.
Cette hypothèse s’est vérifiée au cours de mon observation. Dès le troisième jour de mon
enquête, j’ai en effet pu assister à un moment d’effervescence au sein du service de
vidéosurveillance. Quelques minutes après une agression, la police nationale a contacté le
service de vidéosurveillance afin de retrouver les images où l’on apercevait la personne qui
avait commis l’acte délictueux. Stéphanie s’est montrée très impressionnée par le
visionnage des images en direct du vol, tout comme si c’était la première fois qu’elle
voyait ce type de faits à l’écran. Il s’avère, en effet, que le flagrant délit est très rare : « t’as
eu de la chance ! ».
Dans son euphorie, j’ai toutefois pu percevoir de la déstabilisation chez l’opératrice. Elle
était toute excitée et ne savait pas réellement quelle attitude adopter : « Faudrait qu’il y ait
des spécialistes qui nous disent quoi faire », « Mais c’est trop flou, on sait pas quoi faire ».
Elle n’est pas familiarisée et semble perdue dès lors qu’elle doit mobiliser des savoir-faire,
elle aimerait qu’on la guide dans sa démarche professionnelle, ce qui peut être le signe de
sa bonne volonté mais révèle surtout de lourdes lacunes quand à la professionnalisation des
opérateurs de vidéosurveillance.
163
Marjorie BULOS and Chris SARNO, Codes of Practice and Public Closed Circuit Television Systems, London Local Government Information Unit, 1996, p.24.
121
2- Un turn-over important, qui empêche toute perspective de carrière et rend difficile
l’installation dans le poste.
Dans une logique cumulative avec l’absence de vocation, le personnel de vidéosurveillance
subit un turn-over très important, tous les quatre ans environ. Les textes réglementaires, les
responsables et les agents chargés de la vidéosurveillance sont sur ce point d’accord : on ne
peut rester plus de quatre ans au poste, du fait de l’usure que le poste implique164.
Les employés sont ainsi susceptibles de montrer une réticence à s’investir dans leur poste
et leur service. Ils ont conscience qu’ils ne peuvent espérer aucune évolution sociale de par
leur ancienneté au sein du service : « et après ? Ben, retour à la case départ ! ».
Stéphanie souhaite depuis longtemps changer de service, tout comme Marc. Ils ont, à ce
titre, déposé leur mutation depuis plus d’un an. Le fait est qu’ils sont « contraints » de
rester dans le service tant que de nouveaux opérateurs ne sont pas recrutés : « On y est pour
dix ans encore, personne va venir, tu vas voir ! ». Cette perspective ne les réjouit guère et
elle influe de façon automatique leur manière de percevoir leur travail.
Par ailleurs, le développement supposé de savoir-faire propres à la profession ne leur est
guère utile, car difficilement transposables à d’autres emplois dans la fonction publique.
Leur expérience de plusieurs années au sein du service de vidéosurveillance ne leur permet
pas de choisir ou de postuler pour un poste à la mairie : « C’est la psychologue qui me dira,
je suis un agent technique là, mais tant on va me mettre à faire la secrétaire, on verra ».
Dans la continuité avec sa trajectoire professionnelle, Stéphanie n’envisage pas de choisir
un poste en fonction de ses aspirations.
Il en résulte une absence de socialisation et culture professionnelle qui faciliteraient la
construction d’une identité professionnelle commune au « corps de tous les opérateurs de
vidéosurveillance ». Ces lacunes et les conditions objectives de l’exercice du métier
d’opérateur sont d’une grande importance quant à la compréhension de la position occupée
dans l’espace social par ces « petits » fonctionnaires. Ainsi, les pratiques et les
représentations qu’ils mobilisent dans leur rapport au travail sont empreintes de ces
propriétés de situation.
164
Il est fait mention de la « forte pénibilité limitant la durée d'exercice du métier » dans la fiche officielle descriptive du métier d’opérateur de vidéosurveillance.
122
*
L’absence de vocation, des tâches décrites comme difficilement intéressantes et une
improbable construction d’une identité professionnelle sont autant d’éléments qui
marquent la continuité entre la condition sociale des opérateurs de vidéosurveillance et les
conditions de travail en tant que vidéo-opérateur. Toutefois, il s’agit à présent
d’approfondir l’analyse de la position sociale qu’occupent ces petits fonctionnaires, en
s’appuyant sur les perceptions et ressentis de ces derniers. L’observation ethnographique
d’une vidéosurveillante nous permet de mieux appréhender comment des petits
fonctionnaires peuvent se représenter la position qu’ils occupent au sein d’un service
public.
On s’attache ici à analyser le rapport au travail, afin de rendre compte d’un quotidien
professionnel qui manque profondément de sens et renvoie de façon systématique à une
position dominée.
Nous ne sommes pas familiers avec la perception et le rapport au travail que peuvent
développer des petits fonctionnaires. Cette approche nous permettra alors de mieux
appréhender les ressorts du rapport au travail qu’ils entretiennent. Ce faisant, nous pouvons
faire l’hypothèse que la question des rapports sociaux et les enjeux de domination
caractérisent la façon dont les vidéosurveillants vont occuper leur poste.
123
Section II – Le ressenti quotidien : Dévalorisation et absence de sens.
§1- L’importance du rapport subjectif au monde social dans la compréhension de
pratiques professionnelles.
Derrière la notion de domination, se trouve un large spectre de phénomènes sociaux
observés : des positions, des pratiques et des comportements. Au-delà des relations de
pouvoir induites par la division du travail, nous nous attachons à comprendre le pouvoir et
la violence symbolique qui sont exercés dans l’espace social et aux répercussions que
peuvent avoir ces éléments sur les représentations de petits fonctionnaires publics.
La présentation officielle de la fonction ne manque pas de souligner les différentes
contraintes de travail, physiques et psychiques. Les responsables du service sont conscients
de la pénibilité des conditions pratiques de travail et elles sont rappelées dans les différents
textes réglementaires ou dans les discours. Pourtant, la façon dont ces petits fonctionnaires
se positionnent dans le monde social reste largement méconnue, voire s’analyse comme un
impensé, comme nous l’avons vu précédemment.
En s’attachant à dépasser la perspective des difficultés inhérentes au métier, il s’agit ici de
mettre en évidence la façon dont est perçue par les intéressés la position qu’ils occupent.
En effet, comme le souligne Alexis Spire, les petits fonctionnaires réagissent différemment
aux injonctions de la hiérarchie selon leur rapport subjectif au monde social et la
représentation qu’ils se font de leur position dans le service165. Ce faisant, ces
considérations viennent influencer la façon dont ils mettent en œuvre une politique
publique.
La signification accordée à la situation par l’agent, son système de représentation de soi et
de la tâche déterminent de façon significative le rapport au travail. Les conditions de
travail peuvent affecter la personne au-delà de simples « souffrances au travail », comme
on l’entend communément, telles qu’elles peuvent être dénoncées par les syndicats de
travailleurs. Elles viennent laisser leur empreinte sur la façon dont l’agent se représente sa
position dans le monde du travail, mais aussi dans le monde social. Nous nous situons ici
dans une approche de sociologie compréhensive bourdieusienne. Il s’agit d’appréhender
165
Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, 124 pages.
124
« la relation pratique ou représentée à la position qui dépend elle-même, entre autres
choses, de la trajectoire […] passée (donc de l’habitus) [conduisant à la position occupée]
et des cadres de référence possibles »166. La position sociale et la représentation de celle-ci
viennent donc influer les pratiques, ici professionnelles. Cette position occupée est elle-
même guidée par le sens pratique de la position qui lui-même est fortement liée à la
trajectoire sociale passée.
Cette approche de la position occupée nous permet ainsi de relier la trajectoire sociale de
Stéphanie, la façon dont elle se représente sa position actuellement et ses pratiques
professionnelles.
Nous pouvons faire l’hypothèse que les développements qui vont suivre peuvent être
transposés à la plupart des petits fonctionnaires.
§2 - L’absence de sens au travail : « ça n’est pas ici que je vais me booster ! »
A- L’ennui.
1- Une journée semblable à toutes les autres.
A partir du moment où Stéphanie a franchi le seuil de la porte du PC vidéo pour entrer
dans le « cagibi », elle semble mettre la vie de côté. Ce n’est qu’en fin de journée, les
heures de travail accomplies, qu’elle pourra alors reprendre « la vraie vie ». En effet, les
journées des opérateurs de vidéosurveillance se déroulent rigoureusement toujours de la
même manière. Ils arrivent à huit heures et trente minutes, garent leur voiture au même
endroit pour aller s’assoir sur leur siège - ergonomiquement pensé afin qu’ils bénéficient
de «conditions de travail favorables » - et qu’ils ne quitteront pas jusqu’à seize heures
quarante cinq. Ils peuvent aujourd’hui conserver leurs effets personnels au sein de la salle
de PC vidéo, le portable sera donc soigneusement caché dans le tiroir afin que les
responsables ne soupçonnent pas son utilisation pendant les heures de travail. On ne les
revoit pas jusqu’à onze heures et cinquante neuf minutes, heure à laquelle on peut entendre
systématiquement le bruit de la porte du PC vidéo s’ouvrir. Marc va en général acheter son
déjeuner au supermarché du coin. Stéphanie allume la télé de la cuisine, met la chaîne TF1
166
Pierre BOURDIEU, « La représentation de la position sociale », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 52-53, juin 1984, p. 14.
125
pour regarder une émission qu’elle a l’habitude de ne jamais manquer : les douze coups de
midi. Elle se justifie : « oui, je regarde par habitude tu vois, mes parents y s’ont toujours
regardé ça, alors moi aussi, j’aime bien ». Elle téléphone systématiquement à son mari
avant la première bouchée et le rappelle tout aussi systématiquement avant la reprise de
poste. Elle a en général préparé son repas la veille chez elle. A midi et dix minutes, elle a
en général fini son déjeuner et conclut : « Et voilà, tu attends ça toute la journée, et ça
dure juste quelques minutes. » Je ne peux qu’acquiescer, me rendant à l’évidence de
l’ennui qu’elle subit. A douze heures quarante cinq pile, les opérateurs rentrent dans leur
salle de travail jusqu’à seize heures quarante-cinq. Une journée monotone est passée.
2- Regarder l’heure le plus souvent, et les écrans quelques fois.
Mais que se passe-t-il à l’intérieur de leur « boite noire » ? Que font les vidéo-opérateurs
toute la journée ? Je me suis attachée à passer plusieurs heures à leur côté, en m’asseyant
sur une des chaises vacantes de la salle afin de mieux comprendre ce en quoi consiste le
quotidien de ces petits fonctionnaires.
Son mari l’appelle et la questionne sur ce qu’elle fait. Elle rit : « Ben qu’est ce tu veux que
je fasse avec mes écrans ?! Rien, comme toujours ! »
Tout comme un travail d’ouvrier à la chaine, le métier de vidéosurveillant implique et
exige la répétition de mêmes tâches très simples, confiné dans la même pièce, sans pouvoir
bouger de son siège. Il faut regarder les écrans placés devant soi. L’ennui est l’aspect de
leur travail qui ressortira le plus fréquemment.
Dès la première rencontre, Stéphanie m’a précisé qu’ils n’ont « jamais de trucs pris sur le
fait, c’est souvent le standard, c’est calme, un peu trop même ». La problématique de
l’ennui est soulignée sans cesse : « On s’ennuie, et on mange, et on grossit… Moi j’ai pris
des kilos depuis que je suis là », « le travail se restreint », « c’est toujours les mêmes
affaires, par exemple, ce poteau, je l’ai signalé y’a trois mois à la mairie de Polis, et ils
ont toujours rien fait ». A plusieurs reprises, elle se plaint du manque d’ingéniosité pour
faire passer le temps : « je sais plus quoi regarder sur Internet… » ; «C’est encore plus
long quand je suis toute seule… je m’endors… ». Marc aussi me soulignera la prégnance
du sentiment de devoir faire passer le temps coûte que coûte : « Ben c’est long… Y’a
Internet… Mais bon… ».
126
Regarder des écrans toute une journée, surtout lorsqu’il ne se passe rien, est une tâche
extrêmement pénible et ennuyeuse. La main courante, qui est censée retracer la totalité de
leur activité, ne comporte presqu’aucun fait : il ne se passe rien. L’activité intellectuelle
toute entière est finalement consacrée au décomptage des heures, avant la fin de la journée
et des jours, avant les prochains congés.
B- Des petits fonctionnaires dépités.
Les vidéo-opérateurs sont condamnés sur la scène professionnelle à un emploi subalterne
usant physiquement, ne leur apportant aucun prestige, ni aucune autonomie a priori. Il en
découle la perte de la signification subjective de leur rôle professionnel. Il est difficile,
dans ce contexte, de ne pas penser à la souffrance que peut générer le manque de sens au
travail. Il y a bien, pour les vidéo-opérateurs de Polis, un hiatus entre leurs tâches
quotidiennes et leurs justifications. Le but est dangereusement perdu de vue. Aussi, on
comprend qu’il devient urgent de réinjecter du sens, même minime, dans une pratique
professionnelle qui en a été subjectivement vidée.
1- Une seule « récompense » : le SMIC.
« Dans les pays de la civilisation presque tous les hommes se ressemblent maintenant en
ceci qu’ils cherchent du travail à cause du salaire; pour eux tous, le travail est un moyen
et non le but lui-même; c’est pourquoi ils mettent peu de finesse au choix du travail,
pourvu qu’il procure un gain […] »167.
Le sentiment d’inutilité favorise un désinvestissement au quotidien : le seul objectif des
opérateurs est de changer de service dès que la possibilité leur en sera offerte, il s’agit
simplement aujourd’hui d’attendre et de rester au poste pour percevoir un salaire. La
volonté de se rendre utile ou d’apporter sa contribution à un tout - que l’on peut espérer
d’une activité professionnelle- est vaine et inexistante. La rétribution financière est conçue
comme l’unique raison de la présence quotidienne.
167
Friedrich NIETZSCHE, Le gai savoir §42, GF Flammarion, 2e édition, 2000.
127
Les deux opérateurs signifient de façon insistante et avec amertume qu’ils en ont
profondément marre et qu’ils n’attendent qu’une seule chose : « changer de job ». Les
opérateurs entretiennent ainsi un rapport très négatif à leur travail. Apparentés aux
« pragmatiques »168 identifiés par A. Spire, les vidéo-opérateurs sont dans l’indifférence
par rapport à la signification de leur mission et entretiennent un rapport totalement
dépassionné à l’égard de celle-ci.
Ils ne peuvent envisager que des personnes se présentent de façon volontaire au poste de
vidéosurveillant. Stéphanie ne comprend pas, en effet, pourquoi une jeune femme souhaite
être recrutée : « Nous, on veut partir, mais elle, elle veut venir, c’est pas normal, je suis
sûre qu’elle est pas au courant de ce que c’est ». Elle suppose ainsi que les responsables
ont menti sur la réalité des conditions de travail de ce poste : « Faut être fou pour accepter
ce travail […] je suis sûre qu’ils lui ont pas dit la vérité…Je vais te la décourager, moi ! ».
2- La recherche du « flag’ ».
La recherche du flagrant délit occupe une place très importante dans le quotidien des
opérateurs de vidéosurveillance. Lorsque nous avions dû visionner les images demandées
par la police à la suite d’un vol, Stéphanie rapportera les événements de la veille à sa
supérieure hiérarchique en exprimant son excitation : « C’était génial, on s’est régalées ! ».
Il ne s’agissait pas ici d’un flagrant délit à proprement parlé, car les images étaient
visionnées a posteriori, mais il en prenait la signification aux yeux de Stéphanie, qui avait
pu retrouver les images de l’acte délictueux grâce à l’enregistrement automatique.
S’il conserve une telle importance néanmoins dans les représentations des opérateurs de
vidéosurveillance, ce n’est pas pour les suites qu’il engendre dans l’enquête judiciaire qui
n’aboutit pas le plus souvent, par manque de preuve, absence de plainte ou qualité
défectueuse des images.
Il alimente avant tout une représentation valorisée du travail des opérateurs, qu’ils
associent à celui d’un officier de police judiciaire « à la chasse » de délinquants. Faire du
« flag’ », c’est s’assurer le gage de leur réussite, de leur utilité sociale et le seul moyen
d’obtenir une gratification professionnelle dans le service et la reconnaissance de la part de
168
Alexis SPIRE, Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Editions Raisons d’agir, 2008, p.75.
128
leurs partenaires. Le rôle est ainsi revalorisé. Il est même récompensé dans certains
services municipaux par des heures de congé supplémentaires, mais pas à Polis : « Même si
c’est fatiguant, c’est vrai que c’est intéressant, au moins on se rend utile… ».
Toutefois, le flagrant délit est généralement très rare169 : depuis six ans qu’ils occupent le
poste, Stéphanie et Marc n’ont jamais surpris quelqu’un en flagrant délit de vol ou
d’agression. L’ennui est, de facto, ce qui caractérise leur quotidien. Ce rapport au travail
entraine du ressentiment envers les responsables, qui persistent dans l’idée que les
opérateurs doivent continuer à s’investir de façon totale dans leur pratique professionnelle.
Ils ne semblent pas comprendre que le découragement que ressentent les opérateurs les
pousse à adopter une stratégie du moindre effort : « On fait vite le tour, hein ?! … C’est
toujours les mêmes lieux, les mêmes choses … Mais les chefs y comprennent pas … Ils
nous disent qu’on doit tout signaler, mais ça sert à rien… Ils font croire qu’ils y croient,
mais même eux ils y croient pas ».
§3 - « On ne sert vraiment à rien, c’est désespérant » : absence de considération, de
reconnaissance et invisibilité.
En dépassant la simple perspective de la représentation que les opérateurs se font de leur
travail, dans ses conditions propres, il s’agit d’envisager la fonction d’opérateur de
vidéosurveillance dans les relations qu’elle implique. En effet, l’espace social est conçu
relationnellement dans la sociologie de la domination : il est un espace au sein duquel
différentes positions hiérarchisées sont reliées par des jeux de domination, de distinction et
d’exclusion mutuelle.
Il faut donc poursuivre notre analyse de la représentation qu’ont les opérateurs de
vidéosurveillance de leur position sociale en s’attachant aux relations qu’ils entretiennent
avec les chefs hiérarchiquement et socialement supérieurs et avec les partenaires du métier
de vidéosurveillant. Le manque de reconnaissance et de considération à leur égard est
abordé systématiquement. Oubliés, méprisés, inutiles et disqualifiés sont des qualificatifs
169
Se reporter au bilan de littérature portant sur la vidéosurveillance présenté dans le chapitre introductif.
129
qui peuvent résumer l’image négative d’eux-mêmes qui leur est renvoyée par les
responsables et les partenaires institutionnels et qui pérennisent leur position dominée.
A- Relations conflictuelles et dévalorisantes avec les chefs : aucune rétribution
symbolique.
1- Une relation aux supérieurs mal vécue.
Comme nous l’avons exposé dans le chapitre précèdent, les responsables du service
signifient en permanence la position dominante qu’ils occupent à leurs employés
subalternes. La manière dont ils se représentent et traitent les opérateurs de
vidéosurveillance témoigne d’un profond mépris. Comment les vidéosurveillants vivent-ils
et perçoivent-ils ces relations aux chefs au quotidien ?
Les rapports tendus avec la hiérarchie sont une des thématiques qui sera le plus abordée
tout au long de mon observation, avec l’ennui. De nombreuses discussions, notamment lors
du déjeuner, y seront consacrées. Les opérateurs les nomment rarement par leurs noms et
préfèrent des appellations telles que « l’autre » ou « les chefs » lorsqu’ils parlent d’eux
globalement. Stéphanie m’a souligné de façon systématique le mépris qu’elle ressent pour
les chefs, du fait de leur comportement et du manque de considération qu’ils lui portent. Je
ne reviens pas sur la violence symbolique qu’ils subissent quotidiennement, car elle a été
présentée précédemment. Il est plutôt intéressant d’analyser les éléments à partir desquels
elle construit son discours sur « les chefs ».
Stéphanie parle le plus souvent de son ressenti d’injustice. Elle insiste sur le fossé qu’il
existe entre la façon dont « des catégories C » et « des chefs » peuvent se comporter
professionnellement. Cela se concrétise le plus souvent lorsqu’elle aborde le sujet des
horaires de travail. Elle ne comprend pas pourquoi les catégories C n’ont droit qu’à
quarante-cinq minutes de pause alors que les chefs se permettent de prolonger leur
déjeuner jusqu’à quinze heures souvent et qu’ils ne partent pas pour autant après eux. Elle
reviendra sur les vacations qui contraignent les opérateurs à travailler selon un régime
d’horaires modifiées (cinq heures-treize heures ou treize heures-vingt heures): « C’est le
monde qui tourne à l’envers, le patron qui part avant l’agent de catégorie C », « Attends,
moi j’suis pas rentrée à la mairie pour finir à vingt heures, je veux finir à dix-sept heures
130
comme eux ». Il est très heuristique pour notre travail qu’elle utilise cette division du
monde social spontanément : petits fonctionnaires et chefs. Nous comprenons que le
ressentiment s’applique aux trois chefs de service, mais aussi à tous les chefs et finalement
aux individus qui occupent une position sociale dominante.
Elle fait aussi souvent allusion au sentiment de persécution et d’acharnement des
responsables sur sa personne, et non sur la qualité de son travail. Il lui semble que R1 et R3
rappellent continuellement leur position de dominants : « je ne sais pas, c’est comme s’ils
avaient besoin …de montrer qu’ils sont chefs ». Ils s’attachent ainsi à montrer leur mépris
en n’accordant aucune marque de considération et de reconnaissance. En témoigne son
discours lorsque je la questionne sur la contradiction entre sa volonté affichée de quitter
son poste avec le fait qu’elle accepterait le poste si on lui permettait de garder ses horaires
lors du passage aux horaires en trois/huit (qui implique un travail de nuit). Les chefs ne lui
permettent pas de conserver ses horaires de jour : elle ne se sent pas récompensée de son
inscription dans la durée au sein de l’institution. Il lui semble qu’elle devrait pouvoir
choisir ses horaires de par son ancienneté, les nouveaux devant se plier aux horaires
contraignants sans avoir le choix, comme elle autrefois. L’ancienneté qui est généralement
une variable qui permet d’évoluer au sein de la profession, en obtenant des gratifications et
des avantages, n’est pas prise en compte en ce qui concerne les opérateurs de
vidéosurveillance. Ils sont traités de la même manière que les « nouveaux » s’ils veulent
rester dans le service : toute perspective d’amélioration de la position occupée est freinée
par les chefs de service.
Les vidéosurveillants sont souvent totalement ignorés ou traités sans considération. Un des
faits les plus marquants auxquels j’ai assisté est « l’oubli » de la part des responsables de
saluer le matin leurs employés. Chaque matin, R1 et R3, qui arrivent tous deux une demi-
heure après que Marc et Stéphanie aient débuté, ne se déplacent pas jusqu’à la salle de
supervision pour les saluer. Stéphanie le souligne, dépitée : « l’autre qui dit même pas
bonjour … Et ouais, c’est comme ça ».
Ce type de comportements de la part de la hiérarchie entraine des rapports très conflictuels
avec leur hiérarchie, mais surtout les renvoie en permanence à leur position de dominés.
131
2- Ressentiment social : « eux » et « nous »170.
Pourtant, les opérateurs adoptent une attitude docile face aux responsables. Ils ne se sentent
pas légitimes à signifier leur mécontentement explicitement. Ils acceptent leur position de
dominée dans le service qui s’inscrit dans la continuité avec leur trajectoire passée.
Ce n’est qu’en « coulisses » qu’ils se permettent d’exprimer leur ressentiment et de
développer des stratégies de résistance à la domination, comme cela sera explicité dans la
troisième section.
Le ressentiment déguisé sous les dehors de l'indignation morale peut être historiquement
associé à une position inférieure dans la structure sociale171. En effet, les rapports
conflictuels que ces petits fonctionnaires ont avec leur hiérarchie, le ressentiment et le
sentiment d’injustice dont ils témoignent renvoient à une « lutte des classes » classique :
dominants contre dominés. Elle dépasse la perspective de rapports professionnels
hiérarchiques et s’inscrit dans une logique de lutte de positions au sein de l’espace social.
En témoigne la récurrence du ressentiment que Stéphanie a pu entretenir envers tous ses
supérieurs précédents et avec les individus qui occupent une position supérieure dans
l’espace social. Une remarque à propos du comportement de R3 vient confirmer cette
hypothèse : « tu verras, au début, elle fait bonne impression… Mais peut être qu’avec toi,
elle fera la gentille ». La dernière partie de cette citation marque la différence que fait
Stéphanie entre ma position et la sienne. Elle poursuivra lors d’une nouvelle discussion :
« ton père, il est chef à la mairie, hein ? Ah ben c’est pour ça qu’elle t’aime bien. Parce
que moi, ils s’en foutent. Ils savent qu’il est à la mairie, mais il est cantonnier, alors que
dalle ! ». C’est explicite dans ses propos : si les chefs la méprisent, c’est à cause de son
origine sociale populaire et de sa position dominée. Elle se représente le monde social
comme clivé entre dominants et dominés, selon la position occupée, elle-même définie par
le volume en capital scolaire, économique et social.
170
Titre du troisième chapitre de Richard HOGGART, La culture du pauvre. Etude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Les Editions de Minuit, 1970.
171
Rémi LENOIR, « Espace social et classes sociales chez Pierre Bourdieu », Sociétés & Représentations 1/2004 (n° 17), p. 387.
132
La représentation de la position que s’est appropriée cette petite fonctionnaire influe la
façon dont elle envisage sa place dans le service en pratique. Perpétuellement renvoyée à
sa position de dominée, elle s’avoue démotivée et ne trouve pas de sens à son emploi. A
partir du moment où elle a compris que la position qu’elle occupait au sein du service était
dévalorisée et discréditée par les responsables, elle n’a plus voulu s’investir.
A cela s’ajoutent l’absence de reconnaissance de la part des partenaires et le sentiment
d’inutilité sociale qui en découle.
B- Absence de reconnaissance de la part des partenaires : d’une invisibilité
professionnelle à une inutilité sociale ?
Quand Stéphanie en vient à m’expliquer plus précisément les rapports que les
vidéosurveillants entretiennent avec les divers services de la police le premier jour, elle me
souligne de manière désabusée son ressenti quant à l’inutilité de son rôle dans le circuit
répressif. Ils sont censés signaler les dysfonctionnements et entrent donc dans une relation
de partenariat avec les acteurs inscrits dans le dispositif de prévention/répression de la
délinquance. Ils disposent, à cette fin, d’une ligne directe avec la police afin de leur
transmettre les images qu’ils estiment utile de montrer à leurs partenaires. Cependant, «
ils viennent si ça les intéresse, mais en fait, ils ne viennent jamais ou toujours trop tard ».
Elle m’explique : « tu vois là, ils ont demandé les images et ils ne sont toujours pas venus
les chercher, ça sert à rien ». Une fois, Stéphanie remarque une vente à la sauvette de
cigarettes dans un des secteurs vidéosurveillés. Elle transmet les images à la police
nationale et ajoute : « Je l’envoie à la police nationale, mais ils regardent jamais, c’est
pour faire beau […] Attends, en deux minutes, je vais te trouver un truc moi, mais après ça
suit pas … Moi je vais pas me casser les yeux pour rien ».
Ce manque de reconnaissance du rôle que jouent ces opérateurs de vidéosurveillance de la
part des partenaires se vérifie dans le fait que, la plupart du temps, les commissariats ne
sont pas au courant de la présence de caméras dans les deux secteurs vidéosurveillés, ou
encore qu’ils appellent pour avoir des images dans des secteurs qui ne le sont pas.
133
Une anecdote illustre mes propos. Suite à un viol commis sur une avenue de Polis, la
police nationale a contacté le service de vidéosurveillance pour récupérer les images mais
le secteur n’était pas vidéosurveillé par la ville, comme lui explique Stéphanie.
Ainsi, au bout de huit ans, la police nationale ne connait toujours pas l'emplacement des
dix caméras municipales, ce qui démontre l'absence totale de coordination entre les deux
services publics. Pourtant, on ne semble pas vouloir y pallier, quelque soit le degré
hiérarchique ou le service concerné, chacun reléguant la faute sur l’autre.
Mais surtout, le professionnalisme de Stéphanie est remis en question par les agents de la
police nationale. En effet, après un premier appel, un second a été passé pour vérifier que
la caméra en question n'était réellement pas du ressort de la ville, l’agent en question
mettant en doute les propos de Stéphanie. Elle lui répond : « Mais, Monsieur, c'est mon
métier, je sais ce que je dis ». Son professionnalisme est remis en cause par la police, ce
qui la renvoie à une position dévalorisée, à nouveau.
Ces éléments engendrent des conséquences considérables sur le rapport au travail et à
l’institution des opérateurs de vidéosurveillance. Ils ont l’impression que, même en faisant
preuve de bonne volonté, leur travail est inutile, invisible et oublié de tous. Leur
professionnalisme n’est pas reconnu et ils sont simplement employés comme complément
des technologies de surveillance. Le rapport à la machine est inversé : on investit et on
porte beaucoup d’espoirs sur de nouvelles caméras et des logiciels de détection, sans
s’inquiéter de la qualité du travail humain sur ces objets, qui n’est qu’un outil en
complément à l’efficience des caméras.
Ces considérations influent le rapport au travail de ces petits fonctionnaires, mais il a des
répercussions avant tout sur leur rapport au monde social et à la représentation de la
position qu’ils y occupent. Les relations avec la police nationale sont ainsi marquées par un
refus de la domination sociale qui s’y exerce : « Ils me prennent de haut en plus, mais
pour qui ils se prennent ? ». Les opérateurs par ailleurs tentent de revaloriser leur position
en se distinguant des agents de la police municipale. Ils les considèrent comme une simple
« milice personnelle du maire », qui ne fait qu’acte de présence dans les rues de Polis, sans
pour autant remplir leur fonction de sécurisation de l’espace public. Stéphanie souligne à
plusieurs reprises le manque de professionnalisme de la police municipale et dévalorise la
134
position qu’ils occupent dans le champ de la force publique : « Faut pas leur donner
l’arme, on sait pas, ils sont pas assez … tu vois ? Ils ont pas la capacité.»
L’absence de reconnaissance de la part des partenaires institutionnels, essentiellement la
police nationale et municipale, entraine chez les vidéo-opérateurs un sentiment de
dévalorisation de leur professionnalisme et, ce faisant, de la position qu’ils occupent.
C- Des petits fonctionnaires isolés spatialement, institutionnellement et
socialement : « On est seuls au monde ».
En sus d’une mise à distance par la hiérarchie et les partenaires, il est essentiel de
comprendre que les caractéristiques propres au poste d’opérateur de vidéosurveillance
entretiennent un certain isolement. En effet, il s’agit d’un poste à part qui dénote vis-à-vis
des autres postes dans l’organisation administrative, de par sa fonction et son isolement
spatial des bureaux administratifs.
Les opérateurs de vidéosurveillance se démarquent des agents administratifs classiques,
dans leur activité (qui ne consiste pas en un travail de bureau habituel) et leur horaire
différencié (en trois/huit).
De plus, ils sont isolés spatialement des autres bureaux dans la salle de PC vidéo, dont
l’accès est strictement réglementé.
La configuration spatiale du service de vidéosurveillance conforte cette mise à l’écart. Le
service de vidéosurveillance se situe au rez-de-chaussée. On entre dans ce service par le
biais d’un badge, il est composé d’un long couloir avec des bureaux destinés aux divers
responsables qui sont, pour la plupart, tous inoccupés. Tout au bout du couloir, clairement
à l’écart, il y a le PC vidéo dans lequel on ne peut qu’accéder par badge à nouveau. La
salle dispose de fenêtres, mais qui sont recouvertes de larges feuilles de papier A3, pour
empêcher que les personnes à l’extérieur ne voient l’intérieur du PC. On y est confiné et
coupé du monde extérieur. Cette disposition spatiale vient appuyer et renforcer la mise à
l’écart des agents : ils sont « les gens du bout »172.
172 Expression utilisée par un des responsables pour qualifier les opérateurs.
135
Ainsi, ils se sentent « seuls au monde » et se plaignent : « de toute façon, il n’y jamais
personne qui vient, c’est toujours comme ça ».
L’isolement institutionnel et spatial de la salle du PC vidéo implique une certaine
autonomie des agents dans leurs pratiques professionnelles. En effet, ils ne bénéficient que
de très rares visites des chefs hiérarchiques, qui ne se déplacent même pas lors de leur
arrivée dans le service en début de journée. Les « collègues » ne sont pas autorisés à
pénétrer dans le service de vidéosurveillance.
*
Confrontés à une absence de sens, un ressenti d’inutilité et un manque de reconnaissance,
les opérateurs de vidéosurveillance occupent une position professionnelle qui n’apporte pas
de bénéfices au processus de construction d’une identité sociale valorisante. Ils ont ainsi un
rapport au monde social désenchanté et une représentation des possibles très restreinte.
C’est à travers l’analyse positionnelle de ces petits fonctionnaires et des perceptions et
représentations qui en découlent que nous pouvons revenir sur notre constat initial – des
exécutants qui n’exécutent pas – afin d’en expliciter les ressorts. C’est tout l’objet de notre
dernière section, qui s’attache à éclairer la résistance à la domination sociale que ces petits
fonctionnaires peuvent déployer.
136
Section III – Résistance à la domination : stratégies professionnelles et vie « à côté ».
« Il y a toujours place pour une lutte cognitive à propos des choses du monde. »173
Cette dernière section est le point final à notre travail de recherche. On s’intéresse aux
coulisses de la scène, à cet espace au sein duquel ces petits fonctionnaires peuvent mettre à
mal les représentations qui sont associées à leur position dans l’espace social.
Dans la continuité avec les développements précédents, qui permettent d’appréhender la
position sociale dominée qu’occupent les opérateurs de vidéosurveillance, nous pouvons in
fine éclairer le constat qui est au fondement de cette recherche : des exécutants qui
n’exécutent pas obligatoirement.
La trajectoire sociale et professionnelle, les relations entretenues avec les divers agents et
avec leur hiérarchie professionnelle, l’absence de satisfaction au travail et de gratification
sociale sont autant d’éléments qui renvoient ces petits fonctionnaires à une position
dominée dans l’espace social global.
Toutefois, la position et les dispositions ne sont pas des faits immuables et les individus
sont susceptibles d’y opposer des résistances. Ainsi, il est possible d’envisager une
évolution de la position occupée et de la représentation de celle-ci dans l’espace social, par
les résistances et stratégies que peuvent déployer ces petits fonctionnaires. L’espace social
est ainsi conçu de manière dynamique : « La position d’un individu ou d’un groupe dans la
structure sociale ne peut jamais être définie complètement d’un point de vue strictement
statique, c’est-à-dire comme position relative (supérieure, moyenne, ou inférieure) dans
une structure donnée à un moment donné du temps »174.
De cette façon, à défaut de développement de savoirs-faires professionnels, les opérateurs
de vidéosurveillance développent des stratégies de résistance à la domination subie dans le
cadre professionnel et social. Ce type d’attitudes vient en partie modifier la situation de
travail. Mais nous faisons l’hypothèse qu’elles servent avant tout un objectif symbolique
de résistance à la domination sociale et de valorisation de la position sociale. Ce faisant,
173
Pierre BOURDIEU, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 19-20. 174
Alain ACCARDO et Philippe CORCUFF, La sociologie de Bourdieu (Textes choisis et commentés), Le Mascaret, 1986, p.153-154.
137
ces stratégies visent à rouvrir « l’espace des possibles »175, dans la représentation
subjective de la position occupée par des agents dominés.
§ 1 – Des vidéosurveillants qui ne surveillent pas : Une résistance à la domination dans
le champ professionnel.
A- « On regarde quand on a rien d’autre à faire » : panel de stratégies
occupationnelles.
Suite à l’observation in situ des opérateurs de vidéosurveillance pendant des journées
entières, il est apparu clairement que le temps de travail est rarement consacré à la
surveillance des écrans de contrôle. Il s’agit d’une occupation parmi d’autres, très
nombreuses176. La monotonie et l’ennui qui caractérisent cet emploi permettent
d’expliquer, en partie, la mobilisation de tactiques de divertissements et de stratégies
occupationnelles. Ils sont ainsi abandonnés à leurs propres ressources pour inventer de la
satisfaction au travail177.
Ainsi, une journée classique des vidéosurveillants est remplie de diverses occupations,
grâce auxquelles ils ne surveillent que très rarement les écrans de surveillance.
Au cours des premières tentatives d’approche ethnométhodologique des pratiques
professionnelles des opérateurs de vidéosurveillance, j’ai pu remarquer que, dès que je
pénétrais la salle du PC vidéo, Stéphanie s’arrêtait a priori de surveiller pour pouvoir
discuter avec moi. Elle a ainsi trouvé en ma présence une nouvelle façon de lutter contre
l’ennui et de ne pas exécuter sa fonction.
Lorsque je questionne l’opératrice sur la façon dont se déroule sa journée lorsqu’ils sont
plusieurs dans la salle, elle m’explique qu’ils discutent tout le temps ou s’occupent : « on
trouve toujours quelque chose à faire, on fait des jeux en ligne, ah là on rigole bien !
Aussi non, on regarde internet ou la télé... ». D’après mes observations, j’ai pu recenser
diverses occupations : pauses toilette à répétition, télévision, appels téléphoniques,
175
Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, p. 276. 176
Ce constat se retrouve dans de nombreux travaux ethnographiques portant sur les opérateurs de vidéosurveillance. Voir à ce propos le chapitre introductif.
177 Henry DE MAN, The Psychology of Socialism, Henry Holt et Company, New-York, 1927, p.80-81
138
échanges de textos, surfer sur le web, dormir, aller faire l’essence de la voiture de fonction
du chef de service etc,... Il semble que quelle que soit l’activité envisagée, elle leur sera
toujours moins pénible que la tâche à laquelle ils sont assignés dans le cadre professionnel.
B- Une marge d’autonomie réactivée et une position valorisée.
Comme le souligne P. Bourdieu, « la conduite disciplinée qui présente tous les dehors de
l’exécution mécanique peut être elle même le produit de stratégies tout aussi subtiles que
le choix opposé qui consiste à jouer avec la règle. Le jeu bureaucratique implique
forcément des incertitudes. A la différence d’un simple rouage d’un appareil, ils peuvent
toujours choisir, dans la mesure où leurs dispositions les y incitent, entre la pure
obéissance et la désobéissance (ou la résistance et l’inertie) et cette marge de manœuvre
possible leur ouvre la possibilité d’un marchandage, d’une négociation sur le prix de leur
obéissance, de leur consentement »178. Ainsi, bien que les opérateurs jouent le jeu
bureaucratique en façade, l’observation de ces petits fonctionnaires nous montre qu’ils
déploient des stratégies afin de marquer leur autonomie et leur résistance en n’exécutant
pas la fonction pour laquelle ils occupent leur position dans l’organisation bureaucratique.
Ce faisant, les opérateurs, lorsqu’ils ne travaillent pas, interviennent dans la façon dont la
politique publique de vidéosurveillance est concrètement mise en œuvre. Si les
vidéosurveillants ne surveillent pas, les objectifs de prévention de la délinquance et de
gestion de l’espace urbain assignés à la mise en place d’un dispositif de vidéosurveillance
deviennent en partie caducs179.
Nous nous situons ici dans la continuité de la perspective que proposent les travaux de
street-level bureaucracy qui mettent en évidence la marge d’autonomie et de pouvoir dont
bénéficient de simples agents d’exécution des politiques publiques dans le processus de
mise en œuvre. On comprend que les agents qui mettent en œuvre les politiques publiques
disposent d’une importante marge de manœuvre dans l’application des textes légaux et des
instructions hiérarchiques. Ils interférent ainsi dans l’effectivité de la vidéosurveillance du
fait d’arrangements et de stratégies, mais de façon beaucoup poussée que cela n’a pu être
observé dans les études de street-level bureaucrats. Ils ne modifient pas simplement les
178 Pierre BOURDIEU, «Droit et passe-droit », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 81-82,
mars 1990, p. 88. 179
Si l’on considère que l’effectivité de la politique publique se situe dans la surveillance active des écrans par des vidéosurveillants à des fins préventives et dans l’utilisation des images enregistrées a posteriori par la police à des fins répressives.
139
orientations que peut prendre une politique publique dans sa mise en œuvre effective, mais
rendent, partiellement tout au moins, ineffective la politique publique. Loin de la
représentation de petits fonctionnaires qui ne font qu’appliquer les instructions définies par
leur hiérarchie, qui elles-mêmes reprennent les orientations définies par le politique, nous
sommes confrontés à une prise de pouvoir, insoupçonnée mais considérable, de la part de
simples exécutants.
Ils se saisissent ainsi des marges de liberté et zones d’incertitudes180 que la situation
organisationnelle leur offre pour activer une position de pouvoir au sein du service. De la
même façon que Donald Roy identifie des techniques de freinage mobilisées par les ouvriers
qui travaillent en usine, il s’agit de marquer sa marge d’autonomie et, partant, la résistance à la
domination hiérarchique181.
Une illustration de cette attitude est donnée à voir dans le dialogue qui suit entre les deux
opérateurs : Stéphanie part en vacances dans deux jours et Marc se retrouve donc seul au
centre de vidéosurveillance. Cette situation est problématique pour les responsables car,
non seulement ils peuvent être sanctionnés légalement du fait qu’un minimum de deux
agents soit exigé par les textes, mais aussi dans le cas où le seul agent restant en vient à
tomber malade. Stéphanie propose alors à Marc : « Dis tu veux pas être absent, comme ça
ils sont dans la merde ?! ». Marc lui répond : « Peut-être pas vendredi, mais la semaine
prochaine, oui franchement, j’y pense sérieusement… ». La logique de marquer la position
de pouvoir sur les chefs de service est évidente.
La pénibilité du travail de vidéosurveillant peut expliquer en partie de telles attitudes au
travail. Cependant, on ne peut réduire cette absence de surveillance par le seul fait des
caractéristiques intrinsèques du poste. Les éléments recueillis au cours de notre observation
et la littérature sociologique nous permettent d’articuler les pratiques professionnelles de
ces exécutants à la position qu’ils occupent dans l’organisation bureaucratique, qui est une
organisation sociale avant tout.
180
On fait ici référence aux concepts développés par les auteurs français de la sociologie des organisations :
«Une situation organisationnelle donnée ne contraint jamais totalement un acteur. Celui-ci garde toujours une marge de liberté et de négociation. Grâce à cette marge de liberté (qui signifie source
d’incertitude pour ses partenaires comme pour l’organisation dans son ensemble) chaque acteur dispose ainsi de pouvoir sur les autres acteurs» : CROZIER Michel et FRIEDBERG Erhard, L'acteur et le système, Paris, Le Seuil, 1977, p. 90.
181 Donald ROY, « Deux formes de freinage dans un atelier d’usinage », in Un sociologue à l’usine, Paris,
La Découverte, 2006.
140
Dans ce cadre, notre travail consiste à articuler une sociologie de la mise en œuvre d’une
politique publique à des considérations qui relèvent de la sociologie de la domination. Ce
qui est important de retenir ici, c’est qu’au-delà de la mise en évidence d’une marge de
manœuvre de petits fonctionnaires dans l’orientation concrète que prend une politique
publique lorsqu’elle est appliquée dans des services administratifs subalternes, il existe un
enjeu social au fondement de telles pratiques professionnelles.
Si les exécutants n’exécutent pas, il est nécessaire de resituer ces pratiques à la lumière de
leur trajectoire, de la position qu’ils occupent au sein de l’organisation administrative et
dans l’espace global aussi. Ils utilisent la marge d’autonomie qui est donnée pour aller à
l’encontre de la représentation de la position dominée qui leur est renvoyée
systématiquement par leur hiérarchie.
Face à la représentation dévalorisée de leur position que l’organisation administrative leur
renvoie, en les assimilant à de simples agents d’exécution dominés hiérarchiquement,
représentation qui vient confirmer certaines dispositions acquises au cours de leur
socialisation primaire, ils se saisissent de la seule marge de manœuvre dont ils disposent
pour mettre à distance la représentation d’une position dominée. On peut se référer ici à la
sociologie goffmanienne pour illustrer la résistance à laquelle s’emploient les
vidéosurveillants. Confrontés à la destruction de leur identité par leur inscription dans des
institutions totalitaires, les individus déploient des stratégies. Le concept d’adaptations
secondaires est pertinent pour éclairer les résistances qu’opposent les opérateurs, en
mettant à distance le rôle qui leur est assigné dans la machine bureaucratique. La résistance
prend la forme d’adaptation secondaire entendue comme « toute disposition habituelle
permettant à l’individu d’utiliser des moyens défendus, ou de parvenir à des fins illicites
(ou les deux à la fois) et de tourner ainsi les prétentions de l’organisation relatives à ce
qu’il devrait faire ou recevoir, et partant à ce qu’il devrait être. Les adaptations
secondaires représentent pour l’individu le moyen de s’écarter du rôle et du personnage
que l’institution lui assigne tout naturellement »182.
Les opérateurs envisagent ainsi leur rapport au travail comme le moyen de marquer leur
ressentiment et d’opposer une résistance à la domination que leur impose l’institution dans
sa globalité et plus précisément leurs chefs hiérarchiques. Ils déstabilisent de facto le
fonctionnement du service avec les moyens qui se trouvent à leur portée.
182
Erving GOFFMAN, Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux et autres reclus, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens Commun », 1979, p. 245.
141
Les opérateurs justifient de telles attitudes en soulignant l’absence de reconnaissance, de
considération et de gratitude sociale que leur portent leurs chefs et les agents de la mairie
plus globalement. En effet, Stéphanie m’explique qu’elle a fait preuve de bonne volonté
lorsqu’elle est arrivée au poste, mais que l’absence de rétribution symbolique ou fiduciaire
pour le travail qu’elle effectuait a modifié ses pratiques professionnelles : « Faut donner la
carotte un peu, et nous, on l’a jamais eu ! ».
Par ailleurs, l’opératrice de vidéosurveillance déploie des stratégies en dehors de ses
strictes pratiques professionnelles dans le service afin de revaloriser la position qu’elle
occupe dans l’espace social et la représentation qu’elle en a.
§ 2 – La vie « à-côté » : stratégies de valorisation de la position et réenchantement du
rapport au monde social.
La position dominée que les opérateurs occupent au sein de l’espace professionnel et dans
l’espace social plus généralement induit un rapport désenchanté au monde social et à la
place qu’ils y occupent. La caractérisation de cette représentation du monde social est peu
abordée dans la littérature sociologique de l’administration. Il faut se tourner vers les
travaux portant sur les classes populaires pour appréhender de façon scientifique les
perceptions et représentations des agents qui occupent une place dominée.
A la lumière de nos observations et des références sociologiques mobilisées, nous nous
attachons dans cette dernière partie à éclairer une certaine résistance à la domination
sociale qui prend la forme chez cette petite employée d’une revanche sociale par le réussite
dans sa vie « à-côté ». Ainsi, elle peut assurer le « maintien de sa face »183 dans les
interactions qui ont lieu en dehors du service de vidéosurveillance.
Certains travaux de la street-level bureaucracy184 soulignent les processus et stratégies des
guichetiers qui visent à valoriser la représentation subjective qu’ils se font de leur mission
et de leur position sociale par conséquent. Le sentiment d’impuissance que peuvent
ressentir des agents qui mettent en œuvre des objectifs définis de façon abstraite dans des
183
La face se définit comme « étant la valeur sociale positive qu’une personne revendique effectivement à travers la ligne de conduite que les autres supposent qu’elle a adoptée au cours d’un contact particulier » : Erving GOFFMAN, Les rites d'interaction, Paris, Minuit, 1974, p. 9.
184 Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Ed.
Economica, 2010
142
instances supérieures étatiques peut impliquer des pratiques professionnelles sujettes à de
la lassitude voire de l’ennui. La transformation sociale du public des CAF, des facteurs
organisationnels tels que la complexité croissante technique du travail, les horaires,
l’isolement, la faible reconnaissance par la hiérarchie, l’absence de réelles perspectives de
carrière et enfin l’occupation du poste par défaut ou hasard sont autant d’éléments qui
impliquent un constat désabusé de la part de ces petits fonctionnaires.
V. Dubois souligne toutefois un paradoxe intéressant : l’exposition à la misère et les
désillusions de carrière n’entrainent pas seulement une attitude de repli ou de distance.
Elles peuvent au contraire fournir les conditions d’un investissement plus fort : les agents
d’accueil peuvent eux-mêmes se convaincre de leur utilité sociale au cours d’interactions
individualisées et ainsi mettre à distance l’image socialement dévalorisée du bureaucrate
inutile et préservé du monde.
Nous pouvons voir d’une certaine manière un même processus à l’œuvre chez la vidéo-
opératrice.
A- La vie « à-côté »: construction d’une nouvelle identité et affirmation dans la
sphère extra-professionnelle.
L’inutilité ressentie, corroborée à la pénibilité du travail, entraîne un vide de sens profond
chez les opérateurs de vidéosurveillance. La répétition de chaque fait et geste, le fait de
connaître dans le moindre détail le déroulement de la journée qui s’annonce et de celle qui
suivra peut être source de réconfort tout autant que d’angoisse. Cela peut créer la vive
sensation de vivre en dehors du vrai monde social. Ce sentiment est conforté par la mise à
distance sociale que leur signifient les chefs du service.
Afin de résister à cette représentation de leur position, les petits fonctionnaires - et les
agents placés dans une situation de domination plus globalement- développent des
stratégies afin de rendre leur rapport au monde social plus enthousiasmant et ouvrir
l’espace des possibles.
Aussi, Stéphanie s’investit dans le monde social sur un autre plan : son « travail à-côté »185.
185
Florence WEBER, Le travail à-côté. Etude ethnographique ouvrière, Paris, Editions de l’EHESS, 212 pages.
143
En effet, outre son poste de vidéosurveillante, elle est danseuse orientale professionnelle.
Cette activité lui prend presque autant de temps que sa profession officielle à la mairie car
elle donne des cours et se produit tous les week-ends.
Cette source de plaisir mais aussi financière est cachée à tous les responsables. Il semble
que face au vide ressenti dans son quotidien professionnel, elle s’est donné les moyens
d’exister sous une autre identité afin de ne pas perdre la face dans la réalité sociale. Elle
m’explique qu’elle a un nom de scène différent, qu’elle s’invente des origines kabyles pour
être mieux intégrée par les familles arabes et conclut : « Je m’invente une seconde vie,
quoi !».
Ainsi, Stéphanie dissocie la position qu’elle occupe au sein du service de vidéosurveillance
et la position qu’elle occupe dans l’espace social global. Le monde qui l’entoure et auquel
elle n’a plus accès une fois placée à son poste, est relégué à un autre plan : celui d’un
ailleurs qui l’attend, mais qui doit être mis en suspens durant la journée de travail. Cette
dissociation entre l’univers extérieur et celui du travail qu’elle occupe la journée est une
nécessité à ses yeux. Il s’agit en effet pour elle de ne pas réduire toute sa vie à ce manque
de sens qui la poursuit sur son lieu de travail principal. Ce faisant, Stéphanie valorise la
position qu’elle occupe dans le monde social et ne se positionne plus en dominée.
B- Une position sociale valorisée.
Sur le plan professionnel d’abord, l’idéal de la profession indépendante sans supérieur
hiérarchique lui permet d’investir et de se représenter comme possible une ascension
professionnelle et, ce faisant, une mise à distance de la trajectoire sociale dominée qui
caractérise sa position.
De plus, ce second travail lui permet d’acquérir des ressources économiques qui lui
permettent de s’affirmer dans le service et de mettre à distance la représentation que
peuvent se faire les chefs de service de la position économiquement défavorisée qu’elle
occupe : « Quand j’ai refusé de faire les astreintes, que je lui ai dit que je n’avais pas
besoin d’argent, j’ai adoré ! Elle [R3] a tellement halluciné que je puisse refuser ! ».
Sur le plan social enfin, Stéphanie perçoit son activité extra-professionnelle comme une
sorte de revanche contre le service, mais avant tout comme une revanche sociale :
« Maintenant avec ma mère, ça va mieux [elle fait allusion aux déceptions parentales
quant à ses échecs scolaires et professionnels]. C’est vrai, maintenant que je danse, on
144
peut dire que j’ai réussi ma vie, que je peux voyager … ». Elle fait justement référence à
une ouverture des possibles que lui procure son second travail. Elle s’autorise des pratiques
et styles de vie qui ne correspondent pas à ses dispositions et sa trajectoire sociale et se
représente ainsi la position qu’elle occupe comme valorisée.
*
Les travaux sociologiques qui traitent de la culture populaire s’opposent sur
l’approche à adopter quant à ces stratégies de résistance à la domination sociale.
Ainsi, les Cultural Studies, marquées par l’ouvrage La culture du pauvre de R. Hoggart186,
considèrent que « la part d'autonomie des cultures populaires n'est pas à chercher du côté
des pratiques de résistance (s'opposer c'est reconnaître le principe même de la
domination), mais au contraire dans des moments d'oubli de la domination, ces zones de
consommation nonchalante »187. Ainsi le travail « à-côté » peut être envisagé sous l’angle
d’un loisir créateur, qui apporte en sus une rétribution financière. A l’inverse, la théorie
bourdieusienne de la légitimité culturelle invite plutôt à une analyse de ce second travail
comme relevant de la logique du « choix du nécessaire » dans un « univers des possibles
fermé » par un « principe de renoncement à des profits symboliques de toute façon
inaccessibles »188.
Ici, nous pouvons analyser le développement de telles stratégies professionnelles et
identitaires comme la volonté de la part de cette employée subalterne de marquer une
résistance à la domination qu’elle subit, dans le service de vidéosurveillance mais aussi
dans l’espace social global.
Nous pouvons appréhender l’absence de travail et le travail à côté comme une sorte de
revanche sociale qui passe par une revanche contre le service de vidéosurveillance.
Ainsi, il est mis en lumière les résistances insoupçonnées que peut opposer cette petite
employée subalterne de la fonction publique à la domination sociale qu’elle subit. Nous
186
Richard HOGGART, La culture du pauvre. Etude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Paris, Les Editions de Minuit, 1970, 409 pages.
187 Dominique PASQUIER, « La culture populaire à l’épreuve des débats sociologiques », Hermès, 42,
2005, p. 63. 188
Pierre BOURDIEU, La distinction. Critique sociale d’un jugement, Paris, les Editions de Minuit, 1979, p. 441.
145
pouvons ici élargir nos perspectives en dépassant l’approche bourdieusienne des rapports
sociaux et de la domination qui « rejette l’alternative de la soumission et de la résistance
qui a traditionnellement défini la question des cultures dominées et qui, à ses yeux, nous
empêche de penser adéquatement des pratiques et des situations qui se définissent bien
souvent par leur nature intrinsèquement double et trouble. S’il est bon de rappeler que les
dominés contribuent toujours à leur propre domination, il est nécessaire de rappeler dans
le même mouvement que les dispositions qui les inclinent à cette complicité sont aussi un
effet incorporé de la domination.»189.
En mettant à jour les stratégies de résistance individuelles et clandestines que développe
cette petite fonctionnaire, il est montré que les agents dominés ne sont pas dénués de
ressources dans le déploiement de pratiques sociales informelles et individuelles pour
contourner les formes de domination. Ce type de pratiques, souligné par certains travaux
de la sociologie du travail190, offre de nouvelles perspectives quant à l’analyse de la
résistance à la domination sociale. S’éloignant de la vision d’une action résistante visible,
collective et protestataire, il s’agit plutôt ici de mettre en évidence l’écart entre la
domination sociale exercée sur des agents et l’expérience individuelle de celle-ci.
Ainsi, nous pouvons éclairer notre constat de départ à la lumière des rapports de
domination et des résistances qu’ils peuvent engendrer. Par une analyse positionnelle de
ces agents d’exécution des politiques publiques, nous mettons en évidence des formes de
résistance à la domination informelles, invisibles et clandestines191. Résistances qui sont
finalement ordinaires, mais en même temps méconnues et insoupçonnées par les élus, les
chefs de service et par nous-mêmes, analystes.
189
Loïc WACQUANT, « Introduction » in Réponses, Seuil, 1992, p. 28-29. 190
Alf LUDTKE, « La domination au quotidien. “Sens de soi” et individualité des travailleurs en Allemagne avant et après 1933 », Politix, 13, 1991 ; « Le domaine réservé : affirmation de l’autonomie ouvrière et politique chez les ouvriers d’usine en Allemagne à la fin du XIXe siècle », Le mouvement social, janvier-mars 1984 ; Florence WEBER, « Nouvelles lectures du monde ouvrier : de la classe aux personnes», Genèses, 6, 1991.
191 Stephen BOUQUIN, « Visibilité et invisibilité des luttes sociales : question de quantité, de qualité ou
de perspective ? » in Jean LOJKINE, Pierre COURS-SALIES et Michel VAKALOULIS (dir.), Nouvelles luttes de classes, Paris, PUF, 2006, p. 103-112.
146
Conclusion
« Le sociologue […] croit que les classes populaires sont muettes parce qu'il ne sait pas qu'il est sourd. »
Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature.
Notre propos, tout au long de ce travail, a été d’éclairer et de proposer une analyse
sociologique de l’extrait qui se situe à son début. Il s’agissait de proposer une analyse de
sociologie de l’action publique, dans l’approche de sa mise en œuvre, articulée à la
sociologie de la domination et des rapports sociaux.
L’objet de ce mémoire n’est pas d’apporter des réponses sur l’efficacité ou l’inefficacité
des politiques publiques de vidéosurveillance. Mais notre ambition a été de proposer un
éclairage scientifiquement intéressant de l’objet réel sur lequel il porte : dans quelles
mesures les rapports sociaux et de domination entre les agents qui participent à une
politique publique affectent-ils le processus de sa mise en œuvre?
Par une observation in situ des petits fonctionnaires « metteurs en œuvre », il nous est
apparu que ce dernier échelon subalterne occupait une place tout aussi importante que les
agents qui impulsent ou pilotent une politique publique. Notre analyse vient ici confirmer
les conclusions de la street-level bureaucracy. Le travail de ces supposés agents
d’exécution se réduit rarement à une simple et stricte application de règles et
d’instructions. Ils peuvent procéder à des arrangements et, ce faisant, s’engager activement
dans la définition du contenu concret des politiques publiques. Ainsi, non plus cantonnés
au cadre de petits fonctionnaires au contact avec la population, l’apport scientifique de ce
courant sociologique peut être élargi à l’ensemble des petits fonctionnaires « metteurs en
œuvre ».
On a ainsi questionné le rapport au travail des agents subalternes en resituant la résistance
à l’exécution de leur fonction dans une perspective globale de rapports de domination
sociale et de résistance à celle-ci. On situe au premier plan les pratiques professionnelles
de ces petits fonctionnaires, ignorés par ceux qui conçoivent la politique - les élus -,
oubliés par ceux qui la commentent - les médias -, méprisés ceux qui la pilotent - les
responsables administratifs - et méconnus par ceux qui l’analysent - sociologues et
politistes-. Ainsi, on poursuit l’objectif de construire notre raisonnement à partir de
147
l’orientation que ces petits fonctionnaires donnent à une politique publique, en faisant état
des structures relationnelles et de domination qui caractérisent l’organisation
administrative dans laquelle ils s’inscrivent.
Nous tenons à souligner que le présent travail gagnerait en rigueur scientifique si nous
approfondissions certains aspects non analysés ici même, du fait du temps imparti pour
mener la présente recherche. Ainsi, il mériterait de compléter la réflexion conduite en
portant notre attention sur les relations qui se jouent entre les agents placés à un même
positionnement hiérarchique. Il faudrait se concentrer sur les rapports de domination en jeu
entre les responsables du service et, à un autre niveau, sur les relations qu’entretiennent les
petits fonctionnaires entre eux. Il eût été pertinent aussi de mener des entretiens auprès des
agents de police, afin de mettre en lumière la position qu’ils occupent au sein des structures
relationnelles du processus d’action publique. Ces éléments d’observation inviteraient à
une réflexion à la lumière de la sociologie des champs de Pierre Bourdieu, dans l’idée de
poursuivre la réintroduction de l’analyse bourdieusienne appliquée à l’action publique. Par
ailleurs, les prises de position politiques appellent à des entretiens auprès de ces agents afin
de mieux appréhender leur disposition et position sociales, ainsi que la représentation
qu’ils se font de leur position et de celle des agents administratifs subalternes.
L’observation ethnographique in situ des relations qui se jouent entre les trois sphères
sociales est ainsi au fondement des conclusions que l’on a pu formuler.
Elle vient nous aider dans le processus de rupture avec nos prénotions et présupposés en
dévoilant un élément capital que l’on a tendance à méconnaitre : le rapport au travail et
plus largement au monde social de ces petits fonctionnaires, que l’on ne questionne pas et
dont on ne soupçonne pas le rôle déterminant dans la façon dont est produite l’action
publique.
La mise à distance des prénotions est une étape indispensable pour toute étude à prétention
sociologique, dont l’importance a été signifiée par les travaux durkheimiens. Pourtant,
malgré un effort de déconstruction et de mise à distance des représentations communes qui
se rapportaient à mon terrain, mon approche empirique est venue révéler l’approche
ethnocentrique qui caractérisait mon hypothèse de travail principale. En questionnant le
caractère discriminatoire des pratiques professionnelles des opérateurs de
148
vidéosurveillance, je reprenais à mon compte le même présupposé ethnocentrique que les
élus, les commentateurs et les chefs de service ont : si l’on met des personnes derrière des
caméras, alors ils vont surveiller.
Ainsi, cette première expérience de recherche universitaire, qui avait pour ambition de
questionner scientifiquement la réalité sociale telle qu’elle nous est donnée à voir, est
venue souligner la nécessité d’un « retour sur soi ». Partir d’un donné –qui est l’objet
social- afin de construire un objet sociologique exige de remettre en cause le rapport
ethnocentrique avec lequel nous arrivons sur le terrain.
Ainsi, le rapport au monde social que peuvent entretenir des petits fonctionnaires ou plus
généralement des agents placés en position dominée dans l’espace social global est
impensé par les agents politiques et administratifs – tout notre propos en découle – mais il
l’est aussi dans la littérature sociologique de la mise en œuvre des politiques publiques. Il
peut cependant, nous espérons l’avoir démontré, être déterminant dans la réalisation de
l’action publique. Il s’agirait d’ouvrir à de nouvelles perspectives de recherche en cette
matière.
149
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SOMMAIRE
CHAPITRE INTRODUCTIF …………………………………………………….…4
Section I - Présentation de mon objet de recherche : la mise en œuvre d’une politique publique de vidéosurveillance……………………..……………………………………….7
§1- Organisation administrative et politique de Polis………………..……………………8
§2 – Cadre légal entourant la mise en place de dispositifs de vidéosurveillance publics....................................................................................................................................8
§3 – Historique de la politique de vidéosurveillance à Polis………………...……………..9
§4 – Situation actuelle et projet d’extension………………………………..……………..10
Section II – Bilan de littérature se rapportant à mon objet de recherche…….…………11
§1 – Une politique publique de vidéosurveillance………………………….……………..11
§2 – La sociologie des organisations : une analyse du fonctionnement concret d’une administration……………………………………………………………………………..18
§3 – Sociologie de la mise en œuvre des politiques publiques…………………...……….20
Section III – Cadre d’analyse propre à notre recherche : problématisation et hypothèses de travail…………………………………………………………………………………...25
§1 – Evolutions des questions de recherche aux grès de l’observation empirique…………………………………………………..………………………………26
§2 – Problématisation spécifique dans l’analyse de la mise en œuvre d’une politique publique…………………………………………………………………………………....27
§3 – Hypothèses de travail et outils d’analyse sociologique….………………………......28
160
Section IV – Terrain et protocole d’enquête……………………………………………..34
§1 - De la difficile généralisation des résultats obtenus et des avantages d’une enquête ethnographique…………………………….………………………………………………34
§2 – L’accès au terrain et difficultés qui en découlent............……...…………………….36
§3- Approche épistémologique adoptée et méthodes empiriques déduites…………..…....37
CHAPITRE I. CONTEXTES, ENJEUX ET IMPENSES POLITIQUE S AUTOUR DE LAVIDEOSURVEILLANCE …………………………………..40
Section I - « L’insécurité est à la mode, c’est un fait »………….………………………42
§1 - Enjeu symbolique pour l’Etat de se poser en garant de la sécurité : de l’Etat social à l’Etat répressif……………...……………………………….……………………………..42
§2- Une construction sociale de l’insécurité : « l’insécurité est moins un problème qu’une solution »….…………………………………………….…………………………………45
Section II – La vidéosurveillance, enjeu politique local….…….………………………..49
§1 – « L’insécurité « saisie » par les maires »………………..…………………………...49
§2 – Discours et croyances relatifs à la vidéosurveillance dans le débat politique local……………………………………………………………………………………..…54
Section III – Un univers politique clos sur lui-même…………………………………....59
§1 – « La vidéo, en parler, c’est tout ce qu’ils savent faire » : contrastes entre attitudes et discours………………………...……………………………………………………….....59
§2 –La mise en œuvre « impensée » : dimension symbolique et rapports de domination……………………...………………………………………………………….63
161
CHAPITRE II. LES CHEFS DE SERVICE : UNE POSITION EN PORTE-A-FAUX …………………………………………… ………...……..………69
Section I – Des fonctionnaires intermédiaires, simples rouages dans la mise en œuvre d’une politique publique ?...................................................................................................72
§1 – Un positionnement intermédiaire dans l’espace social et professionnel………...…..72
§2 – Une dévotion à l’institution : reprise des représentations véhiculées par le politique et valorisation de la position : « on est là pour rendre “sécur” [sécurisé] Polis, nous !»……………………………………………………………………………….…….75
Section II – Une mise à distance par le haut : positionnement dominé, ressentiment et renversement de stigmate…………………………………………………………………80
§1 – Des fonctionnaires intermédiaires mis à l’écart au sein d’une organisation bureaucratique…………………………………………………………………………….81
§ 2 – Des pratiques professionnelles marquées par du ressentiment………..…………..85
§ 3 – Renversement de stigmate et valorisation de la position……………………………88
Section III – Une mise à distance par le bas : domination hiérarchique et sociale...…..94
§ 1 – De la domination hiérarchique à la domination sociale…………………………….94
§2 - Le fonctionnement d’un service administratif à la lumière de rapports sociaux…..…99
162
CHAPITRE III. LES OPERATEURS DE VIDEOSURVEILLANCE : DOMINATION ET RESISTANCE ………….……..……………......…………104
Section I – Trajectoire sociologique et professionnelle de « petits fonctionnaires »......108
§ 1 - Une position structurellement dominée : parcours social et professionnel………...108
§2 –L’occupation du poste de vidéosurveillant : un emploi « adapté » à une position dominée dans l’espace social………………………….…………………….…………...115
Section II – Le ressenti quotidien : Dévalorisation et absence de sens.....……………..123
§1- L’importance du rapport subjectif au monde social dans la compréhension de pratiques professionnelles………………..…………………………………...………….123
§2 - L’absence de sens au travail : « ça n’est pas ici que je vais me booster ! »………..124
§3 - « On ne sert vraiment à rien, c’est désespérant » : absence de considération, de reconnaissance et invisibilité…………………………………………………….……....128
Section III – Résistance à la domination : stratégies professionnelles et vie « à-côté »..................................................................................................................................136
§ 1 – Des vidéosurveillants qui ne surveillent pas : Une résistance à la domination dans le champ professionnel…………….......……………………………………………………137
§ 2 – La « vie à-côté » : stratégies de valorisation de la position et réenchantement du rapport au monde social...……………………………………………………….…………………………..141
CONCLUSION………………………………………………………………………146
BIBLIOGRAPHIE …………………………………………………………………..149
SOMMAIRE ………………………………………………………………………….159