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Publications de la Sorbonne 212, rue Saint-Jacques, 75005 Paris Tél. : 01 43 25 80 15 – Fax : 01 43 54 03 24 De Médée mère infanticide au tyran platonicien incestueux, de Socrate responsable de l’émancipation des fils athéniens à Démosthène le pupille spolié, du fiston comique dépensier à la jeune fille héritière délaissée, le conflit familial est un motif récurrent dans la cité démocratique. Conjugalité, fraternité, consanguinité, parentalité, autant de relations qui, interrogées au prisme du conflit, mettent en lumière l’irréductibilité et la fragilité des liens familiaux. Les violences familiales, refoulées et dénoncées, futiles et meurtrières, divines et si humaines, déchirent l’harmonie du foyer athénien mais aussi l’édifice civique. Dans l’Athènes classique, la frontière entre mœurs privées et comportement politique demeure très ténue ; le tyran est pensé autant comme un fléau pour ses proches parents qu’un désastre pour la communauté citoyenne. Menace pour la parenté, germe redouté de la stasis, cette guerre intestine politique, le conflit familial est encadré par une législation qui tente de protéger avant tout les géniteurs et les mineurs contre l’ingratitude des rejetons et la cupidité des tuteurs. Face à un droit criminel athénien qui, à l’image de l’optimiste Solon, n’a pas souhaité légiférer sur les assassinats intrafamiliaux, seuls les poètes tragiques et Platon ont stigmatisé l’horreur criminelle du meurtre entre soi. Les coupables versant le sang de leurs proches deviennent alors des justiciables exemplaires, ainsi Oreste poursuivi par la fureur des Erynies maternelles ou le tyran fratricide écorché par un buisson d’épineux infernaux. Politique, juridique, psychologique et anthropologique, l’étude des conflits familiaux offre un tableau étonnant du fonctionnement de la parenté grecque. Aurélie Damet est maître de conférences d’histoire grecque à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Croisant les approches anthropologique et psychologique, mais aussi sociale et juridique, elle étudie notamment l’histoire de la famille en Grèce ancienne. Actuellement, ses recherches portent sur la solitude dans le monde grec. Elle est membre de l’équipe ANHIMA (UMR 8210). Ce livre a reçu le prix 2011 de la Société des professeurs d’histoire ancienne de l’université (SOPHAU). vient de paraître LA SEPTIÈME PORTE Les conflits familiaux dans l’Athènes classique Aurélie Damet Prix : 35€ ISBN : 978-2-85944-703-8 ISSN : 0290-4500

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  • Pub l i ca t ions de l a Sorbonne212 , rue Sa int - J acques , 75005 Par i s

    T l . : 01 43 25 80 15 Fax : 01 43 54 03 24

    De Mde mre infanticide au tyran platonicien incestueux, de Socrate responsable de lmancipation des ls athniens Dmosthne le pupille spoli, du ston comique dpensier la jeune lle hritire dlaisse, le con it familial est un motif rcurrent dans la cit dmocratique. Conjugalit, fraternit, consanguinit, parentalit, autant de relations qui, interroges au prisme du con it, mettent en lumire lirrductibilit et la fragilit des liens familiaux. Les violences familiales, refoules et dnonces, futiles et meurtrires, divines et si humaines, dchirent lharmonie du foyer athnien mais aussi ldi ce civique. Dans lAthnes classique, la frontire entre murs prives et comportement politique demeure trs tnue ; le tyran est pens autant comme un au pour ses proches parents quun dsastre pour la communaut citoyenne. Menace pour

    la parent, germe redout de la stasis, cette guerre intestine politique, le con it familial est encadr par une lgislation qui tente de protger avant tout les gniteurs et les mineurs contre lingratitude des rejetons et la cupidit des tuteurs. Face un droit criminel athnien qui, limage de loptimiste Solon, na pas souhait lgifrer sur les assassinats intrafamiliaux, seuls les potes tragiques et Platon ont stigmatis lhorreur criminelle du meurtre entre soi. Les coupables versant le sang de leurs proches deviennent alors des justiciables exemplaires, ainsi Oreste poursuivi par la fureur des Erynies maternelles ou le tyran fratricide corch par un buisson dpineux infernaux. Politique, juridique, psychologique et anthropologique, ltude des con its familiaux offre un tableau tonnant du fonctionnement de la parent grecque.

    Aurlie Damet est matre de confrences dhistoire grecque luniversit Paris 1 Panthon-Sorbonne. Croisant les approches anthropologique et psychologique, mais aussi sociale et juridique, elle tudie notamment lhistoire de la famille en Grce ancienne. Actuellement, ses recherches portent sur la solitude dans le monde grec. Elle est membre de lquipe ANHIMA (UMR 8210). Ce livre a reu le prix 2011 de la Socit des professeurs dhistoire ancienne de luniversit (SOPHAU).

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    LA SEPTIME PORTELes con its familiaux dans lAthnes classique

    Aurlie Damet

    Prix : 35ISBN : 978-2-85944-703-8

    ISSN : 0290-4500

  • BON DE COMMANDE retourner aux

    Publications de la Sorbonne212, rue Saint-Jacques, 75005 PARIS

    Tl. : 01 43 25 80 15 Fax : 01 43 54 03 [email protected]

    LA SEPTIME PORTELes conflits familiaux dans lAthnes classique

    Prix 35 ISBN 978-2-85944-703-8ISSN 0290-4500

    Frais denvoi : 6 par ouvrage / 1,5 par ouvrage supplmentaireNombre dexemplaires commands :

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    Veuillez libeller votre titre de paiement lordre delAgent comptable de lUniversit Paris I Publications de la Sorbonne

  • In t ro d u c t i o n

    Aim, il devint ha et, nanmoins, il reste aim1.

    Frres dun sang incestueux, Polynice et tocle se sont entretus la Sep-time Porte de Thbes, accomplissant la maldiction paternelle et leur propre dsir de destruction mutuelle. Mais, au moment dexpirer, Polynice laisse la philia se frayer une voie dans le champ de haine qui la amen tuer son double2. Lamour fraternel est nonc et demeure lune des dernires paroles du fils maudit ddipe. Ce mme vers est ainsi traduit par M. Delcourt : Mme devenu ennemi, mon frre tait mon frre. Le sentiment dappartenance un sang commun est rig en lment irrductible et indestructible, mme dans les pires situations o le lien familial semble avoir t dtruit par le ressentiment.

    La nature du lien consanguin, relevant de ltre et non du faire3 , est une certitude aristotlicienne, qui affirme la mmoire des corps maternels et

    1. Euripide, Phniciennes, v. 1445-1446 : , . 2. Sur la notion polysmique de philia, sentiment et lien qui prsident aux relations de parent, de conjugalit, damiti, mais aussi dhospitalit et de supplication, voir J.-C. Fraisse, Philia, la notion damiti dans la philosophie antique. Essai sur un problme perdu et retrouv, Paris, Librairie philoso-phique, Vrin, 1974 ; J. Alaux, Le lige et le filet : filiation et lien familial dans la tragdie athnienne du ve sicle av. J.-C., Paris, Belin, 1995 ; D. Konstan, Friendship in the Classical World, Cambridge, Cambridge University Press, 1997 ; E. Belfiore, Murder among Friends. Violation of Philia in Greek Tragedy, Oxford, Oxford University Press, 2000 ; J. Alaux, Philia et lien familial : lexemple de lgintique dIsocrate , dans C. Grandjean et al. (d.), Amis et ennemis en Grce antique, Bordeaux, Ausonius, 2011, p. 179-191. Je retiendrai, dans cette enqute, la philia unissant consanguins ou allis, qui forme la famille .3. J. Wilgaux, David Schneider en Attique : le sang, le sperme dans les reprsentations de la parent en Grce ancienne , Incidence, 1, 2005, p. 75-90, ici p. 79. Les dbats contemporains sur la dfinition de la philia traduisent ce double aspect. Ainsi que le rsume D. Konstan, The Emotions of the Ancient Greeks : Studies in Aristotle and Classical Literature, Toronto, University of Toronto Press, 2006, p. 169-170, certains auteurs, tels M. Heath, The Poetics of Greek Tragedy, Stanford, 1987, p. 73-74, ou S. Goldhill, Reading Greek Tragedy, Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 82, voient dans la philia non un sentiment subjectif et affectif, mais un lien objectif dobligations rciproques. D. Konstan a montr, dans son ouvrage Friendship in the Classical World, que la philia tait fondamentalement un lien affectif. La premire partie de cette tude, Fragile parent, reviendra

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    L A SEPTIME PORTE

    paternels aimant leurs enfants, excroissances biologiques de leur propre chair4. Le sang encore5, au cur de la tragdie classique, genre hmophile qui se nour-rit de lhaima vers par des parents, le plus souvent consanguins, parfois allis. Mais on ne saurait dissimuler limportance de la construction quotidienne et rituelle de la parent qui exclut, dfait et intgre progressivement ses propres membres6. Sans ces pratiques sociales, la famille attique ne saurait tre famille. La parent athnienne est ainsi une combinaison de relations biologiques et innes dune part, sociales et construites dautre part : sont parents ceux qui partagent mme sang, mmes dieux et mmes rituels7 .

    La tragdie ddipe est un exemple de la cohabitation de ces deux modes de parent. Le parricide commis par dipe ne concerne pas celui qui a jou le rle de pre social, Polybe, mais bien celui qudipe ne connat pas, celui qui est son pre biologique, Laos. Alors que Laos, en exposant son fils la naissance, sest dcharg de sa paternit, dcidant par cet abandon de neffec-tuer aucun des rites dintgration familiale et civique, il demeure au centre de la maldiction ddipe. Ainsi que lanalyse J. Wilgaux,

    la parent naturelle qui unit Laos dipe est un lien indissoluble, et les dieux sanctionnent donc tout crime commis au sein de la parent, quelle que soit par ailleurs la reconnaissance lgale de cette parent8.

    sur la difficult de dfinir, daprs les sources classiques, linnit ou le caractre conditionnel de la philia dans la parent grecque.4. Aristote, thique Nicomaque, 1161b28-1162a2. Voir Wilgaux, David Schneider en Attique , p. 78-79.5. Le terme haima revient plus de deux cent cinquante fois dans le corpus tragique, interrog par le biais du Thesaurus Linguae Graecae.6. F. Gherchanoc, La famille en fte : mariage, naissance et sociabilit dans lAthnes classique , dans La maison, lieu de sociabilit, Paris, ditions Le Manuscrit, 2006, p. 237-257, ici p. 238 : Le lien familial est moins biologique que social et loikos est un espace de visibilit sociale, voire poli-tique. On remarquera que le point de vue adopt ici par lauteur lamne, lorsquil sagit dtudier le corps, se pencher sur ce qui lhabille, le vtement et les artifices, dans la continuit des aspects sociaux et construits de lidentit humaine. Voir ainsi F. Gherchanoc et V. Huet, Shabiller et se dshabiller en Grce et Rome. Pratiques politiques et culturelles du vtement. Essai historiogra-phique , Revue historique, 309/1, 2007, p. 3-30 et Shabiller, se dshabiller dans les mondes anciens, dossier dans Mtis, n.s. 6, 2008. Une perspective plus biologique amne J. Wilgaux tudier le corps plutt par le biais naturel de la physiognomonie ou des attributs de lembryon. Voir ainsi J. Wilgaux, Corps et parent en Grce ancienne , dans F. Prost et J. Wilgaux (d.), Penser et reprsenter le corps dans lAntiquit, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 333-349 ; Id., Procration et parent : de la parent grecque la tlgonie contemporaine , dans V. Dasen (d.), Lembryon humain travers lhistoire : images, savoirs et rites, Gollion, Infolio, 2007, p. 191-206 ; Id., La physiognomonie antique : bref tat des lieux , dans V. Dasen et J. Wilgaux (d.), Langages et mtaphores du corps dans le monde antique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 185-195.7. P. Brul, La parent selon Zeus , dans A. Bresson et al. (d.), Parent et socit dans le monde grec de lAntiquit lge moderne, Bordeaux, Ausonius, 2006, p. 97-119, ici p. 119.8. Wilgaux, Corps et parent en Grce ancienne , p. 341-342. Voir aussi D. Konstan, Oidi-pous and his parents : the biological family from Sophocles to Dryden , Scholia, 3, 1994, p. 3-23.

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    INTRODUCTION

    Lanatomie, cest le destin , aurait dit S. Freud9. La premire grande opposition, entre nature et socit, renvoie deux notions qui sont plus com-plmentaires que contradictoires et sinscrit dans une srie de clivages, que cette enqute sur les violences dans la parent athnienne classique tente de rpertorier.

    Pour dgager ainsi ce systme de tensions inhrent la famille attique, il a fallu opter un moment pour une histoire immobile10 , proche de la mthode anthropologique et structuraliste. Mais la prsente tude a cependant voca-tion se rattacher la discipline historique, pointant les ruptures et les volu-tions institutionnelles, replaant les familles dchires dans le contexte strict de lAthnes classique. La parent est un objet abord par de nombreuses sciences sociales, et la mthode de recherche utilise ici ne saurait se rduire un seul outil, les diverses approches scientifiques offrant des interprtations que lon a souhait rconcilier par le biais paradoxal de la haine familiale.

    Portraits de famille. Parcours historiographique

    Depuis le milieu du xixe sicle et lessor de lhistoire du droit jusqu lanthro-pologie contemporaine, les diffrentes sciences humaines ont prsent tour tour la famille comme une entit historique structurant une socit de pr-droit, sinscrivant dans lvolution de la civilisation, un ensemble systmique orga-nis selon des rgles structurelles rcurrentes et immuables, une entit cono-mique nouant des relations stratgiques pour saccrotre, un modle primor-dial pour penser plus largement le politique, ou encore un espace pathogne compos dindividus aux relations inconscientes et conscientes.

    Aprs les premiers travaux de L. Beauchet11, G. Glotz a publi en 1904 son ouvrage La solidarit de la famille en Grce ancienne, somme dhistoire du droit qui entendait dmontrer le passage dune socit archaque, dirige par une multitude de familles puissantes, une cit classique, o le pouvoir des grands gen se serait dilu dans la superstructure civique. Il sagissait alors de placer la famille dans une perspective volutionniste, double titre, par le passage dun temps de pr-droit au temps lgislatif classique, et dun temps du genos, alors vu comme une structure familiale largie et solidaire, au rgne de la famille nuclaire12. L. Gernet, en 1917, reprend cette perspective volutionniste en

    9. Die Anatomie ist das Schicksal , dans S. Freud, La disparition du complexe ddipe , uvres compltes, vol. XVII (1923-1925), Paris, PUF, 1992, p. 31.10. E. Le Roy Ladurie, Territoire de lhistorien, t. 2, Paris, Gallimard, 1978, p. 7.11. L. Beauchet, Histoire du droit priv de la Rpublique athnienne, New York, Arno Press, 1976 (1897).12. Pour une historiographie dtaille de ltude de la famille au xixe sicle, voir C. Patterson, The Family in Greek History, Cambridge, Harvard University Press, 1998, chapitre 1, The nineteenth-century paradigm . Au mme moment sest dessine la thorie de lvolution du matriarcat au patriarcat. Sur ce point, voir J. Bachofen, Le droit maternel : recherche sur la gyncocratie de lAntiquit

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    L A SEPTIME PORTE

    affirmant quil a exist deux ges sociaux, celui du clan et celui de la cit13 . Les thories du passage dune socit clanique la cit classique ont t depuis battues en brche par les ouvrages, en France, de D. Roussel et F. Bourriot14, discutant respectivement du rle et de la dfinition de la tribu et du genos dans la socit grecque, et dans le monde anglo-saxon de A. R. W. Harrison15. En matire de violences familiales, la vision communautaire de G. Glotz na gure isol les figures de parent les unes des autres, et son approche fait plus de place aux rapports entre familles quaux relations au sein de la famille elle-mme. Mais elle a mis en place une srie de notions de droit qui restent valides et seront reprises dans la prsente tude, en particulier dans lexamen de la cri-minologie intrafamiliale16. Lapproche anthropologique de la vengeance selon L. Gernet, qui inscrit le processus vindicatoire dans le systme maussien du don/contre-don17, sera, quant elle, utile pour apprhender la justice tragique des violences familiales. Lcole anglo-saxonne sest particulirement illustre depuis un demi-sicle dans lexamen du droit athnien18, figeant cependant lhistoire de la famille dans une srie de lois et rduisant les lois de succes-sions une srie de rgles dsignant ce qui tait permis ou non19 ; dans ces sommes, on trouve quelques dveloppements consacrs aux conflits familiaux,

    dans sa nature religieuse et juridique, Paris, ditions Lge dHomme, 1996 (1861) ; N. D. Fustel de Coulanges, La cit antique : tude sur le culte, le droit, les institutions de la Grce et de Rome, Paris, Librairie Hachette, 1874 ; L. H. Morgan, Ancient Society : or Researches in the Lines of Human Pro-gress. From Savagery, through Barbarism to Civilization, Londres, Macmillan, 1877 ; F. Engels, Lori-gine de la famille, de la proprit prive et de ltat, Paris, La Balustrade, 2003 (1902) ; E. Borneman, Das Patriarchat : Ursprung und Zukunft unseres Gesellschaftssystems, Francfort, Fischer, 1976. Sur lhistoriographie particulire du pre, voir lintroduction de louvrage de J.-B. Bonnard, Le com-plexe de Zeus. Reprsentation de la paternit en Grce ancienne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 9-21.13. L. Gernet, Recherches sur le dveloppement de la pense juridique et morale en Grce, Paris, Albin Michel, 2001 (1917), p. 88 et 130.14. F. Bourriot, Recherches sur la nature du genos. tude dhistoire sociale athnienne, priodes archaque et classique, Paris, H. Champion, 1976 ; D. Roussel, Tribu et cit, Paris, Les Belles Lettres, 1976.15. A. R. W. Harrison, The Law of Athens, Oxford, Clarendon Press, 1968.16. Ainsi lexil, la confiscation, le droit de vengeance, la peine de mort, les dcisions du conseil de famille, etc.17. M. Mauss, Essai sur le don : forme et raison de lchange dans les socits archaques, Lanne socio-logique, 1923.18. D. MacDowell, Athenian Homicide Law in the Age of the Orators, Manchester, Manchester Uni-versity Press, 1963 ; Harrison, The Law of Athens.19. C. A. Cox, Household Interests : Property, Marriage Strategies, and Family Dynamics in Ancient Athens, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. xiii. Cependant, P. Cartledge et al., Nomos : Essays in Athenian Law, Politics, and Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1990 et S. C. Todd, The Shape of Athenian Law, Oxford, Clarendon, 1993, ont replac dans leur contexte social lapplication des lois, ainsi que le prne C. Cox. Il y a ainsi deux courants parallles en histoire du droit, celui de la confrontation permanente du droit la pratique sociale et celui qui est plutt juridico-institutionnel , incarn aujourdhui par le collectif Symposion.

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    INTRODUCTION

    avant tout dans une perspective conomique, celle de la transmission des hri-tages20, et sans forcment pointer le dcalage entre les normes lgislatives et les pratiques sociales. Par ailleurs, le code criminel athnien ne considrant pas les crimes intrafamiliaux comme des homicides particuliers, le problme des meurtres dans la parent et de leur sanction nest pas isol par la plupart des spcialistes du droit, lexception notable et rcente de D. Phillips21, qui dgage dans son ouvrage des pistes prolonges dans la prsente tude.

    Une seconde approche est celle de lanthropologie prenant pour objet sp-cifique la parent22 , qui a connu un grand succs ; il serait vain de vouloir prsenter ici lensemble de la bibliographie sur la question. Il est en revanche utile de rappeler les apports thoriques de cette mthode et den voir la poten-tielle application en histoire ancienne23. En 1947 parat la premire dition des Structures lmentaires de la parent de C. Lvi-Strauss, dans laquelle il dfinit lui-mme les structures lmentaires comme

    les systmes o la nomenclature permet de dterminer immdiatement le cercle des parents et celui des allis ; cest--dire les systmes qui prescrivent le mariage avec un certain type de parents. [] Nous rservons le nom de structures complexes aux systmes qui se limitent dfinir le cercle des parents et qui abandonnent dautres mcanismes, conomiques ou psy-chologiques, le soin de procder la dtermination du conjoint24.

    Lapproche structuraliste, anti-historiciste, a permis de produire des schmes gnraux danalyse des rapports familiaux. Rcemment, le priodique LHomme est revenu sur la parent contemporaine, parent dans tous ses tats25 , et sur les nouveaux questionnements autour du bouleversement de la filiation biologique par ladoption, lhomoparentalit ou encore la fcondation mdi-calement assiste. Ces questionnements ont enfin engendr la dernire somme

    20. Rappelons que lanthropologie distingue entre lemploi des notions de succession et d hri-tage . Le premier terme est rserv au transfert des fonctions politiques et religieuses, alors que le second dsigne la transmission des biens matriels et immatriels. Il ny a pas lieu, dans lAthnes classique, de distinguer les deux notions, contrairement Rome, o si tous les fils dun chef de mai-son ont un droit gal hriter, un seul succde dans la fonction du culte des dieux lares.21. D. Phillips, Avengers of Blood. Homicide in Athenian Law and Custom from Draco to Demosthenes, Stuttgart, F. Steiner, 2008.22. Ainsi que le rsume J.-S. Eideliman, Les anthropologues et lidologie du sang. Comment dfinir la famille ? , Informations sociales, 139, 2007/3, p. 66-77, ici p. 67 : L o les sociologues emploient communment le terme de famille, les anthropologues lui prfrent celui de parent, mettant davantage laccent sur la cohrence symbolique du systme que sur ses formes et fonctions effectives. 23. Sur le rapport entre anthropologie gnrale et histoire ancienne, voir M. Finley, The Use and Abuse of History, Londres, Chatto and Windus, 1975, chapitre Anthropology and the classics , p. 102-119 ; S. Humphreys, Anthropology and the Greeks, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1978 ; L. Gernet, Anthropologie de la Grce antique, Paris, Flammarion, 1982 (1976).24. C. Lvi-Strauss, Les structures lmentaires de la parent, Paris, Mouton, 1967 (1949), p. 18.25. LHomme, 154-155, 2000, Question de parent .

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    L A SEPTIME PORTE

    anthropologique denvergure, La parent, vaste ouvrage de L. Barry, paru en 200826. Lauteur remet en question la thorie lvi-straussienne de lchange matrimonial, quil prsente comme dsormais dpasse. Si luniversalit de la prohibition de linceste demeure un acquis, la parent est, selon L. Barry, un fait de substance. Plus prcisment, la parent est une interprtation culturelle de faits biologiques.

    Tous ces questionnements suscitent lintrt de lhellniste, lorsque lon songe aux tentatives antiques de contournement de la reproduction sexue par le biais de la mythologie autochtone ou des maternits et paternits fan-tasmes comme solitaires, ou encore au caractre amovible de la paternit, biologique et/ou adoptive, face une maternit inbranlable. Lanthropolo-gie autorise le comparatisme de socits loignes, mais aux structures men-tales parfois proches27. Les anthropologues, selon la dfinition prcite de C. Lvi-Strauss, qualifient ainsi le systme athnien de complexe , mme si certaines pratiques, tel lpiclrat, savrent des unions prfrentielles. Appli-quant lAthnes classique la mthodologie structuraliste et sinscrivant dans le retour de flamme des tudes sur la parent28, J. Wilgaux a dgag le fonctionnement matrimonial athnien29, notamment la rcurrence des unions entre proches. Nous verrons les conflits potentiels lis ces mariages prfren-tiels. Dans le sillon des tudes de lanthropologue D. Schneider et des travaux sur la parent drive de la substance, J. Wilgaux sest aussi intress au rle des fluides, sang et sperme, dans la construction de la parent grecque. Cette thorie des humeurs a dailleurs transpos sur le terrain de la Grce antique le dbat sur linceste du deuxime type, o des consanguins de mme sexe par-tagent un/une mme partenaire30. Au cours de cette tude, ce concept anthro-pologique sera de nouveau questionn. Il semble davantage pertinent dans la socit romaine, o les unions entre affins sont juridiquement prohibes, que dans la socit grecque, o ni la loi ni les reprsentations mentales ne semblent proscrire de telles relations.

    26. L. Barry, La parent, Paris, Gallimard, 2008.27. M. Detienne, Comparer lincomparable, Paris, Seuil, 2000.28. J.-L. Jamard, La passion de la parent. Derniers chos ou retour de flamme ? , LHomme, 154-155, 2000, p. 721.29. J. Wilgaux, Le mariage dans un degr rapproch . Approche historique du mariage athnien lpoque classique, thse de doctorat, universit de Bordeaux, Bordeaux, 2000 ; J. Wilgaux, Entre inceste et change : rflexions sur le modle matrimonial athnien , LHomme, 158-159, 2001, p. 659-676.30. F. Hritier, Les deux surs et leur mre : anthropologie de linceste, Paris, Odile Jacob, 1994 et J. Wilgaux, David Schneider en Attique : le sang, le sperme dans les reprsentations de la parent en Grce ancienne , Incidence, 1, 2005, p. 75-90. Contra J.-B. Bonnard, Phdre sans inceste. propos de la thorie de linceste du deuxime type et de ses applications en histoire grecque , Revue historique, 304, 2001, p. 77-107 et B. Vernier, La prohibition de linceste. Critique de Franoise Hri-tier, Paris, LHarmattan, 2009.

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    INTRODUCTION

    Dans lcole anglo-saxonne, S. Humphreys a aussi tir parti des outils anthropologiques et a concentr une partie de ses tudes sur les structures familiales de lAthnes classique31. Dans le cadre strict de ltude de la famille conflictuelle, des phnomnes comme la tension entre allis et consanguins32, entre branches maternelle et paternelle, sinscrivent dans ce champ de lhis-toire immobile qui est un clairage parmi dautres du moment classique athnien.

    Mais les grandes structures totalisantes ont le dfaut de laisser peu de place aux volutions et aux individus ; si, pour une dfinition des grands traits fonc-tionnels de la famille, lapproche structuraliste est fconde, elle ne permet gure de saisir, par exemple, la mutation du droit athnien en matire de violences intrafamiliales ou la surveillance accrue des mauvais parents dans les docima-sies politiques, au fur et mesure que sloigne le souvenir des rvolutions oli-garchiques de la fin du ve sicle. Il faut rintroduire lvnement dans lhistoire immobile afin de saisir la complexit des rapports conflictuels dans la parent et den dceler les ruptures et les volutions33. Il est ncessaire de laisser aussi une place au rcit, au dtail, au singulier et au particulier, ce qui nempche pas de dgager de grandes tendances comportementalistes au sein de lharmo-nie ou du chaos familial.

    Dans le domaine historique, le familialism, attitude qui consiste pen-ser la socit comme une famille et adopter les nomenclatures de parent pour en dcrire les interrelations, a t une voie emprunte notamment par N. Loraux et B. Strauss34. Il ne sagit pas de dcrire et danalyser des pratiques familiales conflictuelles mais dutiliser limage de la parent sous tension pour comprendre dautres phnomnes politiques. La prsente enqute souhaite

    31. Humphreys, Anthropology and the Greeks ; Ead., Kinship patterns in the Athenian Courts , GRBS, 27, 1986, p. 57-91 ; Ead., Family Quarrels , JHS, 109, 1989, p. 182-185. Dautres auteurs ont utilis une dmarche anthropologique afin dtudier les attitudes sociales ; voir notam-ment D. Cohen, Law, Sexuality, and Society : the Enforcement of Morals in Classical Athens, Cam-bridge, Cambridge University Press, 1991 ; Id., Law, Violence, and Community in Classical Athens, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; V. Hunter, Policing Athens : Social Control in the Attic Lawsuits, 420-320 B.C., Princeton, Princeton University Press, 1994.32. L. Dumont, Groupes de filiation et alliance de mariage : introduction deux thories danthropo-logie sociale, Paris, Gallimard, 1997.33. A. Bresson, dans lintroduction au colloque Parent et socit dans le monde grec, Bordeaux, Auso-nius, 2006, p. 11, souligne la difficult, mais aussi le dfi, de rapprocher historiens et anthropolo-gues : Quand lhistorien parat principalement vou rendre compte de la diachronie, lanthro-pologue travaille dans la synchronie. Surtout, quand le premier sintresse au spcifique, le second a souvent lambition de trouver des lois dune porte qui dpasse le groupe quil tudie. 34. B. Strauss, Fathers and Sons in Athens : Ideology and Society in the Era of the Peloponnesian War, Princeton, Princeton University Press, 1994, p. 10 : My interest in this book is less in the family than in familialism : [] ideologies modelled on what are thought to be family values and the rendering of other social phenomena like families. [] This is a study less of the family as practice than of the family as ideology and as metaphor, and of influence of relationships within the domestic domain on concepts and constructs in the politico-jural domain.

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    revenir dabord la famille en tant que telle, avant de la considrer dans son rapport la cit. Certains ouvrages se rclament de cette histoire de la famille, sans toutefois insister en priorit sur les conflits. Ainsi C. Patterson, auteur de The Family in Greek History, donne pour finalit son tude la dtermination du rle de la famille, travers ses structures, ses intrts et ses idaux, dans lhistoire de la cit grecque, de lpoque homrique lpoque hellnistique35. C. Patterson a cependant accord une grande importance ladultre dans son ouvrage, privilgiant la relation matrimoniale en tant quelle structure, selon elle, loikos36. Or, nous verrons que le traitement juridique et symbolique de ladultre par la cit en fait moins une histoire de famille quune confronta-tion amant/poux et une menace politique. Lie aussi lanalyse des stratgies matrimoniales, une histoire conomique et sociale de la famille, adoptant une dmarche en partie anthropologique, sest dveloppe. C. Cox a ainsi tudi la famille, dsigne alors comme oikos, comme une cellule conomique de base, dployant de multiples tactiques pour se perptuer et senrichir37, selon un quilibre entre endogamie et exogamie38. C. Cox prsente certains conflits familiaux lis aux transmissions patrimoniales39. Donnant une grande place aux structures matrimoniales, son tude sappuie sur les rsultats des recherches prosopographiques en matire de relations familiales : louvrage de rfrence demeure, cet gard, celui de J. K. Davies40. L encore, les conclusions sur les stratgies successorales ont t particulirement utiles pour cerner les querelles patrimoniales, au centre des plaidoiries prives du ive sicle. Mais elles ne pr-sentent quun seul aspect des diffrends familiaux de lAthnes classique, les tensions conomiques. Or, la violence familiale dpasse le strict champ des querelles dhritage.

    En effet, les tudes littraires ont mis en lumire le rle central de la famille dans lcriture tragique, o elle se dcline en parricide, matricide, fratricide, sororicide, infanticide, uxoricide41. Les rfrences sont nombreuses mais nous retiendrons avant tout les ouvrages de J. Alaux, Le lige et le filet, et dE. Bel-fiore, Murders among Friends, comme reprsentant ce courant de lecture de la tragdie par le biais de la philia parentale en pril42. Prcisons que si J. Alaux

    35. Patterson, The Family in Greek History, p. 2-3.36. Ibid., p. 3-4.37. Cox, Household Interests, p. xiv.38. Ibid., p. xv.39. Ibid., chapitre 3 (relations entre gnrations) et chapitre 4 (relations entre pre et fils, et entre frres).40. J. K. Davies, Athenian Propertied Families, 600-300 B.C., Oxford, Clarendon Press, 1971.41. Au cours de cette enqute, le terme parricide ne dsignera que le meurtre du pre par son enfant. Le terme duxoricide est applicable autant lhomme tuant son pouse, qu la femme tuant son mari. Voir le dictionnaire de droit criminel tabli par J.-P. Doucet : http://ledroitcriminel.free.fr/index.htm. Dernire consultation, le 1er avril 2010.42. Voir la note 2.

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    INTRODUCTION

    sest prcisment pench sur la filiation et le lien familial, E. Belfiore a envisag plus largement lapplication de la philia divers rapports, la parent consan-guine, les poux, mais aussi les suppliants et les htes. La prsente enqute part de la cellule humaine de la famille et non du sentiment de philia ; elle nenvisagera donc que les relations de parent consanguine et affine. En utili-sant comdie et tragdie comme sources majeures pour traquer loikos ensan-glant, elle sinscrit aussi dans le champ de lhistoire des mentalits, par le biais du concept de reprsentation applicable au matriau dramaturgique43. Mais la mentalit tragique sera confronte dautres, celles produites par les normes juridiques, les pratiques sociales et les constructions intellectuelles et philosophiques. Lintrt de la matire tragique na pas toujours t envisag par les historiens de la famille. W. Lacey, auteur dune monographie sur la famille athnienne, rejette la tragdie44, ce qui est indniablement une restric-tion dommageable pour comprendre la reprsentation de la famille grecque. Car, comme le souligne S. Pomeroy, dans une tude synthtique sur la famille de lpoque classique et hellnistique, le recours la tragdie est ncessaire en tant que recovery of private, personal feelings45. En adhrant cette promotion de la tragdie comme source sur les sentiments humains, cette tude considre, sur les traces de D. Konstan, que la philia est autant un lien objectif, structu-rant les relations entre individus selon des actions rciproques, quun lien sub-jectif daffection. La dimension tragique fait aussi dfaut dans la prsentation de la famille grecque par G. Sissa. Lauteur analyse la dfinition aristotlicienne de loikos, lutopie platonicienne de la Rpublique et les discours des orateurs, qui voquent les diffrentes tapes de la construction sociale et rituelle de la famille et les rgles de transmission patrimoniale46. Mais peut-on avoir un aperu complet de la famille athnienne sans voquer la performance tragique qui, chaque anne, prsentait aux Athniens un tableau des oikoi mythiques

    43. Selon R. Chartier, Le jeu de la rgle : lectures, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2000, p. 84, lhistoire des mentalits assigne un groupe, une classe, une socit entire un ensemble stable et homogne dides et de croyances, [] et considre que toutes les penses et les conduites dun individu sont gouvernes par une structure mentale unique . On peut en effet considrer que le mythe tragique expose un ensemble de rgles et de lois, souvent transgresses, mais reflets de la mentalit sociale athnienne.44. W. Lacey, The Family in Classical Greece, Ithaca, Cornell University Press, 1968, p. 10 : Among the intentional omissions in this book are large-scale references to Greek Tragedy. [] I have taken the view that Athenian audiences did not suppose that figures on the tragic stage were normal human beings living in normal family circumstances.45. S. Pomeroy, Families in Classical and Hellenistic Greece : Representations and Realities, New York, Clarendon Press, 1996, p. 4-5. Voir aussi S. Humphreys, Public and private interests in classical Athens , CJ, 73, 1978, p. 97-104, ici p. 104 : Tragedy and comedy seem to show an increasing concern with the personal relationships of the oikos during the course of the classical period.46. G. Sissa, La famille dans la cit grecque (ve-ive sicles avant J.-C.) , dans A. Burguire et al. (d.), Histoire de la famille, t. 1, Mondes lointains, mondes anciens, Paris, A. Colin, 1986, p. 163-193.

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    L A SEPTIME PORTE

    dtruits47 ? P. Vidal-Naquet, propos des pices dAristophane, invitait ne cder ni lillusion sociologique , ni lillusion textuelle , et son miroir bris a bien dmontr autant la richesse que la difficult dinterprtation des uvres dEschyle, Sophocle et Euripide48, reflets partiels de la socit ath-nienne. Pour tablir le portrait de la famille athnienne, on ne saurait ainsi ngliger les sources dramaturgiques, mais la famille classique ne se rsume pas un oikos au bord de la perptuelle destruction, et le conflit familial athnien nest pas toujours tragique, cest--dire aussi violent et meurtrier.

    Souhaitant rconcilier et rapprocher diffrentes mthodes danalyse pour clairer lobjet familial conflictuel, cette enqute sur la parent dchire dans lAthnes classique se dmarque dune approche monographique. En effet, certains rapports familiaux et certaines figures parentales ont bnfici dune analyse dtaille : le matricide, tudi par M. Delcourt49, le rapport pre/fils, analys par B. Strauss50, la figure du pre, tudie par J.-B. Bonnard51, ou encore les figures gmellaires, rcemment mises en lumire par V. Dasen52. Les tudes de J.-B. Bonnard, portant sur la reprsentation du pre dans la Grce ancienne, prsentent une mthodologie que jadopterai en partie, savoir la comparaison de sources trs diffrentes mais complmentaires53. Toutes ces enqutes, pointant un type de relation ou une figure de parent en particu-lier, seront largement utilises, dans une perspective synthtique qui tente de donner la vision la plus complte possible de la parent athnienne dislo-que. La famille dchire, ensemble clat, demeure encore victime des fron-tires disciplinaires et de ltude cloisonne des sources disponibles. Lapproche pnale de T. J. Saunders examine exclusivement le discours platonicien54. Les ouvrages de J. Alaux et dE. Belfiore sont consacrs la seule philia tragique.

    47. Sur la nature des productions dramaturgiques, textes intrigues (thoriss par Aristote et patri-monialiss par Lycurgue dans les annes 340 av. J.-C.), mais aussi performances rituelles et ludiques, voir F. Dupont, Aristote ou le vampire du thtre occidental, Paris, Aubier, 2007.48. P. Vidal-Naquet, Aristophane et la double illusion comique , prface Aristophane, les femmes et la cit, Cahiers de Fontenay, 17, 1979, p. 5-6 ; Id., Le miroir bris. Tragdie athnienne et politique, Paris, Les Belles Lettres, 2002.49. M. Delcourt, Oreste et Alcmon. tude sur la projection lgendaire du matricide en Grce, Paris, Les Belles Lettres, 1959.50. B. Strauss, Fathers and Sons in Athens : Ideology and Society in the Era of the Peloponnesian War, Princeton, Princeton University Press, 1994.51. J.-B. Bonnard, Le complexe de Zeus. Reprsentation de la paternit en Grce ancienne, Paris, Publi-cations de la Sorbonne, 2004.52. V. Dasen, Jumeaux, jumelles dans lantiquit Grecque et Romaine, Kilchberg, Akanthus, 2005.53. J.-B. Bonnard utilise en effet aussi bien les mythes relays par Homre, Hsiode, la tragdie et les mythographes tardifs que les discours mdicaux de lpoque classique ou encore les discours dorateurs.54. T. J. Saunders, Penal law and family law in Platos Magnesia , Symposion, 1990, p. 115-132 ; Id., Platos Penal Code : Tradition, Controversy, and Reform in Greek penology, Oxford, Clarendon, 1991.

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    INTRODUCTION

    Les tudes de S. Humphreys se concentrent sur les discours dorateurs55. Or, cette enqute tente de prouver la lgitimit du rapprochement de toutes ces perspectives, si riches en elles-mmes, mais qui gagnent aussi tre confron-tes. Des recoupements, comme des carts et des parallles, apparatront dans cette comparaison. Par exemple, le quotidien judiciaire montre une concentra-tion des diffrends familiaux autour dlments conomiques, hritages, dots, patrimoines ; la tragdie dveloppe, elle, un spectre terrifiant de meurtres dans la parent, que lon peut interprter comme la dnonciation de contre-modles de relations familiales, comme la projection de dsirs inconscients et interdits. Platon, si prompt critiquer le rgime dmocratique athnien, adopte pourtant une attitude similaire celle de la cit attique privilgiant larbitrage, lorsquil exige docculter certaines violences familiales. Le philosophe emprunte par ailleurs des lments la tragdie, comme la loi du talion ou limportance du thumos, colre et dsir, principe physiologique et psychologique dclencheur des violences familiales. Rappelons aussi que la pnologie athnienne crimi-nelle, qui repose sur lunique loi de Dracon, est enrichie par Platon, qui rige le principe de parent consanguine en facteur aggravant, dcuplant ainsi les effets de la loi attique existante en cas de meurtres intrafamiliaux.

    La notion de conflit nest pas aussi aisment rinscriptible dans un par-cours historiographique cohrent. On retiendra tout dabord un volume rcent consacr la haine , dirig par F. Chauvaud et L. Gassot56, dans lequel la famille grecque est tudie par L. Bodiou au travers du prisme tragique. Lan-thropologie a galement nourri une srie dtudes sur la rsolution des conflits et les facteurs de rgulation sociale57. Il faut, dans la langue et les mentalits grecques, distinguer le conflit avec un ennemi extrieur, polemos, du conflit qui dchire des semblables, membres dune mme famille ou dune mme cit, la stasis. Ce dernier terme est particulirement utile notre rflexion, car la stasis, guerre intestine, est pense par les Grecs comme une guerre opposant symboliquement des individus parents, ne serait-ce que par construction et par assimilation de la cit une grande famille. On rejoint ici la notion de familialism, et les tudes de N. Loraux seront particulirement mises contri-bution pour montrer le danger que reprsente la parent dchire dans lido-logie de la cit.

    Si N. Loraux voit dans la stasis un lment inhrent la cit athnienne, peut-on affirmer que le conflit est un lment structurel de la famille grecque ?

    55. S. Humphreys, Kinship patterns in the Athenian Courts , GRBS, 27, 1986, p. 57-91 ; Family Quarrels , JHS, 109, 1989, p. 182-185.56. F. Chauvaud et L. Gaussot (dir.), La haine. Histoire et actualit, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008.57. Voir notamment M. Molin (d.), Les rgulations sociales dans lAntiquit, Rennes, Presses univer-sitaires de Rennes, 2006, et les deux contributions sur la Grce ancienne, . Scheid, Les revendi-cations de la vengeance dans les plaidoyers attiques , p. 97-113 et C. Vial, Lpiclrat, facteur de rgulation sociale ? , p. 190-194.

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    L A SEPTIME PORTE

    Oui, dans la mesure o lharmonie familiale ne saurait rsister ni aux concur-rences internes motives par la jalousie, lenvie, la cupidit et la colre, sources subjectives et humaines de msentente, ni aux pressions externes, sociales et conomiques, que ce soit la pratique de lpiclrat ou le systme de dvolution des hritages en labsence de fils lgitime. Ainsi que D. Cohen la montr, le conflit nest pas un accident ponctuel, il structure la socit athnienne58. Il me semble que la stigmatisation de la parent dchire, mise en avant par les sources choisies pour cette tude, est aussi un moyen de rappeler lminente valeur accorde lharmonie familiale par lAthnes classique, car garante du bon ordre civique. Avant mme denvisager la stasis, notion qui implique oikos et polis, il faudra prsenter lensemble des violences et des querelles surgissant entre parents, diffrends patrimoniaux et conomiques, agressions, meurtres, abandon denfants, maldictions, injures, reniement, divorce et inceste. Tel est lventail des atteintes lharmonie familiale, en actes et en paroles, qui sera envisag travers lexamen de sources complmentaires. Leur confrontation permettra de prciser cette typologie conflictuelle et de lanalyser au travers du prisme des valeurs juridique, thique et politique de la socit athnienne.

    Avant de prsenter les sources grecques du conflit familial, je souhaite clore cet aperu historiographique par la mention dune mthode polmique, la psy-chanalyse. Sil est une science humaine o le conflit et la famille entretiennent dtroits rapports structurels, structurants, mais aussi destructeurs, cest en effet la psychanalyse, qui a centr son discours dabord sur lindividu et part de lintrospection du sujet inconscient. tudier les conflits familiaux, mme dans les temps reculs de la socit athnienne, ne peut se faire sans rappeler lap-port fcond des thories de dcryptage du psychisme individuel et de la struc-ture, que les psychanalystes voudraient universelle, du complexe ddipe : le meurtre du pre et lunion la mre, deux grandes transgressions de lordre familial, sont des schmas relationnels pervertis qui surgissent frquemment dans la mythologie grecque59, et nombreuses sont les tragdies retenues pour cette tude qui prsentent soit ces violations, soit des avatars de substitution. L encore, il ne sagit pas de rduire le champ des relations familiales conflic-tuelles des manifestations de linconscient de lhomme athnien. Les contro-verses entre D. Anzieu et J.-P. Vernant ont montr la fcondit du croisement

    58. Voir D. Cohen, Law, Violence, and Community in Classical Athens, Cambridge-New York, Cam-bridge University Press, 1995, p. 20-21.59. N. Loraux, La tragdie dAthnes : la politique entre lombre et lutopie, Paris, Seuil, 2005, p. 19 : rcuser des notions parce quelles ont t produites dans le contexte bourgeois dune fin de xixe sicle Vienne, ne choisit-on pas aussi doublier, inconsciemment ou dlibrment, que les reprsentations qui ont prsid la dcouverte freudienne sont, pour une part importante dentre elles, minemment grecques ? Cette assertion de N. Loraux sapplique tout particulirement au rve du tyran platonicien, sige des pulsions les plus noires du psychisme. Voir le chapitre 5, Famille en pril, cit menace, Le rve du tyran : inceste, cannibalisme et parricide , p. 426.

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    INTRODUCTION

    des approches, comme les limites de lapplication systmatique de la mthode psychanalytique au matriau mythologique et tragique sans contextualisation historique pralable60. Cest, a contrario, la finalit de la psychologie historique labore par J.-P. Vernant61, mthode qui apparat particulirement adapte ltude des conflits familiaux de lAthnes classique ; elle permet daborder, entre autres, lintriorit des individus athniens en tant que parents. Ainsi que le rsume le psychanalyste A. Green, il parat sage de ntre ni aveugle au signifiant, ni aveugl par le signifiant62 . Adopter une attitude mdiane, qui prend en compte les signes de manifestation de linconscient athnien, collectif et individuel, et la recontextualisation de ces signes dans le cadre de la socit athnienne classique, modele par ses propres interdits et ses propres rgles sociales, permet de suivre une dmarche dhistorien, tout en recourant parfois aux outils mthodologiques psychanalytiques. Ainsi que le reconnat lui-mme J.-P. Vernant, lapproche psychanalytique de certains textes, en particulier de la tragdie, donne une ampleur nouvelle leur signification :

    Plusieurs tudes rcentes, de F. Zeitlin N. Loraux, ont montr quune approche freudienne, ds lors quelle se concentre sur le texte, quelle le vise dans sa littralit, est susceptible de mettre en lumire certains aspects de la tragdie qui risqueraient, dans une perspective diffrente, de demeurer plus ou moins masqus63.

    Que la famille athnienne soit un objet historique, dans le sens o elle est cantonne, dans cette tude, un lieu et un temps athniens, ne doit pas occulter luniversalit des ractions psychologiques que la famille engendre, amour, haine, rivalit et dsir. Contrairement ce qucrit M. Finley, savoir que la famille ne compte pas beaucoup dans la majeure partie des crits grecs, et ses aspects affectifs et psychologiques presque pas64 , les potes tragiques,

    60. D. Anzieu et al. (d.), Psychanalyse et culture grecque, Confluents psychanalytiques, Paris, Les Belles Lettres, 1980, en particulier D. Anzieu, dipe avant le complexe ou linterprtation psy-chanalytique des mythes , p. 9-52 ; N. Nicolaidis, Proto-dipe et dipe dipis. Une muta-tion surmoque. propos ddipe sans complexe, de J.-P. Vernant , p. 159-182 ; contra J.-P. Ver-nant, dipe sans complexe , dans J.-P. Vernant et P. Vidal-Naquet (d.), dipe et ses mythes, Bruxelles, ditions Complexe, 1988, p. 1-22.61. La psychologie historique, initie par I. Meyerson, a t applique lhistoire ancienne en pre-mier lieu par J.-P. Vernant, Mythe et pense chez les Grecs, Paris, Maspero, 1965. La prface ldition de 1985 dfinit ainsi la psychologie historique comme une enqute consacre lhistoire intrieure de lhomme grec, son organisation mentale, aux changements qui affectent, du viiie au ive sicle avant notre re, tout le tableau de ses activits et fonctions psychologiques : cadres de lespace et du temps, mmoire, imagination, personne, volont, pratiques symboliques et maniements des signes, modes de raisonnement, catgories de pense . Voir aussi J.-P. Vernant, De la psychologie histo-rique une anthropologie de la Grce ancienne , Mtis, 4, 1989, p. 305-314.62. Expression dA. Green, reprise par Nicolaidis, Proto-dipe et dipe dipis , p. 174.63. Vernant, dipe et ses mythes, p. ix.64. M. Finley, Les anciens grecs, Paris, Maspero, 1977, p. 131.

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    L A SEPTIME PORTE

    mais aussi Platon et Aristote, ont consacr de substantiels dveloppements la psychologie individuelle et aux sentiments familiaux, philia comme echthra.

    Mlant ainsi histoire et psychanalyse, N. Loraux a montr lefficacit de lassimilation de la cit un individu et de l, la possible analyse des mca-nismes psychiques de la cit, entre dni, refoulement et sublimation65. Dans la ligne de cette dmarche, je reviendrai sur les procds que la cit a mis en place pour occulter les violences familiales. Je rappelerai aussi lintrt pour lhell-niste des analyses de G. Devereux, ethno-psychiatre fin connaisseur des sources grecques, qui a notamment propos dclairantes lectures des mythes ddipe et des rves tragiques66. Dautres auteurs, plus littraires , tels A. Moreau ou P. Slater, ont utilis, l encore, des notions psychanalytiques pour clairer les rapports conflictuels dans la parent grecque67. A. Moreau a cependant largi le champ dapplication de la psychanalyse de lindividu aux structures globales de la pense et de la culture grecques, passant ainsi dans lespace conceptuel de lanthropologie. Ses tudes ont permis de dceler la rcurrence dans la mytho-logie grecque de trois grands tabous qui structurent limaginaire collectif, lin-ceste, le parricide et le cannibalisme68, comportements dviants qui intres-sent particulirement ltude prsente. Pointons dores et dj la spcificit de linceste en contexte athnien classique. En effet, il nexiste pas de terme grec pour qualifier ces unions interdites. Elles forment la catgorie des unions impies , gamos asebs ou gamos anosios69. Ces termes dsignent autant les rela-tions incestueuses que les accouplements dans les sanctuaires ou les dsirs zoo-philes. Certains rapports sexuels prohibs entre parents proches relvent, pour un Athnien, dune atteinte lordre sacr et donc du sacrilge. Ceci explique notamment le recours lapprobation de la Pythie dans la Rpublique de Platon

    65. N. Loraux, La cit divise : loubli dans la mmoire dAthnes, Paris, Payot, 1997.66. G. Devereux, Self-blinding of Oidipous in Sophokles Oidipous Tyrannos , JHS, 93, 1973, p. 36-49 ; Les pulsions cannibaliques des parents (1966) , dans Id., Essais dethnopsychiatrie gn-rale, Paris, Gallimard, 2006, p. 143-161 ; Id., Les rves dans la tragdie grecque, Paris, Les Belles Lettres, 2006.67. P. Slater, The Glory of Hera. Greek Mythology and the Greek Family, Princeton, Princeton paper-backs, 1992 (1968) ; A. Moreau, Le mythe de Jason et Mde : le va-nu-pied et la sorcire, Paris, Les Belles Lettres, 1994.68. A. Moreau, propos ddipe. La liaison entre trois crimes, parricide, inceste et canniba-lisme , tudes de littrature ancienne, 1979, p. 97-127 ; Id., La liaison entre parricide, inceste et cannibalisme. Complments , CGITA, 1, 1985, p. 49-56 ; Id., Introduction la mythologie XX. Athna, Catilina, Judas : les trois crimes fondamentaux, once more , ConnHell, 36, juillet, 1988, p. 8-20.69. J. Rudhardt, De linceste dans la mythologie grecque , Revue franaise de psychanalyse, 46, 1982, p. 731-763, ici p. 731. partir de lre chrtienne, le grec invente de nouveaux mots : mtro-mixia (union dun fils avec sa mre), thugatrogamos (union dun pre avec sa fille), adelphogamia (mariage dun frre avec sa sur). Au ixe sicle apparat laimomixia, lunion entre consanguins. Sur linceste en Grce ancienne, voir aussi J. Wilgaux, Inceste et barbarie en Grce ancienne , Cahiers KUBABA, 7, Barbares et civiliss dans lAntiquit , 2005, p. 267-270, ici p. 268.

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    INTRODUCTION

    o les potentiels incestes adelphiques demandent une caution religieuse pra-lable70. La thmatique incestueuse, prsente dans le mythe tragique ddipe et dans la nouvelle famille platonicienne, est un exemple de la confrontation fructueuse de discours souvent isols.

    Comparer lincomparable71 ? Les sources athniennes de la famille conflictuelle

    Cette tude des violences familiales dans lAthnes classique repose sur lanalyse et le croisement de trois types de sources crites : la dramaturgie, comdie et tragdie, la philosophie platonicienne et aristotlicienne, et les plaidoyers des orateurs du ive sicle. La finalit de cette confrontation est de prendre la mesure des querelles parentales avres dont les traces sont visibles dans les discours judiciaires du ive sicle, dexaminer la reprsentation de la famille travers le prisme thtral, moqueur ou solennel, et enfin danalyser les constructions intellectuelles philosophiques ayant trait la nature et au fonctionnement de la famille athnienne. La comparaison de ces approches permet de dgager permanences et variations dans le traitement de la famille conflictuelle.

    Les sources juridiques du ive sicle relvent de la srie de discours conser-vs des dix orateurs72 . Au premier chef, ce sont les plaidoyers dits privs qui ont attir mon attention, puisquils exposent le plus souvent, comme sujet principal, des querelles dhritage opposant des parents plus ou moins loigns. ce titre, ce sont avant tout Ise, Dmosthne et Lysias qui sont sollicits. Mais les plaidoyers dits politiques , notamment ceux dEschine, Dmosthne et Lysias, offrent aussi un intrt car les violences familiales peuvent y tre ins-trumentalises afin de ternir le portrait dun adversaire. Ponctuellement, les discours dAndocide, en particulier Sur les Mystres, et dAntiphon, notamment lAccusation dempoisonnement contre une belle-mre, seront exploits.

    Comme le souligne M. Golden, en pointant le dcalage entre discours po-tique et ralit sociale, la tragdie expose au spectateur des coups de foudre et des amours ternelles, des femmes attaches leurs enfants, alors que les poux rels ne se connaissaient gure et que leur progniture pouvait tre menace dexposition la naissance73. Le recours la tragdie semble ainsi ncessaire dans une tude des violences familiales car cest dans la parole tra-gique que se disent le plus clairement les sentiments familiaux, ptris de haine et damour. Cest aussi dans la tragdie que sexposent les mythes des familles

    70. Platon, Rpublique, 461e.71. Titre emprunt M. Detienne, Comparer lincomparable, Paris, Seuil, 2000.72. Dmosthne, Dinarque, Ise, Isocrate, Eschine, Hypride, Lysias, Lycurgue, Antiphon, Andocide.73. M. Golden, Did the ancients care when their children died ? , G&R, 35, 1988, p. 152-163.

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    dchires74. Or les mythes de la parent conflictuelle permettent de saisir la fois linterprtation du rel, la pense de la socit75 , et la projection des dsirs inconscients collectifs de la communaut athnienne, confronte ses propres tabous en matire dharmonie familiale, parricide, inceste, tecnopha-gie, et leurs diverses dclinaisons. Si lcriture tragique se nourrit quasi exclu-sivement de la destruction potentielle ou accomplie des oikoi, au point que la majeure partie des pices et fragments disponibles dEschyle, Sophocle et Euripide ont t des ingrdients de base pour cette enqute, seules certaines comdies dAristophane ont retenu lattention, autour du couple conflictuel pre/fils, dans les Gupes, les Nues et les Oiseaux. On tudiera aussi le dcalage entre ce qui est dit ou tu et ce qui est montr sur scne. Ainsi, concernant les mots interdits, si la tragdie vite de prononcer outrance le terme de parri-cide ou de meurtrier, elle nen demeure pas moins un festival de cadavres76 .

    ces deux mises en scne de la famille, judiciaire et thtrale, sajoutent les apports thoriques de Platon et Aristote. Seule une partie des ouvrages philoso-phiques de lpoque classique ont voqu les diffrends familiaux. quelques fragments de Xnophane sadjoignent, de Platon, la Rpublique et sa famille dconstruite/reconstruite, lEuthyphron et le fils tranant son pre en justice, les Lois et leur arsenal rpressif des violences intrafamiliales, le Lysis et son essai de dfinition de la philia familiale. Le Phdon et le Time ont t ponctuellement trs utiles, afin de saisir les chtiments posthumes des coupables de crimes dans la famille. Aristote sest plusieurs reprises pench sur la famille : sa thorie de la parent biologique et de la philia par nature qui en dcoule est expose dans lthique Nicomaque et lthique Eudme. Les Politiques critiquent ouverte-ment la nouvelle famille artificielle de la Rpublique platonicienne. La Potique est, en partie, une tude de la tragdie athnienne et de son sujet de prdilec-tion : la haine dans la famille, famille envisage par Aristote comme un noyau de consanguins dchirs77. Si, selon N. Loraux, le passage de la dramaturgie du ve sicle aux discours des orateurs du ive est le tmoin que les violences

    74. Pour une synthse des diffrentes approches du mythe, voir S. Sad, Approches de la mythologie grecque, Paris, Nathan, 1993.75. M. Detienne, Le mythe : Orphe au miel , dans J. Le Goff (d.), Faire de lhistoire. Tome 3 : Nouveaux objets, Paris, Gallimard, 1974, p. 56-75, ici p. 73 : Il ne sagit plus dextraire dun rcit mythique une institution ou une pratique sociale comme une noix de sa coque crase. Cest toute la pense dune socit qui se dcouvre dans son discours mythique, car lanalyse structurale, on le sait, ne peut progresser qu partir dune connaissance exhaustive du contexte ethnographique de chaque mythe et de chaque groupe de mythes. 76. B. Deforge, Le festival des cadavres : morts et mises mort dans la tragdie grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1997.77. Aristote, Potique, 1453b : Que, par exemple, un frre donne ou soit sur le point de donner la mort son frre, une mre son fils, un fils sa mre, ou quils accomplissent quelque action ana-logue, voil ce quil faut chercher.

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    INTRODUCTION

    tragiques se muent bourgeoisement en quotidiennet78 , il sagit l plutt dun effet de source que dun effet de sens. Il est cependant vrai quil existe une per-mabilit entre les trois types de textes envisags, ce qui lgitime dautant plus leur confrontation et le refus de les cloisonner. Des personnages tragiques, meurtriers de leurs proches, peuvent resurgir dans les plaidoyers civils et poli-tiques comme contre-exemples fameux. Platon se plaint des multiples procs qui dchirent la parent pour des raisons pcunires, quotidien des tribunaux athniens ; sa construction utopique familiale de la Rpublique est une rponse au dsordre de la parent attique, sensible dans les plaidoyers. Aristophane, comme les auteurs tragiques, a pu puiser dans les pratiques institutionnelles et juridiques de lAthnes civique : la grotrophia, obligation de nourriture envers ses ans, est autant un ressort tragique, exploit par la geste ddipe, quun prcepte lgal martel par les orateurs. La rflexion sur la lgitimit de la ven-geance, le tribunal de lAropage des Eumnides, la rcurrence du chtiment de lexil, autant dindices du rel qui resurgissent dans le discours tragique.

    Platon sest plusieurs reprises exprim sur le rcit des violences familiales dans la famille des dieux, querelles rapportes par Homre et Hsiode, deux auteurs dont les rcits font partie intgrante de lducation des Athniens. Les rcits homriques et hsiodiques ont fond le panthon divin, tel que les Grecs de lpoque classique se limaginent. Il a ainsi sembl important et utile de revenir sur la prsence des dchirements entre parents dans les textes de lIliade, lOdysse, la Thogonie et les Travaux et les Jours et de quelques Hymnes homriques, dans un temps o la culpabilit ne transparat pas encore dans le chtiment des actes, et o la violence intrafamiliale est davantage divine quhu-maine. Ltude des pomes dHomre et dHsiode prsente ainsi un double intrt : traiter des violences familiales sur un mode diffrent des sources clas-siques et ainsi prsenter, selon la mthode structuraliste, des mythes dans leurs variantes79, mais aussi mieux cerner la critique prsocratique et platonicienne lencontre des potes, dont il faudrait taire les contes polmiques.

    Les sources sont donc littraires et athniennes. Ma dmarche souhaite conserver une unit gographique, celle du cadre strictement athnien qui donne une cohrence la confrontation des trois types de sources envisags. Cest en effet bien Athnes, ses dieux, son systme civique et judiciaire, ses valeurs, qui sont penss dans la tragdie, mme si les scenarii se droulent dans dautres cits ; ce sont encore les valeurs athniennes qui sont en jeu dans les discours dorateurs, ainsi que le systme familial conomique des oikoi attiques.

    78. N. Loraux, La guerre dans la famille , Clio, 5, 1997, p. 21-62, ici p. 24-25.79. On tudiera, par exemple, les diffrentes versions des mythes ddipe et de Phnix, selon le contexte homrique ou tragique. Entre les deux temps, la naissance de la culpabilit et de la moralit peut expliquer les chtiments diffrents. Sur la mutation de lhomme homrique lhomme grec de lge classique et lapparition du sens de la responsabilit , voir J.-P. Vernant, Mythe et pense chez les Grecs, Maspero, 1985 (1965), p. 12-13.

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    L A SEPTIME PORTE

    Cest en jugeant ngativement le comportement chicanier des Athniens que Platon a labor en contrepartie lide dune parent dpouille de ses poten-tialits conflictuelles ; Aristote a, quant lui, analys en particulier le motif des violences familiales comme un lment essentiel de la tragdie, genre dabord athnien.

    Cheminement de la haine familiale De lintime aux confins. De loikos aux eschatiai

    La famille est autant un groupe quun agrgat dindividus80. Il faut ltudier dans ses manifestations comme unit agissante et lenvisager aussi travers les solitudes qui la composent. Il sera donc parfois question de la relation de la famille conflictuelle avec les autres composantes de la socit, comme du comportement dune figure parentale en particulier et de ses rapports avec les autres membres de la famille.

    Cette prsentation des violences familiales de lAthnes classique adopte une dmarche concentrique. Partant de lintimit de la famille, terme probl-matique dfinir, le lecteur se dirigera vers la cit. Sortant de loikos, il verra le conflit familial sexporter sur scne et dans les tribunaux civiques. Il quit-tera aussi la cit dmocratique, car le conflit dans la parent est expatri sym-boliquement dans laltrit gographique et politique, moyen idologique de construire une image positive de lAthnes classique. Si, comme le souligne J.-B. Bonnard, le pre est un acteur social total81 , la famille conflictuelle est aussi un groupe social total , en relation permanente avec lespace domes-tique, politique, culturel, social, lgal, conomique et religieux de la cit, dont elle exprime en miroir les valeurs transgresses.

    La premire tape de ce trajet est celle de la prsentation de la famille athnienne, une entit difficile dfinir de faon univoque car mouvante selon les contextes dnonciation, tragique, judiciaire ou philosophique. La famille, dsigne alors la fois comme oikos, syngeneia, anchisteia et genos, est une notion et une structure qui a en soi pos problme aux temps classiques. Dconstruite par Platon, dchire par la tragdie, mais rige en modle bafou de solidarit par les protagonistes judiciaires, la famille est encore analyse par Aristote comme un agrgat naturel de personnes lies avant tout par une philia inhrente au sang partag, tandis quelle est prsente par le Socrate du Lysis et

    80. Sur la ncessit, dveloppe par lhistoire sociale, dexaminer tant les individus que les groupes et leurs relations avec les composantes de la socit, voir lintroduction de Cox, Household Interests, p. xiii : The historian necessarily reconstitutes the experience of life as a particular group saw it; by so doing, the historian begins to focus on the ordinary person. However, the study of a particular group would be nonsensical if the historian did not connect this smaller entity with larger social structures and processes.81. J.-B. Bonnard, La paternit et la filiation en Grce ancienne , dans A. Bresson et al. (d.), Parent et socit dans le monde grec de lAntiquit lge moderne, Ausonius, Bordeaux, 2006, p. 121-130, ici p. 121.

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    INTRODUCTION

    des Mmorables comme un groupe dindividus lis par une philia condition-nelle et intresse, subordonne au principe dutilit. Ainsi, les sources clas-siques ne saccordent pas sur la dfinition de la famille et sur la nature, inne ou construite, des relations qui la composent. Cela reprsente une premire forme de tension inhrente au concept de famille dans lAthnes des ve et ive sicles. Les concurrences entre branches maternelle et paternelle, entre allis et consan-guins, entre famille et camaraderie constituent un deuxime temps des ten-sions structurelles de la parent athnienne. Les dfinitions divergentes de la famille une fois poses, ainsi que ses hirarchies structurelles mises en lumire, nous en viendrons la deuxime tape du cheminement, celle de linventaire analytique des conflits familiaux.

    Il sagit alors de prsenter la typologie des violences familiales, et ce en fonction des sources classiques envisages. La comdie isole le conflit pre/fils, tandis que la tragdie, horizon de tous les possibles, dveloppe un large spectre des violences envisageables entre parents, du meurtre linceste, en passant par la maltraitance parentale et lexposition des enfants. Comdie comme tragdie exploitent des tensions entre parents trs proches, issus de la famille nuclaire de loikos. A contrario les plaidoiries des orateurs du ive sicle prsentent avant tout des conflits conomiques touchant une parent largie, lanchisteia : la ralit nest pas aussi sanglante que la performance thtrale et la famille conflictuelle des discours tenus devant les jurs est avant tout un groupe de cousins loigns, motivs par lappt du gain. Platon opre, quant lui, une synthse entre les deux types de conflits : spoliation de pupilles, agressions mortelles ou non contre des proches, reniement paternel, maldiction prof-re contre un fils, msentente conjugale, le philosophe est dune exhaustivit indite. Les trois types de discours se diffrencient ainsi par le type de querelles retenues ; ils se distinguent de mme dans le traitement pnal des violences familiales.

    Le troisime mouvement de ltude sera ds lors juridique. La singularit du droit athnien est de faire cohabiter des procdures publiques, permettant tout citoyen de faire office daccusateur, et un code criminel qui laisse lin-dividu ls ou sa proche parent lexclusivit de la poursuite. Les violences familiales sont ainsi au centre de deux types de processus juridiques : la gra-ph et leisanglie dune part, et la dik dautre part. La loi athnienne accorde une grande importance au respect des gniteurs et des mineurs ; les cou-pables de ngligence envers ces personnes sont punis de multiples sanctions, conomiques et civiques. Le cas des crimes intrafamiliaux pose problme ; la lgislation athnienne ne distingue pas le cas des meurtres dans la famille des autres homicides. Face limpuret dmultiplie du crime intrafamilial, la famille est devant un choix difficile : poursuivre un des siens ou laisser la souillure se rpandre. La tragdie a la particularit de prsenter des criminels avant tout de leur propre sang et de sanctionner ces individus par le processus de la vengeance : un meurtre dans la famille rpond un autre meurtre dans

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    L A SEPTIME PORTE

    la famille, phnomne compensatoire qui construit ainsi la destine des deux grandes familles maudites, les Labdacides et les Atrides. Cette justice apor-tique est critique par les protagonistes tragiques eux-mmes. Enfin, Platon, dans son utopie lgislative, prsente un tableau complet et diversifi de puni-tions des violences intrafamiliales et se distingue de la loi athnienne : le lien de parent entre la victime et le coupable constitue un lment aggravant et lgitime des sanctions rvalues, de la peine de mort aux tourments infernaux. Le respect des liens de parent rige la famille en objet de moralit.

    LAthnes classique a adopt deux attitudes contradictoires concernant la situation familiale conflictuelle, qui seront au cur de la quatrime partie. Le dveloppement montrera que, dun ct, le conflit entre parents est un sujet honteux : les Athniens ont eu tendance en restreindre le dvoilement. Ainsi, la pratique de larbitrage et linterdiction de prononcer certains termes lis aux violences familiales manifestent cette tendance au refoulement. Mais, dun autre ct, la rhtorique judiciaire, en stigmatisant le mauvais comportement priv des adversaires, et le recours au tmoignage alimentent, au contraire, le mouvement de divulgation des conflits familiaux. La rumeur et la diffamation, notions au cur de la fabrique de la rputation individuelle, exploitent ainsi les violences au sein de la parent. Platon, aprs Xnophane, prne loccul-tation de certains conflits familiaux : si les rcits homriques et hsiodiques, prsentant un panthon compos de dieux querelleurs, doivent tre purgs de leurs pisodes impies et incitant le mortel la sdition par le mauvais exemple, la tragdie, un temps rejete par Platon dans la Rpublique, est finalement accepte par lauteur des Lois, qui y voit un relais de lducation morale des citoyens. La tragdie, monstration annuelle des pires violences familiales, a malgr tout aussi intgr son propre discours une certaine forme docculta-tion et dautocensure, les personnages voquant avec prudence certaines dis-harmonies familiales.

    Dans le chapitre final, la violence familiale, objet de justice et dthique, apparat enfin comme une menace politique. Athnes a su loigner double titre les conflits familiaux. Lassimilation entre mauvais parent et mauvais citoyen est au cur des examens prliminaires toute charge politique et publique, et les docimasies cartent ainsi les candidats la vie prive hon-teuse. Le mauvais parent est encore responsable du pire dchirement politique, la guerre intestine ou stasis, dont on doit se prmunir en vitant dabord le dsordre familial. Enfin, lloignement de la violence familiale passe par son rejet hors de la cit attique, dans une Thbes tragiquement et politiquement considre comme une anti-Athnes, et dans une projection fantasmatique en la personne du tyran, personnage aux marges des valeurs athniennes et qui concentre, dans son psychisme et ses actions, la quintessence de lhorreur intrafamiliale, le parricide, linceste et la manducation tecnophage. Depuis ces confins psychologiques, politiques et gographiques, lintimit de loikos ath-nien semble bien lointaine, mais elle est pourtant toute proche.

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  • Conclusion

    Les violences familiales sont au cur de lducation, de la culture et du quo-tidien des Athniens de lpoque classique. Bercs par les mythes homriques et hsiodiques, les Athniens rendent quotidiennement hommage un pan-thon quils savent conflictuel. Les divinits domestiques, que loikos invoque frquemment, rappellent la famille limportance de la cohsion religieuse du groupe parental. Toute entrave lharmonie familiale risque de courroucer autant Zeus, Apollon, Athna que les rynies. Chaque anne, la cit ritualise, par le biais des prestations tragiques, lexposition des pires meurtres dans la parent. Linstant comique des Dionysies met en exergue, lui aussi, lagressi-vit latente des fils contre les pres. Quittant la fte, les Athniens se rendent lHlie, et l, jurs ou parties, ils participent aux rglements des frquentes querelles dhritage. Rentrs dans leur dme, ils sont sollicits par leurs voisins pour rgler, par voie arbitrale, lattribution de lots agraires disputs par deux frres. Par la rotation des charges, les voici archonte-roi ou bouleute ; ils sur-veillent les pupilles, proies fragiles pour un parent-tuteur cupide, et procdent lexclusion du Conseil des candidats ingrats envers leurs parents. Quand il a fini daccomplir sa charge, lAthnien est peut-tre disciple de Socrate, et il apprend alors, auprs de son matre, la fragilit du lien ses proches, quil doit constamment alimenter selon le principe dutilit. Suivant les enseignements de Platon, il se rend compte du dsordre quotidien de la cit dmocratique, dont le fonctionnement est entrav par les dchirements entre parents, avides de possession. Il faudrait repenser la cit, lui dit Platon, en liminant les l-ments dclencheurs de conflits, la parent largie, les patrimoines privs et les dots. Mais le rve utopique na quun temps et le matre Platon enseigne maintenant que la nouvelle cit, en Crte, sera rgie selon une lgislation ra-liste et pessimiste, qui abdique devant les pires crimes dont lhumanit est capable. Matricide, parricide, fratricide, infanticide ressurgissent et seules des lois strictes et svres permettent, peut-tre, dendiguer les vlleits meurtrires de lhomme. LAthnien trouve alors un peu de rpit au banquet. Mais le fond de sa coupe lui rvle le spectacle dun enfant gorg par sa mre. Aristote le rassure : les parents saiment, et de faon naturelle. La philia va de soi. Mais la Potique nest pas loin. Le Stagirite vante maintenant les mrites de la trag-die, qui dclenche crainte et piti, par lexposition de liens familiaux dchirs.

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    L A SEPTIME PORTE

    Revoici lAthnien au dbut du cycle, au thtre de Dionysos, assistant au festival des cadavres .

    La violence familiale est donc omniprsente dans la vie de lAthnien clas-sique. Mais, bien y regarder, elle lest surtout dans ses reprsentations. Thtre et philosophie ont dploy un large spectre de conflits familiaux, pour mieux les identifier, les stigmatiser, les dnoncer, et par l mme, les prvenir. Une des finalits tragiques est de dplacer la violence latente sur scne et de purger les dsirs paranomoi du spectateur, que Platon situe dans un pithumtikon pas toujours bien duqu, ni par la loi, ni par le pre, ni par la raison, et qui a donc besoin de lenseignement didactique des potes tragiques. Platon, dans la Rpublique, a chass les potes de la cit des philosophes. Mais, dans la cit magnte, le lgislateur utilise les armes du pote : le srieux tragique est rin-tgr la cit, et les aventures malheureuses dun dipe, dun Thyeste et dun Macare doivent servir dexemple et remplacer linexistence dune loi crite sur linceste. Par des mythes placs en prambule, Platon menace lindividu qui sen prendrait ses gniteurs : la loi du talion senclenche ds quun enfant criminel ose ter volontairement la vie ses parents. Platon emprunte ici un motif judiciaire tragique : la vendetta nourrit le cycle des Atrides, qui depuis le premier anctre, ne cessent de perptrer des violences familiales, la fois causes et consquences, crime et chtiment. La famille ddipe subit aussi la succession des malheurs, penss comme des actes justes par leurs instigateurs, mais qui alimentent la maldiction familiale. Platon, comme les potes tra-giques, accorde une grande place aux divinits de la famille. Si le thtre pr-sente un Apollon dfendeur du droit du pre et des rinyes attaches lhaima consanguin, les Lois noublient pas la menace des theoi genethlioi qui veillent au respect de la parent. Mais les violences familiales ne se dvoilent pas exclusi-vement dans le champ culturel, religieux et utopique de la dramaturgie et de la philosophie classiques.

    La cit attique a labor un systme lgislatif, thique et politique qui sas-sure du respect de la parent. Le soutien civique la famille passe par la mise en place de procdures judiciaires accessibles tout citoyen, qui incarnent ainsi lintrt de la communaut. Graph et eisanglie sont ainsi ouvertes tous, et protgent les plus faibles, parents gs, pupilles et jeunes filles piclres. La cit mle subtilement lattention porte la famille et la sauvegarde de ses propres valeurs. Lorsquelle distingue les orphelins de guerre, Athnes clbre le patrio-tisme des hommes tombs pour elle. En protgeant les piclres, elle sassure aussi de la bonne transmission des patrimoines, ncessaire la stabilit cono-mique des oikoi constitutifs de la communaut. En sanctionnant ladultre, la communaut civique sintresse moins la paix des mnages et la dignit des pouses trompes quau spectre des nothoi et des femmes non soumises. ct des graphai et des eisanglies, la cit a cependant laiss aux individus lss lini-tiative exclusive de certaines actions. Cette autonomie nest pas sans revers ; le

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    CONCLUSION

    cas des meurtres intrafamiliaux pose le problme de la cohabitation paradoxale de la pit envers les siens et de la poursuite ncessaire du criminel. Il faut en effet rendre justice au mort et viter la cit dtre contamine par la souillure du meurtre. Mais la condamnation par la parent de lun des siens est une dci-sion dont on a pu saisir la difficult. Platon a rsolu cette limite de la lgislation athnienne en tendant linitiative de la prorrhsis lensemble des citoyens magntes. Platon adopte, en effet, une attitude ambigu envers la famille : en permettant que tout meurtre en son sein soit chti, il lestime. Les multiples chtiments prvus par son code, sur terre et sous terre, sont la mesure du respect quil prne envers la famille. Mais le systme magnte enserre loikos dans une surveillance permanente, o lintimit na aucune place. Et pire, Pla-ton semble conscient que le fonctionnement conomique de sa cit magnte peut tre lorigine des meurtres les plus noirs, les fils souhaitant par tous les moyens acqurir une indpendance conomique qui leur fait dfaut. Quoique utopique, la cit platonicienne nest pas parfaite, dj pense a priori pour une humanit imparfaite.

    La famille athnienne nest pas seulement un objet de droit. Elle est une valeur, laquelle toute atteinte plonge le coupable dans lhybris et laischun. La honte et la pudeur, aids, ont un rle de premier plan dans lexpression des violences familiales, et ce dans les trois types de discours envisags. Les orateurs relaient la frquente pratique de larbitrage, moyen de laisser dans lombre judiciaire certains diffrends parentaux. Ils rappellent aussi linterdic-tion lgale de prononcer certains mots, en lien avec des violences familiales, parce quils sont chargs de lopprobre mme du crime et constituent les pires insultes, meurtrier et fils violent envers ses gniteurs. Platon a rig certains mythes homriques et hsiodiques en aporrhta, condamnant avec force les rcits mensongers des potes, qui osent exposer un panthon dchir par de multiples querelles entre frres, poux, parents et enfants. Homre et Hsiode blasphment envers les dieux et donnent un pitre exemple de la pit fami-liale et filiale. Le rite tragique lui-mme, dont lethos est pourtant dexposer aux yeux de tous les pires crimes de la parent, a intgr cette dissimulation dans les mots, finalement vains euphmismes devant les corps sans vie qui jon-chent la scne en fin de reprsentation. Paralllement toutes ces tentatives doccultation des violences familiales, la cit attique a, au contraire, organis la publicit des mauvaises vies personnelles. Les antidikoi prennent un malin plaisir rappeler en plein tribunal les pisodes honteux de lexistence de leur adversaire : des parents laisss sans soin ni spulture, des oncles abandonns dans la misre, des pupilles spolis, des surs vendues, aucune anecdote pri-ve nchappe ni laccusation, ni lopinion publique. La rumeur se rpand dans la cit aussi vite que le miasme du meurtre, et bientt chaque oikos sait quel citoyen a mal agi envers les siens ou quel individu est emptr dans une dvolution dhritage conteste.

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    L A SEPTIME PORTE

    Si Eschyle, Sophocle, Euripide, mais aussi Platon et Aristote, concentrent les dchirements familiaux, fictifs, dans le noyau parents/enfants, les sources juridiques du ive sicle campent une famille conflictuelle aux trs larges rami-fications. Cette constatation trouve deux explications. Le noyau familial est cens ntre quharmonie et les gniteurs y occupent une place quasi divine, iso-theos. Les obligations envers la descendance, ducation, nourriture, se doublent des mmes devoirs envers les ascendants, respect et assistance. A contrario, la parent largie, reposant certes en partie sur le principe de solidarit, nest pas considre comme un ensemble a priori harmonieux, et se rvle effectivement compose de multiples concurrences. La loi, comme lusage de ces mmes lois par les Athniens, montre limportance des relations parents/enfants. La pro-cdure de graph kakses gonen et ses effets civiques sont une des marques de cet intrt collectif pour le respect des ans. Menace trs souvent voque, cette procdure na cependant laiss aucune trace dutilisation relle contre un citoyen. Le mauvais fils est davantage un fantasme aristophanesque quune ralit sociale. Outre la menace judiciaire de la graph kakseos gonen, lAth-nien redoute aussi dtre rejet du systme politique. Latout majeur dtre citoyen de lAttique est de pouvoir participer aux dcisions du koinon, par le biais de la dmocratie directe, comme de laccs tournant aux charges. Or, la cit se mfie des mauvais enfants, les dnichant au cours de nombreux examens prliminaires et les empchant de prendre la parole lAssemble. Athnes ne saurait supporter davoir parmi ses magistrats et ses orateurs un fils ingrat. Lopinion publique relaie la sacralisation des relations parents/enfants. Euthyphron est le modle de limpit filiale, osant traner son pre devant les tribunaux. Lorsquun conflit entre parents proches clate, la pudeur est de mise. La voie arbitrale offre un moyen de rgler les diffrends entre frres, et plus gnralement entre syngeneis ; les conflits fraternels occupent peu de place dans les plaidoyers civiques, et leur prsence sexplique par une anecdote au rcit principal. Lorsque C. Cox envisage loikos comme un ensemble de paren-ts concentriques largies, qui saccumulent et permettent lenrichissement du patrimoine et le fonctionnement quotidien du systme familial, il est alors question dharmonie. La sociabilit familiale relve de ce mme schma et les ftes de loikos sollicitent de nombreux familiers et familiaux qui se mlangent. Mais le motif conflictuel fait ressortir limportance de la famille nuclaire, ce que confirme la confrontation des sources : cest elle qui est au cur de la tra-gdie o enfants et parents se dtruisent, des lois platoniciennes sur les vio-lences familiales, des conflits comiques, de linstrumentalisation rhtorique des mauvais comportements, des docimasies. La frquence des dchirements de lanchisteia, parent largie, et sa publicit judiciaire sexpliquent autant par cette permissivit sociale, concernant les conflits entre parents loigns, que par les mcanismes structurels de dvolution des hritages, qui induisent la concurrence entre hritiers institus dune part, et hritiers naturels dautre

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    CONCLUSION

    part. Ladoption et lpiclrat, pratiques penses pour amliorer les relations entre individus dj parents, peuvent savrer porteuses de conflits.

    Mais la cit athnienne a voulu croire en lharmonie familiale de ses oikoi. Elle a tent dexporter le motif conflictuel, au-del des eschatiai de son terri-toire, faisant de linceste une coutume barbare, du parricide et du fratricide une habitude thbaine, de la tecnophagie des murs de tyran. Mais cest prcis-ment cette figure tyrannique, si loigne des idaux dmocratiques athniens, qui rvle luniversalit des dsirs paranomoi, pervers, pour les siens. Platon lenseigne : comme tout individu, le tyran est ptri de fantasmes, inconscients et nocturnes, incesteux, parricides et anthropophages. Ces dsirs, transposs sur la scne tragique, trouvent une chappatoire culturelle leur malfaisance, et la catharsis induite par le terrible spectacle de parents souffrant cause des leurs annihile toute violence relle. Le thumos, pulsion de vie et de mort, selon quil est duqu ou non, irrigue la vie athnienne et se dploie dans nos trois sources. Mal utilis, il dclenche les pires affrontements familiaux, Mde tuant ses enfants, Thse maudissant son fils, Clytemnestre abattant son poux. Entran par lepithumia, il anantit la famille de la Rpublique, o le fils tyran nest que violence envers ses parents. Mais bien cadr, le thumos revt des atours non destructeurs et constructifs. Juste colre, il doit, chez les jurs athniens, entraner la bonne sentence contre le mauvais parent, tuteur cupide ou fils ingrat.

    linstar du cosmos hsiodique, la parent athnienne est ainsi faite de tensions binaires : eros et eris, philia et echthos tissent les liens parentaux. La consanguinit et lalliance les construisent, par nature et par choix. Si la famille ne peut senvisager sans recours au mariage, pratique qui assure la naissance denfants lgitimes continuateurs de loikos et de la cit, les poux semblent tre, daprs cette enqute, des personnages de second rang, du moins des vic-times de second rang. En effet, les chtiments prvus pour les violences conju-gales sont moins contraignants que ceux prvus pour les violences consan-guines. Dans la cit attique, la graph moicheias, qui sanctionne ladultre, est moins pense comme un outil de prservation des relations conjugales que comme un moyen dviter la communaut la naissance de nothoi. Ladultre athnien est une affaire dhonneur viril, entre mari et amant, et lpouse nest gure prise en considration. Dans la cit magnte, les violences entre poux entranent l encore des peines moindres que celles infliges aux coupables de crimes consanguins. Le combat des rinyes eschylennes semble leur survivre. Tandis quelles deviennent Eumnides, lhaima conserve sa primaut et la cit, par docimasie interpose, exclut de ses rangs politiques les mauvais enfants, mais pas les mauvais poux, dont le batifolage na de limite que le flagrant dlit. Certes la tragdie met en scne le pouvoir mortifre des femmes, qui, trompes, abandonnes, dlaisses, se muent en pouses meurtrires. Mais la projection tragique permet de donner de limportance ce qui, dans la socit

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    athnienne, nen a pas vraiment : lautonomie des femmes. Hommes/femmes, alliance/consanguinit, occultation/publicit, philia naturelle/construite, la famille athnienne se nourrit de toutes ces tensions. La plus englobante est celle labore par le couple conflit/harmonie. Car, si cette enqute a montr la multiplicit des violences potentielles dans la famille athnienne, il ne fau-drait cependant pas sen tenir au constat dune parent en permanente auto-destruction. La famille est aussi un lieu dpanouissement, et les nombreuses ftes que parents proches et loigns partagent chaque naissance ou mariage montrent la solidarit et la sociabilit du groupe familial athnien. Mais cet quilibre est toujours en sursis ; cest bien lenseignement dispens par les per-formances thtrales, les constructions philosophiques et les plaidoiries judi-ciaires de lpoque classique.

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  • Table des matires

    Remerciements 7

    Avertissements bibliographiques 9

    Introduction 11

    Portraits de famille. Parcours historiographique 13 Comparer lincomparable ? Les sources athniennes de la famille conflictuelle 25Cheminement de la haine familiale De lintime aux confins. De loikos aux eschatiai 28

    chapitre 1

    FRAGILE PARENT : POUR DFINIR LES CONTOURS FLOUS DE LA FAMILLE

    Construction et dconstruction de la famille. La fragile innit des liens familiaux 33

    Les familles athniennes 33 w Oikos et oikia 33 w Lanchisteia 37 w Le genos et la syngeneia 40

    Les liens familiaux ne sont pas indfectibles 42 w De lutilit dans les relations familiales 42 w La famille tragique lpreuve de la sparation :

    affaiblissement et destruction des liens familiaux 47

    La famille athnienne entre artifice, nature et rites 49 w La famille dans la Rpublique de Platon :

    disparition utopique de la collatralit et de lalliance 49 w Limpossible disparition des liens biologiques 53 w La famille : un partage de sang et de pit 57

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    L A SEPTIME PORTE

    Une hirarchie des liens ? 61Amour paternel et amour maternel 61

    Alliance contre consanguinit ? 66

    Camaraderie et famille : complmentarit et rivalit 72

    Conclusion 76

    chapitre 2

    TYPOLOGIE DU CONFLIT FAMILIAL

    La dramaturgie classique 79

    La comdie et les violences familiales : le faceface pre/fils 79 w Le patraloias nest pas un patrophoneus 81 w Apparitions du patraloias 82

    couter, bien couvert chez soi, le bruit de la pluie qui tombe. La tragdie et les violences familiales 90

    w Les violences commises par les parents envers leurs enfants 96Lexposition 96Le sacrifice 100La mania infanticide 101La maldiction paternelle 103Les festins tecnophages 106La martre hostile 107Conclusion : linfanticide, crime fminin ? 111

    w Les violences commises par les enfants envers leurs parents 115Le matricide 115Le parricide 116

    w Les diffrends fraternels et fratricides 117Le paradoxe fraternel 117Crises dans la fratrie tragique 122

    w Les violences hors de la famille nuclaire 124 w Les dsordres du gamos 125

    Msentente et meurtres entre poux 125Relations interdites 127Violences dans lalliance 128

    w Du tragique au judiciaire 130

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    TABLE DES MATIRES

    Le quotidien judiciaire 132