wahhabisme - encycloediae universalis

69
ن الرحيم الرحم بسم الWAHHABISME - Muhammed Ibn 'Abd'Al-Wahhab - Arabie Saoudite - Wahhabisme - Arabie - La Mecque - Arabe, Monde - Littérature arabe Sources : encyclopediae universalis Collecter par LorelianeGTQ Contact : [email protected]

Upload: lorelianegtq

Post on 26-Jun-2015

414 views

Category:

Documents


10 download

TRANSCRIPT

Page 1: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

بسم ال الرحمن الرحيم

WAHHABISME

- Muhammed Ibn 'Abd'Al-Wahhab- Arabie Saoudite

- Wahhabisme- Arabie

- La Mecque- Arabe, Monde - Littérature arabe

Sources : encyclopediae universalis

Collecter par LorelianeGTQContact : [email protected]

Page 2: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

IBN 'ABD AL-WAHHAB

Muhammad ben ‘Abd al-Wahhab donne son nom à la doctrine du wahhabisme. Réformateur sunnite issu d'une famille de juristes du Nadjd, en Arabie centrale, il s'inscrit dans le courant rigoriste musulman du hanbalisme (Ibn Hanbal mort en 855), revitalisé au XIIIe siècle par le Syrien Ibn Taymiyya. Son ouvrage sur « l'unité de Dieu » (tawhid) s'élève contre le culte des saints et le chiisme, perçus comme dénaturant le monothéisme. En 1744, il scelle un pacte de fidélité avec l'émir Muhammad ben Sa‘ud pour faire triompher - y compris par les armes - la parole de Dieu. Le royaume saoudien actuel est l'héritier de principautés successives, animées par l'idéologie des « frères » (ikhwan) wahhabites Elles ont dominé tout ou partie de l'Arabie, voire des zones limitrophes, depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu'à la proclamation du royaume en 1932 (prise de contrôle définitive des lieux saints du Hedjaz en 1925). Moins virulent qu'à son début (pillage de la ville sainte chiite de Kerbela, en 1801), le wahhabisme influence encore l'islamisme radical d'aujourd'hui.

Écrit par Jacqueline CHABBI

Page 3: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

ARABIE SAOUDITE

Cet article est signé par :Ghassan SALAMÉ, directeur de recherche au C.N.R.S., professeur à l'Institut d'études politiques de Paris.

Grand comme quatre fois la France (son territoire couvre 2 240 000 km2), le royaume saoudien occupe plus des quatre cinquièmes de la péninsule arabique (Jazirat al-‘Arab), charnière entre l'Afrique et l'Asie, grand vivier en hommes à travers les âges, foyer d'origine de la religion islamique et dépositaire de près du quart des réserves mondiales de pétrole.

Page 4: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

1. Géographie

Le royaume est né dans la province centrale de la péninsule, le Najd, une plate-forme peu élevée, traversée du nord au sud par la chaîne de Touaiq, d'où partent des wadis (cours d'eau non permanents) qui se dirigent vers le golfe Arabo-Persique, comme le wadi Hanifa au sud de Riyad, ou vers l'ouest, comme le grand wadi Ar-Rummah. Le Najd est ponctué par de nombreuses oasis, souvent nourries par des nappes d'eaux souterraines, notamment dans le Qasim, autour de la ville de Buraydah, plus loin dans le ‘Arid, où s'étend la capitale du pays, Riyad, et autour de l'oasis de Kharj. Le Najd est isolé du Croissant fertile par les déserts d'An-Nafoud et d'Ad-Dahna' et n'a pas d'accès direct à la mer, ce qui explique son isolement relatif par rapport aux grands empires qui se sont succédé dans la région. À l'ouest du Najd s'étend la grande province du Hijaz, tout au long de la mer Rouge. Cette province, où se trouvent les hauts lieux de l'islam (La Mecque et Médine), tient son nom du hijaz (barrière) formé par une partie de la chaîne de montagnes qui s'étend sur plus de 2 000 kilomètres du port d'‘Aqaba, en Jordanie, jusqu'au Yémen. La plaine côtière, appelée Tihama, est marquée de ports souvent très anciens, le plus important étant celui de Djeddah, accès maritime traditionnel des pèlerins de La Mecque. À l'est du Najd s'étend la province pétrolifère du Hassa, sur 550 kilomètres le long du Golfe. Mieux pourvu en eau, le Hassa a toujours connu une certaine activité agricole, notamment autour de Hofouf et de Qatif, deux oasis marquées par une vieille présence chiite. Contrairement au Najd, où le climat est très sec, les côtes du Hijaz, comme celles du Hassa, connaissent souvent un taux d'humidité étouffant. Le Rub‘ al-Khali (ou Ar-Ramla), enfin, est le grand « Quart vide », un immense désert, particulièrement aride, souvent privé de la moindre goutte de pluie pendant plusieurs années de suite, qui sépare le royaume saoudien au sud des montagnes de l'Oman et du Yémen. Le premier Européen à le traverser fut Bertram Thomas en 1930, les nomades ne fréquentant que ses lisières. Aujourd'hui, il est le théâtre d'une intense activité de prospection pétrolière.

Le pays est aride. Au cours de son histoire, la sécheresse a poussé les populations nomades à émigrer, provisoirement ou définitivement, surtout vers le nord - en Irak (d'où le vieux dicton « le Najd est fertile en hommes, l'Irak en nourriture ») et en Syrie -, et vers l'ouest - en Égypte et en Afrique du Nord. Jusqu'à nos jours, lorsque les précipitations se font rares, les prières pour la pluie (dites d'istisqa') sont conduites par les dirigeants du pays, à commencer par le roi lui-même. Mais avant que des barrages ne fussent construits à partir des années 1960, nombreuses étaient les oasis en bordure ou en aval des wadis qui étaient subitement prises sous les flots d'une précipitation soudaine. Certains bourgs devaient alors être entièrement reconstruits. Seule la région du ‘Assir, en bordure du Yémen, peut bénéficier des moussons saisonnières venues de l'océan Indien (250 mm d'eau en moyenne annuelle). À Riyad, la température atteint souvent 45 0C en été, et peut tomber à 0 0C en janvier.

Page 5: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Cette aridité explique pourquoi seulement 0,2% du territoire souadien est effectivement cultivé. La ressource principale du pays était le pastoralisme nomade, les tribus se déplaçant au sein d'une dira (domaine tribal), plus ou moins exclusive, à la recherche de l'eau et du pâturage. Le passage d'un mode de production à un autre par une tribu ou par un de ses segments n'était pas rare, ce qui impliquait une sédentarisation dans certains cas, un retour au nomadisme dans d'autres. Le commerce était concentré dans les villes et dans les oasis se trouvant sur les grands axes de transport caravanier, où les Bédouins venaient échanger leur bétail contre les denrées importées. Dans les oasis, où le palmier-dattier était roi, les cultures se limitaient au blé, au millet et à quelques légumes courants. Le dromadaire, familier du désert, était l'animal domestique le plus apprécié. Le fameux cheval arabe était élevé surtout dans les oasis du Qasim, d'où il était souvent exporté par les ports du Golfe et de Bahreïn.

2. Les trois États

Le royaume actuel, officiellement proclamé le 21 septembre 1932, est en fait le troisième État saoudien. Le premier est né de l'alliance entre un chef tribal (Muhammad ibn Saoud) et un prédicateur islamiste (Muhammad ibn ‘Abd al-Wahhab), alliance conclue vers 1745 après l'arrivée à Dir‘iyyah, une oasis du Najd alors dirigée par les Saoud (aujourd'hui simple banlieue d'une capitale qui s'est rapidement étendue), d'un homme de religion qui venait d'être chassé de son oasis natale par ceux qui s'opposaient à ses idées radicales. Le chef des Saoud au contraire les adopte. Les conquêtes qui suivront et qui feront de ce chef tribal le maître de la plus grande partie de la péninsule seront ainsi autant des ghazw (attaques en vue d'un butin) tribaux qu'un jihad (guerre pour la religion) pour la propagation de l'islam tel que l'interprétait Ibn ‘Abd al-Wahhab.

Ces idées ne forment pas, comme les ennemis du « wahhabisme » (mot récusé par les premiers intéressés, qui préfèrent celui de mouwahhidoun, unicistes, ou ikhwan, frères) l'ont souvent prétendu, la base d'une nouvelle secte. Il s'agit plutôt d'une interprétation rigoriste, littéraliste, du texte de la loi coranique. Le concept central est celui du tawhid, ou unicité de Dieu. L'insistance sur Dieu comme objet exclusif de l'adoration a pour effet un respect littéral de sa parole, et surtout la condamnation violente de tout ce qui peut être considéré comme chirk, c'est-à-dire comme association de tout autre que Dieu dans l'adoration, notamment à travers l'intercession d'esprits, de saints ou d'objets. Les premiers actes spectaculaires du mouvement ont donc été des attaques contre des dômes, des arbres, des cimetières, auxquels les habitants du Najd attachaient quelque valeur magique. D'autre part, le mouvement se singularise vite par une application littérale des hudud (sanctions) : lapidation effective des femmes adultères ou encore ablation de la main des voleurs. Les adhérents à ce mouvement s'opposaient non moins violemment au tabac, au port des bijoux et, en général, à tout ce qui serait considéré comme bid'a (nouveauté).

Page 6: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Le mouvement impose ainsi une réputation de sévérité, voire de fanatisme. Mais le règne des Saoud est synonyme de sûreté pour les caravanes, qui paient cette protection en faisant le détour par Dir‘iyyah et en assurent la prospérité. Le butin recueilli lors des batailles est partagé par le prédicateur en fonction de la loi coranique : après ponction de l'État, il est distribué entre ceux qui ont participé à la bataille. La loi, dans la tradition hanbalite remise à l'honneur par ‘Abd al-Wahhab (et particulièrement les cinq prières de la journée), est rigoureusement appliquée dans les zones conquises.

Au point de vue politique, la chefferie tribale des Saoud prend progressivement l'allure d'une monarchie héréditaire, le pouvoir se transmettant de père en fils, alors que le prédicateur, suivi dans cette fonction par sa propre descendance, joue le rôle de conseiller très influent. Les revenus de l'État provenaient du khums (cinquième du butin), de la zakat (taxe destinée aux démunis) et de l'extorsion quasi arbitraire en cas de besoin. Le jeune État ne s'est toutefois pas doté d'une comptabilité ni d'une monnaie propre. L'armée demeurait sous la loi de la mobilisation tribale, réunie pour une attaque ponctuelle, démobilisée ensuite.

Le domaine des Saoud va vite s'élargir sous le règne du fondateur, Muhammad ibn Saoud (1725-1765), et de son fils ‘Abd al-Aziz (1765-1803). Il faudra toutefois aux Saoud près de quarante ans pour unifier le Najd sous leur férule (Riyad ne sera pris qu'en 1773). En 1793, la province du Hassa tombe en leur pouvoir en dépit d'une résistance déterminée de ses chefs, les Bani Khaled, et des nombreux bourgs chiites de cette province. L'année précédente, la petite péninsule du Qatar s'était soumise, mais Bahreïn et Koweït sauront résister avec plus de succès à la pression saoudite. L'influence saoudite s'étend ensuite jusqu'au cœur de l'Oman, en dépit du rejet du wahhabisme par les ibadites, une secte majoritaire dans cette région.

Le petit-fils du fondateur, Saoud, dit al-Kabir, le Grand (1803-1814), est plus ambitieux encore : il étend ses conquêtes au-delà du Najd, voire de la péninsule, avant même de succéder à son père. Ses attaques atteignent le Hijaz - qui tombe pour près de dix ans sous la tutelle saoudite -, le Yémen, le désert de Syrie et l'Irak méridional. En 1801, les forces saoudites atteignent Karbala, en Irak, ville sainte chiite, y détruisent les hauts lieux vénérés par les chiites et la pillent après avoir massacré un grand nombre de ses habitants. À La Mecque, la tutelle des Saoud interdit l'arrivée des pèlerins de Syrie et d'Égypte, accusés de pratiquer des coutumes non islamiques pendant le pèlerinage.

Réémergence et éclipse

L'Empire ottoman, qui voit ainsi ses possessions arabes grignotées et son autorité politique et religieuse défiée, se devait de réagir. Les équipes militaires ottomanes, parties de Bagdad et de Bassora, soutenues par des tribus irakiennes, n'arrivent pas à endiguer l'expansion du mouvement. Il faudra pour cela qu'une véritable campagne commanditée par la Porte parte d'Égypte, reprenne le Hijaz et traverse la péninsule depuis la mer Rouge jusqu'au Golfe pour arrêter l'expansion saoudienne. En août 1811, huit mille soldats égyptiens débarquent à Yanbu sur la mer Rouge, sous la conduite de Tousoun, un des fils de Muhammad ‘Ali

Page 7: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

d'Égypte. Ce dernier suivra son fils à Djeddah en 1813. Mais l'issue de la bataille n'est pas concluante. En 1816, une deuxième expédition égyptienne, conduite par Ibrahim Pacha, un autre fils du khédive, et soutenue par des éléments tribaux opposés aux Saoud, poussera jusqu'à Dir‘iyyah, qui résiste à l'invasion d'avril à septembre 1818, avant de se rendre aux mains de l'armée égyptienne, qui détruit la capitale des Saoud et la brûle. Elle ne sera plus reconstruite. Abdallah, fils et successeur de Saoud le Grand, est livré à la Sublime-Porte, qui le met à mort à Istanbul.

Le deuxième État saoudien naît des cendres du premier. Mais son histoire est loin d'être linéaire. Elle est marquée par une lutte pour le pouvoir entre les princes Saoud et surtout par une pression soutenue de tribus hostiles et de l'Empire ottoman, qui interdit aux Saoud de recréer un État puissant. À partir de 1818, l'État saoudien, qui a transféré sa capitale à Riyad, dispose d'un territoire réduit et menacé, à l'exception de la période éphémère où Fayçal ibn Turki se trouvait à sa tête. Mais les quatre fils de Fayçal vont s'opposer pour sa succession, encourageant ainsi les ingérences ottomanes et britanniques dans leurs affaires, cela conduisant en 1880 à la disparition de l'État. Riyad est alors rattaché à la ville de Haïl, capitale relativement évoluée et pro-ottomane de la grande tribu chammar et principale bénéficiaire des dissensions saoudites. Le plus jeune fils de Fayçal ibn Turki, prénommé ‘Abd al-Rahman, se retrouve héritier du trône après la mort de ses trois frères plus âgés ; il prend refuge pour de nombreuses années dans l'émirat de Koweït.» sur Internet La renaissance du royaume au XXe siècle

Le royaume actuel est donc le troisième État saoudien. Il naît d'une attaque hardie menée, alors qu'il avait à peine vingt ans, par le petit-fils de Fayçal ibn Turki, ‘Abd al-‘Aziz fils d'‘Abd al-Rahman, parti avec une cinquantaine de compagnons de son exil à Koweït et qui reprend Riyad de nuit en 1902 et s'y installe comme héritier du pouvoir de ses ancêtres. Pendant trois décennies, le prince (généralement appelé Ibn Saoud en Occident) va s'atteler à reconquérir « toute portion de terre sur laquelle le drapeau de [ses] ancêtres avait flotté ». En 1918, ‘Abd al-‘Aziz est à la tête d'un émirat redevenu autonome au Najd. L'expansion se fait ensuite aux dépens d'autres coalitions tribales locales (comme celle des Chammar, défaite en 1921), d'États quasi autonomes comme le royaume chérifien du Hijaz (annexé en 1923-1925) ou la principauté Idrissi du ‘Assir, au sud-ouest de la péninsule (dont le chef accepte la tutelle des Saoud en 1920). Le Quart vide est annexé en 1925. La redoutable hardiesse des ikhwan wahhabites les porte même au-delà des frontières du royaume, dans les territoires actuels de la Syrie, de la Jordanie, de l'Irak et du Yémen. Ils menacent l'existence des protectorats britanniques sur le Golfe.

Mais cet expansionnisme tous azimuts finit par déstabiliser l'ordre que la Grande-Bretagne tentait alors d'établir dans la région. Le royaume, pour survivre et se faire accepter, devra s'accommoder d'un concept nouveau, celui de la frontière entre États. Les ikhwan reprochent au roi ce nouveau réalisme, cette adaptation forcée à la norme internationale. Ils se rebellent contre son autorité au nom du droit à porter leur foi aussi loin qu'ils le peuvent. La confrontation entre un roi devenu sensible aux nouvelles réalités régionales et ses combattants zélés devient inévitable, d'autant que la Royal Air Force se met à

Page 8: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

bombarder systématiquement les débordements wahhabites à partir de ses bases en Jordanie et en Irak. Elle a lieu à la fin des années 1920, notamment lors de la bataille de Sibila, et se solde par une défaite des jusqu'au-boutistes. La porte est alors ouverte à la création d'un État qui, sans renier sa structure tribale ni ses origines religieuses, s'ouvre au monde moderne. Celui-ci est proclamé en 1932, sous le nom de « Royaume arabe saoudite ».

3. Le gouvernement

Le royaume n'a officiellement pas de Constitution écrite ; ses dirigeants disent s'inspirer du Coran et de la sunna (orthodoxie islamique) pour gouverner. Au niveau formel, le royaume est néanmoins organisé en une monarchie où le roi dispose de pouvoirs très larges, en l'absence de toute assemblée élue, de partis politiques organisés ou de syndicats. Ce monarchisme tient des pouvoirs étendus du chef tribal et surtout de l'exemple d'‘Abd al-‘Aziz, qui a dirigé d'une manière très autoritaire, pratiquement autocratique, un royaume qu'il avait su faire renaître de ses cendres, et ce pendant plus d'un demi-siècle (1902-1953).

Cette structure monarchique se mue en une organisation du pouvoir bien plus complexe, traduite par la persistance de l'influence des tenants de la Doctrine (à commencer par Al Ach-Chaikh, la descendance d'‘Abd al-Wahhab), par l'influence incontournable des chefs de tribus ralliées et, surtout, par la montée en puissance des fils les plus influents du fondateur. ‘Abd al-‘Aziz a pris plusieurs femmes, les stratégies matrimoniales représentant aussi des alliances politiques ; la plus connue est Hassa Bint al-Soudayri, mère de Fahd, Sultan, Nayif, Turki... Si, sous l'autorité charismatique et quasi absolue d'‘Abd al-‘Aziz, la question du partage du pouvoir était impensable, tel n'est plus le cas après sa disparition. Le pouvoir connaît donc une diffusion progressive, partiellement prévue par le fondateur lui-même, qui instaure un Conseil des ministres quelques semaines avant sa mort, comme pour signifier son souci de ne pas léguer l'ensemble de ses prérogatives à un seul de ses fils aux dépens de tous les autres. La construction des institutions de l'État saoudien, qui s'accélère par la suite, va de pair avec l'association au pouvoir, selon leur degré d'importance, des (treize) branches différentes de la famille.

Le fait d'avoir ignoré cette invitation à partager le pouvoir avec ses frères sera l'une des raisons de la révolte des princes les plus influents contre le roi Saoud (1953-1964), qui s'était arrogé le pouvoir quasi absolu de son père, avait nommé un gouvernement de roturiers et agissait comme si sa liste civile se confondait entièrement avec le budget de l'État. Ce comportement va lui aliéner les autres membres de la famille et aboutir en 1964 à sa destitution par la famille et ses alliés principaux au profit de son frère et Premier ministre, le roi Fayçal (1964-1975). Celui-ci, de tempérament plus austère, prendra bien soin d'associer nombre de ses frères au gouvernement du pays. Il mourra néanmoins sous les balles de l'un de ses neveux, le 28 mars 1975. Mais les promesses de Fayçal d'instituer une loi fondamentale, proférées au moment où le pays était sur la défensive face à la vague nationaliste arabe des années 1960, restent lettre morte. S'il introduit progressivement

Page 9: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

nombre de princes dans les arcanes du pouvoir, s'il institue à leur profit des rentrées stables, Fayçal est plus réticent à ouvrir les allées du pouvoir aux représentants de la société saoudienne. On retiendra de son règne moins une modernisation interne très lente et un profond conservatisme idéologique que son succès à restaurer la stature régionale du royaume à partir de la défaite arabe de 1967 et surtout lors de la guerre de 1973.

Son frère Khaled lui succède (1975-1982). De santé fragile et ne portant qu'un intérêt limité à la politique, Khaled ira encore plus loin dans le sens de la collégialité au sommet. Plutôt que de prendre la tête d'un clan ou de s'arroger des pouvoirs étendus, Khaled essaie de faire durer le consensus entre des princes installés à la tête des différents départements ministériels ou à la tête des provinces du pays, et de plus en plus jaloux de leur pouvoir personnel dans leurs domaines respectifs.

Le roi Fahd (1982-2005), au contraire, cherche à concentrer, au début de son règne, plus de prérogatives entre ses mains. Mais son accession au trône coïncide avec une baisse substantielle de la production et des prix du pétrole. Son rôle principal consiste alors à diriger un mouvement global d'adaptation à des réalités plus contraignantes, ce qui l'amène bientôt à composer avec ses frères. Il montre, dans les années 1980, des velléités de réforme économique (Fahd est présenté à cette époque comme un réformateur par rapport au prince héritier, son demi-frère ‘Abdallah, plus prudent) et, après la guerre du Golfe, lance des tentatives prudentes de réforme politique. Dans un contexte de turbulence régionale et de baisse forte des rentes pétrolières, la lenteur de la réforme, le conservatisme social, religieux et politique ainsi que les querelles de succession après l'incapacité de Fahd à gouverner (en 1995, ‘Abdallah devient le dirigeant de facto mais tous les décrets doivent être signés par Fahd) caractérisent son règne, le plus long depuis celui d'‘Abd al-‘Aziz. À son décès en août 2005, ‘Abdallah prend sa place, dans un contexte d'espoirs de réformes perçues comme inévitables par les Saoudiens et exigées avec force par Washington depuis les attentats du 11 septembre 2001.

Les fils encore vivants d'‘Abd al-‘Aziz et leurs enfants sont installés aux commandes principales de l'État moderne. Les portefeuilles les plus importants (Défense, Intérieur, Affaires étrangères, garde nationale, importante force prétorienne parallèle à l'armée, entre autres) ainsi que l'administration des provinces leur sont systématiquement confiés. Le gouvernement du pays repose d'abord sur le consensus entre ces princes les plus influents tels Sultan, ministre de la Défense depuis 1962 et prince héritier depuis 2005 (affaibli depuis son accident de santé en 2004 et secondé par son fils Khaled), Nayef, à l'Intérieur (depuis 1975), ou Salman, le gouverneur de la capitale (depuis 1962). Leurs enfants sont de plus en plus associés au pouvoir. Chaque prince de premier rang (descendant d'‘Abd al-‘Aziz) contrôle aussi des secteurs d'activités sociales (dans une forme d'expansion « privée » de l'État-providence saoudien) ou culturelles du royaume. À côté d'eux, le régime a réussi à coopter nombre de technocrates qui proviennent souvent de vieilles familles alliées, comme celle d'Al Ach-Chaikh, ou des Soudayri, famille où le fondateur du royaume a souvent pris femme. Ces technocrates sont dans l'administration centrale ou dans celle

Page 10: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

des cinq grandes provinces qui forment le pays et qui sont à leur tour subdivisées en un grand nombre de gouvernorats où le chef local est d'ordinaire appelé amir.

À la place occupée dans ce réseau concentrique de pouvoirs correspond bien sûr une influence concomitante en matière de redistribution des recettes pétrolières. La plupart des dirigeants en ont profité pour s'enrichir, quelquefois d'une manière extravagante, souvent par des moyens peu légaux. Le gaspillage est loin d'être rare, et des décisions budgétaires cruciales semblent souvent déterminées par les intérêts de celui qui les prend autant que pour leur valeur propre. Mais une certaine rationalisation des dépenses semble s'installer progressivement aux dépens d'un arbitraire de moins en moins accepté, surtout pendant les années maigres, et de dépenses fastueuses qui ont beaucoup nui à la réputation du régime.

La guerre du Golfe (1991) a poussé le roi à une ouverture un peu moins hésitante aux réformes. Le 1er mars 1992, il publie le texte de trois « statuts » (il ne peut s'agir formellement de lois, puisque la législation ne saurait en principe être d'origine autre que divine). L'un d'eux, appelé « statut fondamental », tout en répétant la vieille rengaine selon laquelle le royaume n'a que le Coran pour Constitution, ressemble à s'y méprendre à ce qu'on appellerait partout ailleurs une Constitution. Ce statut définit le système politique comme une monarchie absolue où le roi règne et gouverne et où la succession au trône est réservée aux fils d'‘Abd al-‘Aziz et à leurs descendants (art. 5, b) ; plutôt que la séniorité, ce statut pose la compétence comme critère de sélection du roi. Celui-ci nomme et révoque son prince héritier qui ne saurait plus cumuler cette charge avec aucune autre. Une exception a été faite au profit du prince héritier de l'époque ‘Abdallah, qui est également chef de la garde nationale, le commandement de cette dernière étant de facto dévolu à un de ses fils, Mi’tab ; elle perdure également pour Sultan, le commandement effectif des forces armées incombant à l'un de ses fils, Khaled. Ces accommodements entre le texte et la réalité illustrent les nécessités impératives du maintien des équilibres entre les membres de la famille, représentés en premier lieu par les plus âgés. Le roi est son propre Premier ministre ; il nomme les ministres, les juges, les officiers des forces armées. Ces statuts instituent aussi un Conseil consultatif, dont les soixante membres sont nommés par le roi pour quatre ans. Enfin, ces statuts (majlis al-choura), réorganisent la structure régionale du pays, limitant le pouvoir des différents émirs dans les régions qu'ils dirigent et qu'ils ont souvent eu tendance à transformer en fiefs personnels. Le département (mohafaza) devient une structure intermédiaire entre la province et la localité ; des conseils consultatifs composés de membres nommés sont érigés à chacun des trois niveaux, et le pouvoir centralisateur du ministère de l'Intérieur est renforcé sur l'ensemble de cette structure.

Ce système de pouvoir assure une forme de stabilité par le jeu des logiques familiales dans les institutions de gouvernement. Une cohésion plus rationalisée est recherchée avec l'instauration d'un Conseil de la famille royale en juin 2000, dont la première mesure est de publier une liste des membres les plus influents de la famille. De même, la modification de la loi fondamentale du 20 octobre 2006 instaure une « institution d'allégeance » (Hay‘at al-Be‘ya), composée des fils d'Abd al-Aziz, des fils les plus âgés de ceux-ci (en cas de décès ou d'incapacité) et d'un des fils d'Abdallah et de Sultan, afin de désigner les futurs princes héritiers (après Sultan) voire les rois. La conséquence en est un régime d'octogénaires ou de septuagénaires (‘Abdallah est né en 1923, Sultan en 1924, Nayif en 1933 et Salman en 1935,

Page 11: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

certains des petits-fils étant aussi âgés que leurs oncles), tiraillé par des luttes de clans, gouvernant une société saoudienne dont plus des trois quarts de la population a moins de trente ans et trouve par conséquent peu de motifs d'identification avec ses dirigeants. La thématique de la réforme (islah) est récurrente : elle est reportée dans les années 1980 et resurgit dans les années 1990, poussée par une contestation interne. D'un côté, le pouvoir opère une ouverture tronquée dont il ressent la nécessité, à travers l'élargissement des prérogatives du Conseil consultatif et du nombre de ses membres (qui est passé à 150 en juin 2005), une instance qui reste nommée, contrairement à certaines demandes d'élection, et dont la composition demeure très élitiste, ou à travers l'organisation d'élections municipales (février/avril 2005), prudemment, par phases régionales et seulement pour la moitié des membres de conseils municipaux au pouvoir restreint. D'un autre côté, la société est en demande d'expression politique, souvent de manière désordonnée ou axée sur des questions socioculturelles ou de politique étrangère. Cette effervescence politique est particulièrement audible à travers les pétitions « réformatrices » adressées au roi par des libéraux modernistes comme par des islamistes, quelquefois avec l'approbation de l'establishment religieux officiel, en 1991-1992. Cette politisation est étouffée par la répression à partir de 1994, mais elle renaît à nouveau en 2002-2004. Nombre de Saoudiens attendent du roi ‘Abdallah, en place depuis 2005, un réel déblocage.

4. Le rôle religieux

L'islam est l'un des outils principaux de légitimation du pouvoir en Arabie Saoudite. Grâce au wahhabisme, le pouvoir s'est associé dès ses origines à un mouvement de prédication et à une réinterprétation rigoriste du texte islamique. Mais en annexant la province du Hijaz, où se trouvent La Mecque et Médine, les Saoud se sont dotés d'un rôle autrement prestigieux, celui de gardiens des Lieux saints, titre que le roi Fahd a décidé de voir utiliser de préférence à tous les autres, à partir de 1985.

La manière dont la dynastie s'est acquittée de cette fonction a évolué à travers le temps. Le sectarisme des Saoudo-Wahhabites du XVIIIe siècle a été tel que de nombreux pèlerins avaient été empêchés d'accomplir leur pèlerinage. Un risque de répétition de ces incidents a pointé lorsque le Hijaz a été occupé et annexé, à partir de 1926, à cause de l'intransigeance renouvelée des ikhwan. Le sens politique d'‘Abd al-‘Aziz l'a amené à adopter une attitude plus « œcuménique », contre l'avis des extrémistes wahhabites. Le wahhabisme n'en a pas moins été imposé sur l'ensemble du territoire, et le rite chiite, embrassé par quelque trois cent cinquante mille Saoudiens, est toléré (le roi Fahd a opéré une ouverture à partir de 1993 en direction de l'opposition chiite, désormais représentée au Conseil consultatif ; elle s'est poursuivie avec l'octroi de droits culturels et civiques plus larges).

Cela n'a guère empêché l'utilisation de cette gigantesque manifestation religieuse qu'est le pèlerinage annuel à La Mecque à des fins politiques. Les dirigeants du royaume ont ainsi pris l'habitude d'en profiter pour entrer en contact avec les dirigeants islamiques en pèlerinage ou pour rendre publiques certaines de leurs positions sur les affaires régionales. D'autres aussi ont essayé d'utiliser cette occasion, tel le gouvernement islamique d'Iran qui

Page 12: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

encourageait les pèlerins iraniens à manifester leur soutien à la révolution islamique et à l'ayatollah Khomeyni lors de leur pèlerinage. Cette attitude s'est répétée pour aboutir à la tragédie de l'été de 1987 lorsqu'un affrontement entre la police saoudienne et les pèlerins iraniens a entraîné la mort de plusieurs centaines de personnes. Alors que les relations entre les deux pays allaient s'envenimer, Riyad réussit à obtenir de la Conférence islamique le droit d'instituer un quota par pays, en vue de limiter le nombre des pèlerins iraniens, d'ordinaire particulièrement nombreux. L'Iran, en 1988, préférera boycotter cette occasion plutôt que de se soumettre à ce quota et aux règles de sécurité bien plus strictes adoptées par le royaume. Le hajj est désormais un événement très contrôlé par l'État saoudien, souvent en liaison avec les pays d'origine des pèlerins, et dont le bon déroulement est aussi source de légitimité pour le pouvoir de Riyad.

D'autres formes d'opposition ont également tenté de tirer avantage du retentissement que les hauts lieux de l'islam sont de nature à accorder à leur mouvement. C'est ainsi qu'au premier jour du XVe siècle de l'hégire (en novembre 1979), plusieurs centaines de rebelles, pour la plupart saoudiens, vont se barricader dans la Grande Mosquée de La Mecque (Haram). Ils sont conduits par Jouhayman al-‘Outaybi, un ancien sous-officier de la garde nationale, étudiant à l'université islamique de Médine et fils d'une des plus grandes tribus de la péninsule. Ils appellent à la chute de la dynastie au pouvoir et à la condamnation de toute compromission avec les États non islamiques. Ils appellent les fidèles présents dans les Lieux saints à suivre un envoyé (mahdi) choisi par eux, en fait le beau-frère de Jouhayman. Les autorités mettront près de douze jours à réinvestir le Haram. Plusieurs centaines de personnes y trouveront la mort. Quelques semaines plus tard, les meneurs de cette rébellion (soixante-trois personnes) seront jugés et exécutés sur les places publiques du royaume. Plusieurs dispositions seront alors prises pour calmer les milieux les plus conservateurs, et qui semblaient donner quelque raison à ces jeunes intégristes.

Dans les Lieux eux-mêmes, l'accroissement constant du nombre des pèlerins (plus d'un million par an) a amené les autorités à doter la région d'une infrastructure majestueuse qui commence avec le terminal des pèlerins à l'aéroport de Djeddah et comprend des autoroutes, des hôtels et des hôpitaux modernes. L'agrandissement et la rénovation des Lieux sont permanents, sous la conduite d'un ministère spécialisé doté de moyens très importants. Cela permet au régime de confirmer sa légitimité religieuse, qu'il tente aussi de renforcer en étant l'initiateur le plus déterminé de nombreuses organisations internationales liant la quarantaine d'États islamiques dans le monde. La plus importante est la Conférence islamique, dont le siège est à Djeddah ; ont également leur siège dans le royaume un Fonds islamique de développement, une Agence islamique de l'information, une Ligue islamique, une Association internationale de la jeunesse islamique, etc. Plusieurs milliers d'étudiants musulmans sont accueillis dans les universités religieuses du royaume. Le royaume se fait aussi le champion des minorités islamiques dans le monde depuis les Moros des Philippines jusqu'aux Afghans (avec l'approbation de Washington, dix à quinze mille Saoudiens partent soutenir leur combat contre les Soviétiques, dont un certain Oussama Ben Laden), aux Bosniaques de l'ex-Yougoslavie et aux Tchétchènes. L'islam, plus spécifiquement le prosélytisme wahhabite, est un levier d'influence important pour l'Arabie Saoudite, un État doté de fortes sources financières, mais avec une population peu nombreuse, une capacité militaire inexistante dans une région très troublée.

Page 13: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

L'islam est également à la base du système judiciaire saoudien, fondé sur la chari'a, qui a pour vocation de s'imposer chaque fois que cela est possible, pour régler tout problème qui pourrait relever ailleurs du droit administratif, civil ou pénal, et même constitutionnel. Dans le secteur bancaire, elle interdit le riba (intérêt sur le capital). Cependant, la plupart des juges tentent de concilier cette loi avec les réalités autrement complexes de la vie moderne. Le gouvernement, pour sa part, a progressivement introduit des « régulations » de l'activité économique moderne par voie de décrets royaux. Il demeure cependant une opposition résolue à tout laxisme dans l'interprétation de la chari'a, qui avait conduit les cercles intégristes à s'opposer à des nouveautés comme la télévision, la bicyclette, la photographie ou la simple présence de non-musulmans dans le pays. Ces cercles s'opposent encore fermement à l'émancipation des femmes. Un islam intégriste domine en matière d'éducation où l'enseignement coranique occupe une place très large dans le cursus et où la séparation des sexes est rigoureusement appliquée.

La guerre du Golfe a eu pour effet de rendre les relations entre le pouvoir et ces cercles intégristes (qui comprennent aussi des princes de la famille régnante) bien plus tendues. Pendant la crise et dans les mois qui l'ont suivie, plusieurs prédicateurs s'en sont pris à l'autorité des Saoud et aux innovations qu'ils percevaient dans la conduite des affaires ou dans les pratiques sociales. Les matawi'a (police morale) ont semblé, un moment, agir en toute liberté, violant les domiciles, punissant l'inobservance du code vestimentaire, surveillant de près tout manquement à la séparation des sexes. Le gouvernement a fini par réagir en limitant leurs activités. Les statuts publiés en mars 1992 portent potentiellement en eux le ferment d'une éradication complète de ces activités para-étatiques. Car si ces statuts font systématiquement référence à l'islam, ils interdisent explicitement à ces groupes de « volontaires » à la solde de l'État d'arrêter les individus, d'inspecter leur domicile, d'ouvrir leur courrier ou de leur imposer une quelconque sanction. Ces statuts constituent bien une étatisation de la justice et de la police qui tardait à venir. Mais ils restent muets sur la liberté religieuse (aucun autre culte que l'islam ne saurait être publiquement pratiqué dans le royaume).

Les savants en religion (oulémas) wahhabites, souvent issus de familles du centre du pays, entretiennent une relation de proximité avec le régime. Le dirigeant (wali al-amr) n'a de légitimité à gouverner que parce qu'il le « fait selon la volonté de Dieu ». Un appareil de juges, enseignants religieux, prêcheurs s'est structuré autour de cette fonction, dont la direction est aux mains d'un Conseil des grands oulémas (Ha’yat kibar al-oulama), dominé jusqu'à son décès, en 1999, par la personnalité très respectée du cheikh ‘Abd al-‘Aziz ibn Baz, le grand mufti. L'establishment religieux dans ses rangs les plus élevés assure une légitimation en émettant des avis religieux (fatwas) sur les décisions politiques prises par le roi, dans un rôle largement auto-contraint (par la proximité avec le pouvoir) et très légitimiste, même si certains de ses membres éminents ont pu protester, par exemple, contre la trop grande ouverture de leur pays à l'influence extérieure au moment de la guerre du Golfe.

Page 14: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Le champ religieux saoudien se complexifie dans les années 1990 avec l'apparition de prêcheurs islamistes plus jeunes, originaires du centre du pays, employés de l'État et qui utilisent les cassettes, le fax puis Internet et le téléphone mobile pour diffuser leurs prêches. Ils exercent une influence profonde sur de nouvelles générations marquées par l'emprise de l'enseignement religieux. Ils articulent un vocabulaire religieux, en se présentant comme ceux qui retournent aux fondements (usuliyyun) ou aux principes des ancêtres (salafiyyun), avec des concepts de droits politiques, de bonne gouvernance et de droits de l'homme. La répression s'abat sur eux à partir de 1994 (Oussama Ben Laden est déchu de sa nationalité saoudienne) et le mouvement s'exprime depuis Londres (Committee for the Defense of Legitimate Right, Movement for Islamic Reform in Arabia). Une opposition intérieure islamiste saoudienne se structure, alors que la contestation avait été précédemment chiite, conséquence de la révolution islamique en Iran.

Le régime mène une politique d'une extrême prudence. Il a besoin de l'establishment religieux, mais la politique de réforme des cursus éducatifs et de la formation des jeunes (modernisation de l'enseignement et marginalisation des matières religieuses) heurte de front les domaines réservés des milieux wahhabites. Le roi Fahd donne à ceux-ci un certain nombre de gages symboliques, en particulier en freinant l'émancipation des femmes. Le développement de la violence menée par des groupes djihadistes dans le royaume en 2003-2004 qui n'est plus, comme en 1995-1996, tournée contre la présence américaine, mais s'attaque au régime en se rattachant au projet global de déstabilisation porté par al-Qa’ida, conduit à un rapprochement entre le régime (en particulier le prince ‘Abdallah), l'establishment religieux, la majorité des anciens contestataires islamistes des années 1990 (pour la plupart libérés de prison en 1999 par le pouvoir) et les réformateurs modernisateurs de tout crin, tous rassemblés autour d'une volonté de dialogue national et de lutte contre les groupuscules terroristes.

5. Le pétrole roi

Le pétrole constitue la ressource principale du pays. Découvert au milieu des années 1930, son exploitation ne devient commerciale qu'après la Seconde Guerre mondiale. Depuis, la production est allée en s'accroissant : de 547 000 barils par jour en moyenne en 1950 à 1,245 millions en 1960, 3,55 en 1970, 9,99 en 1980, 8,2 en 2004, 9 à 10 en 2006. L'Arabie offre un pétrole peu cher d'extraction, de bonne qualité et des infrastructures développées pour le transport vers les marchés de consommation. En 1971, le royaume était devenu le premier producteur de l'O.P.E.P. Les estimations des réserves prouvées en pétrole ne cessent de s'élever : avec au moins 250 milliards de barils (une controverse sur le volume réel des réserves annoncées par l'Arabie saoudite agite les milieux pétroliers et décisionnels américains au début des années 2000) enfouis sous ses sables, l'Arabie Saoudite dispose à elle seule du quart des réserves mondiales prouvées de pétrole. Le royaume possède également la quatrième réserve mondiale de gaz. Sa maîtrise sur son pétrole n'est plus matière à discussion, même si le royaume a été un des tous derniers producteurs à opter pour une nationalisation totale des concessions accordées aux compagnies étrangères. Auparavant, un consortium de cinq grandes compagnies américaines, l'Aramco, avait été en charge non seulement de l'industrie pétrolière proprement dite (prospection,

Page 15: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

production, exportation), mais aussi de tout ce qui la rendait possible au sein de l'énorme enclave territoriale du Hassa, où le pétrole est exploité : routes, hôpitaux, écoles pour les enfants des employés, une flotte d'avions et des pistes d'atterrissage et même un circuit privé de radio et de télévision. La construction de l'État saoudien et la formation de ses cadres commencent avec cette aide américaine.

Le rôle vital du pétrole apparaît si l'on compare la situation actuelle avec l'économie rudimentaire du pays avant son exploitation : de maigres produits agricoles, un commerce intérieur rendu difficile par un réseau de communication peu développé, des réserves financières quasi nulles et des revenus modestes tirés du pèlerinage. Les recettes pétrolières viennent à point nommé au secours d'un pouvoir au territoire devenu immense et aux ressources fort modestes. Les recettes pétrolières s'élèvent progressivement (56 millions de dollars en 1950, 333 millions en 1960, 1 214 millions en 1970) pour exploser après la crise de 1973 (22 milliards en 1974) et celle de 1979 (102 milliards en 1980).

Mais la montée inexorable de la production et des recettes pétrolières est suivie d'une baisse non moins vertigineuse à partir de 1981. Une consommation mondiale plus limitée, la compétition des producteurs non membres de l'O.P.E.P. et les pressions sur le système des quotas au sein de l'organisation, suivies bientôt par une baisse du taux de change de la monnaie américaine, vont se conjuguer pour faire chuter les recettes dues à l'or noir. La production saoudienne, qui avoisine 10 millions de barils par jour (Mbbl/j) en 1981, tombe à 6,6 Mbbl/j en 1982 et à 2,6 Mbbl/j en 1985. Les recettes suivent à la baisse : de 113 milliards de dollars en 1981, elles tombent à 38,7 milliards en 1985.

Le gouvernement se voit donc obligé d'amender fortement son IVe plan quinquennal, qui devait commencer en 1985. Une politique d'austérité s'ensuit, mais le royaume peut encore disposer de recettes d'une vingtaine de milliards de dollars par an, des revenus (relativement limités) de ses placements très conservateurs à l'étranger, ainsi que des réserves accumulées au temps des années fastes. Ces recettes en dents de scie rendent la planification malaisée et conduisent naturellement à des tensions, comme celle qui a abouti à l'éviction en 1986 d'Ahmad Zaki al-Yamani, ministre du Pétrole pendant près de vingt-cinq ans. De 16,6% de la production mondiale de brut en 1980, la part du royaume était tombée à 4,7% au milieu de l'année 1985. L'Arabie Saoudite ne pouvait plus accepter de continuer à jouer le rôle de « producteur d'appoint » de l'O.P.E.P., rôle qui l'obligeait à moduler le volume de sa production en fonction du marché et de la production des autres membres. Elle choisit donc de revenir sur la stratégie de Yamani et de reprendre une part plus considérable du marché, quitte à voir les prix du brut s'effondrer, ce qui fut d'ailleurs le cas. Le nouveau mot d'ordre était de reprendre une part raisonnable du marché, que la « tricherie » de certains membres de l'O.P.E.P., qui produisaient au-delà de leur quota, et la croissance de la production en dehors de l'O.P.E.P. avaient érodé. L'outil de ce changement de cap fut trouvé dans les contrats netback, qui modulent le prix du brut sur sa valeur marchande une fois raffiné. Il y avait là un changement évident de cap : le royaume, qui avait été un des cinq fondateurs de l'O.P.E.P., et qui avait progressivement assumé le rôle de modérateur face aux plus durs de ses membres pendant les années fastes et de protecteur de ses accords de quota pendant les années maigres, en venait à suivre les autres

Page 16: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

membres sur les chemins de l'opportunisme commercial et de la protection plus jalouse des intérêts propres du pays. La guerre du Golfe a entériné ces choix : avec l'arrêt momentané de la production de l'Irak et du Koweït et la baisse de celle de l'ex-U.R.S.S., le royaume s'est mis à développer ses capacités et à élargir rapidement sa part du marché (d'environ 3 Mbbl/j).

Les années qui suivent la guerre du Golfe sont marquées par un prix du pétrole à moins de vingt dollars le baril (avec un point bas de 10 dollars en décembre 1998). Le poids des producteurs non-O.P.E.P. et la montée des grandes entreprises transnationales pétrolières dessinent un marché de plus en plus mondial et dérégulé fonctionnant dans la rencontre entre une demande et une offre globales et moins favorable à l'action de cartel de l'O.P.E.P. La « relation spéciale » avec les États-Unis pour le maintien d'un prix du pétrole « raisonnable » (pour l'économie américaine) s'intensifie, l'Arabie Saoudite possédant les capacités de production excédentaires les plus facilement disponibles qui lui permettent de jouer le « producteur d'appoint ». Cela lui assure des revenus importants mais fluctuants, et très inférieurs à ce qu'ils ont été (entre 16 et 55 milliards de dollars annuels pendant la décennie de 1990). Les difficultés financières poussent l'Arabie Saoudite, qui connaît des déficits budgétaires constants entre 1984 et 1999 (la dette publique interne, de 60 à 80% du P.N.B. en 1996, monte au niveau alarmant de 116% en 1998), à promouvoir un accord O.P.E.P./non O.P.E.P. en mars 1999 pour retirer du marché 2 Mbbl/j (diminution de production, dont un quart assuré par Riyad) et permettre une remontée des prix après la crise asiatique de 1997-1998 (l'Asie absorbe 40% des exportations pétrolières saoudiennes). L'envolée des prix au début des années 2000 est une aubaine pour le royaume.

Pour faire face à cette dépendance quasi exclusive sur le pétrole, le royaume, comme d'autres producteurs d'or noir, a adopté le principe de diversification de ses ressources. Des investissements fort importants ont été faits dans l'agriculture (une production très subventionnée), l'industrie (le nombre d'entreprises a doublé entre 1979 et 1989, puis de nouveau dans la décennie de 1990), et surtout dans l'infrastructure. Mais la dépendance, en fait, n'en a été que plus accentuée : ainsi, la part du pétrole dans le P.N.B. saoudien est passée de près de 50% en 1970 à près de 75% en 2000, d'autant plus que les investissements industriels les plus importants ont été faits dans les hydrocarbures. Dans ce dernier domaine, déjà saturé sur plus d'un produit, le royaume a eu à faire face, dans les années 1980, au protectionnisme des producteurs plus anciens de produits raffinés, notamment au sein de la C.E.E. Les revenus limités des années 1990 et les transformations du marché pétrolier ont contrarié cette diversification, d'autant que 40 à 50% du budget sont engloutis dans des dépenses militaires et qu'un quart est alloué à l'État-providence saoudien, deux postes budgétaires essentiels pour la stabilité politique du système.

Le développement a transformé le pays en un immense chantier. Le réseau routier est l'un des plus modernes du monde. Les villes du royaume ont maintenant chacune leur aéroport, ceux de la capitale et de Djeddah ayant coûté plusieurs milliards de dollars chacun. Une vingtaine d'usines de dessalement ont été créées, et les villes sont maintenant bien approvisionnées en eau. Dans la région du ‘Assir, de grands travaux ont été faits pour conserver l'eau des pluies de mousson et l'agriculture s'y est vite développée, mais pour

Page 17: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

connaître bientôt une crise due au taux très élevé de subventions à la production. Le royaume s'est aussi offert le luxe d'un oléoduc qui relie le Golfe à la mer Rouge en vue de stocker d'immenses quantités de pétrole pour l'exportation au cas où le détroit d'Ormuz viendrait à être fermé. Depuis 1980, il n'y a plus de congestion portuaire, tant on a créé de ports ou agrandi ceux qui existaient. Le royaume s'est doté d'un réseau téléphonique moderne. Des logements ont été édifiés en surnombre, et le gouvernement a construit deux villes industrielles modernes à Yanbu et Jubayl, où le capital privé, local et étranger, a été invité à investir. Le service de santé a fait un très rapide bond en avant, et l'administration dispose de fonctionnaires de mieux en mieux formés. Les investissements industriels connaissent cependant une crise de croissance : certains secteurs (comme la cimenterie ou l'agroalimentaire) sont saturés, alors que les investissements dans les hydrocarbures (méthane, éthylène, engrais) ne tiennent pas leurs promesses commerciales. Le royaume paie plusieurs milliards de dollars par an pour l'entretien de ses équipements en infrastructures ou de ses équipements industriels. L'économie saoudienne reste largement dominée par la rente pétrolière et par une logique d'allocation des ressources par l'État, et ce dernier a beaucoup de difficultés à poser la question de la rationalisation des dépenses ou à envisager une stratégie de développement à long terme. Un secteur privé actif a émergé dans la décennie de 1990 en profitant des retraits de l'État d'un certain nombre de secteurs.

Au cours des années 1990, l'épuisement des réserves financières due à la baisse des prix du pétrole, au financement de la guerre du Golfe (et, auparavant, de l'Irak dans sa guerre contre l'Iran) ne permet plus le maintien du même niveau de dépense publique. La nécessité de réformes économiques devient l'antienne, pour diminuer les dépenses étatiques (subventions multiples, État-providence, emploi public garanti pour les diplômés ; le royaume a un des taux de participation à la vie active les plus faibles au monde) et augmenter les revenus par taxation. Le constat de la fin des années fastes conduit à des mesures d'austérité, à des projets de privatisation et aux débuts des négociations, en 1993, au sein d'un groupe de travail avec le G.A.T.T. (Riyad a fait acte officiel de candidature auprès de l'O.M.C. en 1996). Le tournant de la fin du XXe siècle rend inévitable la réforme d'une économie qui n'avait jamais eu véritablement à faire de choix, à l'heure de la montée d'une contestation politique interne.

Les revenus confortables, en particulier après l'augmentation vertigineuse des prix du pétrole (40 à 55 dollars le baril en 2004, 70 au cours de l'été de 2005), ne suffisent plus pour un État saoudien dont la population croissante demande des avantages équivalents à ceux des générations précédentes (70% de la population ont moins de trente ans en 2004). Le volume potentiel des exigences en matière d'État-providence ou d'emploi garanti conduit ainsi à un blocage, car l'État n'a tout simplement plus assez de ressources pour en satisfaire les coûts au même niveau de prestations. La découverte du chômage, qui restait caché et est reconnu officiellement en 2002, en est le symptôme (avec un taux de 6 à 9 p.100 admis, bien plus fort chez les femmes, et estimé entre 15 et 30% par les observateurs étrangers). De nouvelles structures économiques sont créées pour donner un élan à la privatisation, et des lois sur l'investissement direct, la propriété foncière et la taxation pour les entreprises

Page 18: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

étrangères sont promulguées pour offrir un environnement législatif plus transparent, afin de créer de nouveaux emplois destinés aux jeunes Saoudiens. De plus, les États-Unis, après le 11 septembre 2001, poussent à la réforme par l'ouverture. Les négociations avec l'O.M.C. s'accélèrent après 2002 et aboutissent à l'adhésion de l'Arabie Saoudite en décembre 2005.

6. Une société en pleine mutation

Au départ, les recettes pétrolières servent surtout à consolider l'allégeance des tribus du royaume au moyen de subventions directes à leurs chefs ou d'un emploi offert à leurs membres. Ce système a eu l'effet voulu, celui de préserver les structures sociales traditionnelles, de telle sorte que le royaume affirmait encore en 1985 que 40% des citoyens actifs demeuraient employés dans l'agriculture et l'élevage (peut-être moins de 15%, en fait, vers 1990), activité désormais aux mains d'émigrés somalis, éthiopiens ou soudanais. La tribu demeure en effet la structure sociale de base, marquant l'identité individuelle et le système de solidarité. Mais plus ses branches se multiplient et plus la tribu devient abstraite pour l'individu, qui se reconnaît plus facilement dans le segment (fakhdh ou batn) auquel il appartient. Le lien tribal déterminait les regroupements guerriers et délimitait l'activité économique commune (pastoralisme ou agriculture). Ce lien de base persistait même lorsqu'un segment se sédentarisait, la frontière entre hadar (sédentaires) et badu (nomades) étant souvent floue.

Mais plusieurs facteurs vont amener une érosion progressive des liens tribaux. Le mouvement des ikhwan avait déjà eu pour effet de favoriser la formation de troupes de choc intertribales, amenées à vivre ensemble dans des hijra (lieu de migration de leur tribu d'origine). La contraction rapide du mode de vie nomade et du pastoralisme en général, l'urbanisation volontaire, les programmes de sédentarisation du gouvernement ou de l'Aramco, l'engagement dans l'administration et l'armée vont contribuer à ce processus. La législation foncière (lois de 1925, 1953 et 1968) réoriente la propriété du sol et de l'eau de la collectivité vers la propriété individuelle. La mainmise de l'État sur les ressources du sous-sol en fait le maître d'œuvre, partiellement involontaire, d'une gigantesque transformation sociale et économique qui remplace, en une génération ou deux, une économie de subsistance par une économie faste et hypermonétarisée et précipite des changements sociaux radicaux.

Ces changements s'accompagnent d'un intense dynamisme démographique. Le chiffre réel de la population demeure un secret d'État, les dirigeants ne voulant sans doute pas se mesurer, à leurs dépens, à des pays plus peuplés de la région (en premier lieu le Yémen). On estime à 17 ou 18 millions le nombre des citoyens saoudiens en 2004, auxquels il faut ajouter quelque 6 millions de travailleurs immigrés, soit une population de près de 24 millions d'habitants. La multiplication des mariages, même à un âge avancé pour les hommes, l'amélioration rapide des conditions de vie, marquée notamment par une chute brutale du taux de mortalité infantile (65‰ en 1990, alors qu'il était de 80 p. 1000 dans les années 1970), expliquent un taux de fécondité assez élevé (avec des différences régionales importantes, le Hassa ou le ‘Asir croissant beaucoup plus que le Najd ou le Hijaz). Le taux d'accroissement semblerait en baisse dans les années 1990, pour des raisons d'urbanisation,

Page 19: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

d'éducation des femmes, de changement des mentalités (recul de l'âge du mariage, taux de divorces important) ou d'austérité économique.

Les recettes pétrolières recueillies alors que le pays ne disposait guère du capital humain nécessaire pour les mettre à profit vont attirer vers le royaume des millions de travailleurs immigrés. Ceux-ci gardent leur nationalité d'origine : le royaume accorde moins de deux mille naturalisations par an sur des centaines de demandes. Chiffres et estimations officiels tendent à sous-estimer le nombre des immigrés ; il faut donc considérer le chiffre de 6 millions pour 2004 comme un minimum. Des pays du Golfe, le royaume se distingue par son attrait pour les immigrés d'origine arabe : près de 3 immigrés sur 5 étaient arabes (contre 1 sur 7 à Bahreïn, 1 sur 5 aux Émirats arabes unis) jusque dans les années 1990. Le royaume a été soucieux de limiter l'effet de l'introduction d'un trop grand nombre d'immigrés venant de cultures qui ne seraient ni arabes ni islamiques. Les Yéménites formaient le contingent le plus important (1 million peut-être) avant d'être expulsés en masse pendant la guerre du Golfe, dans laquelle leur pays d'origine a montré de la compréhension pour la position irakienne. En 1992, les Égyptiens (estimés à 700 000) étaient sans doute les plus nombreux, suivis peut-être par les Pakistanais. L'immigration en provenance d'Asie a augmenté dans les années 1990 (représentant peut-être plus de la moitié des immigrés), population qui ne s'intéresse nullement au contexte local et est peu regardante sur les conditions de travail, venant uniquement pour accéder aux miettes de la rente. La proportion des immigrés dans la force de travail est bien sûr plus élevée. Cela sera sans doute le cas pour longtemps encore en dépit des efforts de « saoudisation » de l'emploi, lancée dès 1985, renforcée à la fin des années 1990 et qui commence à porter ses fruits, même dans l'industrie, tout en se heurtant aux obstacles d'une mentalité rentière, d'une réticence à effectuer certaines tâches et du coût élevé de la main-d'œuvre saoudienne.

L'éducation a absorbé une bonne part des recettes gouvernementales. Le royaume, dans ce domaine, est parti de rien, sinon de quelques écoles coraniques éparpillées à travers le pays et de trois écoles secondaires dans le Hijaz. À part les écoles privées ou spéciales et celles qui ont été fondées par le ministère de la Défense, près de 4 200 écoles primaires, 980 écoles complémentaires et 310 écoles secondaires ont été créées par le ministère de l'Éducation en 1992. Du ministère de l'Enseignement supérieur dépendent 7 universités, dont 3 réservées à l'enseignement religieux. Avec ses 15 000 étudiants et des départements variés, l'université de Riyad, installée dans des locaux somptueux au centre de la capitale, est, de loin, la plus importante. Le nombre d'étudiants issus de l'université a été multiplié par 10 entre 1979 (5 000) et 2001 (50 000).

Ce vertigineux changement social eut pour premier effet d'accélérer la migration vers la ville. En 2004, près de 85% des Saoudiens vivent dans un milieu urbain. Petite bourgade faite de maisons en terre (près de 8 000 hab. au début de ce siècle), Riyad est devenue, la ville la plus importante du pays et un véritable monstre urbain. Longtemps installées à Djeddah, les légations étrangères se sont déplacées vers un quartier spécial de la capitale en 1982. Riyad est aussi la capitale du royaume et le siège du Conseil de coopération du Golfe,

Page 20: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

créé en 1981. Parmi les autres grandes villes du royaume : Djeddah, le grand port sur la mer Rouge, La Mecque et Médine, Taëf, la capitale d'été des Saoud, Hofouf, la grande oasis du Hassa, et Dammam, qui doit largement son développement et la création de Dhahran, sa jumelle, à l'industrie pétrolière. L'urbanisation galopante a souvent signifié une « rurbanisation » de quartiers de villes où des clans/tribus sont venus s'installer pour ne rencontrer que la pauvreté (et les frustrations, qui expliquent aussi leur recrutement par les groupes djihadistes dans les années 2000).

La société saoudienne a été profondément transformée par le développement de l'éducation de masse et l'urbanisation. La jeunesse a été alphabétisée, a développé des liens au-delà des allégeances primordiales et des capacités de mobilisation, en particulier après avoir été éduquée dans un nationalisme qui enseigne à dépasser les particularismes familiaux, claniques ou régionaux. Elle est gouvernée par des leaders vieillissants et se trouve confrontée à des problèmes d'emploi. L'ascenseur social, qui fonctionnait bien dans les années 1970-1980, n'existe plus, si ce n'est à travers des réseaux dont ne bénéficient que quelques-uns. Des frustrations en découlent pour les autres (la majorité), les inégalités criantes et la corruption sont dénoncées et la politisation s'accroît, à l'heure où les nouveaux médias (Internet, débats sur al-Jazira) offrent des tribunes nouvelles.

7. La politique extérieure

Le royaume s'est progressivement intégré dans le réseau de solidarités, de rivalités et de conflits qui traversent la région. Il s'agissait dans un premier temps de s'affirmer et de survivre. Tel était l'objectif du fondateur, qui, ayant reconquis les territoires qui avaient appartenu, même pour une brève période, à ses ancêtres, s'est cantonné dans une politique de préservation de l'acquis. C'est ainsi que, lorsque ses troupes défont celles de l'imam du Yémen en 1934, il a hâte de conclure un traité de paix territorialement avantageux plutôt que de tenter d'annexer ce pays. Il se laisse ensuite influencer par Londres pour reconnaître la souveraineté de la Jordanie sur le port d'‘Aqaba. Il prend cependant quelques décisions aux conséquences alors incalculables : celle de signer un accord pour la prospection du pétrole, celle de rencontrer le président Roosevelt et de sceller une amitié solide avec les États-Unis, celle aussi de participer à la fondation de la Ligue arabe. Mais le royaume attendra jusqu'aux années 1950 pour se doter d'un ministère des Affaires étrangères et pour ouvrir des ambassades à l'étranger.

Les successeurs du roi ‘Abd al-‘Aziz ne remettront pas en cause ces orientations. Jusqu'à la fin des années 1950, une ligne de base de la diplomatie régionale consiste à bloquer les projets unionistes des Hachémites, qui, chassés du Hijaz par les Saoud, s'étaient installés sur les trônes d'Irak et de Jordanie. Un conflit vieux de deux siècles entre les deux dynasties était envenimé par des incidents sur des frontières non délimitées et par la compétition pour l'influence dans l'Orient arabe. Mais la vieille animosité saoudo-

Page 21: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

hachémite va s'estomper face au danger menaçant les deux dynasties, celui du courant nationaliste arabe et socialiste représenté par le nassérisme ou le Ba‘th, qui, en 1958, réussit à abattre la monarchie irakienne.

Ce courant trouve des échos dans le royaume même, voire auprès de certains membres de la famille royale qui se constituent en « princes libres », ou de certains officiers de l'armée qui fuient vers l'Égypte et tenteront même, en 1969, un coup de force. Le régime est accusé par ses détracteurs d'être lié aux États-Unis à travers la doctrine Eisenhower, dont le roi Saoud s'était fait le héraut, ou à travers les cartels pétroliers. Le royaume prend naturellement le parti de la restauration monarchiste au Yémen à la suite du coup d'État des républicains qui y prennent le pouvoir en 1962. Mais si Riyad finit par céder sur la nature du régime, elle obtient le retrait des forces égyptiennes qui étaient venues soutenir les républicains yéménites et continue de peser sur la politique yéménite en finançant et en armant des tribus opposées au pouvoir central.

Les échecs de l'Égypte nassérienne (rupture de l'union syro-égyptienne en 1961, échec de la campagne militaire au Yémen, défaite de 1967 contre Israël) permettent à l'Arabie Saoudite, conduite par le roi Fayçal, d'améliorer sa position régionale. D'un pays sur la défensive, le royaume se mue progressivement en gardien de la solidarité arabe, modérateur des plus extrémistes et médiateur entre les Arabes et l'Occident. C'est à Riyad que le sommet mettant fin à la première phase du conflit libanais se réunit, c'est l'Arabie Saoudite qui joue les bons offices entre la Syrie et l'Irak en conflit à propos des eaux de l'Euphrate en 1979, c'est elle encore qui soutient la Somalie et organise l'aide arabe à son profit dans la guerre de l'Ogaden, c'est aussi Riyad qui tente de réconcilier Alger et Rabat ou qui seconde les États-Unis pour mettre fin à la crise des missiles syriens au Liban au printemps de 1981. Là où son influence modératrice est acceptée, Riyad paraît prêt à intervenir, sans pour autant que le succès soit garanti, comme la longue crise au Maghreb ou la guerre du Liban l'ont assez démontré. L'Arabie Saoudite évite cependant de s'imposer là où sa médiation n'est pas acceptée par toutes les parties. Dès que Damas a critiqué son rôle au Liban, Riyad a retiré son contingent de la Force arabe de dissuasion déployée à Beyrouth. Riyad ne s'est pas non plus engagé sur les sables mouvants du conflit syro-palestinien.» sur Internet La recherche de compromis régionaux

Ce rôle de « grand frère sage » que l'Arabie entend assumer dans le monde arabe (et qui a fait écrire à Muhammad Hassanein Heïkal que les Arabes étaient entrés dans une « phase saoudienne » de leur histoire) était bien sûr renforcé par l'aide substantielle que Riyad a accordée aux pays moins bien pourvus de la région. L'aide saoudienne, surtout après 1973, a suivi plusieurs voies, allant de l'aide secrète à des gouvernements ou à des forces politiques amies (notamment, mais pas exclusivement islamistes) jusqu'à la participation très ostentatoire à des fonds internationaux d'aide aux pays pauvres, comme le Fonds arabe de Koweït, le Fonds de l'O.P.E.P., ou encore le Fonds saoudien de développement et le Fonds islamique, que les Saoudiens ont pratiquement favorisés. À cela il faut ajouter l'aide aux pays arabes du « champ de bataille », l'aide ponctuelle à des minorités islamiques en difficulté ou l'aide bilatérale classique, notamment en Afrique. Il est difficile d'estimer le volume de cette aide. Les chiffres officiels, n'incluant pas les versements de

Page 22: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

nature purement politique, indiquent une montée concomitante avec celle des recettes pétrolières. En 1970, le royaume a déboursé 173 millions de dollars en aide extérieure publique et reconnue, près de 2 milliards en 1974, près de 3 milliards en 1976, 5,7 milliards en 1980, année record. L'aide extérieure a baissé depuis en fonction de la baisse des recettes. À lui seul, le Fonds saoudien de développement a accordé près de 4,4 milliards de dollars en aide pour les pays en développement au cours de la décennie 1974-1984.

Sur le conflit israélo-arabe, le royaume suit pour l'essentiel la ligne dominante dans le monde arabe, en essayant de la concilier autant que faire se peut avec son propre engagement pro-occidental. En 1949, Riyad accepte les accords d'armistice de Rhodes sans avoir voulu participer à leur négociation. En 1956, lors de la crise de Suez, le royaume se range aux côtés de l'Égypte, mais en ne s'engageant pas plus loin. En 1967, l'Arabie tire avantage de la défaite arabe pour amener l'Égypte à une attitude moins hostile à son égard, notamment sur l'affaire du Yémen, mais le royaume accepte de participer au financement de la reconstruction des forces armées. En 1973, enfin, le royaume continue de refuser toute participation directe au combat, mais son rôle dans l'embargo pétrolier sera déterminant. L'Arabie Saoudite démontre ainsi à la fois son attachement à la cause palestinienne et son refus de s'engager directement dans le combat contre Israël.

Avec la visite de Sadate à Jérusalem et les accords de Camp David, le monde arabe se divise en profondeur sur la voie à suivre, et le royaume se trouve embarrassé entre son alignement occidental et son amitié pour l'Égypte de Sadate d'une part et la quasi-unanimité arabe contre les accords de l'autre. Incapable de modérer la position arabe au moment du sommet de Bagdad (nov. 1978), l'Arabie Saoudite se range aux côtés de la majorité. Mais, trois ans plus tard, le royaume tente de sortir de l'impasse au moyen du plan Fahd, qui reconnaît pour la première fois, quoique indirectement, le droit d'Israël à l'existence mais en contrepartie de la création d'un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza. Adopté par un sommet arabe réuni dans la foulée de l'invasion israélienne du Liban en 1982, le plan sera gelé par le refus israélien et le manque d'enthousiasme américain. Cet échec relatif poussera le royaume à adopter une position de retrait, d'autant que la guerre irako-iranienne aura éclaté.

Au cours de ce conflit, le royaume penche naturellement du côté de l'Irak, avec qui l'Arabie Saoudite partage l'arabité autant que la crainte des débordements de la révolution islamique iranienne. D'où un soutien financier substantiel à l'effort de guerre de Bagdad. Mais ce soutien ne va jamais jusqu'à la confrontation directe avec l'Iran que le royaume essaie d'éviter à tout prix, et ce malgré les provocations iraniennes et les pressions irakiennes. Bien au contraire, Riyad profite du déclenchement des hostilités pour organiser les pétromonarchies du Golfe en un Conseil de coopération du Golfe (C.C.G.) dont la tâche première est précisément de limiter les retombées du conflit sur ces six États riches et vulnérables.

Mais la tension monte à partir de 1985, avec la multiplication des attaques contre les pétroliers de pays membres du C.C.G. et aussi avec l'aggravation des attaques verbales

Page 23: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

iraniennes contre le régime saoudien, notamment au moment du pèlerinage à La Mecque. Cela aboutit à la tragédie de La Mecque et bientôt à la rupture par le royaume de ses relations avec l'Iran. Le royaume n'en est pas moins favorable à l'application de la résolution 598 du Conseil de sécurité et accueille favorablement son acceptation, même tardive, par l'Iran en 1988. Le royaume bénéficie de la grande démonstration de force de l'Occident dans le Golfe en 1987-1988 qui pousse l'Iran à accepter la cessation des hostilités.

Deux ans plus tard, une nouvelle crise secoue le Golfe avec l'invasion du Koweït par l'Irak (août 1990). Le royaume surmonte rapidement (non sans pressions américaines) sa réticence bien établie à la présence de troupes étrangères sur son territoire et devient en fait le pivot d'une très large coalition conduite par les États-Unis, qui déloge les troupes irakiennes du Koweït. Cet engagement saoudien était motivé tant par les menaces implicites que l'annexion du Koweït faisait peser sur l'indépendance politique, sinon sur la sécurité du royaume, que par la solidarité entre pétromonarchies et par l'alliance de fait de l'Arabie Saoudite avec les États-Unis. Cette participation coûte cher au royaume (une estimation officieuse de la facture saoudienne la chiffre à 55 milliards de dollars). Une fois la guerre terminée, la position saoudienne est plus indécise : tout en étant favorable au remplacement de Saddam Hussein à la tête de l'Irak, l'Arabie Saoudite reste inquiète face à l'indépendantisme des Kurdes au nord et surtout à l'avancée iranienne dans le sud de l'Irak par groupes chiites irakiens interposés.

Au début des années 1990, le royaume est confronté en fait à une nouvelle donne régionale. Les républiques islamiques de l'ex-U.R.S.S. se sont émancipées pour devenir le champ d'une rivalité turco-iranienne ; le Yémen s'est réunifié et ses relations avec les Saoudiens se sont rapidement tendues ; l'Irak est menacé d'éclatement, alors que l'Iran se réarme massivement ; et les mouvements islamistes, jusqu'ici majoritairement favorables au royaume lorsqu'ils étaient sunnites, ont pris leurs distances avec un pays qui avait servi de point d'appui à la coalition anti-irakienne. Ces données amènent le royaume à participer à l'endiguement de l'influence iranienne en Afghanistan et dans les républiques islamiques d'Asie centrale, à maintenir la pression sur le Yémen et à couper l'aide aux mouvements islamistes, accusés d'ingratitude.

La décennie de 1990 semble en apparence représenter une période moins dangereuse sur le plan régional, après la démonstration de force américaine et la défaite de l'Irak en 1991, désormais soumis à un embargo onusien (et, à partir de 1993, tout comme l'Iran, au dual containment américain). Mais l'Arabie Saoudite reste prudente, car les contestations intérieures dans le royaume se cristallisent aussi autour de questions de politique étrangère. Les dirigeants saoudiens ne s'affichent pas comme trop proches des États-Unis (refusant notamment de parler publiquement de prépositionnements de troupes et de matériels américains dans le royaume), tout en acceptant que le dispositif de surveillance de la zone d'exclusion aérienne sud en Irak fasse usage de bases saoudiennes. De même, l'attitude saoudienne est prudente lors de la relance de négociations israélo-arabes à partir de la conférence de Madrid en 1991 (six mois auparavant, le secrétaire d'État James Baker commence très significativement à sonder les possibilités régionales en se rendant à Riyad). L'Arabie Saoudite reste méfiante face à Israël (et à la proximité entre l'État hébreu et les

Page 24: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

États-Unis) et n'entend pas se mettre trop en avant, à l'instar d'un certain nombre d'autres États arabes, comme la Jordanie, qui franchit le pas en 1994 avec un traité de paix, ou Oman et le Qatar, tentés par un rapprochement spectaculaire avec l'État hébreu, à l'heure où les perspectives de pacification par les logiques économiques d'un New Middle East semblent prometteuses. L'Arabie Saoudite ne cherche pas à établir des rapports proches avec Israël, tant que les droits des Palestiniens n'auront pas été satisfaits, de même que ceux de la Syrie sur le Golan (position réitérée par ‘Abdallah en 1998, dans la ligne du plan Fahd), ne souhaitant nullement paraître en pointe en ce qui concerne la normalisation avec Israël, alors que la société saoudienne est très mobilisée sur ces thématiques.

Mais l'ambassadeur saoudien à Washington, le prince Bandar, est très actif lors de la conférence de Madrid et la médiation saoudienne s'avère très utile entre Américains et Syriens. Le régime saoudien se réconcilie avec l'O.L.P. et accorde une aide, sous forte incitation américaine, à l'Autorité palestinienne constituée après les accords d'Oslo (bien que Riyad soit également un des bailleurs de fonds du Hamas). L'activisme régional saoudien a sa propre autonomie, qui peut soit aller dans le même sens que celui des États-Unis en considérant l'Irak comme une menace (d'autant que le retour de Bagdad sur le marché pétrolier ferait chuter les prix), soit, contrairement au dual containment américain, se rapprocher de l'Iran à partir de 1998. La crainte suscitée par la réunification du Yémen (1990), où l'ex-pouvoir du Nord issu de l'armée domine nettement les institutions politiques fusionnées, conduit Riyad à soutenir le Sud sécessionniste durant la guerre civile de 1994, avant de se réconcilier en 1995 avec le Yémen, réunifié par le Nord. L'intégration régionale au sein du Conseil de coopération du Golfe (C.C.G.) ne va pas au-delà d'accords économiques. La recherche des équilibres par Riyad perdure.

Cependant, le tableau régional redevient menaçant pour les dirigeants de Riyad à la fin de la décennie de 1990 : l'Irak est moins isolé, parce qu'un nombre croissant d'États arabes a renoué des relations avec Bagdad et que les sociétés se mobilisent contre les souffrances du peuple irakien sous embargo (appels au boycott des produits américains et antiaméricanisme se font entendre). Par ailleurs, le processus israélo-palestinien d'Oslo montre ses limites, bientôt scellées par l'échec du sommet de Camp David II (juillet 2000) et le déclenchement de la seconde Intifada (septembre 2000) ; le processus de paix israélo-syrien entre également dans une impasse, sanctionnée par l'échec de la conférence Clinton-Assad à Genève (mars 2000). La diplomatie saoudienne ne peut plus adopter la même proximité avec les positions de Washington.

Les bruits de bottes américains et britanniques en Afghanistan en 2001 puis l'invasion de l'Irak en 2003 bouleversent le contexte régional instable dans lequel l'Arabie Saoudite naviguait avec prudence. Riyad peine à définir sa nouvelle position régionale, prise dans la contradiction d'une proximité maintenue (pour la sécurité du régime) avec des États-Unis dont l'interventionnisme actuel exacerbé au Moyen-Orient provoque des contrecoups déstabilisants pour le royaume. Le pays tente de reprendre un rôle régional modeste et prudent avec le plan ‘Abdallah de février 2002, soumis à la Ligue arabe en mars, qui propose l'établissement de « relations normales » entre les pays arabes et Israël en échange

Page 25: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

du retrait d'Israël de tous les territoires occupés en 1967. Ce plan de paix est également un appel du pied à Washington de la part d'un royaume soumis à de virulentes critiques américaines après le 11 septembre 2001.

8. La recherche de compromis régionaux

Ce rôle de « grand frère sage » que l'Arabie entend assumer dans le monde arabe (et qui a fait écrire à Muhammad Hassanein Heïkal que les Arabes étaient entrés dans une « phase saoudienne » de leur histoire) était bien sûr renforcé par l'aide substantielle que Riyad a accordée aux pays moins bien pourvus de la région. L'aide saoudienne, surtout après 1973, a suivi plusieurs voies, allant de l'aide secrète à des gouvernements ou à des forces politiques amies (notamment, mais pas exclusivement islamistes) jusqu'à la participation très ostentatoire à des fonds internationaux d'aide aux pays pauvres, comme le Fonds arabe de Koweït, le Fonds de l'O.P.E.P., ou encore le Fonds saoudien de développement et le Fonds islamique, que les Saoudiens ont pratiquement favorisés. À cela il faut ajouter l'aide aux pays arabes du « champ de bataille », l'aide ponctuelle à des minorités islamiques en difficulté ou l'aide bilatérale classique, notamment en Afrique. Il est difficile d'estimer le volume de cette aide. Les chiffres officiels, n'incluant pas les versements de nature purement politique, indiquent une montée concomitante avec celle des recettes pétrolières. En 1970, le royaume a déboursé 173 millions de dollars en aide extérieure publique et reconnue, près de 2 milliards en 1974, près de 3 milliards en 1976, 5,7 milliards en 1980, année record. L'aide extérieure a baissé depuis en fonction de la baisse des recettes. À lui seul, le Fonds saoudien de développement a accordé près de 4,4 milliards de dollars en aide pour les pays en développement au cours de la décennie 1974-1984.

Sur le conflit israélo-arabe, le royaume suit pour l'essentiel la ligne dominante dans le monde arabe, en essayant de la concilier autant que faire se peut avec son propre engagement pro-occidental. En 1949, Riyad accepte les accords d'armistice de Rhodes sans avoir voulu participer à leur négociation. En 1956, lors de la crise de Suez, le royaume se range aux côtés de l'Égypte, mais en ne s'engageant pas plus loin. En 1967, l'Arabie tire avantage de la défaite arabe pour amener l'Égypte à une attitude moins hostile à son égard, notamment sur l'affaire du Yémen, mais le royaume accepte de participer au financement de la reconstruction des forces armées. En 1973, enfin, le royaume continue de refuser toute participation directe au combat, mais son rôle dans l'embargo pétrolier sera déterminant. L'Arabie Saoudite démontre ainsi à la fois son attachement à la cause palestinienne et son refus de s'engager directement dans le combat contre Israël.

Avec la visite de Sadate à Jérusalem et les accords de Camp David, le monde arabe se divise en profondeur sur la voie à suivre, et le royaume se trouve embarrassé entre son alignement occidental et son amitié pour l'Égypte de Sadate d'une part et la quasi-unanimité arabe contre les accords de l'autre. Incapable de modérer la position arabe au moment du sommet de Bagdad (nov. 1978), l'Arabie Saoudite se range aux côtés de la majorité. Mais, trois ans plus tard, le royaume tente de sortir de l'impasse au moyen du plan Fahd, qui reconnaît pour la première fois, quoique indirectement, le droit d'Israël à

Page 26: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

l'existence mais en contrepartie de la création d'un État palestinien en Cisjordanie et à Gaza. Adopté par un sommet arabe réuni dans la foulée de l'invasion israélienne du Liban en 1982, le plan sera gelé par le refus israélien et le manque d'enthousiasme américain. Cet échec relatif poussera le royaume à adopter une position de retrait, d'autant que la guerre irako-iranienne aura éclaté.

Au cours de ce conflit, le royaume penche naturellement du côté de l'Irak, avec qui l'Arabie Saoudite partage l'arabité autant que la crainte des débordements de la révolution islamique iranienne. D'où un soutien financier substantiel à l'effort de guerre de Bagdad. Mais ce soutien ne va jamais jusqu'à la confrontation directe avec l'Iran que le royaume essaie d'éviter à tout prix, et ce malgré les provocations iraniennes et les pressions irakiennes. Bien au contraire, Riyad profite du déclenchement des hostilités pour organiser les pétromonarchies du Golfe en un Conseil de coopération du Golfe (C.C.G.) dont la tâche première est précisément de limiter les retombées du conflit sur ces six États riches et vulnérables.

Mais la tension monte à partir de 1985, avec la multiplication des attaques contre les pétroliers de pays membres du C.C.G. et aussi avec l'aggravation des attaques verbales iraniennes contre le régime saoudien, notamment au moment du pèlerinage à La Mecque. Cela aboutit à la tragédie de La Mecque et bientôt à la rupture par le royaume de ses relations avec l'Iran. Le royaume n'en est pas moins favorable à l'application de la résolution 598 du Conseil de sécurité et accueille favorablement son acceptation, même tardive, par l'Iran en 1988. Le royaume bénéficie de la grande démonstration de force de l'Occident dans le Golfe en 1987-1988 qui pousse l'Iran à accepter la cessation des hostilités.

Deux ans plus tard, une nouvelle crise secoue le Golfe avec l'invasion du Koweït par l'Irak (août 1990). Le royaume surmonte rapidement (non sans pressions américaines) sa réticence bien établie à la présence de troupes étrangères sur son territoire et devient en fait le pivot d'une très large coalition conduite par les États-Unis, qui déloge les troupes irakiennes du Koweït. Cet engagement saoudien était motivé tant par les menaces implicites que l'annexion du Koweït faisait peser sur l'indépendance politique, sinon sur la sécurité du royaume, que par la solidarité entre pétromonarchies et par l'alliance de fait de l'Arabie Saoudite avec les États-Unis. Cette participation coûte cher au royaume (une estimation officieuse de la facture saoudienne la chiffre à 55 milliards de dollars). Une fois la guerre terminée, la position saoudienne est plus indécise : tout en étant favorable au remplacement de Saddam Hussein à la tête de l'Irak, l'Arabie Saoudite reste inquiète face à l'indépendantisme des Kurdes au nord et surtout à l'avancée iranienne dans le sud de l'Irak par groupes chiites irakiens interposés.

Au début des années 1990, le royaume est confronté en fait à une nouvelle donne régionale. Les républiques islamiques de l'ex-U.R.S.S. se sont émancipées pour devenir le champ d'une rivalité turco-iranienne ; le Yémen s'est réunifié et ses relations avec les Saoudiens se sont rapidement tendues ; l'Irak est menacé d'éclatement, alors que l'Iran se réarme massivement ; et les mouvements islamistes, jusqu'ici majoritairement favorables au

Page 27: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

royaume lorsqu'ils étaient sunnites, ont pris leurs distances avec un pays qui avait servi de point d'appui à la coalition anti-irakienne. Ces données amènent le royaume à participer à l'endiguement de l'influence iranienne en Afghanistan et dans les républiques islamiques d'Asie centrale, à maintenir la pression sur le Yémen et à couper l'aide aux mouvements islamistes, accusés d'ingratitude.

La décennie de 1990 semble en apparence représenter une période moins dangereuse sur le plan régional, après la démonstration de force américaine et la défaite de l'Irak en 1991, désormais soumis à un embargo onusien (et, à partir de 1993, tout comme l'Iran, au dual containment américain). Mais l'Arabie Saoudite reste prudente, car les contestations intérieures dans le royaume se cristallisent aussi autour de questions de politique étrangère. Les dirigeants saoudiens ne s'affichent pas comme trop proches des États-Unis (refusant notamment de parler publiquement de prépositionnements de troupes et de matériels américains dans le royaume), tout en acceptant que le dispositif de surveillance de la zone d'exclusion aérienne sud en Irak fasse usage de bases saoudiennes. De même, l'attitude saoudienne est prudente lors de la relance de négociations israélo-arabes à partir de la conférence de Madrid en 1991 (six mois auparavant, le secrétaire d'État James Baker commence très significativement à sonder les possibilités régionales en se rendant à Riyad). L'Arabie Saoudite reste méfiante face à Israël (et à la proximité entre l'État hébreu et les États-Unis) et n'entend pas se mettre trop en avant, à l'instar d'un certain nombre d'autres États arabes, comme la Jordanie, qui franchit le pas en 1994 avec un traité de paix, ou Oman et le Qatar, tentés par un rapprochement spectaculaire avec l'État hébreu, à l'heure où les perspectives de pacification par les logiques économiques d'un New Middle East semblent prometteuses. L'Arabie Saoudite ne cherche pas à établir des rapports proches avec Israël, tant que les droits des Palestiniens n'auront pas été satisfaits, de même que ceux de la Syrie sur le Golan (position réitérée par ‘Abdallah en 1998, dans la ligne du plan Fahd), ne souhaitant nullement paraître en pointe en ce qui concerne la normalisation avec Israël, alors que la société saoudienne est très mobilisée sur ces thématiques.

Mais l'ambassadeur saoudien à Washington, le prince Bandar, est très actif lors de la conférence de Madrid et la médiation saoudienne s'avère très utile entre Américains et Syriens. Le régime saoudien se réconcilie avec l'O.L.P. et accorde une aide, sous forte incitation américaine, à l'Autorité palestinienne constituée après les accords d'Oslo (bien que Riyad soit également un des bailleurs de fonds du Hamas). L'activisme régional saoudien a sa propre autonomie, qui peut soit aller dans le même sens que celui des États-Unis en considérant l'Irak comme une menace (d'autant que le retour de Bagdad sur le marché pétrolier ferait chuter les prix), soit, contrairement au dual containment américain, se rapprocher de l'Iran à partir de 1998. La crainte suscitée par la réunification du Yémen (1990), où l'ex-pouvoir du Nord issu de l'armée domine nettement les institutions politiques fusionnées, conduit Riyad à soutenir le Sud sécessionniste durant la guerre civile de 1994, avant de se réconcilier en 1995 avec le Yémen, réunifié par le Nord. L'intégration régionale au sein du Conseil de coopération du Golfe (C.C.G.) ne va pas au-delà d'accords économiques. La recherche des équilibres par Riyad perdure.

Page 28: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Cependant, le tableau régional redevient menaçant pour les dirigeants de Riyad à la fin de la décennie de 1990 : l'Irak est moins isolé, parce qu'un nombre croissant d'États arabes a renoué des relations avec Bagdad et que les sociétés se mobilisent contre les souffrances du peuple irakien sous embargo (appels au boycott des produits américains et antiaméricanisme se font entendre). Par ailleurs, le processus israélo-palestinien d'Oslo montre ses limites, bientôt scellées par l'échec du sommet de Camp David II (juillet 2000) et le déclenchement de la seconde Intifada (septembre 2000) ; le processus de paix israélo-syrien entre également dans une impasse, sanctionnée par l'échec de la conférence Clinton-Assad à Genève (mars 2000). La diplomatie saoudienne ne peut plus adopter la même proximité avec les positions de Washington.

Les bruits de bottes américains et britanniques en Afghanistan en 2001 puis l'invasion de l'Irak en 2003 bouleversent le contexte régional instable dans lequel l'Arabie Saoudite naviguait avec prudence. Riyad peine à définir sa nouvelle position régionale, prise dans la contradiction d'une proximité maintenue (pour la sécurité du régime) avec des États-Unis dont l'interventionnisme actuel exacerbé au Moyen-Orient provoque des contrecoups déstabilisants pour le royaume. Le pays tente de reprendre un rôle régional modeste et prudent avec le plan ‘Abdallah de février 2002, soumis à la Ligue arabe en mars, qui propose l'établissement de « relations normales » entre les pays arabes et Israël en échange du retrait d'Israël de tous les territoires occupés en 1967. Ce plan de paix est également un appel du pied à Washington de la part d'un royaume soumis à de virulentes critiques américaines après le 11 septembre 2001.

9. Une relation particulière avec les États-Unis

L'engagement pro-occidental du royaume est resté constant : il a longtemps refusé l'établissement de rapports diplomatiques avec l'Union soviétique, il a été opposé au régime marxiste du Yémen du Sud et a fortement soutenu les moudjahidin afghans. Au cours des années 1970, l'Arabie Saoudite a joué un rôle déterminant dans l'évolution pro-occidentale de pays comme l'Égypte, le Soudan, la Somalie ou le Yémen du Nord. Le royaume attendait que son activité pro-occidentale sur ces fronts et sur d'autres (comme le financement d'opérations occidentales au Zaïre ou au Nicaragua) soit payée de retour, que l'Occident adopte une attitude plus déterminée dans la défense du royaume, fasse preuve d'une compréhension plus grande des revendications nationales palestiniennes et fournisse au royaume les armes dont il a besoin pour sa défense. Sur chacun de ces trois points, Riyad a souvent été insatisfait. Les dirigeants saoudiens se plaignent particulièrement du lobby pro-israélien de Washington, qui a réussi effectivement à bloquer plusieurs contrats d'achats d'armes saoudiens aux États-Unis. La non-résolution du problème palestinien fait craindre à ses dirigeants une radicalisation progressive dans le monde arabe.

Mais ces tensions dans les relations entre Riyad et Washington n'ont jamais été, avant le 11 septembre 2001, jusqu'à menacer sérieusement des relations bilatérales solides. Si les relations commerciales du royaume avec les pays européens, et avec le Japon et, de plus en

Page 29: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

plus, avec la Chine sont très fructueuses, la nature hautement politique des relations saoudo-américaines demeure prévalente, mais avec une méfiance exacerbée, de la part de Washington, après le 11 septembre 2001.

Sous l'administration Reagan, les nuages sont surtout venus de l'incapacité de la Maison-Blanche à fournir au royaume les armes plusieurs fois promises autant que du succès saoudien à s'approvisionner ailleurs (deux contrats fabuleux avec la Grande-Bretagne, où Londres a accepté le troc armes contre pétrole ; fourniture par la Chine de missiles de longue portée). Mais on est conscient à Washington que le royaume a toujours essayé de s'adresser aux États-Unis avant de passer une grande commande. Seule l'incapacité du gouvernement américain à faire accepter ses projets d'autorisation de vente par un Congrès traditionnellement favorable à Israël en a décidé autrement. L'administration Reagan a cependant réussi à vendre cinq avions radars Awacs à Riyad. Mais il est vrai qu'ils étaient maniés par des techniciens américains.

Le commerce extérieur du pays dépend bien entendu des recettes pétrolières, et il connaît par conséquent une baisse substantielle depuis 1984-1985. En 1984, dernière année faste, le royaume a importé pour 5,5 milliards de dollars de marchandises des États-Unis, pour 5,6 milliards du Japon, 2,3 milliards de France, 1,8 milliard de Grande-Bretagne. Avec la France, la balance est traditionnellement déficitaire : à part quelques contrats importants, notamment dans les secteurs de la construction et de l'armement, la France n'a pas fait de percée commerciale exceptionnelle dans une zone qui n'était pas traditionnellement ouverte à son influence. À partir de 1985, les importations saoudiennes subissent une baisse importante qui continue depuis, à part quelques gros contrats ponctuels dans le secteur militaire.

La relation de proximité avec les États-Unis, même si elle crée des tensions croissantes au sein de la famille et, surtout, dans les rapports du régime avec sa société, conserve sa force au cours de la décennie de 1990. Elle assure la sécurité du régime, non sans constituer un piège. L'Arabie saoudite appuie les principales initiatives régionales américaines, mais ne suit pas la grande puissance dans tous ses projets régionaux. Le sentiment que Washington se comporte comme en terrain conquis (le US Combat Air Operation Center est installé à Damman jusqu'au retrait, en août 2003, des forces américaines présentes dans le royaume, demande datant de 1991) gêne les dirigeants de Riyad et irrite l'opinion de la « rue saoudienne ». La « libération » du territoire national de la présence américaine est le motif central de l'entrée en dissidence de Oussama Ben Laden (déchu de sa nationalité saoudienne en avril 1994 et expulsé vers le Soudan). L'activisme régional des États-Unis pour favoriser le regime change en Irak et qui a des conséquences humanitaires dramatiques pour la société irakienne, ou l'embrasement des territoires palestiniens à partir de la seconde Intifada, retransmis sur les écrans des télévisions satellites arabes enflamment l'opinion, et poussent des Saoudiens partis mener le djihad en Afghanistan et revenus aux pays à l'action terroriste antiaméricaine. Les non-dits ou les ambiguïtés de la relation entre les deux États deviennent des motifs de dissension très sérieux.

Page 30: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

La révélation que quinze des dix-neuf pirates de l'air du 11 septembre 2001 sont de nationalité saoudienne (alors que, dans les années 1990, l'implication croissante de nationaux saoudiens dans le terrorisme antiaméricain n'avait pas affecté les relations diplomatiques) a un effet immédiat, les cercles officiels américains imputant à Riyad une forme de responsabilité dans les attentats (la presse américaine se lance dans le Saudi bashing à outrance). Le système éducatif saoudien à forte composante religieuse, qui propagerait la haine et l'extrémisme, le système politique dont la réforme est trop lente aux yeux des « promoteurs de la démocratie » américains et l'ouverture économique trop timide sont ouvertement dénoncés par Washington, une première dans l'histoire des relations parfois complexes entre les deux États. Si les critiques vont très loin et les méfiances, en particulier du côté américain, demeurent très fortes, la prise de conscience croissante, à partir de 2005, de l'existence d'intérêts communs forts (intérêts pétroliers à l'heure de la montée vertigineuse des prix du brut, ou intérêts liés au maintien de la stabilité régionale alors que l'Irak plonge dans le chaos de la violence) conduisent à un apaisement dans des relations entre les deux pays, fortement dégradées après le 11 septembre 2001. La non-participation de l'Arabie Saoudite à deux entreprises américaines dans la région, la guerre contre l'Afghanistan (2001), et l'opération contre l'Irak (2003), est quand même l'indice d'un changement net, même si le royaume reste un fournisseur de pétrole, un marché d'exportations essentiel et un réceptacle des investissements américains.

Plus de trente ans après le choc pétrolier de 1973, force est de constater que le royaume a déçu deux catégories d'analystes : ceux d'abord qui ont conclu que le changement social et économique gigantesque du pays allait vite conduire à une instabilité politique endémique, due notamment à l'émergence d'une « nouvelle classe moyenne » politiquement ambitieuse, dans l'armée, l'administration et les professions libérales ; ceux ensuite qui, au contraire, ont estimé que les recettes financières fabuleuses du royaume allaient lui procurer une influence régionale et internationale difficile à contrer. On trouve les premiers surtout parmi les universitaires acquis aux thèses du « développement politique » et les seconds dans les chancelleries occidentales. En dépit de plusieurs événements sanglants (l'assassinat du roi en 1975, les événements de La Mecque en 1979 et 1987) et malgré l'état de panique au lendemain de l'invasion du Koweït par les troupes irakiennes, le royaume a su conserver une stabilité enviée par la majorité des gouvernements de la région. En outre, quelques succès diplomatiques et une position financière mieux reconnue n'ont pas créé l'acteur régional dominant dont certains avaient souhaité (ou craint) l'émergence. L'Arabie Saoudite et les pays du Golfe membres du C.C.G. ont réussi à faire face à la fois aux fluctuations des recettes pétrolières et aux âpres conflits qui ont éclaté dans leur environnement immédiat. Ce succès relatif est dû à la modestie de leurs ambitions régionales, à l'attitude défensive qu'ils se sont imposée et au soutien qu'ils ont su trouver en Occident, notamment face aux prétentions iraniennes et aux agressions irakiennes. Ils sont pourtant loin de pouvoir prétendre exercer une influence sur les affaires de la région, et leurs dirigeants s'en satisfont modestement.

Page 31: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Mais ce repli sur soi n'est pas une garantie contre les revendications intérieures. Les frontières du Moyen-Orient ne sont pas des barrières au passage des idées. Il y a fort à parier que, dans les deux décennies qui ont suivi la défaite arabe de 1967, les régimes du Golfe, et en particulier celui de l'Arabie Saoudite, aient moins profité du modèle politique qu'ils offraient à leurs citoyens que de l'échec des solutions qui leur étaient proposées par l'Égypte nassérienne, l'Irak et la Syrie ba‘thistes, la Libye du colonel Kadhafi ou encore l'Iran de l'ayatollah Khomeyni. Il serait hasardeux de croire que ce succès, dû au moins en partie à l'échec des autres, permette, sur le long terme, de faire l'économie d'une nécessaire démocratisation. Le développement d'une contestation interne qui remet en cause la légitimité même du régime en est la preuve. Les familles régnantes du Golfe ont encore à démontrer que, contrairement à d'autres régimes dans la région, elles sauront relever ce défi en prenant elles-mêmes l'initiative d'une ouverture politique vers la société civile dans son ensemble. La guerre pour le Koweït n'a visiblement contribué que partiellement à les pousser dans ce sens, la décennie de 1990 en a rappelé l'acuité et l'après-11 septembre 2001 l'a promu beaucoup plus brutalement sur l'agenda de la puissance américaine.

Écrit par Ghassan SALAMÉÉcrit par Philippe DROZ-VINCENT

Page 32: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

WAHHABISME

En 1810 paraissait à Paris un livre intitulé Histoire des Wahabis, depuis leur origine jusqu'à la fin de 1809. Son auteur, Louis-Alexandre de Corancez, consul général de France, avait suivi les routes caravanières de Bagdad à Alep. Le « wahhabisme » tire son nom du prédicateur musulman M hammad ibn ‘Abd al-Wahhab (1703-1792). Mais ses disciples ont récusé cette appellation, ils se sont eux-mêmes désignés comme les Ahl al-Tawhid, « les gens de l'Unicité » (de Dieu). À l'orientaliste Henri Laoust, nous devons cette définition du wahhabisme : « Mouvement à la fois religieux et politique, arabe et musulman, le wahhabisme s'est assigné essentiellement pour but [...] de construire un État sunnite qui se fût étendu non seulement au Nadjd mais à l'ensemble des pays arabes, de restaurer l'Islam dans sa pureté première, en luttant contre toutes les innovations suspectes ou les superstitions populaires et en se laissant de larges possibilités d'expansion comme au temps des Compagnons [du Prophète]. »

Issu d'une famille de religieux de Uyaïna, oasis du Nadjd, région centrale désertique de la péninsule arabique, M hammad ibn ‘Abd al-Wahhab acquit sa science musulmane dans de célèbres mosquées-universités à Médine, à Bassora, à Bagdad, peut-être à Hamadan, à Ispahan, à Qom, puis à Damas et au Caire. Dans ces contrées de l'Empire ottoman et de la Perse safavide, il jugea que l'islam s'était avili parmi des populations sédentaires et superstitieuses, parmi des aristocraties raffinées et laxistes. Il leur opposa une prédication fondée sur la pureté doctrinale telle que l'avait énoncée hmad ibn±Hanbal (mort en 855), le dernier et le plus rigoriste de quatre grands imams fondateurs des écoles juridiques sunnites de l'islam.

Revenu au Nadjd vers 1739, il commença à prêcher et à composer le Kitab al-Tawhid « Traité sur l'Unicité » divine où il insista sur cette exigence absolue et sur la soumission directe du croyant au Dieu Un. Par son souffle court et ardent, par ses constantes références coraniques, il attira des partisans qui répandirent sa parole parmi des nomades démunis.

Le prédicateur condamnait toutes les formes de culte invoquant des intercesseurs, telles les réunions autour des tombes d'hommes saints (marabouts) et les cérémonies d'exaltation mystique du chiisme et du soufisme. Il fit couper des arbres sacrés et détruire les coupoles surplombant des sépultures vénérées. Il exhorta à la pureté par la sévérité des mœurs. Pour réduire les résistances, il rallia M hammad ibn Saoud, l'émir de Dariya, au nord de Riyad. Cette alliance fut décisive car elle permit à ce chef arabe de transformer son pouvoir tribal en une mission théocratique. Jusqu'à nos jours, la famille Saoud s'est appuyée sur l'enseignement de M hammad ibn ‘Abd al-Wahhab pour justifier son autorité.

Les wahhabites pillèrent le sanctuaire chiite de Kerbala en 1801, s'emparèrent de Médine en 1805 et de La Mecque l'année suivante, bafouant l'autorité du sultan ottoman, « protecteur et serviteur » des lieux saints de l'islam. De 1811 à 1818, les troupes du pacha d'Égypte Méhémet Ali reprirent le contrôle du Hedjaz et de La Mecque au nom du sultan, refoulant

les Saoud jusqu'à Riyad. Les dissensions tribales achevèrent de briser ce premier élan. Le

Page 33: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

refondateur du mouvement dynastique et religieux fut ‘Abd al-‘Aziz Al Sa‘ud, dit Ibn Saoud, qui naquit à Riyad en 1879. En 1884, son père dut fuir cette ville et se réfugier à Koweït. De cette position située au fond du golfe Persique, le jeune Ibn Saoud observa les compétitions internationales et régionales. Il mesura leurs conséquences sur un univers arabe et islamique touché par les bouleversements du monde, mais fort de son héritage culturel et religieux. Dès 1901, Ibn Saoud mena son premier raid avec quelques combattants exaltés par leur foi islamique. Il reprit l'oasis de Riyad et reconquit son aire familiale et tribale ; puis il s'allia à des tribus voisines pour en combattre d'autres, s'entendre ensuite avec celles-ci et tisser un réseau de solidarités tribales renforcées par le message unitaire et transcendant de l'islam.

Maître du Nadjd, l'émir procéda à un réaménagement intérieur en vue de soumettre à son influence l'ensemble de la péninsule arabique. Dans ce but, il installa certains de ses guerriers, « frères » (ikhwan) en islam, dans des colonies agricoles. Ibn Saoud avait appris, lors de son exil à Koweït, qu'il n'était vraiment possible de réussir qu'en se ménageant l'appui de grandes puissances mondiales. Par ailleurs, si le mouvement wahhabite confirmait son radicalisme doctrinal, il n'était pas le seul à prôner le retour à la pureté originelle de l'islam pour affronter les transformations que les puissances occidentales imposaient. Une association des réformismes islamiques, bien dirigée, pouvait renforcer leur puissance spirituelle et temporelle.

En 1924, Ibn Saoud évinça le chérif de La Mecque±Husayn ibn ‘Ali (père des futurs rois hachémites), chef de l'insurrection arabe contre les Ottomans, proclamé roi des Arabes en 1916. L'année suivante, il s'empara de Médine. Maintenant maître non seulement du Nadjd et du Hasa, sur le golfe Persique, mais aussi du Hedjaz, il poussa ses partisans vers le Koweït, vers les Émirats et vers le Yémen, à l'est et au sud. Arrêté au nord par les automitrailleuses britanniques, il agrandit au sud ses territoires de la province yéménite de l'Assir. À partir de 1926, il porta le titre de roi du Hedjaz et du Nadjd. Il convoqua un congrès islamique à La Mecque et l'inaugura solennellement le 7 juin 1926. Pour les congressistes, il revenait au nouveau roi de garantir l'unité de l'islam. L'attribution de cette fonction religieuse impliquait une ambition politique mondiale, en réaffirmant que l'Arabie, par ses lieux saints, était le centre de la umma, la communauté des croyants musulmans.

Depuis la proclamation du royaume unifié sous le nom d'Arabie Saoudite en 1932, le nouvel État a pour seule Constitution le Coran et pour loi la charia, la loi coranique dont l'exigence doit soumettre le croyant à la volonté divine.

Depuis la mort d'Ibn Saoud en 1954, ses successeurs ont toujours été choisis parmi ses fils. La puissante famille des Al al-Cheikh, religieux descendants d'Ibn ‘Abd al-Wahhab, est étroitement liée aux Saoud dans la direction de l'État. Fort de l'appui de cette monarchie théocratique enrichie par l'exploitation pétrolière, le wahhabisme ne cesse d'inspirer les courants du fondamentalisme sunnite au sein de la umma musulmane.

Écrit par Dominique CHEVALLIER

Page 34: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

ARABIE

L'Arabie, ultime et massif prolongement de l'Asie sud-occidentale, s'inscrit entre le golfe Persique, l'océan Indien et la mer Rouge que prolonge, au nord-est, la fosse du Jourdain. La péninsule d'Arabie, traversée en son milieu par le tropique du Cancer, est un immense désert de près de deux millions et demi de kilomètres carrés, rattaché géologiquement à l'Afrique dont seul l'effondrement récent de la mer Rouge le sépare. La plate-forme arabique, qui n'est accidentée qu'à l'est, le long du golfe d'Oman, par une seule ride montagneuse, est par contre relevée et brisée sur sa bordure sud-occidentale, au-dessus de la mer Rouge : là se dresse un massif de granite et de laves qui culmine à plus de 3 000 mètres dans l'extrême Sud : cette région doit à son altitude d'être assez arrosée pour avoir mérité, dès l'Antiquité, le nom d'« Arabie heureuse ». Sur le reste de la péninsule s'étendent les déserts de sable et de rocailles les plus désolés du monde ; en effet, à la sécheresse quasi totale s'ajoutent un froid très vif durant deux mois d'hiver et une chaleur torride le reste de l'année.

Foulée par le flux et le reflux des envahisseurs, la péninsule paraît habitée dès le IXe siècle avant J.-C. par une population de langue arabe. Celle-ci, en majorité nomade, organisée en tribus souvent dressées les unes contre les autres, ne parvint pas à s'organiser en entité durable. Pourtant, de la religion islamique, née au VIe siècle au cœur de l'Arabie, sortira, sinon le ciment, tout au moins un ferment puissant qui détermina et détermine encore le destin des peuples arabes.

À l'époque où l'Europe vivait sa dernière période glaciaire, l'Arabie semble avoir connu, grâce à une pluviosité plus abondante, un certain développement de sa végétation. Il devait y exister des savanes et des pâturages.

L'Arabie était habitée à l'époque quaternaire par des chasseurs utilisant des outils de pierre taillée. Au Hadramout, les outils paléolithiques attestent une coupure radicale avec l'Afrique, plus avancée à l'époque. Au Rab‘al-Khali, l'outillage néolithique montre au contraire des affinités avec l'Afrique.

Un peu partout dans la péninsule, on a signalé des tumulus de formes diverses, abritant une ou deux chambres funéraires, souvent entourés d'un mur circulaire. Ils sont dans certaines régions en nombre considérable : 1 500 au sud de Firzan dans l'oasis d'al-Kharj, 100 000 dans l'île de Bahrein. Ces monuments paraissent dater d'époques très différentes : les plus anciens pourraient remonter au début du IIIe millénaire avant J.-C.

Sur la côte du golfe Persique, des fouilles récentes (notamment danoises) ont révélé les restes impressionnants d'une culture en relation étroite avec celles de la vallée de l'Indus

Page 35: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

dans la seconde moitié du IIIe millénaire et au début du IIe. La capitale de l'île de Bahrein était conçue selon un plan géométrique et d'après les règles d'urbanisme appliquées sur l'Indus. Toute cette région devait former le pays de Dilmoun, intermédiaire commercial entre l'Inde et la Mésopotamie selon les textes sumériens et akkadiens. Magan, mentionné dans les mêmes textes comme exportant de la diorite et du cuivre vers la Mésopotamie, était probablement l'Oman. Les souverains d'Akkad envoyèrent dans ces régions des expéditions et elles leur auraient payé tribut.

Au nord-ouest, les représentations et les textes égyptiens depuis la plus haute antiquité situent vaguement (Sinaï, Syrie, Palestine, Midian) des nomades appelés de divers noms, surtout ‘Amou après une certaine époque, et dont certaines mœurs évoquent les Arabes nomades actuels : nomadisme perpétuel, fraternité de sang, etc. Les Égyptiens entrèrent certainement en contact direct ou indirect avec les régions d'Arabie du Sud productrices d'encens. Le Pount où ils allaient le chercher, entre autres produits, désigne peut-être parfois et la côte d'Afrique orientale et ces mêmes régions.

On tend à penser actuellement que le nomadisme chamelier, qui devait imposer sa marque pour plusieurs millénaires à l'Arabie, ne fut pas l'aboutissement d'une évolution économique autonome. Les cultivateurs néolithiques du Croissant fertile devaient déjà utiliser les herbages du désert, florissant en hiver et au printemps, pour y faire paître leurs troupeaux de petit bétail. Avec la domestication du dromadaire au cours de la seconde moitié du IIe millénaire avant J.-C., ce seraient surtout ces originaires des régions de vie rurale, éleveurs de petit bétail, qui auraient adopté le genre de vie imposé par l'élevage de cet animal.» sur Internet Les Arabes dans le monde oriental ancien

Nous ignorons quand apparut en Arabie l'ethnie arabe, c'est-à-dire une population parlant la langue arabe. Cette population, sans doute peu nombreuse, peut-être celle-là même qui a introduit le nomadisme chamelier, dut assimiler des éléments plus anciennement établis.

Les textes akkadiens et hébraïques, à partir du IXe siècle avant J.-C., situent dans le désert syro-mésopotamien et le nord-ouest de l'Arabie une population dénommée en akkadien Aribi, Arabu, Arubu, en hébreu ‘Arab. D'après les noms propres que portaient ces gens, il s'agissait effectivement d'Arabes. La plus ancienne mention indiscutable des Arabes remonte à 853 avant J.-C. ; cette année-là à Qarqar, en Syrie, le roi d'Assyrie Salmanasar III vainquit, suivant ses dires, les troupes coalisées des rois de Damas, de Hamath, d'Israël, d'Ammon et de Cilicie, ainsi que mille chameliers « de Gindibu du pays d'Arbai ». Les annales assyriennes des siècles suivants narrent les luttes des monarques assyriens contre les Arabes, montés à dos de chameau, souvent soumis, mais toujours retournant à la rébellion. Ils sont souvent gouvernés par des reines qui sont en même temps des prêtresses ou des prophétesses. Leurs dieux sont pour la plupart araméens. Les textes hébraïques décrivent les Arabes du Nord comme des éleveurs, vendeurs d'agneaux, de béliers et de boucs, vivant de brigandage, ayant les tempes rasées. Ils citent souvent, comme dans les textes assyriens, le peuple de Qedar aux tentes noires (sans doute des Arabes de la Palmyrène), les Nebayoth (akkadien Nabayat) au nord du golfe d'‘Aqaba, les « fils de l'Orient » dont était Job lui-même. On parle d'Arabes renommés pour leur sagesse.

Page 36: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Nabonide, le dernier roi babylonien (556-539 av. J.-C.), conquit les oasis d'Arabie occidentale jusqu'à Médine et établit pendant dix ans sa capitale à Tayma. À la suprématie culturelle et à l'hégémonie partielle qu'exerçaient les États assyro-babyloniens sur les Arabes succédèrent celles de l'Empire perse. Cambyse partant conquérir l'Égypte (525 av. J.-C.) s'assura le concours d'un chef arabe du désert du Sinaï. En 481, l'armée de Xerxès contre les Grecs comprenait un contingent de chameliers arabes. C'est de cette époque, semble-t-il, que date la stèle araméenne de Tayma (Louvre), qui nous montre que les éléments sédentaires de l'Arabie du Nord-Ouest avaient adopté, en partie, l'araméen, langue de l'administration achéménide répandue alors dans tout le Croissant fertile, ainsi que les coutumes et les dieux de cette région.

La zone sudarabique, arrosée et cultivable, a été peuplée à une date inconnue par des populations parlant des dialectes sémitiques du groupe dit sudarabique (parent, mais distinct de l'arabe) et originaires sans doute du Croissant fertile. Ils ont assimilé les indigènes, ont aménagé le sol en terrasses et entrepris des travaux d'irrigation pour développer l'agriculture.

Un texte hébraïque, qui paraît remonter au IXe siècle avant J.-C., parle d'une reine de Saba qui aurait rendu visite à Salomon. Les gens de Saba ainsi que des tribus arabes du Nord envoient des chameaux et « toutes sortes de plantes odoriférantes » en tribut à Tiglatpilesar III, roi d'Assyrie (745-727). En 715 et en 685, les rois assyriens reçoivent des rois de Saba un tribut de pierres précieuses et d'aromates. De même, le livre d'Ézéchiel (vers 585 ?) parle des marchands de Saba qui vendent à Tyr des aromates, des pierres précieuses et de l'or.

Il existait donc un État de Saba dès le VIIIe et peut-être le IXe siècle avant J.-C. Nous possédons de nombreuses inscriptions en langue sudarabique. La chronologie reste discutée, mais les thèses de J. Pirenne plaçant les plus anciennes inscriptions au Ve siècle (et non au VIIIe) ont gagné de nombreux adhérents. Cependant de nombreux problèmes restent en suspens. La reconstitution de l'histoire sudarabique, à l'aide de textes souvent énigmatiques, est loin d'être accomplie de façon relativement sûre.

Au début du Ve siècle ( ?), un conquérant sabéen Karib'il Watar (toutes les voyelles des noms cités d'après les inscriptions sont hypothétiques) fit de grandes conquêtes et prit le titre énigmatique de mkrb (mukarrib ?), ce qui pourrait signifier « fédérateur ». Il établit des colonies d'agriculteurs sabéens dans les divers États voisins de Saba. Jusqu'au début de l'ère chrétienne, les principaux États sont Saba (capitale Marib) au centre, Ma‘in (capitale Qarnaw) au nord, Qataban (capitale Timna‘) au nord-est, le Hadramout (capitale Shabwa) à l'est, Awsan, État côtier à l'est d'Aden. Des luttes acharnées et obscures, des coalitions passagères divisent ou unissent ces États. À partir du IIe siècle avant J.-C., des tribus provinciales sabéennes du royaume de l'Ouest, notamment Himyar (les Homérites des auteurs classiques) jouent un rôle de plus en plus important. En 24 avant J.-C., Auguste

Page 37: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

envoya le préfet d'Égypte, Aelius Gallus, conquérir la région. Mais les troupes romaines, si elles arrivèrent sans doute jusqu'à Marib, durent rebrousser chemin, épuisées, sans résultat durable. Le royaume minéen (de Ma‘in) s'écroule vers 100 de l'ère chrétienne, le royaume de Qataban vers 200, au bénéfice des Sabéens. De multiples dynasties sabéennes se disputent le territoire à l'ouest du Hadramout.

Dès le Ve siècle avant J.-C., sinon plus tôt, des colonies sabéennes s'étaient établies en Éthiopie. Les colons sudarabiques d'Éthiopie forment des États qui, à partir du IIIe siècle de notre ère au moins, établissent à leur tour une tête de pont sur la côte arabe de la mer Rouge et interviennent dans les luttes des dynasties sudarabiques. Une région prend alors le nom d'Abyssinie (Habashat). Peu avant 300, le Hadramout est conquis par un roi sabéen qui réalise une relative unité de l'Arabie du Sud et prend le titre de « roi de Saba, Dhou Raydan (c'est-à-dire Himyar), Hadramout et Yamanat (la côte sud de la mer Rouge) et leurs Arabes ». Ces derniers étaient les tribus bédouines au service des divers États sudarabiques.

Vers 350, la capitale est transférée de Marib à Zafar en pays himyarite. L'évolution vers le monothéisme, déjà commencée, se précise. Un roi est apparemment converti au christianisme arien. Mais de nombreux éléments judaïsés existent déjà et il semble que, dès la fin du IVe siècle, le souverain passe au judaïsme. D'importantes communautés chrétiennes subsistent néanmoins et s'accroissent.

L'Arabie du Sud vivait de l'agriculture ; un système de terrasses avait été mis au point par les cultivateurs sur les pentes montagneuses. L'introduction d'une technique de barrages et de canaux permit d'irriguer les plaines alluviales en bordure du désert. Les vallées abritées de l'intérieur, surtout à l'est, se consacrèrent à la culture des plantes aromatiques (encens, myrrhe, ladanum, etc.), très demandées par le monde méditerranéen antique. Au commerce des aromates vint s'ajouter le transit des produits précieux de l'Inde et de l'Afrique orientale vendus dans la zone méditerranéenne et vice versa. Les Sudarabiques tiraient de grands profits de tout ce trafic, surtout quand ils le pratiquaient eux-mêmes.

La structure de cette société sédentaire était à base tribale. Les États se constituaient par domination d'une tribu sur plusieurs autres dont elle exigeait des prestations. Au sein des tribus même, une hiérarchie existait. Les souverains et les hauts fonctionnaires étaient de grands propriétaires fonciers. Les temples constituaient de puissantes entreprises économiques.

L'Arabie du Sud fut, très souvent dans son histoire, émiettée en une foule de petits États. Les États plus importants cités ci-dessus furent relativement éphémères. Certains au moins, comme Qataban, ont eu une constitution complexe avec des assemblées représentatives.

La richesse et le luxe des Sudarabiques (qu'on appelait les « Arabes heureux ») étaient célèbres dans l'Antiquité. Les restes de leurs constructions, temples, palais, barrages sont impressionnants. Leur sculpture était souvent d'une facture maladroite, mais on a aussi des pièces stylisées, quasi cubistes, d'une belle pureté de lignes. L'influence grecque et indienne

Page 38: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

sur l'art est patente. L'écriture sudarabique est elle-même une œuvre d'art par l'élégante et rigoureuse régularité de ses caractères.

On rendait un culte à de nombreux dieux, notamment ‘Athtar, qui personnifie la planète Vénus, et les grands dieux lunaires, Almaqah en Saba, Wadd en Ma‘in, ‘Amm en Qataban, Sin au Hadramout. On leur offrait de l'encens, des sacrifices, des prières et des pèlerinages. Les infractions aux prescriptions concernant le pur et l'impur faisaient l'objet de confessions publiques, rédigées sur des tablettes de bronze exposées dans les temples et étaient rachetées par une amende.

Les conditions de vie dans le reste de la péninsule étaient très différentes. Les Bédouins (que les Grecs appelaient Arabes Scénites, ceux qui vivent sous la tente, puis Sarrasins) pratiquaient essentiellement l'élevage du dromadaire. Certains élevaient des caprins, parfois des ovins et de rares et précieux chevaux. Les groupes bédouins suivent le bétail qui assure leur subsistance, d'où un nomadisme d'inégale amplitude. Au « printemps », la pluie tombe, l'herbe verdoie un peu partout et les groupes se dispersent. À la saison sèche, on se regroupe autour des points d'eau pérennes ou en des districts où subsistent des arbres ou arbustes. Dans les oasis, des agriculteurs cultivent le palmier-dattier. Agriculteurs et éleveurs échangent leurs produits, non sans que les Bédouins abusent de leur supériorité militaire sur les paysans qu'ils méprisent.

La vie du Bédouin est pauvre, sa nourriture insuffisante, ses biens matériels peu nombreux. Il meurt souvent de faim au sens littéral des mots. On comprend dès lors qu'il ait souvent recours au brigandage. Les razzias entre clans sont la règle et n'ont rien de déshonorant.

La société bédouine est fragmentée en multiples sociétés économiques qu'on appelle des clans ou des sous-tribus. Les tribus sont des groupes de clans, plus ou moins artificiels, dont les relations étroites sont exprimées par des généalogies fictives. Parfois une tribu parvient à imposer sa suprématie à d'autres, mais en général de façon peu durable : les vrais États de l'Arabie déserte ont été, le plus souvent, imposés de l'extérieur. Ainsi, le royaume de Kinda protégé par les Sudarabiques. Des clans et des individus s'enrichissent par la razzia, le commerce, le prélèvement de prestations sur commerçants et agriculteurs, parfois sur d'autres nomades. Ils ont pu réduire des captifs en esclavage ou acheter des esclaves. Mais les conditions de la vie arabe se prêtent mal à l'assujettissement permanent d'une classe. Les affranchissements étaient fréquents, laissant subsister un lien de « clientèle ».

Chaque groupe est solidaire, lié entre autres par l'endogamie, forme la plus fréquente du mariage. Il a un chef, le sayyid, désigné par les chefs de famille, mais dont l'autorité, précaire et toujours révocable, tient à son prestige et à son habileté. La sécurité de chacun n'est assurée que par la coutume de la vendetta : chaque crime aura son vengeur.

Pratiquement le seul art que connaît le désert est l'art de la parole. Le poète est un des

Page 39: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

personnages indispensables de la vie arabe. Il joue souvent le rôle de porte-parole de son groupe.

La religion était polythéiste. Partout se trouvent des djinns, esprits invisibles ou prenant des formes animales. Les morts survivent d'une existence déchue et fantomatique. Certains arbres et des pierres de forme curieuse étaient le siège d'esprits et de divinités. Des divinités résidaient au ciel et étaient même identifiées à des astres. Elles variaient suivant les régions. On invoquait partout, semble-t-il, Allah, « le dieu, la divinité », personnification du monde divin sous la forme la plus haute, créateur de l'univers et gardien de la foi jurée, peut-être surnom d'un dieu autrement nommé (Hobal, l'idole en cornaline rouge adorée à La Mecque ?). De grandes divinités étaient féminines : Allat, « la déesse », Al-Ozza (l'une et l'autre personnifieraient Vénus, l'étoile du matin), Manat, déesse du sort.

De nombreux sanctuaires parsemaient le désert. Certains étaient des lieux de pèlerinages (hajj) marqués par des tournées autour de l'objet sacré. Autour d'eux, des enceintes sacrées délimitaient un asile pour tout être vivant qui y pénétrait. Des familles sacerdotales en avaient la garde. On pratiquait beaucoup la divination et quelque peu la magie.

La valeur suprême du désert était la morouwa (virilité), fondée sur la solidarité nécessaire du groupe, comportant générosité, hospitalité, fidélité, centrée sur le concept d'honneur. C'est une sorte d'« humanisme tribal » où l'homme, intégré fortement dans son groupe, n'apparaît limité que par les vicissitudes du destin (dahr) aveugle.» sur Internet Les Arabes marginaux

Les sédentaires des oasis, des zones cultivables et des centres commerciaux du désert étaient sous la domination culturelle et souvent politique des Bédouins. Mais ils éprouvaient particulièrement aussi l'influence des cultures extérieures. C'est à eux qu'on doit, semble-t-il, beaucoup des graffiti dits « thamoudéens », écrits dans l'écriture proto-arabe qui est à la base aussi de l'écriture monumentale des Sudarabiques.

Les Minéens d'Arabie du Sud avaient établi des colonies sur la route caravanière qui allait en Palestine. Un centre minéen important se trouvait à Dedan (actuellement El-‘Ela, au nord du Hedjaz). Vers le IIe ou le Ier siècle avant J.-C., ce centre fut conquis par la tribu voisine de Lihyan. Les Lihyanites établirent un royaume dont des inscriptions et de belles statues attestent l'importance.

Dans la région au sud et à l'est de la mer Morte, des tribus arabes conquirent et absorbèrent le vieux peuple d'Edom (vers le VIe s. av. J.-C.). Elles fondèrent le royaume de Nabatène dont la capitale fut appelée par les Grecs Petra. Ces Nabatéens s'enrichirent grâce au commerce de transit et furent les alliés de Rome. La civilisation hellénistique dominait dans le royaume. En 106, Trajan l'annexa et en fit la Provincia Arabia.

Depuis longtemps, de nombreux Arabes faisaient pression sur les riches terres du Croissant fertile. Ils s'infiltraient, s'assimilaient, adoptaient la culture et la langue des

Page 40: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Araméens plus ou moins hellénisés. Quand les États sédentaires étaient affaiblis, ils formaient de petits États arabes plus ou moins éphémères : Palmyre, ville arabe de riches commerçants, bâtit au IIIe siècle un véritable empire qui dura peu. Des Arabes de Syrie parvinrent à la tête de l'Empire romain : Élagabal, grand-prêtre de la Pierre noire d'Émèse (Homs) en 218, Philippe de Chahba au Hauran en 248.

Des coalitions de tribus se faisaient et se défaisaient, donnant parfois l'apparence de grands États. À la fin du IIIe siècle, la famille des Lakhm, de la tribu de Tanoukh, paraît avoir dominé tout le désert syrien. Un de ses membres, Imrou l-Qays, mort en 328, se prétendait « roi de tous les Arabes » et aurait assiégé la lointaine Najran en Arabie du Sud ; il semble avoir été plutôt l'allié des Romains. Ses descendants, résidant à Hira en Mésopotamie, se mirent au service des Sassanides iraniens et protégèrent le christianisme nestorien. Ils luttèrent au service de leurs suzerains contre les Romains. Pour les combattre, les souverains byzantins firent choix, vers 500, d'une autre famille arabe, celle de Ghassan qui nomadisait vers la Transjordanie. Les Ghassanides adoptèrent le christianisme monophysite, et leurs luttes, au service de Byzance contre les Lakhmides, furent célèbres. Les deux familles protégeaient les poètes du désert et tenaient une cour somptueuse.

Écrit par Maxime RODINSON

Alors que la scène politique d'une vaste région du globe était dominée par la lutte entre les Romains et les Perses Sassanides, l'Arabie, en marge de ces deux grandes puissances, en subissait le contrecoup. Cela se marquait notamment, sur le plan idéologique, par la pénétration du christianisme monophysite ou diphysite modéré lié à Byzance, du christianisme nestorien et du judaïsme protégés par la Perse.

Toutes ces religions étaient présentes en Arabie, notamment en Arabie du Sud. Les juifs avaient établi des colonies agricoles au Hedjaz et étaient nombreux en Arabie du Sud où le monarque semble s'être converti au judaïsme à la fin du IVe siècle. Vers 510, un roi d'un judaïsme militant arrive au pouvoir, Youssouf As'ar Yath'ar, que la tradition arabe connaît sous le nom de Dhou Nowas. Il persécute les chrétiens. Byzance poussa l'empire chrétien d'Éthiopie à la revanche. Il fallut deux expéditions éthiopiennes pour abattre Dhou Nowas vers 525 ( ?). Les Éthiopiens placèrent la région sous l'autorité d'un noble sudarabique rallié. Une révolte amena au pouvoir un ancien esclave, Abraha, champion du christianisme mais qui oscillait entre les deux puissances. Son rapprochement avec Byzance et l'Éthiopie, accentué sans doute par ses successeurs, déclencha une contre-offensive persane. Peu avant 600, une armée persane venue par mer se rendait maîtresse du Yémen.

L'Arabie du Sud, malgré les apparences de puissance qu'elle garda longtemps, déclinait

Page 41: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

tant sur le plan économique que politique. Les luttes du VIe siècle lui furent fatales. Son déclin donnait de l'importance aux Bédouins, ceux-ci remplacèrent souvent les Sudarabiques comme trafiquants et caravaniers. À la même époque, les infiltrations arabes dans le Croissant fertile et en Arabie du Sud se font plus massives et plus cohérentes. Un afflux d'argent se déversait sur l'Arabie déserte. Des centres commerciaux comme La Mecque prospéraient. L'économie monétaire exerçait son influence dissolvante habituelle sur les structures tribales et sur les valeurs traditionnelles. Les grosses fortunes individuelles éloignaient les riches des pauvres, distendaient les liens tribaux. Les cultes traditionnels subissaient la concurrence des religions universalistes, judaïsme et christianisme, qui accordaient une valeur éminente à l'individu. Mais leurs liaisons politiques externes poussaient beaucoup d'Arabes à rechercher des voies indépendantes dans la même orientation.

La Mecque (en arabe Makka) était un centre commercial important établi autour d'un sanctuaire réputé. Elle était habitée par la tribu de Qoraysh, vouée presque totalement au VIIe siècle au trafic caravanier. Un membre de cette tribu, Mohammed ibn ‘Abdallah, en français Mahomet (né dans les années 570), orphelin, pauvre, puis agent commercial d'une riche femme d'affaires qu'il finit par épouser, Khadija, était à la recherche de nouvelles voies religieuses. Vers 610, il reçut les premières révélations célestes et il prêcha qu'Allah était tout-puissant, qu'il était le seul Dieu et qu'il fallait se préparer au grand Jugement. La secte, qui réunit autour de lui une poignée de Mecquois à l'esprit libre, fut persécutée. En 622, le Prophète et ses sectateurs cherchèrent refuge dans l'oasis de Médine ou Yathrib.

Mahomet fut accueilli par les deux tribus païennes et les trois tribus juives de Médine, divisées par des querelles incessantes, comme un arbitre inspiré par le Ciel. Un pacte régla leurs rapports. Mahomet conduisit les émigrés mecquois venus avec lui et des volontaires médinois au pillage des caravanes qorayshites. En 624, à Badr, il défit une armée qorayshite venue défendre ses biens. En 625, il fut par contre vaincu à Ohod, mais les Qorayshites durent renoncer à prendre Médine en 627 après un siège vain.

À Médine, la communauté constituée autour de Mahomet s'accrut peu à peu. Les fidèles s'appelaient (au singulier) moslim (en français : musulmans), c'est-à-dire soumis à Allah. Mahomet, repoussé par les Juifs dont il croyait à La Mecque suivre à peu près le message, donna des traits plus spécifiquement arabes à sa doctrine. Son groupe, enrichi par la guerre privée, acquit peu à peu les caractéristiques d'un État théocratique. Il finit par dominer pratiquement Médine dont il chassa et en partie massacra les Juifs. Il engagea des pourparlers avec les tribus arabes du Hedjaz, puis de toute la péninsule. Un réseau de pactes finit par le lier à la plupart des tribus arabes. Une conversion même superficielle à l'islam, la nouvelle religion, était en général exigée. Les tribus alliées payaient l'aumône légale ou zakat (une taxe spéciale était perçue sur ceux qui restaient juifs ou chrétiens), s'engageaient à ne plus attaquer d'autres groupes musulmans et à participer à la guerre contre les non-musulmans, bénéficiant du butin pris sur ceux-ci.

À La Mecque même, la puissance révélée du système institué par Mahomet inclinait

Page 42: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

d'éminents Qorayshites à rechercher la conciliation avec celui-ci. Après des péripéties diverses, La Mecque capitula en 630 devant l'armée musulmane. Les idoles y furent détruites. L'aristocratie qorayshite se fit offrir des fonctions importantes par son ancien ennemi.

La pax islamica s'étendait alors sur presque toute la péninsule. Mais les relations des tribus avec Médine étaient infiniment variées ; le degré de conversion, d'adhésion et de fidélité au système musulman était différent. Mahomet songea peut-être à diriger vers l'extérieur les énergies et les appétits de la masse arabe qu'il dominait. En 629 et en 630, il organisa des expéditions vers le nord, qui atteignirent les marches de l'Empire byzantin. Une troisième était prête à partir, quand il mourut, le 8 juin 632 (an 11 de l'hégire).» sur Internet L'Arabie à la mort du Prophète

La mort de Mahomet privait la jeune communauté musulmane non seulement de son chef religieux, mais aussi d'un chef politique dont le prestige et l'autorité avaient permis de créer une unité qui risquait de se dissoudre rapidement. En effet, le Prophète n'avait rien prévu pour sa succession, et chacun des clans réunis sous sa bannière essaya de pousser son candidat, tandis que certaines tribus faisaient sécession, reprenant leur complète indépendance. On vit ainsi s'opposer les Médinois, revendiquant l'honneur d'appartenir à la ville choisie comme résidence par le Prophète, et les Mecquois, concitoyens d'origine de Mahomet. Opposition également entre les Ançar (auxiliaires), qui furent les premiers Médinois à soutenir Mahomet, et les Mouhajjiroun (émigrés), premiers fidèles du Prophète ; opposition encore entre les convertis de longue date et les néo-musulmans tels les Qorayshites. Enfin, un certain nombre de tribus bédouines, qui s'étaient ralliées à Mahomet parce que celui-ci représentait la force et l'autorité, mais qui supportaient peut-être difficilement les impositions, abandonnèrent l'islam pour suivre de faux prophètes ou pour reprendre leurs habitudes antérieures.

Écrit par Robert MANTRAN

S'il y eut discorde à Médine, cela ne dura pas, car Ançar et Mouhajjiroun comprirent vite que cette discorde pouvait entraîner la ruine et la destruction de la communauté musulmane. L'influence des Mouhajjiroun l'emporta, appuyée sur le fait qu'à la fin de sa vie Mahomet avait désigné l'un d'eux, Abou Bekr, pour diriger la prière. Soutenu par Omar b. al-Khattab, celui-ci fut nommé calife (khalifat an-nabi, successeur du Prophète) ; il semble que les Qorayshites se soient ralliés facilement à ce candidat, qui faisait l'unanimité par ses qualités de croyant de la première heure, de beau-père de Mahomet, d'homme simple, intègre et désintéressé. Il fut donc reconnu comme chef de la communauté par les « sédentaires ». Il n'en fut pas de même des Bédouins.

Page 43: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

En effet, certaines tribus, comme celles des Asad et des Ghatafan, se soulevèrent dans le centre et le sud de l'Arabie ; elles trouvèrent un appui auprès des faux prophètes qui utilisèrent le mécontentement des tribus, dû à l'obligation de payer l'impôt et à la suprématie des sédentaires sur les nomades au sein de la communauté. Face à cette révolte, Abou Bekr se montra intransigeant : les tribus lui devaient obéissance entière, comme à Mahomet, et devaient payer l'impôt (zakat) ; le refus de payer l'impôt fut considéré comme une apostasie. Abou Bekr entreprit sans tarder de refaire l'unité musulmane en Arabie ; ses troupes, placées sous le commandement de Khalid b. al-Walid, soumirent rapidement les Asad et les Ghatafan et leur prophète Toulayha. Puis il se tourna contre les autres tribus soulevées, et d'abord les Banou Tamim qui dans le nord-est de la péninsule avaient un moment suivi la prophétesse Sajjah : celle-ci, dès la mort de Mahomet, avait prêché un vague christianisme et la lutte contre les musulmans. Ayant échoué dans ses tentatives de regroupement des adversaires de l'islam, elle se réfugia en Mésopotamie où elle mourut peu après ; les Banou Tamim furent rapidement soumis.

Plus redoutables furent les Banou Hanifa qui s'étaient groupés dans la région du Yemama, autour de Mousaylima : celui-ci se prétendait prophète et l'égal de Mahomet. Il prêchait au nom du Dieu ar-Rahman (le Clément), et lui-même se proclamait ar-Rahman. Sa doctrine prônait l'ascétisme et la chasteté et était plus ou moins imprégnée de christianisme. Mousaylima acquit une assez grande audience et il ne fallut pas moins de deux armées musulmanes pour venir à bout des Banou Hanifa, qui finalement furent massacrés en même temps que Mousaylima. À la suite de cette victoire, Khalid put soumettre les populations du Bahreïn et du golfe Persique, elles aussi révoltées sous la conduite d'un descendant des anciens souverains de Hira ; puis ce furent les tribus du ‘Oman qui subirent la loi des musulmans. Restaient le Yémen et le Hadramaout. Après la prise de La Mecque par Mahomet, les tribus du Yémen étaient venues faire leur soumission au Prophète ; celui-ci avait envoyé auprès d'elles des missionnaires qui étaient en même temps des collecteurs d'impôts ; leur attitude parfois brutale déclencha une insurrection dans le Hadramaout, du vivant même de Mahomet. Puis un prophète apparut, al-Assouad, surnommé Dhou l-Khimar (l'Homme au voile) qui, à l'annonce de la mort de Mahomet, prit l'offensive et s'empara du Yémen. Il fut assassiné peu après, mais un de ses partisans, Qaïs, continua la lutte contre les musulmans. Une armée envoyée par Abou Bekr reconquit le Yémen, puis le Hadramaout. Moins d'un an après la mort du Prophète, les révoltes locales étaient écrasées, l'Arabie soumise à l'islam dans sa totalité : elle connut alors une unité politique qu'elle ne devait plus retrouver par la suite.

Sous les trois premiers califes, Abou Bekr, ‘Omar et ‘Othman, l'Arabie connut une période de prospérité et de richesse grâce au butin que les conquérants de la Syrie, de l'Irak et de l'Égypte envoyaient à La Mecque et à Médine. Mais le luxe entraîna un relâchement des mœurs dont on rendit responsable ‘Othman, qui fut assassiné en 35/656. Par ailleurs la désignation de ‘Ali, gendre et cousin de Mahomet, comme calife suscita contre lui l'opposition d'un certain nombre de notables et, malgré ses victoires sur eux, ‘Ali abandonna Médine et l'Arabie pour s'installer en Irak, à Koufa. De son côté, son principal adversaire, Mo‘awiya, faisait de la Syrie et de la Palestine le centre de son pouvoir ; l'Arabie

Page 44: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

perdit alors sa prééminence, surtout après la victoire de Mo‘awiya sur ‘Ali. Durant les règnes des califes omeyyades Yazid (680-683) et ‘Abd al-Malik (685-705), l'Arabie se trouva sous l'autorité de Ibn al-Zoubayr, opposant déterminé des Omeyyades : de violents combats se déroulèrent jusque dans La Mecque, mais finalement Ibn al-Zoubayr fut vaincu et tué, et les califes de Damas administrèrent l'Arabie par l'intermédiaire de gouverneurs établis à La Mecque et à Médine pour l'Arabie occidentale (Hedjaz et Yémen) et à Basra pour l'Arabie orientale. Les villes saintes furent l'objet de soins constants des califes, et elles devinrent des centres intenses et prospères de vie religieuse et intellectuelle.

Cette situation se prolongea sous les premiers califes ‘abbasides, qui avaient succédé en 750 aux Omeyyades ; le déplacement de la capitale musulmane de Damas à Bagdad donna une impulsion nouvelle au commerce dans le golfe Persique, ce dont profita partiellement la côte orientale de l'Arabie. Mais des difficultés d'origine religieuse et politique troublèrent la paix du pays : ce furent d'abord des Ibadites, musulmans rattachés à la secte des Kharidjites, qui se rendirent indépendants dans le ‘Oman et le demeurèrent pendant près de quatre siècles. Ensuite, les descendants de ‘Ali, déçus par les ‘Abbasides, firent de l'Arabie occidentale, à La Mecque, à Médine et au Yémen, le terrain d'élection de leur propagande politico-religieuse durant la majeure partie du IXe siècle ; des dynasties locales s'établirent au Yémen, au Hadramaout et au Yemama. Au siècle suivant, les Karmates ismaéliens mirent la main sur la quasi-totalité de l'Arabie, s'emparèrent de La Mecque et transportèrent en 930 la Pierre noire de la Ka‘ba (ou Kaaba) dans leur nouvelle capitale, al-Ahsa (ou al-Hasa) : ils ne la rendirent que vingt ans plus tard. Au milieu du Xe siècle fut créée l'institution du chérifat de La Mecque, qui devait durer mille ans. Du XIe au XVe siècle, si les califes fatimides, puis les Seldjoukides, les Ayyoubides et enfin les Mamelouks exerçaient une autorité nominale sur les villes saintes, en revanche les autres régions de l'Arabie échappaient à leur contrôle et menaient chacune une existence indépendante sous la direction de sayyids ou d'imams locaux.

Au Yémen en particulier apparut la dynastie des Rasoulides, qui, pendant plus de deux siècles, se maintint au pouvoir (1228-1446) : certains de ses souverains connurent dans le domaine des arts et des lettres un grand renom ; d'autres furent, en mer Rouge et dans l'océan Indien, de sévères concurrents pour les négociants égyptiens. Dans le ‘Oman, la communauté ibadite instaura un régime électif qui, aux XVe et XVIe siècles, assura la succession ininterrompue de ses imams. C'est dans le courant du XVe siècle que l'ancêtre de la famille Séoud, Mani‘b. Rabi'a al-Mouraydi, s'établit dans le Nedjd, dans le Wadi Hanifa. En 1506, au Yémen, Sharaf ad-din Yahya restaura la dynastie des imams zaydites - qui a duré jusqu'à la révolution de 1962 - et établit sa capitale à San‘a. C'est également vers cette époque que le café fut introduit au Yémen dont il devait devenir pour un certain temps une des principales richesses d'exportation.

Après la conquête de l'Égypte (1517), les Ottomans étendirent leur domination sur l'Arabie

Page 45: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

(les sultans portèrent le titre de « serviteur des deux villes saintes ») et, pour éliminer le danger portugais, Soliman le Magnifique mit sous son contrôle les petits États du golfe Persique, notamment Qatif et Bahreïn, Mascate et Aden où un gouverneur ottoman fut installé. Toutefois, l'Arabie était loin d'Istanbul et les Ottomans ne contrôlèrent pratiquement que le Hedjaz, cependant que les marchands anglais et hollandais faisaient dès le XVIIe siècle leur apparition en mer Rouge et dans le golfe Persique.

Mais ce qui devait surtout apporter de profondes modifications en Arabie fut la diffusion vers le milieu du XVIIIe siècle des idées réformistes de Mohammad b. ‘Abd al-Wahhab, père du wahhabisme dont se réclamèrent par la suite nombre de nationalistes arabes. Ibn ‘Abd al-Wahhab condamnait toutes les innovations apportées par les califes depuis les Omeyyades, rejetait la domination ottomane et visait à instaurer en Arabie, et éventuellement dans l'ensemble du monde musulman, un islam purifié, semblable à celui de l'époque du Prophète et de ses successeurs immédiats. Ibn ‘Abd al-Wahhab acquit une grande audience dans le Nedjd et reçut l'appui de Mohammad b. Séoud dont le fils, ‘Abd al-‘Aziz, soumit tout le Nedjd à son autorité et y imposa la doctrine wahhabite (fin du XVIIIe s.) ; il se heurta ensuite aux chérifs de La Mecque et occupa même la ville en 1803 ; bientôt, presque toute l'Arabie tomba au pouvoir des Saoudiens contre lesquels le sultan ottoman envoya le gouverneur de l'Égypte, Mohammad Ali, qui détruisit ce premier État saoudien en 1818, mais la dynastie wahhabite des Séoud persista dans le centre de l'Arabie.

De leur côté, les Anglais établissaient leur protectorat de fait sur les émirats du golfe Persique : ‘Oman, Mascate, Côte des Pirates, Bahreïn et Koweït à partir de 1838, tandis que le territoire d'Aden devenait une colonie britannique en 1839. Seul à ce moment le Hedjaz demeurait province ottomane ; toutefois, profitant de dissensions au sein de la dynastie saoudite (dont la capitale était alors Riyad), les Ottomans parvinrent à rétablir leur autorité sur l'Arabie orientale en soutenant la famille des Rashid, de Ha'il, et sur une partie du Yémen, notamment la région de San‘a. Dépossédés de Riyad par Rashid, les Saoudiens, sous la conduite de ‘Abd al-‘Aziz b. Séoud, purent reprendre leur capitale en 1902 ; dix ans plus tard, ils occupaient une large partie de l'Arabie centrale ainsi que la région du Hasa, sur la côte du golfe Persique. ‘Abd al-‘Aziz créa sur son nouveau domaine des communautés d'Ikhwan (Frères) qu'il établit en divers points du Nedjd.

Durant la Première Guerre mondiale, les Anglais, qui contrôlaient déjà une grande partie de la côte du golfe Persique, exercèrent une influence prépondérante sur les Saoudiens grâce à Harry Saint John Philby et sur le chérif de La Mecque, Husayn b. ‘Ali (de la famille hashémite), grâce au fameux colonel Thomas Edward Lawrence. Celui-ci poussa à la révolte arabe contre les Turcs, en 1916, et ces derniers durent alors évacuer l'Arabie. Dans la pointe sud-ouest de la péninsule, au Yémen, l'imam zaydite Yahya b. Mohammad se rendit totalement indépendant ; au sud-est, l'imam du ‘Oman et le sultan de Mascate, grâce à la médiation anglaise, conclurent un traité de bon voisinage. Tandis que les Britanniques poussaient en avant le chérif Husayn, proclamé roi des Arabes, puis calife en 1924, ‘Abd al-‘Aziz, plus connu désormais sous le nom d'Ibn Séoud, s'empara en 1920 de la région de

Page 46: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

l'Asir, se fit reconnaître sultan du Nedjd, puis attaqua le Hedjaz : La Mecque fut occupée en 1925 puis Djedda à la fin de la même année ; le 8 janvier 1926, Ibn Séoud se fit proclamer roi du Hedjaz ; un an plus tard, le 29 janvier 1927, était constitué officiellement le « royaume du Hedjaz, du Nedjd et de ses dépendances ». En 1932, ce royaume devint le royaume d'Arabie Saoudite dont les frontières avec le Yémen furent délimitées à la suite d'une guerre menée contre l'imam Yahya en 1934, la région de Nadjran revenant alors à Ibn Séoud.

Grâce à l'exploitation du pétrole, objet d'une prodigieuse expansion à partir de 1938, et plus encore de 1967, grâce aussi à la stabilité d'un régime qui a connu toutefois quelques incidents (assassinat du roi Fayçal en 1975, occupation de la Grande Mosquée de La Mecque en 1979, mort violente de milliers de pèlerins en 1987 et 1990, tension avec l'Iran), l'Arabie Saoudite est devenue la puissance majeure du Proche-Orient. Le gouvernement saoudien a encouragé les mouvements islamistes tout en resserrant les liens avec les États-Unis.

Le Yémen, indépendant depuis 1934, a ensuite été soumis au régime autoritaire de l'imam Yahya (assassiné en 1948) et à celui, plus ouvert, de son fils Sayf al-Islam Ahmad dont la mort en 1962 a été suivie par une guerre civile (1962-1969) qui s'acheva par la victoire des républicains. La République du Yémen du Nord a connu cependant révoltes de tribus, coups d'État, relations difficiles avec le Yémen du Sud. Celui-ci a constitué après l'indépendance acquise en 1967 une République populaire et démocratique, à l'orientation très marxisante, et entretenu des liens étroits avec l'U.R.S.S. Là aussi, une guerre civile, en 1986, a créé une situation difficile. Finalement, en mai 1990 a été opérée la fusion entre les deux Yémens, avec pour capitale San‘a ; le président est nord-yéménite et le gouvernement est dirigé par l'ancien chef du Yémen du Sud ; mais des tensions subsistent. Lors de la crise du Golfe, le Yémen a pris parti pour l'Irak en raison des problèmes qui l'opposent à l'Arabie Saoudite.

Les émirats du Golfe ont acquis leur indépendance : Koweït en 1961 (indépendance suivie par une attaque déclenchée par l'Irak, mais contrecarrée par la Ligue des États arabes), Bahreïn, Qatar et la Fédération des Émirats arabes unis en 1971. L'expansion de leur production pétrolière a fait d'eux les États les plus riches du monde. Quant au ‘Oman, indépendant depuis longtemps, il a connu une insurrection dans la province du Dhofar (1965-1975), mais a depuis lors mené une politique de progrès et de développement. Dans tous ces États, le pouvoir est entre les mains des anciennes familles dirigeantes qui se sont regroupées au sein du Conseil de coopération du Golfe afin de coordonner leur politique extérieure et leur défense.

Page 47: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

L'invasion du Koweït par l'Irak en août 1990 a eu pour conséquence une collaboration étroite, diplomatique et militaire entre les États de la péninsule (à l'exception du Yémen), les États arabes du Proche-Orient (sauf la Jordanie) et les puissances occidentales. La guerre déclenchée le 17 janvier 1991 s'est terminée le 28 février par la défaite de l'Irak, la libération du Koweït et l'affirmation de la prééminence de l'Arabie Saoudite au Proche-Orient.

Écrit par Robert MANTRANBibliographie

L'Arabie jusqu'à la mort de Mahomet

F. ALTHEIM & R. STIEHL, Die Araber in der alten Welt, Berlin, 1961

Arabia, vol. I, Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman, De Boccard, Paris, 2003

R. DUSSAUD, La Pénétration des Arabes en Syrie avant l'Islam Paris, 1955

Encyclopédie de l'Islam (art. « 'Arab » et « Badw »), t. I, 2e éd., Leyde-Paris, 1960

S. FARÈS-DRAPPEAU, Dédan et Lihuyan : histoire des Arabes aux confins des pouvoirs perse et hellénistique (IVe-IIe s. av. J.-C.), Maison de l’Orient méditerranéen, Lyon, 2005

M. MARÉCHAUX et al., La Route de l’encens, Imprimerie nationale, Paris, 1996

M. RODINSON, Mahomet, Seuil, Paris, 1994 ; Les Arabes, P.U.F., Paris, 2002

G. RYCKMANS, Les Religions arabes préislamiques, Louvain, 1951

J. RYCKMANS, « Petits Royaumes sud-arabes », in Museon, no 70, 1957 ; La Chronologie des rois de Saba et Du Raydan, Istanbul, 1964

H. VON WISSMANN, « Geographische Grundlagen und Frühzeit der Geschichte Südarabiens », in Saeculum, no 4, 1953.L'Arabie depuis la mort de Mahomet

« L’Arabie Saoudite et la péninsule après le 11 septembre : défis et enjeux d’une région en crise ; islam et mondialisation », in Monde arabe Maghreb-Machrek, La Documentation française, Paris, 2002

P. R. BADUEL dir., Crise du Golfe. La logique des chercheurs, Édisud, Aix-en-Provence, 1991

C.E.R.O.A.C., La Péninsule arabique d'aujourd'hui (sous la dir. de P. Bonnenfant), 2 vol., C.N.R.S., Paris, 1982

Page 48: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

J. CHELHOD dir., Arabie du Sud, 1 : Le Peuple yéménite et ses racines, et 3 : Culture et institutions du Yémen, Maisonneuve et Larose, Paris, 1997

M. EL FAÏZ, Les Maîtres de l’eau : histoire de l’hydraulique arabe, Actes sud, Arles, 2006

M. FLORY, B. KORANY, R. MANTRAN et al., Les Régimes politiques arabes, P.U.F., Paris, 2e éd., 1991

A. HOURANI, Arabic Thought in the Liberal Age (1796-1939), Oxford, 1962

T. E. LAWRENCE, Les Sept Piliers de la sagesse, 1re éd. française 1936 ; Payot, Paris, 2002

D. E. LONG, The Persian Gulf. An Introduction to its People, Politics and Economics, 2e éd., Boulder, 1978

G. RENTZ, art. « Djazîrat al-'Arab », in Encyclopédie de l'Islam, t. I, 2e éd., Paris, 1960

D. RIGOULET-ROZE, Géopolitique de l’Arabie Saoudite, Armand Colin, Paris, 2005

W. THESIGER, Le Désert des déserts : avec les Bédouins, derniers nomades de l’Arabie du Sud, Pocket, Paris, 1999

Page 49: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

LA MECQUE

Cet article est signé par :Georges BOHAS, docteur ès lettres, directeur de l'Institut français d'études arabesde Damas.

Ville sainte de l'islam vers laquelle se tournent tous les musulmans pour prier et en laquelle ils doivent, s'ils en ont les moyens, se rendre en pèlerinage au moins une fois dans leur vie.Avant l'établissement de l'islam, La Mecque (de l'arabe Makka) est essentiellement une cité commerçante. Bien que son existence soit plus ancienne, ce n'est qu'au VIe siècle qu'elle commence à jouer un rôle dans l'histoire mondiale : située au nœud des voies commerciales qui relient la Syrie et la Palestine au golfe Arabique, au Yémen et à l'Abyssinie, c'est par elle que doivent transiter les produits de luxe venus du Sud pour parvenir à Byzance. Quelle est alors la situation sociale, économique, politique et religieuse de La Mecque ? « La Mecque et Médine étaient des îles dans un océan de déserts ou tout au moins de steppes, nourrissant encore d'étroits rapports économiques avec les nomades, habitées par des descendants de nomades encore attachés à beaucoup de coutumes d'enfants du désert léguées par leurs ancêtres » (W. M. Watt, Mahomet à La Mecque, 1958). Bien que sédentarisés, ou en voie de l'être, les Mecquois gardent les mœurs et la psychologie de l'Arabe nomade que l'on pourrait caractériser ainsi : « L'Arabe oscille constamment entre deux pôles : un individualisme qui le pousse à rejeter toute contrainte, à affirmer les droits imprescriptibles du moi devant les devoirs collectifs, et un attachement à son groupe social d'une profondeur et d'une spontanéité qui peuvent aller jusqu'au sacrifice total de la personne » (R. Blachère, Histoire de la littérature arabe des origines à la

Page 50: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

fin du XVe siècle de Jésus-Christ, 1952). Par suite de cette persistance de la mentalité nomade, la cité mecquoise, loin d'être un État, n'est qu'un groupement de clans se réclamant d'un ancêtre commun, Kuraysh, liés par des intérêts économiques qui imposent une certaine unité, gouvernés par un sénat délibératif et non exécutif, analogue au conseil des anciens de la tribu nomade. Vivant du transit caravanier, La Mecque est une place financière dont les habitants pratiquent des opérations de crédit et de spéculation. On comprend que la politique des Kurayshites n'ait qu'un but : préserver leur monopole commercial et, pour cela, assurer la libre circulation de leurs caravanes sur les pistes du désert, par la négociation ou par la force. Quant à la religion des Arabes du VIe siècle, elle varie d'un culte rendu à une multiplicité de petits dieux à un certain monothéisme. Ces divinités sont matérialisées par des pierres. La Mecque est le centre de ce culte : la Pierre noire est placée dans une construction de forme cubique (la Ka‘ba), près d'un puits sacré (le puits de Zamzam), le tout inséré dans une enceinte sacrée (haram). Le culte consiste essentiellement en une circumambulation. On connaît l'accueil que firent les notables mecquois au message de Mahomet et les vexations diverses qu'ils infligèrent à l'Envoyé de Dieu, le contraignant à la fuite (hidjra) à Médine en 622. Plutôt que de retracer les luttes que Mahomet dut mener contre ses contribules (on en trouvera le détail dans les biographies du Prophète), mieux vaut examiner les conséquences de ces combats sur La Mecque elle-même. Il est hors de doute qu'ils amenèrent la diminution des échanges commerciaux, car les troupes du Prophète multipliaient les razzias contre les caravanes mecquoises, mais le retour du Prophète à La Mecque en 629 ne marque pas une rupture profonde avec l'ordre ancien : si le monothéisme est instauré dans la ville, la Pierre noire et la Ka‘ba sont maintenues, ainsi que le puits de Zamzam et l'enceinte sacrée, de même le pèlerinage musulman reprend le rite de la circumambulation. La plus grande partie de l'oligarchie mecquoise se rallie, et le Prophète épouse la fille d'Abu Sufyan, son ennemi de la veille. Toutefois, Mahomet ne s'établit pas à La Mecque ; pareillement, les trois premiers califes résidèrent à Médine. Les représentants des grandes familles mecquoises, pensionnés par l'État, devenus généraux ou gouverneurs, se désintéressent du commerce, mais la ville prospère, profitant de l'afflux du butin : le luxe s'instaure, malgré les protestations des rigoristes. Avec les luttes qui suivent le meurtre de ‘Uthman et la victoire de Mu‘awiya sur ‘Ali, le centre politique de l'Islam se déplace vers le nord, vers Damas. Les fils des Compagnons du Prophète n'acceptent pas cette mise à l'écart et se révoltent en 680 contre les Umayyades. Ils sont commandés par ‘Abd Allah b. al-Zubayr, qui se proclame calife à La Mecque et s'y retranche. Après une décennie de troubles, les troupes umayyades reprendront La Mecque. Dès lors, toute une partie de l'élite mecquoise, frustrée de tout rôle politique, se réfugie dans la poésie, le chant, la musique. Sous les ‘Abbassides, la situation de la ville est fort agitée ; ainsi, en 930, les Karmates emportent la Pierre noire et ne la restitueront qu'en 950. Peu de temps après, les Sharifs s'installent à La Mecque qu'ils gouverneront jusqu'au XXe siècle.

Page 51: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Le XVIIIe siècle voit les débuts du mouvement wahhabite : en 1741, le réformateur Muhammad b. ‘Abd al-Wahhab s'allie avec l'émir Muhammad b. Sa‘ud. Peu à peu ils conquièrent le Nadjd. Les réformistes entrent alors en conflit avec les Sharifs de La Mecque qu'ils occupent en 1803. La poursuite de leur expansion vers le nord amène l'intervention de la Porte, en 1818, par l'intermédiaire de l'Égypte, de Muhammad ‘Ali. Chassés de La Mecque, ils reprendront peu à peu de l'importance et, pendant la Première Guerre mondiale, aideront les Anglais à triompher des Turcs. Après la fin du conflit, quand le Sharif Husayn se proclame roi des arabes et calife, ‘Abd al-‘Aziz b. Sa‘ud le vainc, le chasse en 1925 et se fait reconnaître roi d'Arabie (en 1932), mais le roi d'Arabie Saoudite, comme les califes du passé, ne réside pas à La Mecque : la ville (plus de 600 000hab. en 1995) reste encore actuellement un centre religieux et non politique.

Écrit par Georges BOHAS

Page 52: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

ARABE ,MONDE - Littérature arabe

Cet article est signé par : Jamel Eddine BENCHEIKH, professeur à l'université de Paris-IV voir les 6 auteurs de l'article

La littérature arabe a vécu jusqu'au XIXe siècle sur ses propres concepts, en définissant ses propres catégories. C'est dire qu'en ce domaine toute manipulation imprudente conduit à l'incompréhension, tout rapprochement hasardeux altère la réalité des faits. Si l'on s'entête ici à partir du concept de littérature, tardivement et fort mal défini d'ailleurs en Europe, on sera contraint de procéder à une cueillette de réalisations disparates où l'on aura reconnu des traits conventionnellement retenus pour définir le « littéraire ».

Les Arabes ont attendu la fin du XIXe siècle pour attribuer au mot adab le sens de littérature et signifier ainsi que leur production allait souscrire à des normes devenues peu ou prou universelles. En attendant ce ralliement et l'évolution qui s'ensuivit, il faut analyser cette œuvre monumentale par référence à la stratégie culturelle qui fixa l'essentiel de ses orientations. Ainsi pourrons-nous percevoir le mouvement qui l'anime, comprendre les règles de son économie et adopter des lignes de force spécifiquement littéraires, reliées à l'histoire et non plus à l'événement dynastique.

Un fait s'impose à l'observation : si la poésie précède l'islam de plusieurs siècles, c'est autour du Coran que se déploie le dispositif culturel arabe. Les disciplines linguistiques - la grammaire et la philologie, la lexicographie, plus tard la rhétorique - entreprennent d'établir le pouvoir du discours sur la langue. La pensée, le temps et l'espace sont colonisés par le théologien avec - et contre, dans une certaine mesure - le philosophe, l'historien, le géographe. La loi est l'objet d'une élaboration sans cesse affinée du texte juridique et politique. Tout relève d'une entreprise scientifique conduite par des clercs.

Cette entreprise n'a pas été menée à son terme sans conflits violents. Comme le révèle le flux des conversions, l'Islam n'a pas gagné immédiatement à sa cause les peuples conquis. Il n'a pas réduit sans mal les résistances idéologiques et culturelles, à commencer par celles des Arabes eux-mêmes dont la société tribale ne devait jamais se remettre des coups qui furent portés à son organisation. Mais il faut noter qu'assez vite le refus opposé à la foi nouvelle joue un rôle beaucoup moins important que la volonté d'y adhérer pour mieux se disputer la puissance qu'elle confère. Aussi assiste-t-on à un travail interne effectué, à tous les niveaux, par des éléments ethniquement, idéologiquement et culturellement différenciés. On est loin d'avoir épuisé l'étude de ces affrontements d'une grande âpreté dont l'historiographie officielle a occulté bien des aspects.

Page 53: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Cette entreprise n'est pas restée non plus imperméable aux influences. Par définition multiraciale et même multiconfessionnelle puisqu'elle a laissé subsister, entre autres, les communautés juive et chrétienne, la nouvelle société se mettait en demeure de réaliser son équilibre... Mais, là aussi, le conflit a été rude. L'irrésistible ascension politique de l'ethnie iranienne, gardienne des fastes de la civilisation sassanide, la préservation du savoir et de la pensée helléniques, la subsistance d'échos de la spiritualité indienne, l'exportation du modèle berbéro-arabe vers une Andalousie qui allait profondément en remanier les traits, tout cela désigne les sites où allait se tenter la synthèse. L'élément spécifiquement arabe allait y prendre sa place, mais au prix d'une adaptation qui allait le conduire loin de ses paysages d'origine.

Au cœur des conflits et largement ouverte aux influences, cette culture reste dominée par le scientisme et se tourne tout entière vers la connaissance. Le genre littéraire le plus authentiquement arabe, la poésie, y fait peu à peu figure de distraction futile. Son corpus archaïque a beau servir aux grammairiens de modèle linguistique, elle a beau constituer un exercice social des plus appréciés, prendre place en toute éducation comme ornement de l'esprit et parure de la parole, elle est exclue de l'élaboration culturelle décisive. La poésie va se limiter à la célébration des grands personnages et propager un discours fermement tenu par les exigences d'une morale et les nécessités de la politique. La poésie lyrique, éclatante de promesses jusqu'à la fin du IIe siècle de l'hégire (c'est-à-dire le VIIIe siècle après J.-C.), est vite saisie par l'exercice d'école et s'affadit à trop répéter ses rythmes et ses images. Les derniers élans de création véritable devront être cherchés dans les textes de quelques grands mystiques.

Ce qui frappe est que cette littérature néglige l'individu parce qu'elle se méfie de ses surprises. Elle essaie d'en représenter un portrait modelé par l'idéologie dominante. Elle veut en orienter le dessin et admet fort peu d'effets de rupture. Littérature de la norme et de la répétition, elle efface l'individuel devant le collectif, le particulier devant le général. Tout y privilégie l'abstraction unifiante au détriment de la différence et du réel. C'est pourquoi le récit n'a pu y prendre racine et encore moins le théâtre : car c'est un être humain idéalisé en ses vertus et fixé dans ses attitudes qu'elle envisage et dont elle veut délimiter étroitement le rapport au monde. La littérature reste ainsi sous la surveillance du discours scientifique dont les enjeux sont eux-mêmes soigneusement définis. Même la maqama, délivrée de ses mendiants et surchargée d'effets linguistiques, vire à l'exercice de connaissance. Les clercs font bonne garde, qui coulent la vie dans des abstractions ordonnées et réduisent l'imaginaire aux sites explorés par la raison, raison islamique qui seule a le droit de légitimer les métaphores.

Tout cela explique la place réservée à la littérature dite « populaire » et tout spécialement au conte. Activité ludique, elle peut accompagner le social, mais ne saurait se situer dans la culture. Elle est en fait qualifiée de futile, voire d'infantile. C'était reconnaître d'ailleurs que cette littérature portait des traces de désir, qu'elle débusquait des ombres et découvrait d'étranges violences ; bref, qu'elle était dangereuse comme un miroir offert à ce qui existe mais ne se pense pas. Infériorisée et marginalisée, cette littérature va entrer dans le ghetto de l'infraculture.

Page 54: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Ces données permettent de mieux suivre l'évolution des écritures, telle qu'elle va être ici retracée. Cette évolution raconte aussi la prodigieuse aventure d'une langue, à l'origine réservée à une communauté restreinte et ignorée, soudain mise en demeure de s'imposer à tout un empire et d'exprimer les desseins de toute une civilisation. On conçoit mieux dès lors l'impressionnante mutation qu'a dû subir cette culture pour accéder à la modernité. Car le mouvement est inverse cette fois : ce que l'on peut appeler l'arabité ne part pas à la conquête du monde, elle en reçoit l'assaut en plein cœur. Il faut soigneusement interroger l'histoire économique et politique de cette période, analyser l'évolution des sociétés et des mentalités, scruter avec attention les représentations que l'on se fait aussi bien de soi-même que de l'Autre présent en soi, pour comprendre les métamorphoses de l'écriture arabe.

Durant le XIXe siècle et jusqu'au premier conflit mondial, les genres anciens se perpétuent ou essaient de s'adapter avec plus ou moins de bonheur aux nouvelles sensibilités. Mais c'est une rupture qui se prépare et une réorientation radicale des fonctions et des formes littéraires. La Seconde Guerre mondiale, qui touche cette fois directement les pays arabes du Moyen-Orient au Maghreb, constituera un tournant décisif. Les conflits de la décolonisation maintiendront le mouvement vers l'éclosion d'une conscience moderne. De crise en crise, la littérature, étroitement ajustée aux normes de la production universelle dont elle se nourrit maintenant de façon naturelle, accompagne l'histoire, en fait son texte profond et s'en veut parfois l'annonciatrice.

La poésie est la seule forme d'écriture qui accompagne sans discontinuité le destin culturel arabe. Seule à le constituer avant la révélation du Coran, perdant son hégémonie mais gardant le prestige du verbe inspiré lors de la mise en place de la culture islamique, elle accumule un ensemble énorme de textes dont aucune périodisation historique ne peut rendre compte, encore moins le caricatural découpage selon les dynasties, leur âge d'or, leur décadence.

L'étude sérieuse de ce corpus devrait s'appuyer avant tout sur une histoire exhaustive de la langue dont nous ne disposons pas, pas plus que nous ne disposons du véritable état d'une production originelle qui précéda l'Islam de plusieurs siècles et ne fut mise que très partiellement par écrit au cours des Ier et IIe siècles de l'hégire, à temps néanmoins pour servir de base à la définition d'un art poétique au IIIe siècle. Il faut ajouter que les distinctions entre poésie dite préislamique et poésie umayyade, entre cette dernière et la poésie dite abbasside sont purement idéologiques et concourent plus à renforcer la croyance en une mutation radicale, et bénéfique, qu'à rendre compte de la réalité des choses.

Il est donc nécessaire de mettre en évidence une situation culturelle avant de procéder à une description du texte qui lui est rattaché. Cette situation fait apparaître un paradoxe que la synthèse islamique va s'efforcer de réduire. Le Coran déclenche la mise en place d'un dispositif qui ne trouvera son équilibre que plus de deux siècles plus tard. L'une des volontés de la nouvelle société est de bouleverser de fond en comble les assises sociales,

Page 55: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

économiques, politiques et juridiques de la société bédouine. L'unification, la centralisation sont les mots d'ordre dominants de l'idéologie musulmane. Au centre du dispositif, le Coran, texte révélé en langue arabe. Or cette langue n'a fait l'objet d'aucune réflexion, ses pratiques grammaticales sont diverses, son lexique est multiple, sa graphie tout à fait imprécise. L'établissement de la vulgate coranique, sa mise par écrit, sa compréhension, tout cela exige un instrument mis au point et surtout unifié. Or seuls les Arabes, en majorité des Bédouins, manient cette langue, et leur poésie est le seul texte (en dehors des contes et légendes) qui puisse servir de référence. C'est donc elle qui va servir de base à la réflexion linguistique. On entreprend de la fixer. C'est ici que surgit l'interrogation sur l'authenticité de ces textes que philologues, grammairiens et informateurs se sont évertués à rassembler, à forger diront certains.

Le problème étant parfaitement insoluble et l'incertitude totale, il nous faut retenir l'hypothèse choisie comme vérité par la culture arabe elle-même pour saisir les mécanismes de sa mise en place. Car il y a eu choix : de l'aveu même des critiques (al-Gumahi, Ibn Qutayba...), tout ne pouvait et ne devait pas être retenu d'une production pléthorique. La poésie, certes, était le conservatoire de la langue, la mémoire vivante des exploits et surtout des qualités d'une race. Mais elle présentait des inconvénients graves : c'était un exercice futile à l'heure du règne de la connaissance scientifique, subversif dans ses écarts à l'heure de la norme révélée, déplacé par le souvenir qu'il magnifiait d'un humanisme et d'un mode de vie que le nouvel ordre allait supporter de plus en plus mal. Il fallait faire de ce souvenir une simple nostalgie reléguée dans les mémoires au point de devenir un mythe, et ne plus jamais lui accorder qu'une fonction strictement contrôlée. Les représentations de l'imaginaire bédouin mis sous surveillance prenaient place dans « la culture »... elles devenaient de la littérature.

Le choix s'est exercé à tous les niveaux : lexique, thèmes, poèmes et surtout poètes. On a décrété que des tribus entières, comme par hasard tardivement converties, n'avaient pas de poètes, telle celle de Himyar, ces Yéménites du Sud qu'allait poursuivre l'ostracisme, mais aussi celle des Quraysh qui n'aurait pas eu de grand poète avant de donner le jour à Muhammad - que rien n'irritait plus que d'avoir été traité de poète. Car il le fut à la récitation de ces fulgurantes sourates mekkoises dont la poésie est si profonde. Il lui fallut jeter l'anathème, dans le Coran même, sur ces dangereux créateurs d'illusion, tout à la fois pour imposer une infranchissable distinction entre verbe sacré et parole profane, et, dans le même mouvement, pour obliger ces redoutables manieurs du langage à mettre leur arme au service de la foi nouvelle. Quelques-uns d'entre les réfractaires payèrent de leur vie leur refus de se plier et l'on n'a presque plus rien des poèmes qui, sans doute aucun, ont été écrits contre la jeune religion.

Il reste que le corpus réuni par les anthologues postérieurs, avec d'ailleurs une remarquable minutie scientifique pour certains d'entre eux mais dans les limites indiquées, s'inscrit dans la sensibilité culturelle arabe et va servir de base à la définition d'un art poétique.

Page 56: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

La poésie arabe se présente sous forme de poèmes à rime et à mètre uniques. Le mètre est constitué par un nombre déterminé de pieds dont la nature, le nombre et les altérations sont strictement réglementés. Chaque pied est constitué par une succession de brèves et de longues rythmée par des accents fixes et un accent de rime. Le poème n'a pas de forme fixe, excepté pour un genre dont il sera question à propos de la poésie andalouse. Il peut aller du distique à la laisse de plus de cent vers.

Dès le IIe/VIIIe siècle, al-Khalil b. Ahmad présenta une théorie explicative de la métrique arabe qui a fait l'objet d'importants travaux récents (K. Abu Deeb, G. Awad, G. Bohas). La réflexion linguistique et sémantique aboutit à un premier essai de définition par Ibn Qutayba au IIIe siècle de l'hégire (IXe s.). En fait, cet auteur n'est pas un poéticien. Il entreprend une synthèse de la culture islamique et attribue à la poésie la place qui lui revient. Ce faisant, il présente un modèle du poème (qasida) dont il codifie l'organisation thématique. De là date le célèbre schéma tripartite : nasib, rahil, madih (introduction élégiaque, voyage vers le destinataire du poème, éloge de celui-ci), qui requiert un commentaire.

L'art poétique défini par Ibn Qutayba donne la prééminence au grand poème officiel et privilégie ainsi le panégyrique au détriment d'autres genres qui se partageaient l'exercice poétique. Il en codifie, dans le même temps, l'organisation. Or ce n'est pas le corpus archaïque qui fournit ce modèle, mais la production postérieure qui le met au point et les contemporains d'Ibn Qutayba qui l'imposent définitivement. Pour cette raison, déjà, ils ne sauraient recevoir le nom de « néo-classiques » qu'on leur a donné (R. Blachère entre autres). Ils fondent au contraire le classicisme. On ne sortira guère de la voie qu'empruntent Abu Tammam, avec une écriture particulière, il est vrai, al-Buhturi et Ibn ar-Rumi au cours du IIIe/IXe siècle.

En fait, la qasida est une synthèse et juxtapose les trois registres essentiels dont joue effectivement la production archaïque : le nasib, élégie et poème d'amour, recueille l'expression du lyrisme individuel et collectif. Méditation mélancolique sur soi-même et sur le caractère inéluctablement clos du destin, il laisse parler l'âme et le cœur. Le rahil place l'homme dans l'espace et lui fait affronter, et vaincre, la terrible hostilité de la nature. Dans cette exaltation des qualités humaines, la langue fait appel à toutes ses ressources descriptives et expressives. Restait la dimension sociale, que le madih inscrit dans le poème. Ce rapport aux autres emprunta plusieurs formes mais le panégyrique l'emporta finalement, marquant l'orientation donnée à la fonction du poète.

Ainsi se trouve dessiné le modèle idéal de la qasida, ébauchée implicitement une hiérarchie des genres et codifiée une écriture dont même le lexique doit se soumettre aux règles du bon goût. L'académisme va jusqu'à interdire aux poètes « modernes » de transgresser ces canons. C'était à la fois imposer une certaine forme de poésie, l'attribuer aux pères fondateurs d'une écriture archaïque soigneusement passée au crible, et la fixer pour modèle intangible. La critique raisonnera pendant des siècles sur ces données. Il faudra attendre les philosophes logiciens, tout particulièrement al-Farabi (IVe/Xe siècle) et Ibn Sina (Avicenne, Ve/XIe siècle), pour engager la réflexion sur d'autres voies et analyser le

Page 57: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

poétique comme mode particulier de production de sens. Alors apparaît l'opposition fondamentale entre énoncé propre à établir une vérité et énoncé poétique. La distinction s'opère entre une raison mise au service de la connaissance et le poétique, instrument de l'imaginaire. Dès lors al-Gurgani et Hazim al-Qartaganni pouvaient présenter leurs remarquables analyses.

Les historiens arabes de la littérature maintiennent son nom de poésie de la Gahiliyya, terme désignant la période précédant la révélation de l'Islam, par conséquent celle de l'« ignorance ». Apocryphes ou authentiques, ses plus célèbres poèmes, les Mu‘allaqat, font partie du bagage de tout homme cultivé. Ils ont été abondamment commentés et plusieurs traductions en ont été faites en français. Les noms de ‘Antara, ‘Amr b. Kultum, Imru' al-Qays, Labid, Tarafa, Zuhayr, etc., sont inscrits dans le panthéon des lettres arabes. Mais les noms de bien d'autres poètes nous sont parvenus et nous sommes certains qu'une grande partie de cette production s'est perdue. N'oublions pas que la pratique orale de l'improvisation poétique s'est maintenue jusqu'à nos jours, au Maroc par exemple, que le poète n'était pas un « auteur » soucieux de constituer une œuvre, mais un étonnant manieur de verbe dont l'exercice prenait place dans la vie collective en des occasions déterminées. Il est au fond moins important de noter la perte de ces poèmes que d'observer que l'usage de l'écriture n'a pas mis fin à l'oralité et à ses modes de création : on peut affirmer que plusieurs de nos propres contemporains les pratiquent encore.

La poésie archaïque révèle d'abord une immense nostalgie. Elle chante le souvenir de moments heureux, glorieux ou périlleux. L'amour, l'affrontement et la mort peuplent la mémoire. L'existence s'y magnifie dans sa fragilité, l'homme se dit en cette étrange fraternité qu'il ressent à l'égard d'une nature à la fois nourricière et menaçante. Il faut avoir vu les terribles paysages des déserts d'Arabie pour comprendre la précision, la gravité de la langue qui les décrit. Pouvoir distinguer le nuage porteur de pluie de la nuée stérile, prévoir l'ondée ou la pluie lourde, lire sur le sable la force du vent, se guider à l'étoile et comprendre à la trace légère que l'ennemi est là, tout cela relève d'une science qui assure une vie. Dire le monde, c'est prononcer une parole de survie.

Le poète arabe bédouin est celui qui tire d'une existence menacée les images d'un passé heureux. Le souvenir est d'autant plus aigu que le moment a été fugace. C'est dans ce contexte qu'il faut replacer l'impeccable technicité de cette poésie, qui constitue sa deuxième caractéristique. On a souvent parlé de rudesse à son sujet, et même ajouté que ces « œuvres savantes étaient bourrées de vocables obscurs ». Ce jugement, à première vue surprenant, d'un orientaliste rejoint en partie celui qu'émet la critique arabe des siècles qui suivent l'Islam. Tout, dans la culture musulmane, prononce l'effacement de la culture bédouine. L'urbanisation accélérée de l'empire et surtout sa centralisation provoquent une mutation progressive des mentalités. Les modes de vie changent. Au bout de quelque temps, le lexique du désert n'est plus compris par les nouveaux citadins. Même des commentateurs avertis des Mu‘allaqat (Zawzani notamment) ne saisissent plus non seulement des nuances, mais la signification de certains termes. Or les registres lexicaux touchant à la flore, à la faune, à l'eau, au sable, à la météorologie, aux codes sociaux et

Page 58: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

moraux, etc., ne sont ni savants ni obscurs, ils sont tout simplement précis. C'est à partir d'eux que se forment les images, et, lorsque le langage se métaphorise, c'est à partir d'eux que s'effectuent les transferts de sens et l'échange des signes. Les qualificatifs de garib (étrange, peu ordinaire) et de wahsi (sauvage), appliqués postérieurement à une partie du vocabulaire bédouin, signifient en fait que ces mots ne fonctionnaient plus hors du système qui les vit naître : ils étaient sortis de la culture.

Au-delà de ce langage et de cette langue, la poésie archaïque contribue à conserver une certaine image mythique de l'Arabe. Amoureux innocent ou cynique, héros sans reproche ou brigand indomptable, hôte d'une générosité inouïe ou ennemi acharné à la vengeance, le poète accumule des traits qui finissent par se fondre dans le même portrait. La culture arabe gardera en mémoire le souvenir d'un temps de liberté et de fierté. Image d'Épinal peut-être que celle d'un homme sur son coursier affrontant les périls de l'existence, mais pas plus que celle du chevalier en quête du Graal. Ainsi s'avouent l'angoisse et l'espérance.

De toute façon, cette poésie allait marquer les siècles suivants par son esthétique. Ces tirades amples, puissamment rythmées, dont le vers revient sans cesse entonner le chant de la même rime, dont la phrase s'ajuste étroitement aux limites du vers sans pour cela émietter le discours, constituent de grands morceaux d'anthologie.» sur Internet Les successeurs

Nous l'avons écrit, l'appellation d'umayyade ou d'abbasside appliquée à la poésie n'a aucun sens. Il convient donc de distinguer les facteurs qui ont orienté l'évolution de la production. Trois d'entre eux nous semblent décisifs :

– Un facteur socio-politique qui touche à la fonction du poète et à l'exercice de son art. L'institution du califat instaure la centralisation du pouvoir et ne saurait s'accommoder de l'organisation tribale. Celle-ci, d'autre part, est minée de l'intérieur par différentes dispositions juridiques prises par la loi coranique ou issues d'elle. Muhammad a lui-même mis au pas les poètes conviés à se mettre au service du nouvel ordre. C'est ainsi que commence la mutation qui va progressivement les conduire au rôle de thuriféraires. Le poète vit de sa poésie, il doit l'offrir à un personnage puissant, si possible le calife en personne. Le calife et les grands du monde vivent à Damas puis à Bagdad. Hors des palais de la capitale, il n'y a guère d'espoir de parvenir à la célébrité.

Un facteur culturel qui touche au statut de la poésie. Celle-ci est peu à peu dépossédée de ses attributions par la prose. Tour à tour l'art oratoire, l'art épistolaire, l'historiographie se chargent des tâches confiées auparavant à la poésie. Déjà réduit à la célébration des gloires officielles, le poète se voit exclu de toute mission jugée importante. La culture le condamne à ce qu'elle juge futile.

Un facteur proprement littéraire qui va exercer son action sur l'écriture elle-même. Il joue à la fois sur la langue qui se dépouille de son lexique archaïque pour accueillir

Page 59: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

l'expressivité de son temps, et sur la nature des thèmes traités. Les poètes d'origine iranienne ont joué dans cette évolution un rôle important mais non exclusif comme certains ont pu le croire.

Ces actions se sont développées simultanément ou de façon indépendante, se sont conjuguées ou combattues. Elles ont marqué la poésie arabe de telle sorte qu'on peut déceler assez aisément ses grandes lignes de clivage.

Le terme de poésie officielle n'est pas encore péjoratif. Il le deviendra. Il désigne l'énorme production consacrée depuis l'Islam et jusqu'à Sawqi et Hafiz Ibrahim (morts tous deux en 1932) à des personnages puissants de la classe politique. Elle est faite des poèmes les plus longs et les plus nombreux que compte la poésie arabe. C'est par cette épreuve que doit passer le poète s'il veut conquérir la renommée. C'est en elle qu'il fait la démonstration de sa maîtrise, devant des laudataires et ses futurs pairs.

Le registre de cette production s'étend au panégyrique, au thrène et à la grande satire. Les trois genres ont leur racine dans les usages poétiques archaïques, mais s'adaptent très vite aux normes de la nouvelle société. La satire, en particulier, prend une extension qu'expliquent la volonté pour le poète de ridiculiser ses concurrents, et surtout la nécessité de mettre l'invective au service d'une cause, la plupart du temps celle du pouvoir. La puissance concentre et aiguise les appétits. Oppositions tribales ou ethniques, conflits religieux, affrontements politiques multiplient les clientèles en dessinant les clivages. C'est ce qui fait du panégyrique et de la satire deux formes de la même inspiration. Les grands fondateurs de cet exercice furent au premier siècle le chrétien al-Ahtal, Garir et al-Farazdaq, trio célèbre pour les violentes diatribes (dites naqa'id) que ses membres échangèrent. Il faut citer à leurs côtés Tirimmah et Kumayt.

Nous sommes encore proches de la période préislamique, et il revient à cette génération d'avoir joué un rôle de transition éminent. L'examen de leurs œuvres, comme de celles des contemporains du Prophète Hassan b. Tabit et Ka‘b b. Zuhayr, permet de se faire une idée assez fidèle de ce qu'a pu être l'art poétique préislamique. Le vocabulaire, les images, les thèmes et surtout les modes de poétisation du langage sont là. Mais, en même temps, la forme-qasida se profile en leurs poèmes et commence à régir les grands registres de la poésie. L'inspiration bédouine se fait sentir à tous les niveaux, mais elle est déjà prise en charge, canalisée en quelque sorte. Et ce n'est pas un hasard si plusieurs critiques archaïsants considèrent que la période des grands maîtres s'achève avec Dur-Rumma, autre poète de cette génération. Outre la volonté de s'opposer à toute évolution, ce jugement signifie aussi qu'un genre encore mal défini est en train de s'imposer comme catégorie esthétique.

Dès lors, et pour plusieurs siècles, la poésie « officielle » va consacrer ses grands talents. Voici Bassar b. Burd, Muslim b. al-Walid mais aussi Abu Nuwas, dont nous reparlerons, au

Page 60: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

IIe/VIIIe siècle, Abu Tammam, ‘Ali b. al-Gahm, al-Buhturi, Ibn ar-Rumi au IIIe/IXe siècle, al-Mutanabbi au IVe/Xe siècle, sans parler des Andalous qui seront cités à part. Chacun imprimera son style propre à un exercice convenu. Abu Tammam épuisera les ressources de la langue, al-Mutanabbi sera saisi d'un souffle prodigieux, tous contribueront, au fil du temps, à édifier l'œuvre d'un classicisme parvenu au sommet de la maîtrise.» sur Internet La poésie en quête d'elle-même

Les mêmes textes qui codifient la poésie officielle laissent deviner l'existence d'une autre écriture qui serait le fait d'une génération ayant connu la notoriété au cours de la deuxième moitié du IIe/VIIIe siècle. Emmenée par des hommes tels que Abu Nuwas, al-‘Abbas b. al-Ahnaf, Abu l-‘Atahiya..., elle aurait introduit un modernisme suspect à plus d'un titre. En premier lieu, parce que ses partisans se recrutaient surtout parmi des poètes d'origine persane ; ensuite, parce que cette poésie, consacrée à l'amour et aux plaisirs, exhibait un libertinage blâmable ; enfin, parce qu'elle portait atteinte à la conception qu'on essayait d'imposer de la forme-poème et plus généralement du poétique.

Il apparaît que cette analyse est purement idéologique. Elle s'inscrit dans les affrontements qui ont pour enjeu la conduite de l'empire et, pour ce qui nous concerne, la définition d'un équilibre culturel. Un art poétique a été fixé à partir du corpus archaïque, et la primauté a été conférée à une écriture qui illustre ses règles. Il se trouve simplement que le classicisme ainsi défini néglige une réalité tout à la fois littéraire et sociale. Il s'agit de la présence au sein même de la poésie archaïque des premiers éléments de ce que l'on appellera modernisme. Celui-ci ne surgit pas soudain sous la plume d'écrivains de la deuxième moitié du IIe/VIIIe siècle, mais se met en place dès le premier à partir d'éléments préexistants de la période anté-islamique. Le modernisme ne naît pas au IIe/VIIIe siècle, il y achève sa période faste.

Par ailleurs, l'élément iranien, qui entend jouer son rôle à tous les niveaux, ne s'élève pas tant contre un art poétique arabe que contre ses catégories esthétiques d'origine bédouine. La centralisation et l'urbanisation ont provoqué - nous l'avons vu - une mutation radicale des mentalités et des modes de vie. Qu'il fût d'origine arabe ou persane, le poète ne pouvait que percevoir l'écart qui se creusait entre le langage du rituel et celui de la création.

C'est à l'amour que devait se consacrer en grande partie cette poésie de la liberté. Au-delà de la diversité des situations et des variations de registre, on peut suivre l'évolution du poème d'amour qui va mettre au point ses langages. Celui de l'amour impossible ou brisé que mettent en scène les couples, célèbres désormais, de Magnun et Layla, Gamil et Butayna, Kutayyir et ‘Azza. Celui de la galanterie encore musclée chantée par ‘Umar b. Abi Rabi‘a. Celui d'une passion de vivre qui conduisit à la mort le dernier calife umayyade al-Walid b. Yazid. Nous sommes trop près ici de l'anté-islam pour ne pas conclure que le chant d'amour y a trouvé les formes essentielles de son inspiration. Qui en pourrait douter à la lecture de cette chronique des pauvres amants à laquelle donneront naissance les poèmes du fou d'amour (Magnun) et de Gamil ? La culture bédouine s'y exprime en chaque mot, en chaque image, et jusque dans cette innocence limpide qui devait marquer si fort la production courtoise.

Page 61: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Comment, d'autre part, attribuer aux poètes d'origine persane l'entière responsabilité du modernisme libertin, alors que déjà 'Umar b. Abi Rabi‘a célèbre ses victoires galantes d'aristocrate mekkois, alors que surtout le calife al-Walid donne la parole à tout désir en des vers qui pourraient être attribués à Abu Nuwas ? En vérité, le clivage s'est produit rapidement entre une poésie qui va progressivement se ritualiser, se fixer dans une sorte d'a-temporalité du langage, se constituer en modèle, et une poésie à dessein historique par son lexique, ses images et ses thèmes. L'annonce est faite de l'œuvre immense de Bassar b. Burd et de celle d'al-‘Abbas b. al-Ahnaf exclusivement consacrée à la courtoisie.

Plus radicale encore la contestation portée par le poète bachique. Nous sommes ici encore en présence d'une tradition pré-islamique attestée par plusieurs textes dont la mu‘allaqa de ‘Amr b. Kultum et surtout celle de Tarafa. Pour celui-ci, le plaisir du vin n'est pas seulement l'occasion de poèmes descriptifs, il est le symbole d'une philosophie de l'existence. L'observation vaut pour tous les poètes de la cour des princes d'al-Hira : aussi bien l'Arabe converti à l'islam Abu Mihgan que les chrétiens ‘Adi b. Zayd et al-A‘sa' Maymun doivent être tenus pour des précurseurs. L'inspiration bachique met en place son registre, perfectionne ses instruments, établit ses relations avec le poème d'amour et la composition florale (rawdiyyat). Au Ier siècle s'illustrent al-Ahtal, chrétien lui aussi, et al-Uqaysir al-Asadi, pur arabe faisant partie d'un groupe de libertins de Kufa et qui introduit dans la littérature un personnage de bohème sympathique et peu recommandable. La voie tracée allait être parcourue par les œuvres du calife al-Walid b. Yazid, d'Abu l-Hindi, de Muslim b. al-Walid et enfin d'Abu Nuwas dont le génie rassemble et magnifie les traits d'une production bachique unique dans la littérature universelle.

Mais la courtoisie allait devenir assez vite exercice de salon et le libertinage exercice de style. On va, durant des siècles, réécrire Bassar, al-Ahnaf ou Abu Nuwas, à l'heure même où sévissent les épigones d'Abu Tammam, d'Ibn ar-Rumi ou d'al-Mutanabbi. L'approfondissement allait s'effectuer ailleurs, dans une poésie consacrée à la foi, à la quête de Dieu et à la réflexion. Elle apparaît dès le IIe/VIIIe siècle dans les Zuhdiyyat (poèmes d'ascèse) d'Abu l-‘Atahiya et dans les compositions de la mystique Rabi‘a l-‘Adawiyya. Elle trouve sa consécration dans les textes d'al-Hallag, Ibn al-Farid ou encore d'al-Niffari auprès desquels, et ce n'est pas un hasard, des contemporains tels Adonis ou ‘Abd as-Sabur vont chercher une inspiration qui se nourrit d'une passion. Cette poésie trouve enfin la voix étrange du très grand Abu l-‘Ala' al-Ma‘arri dont la hautaine désespérance prit les accents d'un scepticisme existentiel des plus troublants. Dans ces œuvres, l'écrivain se noue à son écriture, lui confie son aventure intérieure, lui imprime les élans de son âme. Il ne peut la communiquer qu'à celui qui partage et ses tourments et l'ambition de sa quête. Poésie souvent difficile, qui se nourrit d'une extase d'initiés, mais poésie de passion. En elle se joue le destin d'un être et s'enflamme son mortel désir de s'anéantir en Dieu. Elle donne en quelque sorte la représentation d'un drame dont le poète ne fait qu'espérer l'issue. C'est bien cela qui la distingue et la fait apparaître à certains contemporains comme un avant-dire de leur propre parole. Le désir y précède le verbe alors qu'en ces âges l'esthétique de l'écriture avait imposé ses canons que le poète respectait en restant absent de lui-même.

Page 62: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Ainsi se poursuivit l'aventure d'une poésie médiévale qui devait survivre jusqu'au XXe siècle. Il ne convient pas plus de la confronter aux aventures nouvelles que de la déclarer intangible. Elle a exploré les sites d'une culture, magnifiquement exploité les ressources d'une langue, fait entendre un chant qui, même mille fois répété, ravit ceux qui aiment l'écouter. D'autres exigences vont faire naître d'autres voix.

Écrit par Jamel Eddine BENCHEIKH

Le discours critique sur la prose arabe classique est semble-t-il à reformuler. Soutenu par une conception des études littéraires dominée par un esprit historiciste, ce discours, surtout dans sa version orientaliste, ne s'est guère intéressé aux problèmes théoriques que pose ce mode d'écriture.

En effet, il est resté tributaire, peu ou prou, des grandes lignes tracées en 1927 par l'article de l'orientaliste français W. Marçais sur les origines de la prose arabe classique, où apparaissent une orientation méthodologique, une théorie et une prise de position. L'orientation méthodologique fut dictée par le mode de transmission orale qui exposait le patrimoine à toutes sortes de vicissitudes, d'où la nécessité de l'approche philologique et chronologique pour authentifier les textes, fixer les étapes d'une évolution et détecter ses variations : travail nécessaire à toute histoire, littéraire ou autre. Sur le plan théorique, Marçais pense que la prose est un mode d'écriture qui vient, inéluctablement, après la poésie parce que « l'avènement de la prose à côté des vers dans l'histoire des peuples marque une conquête de l'intelligence sur la sensibilité ». Enfin, faisant sa propre lecture des faits, l'auteur affirme que la prose littéraire a vu le jour grâce aux efforts de non-Arabes et surtout grâce à Ibn al-Muqaffa‘ (714-757) qui a su trouver à la langue arabe « des ressources insoupçonnées » et apporter aux gens de son époque « de grandes nouveautés ».

Des travaux considérables ont été accomplis dans ces trois directions. Un examen minutieux des spécimens conservés à partir d'une transmission orale a permis de séparer les textes authentiques des apocryphes inventés par les philologues tardifs, et d'approfondir notre connaissance de cette tradition sous toutes ses formes : les proverbes, les harangues, les fables, les contes merveilleux ou plaisants, etc. Nous avons, aujourd'hui, certes, beaucoup plus de lumière pour suivre ce que Régis Blachère appelle, magistralement, « le cheminement de la prose oratoire vers la prose littéraire ».

De son côté, Taha Husayn, sans partager tout à fait les développements orientalistes sur le génie littéraire d'un Ibn al-Muqaffa‘, reprend la thèse de Marçais sur les impératifs de la genèse des genres et la développe dans le but de rassurer certains esprits suspicieux et d'atténuer le débat, passionné jusqu'à la polémique, qui portait sur la participation de facteurs allogènes à la naissance de la prose.

Page 63: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Çà et là ont été soulevés des problèmes relevant de la théorie littéraire. Des analyses d'une remarquable finesse ont été ébauchées afin d'asseoir l'authenticité des textes sur des critères objectifs immanents par une sorte de critique interne qui essaie de détecter les « noyaux » anciens conservés à travers les différentes transformations textuelles. Le travail philologique se trouve enrichi par une orientation critique qui accorde une grande importance à la forme et qui guette la signification des variations opérées sur un même thème ou sur un même noyau.

Mais, à vrai dire, jamais les problèmes théoriques et méthodologiques que pose la typologie littéraire n'ont été, sérieusement, posés, encore moins ceux qui touchent au statut de l'écriture et de l'écrivain.» sur Internet Les principes d'une indétermination

Il y a, d'abord, cette ambiguïté quant au sens du mot « prose ». Son champ, généralement défini par rapport à la poésie, recouvre, de fait, toute la production langagière sans distinction entre ce qui est littéraire et ce qui l'est moins. De là dérive la difficulté de distinguer, dans les textes en prose, entre ce qui renvoie à une typologie fonctionnelle et ce qui renvoie à une typologie structurale.

Dans le cadre de la prose arabe médiévale, cette ambiguïté se trouve nourrie par plusieurs facteurs : l'hégémonie d'un mode d'expression littéraire, la poésie ; une conception esthétique qui ne dissocie pas le beau de l'efficace ou qui impose à tout discours en arabe classique d'allier le dire au bien dire ; le statut même de l'arabe classique ; enfin, cette étonnante conception de l'adab, où « le savoir à transmettre est indissociable des modes mêmes de sa transmission ».

Parce que la poésie est « le moment le plus achevé de la littérature arabe » et le mode d'expression où s'est fixé, pour l'essentiel, le rapport des Arabes à leur langue, la tradition critique a relégué la prose au second plan. Non seulement elle est toujours définie par rapport à la poésie - définition tautologique et inopérante - mais, plus encore, un ouvrage aussi important et tardif que la ‘Umda d'Ibn Rasiq (mort en 1064) continue, dans la pure tradition de la mufahara ancestrale (les disputes de préséance), à faire le partage des mérites entre la poésie et la prose : la part de cette dernière, on s'en doute, est bien maigre.

Ibn Rasiq ne cède pas ici à un rituel bien connu des auteurs arabes. ‘Askari (mort en 1010), un siècle auparavant, a fait de même quoique dans un esprit différent : son fameux traité As-Sina‘atayn (« De la poésie et de la prose »), qui devait porter, comme son titre l'indique, sur les deux modes d'écriture, s'est vite transformé en une « poétique » au sens restreint.

Malgré l'exposé magistral qui ouvre, en guise de prolégomènes, le Hayawan (« Le Livre des animaux ») de Gahiz (mort vers 868) où les mérites de la poésie sont atténués au profit de la prose, signe annonciateur d'une mutation profonde de la société et du savoir, la prose reste une forme de seconde importance.

Page 64: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

L'avènement du Coran aurait pu lui donner un statut privilégié, n'eût été ce dogme de l'« inimitabilité » qui a aussitôt poussé les musulmans à le placer « au-dessus des productions humaines ». Les conséquences de cette transcendance du texte sacré ont été décisives. Par son statut spécial et des inhibitions que les traditionnistes et les exégètes firent peser sur les écrivains, le Coran n'a pas été à l'origine d'un mouvement littéraire qui aurait mis toutes ses ressources stylistiques et artistiques au service d'une création littéraire dépassant le cadre de ses préoccupations. Le grand tournant aurait été la profanation de ses procédés. Au contraire, d'un point de vue strictement littéraire, le Coran semble avoir joué, pour la prose, un rôle doublement négatif : il a imposé un modèle mais il l'a interdit. D'où ce mouvement centripète qui théologisa la plupart des écrits en prose.

De plus, cette inimitabilité tire l'essentiel de sa substance de cette culture de la forme et du verbe qui est devenue, au fil de l'histoire, le propre d'une civilisation. Le caractère sacré du message s'est fixé sur la langue qui le porte ; ce qui explique la place qu'occupe cette langue dans la vie des Arabes et leur imaginaire. Elle est l'outil qui transmet leur expérience et le corps sur lequel se dessinent les palpitations de leur âme. Langue du Coran, point de mire d'une expérience et d'une existence, elle garantit toujours à son utilisateur un degré d'éloquence et une certaine noblesse.

Parce que le Coran, révélation dont le but ultime est d'atteindre les âmes pieuses, tire sa force de sa configuration verbale, l'art et le savoir, le dire et le bien dire, l'esthétique et le pragmatique s'en trouvent profondément unis. Il n'est pas de message formulé dans la langue du Coran qui ne garantisse pas un minimum d'art. Le fondement de la théorie littéraire des Arabes réside dans cette consubstantialité du beau et de l'efficace.

Tout cela va être consolidé par cette étonnante conception de l'Adab, qui désignait un esprit plutôt qu'un genre et qui, par souci d'humanisme, opéra entre les différentes sciences un brassage fulgurant. L'interpénétration des domaines rendait difficile le départ entre ce qui était littéraire et ce qui ne l'était pas. Outre qu'elle réduisait le couple poésie/prose à une opposition formelle, cette conception n'a pas permis à la conscience critique des Arabes d'approfondir le débat concernant la problématique des genres ni de s'attarder sur le rapport sens/forme. En effet, mis à part les quelques considérations générales sur la convenance de certains traits du discours à une situation ou à un thème, les écrits en prose ont été considérés, le plus souvent, comme formant un même bloc, devant, par conséquent, répondre aux mêmes critères artistiques quant à leur style et leur forme. Ce que l'on exigera d'un Tawhidi (mort en 1009) dans Al-'Imta‘ wa-l-Mu'anasa (« De la délectation et de la bonne compagnie »), livre à caractère plutôt littéraire, on l'exigera d'un Mas‘udi (mort en 956) dont l'œuvre majeure, Murug ad-Dahab (« Les Prairies d'or »), est nettement à vocation historique. Et il n'est même pas certain que l'on puisse trouver à un Kitab al-Buhala' (« Livre des avares ») des caractéristiques morphologiques qui ne soient pas dans le Hayawan.

Cela explique certains aspects de la littérature arabe : par exemple, l'absence quasi totale d'une critique de la prose et, a fortiori, d'une poétique de la prose. Celle-ci a été, de fait,

Page 65: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

acceptée comme mode d'écriture, mais comme mode imparfait qui, non seulement, ne dispose d'aucun privilège mais qui, dans une large mesure, tire ses règles de sa ressemblance ou de sa dissemblance vis-à-vis de la poésie. Elle fut considérée comme un cadre vide qui n'est pas défini en fonction de ses différentes réalisations ou de la thématique qu'il nourrit, mais négativement, par référence à une forme culte : la poésie. Il est significatif, à cet égard, que des penseurs de la taille d'Ibn Haldun (mort en 1406) se sentent gênés pour définir la prose sans se référer à la poésie, et pour lui trouver une classification autre que la partition binaire : prose entravée (muqayyad), prose libre (mursal).

Cette gêne se fait encore plus sentir dans le discours critique actuel, où la multiplicité des notions trahit un tâtonnement dont l'origine est cette difficulté à arrêter des critères formels efficaces pour distinguer les types du discours écrit en prose.

On a parlé de « prose simple » et de « prose littéraire » (Pellat) mais, à l'évidence cette appellation est loin de résoudre le problème, car le tout est de savoir comment distinguer les deux types.

On a aussi tenté de dresser une typologie selon le degré de mise en œuvre des ressources phonétiques qu'offre la langue (Miquel) ou sur la base des thèmes traités : Blachère distingue ainsi une prose juridique d'une prose littéraire ou scientifique.

Il y a certainement des écrits qui usent moins que d'autres des ressources phonétiques de la langue ou qui mettent moins l'accent sur la recherche formelle que sur le contenu même du message, mais il n'est pas certain que ces écrits ne comportent pas de valeur littéraire ni que les écrivains qui les ont composés ne soient pas animés par la même volonté de satisfaire aux stricts critères de la balaga arabe. Il suffit, pour s'en convaincre, de parcourir le traité d'optique d'un Ibn al-Haytam (mort en 1039), où la rigueur de l'exposé méthodologique et la précision de la construction théorique n'altèrent aucunement la valeur littéraire de l'ouvrage.

Bien sûr, les choses vont évoluer, et on verra naître au IVe siècle un style ou plutôt une technique qui transformera le prosateur en artisan qui, par un travail à la fois minutieux et fastidieux, va essayer d'aller au bout de l'investigation formelle et d'user, jusqu'à l'épuisement, de toutes les possibilités qui donneront la prépondérance à la structure externe du message : c'est la « prose d'art » ou « prose rimée ».

Là aussi, certaines mises au point semblent nécessaires. Il est quelque peu artificiel, comme l'a bien remarqué André Miquel, « de consacrer ainsi un développement spécial à la prose rimée ». Car cette forme, selon lui, a touché, avec le Xe siècle tous les genres de la prose arabe. L'exemple de l'histoire est très édifiant : les recherches rythmiques et phonétiques dans les écrits d'un ‘Imad ad-Din al-'Isfahani (mort en 1021) ou d'un Al-Fath ibn Haqan (mort en 1134) ne sont pas moins importantes que chez 'Ibrahim as-Sabi (mort en 994), Abu Bakr al-Harizmi (mort en 993) ou Hariri (mort en 1122). Et le mariage heureux d'une forme

Page 66: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

et d'un « genre » (la Maqama, « séance »), résultat de la conjonction d'une âme artiste et d'un contexte socio-économique, ne doit pas nous faire perdre de vue l'artifice de l'entreprise qui est, dans son essence, refus de la prose : l'emballement formel, le culte du rythme, de la rime et des prouesses du verbe nous semblent trahir un profond désir de rejet de ce mode qui est venu se greffer sur un autre en dérangeant l'équilibre d'une structure autrefois dominante.

Cette évolution étant, historiquement, inéluctable, il était plus habile de la « récupérer » en essayant de rapprocher jusqu'à identification les deux modes d'écriture. La prose se poétise et le prosateur rêve de devenir poète. La boucle est ainsi bouclée. À partir du Ve siècle de l'hégire, les grandes œuvres en prose d'un Gahiz, d'un 'Isfahani (mort en 967) ou d'un Tawhidi ne seront plus qu'un souvenir.

Ce destin pathétique, qui s'achève sur un « assassinat » commis en pleine fête à l'aide de fleurs, d'ornements et de belles parures, nous pousse à chercher les raisons de ce statut spécial et précaire qui fait apparaître la prose comme une technê soumise à l'apprentissage et non comme une création.

Le contexte historique qui a présidé à cette conception de la prose explique, en grande partie, cette destinée.

En effet, mis à part quelques pratiques orales de valeur inégale et de préoccupations diverses, et malgré les affirmations peu fondées de certains défenseurs, outranciers, de l'arabité, la prose a vu le jour vers la fin du Ier siècle grâce à des éléments étrangers, iraniens surtout, qui étaient au service de l'administration califienne.

Il est important de remarquer que cette naissance répondait à un besoin dicté par l'évolution de la société aboutissant, avec l'avènement de ‘Abd al-Malik ibn Marwan (685), à un système administratif plus ou moins bien structuré autour de quelques institutions capitales. D'où la nécessité de disposer de grands commis connaissant bien la langue et justifiant d'une connaissance ou d'une expérience dans les affaires de l'État. Les Iraniens, de par leur appartenance à une tradition politique très ancienne, étaient les mieux préparés à jouer ce rôle : ‘Abd al-Hamid ibn Yahya (mort en 750) imposa le style administratif qui servira de modèle à toute l'administration arabo-musulmane au Moyen Âge. Il fut aussi le promoteur d'un genre qui va connaître un sort heureux : l'Épître. Son épître-manifeste adressée aux secrétaires de chancellerie est restée jusqu'à une époque très tardive le code du métier.

‘Abdallah ibn al-Muqaffa‘, dont on peut dire qu'il fut le premier grand prosateur de langue arabe, est lui aussi un grand commis de l'administration califienne. Doté d'une érudition variée, il porta son attention sur la place de l'homme dans la société et les qualités morales et intellectuelles qu'il doit avoir pour échapper aux vicissitudes de l'époque. Il consacra une partie de ses écrits au savoir nécessaire à l'homme pour garantir le bien-agir dans le monde d'ici-bas et le salut de son âme dans l'au-delà. Une autre partie est consacrée à ce qu'on

Page 67: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

pourrait appeler l'« éthique politique » où sont exposés, d'une façon un peu trop explicite parfois, sa conception du pouvoir et des rapports que le monarque doit entretenir avec ses serviteurs, ses idées sur l'organisation de certains secteurs, et même des conseils ponctuels concernant un événement. Sa traduction du fameux Kalila wa Dimna, à qui il doit beaucoup de sa renommée, répond à toutes ces préoccupations réunies.

Cette naissance, provoquée par des besoins objectifs d'une société en structuration, aura des conséquences décisives sur le statut de l'écriture et de l'écrivain au Moyen Âge. Née au service d'une administration et d'un pouvoir, cette prose restera, le plus souvent, étrangère à celui qui s'en servira. Elle fut rarement au service d'un écrivain. Très vite assimilée aux autres techniques dont les constituants sont élaborés en fonction des besoins du métier, l'écriture ne sera que la manipulation, avec plus ou moins de dextérité, d'un acquis, d'une somme de règles qui régissent la convenance d'une formule à une situation : elle prendra ainsi la forme et même le statut du travail artisanal, et l'écrivain se transformera en artisan. Soumise aux règles générales du métier indépendamment des conditions de sa production, l'écriture, selon cette conception, n'est jamais individualisée ni particularisée. La conséquence inévitable est que l'art se fait par imitation de stéréotypes et non par invention.

La prose arabe classique ne changera pas de nature ni de vocation, même dans ses moments les plus prestigieux. Sans se confiner dans les préoccupations circonstancielles des premiers prosateurs, Gahiz, qui est considéré, à juste titre, comme le plus puissant prosateur de la littérature arabe, et qui sut élever la prose au plus haut degré de l'éloquence, n'a pas pu donner à l'écriture une autre orientation. Elle est, chez lui, un moyen de connaissance, l'outil d'une exploration du monde, le témoin de grands événements, mais elle n'entretient pas un rapport direct avec lui. Elle nous fait connaître, sans doute, certaines de ses convictions religieuses ou intellectuelles, mais elle ne porte pas sa vision du monde et ne dévoile pas les secrets de son âme. C'est une écriture qui nous étonne, qui nous éblouit mais qui ne nous touche pas. Et c'est pour cela que Gahiz reste, à nos yeux, un prosateur habile, plus habile que tous les autres, un grand savant qui sut réconcilier l'ardeur de la foi avec le flux de la science profane déferlant de toute part, surtout de la Grèce antique. Il était rarement écrivain. La forme ne lui appartenait pas.

L'entreprise de Tawhidi aurait pu aboutir, n'eût été cette longue tradition qui dégageait l'écrit de l'écrivain. Il est parti de lui, de ses misères et de ses frustrations, mais la forme fut vite occupée par d'autres sujets et le projet avorta.

Ainsi l'histoire de la prose arabe nous semble être l'histoire d'une rupture : rupture entre une forme et une existence, une morphologie impersonnelle et une ontologie intime. L'écrivain est exclu de son projet et tout se passe en dehors de lui, voire à ses dépens. Il n'est que le spectateur, le témoin qui regarde le monde, le transcrit selon les lois immuables de la transcendance. Il n'est jamais appelé à remodeler les formes ni à remplir de sève nouvelle les espaces et les lieux : il est là pour faire taire l'écrivain au profit du prosateur ou du virtuose.

Page 68: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

Cette rupture vient consacrer une rupture déjà plus ancienne et beaucoup plus profonde : il s'agit du rapport du texte révélé à la source de sa révélation. L'islam orthodoxe attribue la forme même du message à Dieu. Or il est impensable, dans ce cas, d'aller chercher au détour d'une structure, dans l'espace d'une figure ou dans le rythme d'une période, la charge expressive insufflée au texte par l'auteur. Dès lors, la création se trouve coupée de son créateur individuel.

Écrit par Hammadi SAMMOUD

Il faut commencer par dissiper un malentendu qui pourrait résulter de l'application du terme « grec » de rhétorique au domaine arabe. Rhétorique traduit, en effet, deux mots arabes : khataba et balagha. Or parler de rhétorique à propos de la balagha relève beaucoup plus de l'adaptation approximative que de la traduction : les « champs d'observation » de ces deux disciplines ne coïncident, comme nous allons le voir, que très partiellement. Pour désigner le fait rhétorique dans son acception grecque et plus singulièrement aristotélicienne, l'emploi de khataba est beaucoup plus adéquat. Du reste, c'est de ce mot que se sont servis les premiers traducteurs puis les commentateurs arabes de l'ouvrage d'Aristote, pour nommer cet art de la persuasion couvrant les trois champs de l'argumentation, de la composition et de l'élocution et visant à la réglementation de la parole publique. L'objet de ce que les Arabes - de Gahiz (IXe s.) à Hazim al-Qartaganni (XIIIe s.) - ont appelé balagha (qui se laisse, aussi, le plus souvent traduire par rhétorique) est plus diffus et son programme moins systématique. Très schématiquement, il s'agit de ce qu'on appellerait une pragmatique et une poétique des discours. Quelle que soit la légitimité (ou la pertinence) d'une telle définition, elle a au moins l'avantage d'indiquer que la distinction, clairement marquée chez Aristote, entre le domaine de la rhétorique (avec sa triade : rhétorique-preuve-persuasion) et le domaine de la poétique (avec sa triade poêsis-mimêsis-catharsis) n'a plus ici de sens. Nous suivrons, dans les écrits des philosophes arabes (commentateurs d'Aristote) eux-mêmes, l'amorce d'un effacement de cette ligne de partage.

Ainsi, ce qu'on appelle la rhétorique arabe médiévale, et dont on parle au singulier, est une configuration historico-linguistique dominée (très inégalement, il est vrai) par deux types de discours théoriques dont les projets, les méthodes et les programmes sont très différents. Ce qui n'a nullement empêché que s'établissent entre eux toutes sortes d'échanges implicites ou explicites.

Le corpus des textes de rhétorique (khataba) comprend surtout les commentaires des philosophes arabes - Farabi (mort en 950), Avicenne (mort en 1037), Averroès (mort en 1198), consacrés à la Rhétorique d'Aristote. Ces commentaires, loin d'être des entreprises

Page 69: Wahhabisme - Encycloediae Universalis

indépendantes, s'inscrivent à chaque fois dans le cadre d'un commentaire général portant sur l'ensemble de la logique d'Aristote. La Rhétorique d'Avicenne, pour nous en tenir ici à ce philosophe, fait partie de sa Logique qui comprend : les Catégories, De l'interprétation, les Premiers et Seconds Analytiques, les Topiques, les Sophistiques, la Rhétorique et la Poétique. Si nous insistons sur l'appartenance de ces ouvrages de rhétorique à une entreprise globale, c'est pour deux raisons. Premièrement, parce que l'appartenance de cette discipline à la sphère de la logique et, à travers elle, à l'ensemble de la philosophie explique en partie le peu d'écho que ce type de projet aura trouvé auprès des critiques et des rhétoriciens arabes non philosophes. L'autre discours théorique, la balagha, n'aura pas, en ce qui le concerne, à définir son programme en fonction d'un discours spéculatif, mais en fonction d'une parole révélée : le Coran. Deuxièmement, parce que si une reprise, à visée non expressément philosophique, du projet rhétorique (khataba) a été malgré tout possible, c'est uniquement à la faveur de cette jonction - illicite d'un point de vue aristotélicien - opérée par Farabi puis par Avicenne entre le rhétorique et le poétique. Nous aurons en effet remarqué qu'Avicenne considère la poétique comme une branche de la logique. C'est la rhétorique qui sert ici de lien ou de pont entre le discours spéculatif et le discours mimétique. Pour comprendre la nature de ce lien, il faut s'arrêter un moment sur le concept de muhakat par lequel Avicenne traduit et interprète la mimêsis d'Aristote. Alors que, pour ce dernier, la poésie est une imitation des actions humaines qui passe par la création d'une fable (mythos) et qu'il n'y a de mimêsis que là où il y a un « faire » (poiein), Avicenne ne cesse de souligner que la poésie des Arabes imite d'abord les faits et les choses en eux-mêmes, non certes dans le but d'en saisir l'essence ou la quiddité (la poésie n'a affaire qu'à l'accidentel et au contingent), mais afin d'en représenter une image (sura) agréable ou désagréable. Ce qu'Avicenne, à la suite de Farabi, appelle takhyil, c'est cette représentation imaginaire de la chose que le discours mimétique (la poésie) offre à l'imagination (mukhayyila) de l'interlocuteur. S'adressant à l'imagination, la poésie doit provoquer chez le destinataire un effet d'étonnement (ta‘ajjub), de plaisir ou de déplaisir et ne peut donc se contenter d'imiter les choses