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ACADÉMIE ROYALE des sciences, des lettres & des beaux-arts DE BELGIQUE Cette œuvre littéraire est soumise à la législation belge en matière de droit d'auteur. Elle a été publiée et numérisée par l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. Utilisation L’Académie royale de Belgique met gratuitement à la disposition du public les copies numérisées d’œuvres littéraires appartenant au domaine public : aucune rémunération ne peut être réclamée par des tiers ni pour leur consultation ni au prétexte du droit d’auteur. Pour les œuvres ne faisant pas encore partie du domaine public, l’Académie royale de Belgique aura pris soin de conclure un accord avec les ayants droit afin de permettre leur numérisation et mise à disposition. Les documents numérisés peuvent être utilisés à des fins de recherche, d’enseignement ou à usage privé. Quiconque souhaitant utiliser les documents à d’autres fins et/ou les distribuer contre rémunération est tenu d’en demander l’autorisation à l’Académie royale de Belgique (Palais des Académies, rue Ducale, 1 - B-1000 Bruxelles), en joignant à sa requête, l’auteur, le titre et l’éditeur du ou des documents concernés. Pour toutes les utilisations autorisées, l’usager s’engage à citer, dans son travail, les documents utilisés par la mention « Académie royale de Belgique » accompagnée des précisions indispensables à l’identification des documents. Par ailleurs, quiconque publie un travail – dans les limites des utilisations autorisées – basé sur une partie substantielle d’un ou plusieurs document(s) numérisé(s) s’engage à remettre ou à envoyer gratuitement à l’Académie royale de Belgique, un exemplaire ou à défaut, un extrait justificatif de cette publication. Responsabilité Malgré les efforts consentis pour garantir les meilleures conditions d’accessibilité et de qualité des documents numérisés, des défectuosités peuvent y subsister. L’Académie royale de Belgique décline toute responsabilité concernant les coûts, dommages et dépenses entraînés par l’accès et l’utilisation des documents numérisés. Elle ne pourra en outre être mise en cause dans l’exploitation subséquente des documents numérisés et la dénomination « Académie royale de Belgique » ne pourra être ni utilisée, ni ternie au prétexte d’utiliser des documents numérisés mis à disposition par elle. Les liens profonds, donnant directement accès à une copie numérique particulière, sont autorisés si : 1. les sites pointant vers ces documents informent clairement leurs utilisateurs qu'ils y ont accès via le site web de l'Académie royale de Belgique ; 2. l'utilisateur, cliquant sur un de ces liens profonds, devra voir le document s'ouvrir dans une nouvelle fenêtre. Cette action pourra être accompagnée de l'avertissement « Vous accédez à un document du site web de l'Académie royale de Belgique ». Reproduction Sous format électronique Pour toutes les utilisations autorisées mentionnées dans ce règlement, le téléchargement, la copie et le stockage des données numériques sont permis ; à l'exception du dépôt dans une autre base de données, qui est interdit. Sous format papier Pour toutes les utilisations autorisées mentionnées dans le présent texte, les fac-similés exacts, les impressions et les photocopies, ainsi que le copié/collé sont permis. Références Quel que soit le support de reproduction, la suppression des références à l'Académie royale de Belgique dans les copies numériques est interdite.

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ACADÉMIE ROYALE des sciences, des lettres & des beaux-arts

DE BELGIQUE

Cette œuvre littéraire est soumise à la législation belge en matière de droit d'auteur. Elle a été publiée et numérisée par l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique.

Utilisation

L’Académie royale de Belgique met gratuitement à la disposition du public les copies numérisées d’œuvres littéraires appartenant au domaine public : aucune rémunération ne peut être réclamée par des tiers ni pour leur consultation ni au prétexte du droit d’auteur.

Pour les œuvres ne faisant pas encore partie du domaine public, l’Académie royale de Belgique aura pris soin de conclure un accord avec les ayants droit afin de permettre leur numérisation et mise à disposition.

Les documents numérisés peuvent être utilisés à des fins de recherche, d’enseignement ou à usage privé. Quiconque souhaitant utiliser les documents à d’autres fins et/ou les distribuer contre rémunération est tenu d’en demander l’autorisation à l’Académie royale de Belgique (Palais des Académies, rue Ducale, 1 - B-1000 Bruxelles), en joignant à sa requête, l’auteur, le titre et l’éditeur du ou des documents concernés.

Pour toutes les utilisations autorisées, l’usager s’engage à citer, dans son travail, les documents utilisés par la mention « Académie royale de Belgique » accompagnée des précisions indispensables à l’identification des documents.

Par ailleurs, quiconque publie un travail – dans les limites des utilisations autorisées – basé sur une partie substantielle d’un ou plusieurs document(s) numérisé(s) s’engage à remettre ou à envoyer gratuitement à l’Académie royale de Belgique, un exemplaire ou à défaut, un extrait justificatif de cette publication.

Responsabilité

Malgré les efforts consentis pour garantir les meilleures conditions d’accessibilité et de qualité des documents numérisés, des défectuosités peuvent y subsister. L’Académie royale de Belgique décline toute responsabilité concernant les coûts, dommages et dépenses entraînés par l’accès et l’utilisation des documents numérisés. Elle ne pourra en outre être mise en cause dans l’exploitation subséquente des documents numérisés et la dénomination « Académie royale de Belgique » ne pourra être ni utilisée, ni ternie au prétexte d’utiliser des documents numérisés mis à disposition par elle.

Les liens profonds, donnant directement accès à une copie numérique particulière, sont autorisés si : 1. les sites pointant vers ces documents informent clairement leurs utilisateurs qu'ils y ont accès via le site web

de l'Académie royale de Belgique ; 2. l'utilisateur, cliquant sur un de ces liens profonds, devra voir le document s'ouvrir dans une nouvelle fenêtre.

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Sous format électronique

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Références

Quel que soit le support de reproduction, la suppression des références à l'Académie royale de Belgique dans les copies numériques est interdite.

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Pol Vandevelde

Etre et discours La question du langage

dans l'itinéraire de Heidegger (1927-1938)

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Etre et discours

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Pol Vandevelde

Etre et discours La question du langage

dans l'itinéraire de Heidegger (1927-1938)

C L A S S E D E S L E T T R E S

A C A D É M I E R O Y A L E D E B E L G I Q U E

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Impression décidée le 29 mars 1993 Mémoire de la Classe des Lettres Collection in-8°, 3 e série Tome X 1994

© 1994, Académie royale de Belgique

Toutes reproductions ou adaptations totales ou partielles de ce livre, par quelque procédé que ce soit et notamment par photocopie ou microfilm, réservées pour tous pays.

N° 1964 - Dépôt légal 1994/0092/6

ISSN 0378-7893 ISBN 2-8031-0119-x

Nouvelle Imprimerie Duculot,

imprimeur de l'Académie royale de Belgique, Gembloux

Printed in Belgium

Diffuseur : Le Libraire Alain Ferraton Chaussée de Charleroi 162 1060 Bruxelles.

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Pour Dominique

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Remerciements

Ce travail est une version remaniée d'une thèse de doctorat qui a été défendue à l'Institut Supérieur de Philosophie de l'Université Catholique de Louvain le 18 janvier 1990.

Je tiens à exprimer toute ma reconnaissance à Monsieur le Pro­fesseur Taminiaux, directeur de ma thèse, de m'avoir permis de mener à bien ce travail. Je lui suis surtout reconnaissant d'avoir ouvert un espace critique dans les recherches heideggériennes, en rendant le texte à tout son sérieux. Sans cet égard mon travail n'au­rait pas été possible.

Sans la patiente rigueur et les encouragements de Monsieur le Professeur Polet, mon intérêt pour cette étrange conjonction entre littérature et philosophie n'eût pu trouver son ancrage. Qu ' i l en soit remercié.

Pour réaliser ce travail j ' a i bénéficié d'un mandat d'aspirant au Fonds National de la Recherche Scientifique de 1986 à 1990. J'es­père que ce travail témoigne de ma reconnaissance.

Une bourse d'été m'a été octroyée par Marquette University, U.S.A. , en 1992 afin de revoir le présent texte. Que le président du Comité pour la Recherche, Fr. T. Burch, et ses membres trouvent ici l'expression de la gratitude.

Je remercie aussi l 'Académie royale de Belgique qui a décidé de publier ce livre.

Je tiens enfin à exprimer ma gratitude à Dominique, mon épouse, ainsi qu 'à ma mère pour leur présence et leur soutien sans faille.

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Remerciements

SIGLES UTILISÉS

Pour les ouvrages de Heidegger :

B : Beiträge zur Philosophie (Vom Ereignis), (1936-1938), G A Bd 65, Hrsg. F.-W. von Herrmann, Frankfurt a. M . , Kloster­mann, 1989.

Bd 5 : Holzwege (1935-1946), Hrsg. F.-W. von Herrmann, Frankfurt a. M . , Klostermann, 1977.

Bd 20 : Prolegomena zur Geschichte des Zeitbegriffs, Marburger Vor­lesung SS 1925, Hrsg. P. Jaeger, Frankfurt a. M . , Kloster­mann, 1988, 2. Aufl .

Bd 21 : Logik. Die Frage nach der Wahrheit, Marburger Vorlesung WS 1925/26, Hrsg. W. Biemel, Frankfurt a. M . , 1976.

Bd 26 : Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz, Marburger Vorlesung SS 1928, Hrsg. Klaus Held, Frankfurt a. M . , Klostermann, 1978.

Bd 31 : Vom Wesen der menschlichen Freiheit. Einleitung in die Phi­losophie, Freiburger Vorlesung SS 1930, Hrsg. H. Tietjen, Frankfurt a. M . , 1982.

Bd 33 : Aristoteles : Metaphysik IX 1-3. Von Wesen und Wirklichkeit der Kraft, Freiburger Vorlesung SS 1931, Hrsg. H. Hüni, Frankfurt a. M . , Klostermann, 1981.

Bd 43 : Nietzsche : Der Wille zur Macht als Kunst, Freiburger Vorle­sung WS 1936-37, Hrsg. Bernd Heimbüchel, Frankfurt a. M . , Klostermann, 1985.

Bd 44 : Nietzsches metaphysische Grundstellung im abendländischen Denken : Die ewige Wiederkehr des Gleichen, Freiburger Vorlesung SS 1937, Hrsg. Marion Heinz, Frankfurt a. M . , Klostermann, 1986.

EHD : Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung (1936-1968), Hrsg. F.-W. von Herrmann, GA Bd 4, Frankfurt a. M . , 1981.

EM : Einführung in die Metaphysik, Freiburger Vorlesung SS 1935, Hrsg. P. Jaeger, GA Bd 40, Frankfurt a. M . , Klostermann, 1983.

GP : Die Grundprobleme der Phänomenologie, Marburger Vorle­sung Sommersemester 1927, Hrsg. F.-W. von Herrmann, Frankfurt a. M . , Klostermann, 1989 2. Aufl .

SZ : Sein und Zeit, Tübingen, Max Niemeyer, 1985, 15. Aufl. (1979).

Pour Ferdinand DE SAUSSURE

CLG : Cours de linguistique générale, publié par Ch. Bally et A . Se-chehaye, édition critique préparée par Tullio De Mauro, Paris, Payot, 1972.

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Avant-propos

Le « Linguistic Turn » aura eu cette conséquence somme toute inattendue que le terme « langage » est devenu aussi plurivoque et ambigu que le terme « conscience » qu'il était censé réaménager. Les signes sont devenus l'espace de la condition de possibilité : toute pensée est articulée dans une dimension sémiotique. La con­trepartie en est que l'opacité - c'est-à-dire ce qui motive l'interpré­tation - ne se tient plus au-delà des signes, car il n'est point d'ac­cès privilégié à cet au-delà si ce n'est médiatisé par signes ; l'opa­cité se tient à la surface même du tissu sémiotique. Des multiples bouleversements de ce changement de perspective naquirent aussi bien une reformulation de l'herméneutique (sous forme « radicali-sée » chez Heidegger ou Gadamer) qu'un retour au langage com­mun, « ordinaire », pour trouver le critère de sens (dans la multi­tude des tendances analytiques). La position de K. -O. Apel, par exemple, est originale à cet égard en ce qu'elle témoigne de ces changements et de cet antagonisme, et surtout en ce qu'elle tente une conciliation. Les efforts de K. -O. Apel visent à reconstruire les racines des différentes conceptions de la langue qui ont scandé notre pensée occidentale. Cette ambition de penser notre modernité en reconstruisant ses scansions est aussi l'ambition de Heidegger, dans une autre perspective : penser notre tradition.

Notre travail poursuit trois objectifs. C'est avant tout une étude historique du développement de la pensée de Heidegger concernant la langue. C'est aussi une comparaison entre Heidegger et d'autres thèses, linguistiques ou philosophiques, afin de faire ressortir la force de la position heideggérienne en même temps que ses points faibles. Enfin, notre travail se veut un début d'approche systémati­que à propos de la langue envisagée comme un phénomène.

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A vant-propos

L'aspect historique

Les remarques rétrospectives que Heidegger livre dans Achemine­ment vers la parole ', paru en 1959, notamment lorsqu'il conseille au Japonais de lire plus attentivement le § 34 de Etre et Temps 2

ne laissent aucun doute sur la place prépondérante que la problé­matique de la langue a toujours occupée dans son cheminement de pensée. Dès ses premières œuvres, Heidegger clame sa volonté de prendre en compte le caractère fondamental et crucial de la lan­gue ; cette prise en compte se fait en en recherchant les conditions de possibilités ou les antécédents. Si la langue est un phénomène, comment se donne-t-elle à nous et comment peut-elle se donner ? Cette question glisse vers la suivante : Quel est le « signifier » (Bedeuten) à l'origine du parler ?

Le cadre dans lequel Heidegger situe le problème de la langue fait de celle-ci un phénomène tout en la considérant aussi comme une œuvre qui peut être interprétée. Le phénomène de la langue entretient des relations intimes et en même temps ambiguës avec l'herméneutique. On sait que l'ontologie fondamentale de 1927 se présente comme une herméneutique phénoménologique. Si le signe est vu d'emblée, non comme premier, mais comme étant lui-même constitué par un signifié qui lui est sous-jacent, le signe est objet d'interprétation en tant justement qu'il a été constitué. Quelle est, dès lors, l'institution (Stiftung), au sens actif du terme, à la base du signe et du faire-signe ? Dès le moment où la langue devient phénomène, elle devient « objet d'enquête » (C'est là la définition que Socrate donne du mot dans le Cratyle : « onoma » veut dire : « ce sur quoi porte l'enquête »). Ainsi , dès le moment où le signe peut renvoyer à autre chose, i l apparaît lui-même comme secon­daire, non pas par rapport à ce qu'il désigne mais par rapport au signifier qui institue le renvoi. En d'autres termes, le fait que la langue se situe au croisement de la phénoménologie et de l 'hermé­neutique - vue que Heidegger d'une certaine façon a imposée à

1 Unterwegs zur Sprache, Pfullingen, Neske, 1 9 5 9 ; notamment dans « A u s einem Gespräch von der Sprache» , pp. 8 3 - 1 5 5 . Trad. fr. Acheminement vers la parole, par J. Beaufret, W . Brokmeier et F . Fédier, Paris, Gallimard, 1976 .

2 Sein und Zeit, Tübingen, Niemcyer, 1984 , 15. Auf l . , abrégé dans la suite en SZ. Traductions françaises de A . D E W A E L H E N S et W . Bu Ml l . Paris, Gallimard, 1964 (traduction partielle), de F. V E Z I N , Paris, Gallimard, 1 9 8 6 , et de E. M A R T I N K A U , Paris, Authentica, 1985 . Nous nous sommes parfois appuyé sur cette dernière tra­duction. Les citations que nous donnons sont des traductions modifiées ; cela vaut également dans la suite de notre travail. C'est la raison pour laquelle nous nous dispensons de donner la pagination des traductions françaises existantes.

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A vant-propos

notre pensée contemporaine - signifie du même coup l'entrée en scène d'un autre regard qui « voit » comment et en quoi la langue est « instituée ». Ou encore - et plus paradoxalement - la volonté de prendre en compte le fait que tout est médiatisé par la langue, donc par signes, équivaut à la mise en œuvre d'une vue échappant aux signes, échappant donc à la médiation.

La conjonction du phénoménologique et de l'herméneutique a ainsi pour conséquence, en ce qui concerne la langue, que celle-ci se trouve en point de mire de l'enquête. Puisqu'elle est articulation, au sens général du terme, et qu'est recherchée une articulation authentique ou non dérivée, elle devient à la fois un « phainome-non » que la phénoménologie doit faire apparaître dans son sens ou son essence, et un « legomenon » en tant qu'elle fonctionne dans le monde quotidien puis, ultérieurement, dans l'histoire. Faire apparaître un « legomenon », c'est d'un même geste s'engager dans un processus interprétatif qui se tient de plain-pied avec ce qu'il interprète, le réarticulant de l'intérieur, et pourtant se mettre dehors pour le faire apparaître en tant que tel. C'est faire de la langue, du langage ou du discours, quel que soit le nom qu'on lui donne, une œuvre qu'on peut dès lors interpréter, parce qu'elle fait œuvre, qu'elle fut constituée et qu'elle a rapport au monde, au « Dasein », et donc à l'interprétant également. Mais faire apparaître le langage en tant qu'œuvre - ce qui respecte le rapport au monde que ce lan­gage articule - , c'est aussi ignorer l'aspect de médiation du rapport au monde. L'articulation langagière ne serait ainsi que l'explicita-tion du monde, mais ne constituerait pas le rapport au monde, puis­que, pour qu'il y ait rapport au monde, il faudrait envisager à la fois les deux caractères d'explicitation et de médiation. Or la médiation ne peut pas valoir pour un « Dasein » isolé, elle doit aussi être inter-compréhension, c'est-à-dire communication, un mot qui pousse Heidegger à l'exaspération.

Dans ce travail nous nous sommes limité à une période d'une dizaine d'année entre 1927 et 1938, entre Être et Temps comme fleuron de l'ontologie fondamentale et les Contributions à la philo­sophie qui ouvre la pensée de l'histoire de l'être. Entre ces deux moments forts de la pensée heideggérienne s'étend une période foi­sonnante, polymorphe et fascinante qui recouvre aussi la période où s'énonce et s'effectue le tournant (Kehre). Cette période consti­tue selon nous le long passage d'un dire sur la langue à un dire à partir de la langue, en lequel tournant la poésie prend progressive­ment et non sans heurt une place et un rôle cardinaux. Cette période marque la transition de l'ontologie fondamentale à la pen-

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A vant-propos

sée de l'histoire de l'être. Bien entendu là ne s'arrête pas le par­cours heideggérien. Les thèmes de Acheminement vers la parole sont loin encore au-delà de cette pensée de l'histoire de l'être. Nous avons affaire, en 1959, à une poésie post-historiale, en quel­que sorte, qui a pris acte de cette histoire. Analyser la période de transition de 1927 à 1938 permet justement de comprendre com­ment tout à la fois l'ontologie fondamentale se rattache à la pensée du « second Heidegger » et comment s'est opéré le renversement. Dans Acheminement, il est question d'une métamorphose, ce qui vise manifestement la « Kehre », à propos et à partir de la langue. Cette mention d'une métamorphose dans le développement de Hei­degger est pour nous révélatrice. C'est même une confirmation, car nous croyons que c'est la pensée de plus en plus exigeante et de plus en plus cohérente de la langue qui nécessita cette « Kehre » et qui impliqua qu'un laps de temps aussi long lui fût consacré : dix ans. C'est en outre à cette méditation de plus en plus serrée de la langue que se rattache l'attention à la poésie.

Autrement dit, étudier cette période entraîne la prise en compte de trois réseaux que Heidegger déplie parallèlement : la langue, la poésie et l'« hermeneia », en en cherchant les points de raccord et d'intégration. C'est seulement en 1937-38 lorsque, dans les Contri­butions, se dessine dans sa forme cohérente la pensée de l'histoire de l'être que ces trois réseaux trouvent leur point de chute et leur achèvement dans un penser global. La systématique que Heidegger atteint alors lui permet même de reprendre les moments antérieurs de son itinéraire comme autant de moments constitutifs d'une pen­sée qui se met au diapason de l'histoire de l'être soi-même. Le moment d'intégration est lui-même intégré à ce dont il est à l'écoute. Ce moment représente un point d'achèvement et une nou­velle impulsion pour la pensée qui, alors, peut s'engager résolu­ment vers un « autre penser ».

Pour faire vite, disons qu'à différentes étapes de son itinéraire Heidegger met en œuvre un angle de vue chaque fois différent afin de faire apparaître le type d'institution dont relève la langue. Dans Etre et Temps, cette institution est celle de la « discursivité » qu'est l'être-dans-le-monde, que Heidegger nomme « Rede », le discours ou l'articulation. Dans Y Introduction à la métaphysique, parler n'est rien d'autre que parler à partir de la métaphysique constitu­tive de notre tradition occidentale ; c'est répéter un discours consti­tué qui fait que chacune de nos paroles est lestée du poids de l 'Oc­cident qui parle en nous. Dans Y Origine de l'œuvre d'art, un faire (une « poièsis ») est à l'origine du parler : parler, c'est créer, c'est

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A vant-propos

faire exister, c'est mettre en œuvre. Dans les Contributions à la philosophie, ce n'est plus seulement l'Occident qui parle en nous, mais, plus largement et plus radicalement, l'histoire de l'être, avec ce corrélat que, dès lors, nous ne sommes pas obnubilés par ce que nous disons. Un moment de rupture est toujours présent à notre dire : celui où cette histoire fait signe, nous permettant, de l'inté­rieur de ce dire, de voir que ce dire est celui de l'histoire de l'être.

En résumé donc, trois types d'articulation sont reconnus par Heidegger comme scandant notre parole : le discours du monde (Être et Temps), la production poétique (L'origine) et la tradition dans ses deux formes : l'histoire de la métaphysique (Introduction à la métaphysique) et l'histoire de l'être (Contributions).

L'aspect comparatiste

Cette étude se veut également une tentative de réhabiliter philoso­phiquement Heidegger en faisant voir à quel point il a, non pas anticipé - ce qui supposerait encore un progrès de la pensée - mais plutôt devancé ou nourri des efforts de pensée ou des tendances aussi diverses que celles que nous avons mentionnées. D'une côté, la rigueur, la cohésion et la force de la pensée de Heidegger lui permettent de reprendre la pensée ou les thèses de penseurs anté­rieurs en leur imposant un bouleversement à ce point repensé qu'i l n'y a plus guère de pertinence à parler d'influence. D'un autre côté, l'originalité de ses thèses en fait le témoin et l'artisan de notre modernité, que tout penseur qui s'intéresse à la langue, à la tradition ou à la rationalité ne peut sérieusement éviter.

Malgré tout l'effort de pensée que Heidegger lui consacre, nous verrons que d'une certaine façon il manque la langue, ou du moins il l'explicite à partir de ce qui n'est pas langagier et en vue de ce qui est au-delà du langage. Ce geste de faire grand cas de la langue tout en la manquant dans sa spécificité n'est pas propre à Heideg­ger, mais pourrait bien être caractéristique de ce « Linguistic Turn » que nous évoquions au début. A partir du travail de Heideg­ger nous allons tenter de repérer quelques mises en œuvre concep­tuelles contemporaines et plus anciennes de penser la langue comme médiation. Nous commencerons par repérer les antécédents de la pensée linguistique heideggérienne chez W. von Humboldt qui fut l'artisan d'une véritable révolution dans l'approche de la langue ; Heidegger se réclame explicitement de lui pour situer ses propres tentatives.

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Avant-propos

Toute considération linguistique se doit de faire le détour par P« instituteur » de la pensée linguistique contemporaine : Ferdi­nand de Saussure, dont la linguistique générale est articulée en ses deux moments de langue comme système et de parole comme acte langagier singulier. Le rapport à Heidegger sera, ici, analogique : Saussure inverse, sans se référer à Heidegger, les deux moments heideggériens de « Sprache » et de « Rede ». On sait que le Cours de linguistique générale a rythmé les recherches linguistiques con­temporaines, essentiellement européennes ; l'édition des manuscrits jette maintenant un éclairage nouveau et original sur ce qu'on avait qualifié avec un peu trop d'empressement de structuralisme. En outre, le rapport à Heidegger est aussi historique, puisque des pen­seurs comme Foucault ou Derrida ont réinscrit ce structuralisme dans l'héritage heideggérien pour constituer ce que M . Frank a nommé le « Néo-structuralisme ».

Nous accorderons une attention marquée aux travaux de Johan­nes Lohmann qui a tenté dans plusieurs articles, et avec brio, d'éla­borer une linguistique « appliquée » à partir des vues de Heidegger.

La tentative de K . - O . Apel nous a semblé également incontour­nable, en ceci qu'i l tente de réaménager le « Linguistic Turn » et qu'il veut explicitement concilier et même intégrer les courants antagonistes de l'herméneutique dite continentale et de la pensée analytique anglo-américaine. Le rapport entre Apel et Heidegger est de filiation et de rejet : de filiation en ce sens que cette transfor­mation vise à radicaliser de manière transcendentale l'approche herméneutique, en réélaborant à la lumière de la pragmatique 1'« être-dans-le-monde » heideggérien. Cette reprise contient aussi le rejet du « second Heidegger » pour qui cet « être-dans-le-monde » doit s'inscrire dans la pensée d'une tradition ou dans l'histoire de l'être. Ce qui nous intéresse dans cet effort de K. -O. Apel, c'est le statut du discours ou de la discussion (Dis­kurs), que nous comparerons à son pendant chez Heidegger.

Nous envisagerons également le projet que Paul Valéry déve­loppe dans son Introduction à la poétique où il voit la langue comme « poésie », ou plutôt comme « poièsis ». Le pari de Valéry est de considérer la langue comme littérature, c'est-à-dire comme une œuvre qui vise à configurer notre situation d'être au monde. Le rapport à Heidegger est étroit, même s'il n'est pas explicite : l'attention croissante que Heidegger a accordée à la poésie, sa volonté d'ouvrir le dialogue entre penseur et poète et ses affirma­tions que l'œuvre d'art ou l'œuvre de pensée sont « Dichtung » renouent avec des thèmes fondamentaux du romantisme tels qu'ils

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A vant­propos

furent développés notamment par les Frères Schlegel. On sait par

ailleurs que Valéry a influencé de manière profonde la recherche

littéraire française contemporaine, par le biais de ce qu'on a appelé

la « Nouvelle Critique ».

Enfin, la conception de « l'impossibilité de la traduction »

(Untranslatability) que Alasdair Maclntyre développe dans Whose

Justice ? Which Rationality ? nous a semblé propice à rassembler

tous ces faisceaux de tradition, de rationalité, de langue comme

forme de vie ou de littérature. Sans jamais citer Heidegger ni

même un représentant de l'herméneutique continentale, il tente une

difficile jonction entre une pensée de la tradition et la pensée ana­

lytique.

Ces vues comparatistes ne trouvent pas seulement leur légitima­

tion du fait qu'on peut repérer, d'une façon ou d'une autre, un lien

à la pensée de Heidegger. Pour nous, en fait, chacune de ces tenta­

tives peut être envisagée comme la reprise ou la reformulation

d'une réponse que Heidegger a donnée à la question de 1'« es­

sence » de la langue. Concrètement, la confrontation avec W. von

Humboldt et F. de Saussure trouve son point d'ancrage essentielle­

ment dans Être et Temps où le double niveau « discours­langue »

nous servira de point focal. La comparaison avec J. Lohmann et

K. ­O. Apel portera essentiellement sur Y Introduction à la métaphy­

sique de 1935­36. Le rapport avec P. Valéry s'établira à partir du

premier cours que Heidegger a consacré à Hölderlin en 1934 et

surtout à partir de L'origine de l'œuvre d'art en 1936. Enfin, la

mise en parallèle avec A. Maclntyre concerne les Contributions à

la philosophie. À partir de l 'Ereignis, écrites entre 1936 et 1938.

L'aspect sys témat ique

Pour caractériser en général les différentes voies choisies par Hei­

degger, nous repérerons l'évolution de ce que nous appelons des

« motifs », qui font avancer l'œuvre, comme dans une composition

musicale, et qui, tout en étant reconnaissables, prennent progressi­

vement une autre allure. Nous en retiendrons deux, les laissant à

leur généralité afin d'en montrer la reprise ou la reformulation : le

premier motif touche à un certain cratylisme tel qu'il fut proposé

dans le Cratyle de Platon. Ce dialogue constitue, peut­on dire, le

cadre de la pensée linguistique en Occident où se sont fixés les

pôles de la réflexion : le mot est soit résultat d'une convention, fai­

sant fond sur Γ intercompréhension plutôt que sur le rapport à la

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Avant­propos

chose, soit l 'œuvre d'un lien naturel à la chose, garantissant en lui­

même que, par lui, la chose soit atteinte en sa vérité '. Avant

d'énoncer sa position intermédiaire entre les thèses conventionna­

liste d'Hermogène et naturaliste de Cratyle, Socrate pendant les

deux tiers du dialogue étudie et compose l'étymologie des mots,

pour mettre à l 'épreuve la thèse naturaliste. Régulièrement, nous

retrouverons un certain étymologisme ou une étymologisation chez

Heidegger, toujours déterminé selon une certaine conception du

vrai (« etumos »). Le second motif que nous retenons est celui de

F« hermeneia » telle qu'elle est présentée dans Ion de Platon, où

elle est présentée dans une figure de cercles tenus suspendus les

uns aux autres par un magnétisme 4 . Ce magnétisme est la Muse

qui rend le poète « enthousiaste », dans le premier cercle où sa

parole parle comme l'interprétation du dieu, qui ne parle, lui, qu'en

tant qu'il est interprété. Dans le second cercle, le rhapsode a un

rapport au poète, analogue au rapport du poète au dieu ; en ce sens

il est interprète d'interprète ; nous, les auditeurs, nous nous tenons

dans le troisième cercle. Chez Heidegger, la phénoménologie dite

herméneutique se structurera en différents niveaux interprétatifs où

est censé se reprendre et se dire cela qui, de soi­même, apparaît,

c'est­à­dire seulement dans le « Laisser » qui le laisse apparaître.

La reformulation de cette phénoménologie, qui ne se mentionnera

plus comme telle, sinon dans des textes rétrospectifs, et l'abandon

du terme même d'herméneutique, imposeront une reconfiguration

de cette image présentée dans Ion sans que son agencement soit

remis en cause. Sans offrir une vue articulée de ces deux motifs,

nous les étudierons « en passant », bien qu'ils aient motivé notre

présent travail. Ils touchent la difficulté de traiter la langue comme

un phénomène.

3 P L A T O N , Cratyle, dans Œuvres complètes, T. V , 2 e Partie, Texte traduit et établi

par L . Méridier, Paris, Les Belles Lettres, 1969. Notons qu 'Hermogène défendant

le conventionnalisme ne mentionne pas la reconnaissance d'un accord d'intercom­

préhension à la base de la convention, ce qui permet à Socrate de démonter sa

thèse. Pour une analyse détaillée du statut des étymologies dans ce dialogue, nous

renvoyons à notre article « Le statut de l 'étymologie dans le Cratyle de Platon »,

dans Les Études Classiques, T. 55, 1987, pp. 137­150. 4 Dans Le partage des voix (Paris, Galilée, 1982), J .­L. N A N C Y met en parallèle

cette présentation de l'interprétation dans le dialogue platonicien avec Γ« herme­

neia » telle qu'elle est envisagée dans Acheminement vers la parole, œuvre qu' i l

considère comme le De Interpretation de Heidegger. Nancy traite l '« herme­

neia » en général, sans tenir compte de la « Kehre ». Nous userons de ce motif

présenté dans Ion pour tenter de cerner chez Heidegger la constante et progressive

reconfiguration d'un enchaînement de niveaux interprétatifs.

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Avant-propos

L'aspect éclectique de ces deux motifs nous semble trouver sa justification dans la reformulation des deux côtés phénoménologi­que et herméneutique. D'une part, il s'agit, non seulement pour Heidegger mais aussi pour les auteurs que nous allons envisager, de trouver une articulation entre deux faits relevant maintenant du sens commun philosophique: 1. nous nous inscrivons dans un monde préalable que nous n'avons pas créé et nous nous y inscri­vons en héritant de son mode d'être, de ses usages sociaux, de son langage, de ses habitudes ; 2. nous parlons ce monde en nous le réappropriant, en le reformulant dans un langage que nous assu­mons et qui nous permet de nous présenter aux autres comme détenteurs et responsables de notre parole. L'enjeu des articulations que nous allons étudier est en fait toujours le même : comment puis-je, moi, dire en mon nom ce qui, en somme, ne m'est connu, compréhensible et accessible que par le langage des autres ? La question porte ainsi sur la médiation : médiation discursive (Etre et Temps et K . -O. Apel), médiation du système (F. de Saussure), médiation poétique (L Origine et P. Valéry) ou médiation de la tra­dition (Introduction à la métaphysique, Contributions à la philoso­phie d'une part, et J. Lohmann et A . Maclntyre d'autre part).

Les deux motifs du Cratyle et de Ion nous aideront à pointer ce qui fait difficulté dans ces approches de la médiation, plus précisé­ment la double strate ou le double niveau de cette médiation. La volonté aiguë et explicite de prendre en compte cette médiation va de pair, chez chacun, avec l'oubli que l'effort conceptuel mis en œuvre à cette fin doit lui aussi être redevable de cette médiation. Dans les Contributions, l'unification que Heidegger y accomplit de toutes ses tentatives en une seule approche qui est celle de la «pensée de l'histoire de l'être », mettra en évidence la monstruo­sité que représente cette union d'un point de vue à la fois phéno­ménologique et herméneutique. Ce que nous pointerons à chaque fois, c'est l'impossibilité de poser la question de la langue en ces tenues de dualité : discours - langue, langue - parole, discours communicationnel - acte de parole, acte poétique - langue, ou lan­gue de la tradition - parler individuel. A chaque fois la médiation est paralysée. Un autre nom pour ce que nous appelons « langue » de façon si plurivoque pourrait bien s'avérer nécessaire, ou son abandon au profit d'une autre notion. Est-ce ce que je dis qui est vital ou ce que, avec ma langue particulière, j'articule , au sens où je découpe significativement mon être-dans-le-monde et le porte à la parole de manière articulée ? C'est une première possibilité pour trouver une autre voie qui échapperait à la dualité ou au double

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Avant-propos

niveau. Une seconde possibilité serait la suivante, sous forme inter­rogative : mon articulation de l'être-dans-le-monde n'est-elle pas déjà elle-même transie de mots hérités, de concepts repris et col­portés au point que tout phénomène soit un phénomène en tant qu'i l fut dit et répété ? Dans ce dernier cas, la conjonction du phé­noménologique et de l'herméneutique trouverait une issue heureuse dans ce que nous appellerions volontiers une « phénoménologie du texte ». Nous espérons pouvoir présenter bientôt une vue plus arti­culée de ce qu'une telle réorientation de la phénoménologie pour­rait être.

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CHAPITRE I

La discursivité de l'Être dans Etre et Temps

A. L'enjeu de la discursivité

La question du sens de l'être engage l'entreprise de Heidegger dans une phénoménologie de type herméneutique qui restera telle, malgré ses transformations, jusqu'aux Contributions à la philoso­phie. Cette dissociation entre être et sens de l'être ouvre comme une brèche dans la « question de l'être » ou une fêlure ; nous pou­vons même dire qu'il s'agit d'un « trauma », d'une blessure dont la pensée se voudra le vulnéraire. Cette dissociation est d'emblée le signe d'une absence d'immédiation : l'être ne se donne pas d'entrée de jeu dans son sens, mais par le détour d'une question. Cette médiation révèle aussi son caractère problématique, en ce qu'elle est justement la problématisation de l'être : l'être est à la fois ce qui est en question et ce qui constitue aussi bien le ques­tionnant que ce sur quoi porte la question : la compréhension que le Dasein a de l'être. Ici se noue l'aspect herméneutique à l'as­pect phénoménologique : interpréter ce à travers quoi l'être se donne dans l'ultime but de faire apparaître ce qui médiatise tout apparaissant. L'être se donne comme sens tel qu'i l se manifeste dans la compréhension de l'être. Le « phainomenon » n'est et ne peut être que « legomenon » : la phénoménologie doit re-dire l'être compris par le Dasein, articulé dans son être-dans-le-monde. Entre l'être et son sens s'intercale un moment que nous appelons discursif ou langagier, qu'il faudra préciser dans le caractère mythique où Heidegger le laissera. On pourrait dire à la limite que Heidegger n'avait pas prévu ce moment discursif, dans la mesure où ce discours ou ce langage vont faire éclater le cercle herméneutique. Puisque discours ou langage - considérons pour

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La discursivité de l'Etre dans Etre et Temps

l'instant qu'ils ne font qu'un - sont impliqués dans le processus phénoménologique en tant qu'i l est herméneutique, explicitant la compréhension de l'être qu'a le Dasein, la phénoménologie, pour faire apparaître le sens de l'être, se verra contrainte d'interpréter cette pré-compréhension en faisant apparaître l'articulation dans laquelle elle se donne.

Par là le langage doit aussi être manifesté et se montrer en tant que médium de l'interprétation. Le caractère herméneutique de la phénoménologie retentit sur son objet : la compréhension qu'a le Dasein, elle aussi herméneutique, doit être thématisée comme un phénomène, ce qui retentit, à un troisième niveau, sur le langage qui doit « faire » apparaître. La phénoménologie devra « parler » en usant d'un langage qui ne pourra pas être le même que celui de la pré-compréhension, et cependant pas autre puisqu'il s'agit d'un rapport herméneutique.

Le langage qui parle comme une double voix du langage ou qui s'écrit sur le palimpseste qu'est le langage explique les attaques régulières, lancinantes et obsessionnelles que Heidegger mène con­tre la linguistique et la philosophie du langage. Ce qu'il conteste, c'est en dernière instance la grammaire en tant qu'explicitation du langage et donc articulation de son usage. Le langage tel que la grammaire occidentale l'explicite et l'articule n'est pas et ne peut être le langage authentique ; il n'en est que la non-essence. C'est une perversion et une subversion parce que cette grammaire a importé ses catégories de la logique et que celle-ci se présente comme la seule forme de pensée. Or toute les catégories de cette grammaire ou de cette logique sont orientées sur l'étant en tant que présent et subsistant et non, par exemple, sur l'être de cet étant. A u travers de ces catégories, les étants sont pris comme des choses que l'on rencontre. Par conséquent, en utilisant ces catégories, on ne peut interroger le mode de donation ou le mode selon lequel l'étant fait encontre. Ce qui est manqué par les catégories de la langue, c'est la « signifiance » de l'étant, c'est-à-dire sa possibilité de litté­ralement « faire » sens. Son sens n'est, en fait, jamais en question, dès que l'on s'en remet aux catégories linguistiques et logiques. La tâche que Heidegger s'assigne dès Etre et Temps de libérer la grammaire de cette logique et à laquelle il s'astreindra résolument jusqu'aux Contributions ne vise à rien de moins qu'à reformuler une grammaire authentique de la langue authentique. Cette autre grammaire représente le souci constant de sa pensée pour articuler le langage avant la chute du « logos » dans la « glossa » et pour retrouver la pensée avant la chute du « logos » dans la logique.

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La discursivité de l'Etre dans Etre et Temps

Cette autre grammaire garantirait l'union originaire, en la recon­quérant, de la pensée et de la langue.

C'est en ce sens que nous disions que le moment discursif n'avait pas vraiment été prévu : il s'agit de le rendre transparent à la pensée et de le vider de toute opacité. Dans Être et Temps, cette opacité est « bavardage », langue servant à la communication et à l'information, langue quotidienne ; dès Introduction à la métaphy­sique, l'opacité est celle de la métaphysique, parlant dans une lan­gue ontique conçue comme objet d'enquête ou de manipulation. Puisque cet élément langagier, introduit presque subrepticement dans Etre et Temps, se verra reconnaître une primauté dans Ache­minement vers la parole, on peut déjà supposer que ce renverse­ment fut nécessité par un réagencement des caractères herméneuti­que et phénoménologique.

Le chemin qui conduit Heidegger de sa conception de la langue en 1927 à celle développée dans les années 1936-1938 se laisse caractériser comme une tentative d'intégrer plusieurs niveaux d'in­terprétations. La radicalisation herméneutique, faisant que le monde est constitué de renvois et que tout acte, toute parole, toute prise de position du Dasein dans le monde se fait comme « explicita-tion » (Auslegung), par quoi quelque chose se donne « en tant que » (als) quelque chose, constitue l'amorce d'une circulation de différentes interprétations, afin de fonder et de préciser le niveau premier de cet « en tant que » appelé « en tant que » herméneuti­que.

Interroger le rapport que cet « en tant que » herméneutique entretient avec la langue risque de conduire à une double conclu­sion contradictoire et pourtant cohérente : cet « en tant que » est condition de possibilité de la langue et, en ce sens, non langagier ou pré-langagier. Dans la mesure où cet « en tant que » s'inscrit et se découpe sur la strate du discours, ce moment herméneutique ne peut être que déjà, toujours déjà, langagier, au sens authentique du terme, par rapport auquel la langue n'est que la manifestation onti­que et bruyante. Dans les deux cas il est fait usage d'un emploi du mot « langue » ou « discours » qui est tout sauf précis et déterminé. Cela conduirait à dire que tout est langage, même et justement cela qui est au fondement du langage. On pourrait tout aussi bien dire que rien ne l'est. Les termes de Heidegger, « Rede » et « Sprache » (discours et langue) inclinent à cette ambiguïté. Les textes ulté­rieurs, dès 1935, abandonnent cette dualité, en laissant s'évanouir l'idée de « langage » ou de « discours » au profit d'un concept générique : la langue, ce qui n'ira pas non plus sans problème. Cet

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La discursivité de l'Etre dans Etre et Temps

abandon se fera par l'intégration de niveaux herméneutiques plus englobants et surtout par la manière dont ces niveaux vont se rap­porter les uns aux autres ou se reprendre les uns les autres. Pro-grammatiquement, nous pouvons dire en général que ces trois niveaux sont : 1. celui de la signifiance du monde, déjà articulé, sur lequel le Dasein greffe tout projet de lui-même ; c'est ce que nous appelons la « discursivité » ; 2. l'articulation de son projet en tant qu'elle est explicitation ou interprétation, et en ce sens régie par un principe, que ce Dasein soit singulier (dans Etre et Temps) ou qu'i l soit peuple (dès le cours de 1934 sur Hölderlin), que ce principe soit la compréhension quotidienne (dans Etre et Temps) ou la métaphysique (dès Introduction à la métaphysique) ; 3. la reprise phénoménologique qui articule ces différents niveaux et les fait jouer dans leur ajointement.

Lorsque l'herméneutique se verra forcée de reconnaître qu'elle ouvre elle-même ce qu'elle interprète et qu'ainsi elle constitue l'opacité qui lui fait contraste, la phénoménologie ne sera plus ce qui fait se manifester ce qui de soi-même se manifeste, mais ce qui fait apparaître cela qui, à chaque scansion de l'histoire de l'être et à son commencement, n'est pas advenu. La phénoménologie devient ce que les Séminaires nommeront une phénoménologie de l'inapparent, ce que, d'une certaine façon, elle fut toujours, puisque déjà dans Être et Temps il n'est pas dit clairement que l'être est un phénomène ; i l ne se montre pas, sinon dans son sens. La ques­tion reste de savoir si une phénoménologie de l'inapparent reste encore une phénoménologie. Nous serions enclin à répondre par la négative. Du moins une réponse positive impliquerait de reformuler cette phénoménologie dans le sens, par exemple, où le phénomène serait considéré comme « texte » ; nous y reviendrons.

B. La double structure de la langue

K. -O. Apel voit dans l'approche heideggérienne de la langue l'héri­tage de la mystique du « logos » qui, à partir de Maître Eckhart, Nicolas de Cues et Jakob Boehme, aboutit à l'idéalisme allemand et au romantisme, tout en fournissant à la philosophie allemande un élément anticartésien. Mais des quatre paradigmes de la pensée lin­guistique que mentionne Apel, mystique du « logos », idée huma­niste de la langue (Vico), nominalisme (Ockham) et « mathesis uni­versalis » (Leibniz), Heidegger est aussi tributaire de l'humanisme qui, dans une réaction herméneutique et transcendentale, tente de

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La discursivité de l'Etre dans Etre et Temps

contrer la représentation techno-scientifique du langage, issue, elle, de la convergence entre Ie nominalisme et la « mathesis universa­lis » '.

En établissant quatre racines de la pensée linguistique, Apel indique que, outre le « linguistic turn », la pensée de Heidegger aussi a été préparée de longue date, sans que cette préparation bien entendu l'explique en la résorbant à sa condition de possibilité. Pour aborder le couple « Discours-langue » tel qu'il se déploie dans Être et Temps, comme paradigme de ce que nous aimons appeler une mytho-logique, nous nous proposons une double tâche. Nous tenterons d'abord de cerner la place et la fonction de ce couple dans la phénoménologie ontologique, dans ce que nous appelons une discursivité généralisée. La deuxième partie de ce chapitre mettra en parallèle ou confrontera quelques thèses linguistiques que Heidegger prétend critiquer ou des tentatives se présentant comme application ou radicalisation de positions heideggériennes. Plus pré­cisément, à partir de la critique de la notion de relation telle que Heidegger l'entreprend, en quoi la distinction saussurienne entre langue et parole, - dont Saussure donne comme équivalent alle­mand « Sprache - Rede » - , ou plus largement l'arbitraire du signe tombe-t-il sous cette critique ? Intrigué par la différence entre « discours » et « langue » dans Être et Temps, se donnant comme tranchée mais apparaissant labile et même réversible, nous trou­vons chez Wilhelm von Humboldt ce même couple et cette même tension. Une brève mise en parallèle des deux approches, l'une, ontologique, comme radicalisation de la pensée linguistique, et l'autre comparatiste cherchant une « grammaire générale » sous la diversité des langues, permettra d'approcher l'enjeu de la pensée heideggérienne concernant la langue en éclairant la provenance de quelques-uns de ses concepts.

1. D U DISCOURS À L A L A N G U E : U N E A P P R O C H E GÉNÉTIQUE

Dès le moment où se pose la question de l'être, parce que toute la tradition occidentale l'a chaque fois manquée, un espace de déploiement s'ouvre à une discursivité généralisée. Commençons par esquisser à grands traits l'enjeu que représente cette discursivité dans laquelle discours et langue trouveront voix. La question por-

1 Karl-Otto A P I : L , Die Idee der Sprache in der Tradition des Humanismus von Dante his Vico, (Archiv fur Begriffsgcchichte Bd X), Bonn. Bouvier, 1963, pp. 56 et 499.

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La discursivité de l'Etre dans Etre et Temps

tant sur l'être ne pourra, puisqu'elle est question, que l'interroger en son sens. Cette discursivité où entre la question prend la stature d'un cercle. N'étant pas trouvable comme quelque chose sur quoi l'on peut avoir une prise directe et une emprise immédiate, le sens n'est que l'ouverture de la question s'enquérant de lui. Heidegger reprend ces deux traits de la question, - discursivité et cercle - , en posant ou présupposant ce qui devra s'avérer phénoménologique-ment par l'effectuation de la recherche : « quelque chose comme 1'« être » est ouvert dans la compréhension de l'être » (SZ, p. 437). L'être est ce qui ouvre la possibilité qu'il y ait compréhension de l'être. Cette formulation est ambiguë puisque réversible, - et Hei­degger joue en quelque sorte sur les deux tableaux ou parie pour la réversion - : le sens de l'être est l'horizon de cette possibilité et la compréhension de l'être est « un » chemin (SZ, p. 437) 2 .

La circularité, en fait, tend à la transitivité, redoublée dès lors que la question se meut dans un cercle : i l s'agit, en posant la ques­tion du sens de l'être, d'interroger l'être comme cela qui est en question ; la « question de l'être », au sens littéral, est ce qui sup­pose un accomplissement de la question qui la circonscrive ou l'inscrive dans un discours questionnant, et qui apporte réponse. Quoique la formulation de Heidegger soit parfois hésitante, la tran­sitivité est moins linéaire que circulaire, à son tour : dans l'élabora­tion de la question s'enquérant de l'être, l'être, puisque déjà com­pris en tant que questionnable, se manifeste lorsque sont élaborées les structures de cette précompréhension. Cette tâche accomplie permettra, en un pas ultérieur, d'interroger le sens de l'être « en général ».

La question contient trois termes : 1 ) ce qui est en question : l'être comme le « Gefragte » ; 2) ce dont on s'enquiert ; c'est le sens de l'être comme l'« Erfragte » ; 3) celui qu'on interroge : le « Dasein » comme « Befragte » en tant qu'il a, constitutive de son être, la compréhension de l'être \ Parce que la compréhension est l'ouverture (Erschlossenheit) à l'être, le Dasein est ainsi appelé

2 C'est un chemin puisque le but (Ziel) reste le traitement de la « Seinfrage » elle-même. On pourrait croire que l'accent porte sur « chemin » ; la question de l'être annoncerait la métaphorique du cheminement si chère à Heidegger. La question serait « unterwegs ». A la page suivante cependant, où revient l'expression « einen 'Weg ' », Heidegger a noté en marge « nicht « den » einzigen » (SZ, p. 445). Sans doute cette hésitation correspond-elle au suspens où est laissé le traitement du rap­port entre le temps et l 'être, qui sera annoncé dans la « Kehre ».

1 Sur les rapports complexes de rétroréférence et d'antéréférenee entre être et Dasein, cf. J . T A M I N I A U X , Le regard et l'excédent, (Phaenomenologica), La Haye, M . Nijhoff. 1977, p. 126 sq.

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La discursivité de l'Etre dans Etre et Temps

qu'il est le « Là » de l'être, tenant ouvert dans ses existentiaux à la fois son propre être-ouvert (ouverture à l'être) et l'ouverture de l'être en général. Le ternie « -sein » de Dasein nomme doublement le rapport du Dasein à l'être, ce que Heidegger appelle « exis­tence ». Cette existence, en tant que, en elle, le Dasein a un rapport à l'être, constitue la préséance ontique de cet étant ; en tant qu'il a, dans ce rapport à l'être, une compréhension de l'être, c'est éga­lement une préséance ontologique. Se comprenant et comprenant les étants dans et par cette compréhension, il est à la base de toute ontologie : c'est sa préséance ontico-ontologique. Remarquons qu'il est question, à propos du sens de l'être, du sens de la compré­hension de l'être. Le cercle « appartient à la structure du sens » et ce phénomène « est enraciné dans la constitution existentiale du Dasein, dans la compréhension explicitante » (SZ, p. 153). Le cer­cle de la question est lui-même « encerclé », intriqué au cercle constituant la structure du Dasein.

La circularité, toute formelle qu'elle soit dans les termes de la question, ne pourra être mise en branle et ne recevra sa motilité que d'une articulation. Puisque l'être fut oublié ou négligé par la tradition, il apparaît déjà que la question qui l'interroge n'aura de chance d'être résolue que dans un dépliement de la question en ses tenants. C'est là précisément la tâche que s'assigne Être et Temps en tant qu'interprétation (Auslegung) : déplier (auslegen) la ques­tion. Par là la phénoménologie se fait herméneutique. La tâche interprétative se redouble ; ce qu'elle interprète, c'est moins la question que la possibilité de la question, en interrogeant (en inter­prétant à un second niveau, mais en même temps) l'« hermeneia » inhérente au Dasein. Dans les termes de Heidegger, ce sera une « répétition ». Elle reprend à un niveau philosophique la discursi­vité relative au Dasein où l'être s'intrique ou s'inscrit, en vue de dénouer cette intrigue. Ce faisant, elle n'accomplit qu'une possibi­lité remarquable et spécifique du Dasein lui-même, celle du com­prendre. Il ne s'agira pas de construire de façon arbitraire ou artifi­cielle le cadre de la question. Bien plutôt faudra-t-il, - aspect de circularité redoublée -, que l'herméneutique laisse se montrer cela même qui de soi-même se manifeste, à savoir la compréhension de l'être constitutive du Dasein. En cela l 'hennéneutique est phéno­ménologie, selon le préconcept qui en est donné (SZ, p. 34), ou plutôt l'herméneutique se phénoménalise.

La reprise phénoménologique comme « Auslegung », c'est-à-dire, selon sa définition, comme formation (Ausbildung) ou accom­plissement de la compréhension, est non seulement répétition, mais

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La discursivité de l'Etre dans Etre et Temps

articulation de la circularité. Comme à toute explicitation lui

reviendront les trois moments que Heidegger y discerne : la pré­

acquisition (Vorhabe), la pré­vision (Vorsicht) et la pré­saisie (Vor­

griff) 4 . Elle devra élever à la pré­acquisition la compréhension de

l'être qu'a le Dasein. Cela ne pourra s'effectuer que selon une cer­

taine pré­vision pénétrant l'être même du Dasein, c'est­à­dire selon

une certaine idée de la constitution fondamentale du Dasein qui

guidera la recherche, l'idée d'existence. L'analytique existentiale,

guidée par cette idée, ne se portera à la pré­acquisition que dans

une certaine pré­saisie ou une pré­conception qui s'avérera dans le

mouvement de reprise et qui est l'idée de l'être.

L'analyse du Dasein est donc une tâche préparatoire, élaborant

l'être de cet étant sans interpréter le sens de l'être. Ce ne sera que

l'ouverture de l'horizon pour « l'interprétation la plus originaire de

l 'ê t re» (SZ, p. 17). Lorsque cet horizon sera acquis, l'analytique

préparatoire exigera une répétition ou une reprise sur une base

ontologique authentique. La temporalité (Zeitlichkeit) en effet qui

sera acquise dans l'interprétation du Dasein n'est pas encore la

réponse à la question du sens de l'être en général. Elle n'est que

le sens de la totalité du Dasein que Heidegger nomme « souci ».

C'est­à­dire que la temporalité (Zeitlichkeit) qui sera dégagée

comme constitutive de l'être du Dasein, comme l'horizon de la

compréhension qu'il a de l'être, devrait s'ancrer elle­même dans la

« Temporalität » de l'être lui­même 5 . Dans cette élaboration de la

Temporalité de l'être, ouvert à partir de la temporalité du Dasein,

4 « Vorgr i f f» signifie « anticipation ». Dans ce terme Heidegger joue sur l'accoin­

tance avec « B e g r i f f » ; on pourrait voir aussi un rapprochement avec Γ« In­

begriff » qui apparaîtra dans les Contributions à la philosophie, que nous exami­

nerons plus loin. A chaque fois, i l s'agit de dire entre guillemets « concept » ou

« conceptualité », mais dans leur fondement ontologique, comme ici , ou dans leur

provenance historiale, dans les Contributions. A propos de « Vorg r i f f» , Heidegger

emploie le terme de « Begrifflichkeit » : c'est une conceptualité mais seulement

en tant qu'elle est anticipée. Nous traduisons le plus souvent par « pré­saisie » ou

« pré­conception ». A u vu de ce que notre analyse aimerait montrer, le terme

« pré­cept » conviendrait adéquatement à la fois dans sa construction, répondant

aux deux constituants du mot allemand de préalable et de saisie, et dans son

accointance avec « concept », reprenant l 'écho de « Begr i f f» ; ce terme de « pré­

cept » manifesterait surtout le caractère prescriptif qui leste ce moment de

1'« Auslegung », de par sa connivence avec « précepte » au sens de principe, de

commandement ou de prescription. 5 On pourrait traduire « Temporalität » par « temporalitas », comme le fait Jean

Grondin, qui estime pertinemment que le terme latin peut correspondre en français

au ternie allemand « Temporalität », perçu comme étranger et construit lui­même

à partir du latin.

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La discursivité de l'Etre dans Etre et Temps

se donnera seulement la réponse concrète à la question du sens de l'être (SZ, p. 19).

En bref, une fois élaborée dans les deux premières sections les structures de l'existence authentique où la totalité du Dasein se manifeste dans son sens comme temporalité, la troisième section (Temps et être), non publiée, devait établir les rapports entre cette temporalité du Dasein et la « Temporalität » de l'être lui-même. Cette section visait à élaborer ce qui avait servi dans les deux sec­tions précédentes de pré-saisie ; cette pré-saisie ou cette pré-ception devait permettre de reporter, de rapporter ou de projeter la compré­hension de l'être qu'a le Dasein (la « Vorhabe ») sur le plan de l'existence authentique (la « Vorsicht ») ; de cette projection devait surgir, non pas seulement le sens d'être du Dasein - ce que les deux premières sections ont mis au clair comme temporalité - , mais le sens de l'être en général en tant qu'il était l'horizon de la compréhension de l'être dans l'existence. Cette circularité discur­sive reprend ce faisant les trois termes de la question inaugurale ; selon l'idée de l'être, selon le « Gefragte » comme « guide préala­ble » (vorgängiger Geleit) (SZ, p. 5), le « Befragte », ce auprès de qui le questionnement s'établit, se serait ainsi replié ou aurait donné accès à l'« Erfragte », à « cela dans quoi le questionnement touche au but » (SZ, p. 5), cela où le « Gefragte », l'être, vient au concept : « Un éclaircissement satisfaisant, conformément aux limi­tes de cette recherche, du sens existential de cette compréhension de l'être pourra seulement être atteint sur base de l'interprétation temporale de l ' ê t re» (SZ, p. 147).

Le fait que la troisième section ne fut pas publiée rompt, d'une certaine façon, non certes la structuration de la question de l'être, mais sa mobilité. Elle l'interrompt en quelque sorte. 11 nous faudra en voir les conséquences dans le retentissement que cette interrup­tion, ou cette rupture, aura sur le « sens » lui-même où l'être s'ins­crit. Cette rupture nous portera à nous interroger sur cela dès lors qui motive la reprise de l'analytique existentiale, et à l'intérieur de celle-ci sur ce qui légitime une autre répétition, celle de l'existence quotidienne selon le mode authentique de l'exister.

Le passage ou la reprise de l'analytique existentiale dans l'ana­lyse de la temporalité de l'être, c'est-à-dire le questionnement même, n'est pas motivé par la stmcture de la question dès lors que sa circularité est interrompue. C'est ce que Heidegger reconnaît dès le départ, - et qui pourtant risque de grever toute son entreprise. Sont requis pour l'élaboration de cette question de l'être, rappelle-t-il, « l'explication du mode de visée de l'être, du comprendre et

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du saisir conceptuel du sens, la préparation de la possibilité du choix correct de l'étant exemplaire, l'élaboration du mode d'accès authentique à cet étant » (SZ, p, 7), Nous avons brièvement men­tionné l'ordre de l'exposition que se proposait Être et Temps : que ce qui est d'abord et nécessairement posé au départ se voie avérer par l'accomplissement de la circularité. A la lumière de la rupture de cette circularité dans l'entreprise de l'ontologie fondamentale elle-même, ces moments se montrent presque dans leur figement et l'on peut légitimement s'interroger sur le « sens » de cette ontolo­gie fondamentale. Dans la phrase citée plus haut, tous ces problè­mes éclatent dans leur intrication si cette intrication n'est pas justi­fiée phénoménologiquement, ce qu'elle ne sera pas.

En fait, pour chacun des trois termes mentionnés par Heidegger (mode de visée de l'être, du comprendre et du saisir conceptuel de son sens, préparation du choix de l'étant exemplaire et mode d'ac­cès authentique à cet étant), les trois moments de l'explicitation doivent avoir été effectués, c'est-à-dire qu'ils doivent avoir repris dans leur constitution les trois tenants de la question, de l'être, du sens de l'être et du Dasein. Concrètement, « l'explication du mode de visée de l'être » ne peut se faire que lorsqu'aura été effectuée toute l'entreprise de l'analytique existentiale préparatoire et de sa relecture à la lumière de la « Temporalität » de l'être lui-même ; ce moment répond au « Vorgriff », au niveau de l'interprétation onto­logique, permettant l'« explication du comprendre et du saisir con­ceptuel du sens ». Or ce moment fonctionne aussi comme « Vor­griff », non plus pour l'ontologie fondamentale, mais pour l'analy­tique existentiale seule ; la temporalité du Dasein sera l'horizon prescrivant la conceptualité de l'analytique elle-même. Ce moment de pré-conceptualité à son tour n'a servi en fait qu 'à articuler une idée directrice de l'existence, fonctionnant comme « Vorsicht », qui a orienté « la préparation de la possibilité du choix correct de l'étant exemplaire ». A partir de cette vue anticipatrice de l'exis­tence, et en fonction d'un premier « Vorgriff », - le sens de l'être du Dasein comme temporalité, lui-même fondé dans un « Vor­griff » ultime en quelque sorte, celui du sens de l'être en général, - « l'élaboration du mode d'accès authentique à cet étant (exem­plaire) » a pu se porter à la pré-acquisition, à la « Vorhabe ».

On voit ainsi que le redoublement qu'est l'interprétation, qui se présente comme radicalisation d'une possibilité spécifique du Dasein, implique d'une part un redoublement du sens, - ou ne peut s'effectuer qu'en posant un redoublement du sens - , celui de l'être du Dasein et celui de l'être en général. Ce redoublement lui impose

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ou prescrit deux « pré-conceptions », le sens de l'être du Dasein comme temporalité et le sens de l'être en général à la lumière de la « Temporalität » de l'être lui-même. Le redoublement par l'inter­prétation implique d'autre part un redoublement de la « Vorsicht ». Non seulement, en partant de la quotidienneté, l'idée d'existence guide les analyses, mais pour atteindre l'existence authentique, et non pas seulement quotidienne, il faudra, à l'intérieur de l'analyti­que existentiale du Dasein, répéter cette analytique selon la pré­vision d'une authenticité.

Ces redoublements en cascade imposent un caractère prescrip-tif non seulement en ce qui concerne le « Befragende », dans « le choix correct de l'étant exemplaire », mais une prescription de son exemplarité : ce sera le Dasein authentique, dans son ques­tionnement authentique, arraché à la quotienneté d'où la recher­che était partie. L'emboîtement de ces redoublements multiples à l'intérieur de l'ontologie fondamentale, répétons-le, devait trouver sa légitimité dans l'accomplissement même de la recherche. En somme, cet emboîtement généralisé devait s'articuler selon l 'ul­time « Vorgriff » du sens de l'être en général, celui-là qui ne sera pas abordé par la recherche. Par rétorsion, la violence que la circulation devait imposer à chacun de ses moments, - et que Heidegger reconnaît et légitime - , risque, sans légitimation phé­noménologique, de se muer en diktat phénoménologique s'impo­sant à cela qui de soi-même « devrait » ou « aurait dû » se mon­trer, selon la définition canonique du « pré-concept » de la phé­noménologie. Ce « Vorbegriff » devait lui-même trouver son « remplissement », conformément à tout l'édifice heideggérien, dans la circulation de l'ontologie fondamentale, ce qu'il ne trou­vera pas. Il faut légitimement se demander si ce « Vorbegriff » n'a pas fonctionné précisément comme substitut d'un « Vorgr i f f» introuvable.

Il est significatif à cet égard que l'interprétation comme « Auslegung » qu'est l'entreprise de Être et Temps se reconnaisse une fonction d'« articulation ». Cette fonction en effet est dévolue dans l'analytique existentiale à ce que Heidegger nomme « Rede », la parole, le discours ; la « Rede » « articule » la totalité de l'être-dans-le-monde constitutive de l'ouverture (Erschlossenheit) du Dasein dans sa signifiance (Bedeutsamkeit)6 à partir de quoi la lan­gue comme « Sprache » peut elle-même « articuler » des sons.

6 On a proposé plusieurs traductions de « Bedeutsamkeit » : significativité, signifi-cabilité ou signifiance. Nous optons pour ce dernier terme. Littré relève l'exis-

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Cette commune fonction d'« articulation » entre l'ontologie phé­noménologique et le discours propre au Dasein laisse présumer qu'il y aura au moins deux rapports éminents entre ces deux « paroles », l'un concernant la compréhension de l'être spécifique au Dasein et l'autre touchant l'articulation de la question elle-même en élaborant les structures de sa possibilité. Le premier rap­port concerne l'articulation propre au Dasein de la compréhension ou de la précompréhension qu'il a de l'être ; le second touche la parole phénoménologique elle-même.

Étant donné que la phénoménologie n'est pas une construction artificielle, mais qu'elle est ancrée dans ce qu'elle laisse se mani­fester, le rapport entre les deux « Rede » ne sera ni de simple répé­tition, - la compréhension qu'a le Dasein de l'être est une pré-com­préhension non encore portée au concept - , ni de révocation, - il ne peut s'agir de substituer à cette pré-compréhension quelque chose qui n'aurait pas un lien « compréhensif » avec elle. Selon les termes et la formulation de la question, c'est-à-dire selon la circu­larité des termes et la discursivité de la formulation, le rapport devrait être la mise en rapport elle-même, le rapport lui-même se rapportant au discours constitutif du Dasein. La discursivité et le cercle impliquent que soit abandonnée toute notion de relation sim­ple entre deux termes, que ceux-ci soient membres d'un rapport établi après coup ou qu'ils résultent d'une mise en rapport. La phé­noménologie articulerait l'articulation elle-même et serait cette mise en rapport, fonctionnant dans son articulation comme un membre du rapport et comme le « rapporter » lui-même. Là encore on peut se demander si ce « rapport-se-rapportant » dans lequel seul quelque chose comme le « sens » peut surgir ou se constituer relève encore du cercle. Ce reversement du rapportant sur le rap­porté indique davantage un mouvement tautologique qu'un cercle

tenec de ce terme dès le 12e siècle dans l'acception de « s i g n e » , où s'entendait davantage le devenir-signe que l'être-signc. A propos du sens de ce terme, Heidegger reconnaît dans Prolegomena zur Ges­chichte des Zeitbegriffs (Marburger Vorlesung Wintersemester 1925/26, Hrsg. Petra Jaeger, G A Bd 20, Frankfurt a. M„ Klostermann, 1988, abrégé dans la suite en B D 20) que le tenue de « Bedeutsamkeit » n'est pas le meilleur, mais que c'est le seul qu' i l ait trouvé et qui exprime une « connexion essentielle de ce phéno­mène avec ce que nous désignons comme signification, au sens de signification de mot, si tant est que le phénomène se tienne en étroite connexion avec la signifi­cation du mot, avec le discours (Rede) » (Bd 20, p. 275). Cet aveu est intéressant dans la mesure où il indique le souhait de conserver une connexion entre la « Bedeutsamkeit » et la « Bedeutung » d'un mot, une connexion avec la langue donc, alors que celle-ci se voit excentrée de toute la problématique de l'être.

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où pourrait se reprendre et se répéter quelque chose comme le sens. A ce titre la question du sens non seulement échapperait à la circu­larité du cercle, mais la contesterait. D'autre part, la structure du rapport, dont Heidegger fera un large usage dans ses textes ulté­rieurs, ne fait-elle pas du sens un « mythe », un simple mot, ou une histoire, du genre de celle qu'il ne faut pas raconter à propos de l'être, selon les mots du Sophiste, que Heidegger reprend à son compte dès l'ouverture de Être et Temps! La notion de « s e n s » que Heidegger coupe littéralement de la notion de « signification », et qui s'impose dès lors que l'on se voit pris dans un rapport se rapportant à lui-même, ne doit-elle pas se placer dans une dimen­sion qui restera toujours à l'horizon - le sens est l'horizon de la question de l'être, dans les termes de Heidegger - , comme un mirage motivant la circulation et d'autant plus rassurant que l'on sait qu'il restera toujours « à l'horizon » ?

Si l'être n'est rien en dehors de son sens, ou si l'être ne se com­prend qu'à partir d'une pré-compréhension, si donc le sens comme ouverture de la compréhension est déjà, de quelque façon, pré-com­préhension, cela revient à reconnaître qu'il y a un étrange jeu de va-et-vient entre l'être qui n'est pas un simple phénomène et la phénoménalisation de la compréhension de l'être. Le milieu où ce jeu se trame est celui s'étendant entre le « pré- » de la compréhen­sion et la compréhension qui radicalise ce préalable : la structure d'interprétation reprend en un cercle ce préalable de la pré-acquisi­tion, de la vue et de la saisie. Pour qu'il y ait rapport et reprise entre ce préalable et sa radicalisation, c'est-à-dire pour que cette radicalisation puisse se légitimer d'un enracinement, l'espace de jeu est « legomenon », relevant de l'inscription en général. La pré­compréhension ou le sens comme ouverture de la compréhension relèveraient d'une pré-inscription : l'être « toujours déjà » compris. Interprétant cette compréhension quotidienne, en la phénoménali-sant, la phénoménologie serait une ré-inscription : laisser se mon­trer le « toujours déjà », lui-même déjà « ré-inscrit » de manière particulière dans la compréhension quotidienne. La phénoménolo­gie ne radicalise en fait que la compréhension quotidienne pour régresser à partir d'elle vers le préalable qui a dû la rendre possi­ble, qui ne subsiste qu'à l'état de trace. Nous avons affaire à un délicat problème d'articulation : le « toujours déjà » de la pré-ins­cription risque à tout moment de n'être que le fonctionnement même de la ré-inscription, fonctionnant comme une prescription. Le problème se décide à notre sens dans le traitement que Heideg­ger réserve à l'espace d'inscription, autant du préalable que de la

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reprise, c'est-à-dire à l'espace d'articulation qui relève de l'ajointe-ment en même temps que du mode selon lequel se dit et s'articule cet ajointement. Plus simplement, comment se dit, s'énonce et se communique cette articulation ? De quel discours (Rede) la langue relève-t-elle ou, réciproquement, de quelle langue se légitime le discours ?

Ce que nous voulons pointer dans cette question de l'être, c'est l'aspect retors de la double articulation qu'est le discours - mais nous verrons qu'elle est au moins triple - à laquelle Heidegger use ses forces. Il n'y a pas seulement un redoublement en ce sens que l'être ne s'ouvre que dans la compréhension de l'être, que dès lors cette dernière doit donner accès à ce qui lui est radicalement autre. Il ne peut y avoir que retournement ou rétorsion. Cet aspect retors de la question apparaît pour nous dans un autre redoublement, celui de la langue par le discours. Ce simple redoublement n'est pas vraiment pensé par Heidegger, ni reconnu ; nous pouvons même dire qu'en fait i l ne serait pas toléré. Il ne reçoit qu'un nom : « Sinn », le sens. Celui de l'être, bien entendu. Mais des hésitations apparaissent, des questions s'accumulent, des doutes même surgis­sent, notamment dans des notes marginales, que reprendront les textes ultérieurs et qui se cristalliseront dans un problème recevant, alors, un nom simple, la langue, où le redoublement alors sera nommé comme tel ; ce sera la langue et la poésie, ce sera les mots (Wörter) et les paroles (Worte), par exemple.

Dans les impasses où Heidegger s'engage et dont il se rend compte implicitement, s'amorce déjà la révolution de la pensée de la langue que formulera clairement Acheminement vers la parole qu'à son propos i l n'y a pas de parole. Toute l'entreprise de Être et Temps se meut déjà dans ce que nous appelons une discursivité généralisée, qui entretient de ce fait, sans que ce rapport soit claire­ment pensé, une quelconque connivence avec la langue. Le seuil d'originarité qui est traqué, l'articulation de la signifiance de l'être, ne se donnera jamais que dans une langue, celle que la phénoméno­logie heideggérienne à cette époque croyait pouvoir articuler elle-même et qui faisait toujours usage d'une pratique signifiante hors de la portée de toute interrogation. L'examen du statut de la langue dans l'ontologie fondamentale, révèle, négativement, l'impossibilité d'interroger la langue, puisque, ce faisant, l 'on parle toujours encore et que l'on se meut dans une dimension articulatoire, le dis­cours, antérieur à la langue, faisant de la langue une pure extério­rité. Positivement, c'est l'ébauche d'une reconnaissance que la lan­gue, n'étant jamais l'objet (Worüber) d'une enquête quelconque, ne

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peut être qu'un préalable (Wovon), l'horizon à partir duquel toute question trouve voix, en tant que, justement, la langue est originai­rement discours.

Heidegger rappelle le thème directeur de toute phénoménologie : le réel ne nous concerne qu'en tant qu'accessible, dans une com­préhension. La discursivité où nous nous mouvons toujours déjà, constitue la seule trame à laquelle peut s'intriquer et se formuler toute tentative pour rejoindre un éventuel « dehors », qui ne peut être tel qu'en tant que fiction. La question sera de savoir quel statut conférer à cette fiction : est-ce une fiction au sens de ce qui est imaginé ou inventé par rapport à ce que l'on appelle « réel » ? Est-ce une fiction nécessaire du fait que le réel n'est pas accessible en soi, mais par le biais d'une interprétation, ce qui laisse cependant encore le réel fonctionner comme critère ou mise à l'épreuve ou contraste à la réalité ? En ce sens la fiction, même nécessaire, n'en resterait pas moins fiction. Ou bien va-t-on assister à une apologie de la fiction, non plus en ce qu'elle s'oppose à un réel, mais au sens d'une production, selon le « fingere » latin, de la réalité, c'est-à-dire d'une ouverture au réel ? Ce serait là magnifier l'instauration d'une narrativité où s'inscrivent nos rapports au monde. En ce troi­sième sens, le réel ne ferait plus contraste à la réalité et la réalité ne serait plus une pure invention, mais le premier serait la produc­tion inventive de la seconde. Heidegger hésitera entre les deuxième et troisième voies, en tentant de les ménager ; malgré sa hardiesse, il restera pusillanime et risquera à tous moments de retomber dans la première voie qu'il veut pourtant éviter. Ou plutôt il jouera sur tous les tableaux en même temps, parce que le cadre dans lequel il pose la question de l'être comme question du sens de l'être ne lui permet pas de faire de l'être ce que la compréhension ouvre. La troisième voie lui est barrée : l'être est à chaque fois préalable, et non pas concomitant. La pensée s'impose un mouvement régressif, du fait qu'il y a un « toujours déjà » vers lequel elle tend. C'est précisément ce « toujours déjà » qui menace de ramener la pensée de Heidegger dans une dualité simple entre une fiction que serait la compréhension de l'être et l'être que l'on peut atteindre dans l'analyse de cette compréhension. La pensée ou la compréhension s'impose d'inventer la fiction de l'être pour se légitimer à « pen­ser» . Du point de vue de l'articulation, le problème peut se poser ainsi : l'« hermeneia » ne peut fonctionner que par l'opacité qui lui fait encontre. Si, comme Être et Temps le suggère, cet opaque est radicalement discursif, signifiant, articulé, compris ou pré-compris, quel est le statut de ce « pré- » avant la compréhension - l 'explici-

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tation - motivant la compréhension elle-même ? Qu'est-ce qui donne voix à la compréhension ? Ce ne pourra être, de toute façon, presque structuralement, que du discours, donc déjà repris dans l'explicitation. Celle-ci ne pourra que dévoiler, en l'explicitant, la compréhension ou la pré-compréhension qui l'antécède. C'est dire du coup que cette pré-compréhension est déjà parole dite. Dès lors, deuxième question, si les deux moments de la compréhension et de l'explicitation ont affaire à une parole, si la parole de l'explicita­tion reprend en l'articulant la première, qui, sans elle, serait parole tue, ne se trouve-t-on pas intriqué dans un réseau de langue auquel tout contraste ferait défaut, au point qu'il ne serait plus pertinent de dire que la langue est prononciation d'un discours purement articulant ?

Le discours comme fondement ontologique de la langue s'avére­rait dès lors problématique. En ce cas, soit l'entreprise de l 'hermé­neutique devient une histoire de la langue, toujours entée sur une opacité qui la meut ou la promeut, mais, cette fois, radicalement langagière, sans qu'on puisse parler de mondanéité ou de seconda-rité de la langue. L'herméneutique articule alors son propre dis­cours qu'elle pourra appeler « historial » ; elle ne fera que mettre à jour cela qui lui permet de parler et qui n'est rien d'autre qu'elle-même. Soit elle fera son deuil de la question de son autre ou de son origine et laissera parler la production elle-même de l'historia-lité ou de l'être qui sera « poièsis », « Dichtung », « dictare » origi­naire, au-delà de quoi plus aucune parole ne s'articule : la poésie sera productrice de parole, parole de 1'« Ur-sprung », du supplé­ment d'origine. En ce cas, l'herméneutique ne sera plus herméneu­tique ; le contraste ou l'opacité qui demandait élucidation se met à plat dans un agencement, une articulation presque purement syn-tagmatique.

La sémiosis du monde

Le monde dans lequel le Dasein existe quotidiennement, - et c'est seulement à partir de là que la structure du monde se donne à voir - , est le monde environnant (Umwelt), avec ses choses intra-mondaines faisant encontre au Dasein. L'encontre des étants intra-mondains qui ne sont pas du type du Dasein advient dans les modes d'accès à l'étant, qui ont en commun le caractère existen-tial-ontologique de la préoccupation (Besorgen). Les modes de la préoccupation recouvrent les aspects multiples de l'usage, du

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maniement, de la manipulation, c'est-à-dire, en bref, du commerce (Umgang) qui a affaire avec l'étant. De prime abord l'étant fait encontre comme outil sur le mode de la « Zuhandenheit », de ce qui est à disposition, à portée de la main. Seulement après coup est-il possible d'accéder à l'étant d'un point de vue théorique, où l'étant de «zuhanden » devient « vorhanden », comme une chose qui est là, simplement présente. Ce second mode d'encontre de l'étant ou d'accès à lui, comme modification de la «Zuhanden­heit », reste lui-même un mode de la préoccupation. Ce qui règle ainsi la façon dont les étants font encontre au « Dasein » s'appelle l'« Umsicht », la vue préoccupante.

Pour cette « Umsicht », toute chose vue comme outil est essen­tiellement quelque chose « pour... » (um zu...). À la question « Qu'est-ce que c'est ? », la vue préoccupante répond : « C'est pour... ». Dans cette structure d'être de la « Zuhandenheit », consti­tutive du monde quotidien, l'outil est renvoyé à quelque chose. C'est seulement dans cette structure de renvoi (Verweisung) que l'outil peut faire encontre. Le premier mode d'accès à l'outil que nous appelons marteau, n'est pas la contemplation ou la connais­sance, mais le marteler en tant que commerce de la préoccupation approprié à cet outil. Dans sa « Zuhandenheit » i l est renvoyé à quelque chose comme des clous, eux-mêmes renvoyés à la planche, par exemple, qu'il faut fixer. Ces multiples modes de renvois cons­tituent ce que Heidegger appelle la « Zeugganzheit », qui n'est pas, bien entendu, la somme des outils, mais la totalité des renvois. Hei­degger explicite cette structure de renvoi par le terme ontologique de « Bewandtnis », la tournure ou la conjointure. Avec un outil il retourne d'un autre outil, il trouve sa tournure dans autre chose. La « Bewandtnis » elle-même relève chaque fois d'une « Bewandtnis­ganzheit », d'une totalité de conjointure, à partir de laquelle elle se détermine.

Parmi les renvois constitutifs du monde, le Dasein ne constitue pas un chaînon dans ce réseau. Ces multiples rapports sont articu­lés. Le Dasein « choisit » parmi ces renvois, il « signifie » à lui-même (« bedeutet » ihm selbst, SZ p. 87) un pour-quoi du marteler. Ces renvois de rapports sont signifiants et constituent ce que Hei­degger nomme la signifiance (Bedeutsamkeit), la structure ontolo­gique du monde, la mondanéité du monde. Cette signifiance appa­raît comme une strate ultime, constitutive de la mondanéité du Dasein, spécifiant l'ouverture au monde. Du fait qu'il est jeté au monde et s'en trouve affecté (Befindlichkeit), du fait qu'il est, de soi, compréhensif (Verstehen), sa familiarité native avec le monde

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transmue cette familiarité en signifiance. Celle-ci est la condition ontique de possibilité pour qu'un étant puisse être découvert ; se rencontrant dans un monde sur le mode de la « Zuhandenheit » selon la tournure qu'i l offre, il se donne à savoir dans ce qu'i l est. La signifiance est aussi la condition ontologique de possibilité pour que le Dasein compréhensif puisse ouvrir (aufschliessen) quelque chose comme des « significations » (Bedeutungen), fondant à leur tour l'être possible du mot et de la langue (SZ, p. 87). Notons le double mouvement du « Bedeuten » propre au Dasein : il ne peut articuler qu'en s'inscrivant dans un complexe d'articulations.

On le voit, c'est sur le mode du renvoi que tout étant apparaît comme signifiant. De plus, cette possibilité d'être doué de signifi­cation ne tient pas à l'étant lui-même, mais au Dasein qui se meut parmi ces étants et qui y trouve sa place. Le signifier est ainsi le mode sur lequel les étants peuvent avoir un rapport au Dasein. Serait-ce dire que les étants fonctionnent comme des signes et que le Dasein soit le sujet de cette sémiosis généralisée ? Absolument pas. Le signe n'est lui-même qu'un mode du renvoi, ce qui laisse ouverte la question de savoir ce qu'est exactement ce signifier qui constitue tout à la fois l'apparaître des étants et le rapport qu'a le Dasein au monde.

L'enchaînement de significations en cascade

Dans un texte peu scrupuleux, Meschonnic 7 s'en est pris à Heideg­ger, lui reprochant notamment de parler des signes sans en distin­guer les types. Pour Heidegger, en effet, sont signes aussi bien des bornes routières, des jalons ruraux, des sphères d'osiers avertissant les navires de la tempête, des signaux, des oriflammes ou des mar­ques de deuil. Cependant, bien que l'on ait l'impression d'avoir là un ramassis sans agencement, Heidegger fait remarquer qu'il faut distinguer d'une part l'ensemble constitué par les indices, les signes précurseurs et rétrospectifs, les insignes et les signes carac­téristiques, et d'autre part l'ensemble contenant la trace, le vestige, le monument, le document, le témoignage, le symbole, l'expres­sion, l'apparition et la signification (SZ, p. 78). Il ne s'enquiert pas davantage, i l est vrai, des spécificités revenant à chacun. Cepen­dant, en excluant de l'ensemble des signes, par exemple, le sym­bole, l'expression et la signification, nous avons déjà l'indice de

7 Henri M E S C H O N N I C , Le signe et le poème (Le chemin), Paris, Gallimard, 1975.

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l'extériorité du signe, comme superficiale, puisque la signification a été considérée comme étant à la base de la langue, avant le mot. La signification, lit-on dans les Grundprobleme 8 , ne peut jamais être « signe » de quelque chose. À ce titre elle ne fait pas partie du processus sémiotique, mais en est à la base. De même qu'elle est le devenir-mot, la signification est aussi le devenir-signe. Tout signe a la structure de l'outil (Zeug) au même titre que tout étant qui se rencontre dans le monde. La seule spécificité du signe sera que son caractère d'outil réside dans le montrer (Zeigen). À ce titre le signe s'insère dans le monde et prend sens à partir de ce monde.

Le fait que Heidegger considère également le signe comme un outil, lui accolant ainsi la structure de la « Verwiesenheit », du ren­voi, lui enlève du coup toute originarité. Il s'enracine lui-même dans la « Dienlichkeit zu », dans l'utilité pour. C'est un « Zeig-zeug », quelque chose qui sert à montrer. À la différence des autres outils, le signe rend 1'« Umwelt », le monde ambiant, le monde environnant du commerce quotidien, à chaque fois expressément accessible pour 1'« Umsicht ». Au lieu de dire ou de montrer ce qu'est tel étant, « le signe montre toujours d'abord ce « dans quoi » l'homme vit, ce auprès de quoi le soucier se tient, quelle finalité il a avec cela » (SZ, p. 80). Dans l'exemple de la flèche dont étaient munies les voitures à l'époque, ancêtre de nos modernes cl i ­gnotants, nous gagnons par ce signe une orientation à l'intérieur de notre « Umwelt », en dépassant la voiture exhibant cette flèche, en nous arrêtant ou en freinant. Un outil rend expressive une totalité d'outils dans la vue circonspecte de façon telle que par là se com­munique la mondanéité de ce qui est « zuhanden ». En résumé, le signe rend l'« Umwelt » accessible à l'« Umsicht ».

Cet examen de la structure du signe montre à l'évidence que ce n'est pas à partir du signe qu'on pourra comprendre la langue. « Le son n'est pas un signe renvoyant à une signification, au sens où le poteau indicateur est signe d'une direction ; la relation entre la signification et ce-qui-est-pensé-dans-la-signification est encore différente de celle qui s'instaure entre le vocable et ce-qui-est-pensé, de même que la relation entre ce-qui-est-pensé dans la signi­fication et l'étant visé dans le pensé est à son tour différente du rapport du son à la signification et au pensé » (GP, p. 293). Ces

* Die Grundprobleme der Phänomenologie. Marburger Vorlesung Sommersemester 1927, Hrsg. F.-W. von Herrmann, G A Bd 24, Frankfurt a. M . . Klostermann, 1975. Trad. tr. Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, par J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985.

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significations reçoivent à chaque fois un mot à partir d'une con­nexion signifiante déjà dévoilée.

Les termes de ces écarts entre rapports sont le son, la significa­tion, ce-qui-est-pensé-dans-la-signification, ce-qui-est-pensé, l'étant visé dans le pensé. Ce serait en quelque sorte toutes les étapes de médiation entre le mot et la chose en passant par la pensée. Remar­quons que Heidegger différencie la signification de ce qui est pensé dans cette signification d'une part, et d'autre part ce qui est pensé de l'étant visé dans le pensé. Ces deux écarts mettent ainsi la pen­sée et le réel aux deux extrémités du processus sémiotique. Etant donné que le pensé s'écarte de ce qui est pensé dans la significa­tion, la pensée se voit disqualifier du processus, tout simplement ; ou plutôt, la pensée disqualifie le processus sémiotique comme apte à penser. Cet écart nécessite par contrecoup que le réel, autre extré­mité du processus, soit excisé lui aussi non seulement du processus, mais même de la pensée : ce qui est pensé est différent de l'étant visé dans le pensé. Sans doute est-ce là reprendre la différence qu'i l a énoncée précédemment, que la réalité n'est pas le réel. Hei­degger ne parle ici que de différences d'écarts. Cependant, le mode d'instauration de ces rapports risque d'amener une excentration de la pensée et du réel hors de la langue, de ce que nous pouvons appeler le pocessus sémiotique. Ce faisant, Heidegger semble bien en revenir à une dualité qu'il n'aura cessé de vilipender et d'ago­nir, celle du pensé et du réel, c'est-à-dire celle du Dasein et du monde, la dualité en somme inhérente à la relation. Plus marquant encore, l'établissement de ces rapports et différences se fait par ce que Heidegger appelle articulation et qu'il nomme discours ou parole ; et ces écarts ne sont visibles et saisissables que sur base d'une signifiance sur laquelle ils se découpent, dont ils sont transis. Le processus sémiotique est reconnu au fondement même de sa propre mise hors jeu.

Le Dasein ne s'insère pas dans le monde par la parole. Il parle d'emblée et parle son monde, au point que la langue devient un outil superficiel et superflu. La traduction que Heidegger donne de la formule grecque « zôon logon echon » ne laisse pas de doute : « L'homme se montre (zeigt sich) comme l'étant qui parle » (SZ, p. 165). Le « m o n t r e r » est premier, dont le parler ou le discourir sont tout à la fois la cristallisation et la précipitation, au sens chi­mique du terme. De même le « Be-deuten » était un « se donner à comprendre ». Avant le signe i l y a une « Zeichenstiftung », une institution des signes, - Heidegger la mentionne au sens où l'on peut utiliser quelque chose comme signe d'autre chose, mais nous

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avons vu que tout signe présuppose, par le renvoi qui le constitue, cette institution. Cette institution « se réalise dans et à partir d'une pré-voyance circonspecte » (SZ, p. 80). Avant la signifiance, il y a une articulation, un discourir. Avant ce discourir, il y a un cataly­seur, cela qui fait passer la monstration qu'est le Dasein à une arti­culation. Les significations que prendra cette articulation sont, de ce fait, au plus haut point extérieures.

Cette strate du discours fait problème, puisqu'elle n'est qu'une cristallisation d'un montrer qui lui donne chair, alors que le seul accès possible à cette monstration originelle n'est que dans une articulation. En termes heideggériens, la « Rede » est à la fois ce à partir de quoi le Dasein se donne à être son propre pouvoir être et ce en quoi il découpe son monde afin d'accéder à son pouvoir être. Si la connexion de renvois ne peut pas elle-même fonctionner comme signe, mais les générer, si elle-même est signifiée (bedeu­tet) par un Dasein, celui-ci pourtant, en signifiant, se renvoie au monde. Encore ici, nous voyons l'ambivalence de cette connexion de renvois, après avoir abordé brièvement celle de la « Rede » et de la signifiance. La connexion de renvois est à la fois une con­nexion formelle, « vide », où le Dasein signifie en signifiant préci­sément ces renvois, et d'autre part elle est déjà « remplie », mar­quée, inscrite, au sens où le Dasein y est renvoyé, à partir d'où il se signifie à lui-même ces renvois.

Le discours comme articulation du monde

L'ouverture (Erschlossenheit) comme mode fondamental du Dasein en tant qu'être-dans-le-monde est constituée par la « Befindlich­keit », (l 'être-affecté), le « Verstehen » (le comprendre), et la « Rede », (la parole ou le discours). Etant d'emblée jeté dans un monde - c'est la « Geworfenheit » répondant à la « Befindlich­keit » - , le Dasein existe dans l'ouverture de l'être en général ; à partir de cette ouverture où il est jeté, il existe comme projet -1'« Entwurf » répondant au « Verstehen » - , en ceci qu'il tient ouverte, en l'ouvrant, l'ouverture factive de l'être ; le Dasein se projette sur ses propres possibilités d'être-dans-le-monde. En tant que compréhensif, il se projette vers un monde qui l 'a déjà affecté. C'est à partir de ce « monde », à partir des autres ou à partir de son pouvoir-être le plus propre que le Dasein peut « se » compren­dre. Ces deux existentiaux du comprendre et de l'être-affecté sont articulés par le troisième existential, le discours.

Le Dasein, comme point d'ancrage de toute signifiance et

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comme point de visée ultime de cette signifiance, - puisqu'il y va toujours de lui-même, dans son être - , a un comportement dans et envers le monde que Heidegger nomme « Gliederung » ou « Arti­kulation » et qui est discours. Le terme « Gliederung », articulation, apparaît pour la première fois dans l'analyse de l'explicitation ; il est repris aussi sous le nom d'« Artikulieren ». Ces termes de « Rede », « Bedeutsamkeit » et « Artikulation » sont étranges dans la mesure où ils font intervenir une dimension propre au langage : le discours, la signifiance et l'articulation, et que, par ailleurs, le langage (Sprache) se voit confiné dans un statut purement périphé­rique d'expressivité ou d'ébruitement mondains. Avant la « Spra­che » il y a la « Rede », avant la signification à laquelle échoira un mot, il y a déjà un complexe de significations et avant celle-ci il y a une signifiance.

Le discours (Rede), dit Heidegger, est un existential du Dasein, co-originaire avec l'être-affecté (Befindlichkeit) et le comprendre (Verstehen). Le discours est co-originaire non point au sens où i l se tient à côté du comprendre et de l'être-affecté comme un troisième constituant de l'être-dans-le-monde, mais au sens où il est déjà à l 'œuvre dans l'être-affecté et dans le comprendre. Le discours est 1'« existential originaire de l 'ouverture» (SZ, p. 161). Cependant Heidegger n'en traite qu'au § 34 en même temps que de la langue. C'est dire que cette co-originarité s'avère complexe ou retorse.

Le discours se réalise dans la compréhension affectée et proje­tante, compréhension qui est autant projetante, à partir de son être-jeté, qu'articulante. Nous voyons ainsi que l'être-jeté ne détermine pas seulement, ontologiquement et existentialement, l'ouverture du projet, mais avec lui, en même temps, l'articulation advenant dans le projeter. Est-ce à dire que l'articulation discursive elle-même est jetée ? Cela signifierait que ne peut être articulé dans le projeter que ce qui est pré-donné comme articulable. Cette interprétation conduirait à voir deux choses dans le discours : une articulation discursive et un articulé discourant, selon les termes de F.-W. von Herrmann (redendes Gliedern und das redend Gegliederte) 9. N'est-ce pas là reconnaître qu'i l y a déjà des contenus articulés avant toute prise de position du Dasein, avant qu'i l n'articule des mots ? Heidegger peut écrire sur une même page que le « Reden » est

9 F . - W . V O N H E R R M A N N , Subjekt und Dasein. Interpretationen zu Sein und Zeit, Frankfurt a. M . , Klostermann, 1974, 1985, p. I I I . Dans sa lecture de la place et du rôle de la « Rede » dans Sein und Zeit, von Herrmann s'épuise à sauver la cohérence de Heidegger à grand renfort d'arguments presque purement philologi­ques.

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« l'articulation signifiante de la compréhensibilité de l'être-dans-le-monde » (SZ p. 161) et que « la compréhensibilité située de l'être-dans-le-monde s'exprime en tant que discours» (SZ, p. 161). Ces deux phrases pointent le double statut ambigu du discours ; en tant qu'articulation, il est à la fois motivé par une « Befindlichkeit » ou une « Geworfenheit », et en même temps il travaille déjà cette « Geworfenheit », la reprenant discursivement, sans qu'elle ait une quelconque consistance propre en dehors de l'articulation.

Corrélativement, l'expression « articulation signifiante » laisse entendre conformément à la structure du signifier (Bedeuten) une articulation conférant (be-) un éclaircissement (deuten) et, ainsi, donnant signification. Cette expression « articulation signifiante » semble répondre au comprendre (Verstehen), dans sa dimension de projet (Entwerfen). Nous savons que les deux existentiaux, « Befindlichkeit » et « Verstehen », se tiennent dans un rapport tel qu'il ne peut y avoir de projet qui ne s'inscrive dans un état d'être-jeté, ni un tel état sans la perspective d'être repris et projeté. Or pour penser cette intime intrication entre les deux existentiaux, Heidegger répète l'ambiguïté dans la « co-originarité » d'un troi­sième existential où i l joue du discours comme hors-langage au discours comme langagier. « L'exprimé (Ausgesprochene) (...) est le mode chaque fois correspondant de la « Befindlichkeit » (SZ, p. 162). Puisque le discours est constitutif des deux autres existen­tiaux et que Dasein veuille dire être-dans-le-monde, « le Dasein comme être-à articulant s'exprime » (SZ, p. 162).

Ainsi, le fait que le Dasein articule veut dire le fait qu'il signi­fie, et il signifie en se posant, en se projetant vers le monde (be­deuten). Du même geste, le Dasein découpe son propre projet signifiant sur une signifiance déjà existante. La structure du dis­cours qui se voulait purement formelle semble déjà bien contami­née de contenus significatifs. Les possibilités jetées de son être-au-monde sont déjà formées, prégnantes, articulées. Il suffira d'un pas supplémentaire pour reconnaître, comme Heidegger le fera plus tard, que nous sommes déjà jetés dans une langue, et non plus seu­lement dans des possibilités jetées. Dans Les hymnes de Hölderlin « Germanie » et « Le Rhin », nous lisons par exemple : « Nous autres, humains, nous sommes toujours déjà d'avance jetés dans un discours parlé et dit » '".

!" Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », Freiburger Vorlesung Wintersemester 1934,1935. Hrsg. S. Ziegler, G A Bd 39. Frankfurt a. M , Kloster­mann. 1980. p. 118.

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Cette ambivalence du discours, comme articulation discursive ou comme discours articulé, nous semble cruciale. Dans le premier cas, nous avons affaire à un moment purement formel, un tenant structurel de l'être-dans-le-monde. Cette formalité serait la condi­tion de possibilité d'un remplissement, qui serait en l'occurrence la langue, fonctionnant dès lors comme « pure » extériorité avec la possibilité ontologique de pouvoir être ramenée à son fondement existential. En ce sens le discours comme moment structurel pren­drait de prime abord la forme d'une « déchéance » (Verfallen) comme langue dans le monde public du On, où l'on retrouvera alors son correspondant déchu sous le nom de « Gerede », de bavardage. Dans l'existence authentique, ce bavardage aurait la possibilité d'être « brisé » par l'appel qu'est la « con-science » (Gewissen). Lors de la reprise de l'existence authentique et totale dans l'analyse de la temporalité, il suffirait à Heidegger de montrer comment le temps lui-même est la condition de possibilité du dis­cours authentique, ce qui lui permettrait de montrer en quel sens la temporalité est aussi à la base et au fondement, comme tempora-lisation, de la langue comme déchéance du discours.

Dans le deuxième cas, cependant, si le discours, comme il sem­ble, ne puisse en fait fonctionner comme moment structurel qu'en tant que déjà « rempli » par la langue, sans pouvoir être un moment « vide » ou pur de tout contenu, à ce moment le discours est déjà et seulement l'articulation de la déchéance elle-même. Le discours est déjà langue, c'est-à-dire bavardage. En ce cas, il faudra propre­ment s'abstraire non seulement de toute langue mais de tout lan­gage pour envisager un discours authentique de l'existence propre. Celle-ci en conséquence ne pourra plus jamais se dire, puisque tout dit sera frappé d'emblée de déchance, engoncé de mondanéité, nécessairement public.

2. L A S T R U C T U R E D U DISCOURS

Le discours, comme existential au fondement de la langue, a quatre composantes qui sont : l'à-propos-de-quoi ou ce qui est traité (Worüber, das Beredete), ce qui est dit comme tel (das Geredete, le « was »), la communication (Mit-teilung) et l'annonce (Bekun­dung). Le premier moment est ce qui est traité comme tel, ce à pro­pos de quoi je parle, le « Beredete » ou le « Worüber ». Tout parler est un parler sur. En parlant sur une chose, le « Worüber » se mani­feste, de par la manière dont je me comporte envers lui dans la

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préoccupation et dont je parle à son propos. Le deuxième moment est le « Geredete » comme tel ; ce à propos de quoi je parle (le « Worüber » ou le « Beredete ») n'est pas parlé en général, mais toujours abordé de tel ou tel point de vote ; ce point de vue ou cet égard pris sur ce à propos de quoi je parle sont puisés et ainsi pré­déterminés par le commerce de la préoccupation ; l'égard est ce qui est dit. La communication (Mit-teilung) est le troisième moment ; étant donné que le « Dasein » est jeté dans un monde qui affecte d'emblée sa compréhension, il parle un monde déjà articulé par d'autres Dasein ; ce qu'il dit se voit entamé par l'abord que les autres en ont. Tout dire est nativement transi d'un partage de ce qui est dit, d'une communication (Mit-teilung). Cette communication n'est pas l'expression de ce qui est intérieur au Dasein, qui lui serait intime, mais plutôt l'inverse : la reprise pour soi de la com­préhensibilité du monde que l'on partage avec d'autres. Ce moment répond à l'être-avec (Mit-sein) constitutif de l'être-dans-le-monde et fait de tout parler un parler à et avec quelqu'un, qu'il y ait effec­tivement quelqu'un qui soit là ou non. Le quatrième moment du discours comme « Bekundung » (annonce ou déclaration) relève de l'expression. Parlant à propos de quelque chose et partageant avec un autre ce qui est dit, le parler est un « parler en dehors de soi » (Sichaussprechen). En fait, ce qui s'exprime, ce n'est pas la mani-festeté de l'étant articulée significativement, mais proprement l'être-affecté (Befindlichkeit) du Dasein dans son comportement envers ce à propos de quoi il parle (Beredete), ce qu'il dit (Gere­dete) et ce qu'il partage (mit-teilt) avec d'autres. « L'exprimé est précisément l'être-dehors, c'est-à-dire le mode à chaque fois donné de l'être-affecté (de la « Stimmung ») » (SZ, p. 162). L'index lan­gagier de l'annonce de l'être-à (In-sein) affecté inhérente au dis­cours réside dans l'intonation, la modulation, dans le tempo du dis­cours, «dans la façon de parler» (SZ, p. 162). Ce quatrième moment de la déclaration touche intimement le dire poétique puis­que, selon Heidegger, « la communication des possibilités existen-tiales de l'être-affecté, autrement dit l'ouverture de l'existence, peut devenir le but propre du discours « poétisant » (« dichtende » Rede)» (SZ, p. 162) 1 1.

L'énoncé est secondaire par rapport à l'explicitation en ceci

' 1 Le quatrième moment de la « Rede » comme « déclaration » (Bekundung) sera largement traité par Heidegger dans son approche ultérieure de la poésie, dans laquelle l'entièreté de la « Rede » se renversera ; celle-ci deviendra discours à l 'écoute de l'« Ursprache » qu'est la « Dichtung ».

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qu'il transforme le mode d'apparaître de l'étant. Le marteau, par exemple, est tout d'abord disponible comme outil, pris dans une structure de renvois où il trouve place, c'est-à-dire où il trouve son usage. L'« avec-quoi » (Womit) de la préoccupation quotidienne devient, dans l'énoncé, un « à propos de quoi » (Worüber). Ce qui est pris en vue, ce n'est plus un « Zuhanden », un étant à disposi­tion, mais, dans ce « Zuhanden », un « Vorhanden », un étant qui est là, simplement présent. L'égard pris sur l'étant dans cette pré­vision recouvre le « Zuhanden » en tant que tel et détermine le « vorhanden » dans son être-ainsi-ou-ainsi là-présent. A ce moment s'ouvre l'accès à quelque comme des propriétés. Le « en tant que » est coupé de la signifiance constitutive du monde. Il ne concerne plus qu'un « quelque chose », ramené au niveau uniforme de ce qui est là, présent. Alors que dans 1'« Auslegung » le « en tant que » herméneutique peut se constituer « sans en cela perdre un mot » (SZ, p. 157), par exemple en changeant simplement de marteau, le caractère langagier de l'énoncé impliquerait ou à tout le moins accompagnerait ce passage du « Zuhanden » au traitement théori­que d'un « Vorhanden ».

D'où provient cette dérivation ? N'est-ce pas par l'énoncé que s'annonce la communication, reconnue comme une dimension constitutive du discours et de l'explicitation ? C'est là le coup de force de Heidegger : la communication est bien constitutive, mais elle est elle-même secondaire ou simplement corrélative ; cela se marque dans ce qui est dit de la « Mit-teilung » du « logos » : ce qui est partagé par la parole, c'est bien entendu ce à propos de quoi la parole parle, mais ce partage ne reçoit aucune autonomie ; il résulte simplement du fait que ce qui est dit est puisé à ce à propos de quoi on parle. L'intercompréhension n'est pas l'espace à l'inté­rieur duquel se forme la compréhension, mais elle résulte de la compréhension de quelque chose à partir de ce quelque chose, per­dant ainsi tout caractère dialogique pour n'être que rassemblement de plusieurs compréhensions singulières. Lorsque plus tard apparaî­tra le terme dialogue (Gespräch), il sera à entendre également au sens d'une totale dénégation de toute intercompréhension ; c'est un rassemblement de la parole ou du parlé. Du fait qu'il est compré­hension, c'est-à-dire qu'il puise à ce à propos de quoi i l parle, le monologue singulier est du coup assuré de pouvoir être au diapason d'autres monologues singuliers, pour peu qu'ils soient authentiques. En dernier ressort, cette absence radicale d'intercompréhension s'énonce déjà dans le programme de la phénoménologie d'établir le « logos » du « phainomenon », le cristallisant ainsi en « legome-

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non », mais sans plus pouvoir interroger la dimension du « legein »

à l'origine de la constitution de ce « legomenon ». L'être comme

sens ou l'être en tant que pré­compris apparaît comme un fait ; ce

fait n'est autre que celui de la discursivité de l'être. Étant donné

qu'il s'agit d'un préalable, la discursivité de la compréhension de

l'être se greffe sur cet a priori, sans que se puisse manifester une

discursivité comme espace d'interlocution où du sens pourrait se

générer. Autrement dit, la question du sens de l'être se condamne

d'emblée à ne pas pouvoir interroger le sens, parce qu'il est en fait

un préalable. Ou encore, sur son versant compréhensif, en faisant

du discours, en tant que « sémiosis » du monde, le discours « de »

l'être, dans toute l'ambivalence de la préposition, la phénoménolo­

gie s'interdit d'envisager la genèse du discours ou de la discursi­

vité. Cela n'a pas seulement pour conséquence une forme particu­

lière de solipsisme (dans lequel le Dasein est pourtant « Mitda­

sein »). Plus radicalement, la compréhension est l'être lui­même et

l'être est la compréhension, dont le caractère authentique sera

assuré justement en niant et en annulant Γ intercompréhension. Le

discours présenté comme articulant et constitutif du Dasein ne per­

met l'authenticité du comprendre qu'en s'évidant, qu'en se dispen­

sant de tout moment de relais extérieur, qu'i l soit discours, langage

en général ou langue spécifiée. Il s'agit de voir en quoi.

La triple structure de l'explicitation en pré­acquisition

(Vorhabe), pré­vision (Vorsicht) et pré­saisie ou anticipation (Vor­

griff), reprenant les moments du discours, semble correspondre aux

trois existentiaux que sont, pour la pré­acquisition, la « Befindlich­

keit », liée à la « Geworfenheit », pour la pré­vision, le « Verste­

hen », lié à 1'« Entwurf », et pour la pré­saisie, comme articulation

signifiante, le discours lui­même, lié à la langue. Heidegger écrit

remarquablement : « Le plus souvent, l'anticipation (Vorgriff) tou­

jours déjà impliquée elle aussi dans l'énoncé ne s'impose pas,

parce que la langue abrite à chaque fois déjà en soi une conceptua­

lité élaborée » (SZ, p. 157). Non seulement elle abrite une concep­

tualité déterminée, mais « comme l'« Ausgesprochenheit » [elle]

abrite en soi une explicitation (Ausgelegtheit) de la compréhension

du Dasein » (SZ p. 167). En un premier temps cela ne fait que ren­

forcer le caractère secondaire et purement mondain de la langue,

comme amas de contenus de sgnifications déjà cristallisés, livrés

dès lors comme de la menue monnaie au commerce quotidien entre

les hommes. En un deuxième temps cependant, cela pose des pro­

blèmes pour encore la rattacher à sa condition existentiale qu'est

le discours. Étant donné que le discours est le fondement ontologi­

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que de la langue, comment le discours en tant qu'articulation signi­fiante pourrait-il être le « Vorgriff » de l'explicitation, si l 'énoncé, comme modification de l'explicitation a, lui, son « Vorgriff » dans la langue dont la conceptualité est en fait un être-explicité ? Autre­ment dit, comment ces deux « Vorgriffe » peuvent-ils se replier l'un sur l'autre, si la langue, rendue possible par le discours fonc­tionnant comme « Vorgriff » de l'explicitation, a sa conceptualité déjà « articulée » comme un être-explicité ? Il semble que l 'on ait affaire à une série de redoublements qui ne parviennent plus à se rejoindre. Quel serait ce « Vorgriff » qui permettrait ou aurait per­mis à la langue d'être déjà « Ausgelegtheit » ? Le discours a-t-il encore une place dans la schéma et si oui, qu'articule-t-il donc par rapport à la langue, puisque celle-ci articule elle-même l'énoncé en fonction de son être-articulé ? Serait-ce à dire que la langue comme « prononciation » (Hinausgesprochenheit) du discours ne prononce en fait que sa propre structure d'explicitation, sa propre conceptua­lité, dont le disccours n'est qu'un autre nom ? Le cercle s'avérerait pour nous au plus haut point vicieux. Le discours, posé comme fondamental, antérieur et ontologique, se prononcerait dans une langue en ceci que serait articulée par la langue en un être-explicité l'articulation propre qu'elle a permise en tant que discours. La lan­gue porterait sa signifiance à la nomination. Autant dire qu'elle ne nommerait absolument rien.

Il nous faut revenir sur une hésitation ou un glissement dans les formulations heideggériennes concernant le discours. La totalité de l'ouverture, nous l'avons dit, est constituée du comprendre, de l'être-affecté et du discours. Lorsque le souci sera élaboré comme l 'unifi­cation, elle-même rendue possible dans la temporalité, de la totalité de l'ouverture de l'être-dans-le-monde, nous retrouverons également trois constituants : l'existentialité (répondant au projet, corrélatif du comprendre) comme « en-avant-de-soi (Sich-vorweg), la facticité (répondant à l'être-jeté, corrélatif de l'être-affecté) comme être-déjà-dans (schon-sein-in) le monde et la déchéance (Verfallen) comme être-auprès (du monde de la préoccupation). Ce monde de la préoc­cupation est celui-là qui est articulé, dans sa signifiance, par le dis­cours. La symétrie laisserait supposer que le discours réponde à la déchéance, de même que les deux autres constituants se correspon­dent. Dans d'autres formulations, Heidegger aligne non plus seule­ment trois termes, mais les quatre : « la constitution fondamentale de l'étant que nous sommes nous-mêmes est constituée par l'être-affecté, le comprendre, la déchéance et le discours » (SZ, p. 269). Il renforce encore l'ambiguïté en écrivant : « La totalité de

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l'ouverture du Là, constituée par le comprendre, l'être-affecté et la déchéance, reçoit son articulation du discours » (SZ, p. 349). Or, dans la quoditienneté déchue, l'articulation que Heidegger y recon­naît est le fait du On : « Le On même, en vue de quoi le Dasein est quotidiennement, articule (artikuliert) la connexion de renvois de la signifiance » (SZ, p. 129).

Cette hésitation ou cette ambivalence leste la recherche phéno­ménologique en sa totalité d'une profonde ambiguïté, en brisant la discursivité généralisée qui avait été d'emblée reconnue dès que la question de l'être fut posée sous forme de circulation dans un cer­cle. Cette discursivité articulante, déjà articulée et en même temps moment pur pouvant être rempli par le bavardage déchu, mais libre aussi d'être repris dans un discours authentique, menace dangereu­sement le « sens » lui-même en lequel l'être pourrait s'inscrire l 2 .

La langue entre vacarme et silence

Le moment de passage du discours à l'explicitation, puis de l 'expli­citation à l'énoncé, que nous avons caractérisé formellement, se confond aussi avec la passage du discours à la langue. Toutes ces transitions sont liées au monde, celui dans lequel le Dasein est tou­jours déjà, mais aussi celui où il se perd et, ultimement, celui d'où 11 devra s'abstraire, authentiquement. « Le discours également doit avoir essentiellement un mode d'être « mondain » (weltliche) » (SZ, p. 161). Ce mode d'être mondain est la prononciation ou l'être-prononcé (Hinausgesprochenheit). C'est son entrée dans l'ébruitement sonore. Dans une formule remarquable, Heidegger exprimera ce mode mondain comme le fait qu '« aux significations poussent des mots » (den Bedeutungen wachsen Worte zu, SZ p. 161), en rendant le verbe « zuwachsen » à son sens premier. Ce passage à la mondanité représente le devenir-mot, la constitution en

1 2 Jean Greisch fait remarquer que la reprise temporelle de l'analytique existentiale n'est pas un simple dédoublement des analyses qui ont précédé. Un indice formel en est donné en ceci que l'analyse préparatoire se déroulait sur deux plans, celui de la constitution existentiale propre et impropre et celui du « Verfallen ». Dans l'analyse temporelle ces matériaux sont arrangés différemment : le « Verfallen » est groupé avec le ternaire de base et le comprendre précède maintenant la « Befindlichkeit » (La parole heureuse. Martin Heidegger entre les choses et les mots. Paris, Beauchesnc, 1987, p. 262 sq.). Les questions que nous posons sont les suivantes : Pourquoi le « Verfallen » peut-il être mis au même rang que les existentiaux ? Et quelles conséquences en tirer sur le statut de la « Rede » et de­là « Sprache » ?

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quelque sorte d'une verbalisation ou d'une prononciation de la sémiosis du monde, mais après coup. Le terme « Weltlich » fait problème. En règle générale, « weltlich » et « innerweltlich » sont distingués. « Weltlich » se dit de l'étant du type du « Dasein » comme être-dans-le-monde : il existe « weltlich », c'est-à-dire en comprenant le monde. « Innerweltlich » se dit de l'étant qui n'est pas du type du Dasein, qui se montre au Dasein dans et à partir du monde pré-compris comme « Zuhandenes » ou « Vorhande­nes ». Comme le fait remarquer F.-W. von Herrmann 1 3 , la dif f i ­culté ici est que « weltlich » n'est pas employé conformément à l'usage expliqué à la page 65 de Être et Temps ; ce terme ne quali­fie pas l'être-dans-le-monde mais est pris dans la signification d'in-tramondain. Heidegger dit en effet que la totalité des mots dans laquelle le discours acquiert un être proprement « mondain », se rencontre comme étant intramondain.

Pourquoi donc le discours doit-il avoir un mode spécifiquement mondain ou intramondain ? « Le discours est existentialement lan­gue, parce que l'étant dont i l articule l'ouverture de manière signi­fiante a le mode d'être de l'être-dans-le-monde jeté, assigné au « m o n d e » (SZ, p. 161). Assigné au « m o n d e » entre guillemets, cela veut dire : remis au tout de l'étant se montrant à l'homme à partir du monde, au tout de l'étant auquel l'homme se rapporte dans la préoccupation. Or ce monde est celui dans lequel le Dasein se comprend préalablement, sur le mode du se-renvoyer (Sichver­weisen). Cette assignation au monde reprend la « Geworfenheit », elle-même corrélative de la « Befindlichkeit ». La langue est assi­gnation au monde, strictement mondaine donc. Cette articulation langagière mondaine, née de la signifiance du monde, est le domaine de la déchéance, à laquelle l'existence authentique doit s'arracher. Cela suggérerait que l'authenticité fût également un arrachement à la langue. Et pourtant, cet arrachement se fera aussi dans une langue, comme nous l'avons brièvement noté, selon un appel, celui de la con-science (Gewissen).

Le fait que la langue devienne seulement thème de l'entreprise de Être et Temps au § 34 manifeste selon Heidegger qu'elle plonge ses racines dans la constitution existentiale de l'ouverture du Dasein. Cette position tout à la fois de la place de la langue dans la problématique heideggérienne s'enquérant du sens de l'être et du rôle reconnu à la langue dans cette même enquête donne le ton aux efforts gigantesques de Heidegger pour donner cohérence à son

" F . - W . V O N H E R R M A N N , Subjekt und Dasein, Op. cit., p. 134 sq.

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approche de la langue. Dès ce moment où elle est pure extériorité, ébruitement mondain d'une autre langue, silencieuse, qui n'a pas besoin de mots pour parler, Heidegger se verra contraint de rétrocé­der vers un lieu, un espace ou un moment, qui soit sans voix et déjà pourtant, nécessairement, parlant. Cette hiérarchisation du par­ler par rapport à sa condition de possibilité entraînera dans son mouvement de stratification une dérive en cascade de moments chaque fois plus originaires, moins « sonores » ou moins ébruités, et d'autant plus parlants : le discours comme fondement de la lan­gue, la compréhensibilité (Verständlichkeit) comme articulable du discours, la signifiance comme mode d'apparaître de l'être-dans-le-monde, et enfin le Dasein comme pôle structurel du mouvement en spirale de toutes ces couches signifiantes.

a. La discursivité engluante du « On »

La structure en deux parties de l'analytique existentiale, d'abord une analyse de la quotidienneté du Dasein et ensuite une analyse de la totalité du Dasein dans son authenticité révèle un déséquili­bre. Que la quotidienneté soit, une fois ses structures élaborées, analysée quant à la temporalité qui s'y déploie, cela semble cohé­rent et légitime. Mais dès le moment où, avant de passer à l'ana­lyse temporelle de l'existence quotidienne, il faut au préalable transformer celle-ci en existence authentique, nous rencontrons là une nouvelle reprise ou répétition à l'intérieur de l'analytique exis­tentiale qui n'avait pas été annoncée. Pourtant ce schéma inauthen­ticité/authenticité est l'épine dorsale de Être et Temps. Nous ne pouvons ici envisager cette dualité que du point de vue qui nous intéresse ici, celui de la langue. Quelle est l'articulation, soit le dis­cours lui-même ou une de ses formes inauthentiques, qui régit cette strate de l'existence et comment passer d'un discours inauthentique à un discours authentique ?

L'authenticité n'est pas autre chose, qui soit radicalement diffé­rent de la quotidienneté, dit Heidegger, mais une modification exis­tentiale. « L'existence « authentique » n'est rien qui soit en suspens au-dessus de la quotidienneté déchue, mais cxistentialement seule­ment une saisie modifiée de celle-ci » (SZ, p. 179). La chute n'est pas à concevoir à partir d'un « état primitif » (SZ, p. 176), plus pur et plus élevé. D'un tel état nous n'avons ni expérience ontique ni fi l conducteur ontologique permettant de l'interpréter. Le mode selon lequel le Dasein est quotidiennement son là, l'ouverture de

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son être­dans­le­monde, caractérisé comme déchéance, est consti­

tuée par le bavardage (Gerede), la curiosité (Neugier) et l 'équivo­

que (Zweideutigkeit). La déchéance, corrélative de l'être­jeté

(Geworfenheit), signifie que le Dasein est tout d'abord et le plus

souvent auprès du monde de la préoccupation. Ce « Aufgehen

bei... » a la plupart du temps le caractère de l'être­perdu dans la

publicité du On. Cette chute dans le monde tient au fait que le

comprendre est affecté et, comme tel, existentialement livré à

l'être­jeté (Geworfenheit). Le Dasein s'est à chaque fois déjà four­

voyé et méconnu. Comme i l est pouvoir­être cependant, il est remis

à la possibilité de se re­trouver dans ses possibilités (SZ, p. 144).

Ce qui règne dans le monde c'est 1'« öffentlichkeit », la publicité,

ce qui est reconnu comme communément compris, su, pensé et

acquis. Cette explicitation commune du monde est le domaine du

On. On est sur le mode du n'être pas soi­même (Unselbsständig­

keit) et de Γ inauthenticité (Uneigentlichkeit).

Cependant le On est un existential et non pas quelque chose

d'accidentel à quoi l'on pourrait échapper. Il appartient en tant que

phénomène originaire à la constitution positive du Dasein (SZ,

p. 129). C'est­à­dire que le soi­même du Dasein quotidien est le

On. « Le On même, en vue de quoi le Dasein est quotidiennement,

articule la connexion de renvois de la signifiance » (SZ, p. 129).

Lorsque Heidegger souligne le caractère de possibilité de la signi­

fiance, en disant par exemple que « le « Zuhandene » est comme

tel découvert dans son util­ité, son employ­abilité, son importun­

ité » (SZ, p. 144), i l faut dès lors entendre par cette possibilité non

pas une possibilité vide, dans une structure formelle, mais une pos­

sibilité déjà régie et régentée par le On. Le cadre des possibilités

est figé. Il y a un « Diktum » ou un diktat du discours comme

bavardage. Celui­ci a un «autoritative Charakter» (SZ, p. 168) et

« gouverne » (regiert) (SZ, p. 173) les voies de la curiosité. L 'origi­

naire, dans l'ordre de l'apparition, est ainsi cela à quoi i l faudra

s'« arracher » pour devenir authentique, dans la rupture, en faisant

violence à la quotidienneté.

À quoi cela tient­il que le Dasein, jeté dans un monde transi

d'une signifiance en principe formelle se trouve perdu dans cette

connexion de renvois et toujours déjà intriqué ou emprisonné dans

une articulation cristallisée et figée ? Nous avons vu que le Dasein

s'ouvrait primairement au monde dans la préoccupation. Mais c'est

également dans cette préoccupation du monde ambiant que les

autres se rencontrent. « I l s sont ce qu'ils fon t» (SZ, p. 126). Il y

a essentiellement un distancement (Abständigkeit) entre le Dasein

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et les autres, que ce soit en vue de l'aplanir ou de l'accentuer. Cela implique que « le Dasein, en tant qu'être-l 'un-avec-l 'autre quoti­dien, se tient sous 1'« emprise » d'autrui (Botmässigkeit). Ce n'est pas lui-même qui est, les autres lui ont ôté l'être » (SZ, p. 126). Ce terme de « Botmässigkeit » est intéressant. Normalement il signifie la soumission ou l'emprise sous laquelle on est ; mais nous y reconnaissons la racine « Bot » qu'on retrouve dans « Botschaft », le message. Le Dasein quotidien se comporte conformément (-mäs-sig) au message ou à la discursivité des autres. Cela annonce ou reprend 1'« explicitation publique » qu'est le On. Nous n'analyse­rons pas plus avant ce rapt que « les autres » font du discours du Dasein, position tout de même remarquable où autrui ne se rencon­tre qu'après coup, en brisant le carcan d'une discursivité impropre, en faisant ainsi violence, dans l'existence authentique, à une vio­lence originaire qu'autrui exerce sur le Dasein.

« Le discours s'exprime la plupart du temps et s'est toujours déjà exprimé. Il est langue » (SZ, p. 167) l 4 . Et la langue comme être-exprimé, nous l'avons dit, « abrite en elle un être-explicité de la compréhension du Dasein» (SZ, p. 167). C'est elle qui régit (regelt) et répartit (verteilt) les possibilités du comprendre moyen et de l'être-affecté lui afférent (SZ, pp. 167-168). Il est rappelé que cet être-exprimé tient en réserve ou préserve dans la totalité de ses connexions articulées de significations un comprendre du monde ouvert.

Comme ce qui est tenu pour publiquement explicité (öffentliche

1 4 Dans sa traduction éditée chez Authentica en 1985, E. M A R T I N I - A U traduit « Rede » par « parler » et « Sprache » par « parole », ce qui, à notre sens, efface tout l'enjeu du passage que nous tentons de faire ressortir et qui touche à la ques­tion de notre rapport à la langue et de la langue à l'articulation qui la fonde. Nous avons maintenu la traduction de « Rede » par « discours », plutôt que par « parole », pour plusieurs motifs : tout d'abord « parole » ne signifie pas grand-chose et n'aide pas à saisir le rapport et l'écart que ce tenue entretient avec la « Sprache ». Ce terme ensuite semble trop marqué dans le monde francophone comme faisant couple avec « langue » dans le schéma de Saussure « langue-parole ». Nous voulons en outre conserver la connexion de ce couple avec la dua­lité « Rede - Sprache » tel qu'en use W. von Humboldt et qu'on peut traduire sans trop de difficultés par discours et langue. Enfin, le terme « discours » a pour nous l'insigne avantage d'indiquer la dimension de discursivité qui ne cessera de se radicaliser dans les œuvres ultérieures de Heidegger ; le terme « Rede » sert à traduire « logos» qu' i l médite à partir du « pollachôs legetai » d'Aristote ; i l s'étend largement sur ce thème dans les années 30-31 où il explicite ce terme comme « Offenbarkeit, Erzählen, Anspruch » ou « Kundschaft ». Le terme « Rede » disparaît dans les années 34 - il apparaît encore dans le cours sur Höl­derlin, mais en tant que le discours est toujours déjà parlé pour se dire simple­ment, c'est-à-dire dans sa difficulté accablante, comme « Sprache ».

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Ausgelegtheit) est ce à quoi l'on ne peut échapper, que c'est « en elle et à partir d'elle et contre elle que se réalisent tous véritables comprendre, expliciter et communiquer, toutes re-découverte et ré­appropriation véritables » (SZ, p. 169), i l apparaît à quel point cet être-explicité déjà articulé articule l'être affecté ; le comprendre à son tour est toujours déjà un se-situer et un se-projeter sur une affection, non plus formelle, mais prégnante, écrasante, dérobante.

Contrairement à la présentation que donne Heidegger, on peut dès lors affirmer que la déchéance ne s'ajoute pas comme un qua­trième existential, à côté du comprendre, de l'être-affecté et du dis­cours. L'être affecté « est » la déchéance et le discours « est » l'ar­ticulation déchéante, autant de cette affection déchue que de ce comprendre inauthentique. Ces multiples ruptures dans ce qui aurait dû se correspondre entre ouverture en général, ouverture dans la quotidienneté et unité de l'ouverture, authentique et inau­thentique, comme souci, supposent qu'un moment est en excédent pour que les structures puissent jouer, celui du discours. Il excède ce que le jeu des structures tolère ; en ce sens i l est en défaut, parce qu'il est répété. Dans la quotidienneté, cette répétition se fait par le bavardage qui est déjà une explicitation articulée équivoquement selon la vue de la curiosité (SZ p. 173) ; dans la structure unitaire du souci, cette répétition advient dans la marque qui lui est donnée comme déchéance, où il est rappelé que l'être-auprès d'un monde découvert est transi par l'être-explicité du On (SZ, p. 194). Le dis­cours purement formel que Heidegger présentait au début n'a aucune place dans la structure ; alors qu'il devait articuler les deux existentiaux que sont le comprendre et l'être-affecté, c'est lui-même qui se voit affecté. Le discours est d'emblée discours du monde, c'est-à-dire du On. Cette affection n'est possible que du fait qu'en lui un comprendre moyen, ce que Heidegger nomme la « durchschnittliche Verständnis », s'est formé comme explicitation publique. La langue du monde comme expressivité de cette articu­lation moyenne, c'est-à-dire comme langue commune, devient un ramassis de lieux communs où les autres se sont toujours déjà approprié, en leurs paroles effectives, la possibilité que le Dasein aurait de proférer de l'inouï.

La langue avait été présentée comme la prononciation et le mode mondain du discours. Nous voyons maintenant que le pas­sage du discours à la langue n'est pas simple, comme si l'articula­tion discursive de l'ouverture était assumée quotidiennement par la langue. La chute dans la quotidienneté s'est cristallisée dans un être-explicité public, qui est proprement la langue et qui représente

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aussi l'être-affecté dans la structure de l'ouverture. Si l'on donne son poids à l'indication de Heidegger selon laquelle le discours est d'emblée exprimé, puisqu'il est l'expression de la compréhensibi­lité, i l faut en conclure qu'il ne reste plus que deux termes dans l'ouverture du Dasein : l'être-affecté recouvre l'être-déchu, et le discours, censé articuler l'ouverture, est d'emblée langue, c'est-à-dire explicitation publique, donc lui aussi être-déchu. Le discours s'étire entre deux stades - si l'on envisage une appropriation pro­gressive - ou deux strates - évoquant un rapport de reprise et d'auto-fondement. « Tout comprendre a son affect (Stimmung). Toute affection (Befindlichkeit) est compréhensive. Le comprendre affecté a le caractère de la déchéance. Le comprendre affecté de manière déchue s'articule quant à sa compréhensibilité dans le dis­cours » (SZ, p. 335).

b. Le silence comme discours authentique

De l'ouverture inauthentique doit se détacher une ouverture authen­tique, que Heidegger appelle « Entschlossenheit » par parallélisme et opposition avec l'« Erschlossenheit ». Nous ne retiendrons ici que ce qui touche spécifiquement au discours. Dans l'angoisse, qui est l'affect de l'ouverture authentique, l'explicitation publique comme signifiance du monde se voit frappée de stupeur. Le monde apparaît dans sa totale insignifiance (Unbedeutsamkeit) ; « la fami­liarité quotidienne se brise en elle-même » (SZ, p. 189). Coupés de la structure de renvois où ils trouvaient sens, les étants ne trouvent plus de tournure et le monde n'offre plus d'occasion où l'on peut se réfugier et se fuir. Le monde est là comme nullité (Nichtigkeit) du fondement du Dasein ; il atteint de la sorte à une certaine trans­parence. Par là se manifeste l'appel du « Gewissen ». Couramment ce terme désigne la conscience. Heidegger tente cependant d'éva­cuer toute connotation morale. Il faudrait plutôt traduire, comme le propose J. Taminiaux, par « science intime » ou « con-science » afin de marquer qu'il y va d'une possibilité éminente pour le Dasein d'avoir conscience de son authenticité L \ La con-science est appel du souci, qui a été caractérisé comme l'unité de l'ouverture du Dasein comme être-dans-le-monde. Dans cet appel, le Dasein est à la fois l'appelant et l'advoqué. Il est l'appelant en ce sens que c'est de lui que jaillit cet appel, lorsque l'angoisse le saisit. En tant

1 5 CT. Jacques Taminiaux, Lectures de l'ontologie fondamentale. Essais sur Heideg­ger. Grenoble, J. Mi l lon , 1989.

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que jeté dans un monde, i l éprouve sa facticité dans sa totale étran­

geté (Unheimlichkeit). Il est aussi l 'advoqué, parce que, compre­

nant son étrangeté, i l ne peut plus s'oublier dans la déchéance du

On et s'en voit arraché. Cette convocation hors du monde déchéant

le convoque à son pouvoir­être le plus propre.

La dualité ­ ou cette duplicité du Dasein ­ dans l'appel de la

conscience, comme appelant et appelé fera du comprendre une pure

adhérence : le comprendre de l'appel devient la disposition à se

laisser convoquer et provoquer. Comprendre, c'est se choisir

comme avoir­con­science, donc vouloir­avoir­con­science. Le

Dasein se donne à comprendre le fait qu'i l est le fondement

(Grund) de son pouvoir­être, dont i l ne peut pas se rendre maître

mais qu'il a à assumer. Ce fait d'être son propre fondement jeté est

appelé par Heidegger Γ être­en­dette (Schuld). C'est cet être­en­

dette que la con­science donne à comprendre, alors que la

déchéance du Dasein et son être­jeté le lui recouvrent. Par son

appel, la con­science assigne un double mouvement de reprise au

comprendre et à l'expliciter authentique, ce qu'exprime l'expres­

sion « vorrufender Rückruf ». C'est un rappel provoquant dans la

possibilité d'assumer soi­même en existant l'être­jeté. C'est aussi

un appel rappelant le Dasein hors de l'être­jeté afin de comprendre

cet être­jeté comme le fondement nul (nichtig) qu'i l a à prendre sur

soi dans l'existence.

L'articulation de cette ouverture est précisément l'appel même

de la con­science, que Heidegger qualifie de mode du discours (SZ,

p. 271), cela qui jaillit de l'être­affecté du Dasein pour l'en arra­

cher. De même que l'être­affecté authentique frappait la facticité

du Dasein de nullité, ainsi le discours authentique comme voix de

la con­science « enlève la parole au bavardage d'entendement du

On » (SZ, p. 296) ; l'articulation authentique est pur silence et réti­

cence. A u § 34, le faire­silence avait été qualifié de mode éminent

du discours comme articulation de la compréhensivité du Dasein ;

c'était de ce faire­silence que proviennent le véritable pouvoir­

entendre et l 'être­l'un­avec­l'autre transparent. Cette caractérisation

de la con­science comme appel ne se réduit nullement à une

« i m a g e » (SZ, p. 271); mais Heidegger ajoute aussitôt qu'il ne

faut pas perdre de vue le fait que l'ébruitement sonore n'est absolu­

ment pas essentiel au parler, ni par conséquent à l'appel. La

« voix » se manifeste comme un « donner à comprendre ». Elle est

silencieuse puisque les moments à articuler sont anéantis et vidés

de tout contenu ; c'est la première raison. La seconde résulte du

fait que le discours, ainsi qu'on l 'a vu, s'est toujours déjà exprimé

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comme discours du monde et comme discours du On. L'authenti­cité pour s'en arracher ne peut que nier ce discours. La troisième raison vient de la transparence atteinte à ce point totale qu'il n'y a plus que la primauté absolue d'une*des composantes de l'ouver­ture authentique : le comprendre comme projet où le Dasein com­prend qu'il n'est pas son propre fondement ; étant l'appelant et l'appelé, i l n'a plus besoin de passer par un intermédiaire pour se communiquer à soi-même son propre pouvoir-être : « l'entendre compréhensif (...) s'approprie la teneur de l'appel en le décou­vrant » (SZ, p. 296). Le Dasein n'a même pas besoin de se le com­muniquer à lui-même.

En tant que discours (Rede), l'appel se structure également dans les trois moments que sont le « Beredete », le « Geredete » et la « Mit-teilung ». Le « Worüber » comme « Beredete » est le Dasein lui-même, en tant que perdu dans le On et rappelé hors de cette chute. C'est la reprise au niveau de la structure de la « Rede » de ce double visage du Dasein d'être dans la con-science à la fois l'appelé et l'appelant, faisant que le On sombre dans la « Bedeu­tungslosigkeit » (SZ, p. 273). A u « Geredete » ne répond rien en ceci que dans la convocation par la con-science, il y a une provoca­tion vers l'avant, comme convocation de soi-même vers son pou-voir-être-soi-même. A la « Mit-teilung » ne correspond pas non plus un moment ponctuel, puisque la con-science permet l'identifi­cation à soi : la compréhension de l'« appelé » ne doit pas se cram­ponner à l'attente d'une « Mitteilung » ou de quelque chose de ce genre (SZ, p. 274). En reprenant, pour les comparer à l'appel, les constituants du discours qu'il avait abordés au § 34, Heidegger ici n'en mentionne que trois, en « passant sous silence » le dernier moment de l'annonce (Bekundung) comme expression de l'affec­tion du discours. Cela est cohérent, puisque dans la con-science toute extériorité, même et surtout verbale, est exclue. C'est cepen­dant significatif : c'était dans cette annonce que s'ancrait, selon Heidegger, la possibilité d'un dire poétique. On sait que dès 1934 la poésie va prendre une place de plus en plus importante. Comme langue de l'origine (Ursprache) elle est le fondement du langage et de toute époque de l'être.

Le comprendre et l'expliciter authentique, affectés par une insi­gnifiance unilatérale et articulés par la réticence, deviennent un pur vouloir comme vouloir-avoir-con-science. L'ouverture authentique se donne comme une explicitation qui retrouve le silence, par rup­ture avec le bruit du monde - l'appel est « sans vacarme » (lärmlos, SZ p. 271) - , contemple ce silence comme seule vue authentique

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- l'appel n'offre aucun appui pour la curiosité (SZ, p. 271) - , et n'articule ce silence qu'en se retenant en son sein - l'appel est sans équivoque (SZ, p. 271). L'explicitation authentique renoue ainsi avec le « thaumazein » que Heidegger caractérise comme le fait d'être porté par l'étonnement (Bewunderung) à la non-compréhen­sion (Nichtverstehen) (SZ, p. 172). C'est une parole frappée de stu­peur, au sens du « stupere » latin dans son acception poétique : s'extasier, en l'occurrence s'extasier devant l'insignifiance du monde.

3. L E SENS E N Q U E S T I O N

Qu'en est-il dès lors du sens ? Poser la question du sens, que ce soit celui du souci ou que ce soit celui de l'être, à partir d'un non-présent a-t-il encore un « sens » ? Et si c'est le cas, de quel ordre est-il ? Où s'articule-t-il et comment ? « Le sens est ce dans quoi se tient la compréhensibilité de quelque chose» (SZ, p. 151). Le sens serait ainsi l'articulable dans quoi se tient et se meut le Dasein pour sa propre articulation explicitante. Il y a plus : « le sens est (...) ce vers quoi se fait le projet, à partir duquel quelque chose est compréhensible comme quelque chose» (SZ, p. 151). L'être-dans-le-monde dans son ouverture comprend co-originairement l'être de l'étant qu'il est lui-même et l'être découvert à l'intérieur du monde, de façon non thématique et selon ses modes primaires qui sont l'existence et la réalité. À ce titre, « c'est le projet primaire du comprendre de l'être qui « donne » le sens » (SZ, pp. 324-325).

Le sens balance ainsi entre deux pôles ou deux tentations philoso­phiques. Le premier pôle représente ce qui serait déjà articulé dans l'articulation du discours, ce qui, donc, est déjà articulé dans la signi­fiance ; en tant que tel, il peut pointer vers l'horizon à partir duquel il fait contraste. Le second pôle représente ce qui est pure possibilité d'articulation, ce qui est pur horizon donateur du sens. Pour être bref, nous pouvons dire que, dans le premier cas, nous avons le sens vu par une herméneutique et dans le second cas, le sens vu par la phénoménologie. L'ambivalence du discours, que Heidegger pré­sente comme un moment formel, mais qu'il explicite en fait comme déjà transi de « contenus » quotidiens articulés, pointe la difficulté de la tâche heideggérienne de réconcilier l'herméneuti­que avec la phénoménologie. Cette ambiguïté se retrouve ici à pro­pos du sens. Heidegger va-t-il ici offrir une solution aux tensions

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et parfois aux contradictions où il a laissé le rapport entre discours et langue ?

« Ce qui est articulable dans l'ouverture compréhensive, nous le nommons sens » (SZ, p. 151 ). Cette phrase résume, selon nous, le pari de l'ontologie fondamentale de trouver réponse à la question du sens en le présupposant déjà trouvé : « Le sens de l'être comme ce qui est cherché doit être présupposé comme trouvé » (SZ, p. 241). En tant qu'il est l'ouverture du comprendre et que le com­prendre ne peut fonctionner que sur le texte d'un pré-compris, le sens ne peut se comprendre que par régression à partir de la com­préhension de la compréhension. A nouveau, comme à propos du discours, de la signifiance et de tous les niveaux d'analyse où inter­venait une articulation « dite » langagière, nous retrouvons à pro­pos du sens cette ambiguïté de ce qui est purement formel et de ce qui est déjà structuré, de ce qui est pure promesse de parole et de ce qui est déjà articulé, mais alors d'emblée inauthentique. Le sens est qualifié de «formale Gerüs t» (SZ, p. 151) et d'horizon structuré semblablement à une explicitation. « Le sens est le vers-quoi du projet, vers-quoi structuré par la préacquisition (Vorhabe), la pré-vision (Vorsicht) et la préconception (Vorgriff) » (SZ, p. 151). Comment s'agencent ces deux qualifications?

Ce terme de « Gerüst », désignant habituellement un échafau­dage (un « Baugerüst »), indiquerait qu'il s'agit d'un entrecroise­ment et d'un ajointement de rapports, de même qu'un « Bauge­rüst » est constitué d'un ensemble de poutres et de planches ser­vant, par exemple, à la construction d'un bâtiment. Ce « Gerüst » serait formel en ceci qu'il fonctionnerait comme pure ossature lais­sant hors de toute concrétisation les rapports qu'i l entrelace. Or comme le sens est articulable dans l'ouverture compréhensive, Hei­degger renforce le caractère formel des deux, du sens et de l'ouver­ture : l'ouverture se remplirait en ouvrant le sens, lui-même pure ossature de sens, où va s'articuler la totalité des rapports constitu­tifs du monde, basés essentiellement sur la signifiance, c'est-à-dire la totalité des renvois comme totalité de conjointure (Bewandtnis­ganzheit), elle-même articulable en « totalité significative » (Bedeutungsganze), elle-même enfin à la base de la langue.

C'est en fonction de cette ossature purement formelle que les significations, comme l'articulé de l'articulable, sont toujours « sinnhaft », travaillées par le sens. C'est également en fonction de ce sens du sens que seul le Dasein a un sens, les étants n'étant con­cernés que par le mouvement du « bedeuten ». Si les significations sont toujours travaillées par le sens, cela les ramène à nouveau

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encore au pôle du Dasein d'une part. Cela signifie d'autre part que le sens, notamment celui de l'être, ne peut être interrogé qu'à partir de la signifiance, elle même n'étant accessible que comme con­traste à des significations déjà articulées. Il faudrait en conclure que le sens de l'être ne peut être interrogé qu'à partir des significa­tions telles qu'elles sont articulées. Mais on ne peut interroger le sens, dit Heidegger, qu'en s'arrachant à la signifiance qui est d'em­blée mondaine et qui n'est elle-même, comme le montre l'analyse de la temporalité, qu'un caractère du temps, alors que le sens, lui, est temporalité.

Cette précision cependant que les significations ne sont pas seu­lement l'articulé mais l'articulé de l'articulable, étant entendu que l'articulable est le sens, semble concerner le caractère ontologique du signifier en tant que constitution du mode d'être de l'étant au plus profond de la mondanéité du monde. En d'autres termes, le sens n'est lisible qu'à partir d'une signifiance et, donc, de signifi­cations déjà articulées, sans que ces significations épuisent le sens ; les significations ne trouvent articulation qu'à partir du sens, déjà travaillées par le sens. Ces précisions que nous tirons du texte de Heidegger semblent introduire, incidemment et sans que cela soit dit, une autre articulation, qui n'articulerait plus la signifiance mais s'en éloignerait au plus haut point. Ce troisième terme entre signi­fiance et articulation, qui articulerait comme à un autre niveau ce rapport lui-même, serait justement la mise au clair phénoménologi­que, seule à même de poser la question du sens et seul habilitée à conférer (be-) un éclaircissement (Deutung) comme signifier (Bedeuten) authentique. A ce titre, comme explicitation phénomé­nologique en tant que compréhension de la compréhension, elle pourrait devenir articulation du sens. Il y a là en germe et en pro­messe un autre langage que la langue, qui serait la langue phéno­ménologique, abstraite du temps, sans présent.

Puisqu'ont été disqualifiés tous modes de discours et de langue, sinon le silence, quelle langue parle la phénoménologie, elle qui manifestement peut encore « articuler » ? Étant donné qu'il y a une phénoménologie herméneutique, en quel mode du faire silence la phénoménologie peut-elle encore interpréter, si la langue est d'em­blée mondaine et s 'il est impossible ou inutile d'éradiquer de sa strate significative la publicité qui la transit ? Ou encore, quel sera le canal de la langue ou du langage, puisque toute spécificité lin­guistique à ce stade est niée ou taxée d'inauthentique ? Nous retombons à ce point sur une phrase incise, de l'introduction : « Ce qui fait défaut dans cette entreprise (de l'herméneutique phénomé-

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nologique), ce ne sont pas les mots, mais la « grammaire » (SZ p. 39). Sans doute parce qu'elle s'occupe des rapports entre mots, de leur agencement, et que la grammaire des langues occidentales a été contaminée dès l'origine, dès les Grecs, par la « logique », par des doctrines de significations. Plus profondément parce que le dis­cours envisagé comme grammaire du monde s'est révélé inauthen­tique, trop mondain. La phénoménologie suppléant cette grammaire aurait à « grammaticaliser » authentiquement l'être-dans-le-monde. L'enjeu phénoménologique se joue là : contempler pour la dénouer la lisibilité de la quotidienneté, du monde, de la publicité. Puisque l'être authentique du Dasein est une modification existentiale de la quotidienneté, et puisqu'il revient à la phénoménologie de laisser se manifester cette modification, elle ne pourrait « dire » cette modification qu'en la parlant, non pas parler « sur » elle - un point de vue surplombant est exclu du fait qu'il s'agit d'une modification - ni à partir d'elle - puisque justement il y a modification, c'est-à-dire solution de continuité. Parler la quotidienneté ne pourrait se faire dans la phénoménologie que de la même façon que le Dasein accède à l'authenticité, en faisant exploser la grammaticalité de l'inauthenticité et de la publicité (Öffentlichkeit).

Pour le Dasein, cette explosion est une sortie hors du monde, mais du dedans, comme un exil intérieur : un deuil du monde, une contemplation de son insignifiance. Pour la phénoménologie, entre­prise philosophique qui est une affaire de concepts, il ne s'agirait de rien de moins que de parler une autre langue, un langage phéno­ménologique faisant usage d'une autre grammaire, laissant exploser les liaisons syntagmatiques habituelles entre mots, entre significa­tions pour porter cette désarticulation du langage à la parole. Il est compréhensible que, comme le dit Heidegger, ce ne soient pas les mots qui fassent défaut pour son entreprise, puisque ceux-ci sont d'emblée qualifiés de mondains, pur ébruitement d'un autre lan­gage plus profond et plus originaire. Les mots n'ont de pertinence que comme surgeons poussant sur des significations déjà articulées. Ce qui pourrait faire problème à l'entreprise phénoménologique, à l'évidence c'est la grammaire, c'est-à-dire son discours propre comme articulation de significations inouïes, au sens littéral : il s'agit de dire ce qui transit le dire, il s'agit d'articuler l'articulation elle-même qui fait monde.

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Une grammaire authentique

De ce langage de tous les langages, usant d'une grammaire à élabo­rer, nous trouvons des indices dans l'usage idiosyncrasique que fait Heidegger de mots comme « Rede - Gerede », comme « Entfer­nung » en les développant en un syntagme que fonde toute son entreprise. « Rede », signifiant normalement parler, nomme 1'« arti­culation » au fondement du parler, qui est d'abord « Gerede », bavardage ; « Entfernung » veut dire l'acte (manifesté par le suffixe « -ung »), d'enlever (préfixe « ent- ») la distance (fern), dans une signification du mot « contraire » à l'usage courant où ce terme veut dire éloignement. Cette grammaticalité se montre le mieux peut-être dans l'usage que fait Heidegger de quelques étymologies. Nous ne visons certes point ici à envisager les particularités lin­guistiques du discours heideggérien. Nous nous contentons de quel­ques exemples.

Dans l'introduction, Heidegger envisage le pré-concept (Vorbe­griff) de la phénoménologie. Il procède notamment en exposant le concept de phénomène puis celui de « logos ». Nous ne retracerons pas le détail de cette analyse, largement commentée. Ce qui nous intéresse, c'est le résultat. « Nous retiendrons donc comme signifi­cation du mot « phénomène » : « ce-qui-se-montre-en-lui-même », le manifeste » (Heidegger souligne, SZ, p. 28). Arion Kelkel 1 6

remarque que, ce faisant, Heidegger introduit une nuance capitale ; il traduit « phainomenon » par : « das Sich-an-ihm-zeigende ». A u pronom réfléchi « sich » il substitue le pronom non réfléchi « ihm ». Or Heidegger, rappelle Kelkel, inteprète un emploi analo­gue du pronom non réfléchi à la place du pronom réfléchi dans un vers de Mörike ' 7 . Heidegger explique la différence par le fait que Mörike évite ainsi un renvoi à une conscience ; le « Sich-an-ihm-zeigende » serait antérieur à une conscience de soi ; c'est un paraî­tre sans spectateur pour l'observer, une éclosion de soi-même. Quant à la seconde composante du mot « phénoménologie », « logos », Heidegger retient le noyau sémantique fondamental : un montrer à partir de soi-même.

Cette sélection - un des sens premiers de « legein » - qu'effec­tue Heidegger dans son bon usage de l'étymologie vise à retrouver

1 6 Arion L . Kelkel , La légende de l'être. Langage et poésie citez Heidegger (His­toire de la philosophie), Paris, Vr in , 1980.

1 7 « Sur un vers de Mörike. Correspondance entre Martin Heidegger et Emil Staiger, 1951 », trad, par J . - M . Vaysse et L . Wagner, dans Martin Heidegger, (Cahier de l'Herne, sous la direction de M . Haar), Ed. de l'Herne, 1983, pp. 63 sq.

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la « signification fondamentale sous sa forme primordiale » (SZ, p. 32). Puisqu'il y a sélection, cela n'a rien à voir avec l'histoire du mot « phénomène » ou l'histoire du mot « logos », encore moins avec l'histoire du mot « phénoménologie », qualifiée d'emblée comme étant « sans importance » (SZ, p. 28). Il ne s'agit donc pas, Heidegger est très clair à ce propos, de déplier la chronologie pour retrouver un sens originaire. Ce qu'il cherche, c'est le sens « authentique » que doit s'approprier le discours phénoménologi­que. Pourtant il fait usage d'étymologie, il s'occupe de diachronie, mais en mêlant les niveaux d'intérêt en quelque sorte, comme s'il jouait sur deux tableaux. La diachronie n'a de pertinence qu'en tant qu'elle peut être reprise dans une synchronie. L'authenticité que recherche la phénoménologie permet ainsi une homogénéité, par effraction, entre le discours phénoménologique synchronique et le sens de mots grecs qualifiés de fondamentaux et interprétés dans la dimension synchronique. En juxtaposant les « significations fon­damentales » des mots « phainomenon » et « logos », Heidegger tient un discours à double voix : « Il saute aux yeux qu'il existe une relation intime entre les significations de ces deux termes » (SZ, p. 34). Il peut même exprimer ou traduire en grec le mot « phénoménologie » en « legein ta phainomena » ; en transformant « legein » par l'interprétation antérieure de « logos » comme « apo-phainesthai », il obtient : « apophainesthai ta phainomena » : « Faire voir de soi-même ce qui se manifeste, tel que de soi-même cela se manifeste » (SZ, p. 34). Cela lui permet de conclure : « Et c'est bien le sens formel de la recherche qui s'est donné le nom de phénoménologie » (SZ, p. 34).

L'appropriation du sens authentique par le détour de l'étymolo­gie octroie au discours heideggérien un écart de langage qui fait jaillir un syntagme à partir du seul mot de « phénoménologie », dans des rapports grammaticaux inouïs. Cette projection de la diachronie dans la synchronie sous forme d'un syntagme est elle-même sans histoire ; Heidegger l'exprime aussi bien en allemand qu'en grec. La rupture par explosion de rapports entre ces mots habituels, en les téléscopant dans leur signification, les rend méconnaissables dans le jeu kaléidoscopique où ils se trouvent entraînés. Mais cet écart de langage permet ainsi de différencier le statut de la phénoménologie d'autres sciences. À la différence de la théologie, par exemple, qui est une science considérée selon son contenu réel, la phénoménologie, elle, se définit comme une méthode. Dans l'expression caractérisant la phénoménologie, « Wissenschaft « von » den Phänomenen », le discours heideggé-

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rien à double voix établit une équivalence entre, d'une part, « Wis­senschaft von » et « apophainesthai », et, d'autre part, entre « Phä­nomenen » et « phainomena ». Ce chassé-croisé de diachronie et de synchronie spécifie ainsi la « Wissenschaft » propre à la phénomé­nologie par écart envers les autres « Wissenschaften », dans la mesure où la phénoménologie est une méthode s'élaborant « à par­tir » (« von ») de ce qui se donne à elle ; « science des phénomè­nes » veut dire : « une saisie de ses objets telle que tout ce qui sera discuté à leur propos devra être traité selon une méthode directe de monstration et de légitimation » (SZ, pp. 34-35).

Les exemples sont nombreux où Heidegger tente d'échapper à la langue courante en la court-circuitant. Nous ne les examinerons pas ici. Sa démarche de chercher finalement une nouvelle gram­maire pour articuler le dire propre à la phénoménologie se légitime, selon lui, de l'usure de la langue courante, du langage commun, contaminé par le sens, lui aussi, commun. « C'est en fin de compte l'affaire de la philosophie d'empêcher que « la force des paroles les plus originelles » dans lesquelles s'exprime le Dasein ne s'émousse dans le sens commun jusqu'à l'incompréhension, incompréhension qui devient ensuite la source de faux problèmes » (SZ, p. 220). Telle est la langue de l'authenticité : un refus de la langue, parce qu'elle est, foncièrement, en son fonds de catégories et de signifi­cations, inauthentique : espace discursif où s'épuise le On, là où i l bavarde.

C'est en définitive parce qu'elle se réclame d'un montrer qui est incommunicable, antérieur à toute articulation discursive, et qu'elle se dispense de se communiquer à elle-même ce « se montrer », sans voix, sans mots, sans discours, que l'articulation phénoméno­logique est contrainte de prescrire (vorschreiben, SZ, p. 127) ce que sont l'exister authentique et inauthentique, ce que sont la tem­poralité authentique et la temporalité inauthentique. Comme elle produit elle-même le critère - c'est-à-dire l'idée de l'être - , elle pourra elle-même « articuler » ce qu'elle considérera dès lors comme pré-acquisition en fonction de la vue anticipée, qu'elle construit, d'un exister plein et authentique. L'authenticité sera aussi bien une « modification existentiale » de l'inauthenticité qu'elle constituera le « fondement » de l'inauthenticité (SZ p. 259). Cela tient en dernier ressort au temps que l'articulation phénoménologi­que déploie en modifiant la temporalité inauthentique pour pres­crire son inauthenticité à cette temporalité. Dans cette articulation phénoménologique, du point de vue qui nous guide ici, on ne peut plus parler parce que le présent est vidé de tout poids et de tout

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ancrage dans le monde. Il n'y a rien présentement qui soit dicible. Le dicible est toujours passé et ce qui est à dire, dans le futur, reste digne d'être dit tant qu'on ne le dit pas.

Davantage même, tout dire serait proprement évacué comme inutile, et non plus seulement insignifiant. Il est impertinent face à l'insigne que représente cette possibilité cruciale de se choisir authentiquement dans l'angoisse, dans un affect qui résorbe le Dasein sur lui-même en donnant son congé définitif à toute com­munication possible. L'angoisse ne se communique pas, radicale­ment, éradiquant par là-même la langue de la problématique de Être et Temps. Le langage de l'ontologie fondamentale non seule­ment fait une croix sur le langage commun ; il biffe en outre toute reconnaissance d'une langue spécifique. En somme, dans des ter­mes saussuriens, autant la parole comme prise de position envers le monde par articulation langagière s'annihile elle-même de par le déni du monde, que la langue comme système linguistique s'avère inutile pour cela qui est, dans tous les sens du ternie, inarticula-ble , K .

K Obnubilé par sa tentative de penser le fondement ontologique de la langue, Hei­degger s'est toujours refusé à reconnaître un quelconque « système » de langue, soit dans son fonctionnement soit dans sa texture sociale. Même lorsque la langue sera reconnue comme première parlante, elle sera avant tout langue grecque résonnant dans la langue allemande. La langue dont il interrogera les mots fonda­mentaux ne sera envisageable qu'en tant que langue d'une tradition. A u moment où, commentant Aristote, il rencontrera le « logos » qui est « kata sunthèkèn » (dans Die Grundbegriffe der Metaphysik. Welt - Endlichkeit - Einsamkeit. Frei­burger Vorlesung Wintersemester 1929/30, Hrsg. F.-W. von Hernnann, G A Bd 29/30, Frankfurt a. M . , Klostennann, 1983, pp. 446 sq.), il montrera qu'Aristote ne prend pas parti dans la querelle du « phusei » et du « thesei », mais qu' i l dépasse cet antagonisme. Très significativement, Heidegger écrit que les mots croissent à partir de cette convention essentielle des hommes entre eux, confor­mément à laquelle entente ils sont ouverts, dans leur être-avec-lcs-autres, pour l'étant qui les environne, à propos de quoi ils s'accordent en particulier et donc, du coup, peuvent ne pas s'entendre. À partir de cette « Übereinkunft » originaire et essentielle, le discours est possible dans sa fonction essentielle comme « sèmaincin », le donner à comprendre du compréhensible. Cependant il faut bien comprendre ce qu'est cette « convention » entre les hommes à partir de quoi le discours est possible. La possibilité que Heidegger envisage dans ce passage, que le « logos » puisse déclarer, ne réside pas d'abord dans les étants, en ce sens qu'ils sont visables et signifiables, mais dans le rapport que les hommes ont nécessairement avec ces étants du fait qu'ils sont au monde. Cette « Überein­kunft » n'est pas, dès lors, à situer dans quelque strate sociale ou communication-nelle de la langue, sur base de quoi des transactions langagières seraient possi­bles. Cette convention est déjà « langagière » et signifiante, puisqu'il y a accord de signifier quelque chose en tant que quelque chose. L'accord ne concerne pas

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À ce titre, le sens ne serait pas seulement ce qui appartient à ce que l'explicitation compréhensive articule (SZ, p. 151); du moins il ne serait tel qu'en tant qu'il est au préalable ce que l'explicita­tion phénoménologique sous prétexte d'ontologie fondamentale articule. En ce cas, toute la construction et le point de départ même de l'entreprise ressembleraient dangereusement à ce que Heidegger prétend ne pas faire, une pure « Erfindung », une pure invention. L'échec ou la réticence à « dire » un sens qui ne peut se dire parce qu'i l est cela qui permet le dire tiendrait en ceci que le langage tenu et articulé par l'entreprise ontologique fondamentale n'est ni intégré au déploiement de la question du « sens » ni même prévu. Ce dernier redoublement de parler un langage qui congédie tout langage ne pourrait même pas user du luxe d'une quelconque méta­phore wittgensteinienne évoquant une échelle qu'i l faudrait, après escalade, rejeter. Le sens tel que la question le vise permettra de douter qu'i l y ait eu là une véritable question, mais cela laisse bien entendu la possibilité d'une autre articulation de cette question.

À propos de l'être, i l ne faut pas raconter de « muthos », lisait-on dans le Sophiste de Platon, avertissement que Heidegger entend suivre. À force de chercher un quelconque « logos » de l'être, dans une phénoméno-logie, i l n'a pu que tisser un récit (« muthos ») de la propre logique de ce « logos », mais sans pouvoir le reconnaître. L'être est un mythe et son sens une mytho-logique. Aussi parfait que le « logos » de l 'âme chez Platon, le « logos » heideggérien se déplie lui-même dans un dialogue à ce point compact que de lui à lui surgit le sens, muet, frappé de stupeur.

Le sort de l'hermeneia

U semble que ce passage obligé par le « commun », que Être et Temps ne conteste pas mais qu'i l récuse dans la mesure où i l tente une modification existentiale de ce « commun », se soit à ce point

les hommes entre eux, mais l'homme avec l'étant qu ' i l vise. Par là est évacuée toute possibilité de nouer un contact direct par la langue avec un autre Dasein. Il faut nécessairement passer par les étants en tant qu'ils forment un réseau où moi, aussi bien que l'autre, sommes pris. De même, dans Etre et Temps, l'autre se rencontre comme « Mitdasein », non pas bien entendu au même titre qu'un étant intramondain, mais du moins seulement en tant que lui aussi, comme le Dasein, est « besorgend », absorbé par le commerce avec les choses. La seule langue qui puisse être sociale est une langue de choses, dans laquelle la quoti­dienneté parle. La langue commune est d 'emblée et essentiellement inauthenti­que.

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montré incontournable que Heidegger ait abandonné non seulement l'espoir d'une nouvelle langue, mais même, - ce qui est ou serait à la base de cette création - , l'espoir de bien s'engager dans le cer­cle herméneutique. Car c'est bien l'herméneutique qui est ici en question. Dès le moment où la dimension langagière acquiert une place articulante, - ce qui suppose toujours un cadre où elle arti­cule autant qu'une sphère qu'elle peut articuler - , elle devient incontournable. Derrière elle, i l n'y a plus rien qui soit encore dici­ble ou articulable, en un autre langage. Dès ce moment, cependant, l'herméneutique perd tout objet, ou du moins plus rien d'opaque ne lui fait contraste. Non point qu'il n'y ait plus rien à dire et que toute opacité ait disparu, mais l'opacité n'est plus autre part que dans F« hermeneia » elle-même ; l'opacité n'est plus que l'autre de l'herméneutique. Celle-ci peut bien tenter de traduire cette opacité, mais elle la configure au fur et à mesure qu'elle l'interprète. La combinaison du phénoménologique et de l'herméneutique dans Etre et Temps ne pouvait dès lors que sombrer dans le paradoxe.

L'herméneutique ne pourrait plus que s'interpréter elle-même comme interprétant, instance ne portant que sur elle-même. La phé­noménologie n'a pas réussi à faire apparaître le discours comme moment formel de l'ouverture du Dasein, pas plus que le sens de l'être. Ou du moins, l'apparaître s'est fait, contre l'intention expli­cite de Heidegger, dans une réinscription qui ne veut pas se recon­naître comme telle. Sans le vouloir, Heidegger a quitté la figure du cercle et s'est engagé dans la figure de la tautologie, ce que ses œuvres ultérieures vont radicaliser et, dans une certaine mesure, légitimer. Dans la figure de la tautologie, l'herméneutique, dans une dimension langagière radicalisée, reconquiert sa provenance historique pour ne dire que ce qui lui permet de dire, après avoir retracé les scansions de sa propre origine ou les haltes de son des­tin. On quitte ce faisant le cercle pour un autre type de discursivité dont Etre et Temps, tout en la posant, tentait d'en sortir. Cette dis­cursivité qui ne serait plus la circulation dans un cercle se verrait bordée par deux limites qu'elle reprendrait discursivement dans son propre discours. La première limite concerne notre tradition : nous ne pouvons parler que dans notre tradition occidentale, sans possi­bilité d'utiliser des concepts qui soient purs ou non affectés par cette tradition, une tradition métaphysique. En ce sens l'histori-cisme se calfeutre dans un occidentalismc de bon ton, qui aurait le chic, unique en son genre, de se savoir relatif. La deuxième limite, fondée sur la première, est que le « trans lineam » ne se pense et n'est envisageable qu'à partir d'un « de linea ». Penser la limite de

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l'Occident, de notre tradition, de la métaphysique, c'est déjà être au-delà, au sens où un au-delà de ce qu'on ne peut penser n'a pas de sens et ne peut se poser que dans des termes d'en deçà, de notre ressassement conceptuel de la tradition, de notre psittacisme con­templatif de la nécessité qui nous transit.

Heidegger n'aura de cesse de reprendre la question de façon lan­cinante. Dans Être et Temps la question ne fait que se formuler en creux, dans la mesure où il tente, dans un effort colossal, de repren­dre à bout de bras la tradition, la métaphysique, et de l'accomplir, ni plus ni moins, « sans perdre un mot ». Ce qui est pertinent n'est pas tant de savoir si les efforts heideggériens furent vains dans ses démêlés avec la métaphysique. La métaphysique elle-même n'est qu'un mot qui peut retrouver un certain grain dans la voix qui l'ar­ticule en un discours, même justement si celui-ci se propose de le détruire ou de le déconstruire. L'essentiel pour nous reste l'écueil que rencontra l'entreprise phénoménologique comme herméneuti­que puis comme histoire de l'être : la langue.

Si le Dasein transcendant l'étant à partir de la signifiance du monde se signifie à lui-même son propre pouvoir-être, s'il le fait dans une langue, ainsi que Heidegger devra le reconnaître, il ne pourra par la suite, pour tenter toujours cette entreprise démesurée de penser l'unité des sens multiples, donc des significations multi­ples, de l'être, que tenter de rependre la parole à partir de la lan­gue. Mais alors il s'inscrira, et l'on retombe à nouveau dans un redoublement, presque un doublage : il parlera à partir des cristalli­sations considérées comme les plus éminentes, la poésie, l'art en général. Et le voilà condamné au commentaire en utilisant alors comme prétextes à son propre dire des textes déjà dits, des paroles déjà parlées, dans l'espoir qu'elles pointent par leur non-dit vers ce qui leur a permis de dire, ce qui aussi, par rétorsion espérée, per­met au Dasein de parler. Cela seul qui est digne de pensée apparaît dans tout son éclat comme un hors-langue à ce point dehors qu'il apparaît originaire et peut fonctionner comme ce qui est à dire.

C. L'enjeu d'une double structure. Heidegger et la linguistique

Être et Temps n'est pas parvenu à « articuler » les deux moments que sont le discours et la langue, parce que le cadre de l'articula­tion s'avère trop étroit. La pensée phénoménologique ultimement s'est privée de toute possibilité articulatoire, laissant autant le dis-

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cours que la langue à leur secondarité et à leur « impertinence ». Heidegger n'abandonnera cependant pas cette tentative de penser l'entrée en langue comme devenir-langue. La mytho-logique de Etre et Temps perd son enjeu en repliant le devenir-mot comme « muthos » sur le « logos » de la phénoménologie. D'où l'appa­rence qu'il ne reste que des histoires qui se sont dévidées sur la trame de l'être. Avant d'aborder le développement que connut cette dimension de discursivité généralisée qu'a ouverte la question du sens de l'être et de voir comment la langue fut progressivement envisagée, disons, dans sa double structure, résorbant en elle-même la tension entre discours et langue, nous aimerions mettre en paral­lèle l'enjeu que représente le discours qui devait être une articula­tion ou une grammaire du monde, avec quelques thèses de la lin­guistique. Il n'est pas question de comparer ni d'envisager l'his­toire de la linguistique ou sa scientificité, mais d'approcher la per­tinence de la critique que Heidegger adresse à une approche lin­guistique de la langue. Dans un premier temps, nous examinerons brièvement la notion de l'arbitraire du signe telle que Saussure la considère : le principe de la linguistique générale, au fondement de la distinction entre langue et parole (« Sprache » et « Rede », selon la traduction de Saussure lui-même). Ensuite, nous pointerons quel­ques points communs entre la tentative heideggérienne de repren­dre ontologiquement la langue et les efforts de Wilhelm von Hum­boldt tendant vers une « grammaire générale ». La fonction ancil-laire de ces confrontations, livrant à chaque fois un certain accès à ce qui se dérobe chez Heidegger, implique nécessairement que justice ne leur sera pas vraiment rendue.

1. H E I D E G G E R ET F E R D I N A N D D E S A U S S U R E

On connaît les critiques que Heidegger adresse à la linguistique ou à la philosophie du langage ; elle s'intéresse à la langue comme à un ensemble disponible de structures que l'on peut analyser. Elle considère notamment les mots comme des « Wörterdinge », comme des choses lexicales. Plus grave, la linguistique envisage l'ensem­ble de la structure signifiante sur base de cette strate socio-linguis­tique, à complexification croissante : tablant sur un ensemble de mots disponibles nous pouvons articuler des phrases, formant elles-mêmes un niveau discursif plus vaste doté d'autres propriétés. De là le vœu heideggérien de rendre aux sciences du langage un fon­dement ontologique et sa constatation tranchée que cela n'est pas

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possible par des améliorations et des corrections, mais qu'il y faut une « Umwandlung », une transmutation. Si « la réflexion philoso­phique doit renoncer à la « philosophie du langage » pour interro­ger les « choses elles-mêmes » et se mettre en position de dévelop­per une problématique et des concepts clairs» (SZ, p. 166), c'est parce que, fondamentalement, la linguistique ou la philosophie du langage considèrent la langue à partir de l 'énoncé, ancré dans la « Vorhandenheit », et que, de ce fait, le fonds de catégories de significations qui est passé en elle barre l'accès à une considération du discours comme existential. C'est là une des tâches de Être et Temps de « libérer la grammaire de la logique » (SZ, p. 165).

Dans le mouvement de reconquérir dans une langue authentique le fondement ontologique qui en garantit la pertinence, i l y va d'une articulation du monde qui soit la véritable grammaticalité de la langue. Un soupçon marqué frappe le mot de n'être qu'un simu­lacre dans sa relation à la chose. À ce titre, le mot est trompeur à deux égards : d'abord il se donne comme une entité autonome, masquant la genèse qui lui a prêté voix, et ensuite, en conséquence, i l fait de son autonomie une loi, lui permettant de fonctionner sans plus aucune attache à ce dont il parle. Sa signification, qui l'avait porté à l 'émergence, peut lui revenir comme simple désignation. Cette scission ou ce divorce entre langue et discours se manifeste dans l'autre couple que Heidegger mentionne déjà dans le cours Logique. La question de la vérité 1 9 : « Et c'est seulement parce qu'i l y a des expressions sonores poussant à ces significations, c'est-à-dire des paroles (Worte) qu'il y a des mots (Wörter) » (Bd 21, p. 151). La langue est le tout de résonances dans lequel croît d'une certaine façon la compréhension du Dasein et dans lequel cette compréhension est existentiale. La langue comme « fonds de vocabulaire en entier » « est seulement possible du fait qu'i l y a compréhension, c'est-à-dire Dasein, à qui appartient la structure du comprendre » (Bd 21, p. 151). Les « Worte » sont d'une part le fon­dement des « Wörter » et d'autre part ce dont ces « Wörter » témoi­gnent. Déjà là s'annonçait l'inessentialité de la langue dans la mesure où, pour la sauver en régressant jusqu'à son fondement, on l'annule. La langue ne peut fonctionner comme « système » de rela­tions que du fait qu'elle se renvoie elle-même à un « signifiant »

19 Logik. Die Frage nach der Wahrheit, Marburger Vorlesung Wintersemester 1925/26, Hrsg. W. Biemel, G A Bd 21, Frankfurt a. M . , Klostermann, 1976, pp. 166-167.

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originaire, - ce qui n'est pas un simple jeu de mot : le Dasein est « bedeutend », pierre d'angle de l'ontologie fondamentale.

Nous avons vu que Heidegger récuse l'omnipotence du signe dans le domaine de la langue. À travers lui, c'est la notion de relation qui se voit dénuée de tout fondement, précisément parce qu'elle se coupe de son fondement, qui est un renvoi. Par là s'ex­prime une espèce d'arbitraire, non seulement du signe, mais de la langue, en ceci qu'elle n'est pas en immédiation avec le réel, qu'elle refléterait ou auquel elle serait accolée par convention. Entre la langue et le « réel » s'intercale un moment articulatoire qui est discours et qui met le réel entre guillemets. Cette récusa­tion de la notion de relation et la reformulation d'un principe d'ar­bitraire, qu'il faudra préciser, entre langue et monde, tout en pré­tendant intégrer ces deux instances dans une grammaire authenti­que, mettent à mal toute une théorisation linguistique telle qu'elle a pu se légitimer du Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure 2 0 , notamment l'interprétation de l'arbitraire du signe et le point de vue « structuraliste ». Avant d'envisager la formula­tion saussurienne de l'arbitraire et le couple langue-parole, il nous semble intéressant d'appliquer la critique heideggérienne à une critique que Benveniste émet à propos de Saussure. Cette critique de la critique nous permettra peut-être d'aborder le cours de lin­guistique générale en deçà de la bonne volonté des fidèles disci­ples.

Benveniste et la thèse de l'arbitraire du signe

Très fortement influencé par l'enseignement de Saussure et travail­lant à le reprendre en le corrigeant, Benveniste est à l'origine d'une distinction qui bénéficia et bénéficie encore d'une certaine évi­dence. 11 distingue le mot comme unité sémiotique (c'est-à-dire dis­ponible ou non dans une langue) et le mot comme unité sémantique (n'acquérant une signification que dans son emploi dans une

Ferdinand D E S A U S S U R E , Cours de linguistique générale, publié par Ch. Bally et A. Sechehaye, édition critique préparée par Tullio De Mauro, Paris, Payot, 1972, abrégé dans la suite en C L G . Par référence aux sources manuscrites, cette édition critique de De Mauro, avec son minutieux appareil de notes, permet de montrer « les mailles filées, les sutures forcées, les juxtapositions ambiguës » (De Mauro, p. 444) issues de la bonne volonté des éditeurs qui recomposèrent entièrement ce cours à partir de brèves notes de Saussure et en opérant une sélection parmi les notes de cours des étudiants.

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phrase) 2 1. La critique heideggérienne ne manquerait pas de remar­quer que le mot disponible n'est pas tombé du ciel, mais qu'i l par­ticipe déjà à une certaine signifiance, puisqu'il existe dans une lan­gue donnée et qu'on reconnaît, en l'employant, qu'i l est utilisable. A u mouvement de Benveniste parlant d'un nom comme unité, comme déjà unifié (mais à partir d'où ? Et comment ?) ne trouvant sa signification que dans une phrase, Heidegger opposerait le mou­vement inverse : avant tout mot susceptible d'être employé, il y a déjà une signifiance qui lui prête voix. Le problème sera, alors, de mettre au clair cette signifiance porteuse de forme, ce que Heideg­ger, à notre sens, ne fera pas - du moins pas dans Être et Temps. Nous avons vu qu'en définitive i l substitue au mot « vorhanden », maillon signifiant d'une langue donnée, le devenir-mot à partir d'un autre langage muet et arraché au monde, comme une voix pure, non affectée et non contaminée, qui, remarquablement, n'est audible que sous sa forme mondaine.

La critique fondamentale de Heidegger porte sur la dualité entre mot et signification qui impose presque inévitablement d'établir et de travailler la relation entre les deux, la « Beziehung », qu'elle soit, dans les termes de Benveniste, sémiotique ou sémantique, dis­tinction qui semble réaménager celle du Cours de linguistique générale, entre le complexe signifiant-signifié et la valeur. Cette relation à deux termes implique en effet à chaque fois une forclu­sion du « réel », de la « réalité » ou du « monde », jugés non perti­nents pour l'étude de la langue. Cela a pour conséquence que le sujet parlant n'est pas vraiment intégré dans le processus sémioti­que. Les termes que nous avons mentionnés entre guillemets sont bien présents dans ce système, mais à la limite, fonctionnant comme ce qui borde la langue, à la fois dedans parce qu'à l'évi­dence la langue ne peut en être coupée, et cependant dehors parce que le système strictement linguistique semble très bien s'en pas­ser.

Le mérite de Heidegger est d'envisager la langue dans l'intrica-tion de multiples termes, d'envisager, si l'on veut, davantage l'éventuel « devenir-système » de la langue que son état apparem­ment clos sur lui-même où des mots doués de significations sont utilisables. À la notion de relation, courante dans la linguistique -

Dans E. B E N V E N I S T E , Problèmes de linguistique générale (Bibliothèque des sciences humaines), Paris, Gallimard, 1966. Cette distinction fut reprise et com­mentée par Paul R I C Œ U R dans « Philosophie et langage », (Revue philosophique de la France et de l'étranger, 1978, n° 4).

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les unités de la langue, selon Saussure, n'ont de valeur que dans leurs relations - , Heidegger substitue celle de renvoi. Ces deux ter­mes indiquent déjà à suffisance autant l'enjeu de leur emploi que l'impact qu'ils véhiculent. La relation suppose et laisse être deux termes, qu'ils soient antérieurs à leur mise en relation ou même qu'ils n'adviennent à eux-mêmes que dans cette mise en relation. La structure reste, et c'est l'essentiel, bi-polaire. Dans le cas de Benveniste, cette structure articule deux domaines en soi non rela­tés, comme ayant en eux leur propre consistance, celui du matériau phonique et signifiant, d'une part, et celui de la signification ou du sens d'autre part, même et justement si l'on dit que le sens ou la signification n'advient que dans une phrase, même si l'on refuse donc une autonomie à une sphère du sens par exemple, qui serait extérieure à la pensée ou à la langue. Dès qu'il y a relation, on fige deux moments que la mise en relation a pour tâche justement d'ar­ticuler ou de mettre en mouvement, sans que le lieu d'où « parle » cette mise en relation soit thématisé.

Chez Saussure, le problème apparaît dans son explication de l'arbitraire du signe - nous reviendrons sur cette explication de fait ambiguë - qu'il considère comme le pivot de tout son ouvrage. À ce propos Benveniste a montré la contradiction de cette définition : d'un même geste Saussure exclut la réalité de la langue en faisant de celle-ci un système structuré d'unités différentielles et la réintro­duit comme critère de l'arbitraire du signe : le signifiant et le signi­fié n'ont pas d'attache naturelle dans la réa l i té 2 2 . Le signifié [bœuf] a comme signifiant /b-ö-f/ d'un côté de la frontière linguis­tique et /o-k-s/ [Ochs] de l'autre, écrit Saussure. En établissant cette différence, Saussure se réfère contre lui au fait que les deux termes désignent la même réalité. Selon Benveniste, « le concept (« signifié ») [bœuf] est forcément identique dans ma conscience à l'ensemble phonique (« signifiant ») /böf/ " Ce qui est arbitraire, c'est que tel signe, et non tel autre, soit appliqué à tel élément de la réalité, et non à tel autre. Benveniste considère que cette thèse de l'arbitraire nouvellement définie est en fait « pour le linguiste une manière de se défendre contre cette question et ainsi contre la solution que le sujet parlant y apporte instinctivement » 2 \ pour qui il y a adéquation complète entre la langue et la réalité. Il n'y a là, pour Benveniste, aucune contradiction et même aucun problème,

" Cours de linguistique générale, Op. cit., p. 101. 25 Problèmes de linguistique générale. Op. cit., p. 51. "* Problèmes de linguistique générale. Op. cit., p. 52.

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car le linguiste ne s'occupe que du rapport entre signifiant et signi­fié, et non pas du rapport entre signe et réalité, problème que le linguiste « fera mieux pour l'instant de délaisser » 2 5 .

Cependant, Benveniste ne peut pas vraiment délaisser ce pro­blème et va s'y empêtrer, par exemple dans son article « Catégories de pensée et catégories de langue » 2 6 . À ce propos Derrida a claire­ment formulé les questions que cette tentative pose, les présupposi­tions d'où elle part et l'obscurité dans laquelle elle se meut 2 1 . Nous voulons seulement cristalliser pour notre propos le problème de la pensée et du langage dans la conclusion de l'article de Benveniste, après qu'il a « montré », selon ses dires, que les catégories aristoté­liciennes, comme catégories de pensée, ne sont en fait qu'un calque des catégories de la langue grecque. Benveniste écrit : « Il est de la nature du langage de prêter à deux illusions en sens opposé, qui n'aboutissent qu'à construire « des naïvetés ou des tautologies » 2 8 . La première est de considérer le langage, vu son nombre limité d'éléments, comme un moyen d'expression parmi d'autres de la pensée, la pensée étant autarcique. La seconde illusion consiste à chercher dans la langue en tant qu'ensemble ordonné « le décalque d'une « logique » qui serait inhérente à l'esprit, donc antérieure ou extérieure à la langue » 2 9 . L'i l lusion commune est ainsi la seconda-rité du langage. Il conclut : « En fait, essaie-t-on d'atteindre les cadres propres de la pensée, on ne ressaisit que les catégories de langue » 3 0 . Derrida a beau jeu de montrer qu'il s'agit là d'une troi­sième illusion : comment Benveniste peut-il parler de la catégoria-lité de la langue sans penser ? Quel est donc le statut de cette caté­gorie commune aux catégories de langue et de pensée ou de cette catégorialité en général ? De quel lieu relève ce troisième œil qui voit comment langue et pensée sont mises en rapport ?

Cependant, on peut aussi interroger la conclusion de Derrida selon laquelle i l faut plutôt acquiescer à cette considération que la philosophie est devant la linguistique, « la précédant de tous les concepts qu'elle lui fournit encore, pour le meilleur et pour le pire, intervenant tantôt dans les opérations les plus critiques, tantôt dans les opérations les plus dogmatiques, les moins scientifiques du lin-

2 5 Problèmes de linguistique générale. Op. cit., p. 52. 2h Problèmes de linguistique générale, Op. cit. 1 7 Jacques D E R R I D A , Le supplément de copule. La philosophie devant la linguisti­

que, dans Langages, décembre 1971, n" 24. 28 Problèmes de linguistique générale, Op. cit., p. 73. 29 Problèmes de linguistique générale. Op. cit., p. 73. 30 Problèmes de linguistique générale, Op. cit., p. 73.

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guiste » 3 1 . La question se pose bien entendu de savoir ce qu'est la philosophie et si le fait de la poser comme celle qui fourbit les armes qu'emploient des sciences régionales ne l'anéantit pas. Ce n'est sans doute pas en ce sens qu'il faut entendre la phrase de Derrida, mais plutôt dans la direction d'une pratique discursive ou d'une rationalité toujours en cours de reformulation, dans ses recoupements et ses empiétements sur d'autres pratiques.

Critiquer Heidegger au nom de la linguistique, - comme le font Wandruzska ou Meschonnic, parmi beaucoup d'autres puisque la tâche est aisée et que, d'une certaine manière, on est toujours assuré d'avoir raison 3 2 - , laisse supposer que la linguistique est un système structuré ou un discours constitué à propos du langage. Une telle scientificité pourtant ne va pas de soi. Dans la multipli­cité des « théories » que la linguistique contient ou qui la consti­tuent, « le linguiste, comme le fait remarquer Kristeva, ne peut pas éprouver les manques, les vides, les dehors de telles théories » ; il ne peut pas ne pas remarquer la défaillance de la thèse d'une scien­tificité unique et ne pas être confronté au problème central de la linguistique : « le sujet essaie de se donner comme objet ce qui le constitue » Pour éviter tout réductionnisme ou tout phantasme à propos du langage, poursuit Kristeva, la tâche s'impose que le sujet explicite « son économie subjective dans le langage, non pas « face » à lui » 3 4 .

Par rapport au terme ou au concept de relation, la notion de ren­voi, tel que Heidegger le conçoit, a l'avantage d'éviter toute dualité en se présentant comme toujours ailleurs. Ce qui renvoie est son propre hors-de-soi ; c'est la relation elle-même, et non pas un membre en rapport. Ce à quoi renvoie le renvoi n'est pas extérieur comme une autre chose en attente d'être signifiée. Elle est elle-même dans le mouvement de renvoi ; elle s'y constitue. Tout dès lors est signifiant. Il n'y a plus de choses laissées à elles-mêmes comme des mots, par exemple. Il n'y a plus non plus de significa-

•" J. D E R R I D A , Op. cit., p. 19. 3 2 M . W A N D R U S Z K A parle d '« hypermolivation pathologique » à propos du proces­

sus étymologique heideggérien, (« Etymologie et philosophie », dans Etymolo­gica. Walter von Wartburg zum siebzigsten Geburtstag IX. Mai 1978. Tübingen, Max Niemeyer. 1978). Henri MI-SCHONNIC" s'achame à montrer la « logique oni­rique » de l'usage heideggérien de la langue dans une interprétation peu sou­cieuse en Tait de sa pertinence (dans Le signe et le poème (Le chemin), Paris, Gallimard, 1975, p. 382).

" Julia K R I S T K V A . « Les épistémologies de la linguistique ». dans Langages, décem­bre 1971, n" 24, p. 10.

1 4 Julia K R I S T E V A , Op. cit., p. 10.

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tions prises pour elles-mêmes comme le sens. La signification est générative, générée par le renvoi. Cela veut dire aussi que toute « relation » n'est possible qu'à partir d'un renvoi (SZ, p. 77).

Le problème que Heidegger rencontre est double : comment arrêter ce mouvement radicant du renvoi, ne contenant pas en soi son principe de résolution ? Le terme ultime, nous l'avons dit, en sera le Dasein, à la fois comme la première résistance mettant en branle le renvoi alors en métastase des significations et du sens, et l'ultime amortissement du mouvement, revenant à sa source pour s'y éteindre. Seul le Dasein a un sens, seul il a la langue, - condi­tions de l'envoi du sens. Seul i l a la compréhension de l'être et est concerné, en son être le plus propre, par cette compréhensibilité -finalité du mouvement du sens. Le deuxième problème, intriqué au premier, est le suivant : si tout signifie, puisque tout est renvoi, quelle est, dans tous les réseaux de signes, la spécificité de la lan­gue ? Ces deux questions, on l'a vu, restent ouvertes. Heidegger n'a de cesse de reporter à plus tard ou plus loin la motivation autant que la finalité du sens, en ouvrant le Dasein et en l'immer­geant dans l'histoire, ou l'historialité, comme nous le verrons.

En contestant la notion de relation entre deux termes dans la langue, Heidegger introduit un troisième terme, selon une manière de penser qu'il affecte particulièrement, puisqu'elle est constitutive d'une circularité. Ce troisième tenant de la question, comme celui qui maintient les deux autres, ne pourra exercer sa fonction de « maintenance » que dans l'antécédence ou la production des deux premiers. Sous prétexte de les tenir ajointés, i l s'y substitue et s'en fait le tenant-lieu. Dans notre cas, à propos de la langue, la dualité entre mots de la langue et signification reconduit à une production de la signification sous forme de devenir-mot. Le Dasein lui-même parle (redet) non point en ce qu'il émet des sons (spricht), mais en ceci qu'i l « be-deutet », qu'i l confère signification à laquelle pous­sent des mots mondains. Il articule en créant, purement et simple­ment, la langue. La « sémiosis » où le Dasein trouve un espace de jeu, c'est-à-dire la clé par laquelle i l puisse s'articuler lui-même, et, ce faisant, se rapporter aux étants intramondains, aux autres et à lui-même, est le monde, mais cette sémiosis n'est que mondaine et le Dasein n'a de cesse de s'en arracher. Le devenir-mot ou le fondement ontologique de la langue ne constituent plus ainsi qu'une prothèse de la temporalisation du Dasein, qui est, à l'écoute du sens qui structure son ouverture, signification de signification, à la genèse de la langue.

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L'arbitraire du signe comme espace d'articulation

Benveniste conteste l'incohérence de Saussure d'invoquer la réalité pour l'exclure ; mais Benveniste ne prétend pas pour cela inclure cet élément « extralinguistique » au système. Il semble d'ailleurs ainsi se conformer au dernier alinéa du Cours de linguistique géné­rale qui a donné l'impulsion et la légitimation au développement du structuralisme : « La linguistique a pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-même » ( C L G , p. 317). C'était là l'idée fondamentale de son enseignement. Cependant, comme l 'a révélé, le premier, R. Gode l 3 5 , cette phrase est en fait la conclusion des éditeurs, Ch. Bally et A . Sechehaye. Nulle part dans les sources manuscrites on ne trouve trace de cette fameuse phrase. Bien entendu, les éditeurs ont cru se conformer à la pensée de Saussure, notamment lorsqu'il propose de se placer de prime abord sur le terrain de la langue et de la prendre pour norme de toutes les autres manifestations du langage. Mais cette vue n'est en rien exclusive. Ainsi lit-on dans les sources : « Revenons au plan. Reprenons ce terme : « les » langues. Linguistique n'a à étu­dier que le produit social, la langue. Mais ce produit social se manifeste par une grande diversité de langues (l'objet concret est donc ce produit social déposé dans le cerveau de chacun). Mais ce qui est donné, ce sont « les » langues. Il faut d'abord étudier les langues, une diversité de langues. Par observation de ces langues, on tirera ce qui est universel. Il aura alors devant lui un ensemble d'abstractions : ce sera « la » langue, où nous étudierons ce qui s'observe dans les différentes langues. En troisième lieu il restera à s'occuper de l'individu. Exécution a une importance, mais n'est pas essentielle. Il ne faut pas mêler dans étude phénomène général et mécanisme d'exécution individuelle » Cette longue citation indique d'emblée que la limitation qu'on a pu voir dans le cours de Saussure ne relève dans son chef que d'un procédé méthodolo­gique. Sa considération de la langue comme système ne conteste pas une interaction entre la langue et ce qui est extra-linguistique ; simplement, cela n'était pas l'objet immédiat de ses recherches dans le cours. Il reconnaît par ailleurs un rapport intime entre ce qu'il appelle « ethnisme » et langue. L'ethnisme représente l'unité

" R. G O D E L , Les sources manuscrites du Cours de linguistique générale de Ferdi­nand de Saussure, Genève/Paris, 1957, pp. 1 19 et 181. Notes rassemblées dans l'édition critique de Cours de linguistique générale éta­blie par Engler et publiée depuis 1967, cité par De Mauro, Cours de linguistique générale, Op. cit., pp. 476-477.

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reposant sur des rapports multiples de religion, de civilisation, de défense commune, etc. existant même entre peuples de races diffé­rentes et en l'absence de tout lien politique. D'un côté le lien social tend à créer une communauté de langue « et imprime peut-être à l'idiome commun certains caractères » ( C L G , p. 305) ; de l'autre, la communauté de langue constitue, dans une certaine mesure, l'unité ethnique : « C'est dans une large mesure la langue qui fait la nation » ( C L G , p. 40). Mais ces faits relèvent d'une « linguisti­que externe », alors qu'i l s'occupe méthodologiquement de linguis­tique interne.

Qu ' i l y ait incohérence chez Saussure dans cet usage qu'il fait de la « réalité » pour définir l'arbitraire du signe, cela semble patent dans le passage pointé par Benveniste, mais le problème est plus complexe. La critique de Benveniste en fait atténue le conven-tionnalisme qu'on aurait pu reprocher à Saussure dans cette défini­tion et surtout dans l'exemple qu'i l donne d'un signifié /bœuf/ se réalisant de façon différente dans deux langues différentes. Bien que Saussure s'élève explicitement contre cette conception, dans ses attaques contre le conventionnalisme, i l use ici d'un signifié en général comme d'un universel recevant des signifiants différents, ce qui fait de la langue une nomenclature. Or il le répétera à l'envi : le signifié est le signifié d'un seul signifiant. Mais encore une fois intervient ici la responsabilité des éditeurs qui ont repris cet exemple de « bœuf », alors qu'il appartient à la première leçon sur ce sujet, antérieure à l'introduction des termes plus appropriés de « signifiant » et « signifié »

L'arbitraire du signe, c'est-à-dire l'immotivation du lien reliant un signifiant à un signifié, est radical 1 8 , en sa racine ou en son fon­dement. Le signe linguistique n'unit pas une chose et un mot, mais un concept et une image acoustique qui est « l'empreinte psychi­que » de ce son, « la représentation que nous en donne le témoi­gnage de nos sens » ( C L G , p. 98). De même que le signifiant n'est pas phonique mais « incorporel », de même le signifié n'est pas la signification, qui, elle, jaillit lors de l'interaction avec la situation dans l'acte individuel de parole. Signifiant et signifié sont des abstractions appartenant à un système, lui-même formé par un con­sensus social auquel se soumettent nécessairement les sujets par­lants et par rapport auquel s'identifient leurs actes de parole, même

" D E M A U R O , Op. cit., p. 443. M Les notes et manuscrits évoquent ce lien comme « radicalement arbitraire », ver­

sion que les éditeurs ont simplifiée (cité par De Mauro, Op. cit., p. 442).

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dans leur écart par rapport au système. En ce sens, « la langue n'est pas une fonction du sujet parlant » ( C L G , p. 30), et cependant, en tant que résultant d'un consensus, elle est elle-même inscrite dans une tradition historique et soumise au changement. Il n'y a pas dès lors coupure de la « réalité », mais formalisation : l'état d'un sys­tème se construit à partir des faits d'interaction avec cette « réa­lité », générant des actes de parole. L'étude que se propose Saus­sure concerne un état de ce système, d'où sa qualification de « synchronique » ; il décide de ne pas s'intéresser aux faits de parole comme tels, ceux-là qui précèdent toujours.

C'est précisément l'arbitraire du signe qui impose la distinction entre la langue comme forme ou système et la parole comme réali­sation significative et physico-acoustique par un individu. La lan­gue est un ensemble de conventions ou d'habitudes linguistiques permettant l'usage de la faculté du langage chez les individus. La parole cristallise cette convention sociale dans un acte individuel. Reposant sur des faits de parole et construite à partir de ces faits, la langue comme abstraction « est à la fois l'instrument et le pro­duit de celle-ci [de la parole] » ( C L G , p. 37). Voilà pour quoi l'étude de la langue est « psychique », selon le terme de Saussure, alors qu'une étude spécifique de la parole est psycho-acoustique. Une autre distinction s'impose dès lors ; puisque les faits de parole en tant que liés à la situation ou au « monde » sont de ce fait expo­sés au changement ou à l'histoire, c'est en eux que se manifeste la diachronie. L'étude du système, par contre, sera synchronique, en ceci qu'elle porte sur les habitudes linguistiques dans une coupe déterminée de l'histoire. Saussure ne conteste absolument pas la nécessité de l'étude diachronique, mais la redéfinit comme étude d'une succession de coupes synchroniques. La parole est indivi­duelle, comme un moment synthétique mettant en œuvre le sys­tème. La langue est le moment analytique, en tant que système des règles dont tous les énoncés sont déductibles. Par là se manifeste la réciprocité entre histoire et arbitraire : « C'est parce que le signe est arbitraire qu'il ne connaît d'autre loi que celle de la tradition, et c'est parce qu'il se fonde sur la tradition qu'il peut être arbi­traire » ( C L G , p. 108).

Le fait que l'ensemble des signifiés et l'ensemble des signifiants fassent système a pour corollaire que l'acte de parole émerge comme articulation des deux ensembles et produit une signification qui actualise, non le complexe signifiant-signifié, mais la valeur de cette association. Des mots existent bien dans une langue, comme association d'un signifiant à un signifié, mais ils sont davantage

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que cette association, en ceci qu'ils sont en attente, pourrait­on

dire, d'un emploi, alors que signifiant et signifié, comme abstrac­

tions, relèvent de la systématicité à travers laquelle passe cet

emploi d'un mot. Autrement dit, la langue n'est pas un répertoire

de mots doués d'une signification établie. La notion de valeur per­

met le passage d'un complexe signifiant­signifié au mot. Le signi­

fié /mouton/ semble avoir la même signification que l'anglais

/sheep/, parce que ces deux mots peuvent fonctionner presque de

manière équivalente dans une même situation de parole. Ces signi­

fiés n'ont pourtant pas la même valeur dans le système. /Sheep/ en

effet peut entrer en alternance avec un autre terme, /mutton/, ce qui

n'est pas le cas de /mouton/. Un exemple grammatical nous est

livré par le pluriel en français, marqué par son opposition au singu­

lier. Ce pluriel n'a pas la même valeur que celui dans les langues

possédant un duel, comme le sanskrit, où trois termes entrent en

opposition : singulier, deux, plus de deux. Autrement dit, à propos

du mot, le fait que « dans les langues, i l n'y a que des différences

(...) sans termes positifs » ( C L G , p. 166) implique que « c'est une

grande illusion de considérer un terme simplement comme l'union

d'un certain sens avec un certain concept» ( C L G , p. 157). Une

telle définition l'isole du système dont i l fait partie et renverse

même le véritable processus, en laissant croire qu'on peut com­

mencer par les termes et construire le système en en faisant la

somme, « alors qu'au contraire c'est du tout solidaire qu'i l faut

partir pour obtenir par analyse les éléments qu'il renferme » ( C L G ,

p. 157). C'est là manifestement la récusation anticipée de la double

dimension sémiotique et sémantique mise en avant par Benveniste,

fondée sur une relation simple, en quoi elle tombait sous le coup

de la critique heideggérienne. Pour Saussure, les « Wörterdinge »

que conteste Heidegger ne sont que l'aboutissement du processus

de leur genèse, en un acte de parole. L'élaboration du système de

la langue pennet d'approcher cette genèse, en passant par la valeur.

La valeur joue alors comme principe d'identification ou d'indivi­

dualisation dont l'acte de parole sera la cristallisation phonico­

acoustique, produisant seulement alors une signification.

Ces diverses distinctions éclairent encore davantage l'aspect

éminemment historique de la langue qui est liée à la tradition. D'un

côté, Γ immotivation du lien entre signifiant et signifié nous permet

de parler sans que nous ne soyions assujettis aux significations que

nos mots avaient antérieurement. Les actes de parole sont soumis

à la diachronie, en tant qu'ils produisent des significations à partir

d'un système dans une situation donnée. Lorsque ces significations

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évoluent, le système se réaménage en conséquence, ce qui préserve l'arbitraire. Autrement dit, c'est le rapport entre signifiant et signi­fié qui est soumis au changement, non le système en tant que tel. D'un autre côté, l'immotivation du rapport permet précisément l'évolution et le changement ; « la langue est radicalement impuis­sante à se défendre contre les facteurs qui déplacent d'instant en instant le rapport du signifié et du signifiant » ( C L G , p. 110). Nous pouvons employer le complexe signifiant-signifié « noyer » avec une valeur précise dans une situation de parole, c'est-à-dire avec une signification, qui n'est pas affectée du fait que « noyer » dérive de « necare », « tuer », dont la valeur dans le système du latin était évidemment différente. Corrélativement, nous avons la possibilité de remotiver les termes que nous employons. C'est ce que Saussure nomme le « relativement motivé » ou « l'arbitraire relatif » ( C L G , pp. 180, 182). Si « inimicus » était motivé par ses deux composan­tes « in- » et « amicus » que les locuteurs reconnaissaient, rien par contre ne motive le mot « ennemi ». Ou encore, « vingt » est immotivé, mais « d i x - n e u f » ne l'est pas au même degré, parce qu'il évoque les termes dont il se compose et d'autres qui lui sont associés, comme « dix », « neuf », « vingt-neuf » ( C L G , p. 181). La valeur impliquait une opposition à l'intérieur du système ; la notion de relativement motivé implique, elle, l'analyse d'un terme donné, donc un rapport syntagmatique, et l'appel à un ou plusieurs autres termes, donc un rapport associatif. Les solidarités reliant les valeurs, d'ordre associatif et syntagmatique, limitent ainsi l'arbi­traire en introduisant un principe d'ordre et de régularité. Saussure propose prudemment d'appeler « lexicologiques » les langues où l'immotivité atteint son maximum et «grammat ica les» , celles où elle s'abaisse ( C L G , p. 183). L'allemand serait ainsi moins immo­tivé que l'anglais ; le chinois apparaît comme ultra-lexicologique. En général, remarque Saussure, l'indo-européen et le sanskrit sont des langues ultra-grammaticales ( C L G , p. 183).

A nouveau ici, cette analyse des unités introduisant un certain ordre dans le système ne s'impose pas d'elle-même, mais est tou­jours le fait des sujets parlants à tout instant. À côté d'une « ana­lyse objective » fondée sur l'histoire, Saussure reconnaît une « ana­lyse subjective » dans laquelle les sujets expliquent un mot en le ramenant à d'autres mots. « Dans le latin « dictatorem », par exem­ple, on verra un radical « dictator-(em) », si on le compare à « con-sul-em, ped-em », etc., mais un radical « dicta-(torem) » si on le rapproche de « lic-torem, scrip-torem », etc., un radical « dic-(tato-rem) », si l'on pense à « po-tatorem, can-tatorem » ( C L G , p. 258).

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Cette analyse des sujets parlants les amenant à faire « toutes les coupures imaginables » ( C L G , p. 258) est « en dernier ressort » celle qui importe seule ( C L G , p. 252).

Par toutes ces distinctions prudentes et suspendues les unes aux autres, se donne à voir le « rapport » entre pensée et langue. « Prise en elle-même, la pensée est comme une nébuleuse où rien n'est nécessairement déterminé. Il n'y a pas d'idées préétablies, et rien n'est distinct avant l'apparition de la langue» ( C L G , p. 155). Ce rapport est envisagé comme articulation. « Articulus », remarque Saussure, signifie « membre, partie, subdivision dans une suite de choses ». En matière de langage, l'articulation peut désigner la sub­division de la chaîne parlée en syllabes, ou la subdivision de la chaîne des significations en unités significatives ; en ce sens on parle de langue articulée (gegliederte Sprache). « En s'attachant à cette seconde définition, on pourrait dire que ce n'est pas le lan­gage parlé qui est naturel à l'homme, mais la faculté de constituer une langue, c'est-à-dire un système de signes distincts correspon­dant à des idées distinctes » ( C L G , p. 26). L'articulation est pro­duction d'une langue, à partir de laquelle, comme ses retombées, seront possibles des actes de paroles. Mais cette nébulosité de la pensée pré-linguistique n'est pas par là vraiment éclaircie.

Reprenant la critique de Hjelmslev visant à préciser la pensée de Saussure, De Mauro fait remarquer que « nous ne rencontrons jamais de contenu de pensée linguistiquement encore informe qui nous permette de dire si, avant la langue, la pensée est ou n'est pas informe » Le problème est de savoir si cette seconde question posée par De Mauro est envisageable par Saussure, en l'occurrence que l'on puisse poser cette question. De Mauro semble supposer que pour discriminer entre pré-linguistique et linguistique, i l fau­drait avoir une claire compréhension de ce qui est pré-linguistique et de ce qui est linguistique. Cette supposition apparaît ambiguë, car elle conserve les termes en question pour mettre en doute ou pour renvoyer dos à dos la discrimination. Sa formulation use négativement d'un troisième terme qui compare ou à partir duquel se compare ce qui est avant la langue et ce qui est après.

De fait, De Mauro va, presque contre lui-même, faire usage de traits sémantiques fonctionnant comme méta-langue dans une com­paraison entre différentes langues, comme si, du fait qu'ils sont dits « sémantiques », ils étaient « linguistiquement formés ». Autrement dit, le fait de trouver dans une langue des « contenus », des espèces

w Di: M A U R O , Op. cit., p. 461.

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de minimums sémantiques, consacre d'office des traits « linguisti­ques ». Examinons la précision que De Mauro entend apporter à l'obscurité saussurienne. Sur quelle justification théorique devons-nous nous fonder, se demande De Mauro, pour comparer des phra­ses de langues différentes ayant apparemment la même significa­tion ? N'est-ce pas là sortir de l'idiosynchronie où Saussure enten­dait rester ? De même que des signes différents d'une même langue sont comparables dans la mesure où ils servent à caractériser les mêmes situations, c'est-à-dire dans la mesure où ils ont la même signification, de même pouvons-nous confronter des signes appar­tenant à des langues différentes. « En particulier, sur la base de l'existence de significations identiques possibles, nous pouvons conclure que les sept signes [suivants] ont quelque chose de com­mun » 4 0 . Usant d'un « alphabet sémantique international » d'ori­gine latine pour symboliser les signifiés des différentes langues, De Mauro transcrit ainsi, à la suite de Hjelmslev, les phrases suivantes ayant toutes la même « signification » :

Danois « jeg véd det ikke » E G O SCIO ID N O N anglais « I do not know » E G O AG(O) N O N SCI(RE) français « je ne sais pas » E G O N O N SCI(O) P A S S U M finnois « en tiedä » E G O - N O N - F A C I O SCIRE esquimau « naluvara » N O N - S C I E N S - ( S U ) M - E G O -

ID italien « non so » N O N SCIO latin « nescio » N O N SCIO

Ce qui permet cette comparaison, c'est le fait que dans chaque lan­gue il y a un système de formes dans lesquelles s'articule la masse des expériences possibles comme système des signifiés propres revenant aux monèmes lexicaux ou grammaticaux. Ce système de formes réduit les expériences possibles en substance du contenu. N'est pas interrogé cependant l'accès aux expériences qui permet­tent de construire le système, comme s'il y avait un répertoire de traits sémantiques universels, présupposé par son « alphabet séman­tique international », dont chaque langue ferait un certain usage. De Mauro aborde à nouveau ce problème sous un autre angle, lorsqu'il compare la position saussurienne à l'hypothèse Sapir-Whorf. Pour Saussure, « la langue est comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son le verso » ( C L G , p. 157). Dans l'hypo­thèse de Sapir-Whorf, la pensée n'a pas d'existence autonome hors de la langue. Comme les langues sont différentes, la pensée devrait

Di M A U R O , Op. cit., p. 4 6 2 .

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être différente d'un peuple à l'autre. Saussure, remarque De Mauro, « se contente de dire que la pensée est linguistiquement amorphe hors de la langue » 4 1 et « ne nie pas qu'i l existe un monde des per­ceptions, des idéalisations, etc., indépendamment des langues et que la psychologie peut étudier » 4 2 . Il nous semble que par là se manifeste un renversement de ce que dit Saussure. Souvenons-nous qu'il voyait plutôt comme naturel à l'homme la faculté de produire une langue que d'avoir un langage articulé. Dès que l'on veut tra­duire en un métalangage des contenus tels qu'ils sont articulés dans une langue, d'une part on suppose délimitées les situations de parole sur lesquelles le système s'est construit, et d'autre part, pour établir les équivalences, on doit se référer à un inventaire de traits sémantiques universels. Or nous ne trouvons trace de cela nulle part chez Saussure. C'est une chose de montrer, comme Saussure, les divergences et les écarts entre valeurs de termes semblant avoir même signification. C'en est une autre de dresser un tableau com­paratif des traits sémantiques revenant à tel ou tel termes dans deux systèmes linguistiques différents. La seconde entreprise, en outre, fait usage d'un système des situations, que Saussure n'a même pas évoqué ; l'acte de parole, pour lui, est individuel. Remarquer, par conséquent, que Saussure reconnaît une place à la psychologie comme s'occupant de la réalité en dehors du langage, c'est pécher à nouveau par inversion des termes tels que Saussure les envisage. Il est clair que le système ne crée pas le réel et n'a aucune visée prescriptive à son égard. Il n'en reste pas moins que tout résultat d'étude psychologique se formulera et se communiquera en passant par ce système de la langue. Ce qui donne du jeu au système et garantit la «pensée personnelle» ( C L G , p. 31), c'est précisément la parole qui n'est pas simple retombée du système sur un fait indi­viduel, mais témoignage de la systématicité sur laquelle ce fait se découpe et devient ainsi audible et compréhensible dans une com­munauté linguistique. On peut extrapoler ce rapport aux comparai­sons entre langues. Il en résulterait, à notre avis, que cette compa­raison devant nécessairement s'exprimer ou se formuler dans une langue, s'inscrirait dans ce système, qu'un « alphabet sémantique international » ne représenterait lui-même qu'une articulation spé­cifique articulant par ailleurs des différences entre langues. La question de savoir si la formulation en un système spécifique de ce système des systèmes touche ce que les autres systèmes articulent

4 1 D E M A U R O , Op. cit., p. 4 6 3 . 4 2 D E M A U R O , O P . C I T . , p. 4 6 5 .

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ou peuvent articuler ne peut pas se poser. Elle relèverait du même ordre que la question de l'origine des langues; « c e n'est pas même une question à poser» ( C L G , p. 105).

Cette brève présentation de l'arbitraire du signe nous semble suffisante pour établir que Saussure ne tombe pas sous le coup des accusations heideggériennes d'avoir réduit la langue à un moyen de communication et d'en avoir fait un ramassis de mots choses qu'on peut disséquer à volonté. Tous deux ont tenté une radicalisation afin de retrouver un fondement à la langue, radicalisation autre en son principe et en ses modalités, mais qui permet un rapproche­ment du fait que c'est une question de racine. Ce qui nous semble important de noter, c'est le côté fragmentaire et inachevé des recherches de Saussure dont le cours de linguistique générale n'est qu'un aspect. Il veut radicaliser une approche de la langue à ren­contre de ce qui se faisait à son époque. Dans une lettre à Mei 1 Iet du 4 janvier 1894, il évoque « l'ineptie absolue de la terminologie courante, la nécessité de la réformer, et de montrer pour cela quelle espèce d'objet est la langue en général ». Sa conscience qu'il fau­drait « une réforme radicale » 4 3 l 'a incité à de multiples recherches portant notamment sur les Nibelungen et les « anagrammes ». À propos des Nibelungen, son hypothèse est qu'un livre, contenant les aventures de Thésée a été à la base d'une des branches de la légende germanique ; une des causes probables en serait « une cir­culation des mythologies classiques vers le nord par l'intermédiaire des marines (...) et à propos des constellations » 4 4 . Dans les ana­grammes, il recherche des confirmations de son hypothèse qu'il y a des règles de versification dans les langues indo-européennes archaïques, à côté des normes métriques connues, et qui seraient relatives à la distribution des éléments phoniques. L'une de ces règles serait que les polyphones reproduisent dans les vers les pho­nèmes d'un mot important comme un nom de divinité ou autre et constitueraient ainsi des anagrammes 4 5 . Ces normes se rencontre­raient chez Homère et dans le saturnien latin, mais aussi dans le Hildebrandslied et dans les Vëda ; « c'est depuis les temps indo­européens que celui qui composait un carmen avait à se préoccuper ainsi, d'une manière « réfléchie », des syllabes qui entraient dans ce carmen, et des rimes qu'elles formaient entre elles ou avec un

4 5 Cité dans D E M A U R O , Op. cit., p. 355. 4 4 Cité dans D E M A U R O , Op. cit., p. 347. 4 5 Cf. à ce sujet Jean S T A R O B I N S K I , Les mots sous les mots. Les anagrammes de

Ferdinand de Saussure, (Le Chemin), Paris, Gallimard, I97I.

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nom donné » 4 b . Le cours de linguistique général qui, de son avis, l'épuisait, représente un aspect de ses recherches portant sur la lan­gue et ne peut se comprendre que comme un moment ou une étape dans la compréhension de celle-ci. Jamais i l n'a voulu donner une vue d'ensemble d'un phénomène dont la complexité lui apparais­sait écrasante.

Si nous pouvons dresser quelques parallèles dans la radicalisa­tion tentée par Saussure et Heidegger, nous remarquons que, chez tous deux, le fondement de la langue repose dans la parole, au sens saussurien, ou dans le discours, pour Heidegger ; ils y voient une articulation du monde. Par rapport à l'articulation émanant du com­prendre du Dasein, Saussure ne propose pas un point de vue opposé, mais en quelque sorte inverse, celui de la systématicité à travers laquelle et dans laquelle l'articulation se meut et se met à l'épreuve. Alors que Heidegger traque dans sa genèse le devenir-mot comme devenir-son, Saussure le cherche dans sa socialité. Tous deux ont en vue une articulation entendue comme devenir-langue ou capacité à produire une langue. A cet égard i l faut recon­naître que le point de vue ontologico-génétique de Heidegger dans Être et Temps, s ' il demeurera génétique ultérieurement, rompra le cadre de l'historialité du Dasein et passera dans l'historialité d'une communauté de langue en tant qu'inscrite dans l'histoire de l'être.

Plus intéressant encore est que chez tous les deux la radicalisa­tion tentée prend son essor à partir d'un commun principe d'arbi­traire du signe, bien entendu en un sens différent. Pour Saussure, nous avons vu en quoi il consiste : en une immotivation au niveau du lien entre signifiant et signifié, mais limité par la remotivation de la valeur qu'introduisent les sujets parlants, qui interprètent les entités de leur propre langue. Pour Heidegger cet arbitraire se manifeste d'une part par le fait que le signe comme tel naît d'une institution ; il est renvoi et montre la situation à partir de laquelle il peut fonctionner comme renvoi. Au niveau du mot, l'arbitraire se manifeste en ceci que l'articulation qui produit une signification fonctionne sans mots, comme voix pure et silencieuse. Le mot ne lui échoira que dans la chute dans l'extériorité d'une expression mondaine. Plus largement, entre le discours et la langue, il y a totale immotivation, du fait de la secondarité absolue de la seconde. Cela va si loin que la « grammaire » que Heidegger pro­meut, comme, alors, langue authentique de l'articulation du monde, remotive les termes qu'il emploie, ainsi que nous l'avons men-

4 6 Extrait d'une lettre à Meillet, cité dans Di; M A U R O , Op. cit., p. 3 4 9 .

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tionné. Ce n'est rien faire d'autre que de grammaticaliser, au sens saussurien, l'interprétation des mots, trop « lexicologiques » en tant que coupés de leur genèse. Cette fixation sur le mot, lui-même con­testé parce que justement fermé sur lui-même et valant par soi, s'étire vers une étymologisation, au sens large du terme, remède merveilleux pour tirer des rapports syntagmatiques et associatifs à partir d'un seul terme.

En ce qui touche le rapport hautement mythique de la pensée à la langue, le problème est esquissé dans le même cadre, celui d'une articulation. D'un côté, chez Heidegger, au comprendre articulant pousse des mots, mais que l'articulation authentique doit réarticu­ler, en les grammaticalisant ; de l'autre, chez Saussure, l'« articu-lus » entre le système des signifiants-signifiés et la situation se cris­tallise en un acte de parole, dans le monde, et produit ainsi une signification. Avec celle-ci est donnée une possibilité de revenir réflexivement, non sur la première articulation, entre signifiant et signifié, ou du moins pas immédiatement. Ce retour réflexif advient de façon médiate, lorsque s'établissent des écarts et des divergences entre significations. Le système alors se réaménage et s'inscrit ainsi dans l'histoire. Dans les deux cas, si l'on peut appe­ler la pensée cette « articulation », dès qu'elle articule elle se fait langue en tant qu'elle revient sur son devenir-langue.

Autant que Heidegger, Saussure refuse le concept générique de langage, mais ce refus prend une tournure autre, même si tous deux perdent la langue. En recherchant l 'a priori de la langue, Heidegger perd la langue et ne trouve qu'une fiction de discours comme un sens toujours déjà là. Chez Saussure, la langue s'obtient en sous­trayant du langage, refusé comme tel, les faits de parole. La langue ne se donne pas à voir, mais résulte d'une analyse qui n'est finale­ment que celle de Saussure lui-même. Ce qui garantit la cohérence ou l'homogénéité de son analyse, c'est la synchronie tempérant l'arbitraire absolu en arbitraire relatif : pendant une période donnée et sur une aire géographique déterminée, l'usage linguistique repose sur une convention à l'intérieur d'une communauté. Cepen­dant cette langue saussurienne n'existe pas ; elle relève de la même fiction que le discours du Dasein authentique. L'analyse linguisti­que - analogue de ce point de vue à l'analyse phénoménologique - explique la condition de possibilité de la parole - de la « Spra­che » chez Heidegger - en construisant sa mise à l'épreuve systé­matique dans la langue - chez Heidegger, en constituant le discours authentique dans une con-science ou une « science intime ». Dans les deux cas, nous avons affaire à un invariant, même s'il est tem-

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poraire chez Saussure dans les limites de la synchronie ; chez Hei­degger, cet invariant est le discours authentique qui n'est autre que le sens comme structuration de l'ouverture du comprendre. Si l'on accepte ce qui précède, i l faut en conclure que la langue de Saus­sure et le discours de Heidegger n'ont aucun statut. Ils échappent à toute enquête, et cependant cette enquête elle-même fonde cette langue (Saussure) ou ce discours (Heidegger). Dans les deux cas, l'inexistence de la langue ou du discours découle de la dissociation entre langue et parole (Saussure) ou entre discours et langue (Hei­degger). La parole et le discours sont premiers chez Saussure. En posant la langue, dans un second temps « méthodologique », comme le lieu de systématicité où cet acte de parole acquiert son caractère social et perd son poids singulier opaque, la dissociation fondative s'évanouit. Ce n'est plus une dissociation de deux pôles à partir d'une unité à retrouver, mais la consécration d'un seul pôle qui se pose lui-même un vis-à-vis, d'autorité, à partir de lui-même. Dans le cas de Heidegger, la langue est posée comme le lieu où le discours, partageable et partagé, déchoit. Nous avons vu que cette déchéance ne s'évalue comme telle que du point de vue de l'analyse authentique qui, par ce geste, pose la déchéance, d'auto­rité. Le point de vue génétique régit la structure chez Saussure, dans la mesure où l'individu parle et s'inscrit par son acte de parole individuel dans une socialité de convention. Chez Heideg­ger, l'optique génétique passe par l'espace d'intercompréhension pour, en le niant, assurer la singularité de l'acte de parole.

2. H E I D E G G E R ET W . V O N H U M B O L D T

Deux mentions au moins de Humboldt apparaissent dans Etre et Temps, la première à la page 119 où il est fait référence aux rap­ports que certaines langues établissent entre « je » et « ici », « tu » et « là », « i l » et « là-bas », tels que les envisage « Über die Ver­wandtschaft der Ortsadverbien mit dem Pronomen in einigen Spra­chen » (1929). La seconde, à la page 166, critique de façon géné­rale « l'horizon philosophique » à l'intérieur duquel Humboldt envisage la langue, celui de la subjectivité. Dans ce contexte Hei­degger énonce le programme de renoncer à la « Sprachphiloso­phie » afin d'interroger la chose même en question. Sa propre interprétation, selon lui, devrait seulement montrer le lieu ontologi­que de ce problème de la langue à l'intérieur de la constitution d'être du Dasein (SZ, p. 166).

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Cette utilisation, comme en passant, de remarques de Humboldt, et sa critique fondamentale de son point de vue encore subjecti-viste, ne peuvent occulter une familiarité intime et une proximité troublante avec l'enjeu que représente l'effort de Humboldt. D 'a i l ­leurs, à la fin de Acheminement vers la parole, Heidegger rappel­lera qu'il ne faut pas perdre de vue « les coups d'oeil obscurément profonds » que Humboldt a jetés dans le déploiement de la langue. A cet endroit, Heidegger met en parallèle la métamorphose de notre rapport à la langue telle qu'i l propose de l'appréhender et l'idée que Humboldt eut d'une telle métamorphose ; Heidegger se réfère à l'œuvre sur le K a w i 4 1 . Il reprendra cette louange de Hum­boldt dans le Séminaire du Thor en 1969 4 ί ί .

Il ne nous semble pas possible de mesurer l'articulation entre discours et langue chez Heidegger sans se référer à ce que Hum­boldt vise par ce même couple. Les critiques de Heidegger indi­quent à suffisance qu'il ne peut s'agir d'une reprise ou d'une modi­fication. Ce qu'il dit du rapport entre Hölderlin et Hegel vaut émi­nemment pour le rapport qu'il entretient lui-même avec d'autres penseurs : « Avec ces grands esprits, c'est toujours un contresens de vouloir déterminer dans le détail qui a dit quoi le premier et influencé l'autre ; car seul ce qui est grand et d'esprit ouvert peut être influencé véritablement » 4 9 . Les deux entreprises de Heidegger et de Humboldt nous semblent parallèles du point de vue d'une recherche du fondement de la langue : penser son émergence à par­tir d'une puissance articulante, en récusant d'emblée comme secon­daires et superficiels le mot ou la langue constituée. Avant d'être langue de mots, la langue est puissance de parole, c'est-à-dire dis­cours. Nous ne perdrons cependant pas de vue le fait que Humboldt

4 7 Wilhelm von H U M B O L D T , « Über die Verschiedenheit des menschlichen Sprach­baues und ihren Einfluss auf die geistige Entwicklung des Menschenge­schlechts », dans Werke, Bd 3 Schriften zur Sprachphilosophie, Hrsg. A . Flitner und K . Gie l , Stuttgart, Cotta, 1979. Cette œuvre représente en fait l'introduction à l 'étude sur le Kawi , d 'où son nom courant Kawiwerk que nous utiliserons. Humboldt y a travaillé de 1830 à 1835. Il ne faut pas la confondre avec l 'œuvre antérieure « Über die Verschiedenheiten des menschlichen Sprachbaues », écrite entre 1827 et 1829, éditée dans ce même volume Schriften zur Sprachphiloso­phie. Nous nous y référerons sous le titre « Über die Verschiedenheiten ». Le pre­mier texte a été traduit, à l'exception de quelques chapitres, dans Introduction à l'œuvre sur le Kawi et autres essais, (L'ordre philosophique), par P. Caussat, Paris, Ed. du Seuil, 1974. Nous traduisons les citations.

4 H Dans Questions IV, Paris, Gallimard, p. 284 sq. 49 Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », Fretburger Vorlesung

Wintersemester 1934/35, Hrsg. S. Ziegler, G A Bd 39, Frankfurt a. M . , Kloster­mann, 1980, pp. 84-85.

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travaille dans le cadre d'une linguistique alors que Heidegger cher­che un fondement ontologique. L'avantage de cette mise en paral­lèle des deux efforts est de comprendre l'évolution de Heidegger à partir de Être et Temps vers une méditation de plus en plus impo­sante de la poésie. Pour Humboldt, en effet, langue et littérature sont indissociables et leur devenir résulte d'une influence récipro­que. Cette mise en parallèle, comme la confrontation avec Saus­sure, ne vise qu'à éclairer la difficile suture entre discours et lan­gue chez Heidegger. Nous nous permettons dès lors de considérer brièvement quelques thèses de Humboldt dans la totalité de son œuvre, sans tenir compte d'une évolution de sa pensée, dans ses ruptures et ses bifurcations.

Langue et discours

La phrase souvent citée que la langue n'est pas un ouvrage (Ergon) mais une activité (Energeia) peut bien valoir comme résumé d'une pensée, mais ne doit pas nous faire oublier que cette formule est un hapax, à notre connaissance, dans les écrits de Humboldt sur la langue ; elle apparaît dans Y Introduction à l'œuvre sur le Kawi. Par là Humboldt indique davantage ce qu'il cherche à montrer qu'il ne l'explique. La langue n'a pas l'extériorité du produit par rapport à un faire, elle n'est pas quelque chose que l'on possède comme résultant d'un acte créateur, mais une activité ayant en soi son but et l'atteignant à partir de soi. La fameuse notion d'« innere Sprach­form » n'apparaît elle-même que deux fois, également dans l'œuvre sur le Kawi. Elle non plus n'est pas exactement définie. La forme interne de la langue semble être la loi selon laquelle s'accomplit ce que Humboldt nomme « le travail de l'esprit se répétant éternel­lement », portant le son articulé à l'expression de la pensée 5 0 .

Par là sont récusées les conceptions voyant la langue comme un outil servant à la communication. Les langues n'ont pas pour fonc­tion de représenter la vérité déjà connue, mais bien plutôt de découvrir une vérité inconnue jusque là. C'est dire du même coup qu'elles ne se résorbent pas à une création émanant d'un peuple qui, connaissant et maîtrisant son monde, userait d'une langue pour le verbaliser. Les différences entre langues par conséquent ne trou­vent pas leur point d'ancrage dans les différences de sons ou de signes, mais dans les « perspectives sur le monde » (Weltansich-

50 Kawiwerk. Op. cit., p. 418.

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ten) 5 I . Les langues ne signifient pas différemment des objets qui resteraient les mêmes en soi. La différence « met en cause la manière dont le sens interne exploite les possibilités phonétiques et les porte à la forme, et même la manière dont il se comporte lui-même à l'égard de cette forme » C'est là cette affirmation radi­cale que « les langues sont l'organe de pensée et de sensibilité pro­pres aux nations » 5 3 : la « Weltansicht » permise et promue par la forme interne de la langue ne peut donc recouvrir une quelconque « Vision du monde » (Weltanschauung). La langue donne une pers­pective sur le monde, mais sans que cela ne devienne une vision du monde, articulée en contenus de significations.

Humboldt distingue deux principes constitutifs de la langue. Le premier est le sens interne immanent à la langue, qui n'est pas une force particulière, mais « l'ensemble des potentialités spirituelles ordonnées à l'instauration et à l'usage de la langue, c'est-à-dire une simple direction générale » 5 4 . Le second principe est le phoné-tisme, dépendant de la disposition des organes et impliquant l'héri­tage d'une tradition. Par le sens interne, contrôlant la langue, le phonétisme se convertit en son articulé. Ce sens interne ne recou­vre pas la forme interne. Le flou laissé par Humboldt autour de 1'« esprit » (Geist) et de cette forme interne ne laisse cependant aucun doute sur une double structure de la langue, qu'il indique parfois par la différence entre « la » langue et les langues. La lan­gue est une émanation de l'esprit, un don (Gabe) gracieux du des­tin alors que les langues sont intriquées intimement à une nation, étant même sous leur dépendance.

Il est reconnu à la littérature la capacité de promouvoir le dyna­misme de la langue. Cet influx témoigne par là même de la déchéance de toute langue : « Les métaphores qui paraissent avoir admirablement capté la juvénile ardeur des anciens temps, et qui en maintiennent la trace dans les langues, s'amortissent avec l'usage quotidien jusqu'à se dévaluer presque entièrement ». La combinaison de cette double action, littéraire et spirituelle (au sens de celle de l'esprit du peuple), fait du développement organique de

5 1 « Über das vergleichende Sprachstudium in Beziehung auf die verschiedenen Epochen der Sprachentwicklung », (1X20), dans Schriften zur Sprachphilosophie, Op. cit., p. 20.

5* Kawiwerk, Op. cit., p. 651. " « Über den Einfluss des verschiedenen Charakters der Sprachen auf Literatur und

Geis tesbi ldung», dans Schriften zur Sprachphilosophie. Op. cit., p. 26. 5J Kawiwerk, Op. cit., p. 651. ' Kawiwerk, Op. cit., p. 3X6.

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la langue un mouvement simultané « de flux et de reflux » 5 6 . Cette interaction est à ce point forte qu'aucune des deux ne peut revendi­quer une suprématie, « avec le désir d'échapper à la précarité de la conversation » Mais cela indique une prise en charge indivi­duelle de la langue une fois produite dans le peuple ; c'est ce que Humboldt nomme le destin de l'esprit et de la langue, qui confié tout d'abord à la totalité de la nation, est remis peu à peu avec la littérature entre des mains individuelles, celles des « Dichter » et « Lehrer » du peuple. « La » langue émanant de l'esprit se cristal­lise dans une nation comme langue signifiante et offre d'autre part la possibilité d'une plus ample signifiance. La première cristallisa­tion se dégrade dans la quotidienneté, la seconde s'ouvre sous l ' im­pulsion des poètes. Dans le cadre génétique envisagé par Hum­boldt, dès que la langue naît elle se cristallise et se voit intriquée au devenir : la déchéance et la reprise possible par la littérature.

Cette bi-polarité apparaît au niveau du mot dans l'opposition entre image (Abbild) et signe (Zeichen). « Il y a tension dynamique entre la mise en perspective individuelle de l'objet qui intervient dans la formation du mot et l'image rétroactive que le mot, aussi longtemps qu'il est vivant, projette sur l'objet » 5 8 . La langue est à la fois réplique ou image (Abbild) et signe (Zeichen), c'est-à-dire qu'elle n'est ni pur écho de l'impression produite par les objets ni pur produit de l'arbitraire des locuteurs ; mais ceux-ci ont la possi­bilité d'accentuer un aspect. Parce que la fonction sémiotique de la langue - en tant qu'ensemble de signes - repose sur une genèse, la langue n'est jamais purement sémiotique. A f i n d'accentuer cette tension, Humboldt parle d'un usage scientifique et d'un usage rhé­torique (wissenschaftlich-rednerisch) 5 9 . C'est à partir de cet usage rhétorique que les locuteurs et surtout les poètes peuvent enrichir la langue.

Le mot reçoit ainsi un poids particulier, puisqu'il est au croise­ment de sa cristallisation provenant d'une genèse et de son utilisa­tion par une nation. N i vecteur de contenus de signification déjà fixés ni porteur d'un concept, le mot « ne fait que créer les condi­tions favorables à la mise en œuvre du concept » 6 0 . Mais la « liai­son de la pensée et du mot » reste un secret 6 1. En lui se condense

56 Kawiwerk, Op. cit., p. 473. 57 Kawiwerk, Op. cit., p. 556. 5 8 «Übe r das vergleichende Sprachstudium», Op. cit., p. 21. ^ « Über das vergleichende Sprachstudium », Op. cit., p. 22. 60 Kawiwerk, Op. cit., p. 559. 61 Kawiwerk. Op. cit., p. 561.

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la frappe (Gepräge) de l'esprit en tant qu'il est la trace (Spur) de son activité 6 2 . Par ce statut de carrefour, que manifestait la dualité du mot comme image, rétroréférence vers la genèse, et signe, anté-référence vers la chose, il est le lieu où se condense la mécompré-hension. « Personne ne pense par un mot précisément ce que l'autre pense (...) Tout comprendre est dès lors toujours du même coup un ne-pas-comprendre ». Tout écrivain - pour Humboldt c'est incon­testable - possède sa propre langue

Cette mécompréhension cependant n'empêche pas la compré­hension. Il est tout aussi indéniable que nous nous comprenons, même en parlant des langues différentes. Humboldt insiste sur la divergence à la base de la compréhension, celle-ci étant un proces­sus ; il y a une relativité et une fragilité de cette compréhension. Si tous les hommes se comprennent, ce n'est pas en échangeant des signes indicatifs des mêmes objets, ni parce qu'ils s'entendent sur le même concept ; « c'est parce qu'ils s'invitent mutuellement à effleurer le même maillon de la chaîne de leurs représentations sen­sibles et de leurs reproductions conceptuelles internes, c'est-à-dire parce qu'ils frappent sur la même touche de leur instrument spiri­tuel, ce qui déclenche en chacun des interlocuteurs des concepts qui se correspondent sans être exactement les mêmes. C'est au prix de ces limites et de ces divergences qu'ils se mettent à converger ensemble vers le même mot » M . La vision du monde dont chaque langue est porteuse, parce qu'elle trace un cercle autour de la nation à laquelle elle appartient, implique une divergence originaire même entre individus parlant une même langue, a fortiori entre langues de nations différentes. On peut seulement sortir de ce cer­cle, dit Humboldt, en passant dans le cercle d'une autre langue. Cependant, là où on devrait gagner un nouveau point de vue dans la vision du monde, on rencontre le contrecoup de la divergence originaire, puisqu'on transpose dans la nouvelle langue toujours plus ou moins son propre monde, sa propre vision langagière. D'une part tout mot comme carrefour de la genèse et de l'usage porte en lui le germe de la mécompréhension. D'autre part toute langue, comme le seul point de vue qu'un locuteur peut avoir, porte en elle la limitation de la compréhension d'une autre langue. Nous verrons que la notion de « traductibilité » développée par

6 2 « Über den nationalcharakter der Sprachen (Bruchstück) », dans Schriften zur Sprachphilosophie. Op. cit.. p. 76.

M « Über die Verschiedenheiten », Op. cit., p. 228. M Kawiwerk, Op. cit., p. 359.

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A . Maclntyre est très proche de cette conception de W. von Hum­

boldt, à la différence que A . Maclntyre raisonne à partir de langues

parlées dans une tradition, faisant qu'une même langue comme

l'anglais peut très bien être « parlée » différemment dans deux tra­

ditions différentes. Pour W. von Humboldt, cela indique que la

divergence ne réside ni dans le mot comme tel ni même dans la

langue comme porteuse d'une vision du monde. Il n'y a pas de

« linguicisme », ni au sens où tout ne serait que mots sans rien qui

leur fasse contraste, pas plus qu'au sens où une langue enfermerait

les locuteurs dans la vision du monde propre à leur langue. La pre­

mière divergence corrige la seconde. A la limite nous devons tra­

duire notre propre langue. Un changement de point de vue est radi­

calement impossible, mais ce point de vue est mobile, flottant,

intriqué au devenir et apte à s'enrichir, notamment par l'apprentis­

sage d'autres langues.

La divergence permettant la compréhension s'enracine dans

« la » langue avant les langues. « La langue proprement est seule­

ment une, et c'est cette langue humaine une qui se manifeste diver­

sement dans les multiples langues de la planète » 6 5 . La diversité est

condition de l'unité, c'est­à­dire de la compréhension. « Précisé­

ment dans sa propriété de séparer les peuples, elle [la langue] ras­

semble, par la compréhension réciproque de discours de type étran­

ger, la diversité des individualités sans leur nuire » 6 6 . Ce qui per­

met à la diversité des langues de se déployer et, par contrecoup,

ce qui permet aux hommes de se comprendre, bien que parlant de

façon divergente, c'est « la » langue comme « prédisposition à la

langue », « par nature » : « tous les hommes doivent porter au fond

d'eux­mêmes la clef qui donne l'intelligence de toutes les langues

(...) Elles doivent toutes impliquer une forme fondamentalement

identique » 6 7 .

La recherche linguistique se meut ainsi dans un cercle. « Il n'y

a nul cercle vicieux à voir dans la construction linguistique l'œuvre

du dynamisme spirituel du peuple et, en même temps, à voir en elle

le moyen d'accéder à la connaissance de celui­ci » 6 8 . Ce cercle en

fait s'avère davantage être une circulation qu'une circularité ; il est

plutôt Γ intrication de deux cercles. Le premier est amorcé par la

double structure à l'intérieur de « la » langue, en tant qu'elle est

6 5 « Über die Verschiedenheiten », Op. cit., p. 144. 6 6 « Über die Verschiedenheiten », Op. cit., p. 150. 67 Kawiwerk, Op. cit., p. 651.

** C'est un passage biffé qui devait trouver place à la page 416 du Kawiwerk. Ce

passage est cité en note dans la traduction française (Op. cit., p. 181).

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émanation de l'esprit. Le second est ce même cercle mais relancé dans le devenir « des » langues, d'une part parce qu'elles manifes­tent, dans leurs différences, le même principe de puissance langa­gière qui garantit d'ailleurs qu'on puisse parler de «différences » entre langues. Ce second cercle est relancé d'autre part par la cris­tallisation de diverses langues dans une forme spécifique à une époque déterminée qui explique qu'elles peuvent naître et mourir. Ce second aspect du devenir, qui est historique alors que le premier comme produit par « la » langue est structurel, se fond avec la litté­rature à qui il revient « d'enrichir le contenu des mots » que la nation pourra recueillir et propager. En bref, le cercle de la recher­che linguistique est le croisement d'un côté de la capacité du des­cripteur lui-même de parler, capacité qui est la même que celle à l 'œuvre dans les langues décrites et qui garantit ou légitime la des­cription. D'un autre côté, les langues étudiées témoignent dans leurs différences de diverses exploitations par les nations de poten­tialités en principe semblables. Si le premier cercle garantit la com­préhension des langues, le second s'enroule sur le premier et impli­que une mécompréhension, puisque les langues témoignent de la nation et inversement. Seules les différences entre langues pointent indirectement vers une différenciation dans le devenir où le pas­sage de l'esprit dans la langue s'est inscrit sans laisser de trace.

La prédisposition à la langue comme une espèce d'instinct lan­gagier serait l'objet d'une « grammaire générale » vers laquelle Humboldt s'achemine en comparant les divergences des langues. « C'est pourquoi je tiendrais réellement pour trop hâtif de vouloir écrire déjà maintenant une véritable théorie de la construction du langage humain, un traité de la capacité langagière (Sprachkunde), même seulement une grammaire générale, qui devrait aussi exister au sens historique » M . Or la grammaire s'occupe de la combinai­son du discours. Nous effleurons ici ce terme de « discours » (Rede), rarement défini, apparemment clair, mais qui contient tou­tes les possibilités de réversion, c'est-à-dire d'entente dans la diver­gence, cristallisant de cette façon la double structure de la langue ou le double cercle de l'approche de la langue.

Le mot « Rede » semble désigner au premier abord une notion vague comme la parole au sens d'un acte produit par un individu. Il est question de « tägliche Rede » (parler quotidien) 7 0, de « miin-

'''' « Über die Verschiedenheiten », Op. cit., p. 180. 7 ( 1 « Über den Einfluss des verschiedenen Charakters der Sprachen auf Literatur und

Geistesbildung », Op. cit., p. 28.

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dliche Rede » (parler oral ) 7 I , de « gewöhnliche Reden » (parler habituel) 7 2 ou de « Rede » comme « produit matériel » 7 1 . On pour­rait ainsi croire qu'i l est secondaire par rapport à la langue comme l'actualisation d'une potentialité. Humboldt prévient ce malen­tendu. « Même si nous sommes habitués de passer des sons aux mots et de ceux-ci au discours (Rede), dans le cours de la nature le discours est premier et déterminant » 7 4 . C'est d'ailleurs unique­ment le discours qui est objet de considération, c'est-à-dire, précise Humboldt, le grammatical au sens où tout discours est un discours lié et agencé. Cette étude du discours entraîne bien entendu la for­mation des mots, le système des sons et la désignation des con­cepts.

Le discours est produit par le désir (Streben) de l'esprit, mais au moment même où il est produit, il individualise d'un coup le son, le mot et leur agencement. La langue elle-même réside dans ce discours agencé 7 \ Les expressions de « discours oral » ou de « discours social » n'indiquent dès lors aucune secondarité par rap­port à la langue, mais plutôt la connivence. « Manifestement si l'ensemble de l'effet ne doit pas être troublé, la pensée dans la lan­gue, le discours et l'écriture doivent être formés à l'unisson et être moulés comme à partir d'une même forme » 7 6 . Comme organe de formation de la pensée, la langue englobe la totalité du processus de passage de cette activité intellectuelle, qui est absolument intel­lectuelle et intérieure, dans la forme extérieure du discours, où cette activité par l'accent devient perceptible par les sens. Le pas­sage entre cette activité intellectuelle et le discours ne laisse aucune trace ; il est « spurlos » 7 7 . Si donc le discours est seulement composé de mots et de leurs rapports grammaticaux, ce n'est pas au sens d'une strate sociale qui concrétiserait par exemple une lan­gue. Le discours apparaît plutôt comme une cristallisation, comme un précipité de langue, en ceci qu'i l surgit d'un besoin (Bedürf­nis) 7 8 et que c'est ce besoin qui unifie toutes les diversités des lan­gues à leur principe.

7 1 « Über die Verschiedenheiten ». Op. cit., p. 338. 7 2 « Über das Entstehen der grammatischen Formen, und ihren Einfluss auf die

Ideenentwicklung », dans Schriften zur Sprachphilosophie, Op. cit.. p. 50. 7 ' « Über das Entstehen der grammatischen Formen », Op. cit., p. 34. 7 4 «Über die Verschiedenheiten », Op. cit., p. 180. 7 5 « Über die Verschiedenheiten », Op. cit., p. 186. 7 " « Über die Buchstabenschrift und ihren Zusammenhang mit dem Sprachbau ».

(1824), Op. cit., p. 85. 7 7 « Über die Verschiedenheiten », Op. cit., p. 191. 7 8 « Über den Nationalcharakter der Sprachen », Op. cit., p. 66.

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Le discours unifie ainsi les deux structures de la langue, la lan­gue en général comme faculté, besoin ou instinct, et les langues dans la possibilité de leur diversité, qui, elles, se manifestent seule­ment dans le discours. L'étude du caractère des langues est dès lors une étude fragmentaire et reconstructive. « De prime abord, pleine­ment et le plus purement, il [le caractère des langues] réside dans l'usage vivant du discours. Mais celui-ci meurt avec les locuteurs et les auditeurs et nous devons donc limiter le caractère des langues à ce qui en reste dans leurs œuvres mortes, et où celles-ci leur font défaut, dans leur construction et leurs composantes » 7 9 . La langue dans sa double structure apparaît ainsi comme une reconstruction. Il s'agit de retrouver dans la ou les langues le discours vivant qui s'y déployait et où se manifestait le devenir-mot du mot ou le devenir-langue de la langue. En ce sens le double niveau dans le mot, de rétroréférence vers la genèse et d'antéréférence vers la chose, s'inscrit lui-même dans le double aspect de la « Rede », puisque le discours est précisément le devenir-mot. Il en est non seulement la genèse mais aussi l'être-signe. Par rapport à la double structure de la langue il s'inscrit au croisement, sur le mode d'un cercle croisé à un autre cercle.

Nous retrouvons en fait ici le véritable cercle de la recherche linguistique que nous avons effleuré. Le discours fonctionne en quelque sorte comme un moment de fiction ou un moment mythi­que. Il permet de penser l'entrée en langue mais par rétorsion, à partir de la diversité des langues. Par ce mouvement de retour vers la condition de possibilité de la diversité, appelée « la » langue comme instinct langagier, le discours condense aussi la genèse qui en lui émerge sous forme de discours précisément. Il y a ainsi deux fictions rétrospectives pour penser ce moment mythique du dis­cours comme devenir-langue. Nous nous situons dans la diversité, comme toute recherche. Cette diversité concerne non pas les lan­gues, mais le discours au fondement de ces langues, c'est-à-dire le grammatical, là où réside une langue, avec aussi, par conséquent, le système des sons et le système de désignation. Pour ainsi compa­rer, parlant nous-mêmes, nous supposons un moment à l'origine de cette diversité. Ce n'est pas une langue unique, - ce serait rester dans la dimension de la diversité et la résorber sous un même nom sans en penser le principe -, mais l'entrée en langue, l'acte produc­teur d'un discours qui se concrétise d'emblée en sons articulés, en mots, en liaisons grammaticales. Ce moment de la « Rede » corres-

'* « Über den Nationalcharakter der Sprachen », Op. cit., p. 70.

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pond à ce moment de « la » langue, c'est-à-dire pensée en fonction de sa genèse et qui porte en elle la frappe de l'esprit d'un peuple, mais qui ne conserve pas la trace du passage de l'esprit au discours lui-même. Ces deux fictions s'effectuent à leur tour dans un dis­cours, actuel, assuré de se relier à ces fictions d'autres moments discursifs du fait que l'instinct langagier ou que le premier discours est commun à tous.

Heidegger et Humboldt

En dépit d'un cadre de recherche radicalement autre, il apparaît incontestablement que les visées de Humboldt et de Heidegger se rejoignent dans une recherche de la fondation. Tous deux tentent de penser la langue dans son émergence et de la considérer par rapport à cette émergence. A cet égard, tous deux renversent la perspective d'une philosophie du langage qui prend la langue comme objet au profit d'une philosophie « langagière » ou une philosophie à partir de la langue, selon la formulation de Heideg­ger dans Acheminement vers la parole. Cependant cette formule ne convient pas exactement aux efforts de Humboldt puisque la perspective d'une histoire de la langue comme histoire de l'être ne trouve absolument pas place chez lui. Paradoxalement, Être et Temps, où l'horizon des recherches de Humboldt se voit récusé, semble plus proche des recherches d'une « grammaire générale » que Acheminement vers la parole où Humboldt est invoqué comme prédécesseur de la tâche entreprise. Cela indique à souhait qu'aucune comparaison entre les deux approches ne peut s'arroger le droit de pointer des reprises ou des influences. Ce qui nous semble important est de montrer le parallélisme entre quelques notions, dans leurs différences, afin de rendre compréhensible l'évolution de l'approche de la langue chez Heidegger, se déve­loppant à notre avis de plus en plus sur le terrain préparé par Humboldt. De même que nous avons limité brièvement la présen­tation des thèses de Humboldt au couple discours-langue, nous restreindrons la mise en parallèle des deux penseurs à ce qui tou­che au plus près ce couple de concepts.

Le discours comme fondement ontologique de la langue, dans l'ontologie fondamentale, relevait d'un double plan réversible : à la fois à la base de la prononciation de la langue comme extériorité mondaine et raccordant ainsi la langue à ce qui lui a donné voix, dans la temporalisation du Dasein. Le discours chez Humboldt

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comme puissance 8 0 reçoit également cette caractéristique de cristal­liser ce point de croisement ou de carrefour où la langue en général se fait discours et où le discours permet la diversité des langues. Au discours articulant l'être-dans-le-monde, unifiant pour le Dasein sa compréhension et celle des autres et garantissant ainsi qu'ils s'occu­pent du même monde, correspond le discours chez Humboldt comme cela qui, chez tous les peuples, est le même en sa genèse, en tant que besoin ou instinct. Autant pour Heidegger que pour Humboldt, le discours est non seulement le fondement de la langue, mais sa production 8 1, motivé par l'œuvre de l'esprit ou résultant d'un comprendre jeté dans le monde. De même que le discours est co-originaire au comprendre (Verstehen) et à la situation (Befin­dlichkeit), étant ainsi à la base de toute explicitation, de même chez Humboldt « le comprendre et le parler sont seulement des effets dif­férents de la même puissance langagière (Sprachkraft) » qui se nomme discours.

Pour Humboldt et Heidegger la strate où se joue le double mouve­ment de réversion entre langue et discours reçoit le même nom, la « signifiance (Bedeutsamkeit) ». « Car l'intention et la capacité de signifiance (Bedeutsamkeit), et non pas de signifiance en général, mais de signifiance déterminée par représentation de contenu de pensée, constituent seulement le son articulé, et l'on ne peut rien alléguer d'autre pour désigner sa différence d'une part du cri animal, d'autre part du son musical » 8 2 . Cette signifiance représente le prin­cipe spirituel ordonnançant l'expressivité d'origine instinctive. Chez Heidegger cette signifiance porteuse de signification produit le son qui échoit au mot dans sa constitution mondaine. Pour tous deux, la langue n'est pas nécessairement et pas seulement une langue faisant sonner ses mots. Pour Humboldt elle agit également silencieuse­ment ; le parler est d'ailleurs une condition nécessaire de la pensée de l'individu même dans une solitude totale 8 1 . Selon Heidegger le silence est le mode fondamental du parler ; encore une fois ce silence est signifiant en tant qu'il se raccorde à une faculté commune à tous les hommes, à une grammaire générale de la compréhension du monde, devant livrer elle-même une grammaire de l'être.

Au discours comme grammaire du monde dont s'enquiert Être et Temps, parce que ce qui fait défaut dans son entreprise c'est précisé-

8 0 « Über die Verschiedenheiten », Op. cit., p. 389. 8 1 « Über die Verschiedenheiten », Op. cit., p. 390. 82 Kawiwerk, Op. cit., p. 429. " Kawiwerk. Op. cit., p. 429.

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ment la grammaire, contaminée par une conception de la langue comme étant simplement là-présente (Vorhandenheit), répond la grammaire générale à laquelle les écrits de Humboldt contribuent et qui articule le moment discursif au fondement de toute langue à « la » puissance dont il émane. Pour tous deux, cette grammaire implique une prépondérance du mot, en tant qu'i l est la résultante de plusieurs forces et qu'i l condense de ce fait toute grammaticalité. Pour Humboldt, le discours comme carrefour de la double structure de la langue implique que le mot soit lui-même double, selon les deux principes de l'emploi et du phonétisme dont le second lui vient dès qu'i l est articulé dans un discours. Identique chez tous les hom­mes, le premier principe sacrifie à la diversité de par le second, mais le corrige en garantissant la possibilité d'un comprendre par-delà la mécompréhension. Chez Heidegger le discours au fondement de la langue fait du mot un surgeon phonétique d'un devenir de la signifi­cation et fait que nous parlons sans plus savoir ce que nous disons en parlant, mais laisse la possibilté de revenir à un parler moins sonore, moins bruyant, dans le faire-silence. La double structure chez Humboldt permet que chaque langue, manifestant la structura­tion langagière spécifique d'un peuple, témoigne de la perspective qu'i l a sur le monde, c'est-à-dire aussi de l'empreinte laissée par le travail de l'esprit. Pour Heidegger, la duplicité de la langue, à la fois grammaire du monde et extériorisation figée de l'explicitation publi­que et déchéante du monde, fait de la langue le témoin de la chute et de la déchéance du Dasein en même temps que l'indice et le signe du mode que prendra l'articulation authentique : un arrachement à une grammaticalité inauthentique pour une autre grammaire annu­lant toute fixation ou figement mondain.

Humboldt insiste sur le caractère réciproque et inséparable de la langue et de la littérature, permettant à un certain moment, après son apparition, que la littérature se greffe sur l'aspect « rhétorique » (rednerisch) et relance le dynamisme de la langue en enrichissant ses possibilités articulatoires. Dans le cas de Heidegger une transition s'est opérée entre une ontologie fondamentale, où aucune place ne peut s'aménager pour la poésie, et un dire pensant en dialogue avec le poète, comme dans le premier cours sur Hölderlin de 1934 8 4 . Dans les deux cas se manifeste la réversibilité : la langue est littéra-

8 4 Nous avons consacré une étude à la place de la poésie dans Être et Temps et dans le premier cours sur Hölderlin. « Heidegger et la poésie. De Sein und Zeit au pre­mier cours sur Hölderlin », dans Revue Philosophique de Louvain, T. 90, n" 85, 1992, pp. 5-31.

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La discursivité de l'Etre dans Etre et Temps

ture et inversement, parce que ce moment où elles entrent en interac­tion est le moment mythique du discours. Chez Humboldt il est ques­tion d'un passage de l'esprit dans une langue qui ne laisse pas de trace (spurlos), c'est-à-dire d'une intimité insécable entre langue et littérature. Chez Heidegger cette réversibilité s'énoncera dans la for­mule ambivalente de la poésie comme langue originaire (Ursprache) et de la langue comme poésie originaire (Urdichtung).

Cette recherche commune du « muthos » comme ce moment de fiction, irrepérable, articulant la révolution du devenir-langue sur des pattes de colombes, a pour corollaire une logique de la déchéance dans laquelle nous nous trouvons et qui recouvre toute authenticité. Pour Humboldt comme pour Heidegger, cette déchéance a pour lieu et pour cause la quotidienneté, c'est-à-dire la communication. Alors que Humboldt croit pouvoir approcher du discours mythique en comparant la construction des langues, Heidegger s'engage momen­tanément, dans Être et Temps, dans un déni pur et simple de toute langue articulée, avant de consentir, comme par dépit, à une atten­tion à la teneur cachée de l'ancienne langue. A ce moment l'historia­lité du Dasein se sera inscrite dans l'historialité de la langue, elle-même langue du destin de l'être.

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CHAPITRE II

Une pensée de notre tradition occidentale

A. L'être comme discursivité

La tension que nous avons circonscrite dans Être et Temps, à l'inté­rieur de la signifiance, entre ce qui prête voix à ce qui en devient seulement le porte-parole, entre le discours comme articulation et les mots comme purs accidents mondains, ne pouvait manquer d'affecter le mode de la question de l'être. Le sens de l'être dans Être et Temps se donnait encore comme ce qu'on pourrait appeler une transitivité, à travers une analytique du Dasein, lui-même de nature compréhensive (verstehendes) et signifiante (bedeutendes). Le sol sur lequel se posait une telle question était la signifiance du monde, l'ouverture du Dasein au monde, avec cette particularité que les signifïances pouvaient varier, pouvaient même disparaître, comme dans l'angoisse où le monde révélait son in-signifiance (Unbedeutsamkeit). Mais cela n'affectait en rien le sens, qui était, lui, constitué du mouvement de va-et-vient entre Dasein et monde, entre la constitution de significations du monde et ce qui est déjà signifiant dans le monde ; le sens dépendait ultimement de la signi­fiance produite par le Dasein. À ce titre il fonctionnait en tant qu'existential, comme l'articulable dans le discours, comme ce dans quoi se tient la compréhensibilité de quelque chose. Cela impliquait du même coup une fermeture du sens, qui ne pouvait que se déployer dans une continuelle réversion de significations ne trouvant que secondairement et accessoirement leurs mots pour se dire.

A partir des cours De la liberté humaine. Introduction à la philosophie (Bd. 31) et Aristote Métaphysique IX 1-3. De l'es­sence et de la réalité de la force (Bd. 33), le questionnement de

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Heidegger s'engage dans ce que nous appelons la « discursivité ». Ces cours reprennent des expressions semblables à celles qu'on pouvait trouver dans Être et Temps, comme « Seinsverständnis », compréhension de l'être (Bd. 31, p. 42), ou «vorbegriffliches Seinsverständnis» (Bd 31, p. 44). Mais ces notions ne recouvrent plus le même enjeu : « Ainsi devons-nous interroger « ceci », ce que « être » signifie (bedeutet) » (Bd 31, p. 49). La question du sens de l'être glisse vers celle de sa signification. Bien entendu, ce n'est pas un bouleversement dans le mode de la question. On rencontrait déjà dans Être et Temps ce passage de l'être au sens de l'être et à la compréhension de l'être. Ce qui est neuf ici , c'est l'ancrage marqué de la question dans la langue qui parle à travers la question, qui, mieux, parle la question. « Cette connexion entre être et compréhension de l'être est-elle à ce point élémentaire que ce qui vaut de l'être vaille également de la compréhension de l'être, que l'être lui-même soit identique à sa déclosion ? » (Bd 31, p. 124). Cette identité dans Être et Temps était un préalable, dont la temporalité donnait proprement accès à l'être. Ici l'iden­tité se radicalise ; elle s'enracine dans la langue de la question de l'être : « La « langue grecque » est « philosophique », non pas qu'elle soit mêlée de terminologie philosophique, mais en tant que langue elle est philosophante. Cela vaut de toute langue véri­table, évidemment selon des degrés variables » (Bd 31, p. 50). Ce « degré philosophique » se mesure à « la profondeur et à la vio­lence de l'existence du peuple et de la race qui parle cette langue et existe en e l l e» (Bd 31 p. 51).

La question de l'être devient une question de la question : il s'agit « d'interroger réellement la question directrice (« ti to on ») » (Bd 31, p. 111). La question de l'histoire de la question, en somme. Il faut donc interroger des mots. « En quel « mot fondamental » l'Antiquité s'exprime-t-elle à propos de l'être (...) ? Nous interro­geons le mot antique pour l'être » (Bd 33 p. 45). C'est dire que la langue n'a plus ce statut dérivé qu'elle avait dans Être et Temps comme surgeon poussant sur des significations ouvertes par le Dasein. « Nous avons pris la langue en totalité comme la manifes­tation (Offenbarung) originaire de l'étant, à l'intérieur de laquelle l'homme existe, l'homme dont la distinction essentielle est d'exis­ter dans la langue, dans cette manifestation » (Bd 31 p. 54). La question de l'être ne peut qu'être littérale : que veut dire « être », et dès lors de quoi le dire est-il gravide pour pouvoir porter l'être ?

Dans le commentaire d'Aristote (Bd 33), Heidegger traduit « logos » par « Kundschaft », annonce ou notification. Dans un

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article ', nous avons déplié les composantes sémantiques de cette « Kundschaft ». Il est apparu qu'on pouvait en dénombrer quatre et que chacune semblait répondre à la traduction et à l'explication que Heidegger donne dans ce même cours des quatre modes de dire l'étant tels qu'Aristote les énonce. Étant donné que la relation de Heidegger à Aristote est privilégiée, à plusieurs égards, la traduc­tion heideggérienne nous a semblé guidée par une stratégie. Celle-ci consistait en une reprise de la philosophie aristotélicienne, ce qui impliquait un travail au niveau du texte même de notre tradition occidentale. Autrement dit Heidegger se voit impliquer dans un procès de traduction, à la fois au sens où il relit Aristote dans son effort de mettre à jour ce qui fut manqué dans les traductions de « logos » par raison, jugement ou langage, et surtout au sens où l'effort philosophique lui-même apparaît comme un travail de transposition, de tra-duction au niveau de sa propre langue. Ce que révèle l'usage du mot « Kundschaft », c'est que Heidegger est con­traint de le re-traduire aussi en allemand, en décomposant des traits sémantiques. Il nous a ainsi semblé que l'enjeu de cette traduction touchait au plus près ce que Heidegger représente au niveau de notre « modernité ». Pour le dire brièvement : l'héritage d'un cer­tain romantisme qui fit basculer le rapport mimétique que l'activité intellectuelle entretenait, disons, avec le monde. Dès le moment où cette activité, philosophique mais aussi littéraire, ne visait plus à retrouver dans le monde l'opacité qui gênait le rapport représenta­tif, mais où elle clamait et réclamait une capacité de production, l'opacité qui avait depuis toujours fondé le rapport herméneutique, passait du plan herméneutique (ce qui, dans le monde, est à inter­préter) au plan « s é m i o t i q u e » : l'opacité se situe dans l'activité même de produire et d'interpréter. De ce changement - présenté ainsi de manière caricaturale - nous connaissons les effets et les guises : inflation des recherches concernant le langage, invasion des termes de « texte », « narrativité », « écriture », « déconstruc­tion », etc. De tout cela, à la fois d'une rupture dans le rapport à la tradition et d'un tournant dans cette tradition même, Heidegger témoigne.

Dans ce commentaire d'Aristote offert par le cours de 1931 (Bd 33), notamment dans l'effort de traduire à nouveau « logos » par « Kundschaft », ce qu'il s'agit d'interpréter dans le chef de Heideg-

' Pol Vandevelde, « Aristote et Heidegger à propos du « logos ». L'enjeu et la dis­cursivité d'une traduction », dans Revue de Philosophie Ancienne, IX, n° 2, 1991, pp. 169-198.

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ger, c'est moins Aristote et son texte que le rapport que la tradition a eu à Aristote. Ce qu'on appelle le texte aristotélicien pourrait bien être, pour Heidegger, le texte que notre tradition a écrit et qui s'est présenté comme l'intégration de la pensée d'Aristote.

Ce processus heideggérien de traduction, dans toutes ses ramifi­cations avec Aristote, avec la tradition, avec les langues grecque et allemande, est l'indice d'une dimension de « discursivité » qui, dans ce commentaire, prendra la forme d'un enchaînement de tra­ductions et implique une autre dimension, parallèle, que Heidegger également radicalise : la narration. Notre rapport, disons au monde pour faire vite, ne peut être que médiatisé par la tradition et cette tradition est avant tout une inscription, inscription dans la discursi­vité précisément. On peut qualifier cette dimension de « pré-langa­gière », mais seulement selon une conception traditionnelle du lan­gage comme système d'expression servant à la communication. En fait et bien plutôt cette dimension de discursivité invite à repenser cette conception du langage. La langue apparaît comme ce proces­sus ou ce procès de traduction, faisant que prendre la parole impli­que la traduction de sa propre langue, c'est-à-dire l'articulation de notre situation dans un monde déjà là, structuré par des siècles de pensées, de croyances et d'habitudes. Cette articulation doit s'ef­fectuer aussi au moyen d'un langage hérité, de mots appris, de con­cepts partagés. Le fait que parler, c'est traduire impliquerait ainsi un déploiement de mots ne faisant sens que par différence et rap­port à d'autres mots. Cela impliquerait en outre le renoncement à un quelconque privilège cognitif, par quoi, intuitivement, j'aurais un accès immédiat à ce que je pense. Si mon intention nécessaire­ment passe par la dimension partagée de mots, de concepts, bref, de tradition, je ne peux préciser mon intention, même à moi-même, qu'en dépliant des mots. Je ne peux même me communiquer à moi-même ce que je pense précisément que par ce détour par la langue. Les problèmes sont immenses et nombreux, notamment du statut de cette strate de « communauté » et de langue que nous appelons « discursivité », de même que le statut de la tradition - simple médiation obligée ou carcan - , et surtout le statut du sujet : le pas­sage par le commun revient-il à une dissémination ou est-ce en racontant ce qui devient alors ma vie que je puis être sujet ?

Les motivations historiques de ma parole ne sont pas équivalen­tes à une explication causale de ce que je dis, et ne peuvent donc prétendre rabattre la prétention de ma parole. D'autre part cette prétention de mon dire ne peut pas pour autant s'avancer au dehors et se présenter comme un point de vue externe à la tradition, ou

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simplement à mon époque. Cela implique que je suis engagé dans un procès infini pour restreindre les malentendus et faire apparaître les écarts existant entre ce que ma tradition me permet de dire et ce que « critiquement » je veux faire apparaître comme ce qui ne rentre pas dans le cadre de cette tradition, comme ce qui est étran­ger. Bref, si telle est ma situation d'être inscrit dans une tradition comme mon seul point de vue possible, mais sans que cette inscrip­tion soit une détermination ou un carcan, alors il faut reconnaître que des moments de production apparaissent dans l'histoire de cette tradition ou de cette discursivité ; ces moments sont ceux où cette discursivité se reconfigure, trouve d'autres modes d'« expres­sion », d'autres images, engendrant ainsi une autre façon de parler sa langue et d'articuler son monde. Heidegger nomme ces moments « Dichtung », en référence à la « poièsis » grecque, à la production.

Dans le commentaire d'Aristote, en 1931, nous pouvons l i re : « Si l'étant est interpellé en modes multiples, alors corrélativement l'être est exprimé de manière multiple » (p. 34). Puisque l'être ne se donne que dans la compréhension de l'être, et que cette com­préhension n'advient que dans le mode d'interpellation des étants, l'être n'est que ce qui peut se dire. Il ne se déploie que dans le « legein » qui interpelle l'étant. Cela entraîne dès lors que l'être, de quelque façon, soit un phénomène, qu'il puisse apparaître sous quelque guise, même si c'est comme retrait. Nous avons vu que dans Être et Temps Heidgeger était plus que réticent à reconnaître à l'être le statut de phénomène. Ici, cet acquiescement du bout des lèvres légitime la prétention constante de Heidegger de rester phé-noménologue. Une seconde conséquence est que ce phénomène n'apparaît que dans une interprétation, à un double niveau : l'être apparaît dans la compréhension, c'est-à-dire l'interprétation de l'être, et, deuxièmement, cette interprétation de l'être elle-même n'apparaît que dans l'interpellation, c'est-à-dire aussi dans une forme d'interprétation des étants. Mais ces deux aspects - phéno­ménologique : l'être comme phénomène, et herméneutique : l'être dans l'interpellation de l'être ne sont ni simplement disjoints ni simplement solidaires. Il n'y a pas de disjonction, sans quoi on ne voit pas comment on pourrait passer de la compréhension de l'étant à celle de l'être et inversement (le saut que Heidegger envi­sage ne concerne pas ce rapport). Il n'y a pas de solidarité simple non plus, sans quoi la différence ontologique ne serait pas préser­vée et ne serait pas vraiment une différence. En fait ce moment, en 1931, est intéressant à plus d'un titre, montrant comment Hei­degger introduit l'histoire par la bande. En effet, l'histoire de l'être

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est ce qui permettra de donner du jeu à l'être comme phénomène

et à l'étant en tant qu'interprété dans la compréhension de l'être.

L'histoire comme scansion de principes interprétatifs permettra à

l'être d'être ce qui apparaît à chaque rupture dans cette histoire,

sous forme du retrait dans une configuration d'étants. Ce mouve­

ment s'amorce lentement, dès 1934 et surtout en 1935­36, pour

connaître un premier flamboiement dans les Contributions à la phi­

losophie de 1936.

Ce que vise en fait cette recherche effrénée d'une traduction du

« logos » aristotélicien, c'est de gagner une unité de la « monstra­

tion » de l'être. Et cette recherche doit finalement avouer son

échec. Ce que cet échec fait perdre d'une point de vue phénoméno­

logique et herméneutique (le fait que l'être n'apparaît pas en recon­

quérant ses modes d'apparition), semble par ailleurs faire gagner

une adhésion à ce que nous appelons une narrativité généralisée. Si

le phénomène de l'être n'apparaît pas dans une reconquête, peut­

être se raconte­t­il et se dit­il dans l'histoire qu'on raconte sur

l'être, au double sens non ambigu d'un récit qui retrace, non pas

l'historique ou l'évolution de l'être lui­même, mais, disons, les

interprétations de l'être dans une tradition, la nôtre, l'Occidentale.

Dans cet examen du mot « logos » et dans cette entreprise heideg­

gérienne de traduction, i l y a Γ intrication de trois sens ou de trois

niveaux d'histoire : histoire au sens de récit, au sens d'historiogra­

phie et au sens du développement même qui devient objet d'histo­

riographie et qu'on peut appeler une tradition. L'histoire de l'être,

et c'est capital, recouvre les trois sens, sans que Heidegger explici­

tement les distingue, sans non plus qu'i l les confonde, mais sans

qu'i l les reconnaisse, ce qui fait qu'il y a aussi différentes « histoi­

res heideggériennes de l'être ». La narrativité généralisée dont nous

parlons, si elle concerne les trois, met surtout l'accent sur le carac­

tère inéluctable et incontournable du rapport discursif à « cela » qui

est à raconter ou qui motive cela qu'on va raconter. Cela n'a

aucune implication sur la nature réelle de ce qui est racontable,

sinon le fait que cela doit être en puissance d'être raconté. Cette

narrativité ne se substitue donc pas au réel, mais 1'« accompagne »,

d'une façon particulière. A u lieu d'envisager deux pôles, narrativité

et réalité, dont on s'enquiert du rapport, i l faudrait plutôt considérer

que ne se donne comme réel que cela qui s'articule dans une narra­

tivité. La narrativité constitue l'accès que nous avons à ce réel, par

quoi il peut être vu comme réel, qualifié et interpellé comme tel.

C'est dire que le caractère véritatif de ce réel ne sera pas non plus

étranger à cette narrativité, sans qu'on puisse les scinder et parler

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du réel « vrai » - mais par quel biais autre que narratif pouvoir ainsi le qualifier ? - ou parler d'une proposition vraie - comment la qualifier ainsi en faisant abstraction de son statut qui est d'être-en-relation-au-réel ? 11 y a ainsi quatre aspects de la narrativité : 1) le réel en puissance d'être raconté, 2) la narrativité « accompa­gnant » ce réel, 3) et constituant l'accès que nous avons à lui par quoi il peut être « interpellé » ; 4) la narrativité permettant que la vérité puisse concerner ce réel. Ces quatre aspects brièvement dis­tingués sont les quatre modes de dire l'étant selon Aristote que Heidegger médite et tente d'unifier. Nous ne pouvons le montrer ici et nous renvoyons à notre étude précédemment mentionnée pour une étude détaillée.

Retenons le point majeur. L'unification heideggérienne concer­nant l'être fait défaut. Il y a quelque part une dissémination qu'on ne parvient pas à éliminer ou à résorber. Notre inclination est que cette unification est la dispersion elle-même, c'est-à-dire que l'uni­fication n'est pas tant l'effort de trouver un concept, une notion, un mot qui pourrait subsumer et contrôler la multiplicité, que ce soit l'être comme le nom enfin trouvé ou que ce soit l'histoire comme destin, ramassant en quelques scansions précises notre situation d'homme occidental. Cette tendance heideggérienne de figer à cha­que fois la dispersion qu'il a débuchée l'enferme dans son propre mythe : une histoire que Heidegger raconte. Pour nous l'unification ne pourrait s'entendre que comme le procès actif de nouer, d'intri-quer, de raconter, de narrer, mais avec cette nuance capitale que cette narrativité ne vise ni à une unification souhaitée ni ne se com­plaît à la métastase de la différence ou de l'écriture. Autrement dit, au lieu de maintenir une polarisation tenant en vis-à-vis aussi bien l'étant et la parole que l'être et la parole, l'unification n'implique-t-elle pas l'abandon du point de vue même à partir duquel cette pola­risation est établie, c'est-à-dire aussi bien l'abandon du point de vue phénoménologique encore confiant en un privilège cognitif d'avoir un accès non médiatisé et non narratif à l'être ou à l'étant, que l'abandon d'un point de vue herméneutique cherchant naïve­ment à interpréter ce qui se situe « dehors », au-delà de sa propre chair sémiotique, linguistique ou, plus volontiers, discursive ? Ce que pointe l'entreprise heideggérienne de traduction, et sans que Heidegger puisse vraiment y acquiescer, c'est un travail au niveau du langage philosophique lui-même. Le travail de faire passer le « logos » dans un autre champ sémantique en interprétant ce « logos » tel qu'Aristote le définit, rassemble à un niveau horizon­tal une multiplicité de faisceaux et brise les distinctions bi-polaires

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entre ce qui est traduit et ce qui est traduction au sens actif. Et cela d'une façon non paradoxale au sens où i l se contenterait d'opposer les deux : la traduction est telle seulement en tant qu'elle se réfère à quelque chose à traduire, à un original, et l'original est seulement tel dès le moment et en tant qu'il est traduit. La voie propre de Heidegger est de réaffirmer l'ancrage de son point de vue dans la tradition à partir de laquelle, par sa traduction, des écarts apparais­sent entre une façon actuelle de voir le « logos » comme raison, discours, rapport, langue, et ce pour quoi manifestement ces termes ne conviennent pas chez Aristote, alors que nos termes dérivent du vocabulaire grec. Pas de privilège cognitif, disions-nous, parce que, nécessairement, nous devons passer par un travail dans le texte de notre tradition, par une langue, par la discursivité, pour nous ouvrir à « autre chose ». Il n'y a pas d'herméneutique simple non plus, puisque, ce qui est interprété, ce n'est pas, dans le cas du commen­taire heideggérien, Aristote ou son œuvre, mais bien plutôt notre conception de la raison, du discours, de la langue. Cette interpréta­tion a lieu comme une confrontation entre notre façon habituelle de penser ces termes et un texte aristotélicien où leur application révèle des failles, des pertes, une dissémination.

B. Une p e n s é e de l'histoire comme histoire de la pensée

Dans les années 1935-1936, le questionnement heideggérien de la langue s'engage résolument dans l'histoire et dans ce qui apparaît comme un mythe de l'origine. Si nous ne pouvons penser qu'à par­tir de notre tradition, une histoire de cette tradition s'impose qui nous fasse comprendre d'où nous provenons, de quelle manière et à quelle période se sont forgés les concepts qui nous permettent de penser. Cette histoire de l'origine nous permettra surtout de voir et de comprendre comment nous en sommes arrivés à ce que nous sommes actuellement et pourquoi nous devions, en quelque sorte, faire ce type de chemin étant donné le point d'origine. L'enjeu de cette vaste enquête n'est rien de moins que de nous permettre de trouver, maintenant, à la fin de l'histoire de la métaphysique, une voie originale pour « nous en sortir ». Cette situation actuelle n'étant qu'en droite continuation avec son point d'émergence, chez les Grecs, une méditation de ce qui, chez les Grecs et avec eux, fut manqué pourra peut-être indiquer ce qui, à ce moment, s'est dérobé, et ainsi livrer une voie originale pour un penser « autre ».

Ce mythe fonctionnera comme une fiction, mais la force de Hei-

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degger sera d'infléchir à ce point le mouvement de pensée que tout à la fois le mythe et l'origine seront arrachés à leur espace habituel de signification et, par là, posés comme armes servant à décons­truire la question du mythe et celle de l'origine. Le mythe est « muthos », parole ouvrante, pouvoir du « logos », et l'origine est surgissement, cela qui permet une origine comme point d'envoi. Les deux ajointés ensemble forment le mythe de l'origine disant la parole intitale comme celle qui ouvre, fonde et instaure tout dire. Sur son autre face, ce mythe dit aussi, de par l'écart d'avec le par­ler habituel, l'origine du mythe entendu au sens habituel, c'est-à-dire maintenant re-lu dans une double lecture : le surgissement en un monde de ce qui s'instaure comme parole. Par là aussi l'histoire se relit et se rassemble. Elle est ce que l'origine instaure et ce dans quoi l'origine résonne, comme une expansion qui se ménage l'es­pacement et la temporalité où elle se meut. Cette intrication entre parole et origine, en bref, écrit l'histoire dans sa narrativité comme une histoire qui se raconte, comme « muthos », en même temps qu'elle fonde une certaine parole de l'histoire ou un certain « logos » qui se présente comme « mythologie ».

Ce mouvement se resserrera ultérieurement pour renouer le f i l . Puisqu'il s'agit d'une histoire qui sera histoire de l'être, la mytho­logie ne pourra s'expliquer par ce qui s'entend couramment sous ce terme : la naissance de la philosophie à partir du mythe dans le penser grec. Une double lecture se systématisera : la mythologie n'est pas la doctrine des dieux, mais cela qui permet de penser ce que « les dieux » signifient. Le « muthos » dit le surgissement de la pensée et en même temps la dérive à partir du « logos » jusqu'à la logique constitutive d'une histoire de la pensée, en quoi se perd l'essence du divin. Il suffira de reconnaître que la langue est langue de l'histoire pour que la boucle soit bouclée. Cette histoire est notre histoire, celle de la métaphysique occidentale maintenant arri­vée à sa fin. Penser l'histoire, ce ne peut être alors que penser ce qui en son commencement n'advint pas. Cette pensée du non-adve-nir ne le pense pas en lui-même, mais en vue de préparer 1'« autre commencement». Ce sera ce qui s'esquissera après 1936 sous le nom de pensée de l'histoire de l'être et qui trouvera son expression achevée dans les Contributions à la philosophie.

Ce moment en 1935-36 n'est pas simple. Il est fait d'hésitations et continue bien entendu la quête amorcée dès Être et Temps. Cette quête se poursuit dans la « Kehre » que nous pouvons caractériser de notre point de vue comme la discursivité généralisée. A cela s'ajoute une nouvelle approche de la poésie, dans le premier cours

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sur Hölderlin. Dans Introduction à la métaphysique de 1935 et dans les différentes versions de L'origine de l'œuvre d'art, en 1935-36, nous retrouvons les deux motifs de langue et poésie, entendus au sens musical du terme : deux éléments soumis à diverses amplifica­tions et recoupements, à plusieurs variations comme les expansions d'un même thème faisant avancer l 'œuvre. En bref, la progression se fait dans un mouvement de balancier : la langue abordée à partir de la poésie ou de l'art en général et la poésie approchée à partir de la langue. Ce renversement met en jeu le ressort de l'origine : il sera question de langue originaire, de poésie originaire et d'his­toire originaire.

Ce qui va permettre d'approcher et d'aborder la situation de la pensée est la reconnaissance d'une résistance à toute tentative d'ap­propriation ou à toute velléité d'émergence, qu'elle relève de la pensée ou de l'art. Cette résistance est l 'œuvre, qu'il va falloir son­der dans son être-résistant. Non seulement l 'œuvre d'art, comme son nom déjà l'indique, est une œuvre, mais il est question égale­ment d'une œuvre de la parole, d'une œuvre de la pensée, d'une œuvre de la « polis », etc. Le cours sur Hölderlin ne contenait pas cette méditation sur l'être-œuvre de l'œuvre. Là il y avait homogé­néisation entre poésie, pensée et action, ce qui impliquait que la langue ne trouvait pas véritablement son point d'attache, - si on l'envisage comme émanant d'un tel cadre, celui de l'advenir de la vérité - , ou son point d'attaque, - si on la considère comme inhé­rente à chacune de ces activités ou comme les accompagnant. La méditation de l 'œuvre inclut la prise en compte du cadre où cette œuvre s'inscrit, dans laquelle inscription l'œuvre elle-même cir­conscrit le cadre où elle se meut. Ici, i l ne pourra plus être fait usage d'un concept vague, parce que trop large, de la langue ; on ne pourra plus simplement, en jouant sur le paradoxe, parler de la langue comme poésie originaire et de la poésie comme langue ori­ginaire. Du même coup, l'élaboration des mesures de ce cadre ne se laissera pas simplement remettre à l'empan d'une pensée qui, en subtil Protée, se ferait tantôt langue et tantôt poésie, invoquant un dialogue dont nous sommes encore en attente. Cette inscription de l'œuvre se fera dans ou sera simplement : Histoire (Geschichte).

Puisque la méditation portera sur l'œuvre, de la langue, de la poésie ou de l'art en général, que cette question ne pourra que s'ai­guiser afin de cerner le cadre même de la question, l 'œuvre ne sera abordable, « visible » pour la pensée, que dans son origine : origine de l 'œuvre, origine de l'art, origine de la langue également. La question entend suspendre la généralité vide de l'évidence où

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œuvre, art ou langue fonctionnent. Ils se voient évidés en tant que concept ou mot et ramenés à cette simplicité minimale qu'ils font œuvre. Origine de l'œuvre, en tant qu'histoire de l 'œuvre, cela implique maintenant une réversion, dans un cercle herméneutique spiralé ou enchevêtré à d'autres cercles : l 'œuvre est origine, l'œu­vre est histoire.

L'histoire originaire n'est plus seulement la méditation de la mythologie, dans une métontologie que mentionnait le cours de 1928 Metaphysische Anfangsgründe der Logik. Là l'histoire origi­naire était encore envisagée à partir de la temporalité du Dasein retournée sur elle-même, à partir d'un « temps originaire » (Ur­zeit). La mythologie devient une remontée au commencement ; le point où s'envoie notre histoire est constitué par une expérience fondamentale dans le monde grec qui fit œuvre, chez Parménide ou Sophocle entre autres. Cette expérience fondamentale de l'être est « dichtend-denkend » par quoi s'ouvre aux Grecs, par exemple, ce qu'ils devaient appeler « phusis ». À ce moment commença 1'« ou­bli de l'être ». Ce n'est pas un oubli immédiat : « L'oubli de l'être (...) lui-même tombe dans l'oubli » ( E M , p. 21). Puisque cet oubli de l'être constitua l'impulsion du questionnement métaphysique, interroger cet oubli ne peut s'entendre qu'en mettant à la question ce questionner métaphysique. Il faut poser la « question de la ques­tion de fond (Grundfrage) » ( E M , p. 22).

Le moment de l 'œuvre est capital. Des trois termes qui sont tou­jours restés en jeu et dont le problème était de trouver l'agence­ment : l'être, l'homme et l'histoire, l 'œuvre représente le point de chute, la cristallisation ou, du moins, le témoignage. Dans Être et Temps, l'être est envisagé dans son sens par le Dasein en fonction du temps, lui-même à l'origine de l'histoire. Aucun point d'ancrage n'était requis, nous l'avons vu. Le discours présenté comme moment articulatoire n'est rien d'autre que le comprendre du Dasein qui, ainsi, ne peut pas véritablement articuler. Aucun jeu ne lui est laissé. Le Dasein fonctionne comme le point de renverse­ment entre l'être et le temps. Son héroïsme ne vise à rien de moins qu'à porter le socle sur lequel il est installé. Le moment de discur­sivité dans les années 1930-1931 fonctionne d'une certaine façon comme la mise en œuvre d'une articulation entre être, homme et histoire, mais sans qu'un moment d'arrêt, sans qu'une cristallisa­tion, sans qu'une orientation ne soit possible ni même envisagea­ble. Le discours se voit recoller et raccorder à la langue, ce qui n'était pas le cas dans « Etre et Temps », de façon que rien ne leur soit plus extérieur, vers quoi nous aurions un autre accès. Cette lan-

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gue cependant comme discours ne peut plus alors que se démulti­plier en une réduplication de son articulation. Le moment ou la source qui sont supposés lui avoir donné voix et qui pourraient en être l'unité ne peuvent pas être récupérés par la langue, ne peuvent pas être « parlés ». Ce moment représente aussi le premier pas vers l'historialité, puisque les trois termes en jeu trouvent leur lieu d'ar­ticulation et perdent ainsi leur hétérogénité ou leur radicale extério­rité.

Les conférences sur l'origine de l'œuvre d'art de 1935-36 pré­sentent un agencement original de la poésie, de la pensée et de l'histoire. Cet agencement s'effectue à la fois - première étape -dans le point d'ancrage qu'est l 'œuvre comme mise en œuvre, et aussi et surtout - deuxième étape - dans le moment de la sauve­garde (Bewahrung) de l'œuvre, moment qui relève d'un savoir. Selon les termes de 1936, l'histoire se fait dans l'interaction entre la création et la sauvegarde, c'est-à-dire qu'elle est effectuée. En 1934, dans le cours sur Hölderlin, l'histoire surgissait du coup que produit la poésie relayée par la pensée. Cette intégration d'un moment de conservation solidaire et même fondateur de la création a cependant pour conséquence que le mouvement de pensée esquissé depuis les années 1930-1931 et déployé dans le cours de 34 se retourne : alors que nous avions affaire à une mystification par la pensée, qui se légitimait de ce qui survenait et qu'elle avait à prendre en charge, tournée ainsi vers son autre, - un autre com­mencement, un temps nouveau, un nouvel Avent - , la solidarité de la sauvegarde avec la création dans L'origine retourne l'effort de la pensée vers la provenance de ce coup, plutôt que vers sa réper­cussion dans le monde. À l'adventisme dans le cours de 1934, comme ouverture tendue vers l'autre commencement, se substitue un mouvement de retour sur la provenance de l 'œuvre, sur l'origine de l'art, sur le saut qui s'est accompli et que la pensée a à préserver dans sa force de saut et d'émergence. En même temps que la pen­sée perd son caractère de prothèse de l 'œuvre, qui devrait la pro­longer et même la suppléer en son absence, elle perd aussi son caractère volontariste. De l'autre commencement, dont il sera tou­jours question et même de plus en plus, la pensée servira de prépa­ration, précisément en méditant le premier commencement. A ce moment une autre constellation se met en place. Des trois termes « être - homme - histoire », ce ne sera plus l'homme qui jouera le rôle de connecteur ou de moyen terme dans le syllogisme, par lequel être et histoire entraient en fusion, mais la structure s'ouvre radicalement ou implose : l'histoire est l'histoire de l'être et

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l'homme est historial, non seulement en tant qu'il porte le cours de l'histoire mais surtout en ceci que cette portée est une gestation. Qui est l'homme ? cela se décide historialement. La réponse ne peut à son tour que se faire question portée alors sur sa provenance. Dans les termes de poésie, langue et pensée, la pensée elle-même appartient à l'histoire, histoire dont le souffle et la respiration sont la langue. La poésie, à chaque fois, est son témoin.

Ce mouvement que nous venons d'esquisser à grands traits s'amorce dans Introduction à la métaphysique ; entre une histoire surgissant comme destin qu'il faut assumer (dans le cours sur Höl­derlin) et une histoire qui surgit à partir d'une œuvre et comme œuvre, c'est-à-dire une histoire dont l'origine se répète à chaque moment décisif de son cours (dans « L'origine »), s'intercale une approche intermédiaire où l'histoire tente de se penser comme his­toire de l'origine. Dans Y Introduction, la méditation tente de déplier et de retracer l'histoire du devenir-langue qui fut d'emblée sous le joug d'un type déterminé de penser. Par ce dépliement se donne du même coup le dépliement de l'histoire de la pensée qui fut à l'origine elle aussi une explicitation. Le couple « phusis-logos » nomme cette double origine commune de la langue et de la pensée. Il y a là une crispation sur la genèse de l'historialité afin de retracer les césures d'une scission entre être et pensée. Les Con­tributions offriront une autre version de cette crispation, mais plus raffinée et plus cohérente, plus monstrueuse aussi.

En ce sens l'histoire est déterminante : parce que nous nous atta­quons, dit Heidegger, à une haute et lourde tâche de déblayer un monde devenu ancien et de le construire véritablement à neuf, c'est-à-dire historialement, nous devons connaître la tradition. « Nous devons savoir davantage, c'est-à-dire de manière plus exi­geante et contraignante que toutes les époques et révolutions anté­rieures » ( E M , p. 134). Cette entrée de l'histoire dans l'ajustement entre l'être, la langue et l'homme empêche bien toute réversion simple ou toute spéculation sur le paradoxe, mais le prix en semble bien lourd. La circularité nimbée de vice est abandonnée, en rom­pant cette circularité et en l'accélérant dans un mouvement spiralé, se ruant vers l'origine. Il ne s'agit de rien de moins que de récupé­rer par la pensée la propre émergence de la pensée. Cette récupéra­tion est elle-même, non pas simple reprise, mais renouveau, nou­veau départ, en un mot qui fonctionne presque magiquement : his­torial.

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1. L ' H I S T O R I O G R A P H I E D E L ' H I S T O R I A L I T É

Ce cours d'introduction à la métaphysique comme introduction dans la métaphysique manifeste déjà par son titre l'ambivalence qui y est esquissée, à la fois du statut de cette introduction qui con­duit vers et dans la métaphysique, et du même coup, du statut de cette métaphysique, dans laquelle on peut s'introduire comme par effraction avec l'intention supposée de ne pas y séjourner. Dans les annotations ultérieurement intégrées au texte pour sa publication en 1953, Heidegger note que la question de l'être comme tel reste cachée à la métaphysique, reste dans l'oubli, de façon si marquée que l'oubli de l'être tombe lui-même dans l'oubli. C'est là le motif oublié et constant qui pousse au questionner métaphysique. Dès lors le titre de ce cours devient ambigu puisque, pour traiter la « question de l'être » au sens vague, on choisit le titre « métaphysi­que ». Mais ce titre est « consciemment ambigu », car la question fondamentale du cours est d'un autre type que la question direc­trice de la métaphysique. Par cette interrogation vers l'ouverture de l'être (Erschlossenheit), ouverture veut dire : caractère accessible (Aufgeschlossenheit) de ce que l'oubli de l'être tient enfermé et latent. Ce questionner donne une première lumière sur le déploie­ment de la métaphysique. L'introduction à la métaphysique signi­fie : « conduire vers et dans le questionner de la question fonda­mentale » ( E M , 22). Cette introduction au questionner de la ques­tion fondamentale est une pré-question (Vor-frage) ( E M , 22).

Entrer afin de mieux sortir, c'est là le mouvement qui va s'ef­fectuer dans ce cours, d'une part au niveau de la pensée qui va recouvrer le moment de rupture entre penser et être, à l'origine de ce qui est devenu la pensée, notre pensée occidentale. A u niveau de la langue d'autre part, i l s'agit aussi de dire le murmure des ori­gines comme le vagissement du mot dans son devenir, hors du magma originaire, hors de la « phusis ». L'« historialisation » de l'origine contraint Heidegger à s'engager dans une archéologie de la pensée, puisque l'histoire en question doit être pensée et que cette histoire est elle-même histoire de la pensée. Cette double col­lusion entre histoire et pensée ne peut être elle-même légitime que si une trame historiale se prête à ce rapport « pensant ». Cette trame est langue. Heidegger va ainsi montrer d'un côté comment la pensée se départit de l'être pour devenir autonome, pensée repré­sentative permettant aussi de constituer l'histoire au sens de l'histo­riographie. De l'autre côté, se donnera aussi à voir comment, de ce départ de la pensée, naquit la langue au sens devenu courant et

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habituel de système permettant la communication. Cette double origine aménage ainsi un espace de questionnement intriquant en sa question à la fois la pensée et la langue, au sens dès lors dérivé, et ce questionnement lui-même se fait à partir de la collu­sion entre pensée et langue, reconnue maintenant comme collu­sion. Le nom que Heidegger donne à cette collusion est « la métaphysique » qui interroge l'étant en totalité. La reconnaissance de cette collusion comme métaphysique ouvre alors un autre type de questionnement qui met en question cette métaphysique. La première question qui porte et dirige la métaphysique est la « Grundfrage », la question fondamentale ; la seconde, mettant ce fondement (Grund) dans la question elle-même est un pré-ques­tionnement (Vor-frage).

La question de la question

La question fondamentale de la métaphysique s'énonce ainsi : « Pourquoi y a-t-il donc de l'étant et non pas plutôt rien ? ». L ' i n ­troduction à la métaphysique n'a aucune velléité de répéter cette question afin de fonder une autre ontologie ou un métaphysique améliorée, mais veut déplier cette question qui s'impose comme étant la plus vaste et la plus originaire. Le pré-questionnement interrogeant la question fondamentale se tient ainsi face à la tradi­tion et ne peut s'engager dans cette tradition qu'en méditant le commencement de la philosophie occidentale. Le commencement commença chez les pré-socratiques qui ont eu une expérience « poétique-pensante ». Cette expérience ne pouvait être seulement « pensante », puisqu'interroger la question fondamentale, c'est interroger la tradition d'une pensée, sans simplement vouloir en faire l'historiographie. Cette expérience ne pouvait pas davantage être seulement « poétique », puisqu'elle commença la pensée. La qualification « poétique-pensante » ne doit donc pas s'entendre à partir de ce que ces mots signifient pour nous, c'est-à-dire une réu­nification de ce qui est pensée et poésie. Le mouvement est inverse : l'expression « poétique-pensant » nomme unitairement le commencement où se tenaient ajointés ce qui est devenu pensée et ce qui est devenu poésie. Mais cela ne peut être nommé qu'à partir de ce qui a commencé. Heidegger appelle ce moment un divorce (Scheidung) ou une séparation (Auseinandertreten). Cette expé­rience fut une expérience de la « phusis ».

« Phusis » veut dire originairement le fait de se déployer en s'ouvrant et, dans ce déploiement, faire son apparition, se tenir

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dans cet apparaître et y demeurer. La « phusis » devient, pour Hei­degger, synonyme de l'être même, par quoi l'étant devient observa­ble. « Les Grecs n'ont pas commencé par apprendre des phénomè­nes naturels ce qu'est la « phusis », mais inversement : c'est sur la base d'une expérience fondamentale poétique et pensante de l'être, que s'est ouvert à eux ce qu'ils ont dû nommer « phusis » ( E M , 17). Ce terme désigne originairement aussi bien le ciel que la terre, la pierre que la plante, l'animal que l'homme, et même l'histoire humaine comme œuvre des hommes et des dieux, enfin et en pre­mier lieu les dieux mêmes dans le destinement ( E M , 17). C'est aussi bien l'être au sens de persistance immobile que le devenir. Par opposition à « technè », la signification devient plus étroite ; « technè » est le savoir qui a la faculté de faire des plans et des aménagements, et de maîtriser ces aménagements. C'est un fabri­quer, un engendrer en tant que pro-duire (Her-stellen) par le savoir. De la « phusis » comme étant en totalité, on fait surtout l 'expé­rience dans ce qui se donne le plus immédiatement, dans ce que signifie plus tard « phusis » au sens étroit : « ta phusei onta, ta phu-sika », l'étant qui relève de la nature. Questionner sur la « phusis » en général, sur ce qu'est l'étant comme tel, c'est interroger « ta phusei onta » en les prenant comme repères mais en les dépassant ; c'est interroger déjà « meta ta phusika ». La question « Pourquoi y a-t-il de l'étant et non pas plutôt rien ? » est cette question méta­physique fondamentale.

Le sens « originaire » de la « phusis » pennet ainsi à Heidegger de voir, par rapport à ce qui en est dérivé, qu'i l y eut des scissions dans l'être. Cette prise en vue de scissions constitue l'emboîtement heideggérien de la pré-question à la question fondamentale. Le mode de cette imbrication de deux questions, ou plutôt le mode d'entrée dans la question de fond par une question préalable con­siste à prendre comme f i l conducteur l'indétermination actuelle du mot « être » comme étant précisément sa plus intime détennination. L'être en effet fut toujours envisagé dans l'histoire de la pensée dans ses limitations par sa discrimination d'avec son autre. Lors du commencement de la philosophie grecque, l'être se distingue du devenir et de l'apparence. Dans sa corrélation au devenir l'être est la permanence. Dans sa corrélation à l'apparence, c'est le modèle permanent, le toujours-identique. Ce sont là les plus anciennes dif­férenciations de même que les plus courantes. La troisième distinc­tion, être et penser, remonte aussi loin et fut développée de façon déterminante par la philosophie de Platon et d'Aristote : dans sa corrélation au penser, l'être est le sous-jacent, le subsistant. Ce

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n'est qu'aux temps modernes cependant qu'elle reçoit sa forme définitive : la pensée est représentation et l'être devient l'objecti­vité de l'objet. Cette distinction est la plus complexe, parce qu'elle pense les autres différenciations. La quatrième distinction entre être et devoir, qui n'est qu'esquissée de loin dans la qualification de 1'« on » chez Platon comme « agathon », appartient intégralement aux temps modernes : dans sa corrélation au devoir, l'être est ce qui se tient toujours en avant (das Vor-liegende), ce qui est dû et pas encore réalisé. Permanence, identité, subsistance, pro-jacence, tous ces mots disent au fond la même chose : présence (Anwesen­heit) constante : « on » en tant qu'« ousia ».

L'énoncé de ces quatre scissions donne le ton à la mythologique heideggérienne qui tente d'en penser l'unité. Considérer que l'être est entré dans une scission d'avec le penser indique deux points : la pensée est quelque chose de dérivé et le penser qui pense la scis­sion est ou bien lui-même dans le sillage de ce divorce ou bien un autre penser. Dans le premier cas, l'accent porterait sur la logique de la « mytho-logique » : il s'agirait de retrouver la parole initiale et ainsi de retracer l'histoire de cette scission, mais à partir d'où et dans quel « penser » ? Dans le second cas, l'accent porterait sur le « muthos » : une autre pensée tenterait de faire le saut par delà le divorce et ce saut constituerait précisément la méditation du pre­mier commencement à partir d'un penser dérivé mais suspendu, à partir d'une langue métaphysique mais utilisée stratégiquement.

Dans ce cours, Heidegger ne tranche pas cette ambivalence. L'origine récusera cette alternative en resserrant l'histoire à un éclatement promu par et dans l'œuvre. L'œuvre est penser et l 'œu­vre à chaque fois est commencement. Dans les Contributions, en 1936-38, il s'agira de préparer la pensée de l'autre commencement dans une confrontation avec le premier commencement. Ce qui nécessitera une stratégie de la pensée, pensant autrement dans un penser déjà déterminé, déjà issu du divorce. L'histoire sert de parole de la mutation dans une pensée qui devient, de ce fait, pen­sée de l'histoire de l'être. Dans Qu'appelle-t-on penser?, cours prononcé en 1951 et en 1952, la question portera sur Cela qui nous appelle à penser, de même que Cela qui appela les Grecs à penser la pensée comme « logos ». A ce moment du questionnement hei­deggérien, l'histoire de l'être est arrivée à sa fin et laissée à sa fin : la pensée qui entre dans 1'« Ereignis » se porte au devant de ce qui est non historial et sans destin (ungeschichtlich, geschicklos).

En laissant cette alternative béante en 1935, parce qu'elle n'est pas reconnue, Heidegger jouera sur les deux tableaux en même

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temps : chercher l'origine en reconnaissant que jamais cette origine ne fut attestée ni même « présente », ou penser d'une manière qui ne soit plus métaphysique dans une langue déclarée métaphysique de part en part. Il ne peut donc que trouver cette origine dite introuvable et surtout en parler, en confondant historialité et histo­riographie dans ce qui ressemble dangereusement à l'historique de l'historialité. Tentons de suivre Heidegger lorsqu'il retrace l'his­toire du double divorce entre, d'une part, « phusis » et « logos » et, d'autre part, « logos » et « glossa ».

Histoire d'un divorce

a. « Phusis » et « logos »

Heidegger consacre la plus grande partie de ses efforts à la troi­sième scission nommée, celle entre être et penser. Un tel point de vue permet évidemment et en conséquence de remettre en cause la « logique » sous l'apparence d'une quête historiale. « Depuis quand la logique existe-t-elle donc, cette logique qui, aujourd'hui encore, gouverne notre penser et notre dire, et contribue à déterminer essentiellement dès le début la conception grammaticale de la lan­gue, et par suite la position fondamentale de l'Occident quant au langage ? » ( E M , 129). Heidegger trouve même une réponse : c'est au moment où la philosophie grecque touche à sa fin et devient une affaire d'école, d'organisation et de technique, quand 1'« eon », l'être de l'étant, apparaît comme « idea » et, à ce titre, devient « ob-jet » de 1'« epistèmè ». Cette logique comme construction des formes du penser et comme répertoire de ses règles ne peut naître qu'après l'accomplissement de la scission de l'être et du penser, c'est-à-dire au moment où la « phusis » entre en opposition avec le « logos ». La logique, en conséquence, est incapable d'expliquer et de fonder ce qui concerne sa propre origine et la légitimité de sa prétention à être l'interprétation déterminante du penser ( E M , 130).

Cependant pour envisager la dérive logique du penser, Heideg­ger a interverti les termes. A f i n d'interroger la scission entre être et penser, i l interroge le penser en son historialité, coupé de l'être, afin de dépasser ce penser et de revenir à un penser plus originaire, plus rigoureux, dans l'obédience de l'être. Retracer l'historialité du penser, c'est donc retracer la discursivité de l'être, en quoi le « logos » n'a pu devenir « logique » que par la transformation ou la dérive concommitante de ce « logos » en discours et en proposi-

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tion. Cela pose à l'origine une fusion entre penser et langue, donc entre penser, langue et être. Cette non-différenciation a pour nom « phusis ». Le moment originaire de rupture au sein de la « phu­sis » promeut alors le « logos » en une autre rupture qui se trame dans notre histoire : la pensée et la langue. Deux mouvements sont pris comme fils directeurs : 1. Pourquoi le « logos » a-t-il pu être scindé de l'être de l'étant ? 2. Pourquoi ce « logos » a-t-il dû ensuite déterminer l'essence du penser et dresser celui-ci en face de l 'ê t re? ( E M , 132).

« Logos » ne signifie pas originairement discours, dire. Le mot même ne désigne rien qui se rapporte d'une façon immédiate au langage» ( E M , 132). Heidegger tranche ainsi l'indécision de la question telle qu'il la posait dans le volume 33, où il laissait la question ouverte de savoir si « logos » comme assemblement était antérieur au discours ou si d'emblée rassemblement comme tel fut discours. Il recherche même comment ce mot en est venu à signi­fier discours et proposition, avec cette garantie pour sa recherche que même tardivement, lorsque ce mot signifiait discours et propo­sition, il a gardé sa signification originaire, à savoir « rapport d'une chose à une autre » ( E M , 133), comme la trace en son déploiement de la rupture dont il provient.

Méditant quelques fragments d'Héraclite mentionnant le « logos », Heidegger y lit que l'essence de l'homme se montre en tant que « logos » comme la relation qui ouvre l'être à l'homme. A u confluent des deux versants d'un même « logos », qui le déter­mine, l'homme est à la fois nécessité par le recueillement comme « phusis » et du même coup il doit s'engager nécessairement dans la liberté que constitue la « technè » : la mise en œuvre de l'homme par le savoir. Le « logos » nomme ainsi l'être et la com­préhension de l'être, avec cette différence capitale d'avec Être et Temps que cette compréhension de l'être s'inscrit dans une histoire et que l'être, sous le nom de « phusis », est maintenu au début de cette histoire comme ce dont la compréhension ne se différencie pas. C'est d'ailleurs pourquoi il y a histoire : à partir d'une non-dif­férenciation.

b. La fin du premier commencement

Alors qu'il y avait une intimité foncière entre « logos » et « phu­sis » chez Héraclite, Platon consacre le divorce. Dès le moment où il a interprété la « phusis », l'être, comme « idea », cette interpréta­

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tion de l'être comme idée a gouverné toute la pensée occidentale et toute l'histoire dans ses variations jusqu'à aujourd'hui. En fait, ce qui reste décisif, note Heidegger, n'est pas que la « phusis » ait été caractérisée comme « idea », c'est que 1'« idea » s'installe comme l'interprétation unique et déterminante de l'être. A l'appa­raître qu'est la « phusis » qui, en se rassemblant, se constitue dans rassemblement, comme « logos », se substitue une offre pour le regard, une évidence. Ainsi s'institue l'opposition entre être et apparaître. C'était la première scission que Heidegger avait men­tionnée comme scandant notre histoire.

L'idée en tant qu'é-vidence de l'étant constitue « ce que » celui-ci est. Mais cette « essence », au sens de la quiddité, - c'est-à-dire le concept d'essence - , est à son tour ambiguë de par l'ambiguïté dont elle provient : a) un étant se déploie, i l appelle et accomplit ce qui est de son ressort, c'est-à-dire aussi l'antagonisme, et même justement cela ; b) un étant est comme ceci et comme cela, i l est déterminé comme un « quid ». À partir du moment où l'essence de l'être réside dans la quiddité (l'idée), la quiddité, étant par excel­lence l'être de l'étant, est aussi ce qu'il y a de plus étant dans l'étant. Elle est elle-même l'étant véritablement : « ontôs on ». L'être en tant qu'« idea » est promu au rang d'étant véritablement, et l'étant lui-même tombe au niveau de ce que Platon appelle « mè on », ce qui en vérité ne devrait pas être, et aussi bien, à propre­ment parler, ce qui n '« est » pas, parce qu'il défigure toujours l'idée, la pure é-vidence, en la réalisant, en l'informant dans la matière. De son côté 1'« idea » devient le « paradeigma », le modèle, l'idéal. L'imitation n '« est » pas à proprement parler. Elle a seulement part à l'être, « methexis ». Le « chôrismos » est chose faite, la faille est ouverte entre l'idée, qui est l'étant véritable, le modèle, l'original, et le non-étant, à proprement parler : l'imitation, la copie. L'apparaître reçoit maintenant à partir de l'idée un autre sens. L'apparaissant n'est plus la « phusis » ni davantage le se-montrer de l'é-vidence. L'apparition est maintenant l 'émergence de la copie. Comme celle-ci n'atteint jamais l'original, l'apparaissant est simple apparition. C'est une apparence, c'est-à-dire maintenant un manque. « On » et « phainomenon » se dissocient. Et de là découle une autre conséquence essentielle ; comme l'étant véritable est 1'« idea » et que celle-ci est le modèle, i l faut que toute mani-festeté de l'étant tende à égaler l'original, à devenir adéquat au modèle, à se régler sur l'idée. La vérité de la « phusis », 1'« alè-theia » conçue comme la non-latence qui se déploie dans ce qui étend son règne en s'épanouissant, devient maintenant 1'« omoio-

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sis », la « mimèsis », l'adéquation, le « se régler sur... », la recti­tude du voir, de l'appréhender conçu comme un représenter.

Ces remarques heideggériennes semblent pertinentes, mais la motivation qui y voit un déclin relève, elle, d'un point de vue qui se constitue dans l'écriture même de ce déclin. Cela devient patent lorsque Heidegger envisage l'autre déclin parallèle du « logos ». En conséquence du changement d'interprétation de la « phusis », le « logos » subit lui aussi une métamorphose. La manifesteté de l'étant se produit dans le « logos » conçu comme recueillement et ce recueillement s'accomplit primordialement dans le « logos » humain qui est parole. Pour cette raison le « logos » devient la détermination essentielle et normative du discours. L'étant rendu manifeste est maintenu en chaque cas par la langue, conçue comme ce qui est énoncé et dit, et encore à dire. Ce qui est dit peut être redit. La vérité qui y est maintenue se répand, et cela d'une façon telle que l'étant originairement manifesté dans le recueillement n'a plus besoin à chaque fois d'être connu lui-même par expérience. Dans ce qui est colporté, la vérité se détache de l'étant et peut n'être que simple répétition, « glôssa ». La décision sur le vrai s'accomplit maintenant comme une « explication » entre le dire correct et la simple récitation. Le « logos » au sens où il signifie dire et énoncer, devient le domaine et le lieu où il est décidé de la vérité, c'est-à-dire, originairement, de la non-latence de l'étant, et par là de l'être dans l'étant. La vérité devient une propriété du « logos » : la rectitude de l'énoncé. « Logos », c'est « legein ti kata tinos », dire quelque chose de quelque chose. Ce dont quelque chose est dit est sous-jacent à la proposition, est ce qui se tient là devant, « upokeimenon » (subjectum). Le « logos » étant devenu indépendant comme proposition, il en résulte que l'être qui se disait comme « phusis » dans le « logos » ne peut se présenter que comme ce qui se tient là devant. Dans l'énoncé cela qui se tient devant peut être présenté de différentes manières : comme ayant telle ou telle qualité, telle ou telle quantité, soutenant telle ou telle relation. Ce sont là des déterminations de l'être, des catégories, en tant qu'elles sont tirées du « l o g o s » et qu '« énoncer» se dit en grec « katègorein ». Ces catégories sont les déterminations de l'être de l'étant. Sous forme de proposition le « logos » est lui-même devenu quelque chose qui se rencontre, quelque chose de maniable, manié pour acquérir la vérité conçue comme justesse et s'en assu­rer. C'est un « organon », l'instrument de la logique.

Dans ce qui pourrait aussi s'avérer très pertinent pour une évo­lution du sens de « logos », Heidegger a introduit en sous-main une

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connotation qui va lui permettre de renverser le mouvement d'évo­lution qu'il semble retracer. Cette connotation stratégique se mani­feste dans la « glôssa » caractérisée comme bavardage et au plus éloignée du « logos ». Parti d'un « legein » nommant le rapport aux choses, à la « phusis », sous couvert presque d'une « Begriffsges­chichte », i l aboutit à un mot qu'il n'envisage plus comme rapport de l'homme à l'étant, mais comme nom pour ce que nous appelons langue. Étant donné que la langue que nous connaissons fut et reste l'objet d'investigations scientifiques, qu'y furent distingués des structures grammaticales et un vocabulaire, i l peut utiliser le rap­port de dérivation entre « logos » et « glôssa » comme critère pour énoncer alors que le rapport à l'étant en totalité constitutif du pre­mier a abouti à un simple ustensile dans le cas du second : le rap­port à l'étant en totalité s'est perdu pour ne plus être qu'un rapport de désignation. Réciproquement, la constatation « historiale » que « logos » contenait le rapport à l'étant en totalité, avant son déclin, ne trouve un point de vue qu 'à l'autre bout de la dérivation où il dit que la « glôssa » ne peut que bavarder en manquant ce rapport. Le fil rouge de la dérivation et du déclin lui est offert alors par cette confusion même : la « glôssa » est régie par la grammaire, c'est-à-dire par la logique, elle-même dérivée du « logos ». Ce fil rouge du déclin devient à son tour un fil conducteur : en interro­geant le mot, le statut du mot, sa grammaire ou son étymologie, on pourra retrouver non pas le rapport authentique à l'étant en totalité, puisque la langue dès qu'elle devint langue en était radicalement coupée, mais le signe de cette absence, la signification de cette insignifiance congénitale. Ce signe ou ce faire-signe de la langue subsiste cependant puisqu'elle est issue du « logos », que donc l'être parle encore en elle.

c. La langue comme signe de la dérivation

Le questionnement de la pré-question avait pris acte du fait que l'être n'est plus qu'un mot vide. Ce vide n'est pas un aspect parti­culier du fait plus général que beaucoup de mots essentiels sont dans le même cas. Ce n'est pas seulement dû à l'usure de la lan­gue. En effet l'être comme « phusis » réclame la solidarité d'un « logos » bifacial : comme comportement de l'homme recueillant raccordé au recueillement de la « phusis » (l'être ou la « phusis » se déployaient comme « logos ») ; mais dès le moment où ce « logos » devient « glôssa », énoncé et bavardage, l'être se

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« disant » dans le « logos » n'est plus dans cet énoncé qu'une indé­termination. Cela ne résulte pas de l'usure d'une langue qui con­tiendrait un mot vide, mais de la déchéance de cette langue même. Cela tient à la langue en général, car langue veut dire en fait déchéance. « En réalité, la destruction de notre relation à l'être comme tel est la racine véritable de l'ensemble de nos mauvais rapports à la langue » ( E M , 54).

Étant donné que l'être parle dans la langue, la langue est celle de la compréhension de l'être. Toute dérive de la langue en consé­quence est la dérive de cette compréhension. Par cette réversion entre être et langue comme langue de la compréhension, analogue et conséquente à la réversion entre « logos » comme être et « logos » comme pensée, c'est-à-dire entre être et compréhension de l'être, Heidegger peut voir dans cette usure le résultat de la déri­vation. Il peut alors remonter la dérive en en pointant les scansions et retrouver le moment où s'est décidée la scission entre « phusis » et « logos », le moment édénique où la compréhension de l'être se tenait en prise directe sur l'être. Nous apercevons cette stratégie dès l'ouverture du cours lorsque Heidegger fait remarquer qu'entre « phusis » et « nature », par exemple, il y a une faille. Par rapport aux traductions (Übersetzung), qui sont toujours des transpositions (Über-setzung), en « natura » et nature, il faut effectuer un saut, dit Heidegger, afin de dépasser le gauchissement que ces traductions ont infligé à la « phusis ». Par ce saut doit se reconquérir « la force d'appellation intacte de la langue et des mots ; car les mots de la langue ne sont pas de petits sachets dans lesquels les choses seraient simplement enveloppées pour le trafic des paroles et des écrits » ( E M , 16).

La « phusis » des Grecs détermine ainsi un point de vue pour mettre en question la « nature », selon un rapport de dérivation dans la tradition par la traduction. En même temps, le mot dérivé de « nature », du fait qu'il est traduction et donc transposition de la « phusis » grecque 2 , est lui-même le nom pour l'écart entre, d'une part, les antécédents plus ou moins immédiats de « nature » que Heidegger peut reconstruire (dans les Temps Modernes, au

2 Dieter B R K M L R a montré comment la conception grecque de la « phusis » fut « le destin de l'Europe » (p. 260) en reconstruisant ses avatars à partir de la « natura » chez les Romains. Ne mentionnant Heidegger que dans une note à la fin de son articles, il livre là cependant une espèce de reconstruction de la thèse heideggé­rienne sur la « phusis » (« Von der Physis zur Natur. Eine griechische Konzeption und ihr Schicksal », dans Zeitschrift für philosophische Forschung, 1989, Bd 43, Heft 2, pp. 241-264).

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Moyen Âge et chez les Grecs comme Platon et Aristote), et d'autre part ce qui a permis qu'écart i l y eut. Ce second terme de l'écart se pose à partir de la dérivation, - s 'il y a une dérivation, i l y a un dérivable - , et n'est envisageable que dans son aspect dérivable ou dans son exposition à la dérivation. Cette remarque d'entrée de jeu que « nature » comme traduction de « phusis » est une dériva­tion et ainsi une transposition de l'expérience grecque engage déjà l'enjeu de la démarche de Heidegger. Puisque son but avoué n'est pas de retracer l'historique de cette transposition, mais de penser le non-dérivé à partir du dérivé, la langue se voit reconnue à une place d'éminence : elle est l'élément dans lequel la tradition dérive, de mots fondamentaux en mots fondamentaux ou de transpositions en transpositions. Du fait même de cette éminence, puisque la tra­dition est non seulement dérivation au sens d'une succession, mais surtout, initalement, écart de l'origine, la langue est en fait la lan­gue de cette dérive qui a rompu avec son point d'attachement. Les traductions étant des transpositions, ce qui reste le même dans ces transpositions n'est que la constante dérive d'un écart que la langue forcément ne peut pas dire, parce qu'elle ne l'a jamais dit. Ce qu'elle dit, c'est le non-dit d'un écart, la dérivation d'une dérive. Par quoi son éminence n'est que relatée à la parole de cette dérive. La parole est dérive. Cependant la langue surgit au moment du déclin et comme déclin.

Il ne faut pas perdre de vue cet aspect, même et surtout lorsque Heidegger insiste sur l 'éminence de la langue : les choses devien­nent et sont seulement dans le mot, dans la langue, aime-t-il rappe­ler. Cela reprend le fameux énoncé que l'être parle dans la langue, c'est-à-dire plus généralement que l'être se donne comme la com­préhension de l'être, où nous entendons le double versant du « logos » chez Héraclite. Mais, ainsi que Heidegger l 'a montré, si la langue se coupe du « logos » qui était le même que la « phusis », si la compréhension de l'être, donc, oublie l'être, ce sera toujours dans cette langue que les choses se donneront, cependant d'une manière autre. Dans le mauvais usage de la langue, dans le simple bavardage, dans la « glôssa » en général, dans notre langue donc, nous avons perdu la relation authentique aux choses. Cette straté­gie, que Heidegger ne pense pas plus avant, constitue le point de vue introuvable : si les choses sont seulement dans la langue, com­ment la langue peut-elle faire perdre le rapport authentique aux choses ? Ou, autrement dit, si tout est langagier, de quel type est ce critère qui permet de déterminer le rapport authentique aux cho­ses ? Notons que ce sont là les objections que rencontra Socrate,

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dans le Cratyle et qu'il énonça lui-même, dans l'examen de la jus­tesse des noms, par rapport à une convention ou par rapport à un lien « naturel ». Heidegger passe de la langue au hors-langue, et juge de l'authenticité de la première à partir du second, tout en disant par ailleurs qu'il n'y a jamais vraiment de « hors-langue ».

Cela n'est compréhensible que si la langue est en fait le rapport aux choses dans la langue. Autrement dit, la langue n'est qu'une explicitation du rapport aux choses. Si elle est explicitation, et non le cadre, le milieu ou le moyen de cette explicitation, elle est régie par une pensée qui est justement la compréhension de l'être. Étant donné qu'après Héraclite, cette compréhension de l'être s'est ense­velie dans un oubli de l'être, l'explicitation de la langue qu'elle régissait ne pouvait que sombrer dans l'inauthenticité. En outre, afin de pouvoir évoquer l'oubli de l'être dans la compréhension de l'être, il a fallu 1. envisager une scission entre être et compréhen­sion de l'être qui est celle entre être et penser, et surtout 2. que cette scission soit inscrite dans une histoire pour qu'il puisse être question de déclin et pour que notre « penser » ou notre langue actuels soient en rapport avec ce divorce. Enfin 3. ces multiples emboîtements ne sont pensables qu'à partir de notre situation actuelle, où « être » est un mot vide ; car du divorce au commence­ment, nous pouvons lire les traces chez Héraclite, mais ce que nous lisons, c'est l'ambivalence du « logos », qui n'a été possible elle-même qu'après le divorce. À ce moment, tout était consommé. En outre cette ambivalence n'est perceptible qu'au moment où elle n'a plus d'échos, par contraste et confrontation avec notre situation actuelle. Et voilà le renversement heideggérien de l'histoire qui se fait en deux temps : le divorce au commencement est posé à la fin du commencement, comme cela en quoi la fin trouve sa ressource, c'est-à-dire en quoi et par rapport à quoi elle peut être saisie comme fin : l'historique d'un commencement qui jamais ne fut « présent » s'appelle « historial ». Poser cependant un commence­ment à ce qui devient « la métaphysique » dès ce commencement ne se légitime que si l'historialité du commencement se réinscrit en ses scansions : ce fut là l'historique que Heidegger dressa du déclin du « logos » comme penser et comme langue. Sa stratégie de pou­voir parler de la langue comme concept (« glôssa ») et comme explicitation régie, en l'occurrence obnubilée, par un type de pen­sée (la logique), lui permet aussi de parler de la pensée comme authentique (au diapason de la « phusis ») et de la pensée comme régie par une explicitation du penser (la logique). La pensée expli­cite la langue, mais la langue est elle-même la dérivée de la pensée

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à partir d'un « logos » ambivalent. Cela garantit que cette explicita­tion de la langue fut toujours « logique » - ce que Heidegger a montré - , et que la pensée est toujours langagière. En tenant ensemble les deux bouts d'un même fil, il s'efforce de montrer que c'est le même fil : lorsqu'il parle de la pensée, i l ne l'envisage pas comme langue, mais seulement comme ce qui a permis une expli­citation déterminée de la langue.

Réciproquement, envisageant la langue, i l ne la considère pas comme l'élément du penser, mais comme un moyen de communi­cation dérivé qui a recouvert son essence originaire. En mettant ensemble ces deux doubles points de vue, il peut aussi parler du rapport entre pensée en général et langue en général, puisque « à l'origine » les deux n'étaient pas différenciées. Ainsi put-il retracer l'historiographie de l'historial, en faire l'historique.

L'éminence de la langue reconnue dans son statut à la fois de dérivation et ainsi de fil conducteur ne concerne en somme que la réinscription heideggérienne de cette histoire. Parce qu'il n'y a pas d'autre biais que de partir de la langue, celle-ci est privilégiée, mais par provision : dès que le rapport originaire est retrouvé, la langue pourrait être rejetée ainsi qu'une échelle. On serait à la fois derrière elle et au-dessus. En effet, parler de relation authentique aux choses qui s'est perdue dans une langue, cela s'entend au nom d'une compréhension de l'être régissant cette explicitation qu'est la langue. Relation authentique dans une langue authentique, cela sup­pose une explicitation authentique, c'est-à-dire une compréhension authentique de l'être. Et cette compréhension authentique est juste­ment celle où la compréhension est en fusion avec l'être, comme dans ce qui fait encore écho dans le texte d'Héraclite. Mais préci­sément là, i l n'y avait pas et ne pouvait y avoir différenciation entre « logos » au sens de penser et « logos » au sens de parler. En bref, pour la compréhension authentique de l'être, il ne pouvait y avoir de langue. La « phusis » est la fusion du dire, du penser et de l'être.

Dire que Héraclite ou les Grecs entreprirent la première offen­sive contre l'être, c'est dire que leur pensée est bi-faciale, regardant vers l'avant dans la pensée métaphysique qui se départit d'eux, et regardant vers l'arrière dans la fusion originaire dont ils furent l'éclatement. Mais c'est non seulement tenir un discours à double voix : parler du commencement à partir et dans les termes du dérivé ; c'est surtout déplier le recto et le verso d'une même feuille. La stratégie heideggérienne vise ultimement, moins à poser ou à retrouver une origine d'emblée perdue qu'à énoncer péremp-

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toirement un déni à notre langue et à notre rapport aux choses. Affirmer sentencieusement l'inauthenticité qui nous transit, c'est en conséquence parler du point de vue du commencement authentique avant la métaphysique et oublier que ce commencement authenti­que n'a été en fait envisagé que pour expliciter ce rapport inauthen­tique. D'où Heidegger voit-il que notre relation aux choses est inauthentique ? Du haut de deux millénaires et demi, d'un point de vue intenable qu'il s'invente. Et selon ce point de vue, parler, c'est barboter dans l'inauthenticité, puisque c'est expliciter le rapport aux choses à partir d'une compréhension de l'être qui a divorcé d'avec l'être.

Pour une grammaire dégrammaticalisée

Nous retrouvons dans ce cours de 1935 le même geste violent que dans Être et Temps, Là il s'agissait de se taire en faisant imploser l'inauthenticité de la langue toujours contaminée de la signifiance du monde, inauthentique « en soi ». Ce faisant, la phénoménologie n'avait d'autre voie pour parler que de regratnmaticaliser ces rap­ports « toujours déjà » inauthentiques en les dégrammaticalisant, en les déconstruisant pour les purifier et les guérir de toute métaphysi­que. Ici le « toujours déjà » de l'inauthenticité se voit localiser au commencement de notre tradition sous forme d'un divorce. La pen­sée de Heidegger impose également silence aux formes habituelles du parler en méditant expressément la grammaire et l'étymologie, en l'occurrence, du mot « être ». Ainsi apparaîtra combien métaphysi­que est cette texture linguistique dans laquelle l'être parle. En envisa­geant cette inauthenticité dans son histoire, Heidegger regrammatica-lise cette langue en la déconstruisant. L'histoire devient la grammaire de l'être, comme un autre gramme, comme l'historiographie réinscri­vant en creux l'historialité de l'inauthenticité.

A nouveau sous label d'historialité, Heidegger ne peut élaborer sa grammaire de l'être qu'en suspendant l'autre grammaire et ce suspens ne peut advenir qu'en montrant la provenance métaphysi­que des concepts de cette grammaire et surtout en montrant que l'invention même d'une « grammaire » répondait à un engonce-ment sans borne dans la métaphysique. Cette vue grammaticale occidentale relève d'une compréhension déchéante de l'être. Pour le montrer, il faut donc partir du mot « être », mais en laissant pré­sumer, ou en présupposant, que l'être entretient une liaison particu­lière avec le mot « être ».

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Au début du cours, dans sa subversive naïveté, Heidegger était parti d'une méditation de la grammaire et de l'étymologie du mot « être ». Cette enquête s'est avérée peu fructueuse dans ses résul­tats positifs : dans l ' infinitif les modes déterminés de signification du mot être ne sont plus signifiants. Ils sont amalgamés, amalgame que consacre la substantivation. Les trois racines à l'origine de la flexion du verbe « être » ne vibrent plus dans la signification du mot, qui est des plus lâche.

Heidegger s'enquiert donc de la conception « grammaticale » de la langue chez les Grecs. Une telle conception ne fut possible qu'en considérant la langue comme « étant », ce qui correspondait à leur conception de l'être comme ce qui est permanent et se présente comme tel, comme ce qui apparaît. Ce qui apparaît se montre de manière prédominante à la vue. « Les Grecs considéraient la langue de manière optique en un certain sens, c'est-à-dire à partir de l'écrit. En cela ce qui est dit en vient à sa tenue » ( E M , p. 68). La langue se tient dans la figure écrite du mot, dans le signe écrit, dans les lettres, « grammata ». La grammaire représente la langue étante, alors que la langue s'écoule dans le sans consistance par le flux du discours. Parti de la grammaire en voulant au préalable élu­cider le sens des termes grammaticaux, Heidegger retrouve, pres­que en s'étonnant, la logique. Il peut conclure : cet éclaircissement aristotélicien de l'essence du « logos » devint le modèle et la norme pour la formation ultérieure de la logique et de la grammaire ( E M , p. 62). La grammaire est logique mais la logique n'est pas grammaire. Cela tient à la voyance de Heidegger de penser la pen­sée avant la langue. La grammaire vaut comme une explicitation de la langue et la logique est le principe de cette explicitation, qui commença chez les Grecs. Heidegger peut ainsi chercher la signifi­cation des termes de la grammaire, la signification donc des termes de l'explicitation de la langue. Alors que Socrate dans le Cratyle remontait de mot en mot à l ' infini pour expliquer un nom, Heideg­ger congédie d'emblée le mot et remonte de signification en signi­fication.

Après la grammaire, Heidegger passe à l'étymologie du mot « être ». Là, nous n'apprenons pas davantage, puisque ce mot est, dans sa strate de signifiance, l'amalgame de trois racines diverses : la première est vivre (« es », sk. « asus ») qu'on trouve dans le grec « eimi » et « einai », dans le latin « esum, esse » ; la deuxième est croître (« bhû, bheu ») qu'on rencontre dans le grec « phuô », dans le latin « fui, fuo », dans l'allemand « bin, bist » ; la troisième racine est « wes », se déployer, (a.i.e. « vasami ») qu'on trouve

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encore en allemand dans « wesen ». Aucune de ces significations ne se manifeste encore vraiment. Dans l'accouplement de ces deux amalgames, grammatical et étymologique, nous trouvons au moins une explication suffisante de ce fait que le mot « être » est un mot vide et dont la signification est hésitante ( E M , p. 79).

Cette méditation de la grammaire du mot être, dans sa décons­truction, c'est-à-dire dans le rappel de son émergence, se présente elle-même comme « grammaticale ». Aucune perspective n'est offerte pour sortir de la grammaire occidentale, sinon celle, imma­nente, de la reconnecter à ses origines afin d'en montrer le carac­tère non absolu. La seule façon de le faire est de regrammaticaliser l'être, de réinscrire alors en lettres doublées la première inscription de l'être dans la langue. En lettres doublées, c'est-à-dire en écri­vant, comme Heidegger, à deux mains, la seconde parcourant l'his­toire grammaticale comme un palimpseste et effaçant, dans la réinscription, l'évidence de cette grammaire. Cette grammaire en effet n'a pu devenir évidente que parce qu'elle a jaillit un jour, puisqu'elle a une origine et que cette origine elle-même est interro­geable. Puisque Heidegger met en connivence l'aspect visible du gramme qui a fait la consistance propre de la langue, faire apparaî­tre cette visibilité devenue évidence implique aussi un autre gramme, une regrammaticalisation. Du fait que cette réécriture ne peut se mouvoir que de l'intérieur même d'une inscription de la langue dans une tradition, cette réécriture comme écriture regram-maticalise en dégrammaticalisant. La grammaticalité que nous avons décelée dans le discours de Être et Temps, comme gram­maire du monde, qu'avait à réarticuler le Dasein authentique, advient maintenant dans le cœur même de la langue ; « c'est plus qu'un hasard » ( E M , 55) si Heidegger doit partir du mot « être », parce qu'il s'agit de remotiver ce hasard en retrouvant le vrai («e tumos») de l'origine, la nécessité donc qui a accompagné ce hasard (« kata sumbebèkos » : « par accident », c'est-à-dire en allant en parallèle, ainsi qu'il « traduit » cette expression aristotéli­cienne dans son commentaire de 1931, Bd 33).

Aussi est-ce seulement après ces constatations que fait la lin­guistique, dit Heidegger, que doit commencer le questionnement. Il n'a pas l'intention, dit-il, « d'accepter ce fait (les constatations lin­guistiques concernant la grammaire du mot être) aveuglément comme le fait qu'il y a, par exemple, des chiens et des chats » ( E M , p. 57). La pertinence et l'impertinence de Heidegger se mêlent ici étroitement. Rien de plus stimulant pour la pensée que le refus des évidences et l'interrogation de leurs présupposés. Mais

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dès le moment où cette interrogation se fait systématiquement his-toriale (chez les Grecs, ceci signifie cela ; au Moyen Âge, un autre ceci ; dans les Temps Modernes encore un cela), et que cette histo­rialité ne vise en fait qu 'à consacrer l'inauthenticité ou le déclin de ces significations, l'impertinence recouvre la pertinence. La vue génétique renoue dangereusement avec une recherche effrénée du pur, de l'originaire, du vrai. Cette impertinence se fait à ce point revendicative que le vrai ne se peut livrer que dans cette pensée qui le cherche, dans la pensée de Heidegger.

Ici, à propos de cette grammaire et de cette étymologie, Heideg­ger semble croire naïvement qu'elles ne nous apprennent rien, alors qu'il a lui-même posé les termes de la question de façon qu'elles ne puissent rien nous apprendre : la langue, de toute façon, est une explicitation régie par un « logos » devenu logique. Mais ce strata­gème de constater que « être », à la suite de l'examen, est un mot vide le légitime alors à chercher la signification de ce vide, le « vrai sens » du sens dérivé.

Comment se fait-il que ce mot soit devenu vide, c'est-à-dire que la richesse de son potentiel signifiant se soit évanoui ? Cette ques­tion prétend innocemment dépasser la linguistique et montrer en quoi celle-ci est secondaire, dérivée et insuffisante dans la tâche même qu'elle entreprend. Du vide d'un mot, on ne peut rien tirer ni rien conclure ( E M , p. 77). Posons donc une autre question : « Quelle signification fondamentale et rectrice peut avoir guidé le mélange qui est advenu ici ? » ( E M , p. 77). Il y a une signification directrice fondamentale (führende Grundbedeutung) ou une signifi­cation rectrice (Richtbedeutung) qui se tient dans tout mélange de ce mélange. L'absence de signification est elle-même signifiante. Non seulement il y a perte, du point de vue de la grammaire et de l'étymologie, mais surtout Heidegger suppose, pour pouvoir parler de perte et même pour montrer que perte i l y a eu, qu'il y eut une expérience de la perte qu'i l nomme l'oubli de l'être (Seinsverges­senheit) ou mieux, l'oubliance de l'être (terme qu'on rencontre encore chez Balzac au sens de prédisposition à oublier).

On voit le paradoxe. Le mot n'est jamais reconnu dans son iden­tité, alors que la méditation heideggérienne part d'une foi sans borne pour lui. Heidegger est parti du mot « être » en tant que mot pour « constater » qu'en fait seule la signification qui le transit est pertinente, ou, dans le cas des différentes racines du mot « être », que seules sont pertinentes les expériences à la base du mot. Les significations, et c'est la suite conséquente de Être et Temps, sont porteuses de mots. Mais puisque la signification même antérieure

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au mot n'est rien en dehors des mots, Heidegger donne un « nom » à ce hors-langue issu d'un divorce : l'être, et fait par conséquent du mot « être » le témoin dans la langue de sa provenance : « L'histoire lexicale interne de ce mot « être » précisément ne doit-elle pas être soustraite à l'assimilattion que l'on fait couramment avec n'importe quels autres mots, dont on étudie l'étymologie, par­ticulièrement si nous considérons que ce ne sont pas des particula­rités quelconques dans le cercle du dicible qu'abordent et, en les nommant, dévoilent déjà les significations des racines (vivre, s'épa­nouir, habiter) ? » ( E M , pp. 77-78).

Remarquons à nouveau ici que parler d'expérience à partir d'un seul mot, en l'occurrence à partir d'une racine, cela ressemble encore au principe du Cratyle qui permettait de remonter à l ' infini dans la recherche des origines vers un « onomatourgos ». À la dif­férence de Platon qui dans ce dialogue ultimement constate que les mots ne peuvent rien nous apprendre sur la vérité de la chose nom­mée et qu'il faut plutôt s'attacher aux choses mêmes plutôt qu'aux mots, Heidegger reconnaît que la question de l'origine en ce sens est mal posée, mais non pas pour réfuter la question. Au contraire, l'origine est justement cette perte originaire. Le résultat négatif a sa positivité précisément dans sa privation. Positivement, et pour Heidegger c'est là le point déterminant qui, en fait, a motivé sa recherche : à l'origine i l y a une perte, c'est-à-dire un devenir-perdu. Il ne peut donc être question de retrouver ce qui a été perdu, comme origine simple, mais de poser comme origine ce moment de la perte. Ce moment est en outre fixé temporellement : dans le monde grec, moment qui correspond au divorce dont nous avons parlé et qui coïncide également avec la naissance ou l'émergence de la « glôssa ». La positivité de ce négatif indique justement la nécessité de ce négatif : une regrammaticalisation et une réétymo-logisation, comme remotivation, s'avèrent urgentes, urgence tenant à notre situation actuelle où l'être est un mot vide. Cependant notons que même pour pouvoir envisager cette origine négative, et par cette privation, pour la saisir dans sa positivité comme histoire aussi de notre rapport à la langue, Heidegger a besoin de jouer de l'ambiguïté, ainsi que ce fut le cas dans le Cratyle, du mot et de l'expérience que manifeste ce mot, de jouer du mot et de ce qui porte ce mot tout en disant en même temps que c'est le mot qui est porteur de cette expérience. L'accès à l'expérience que mani­feste l'une ou l'autre des racines du mot « être » ne peut être autre que le mot même, alors que c'est justement cette expérience qui permit ce mot et qui permet maintenant à Heidegger de retrouver

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cette expérience. Cette ambiguïté est d'ailleurs restée celle de toute la recherche étymologique dans tout son développement.

« Être » : un mot qui est bien plus qu 'un mot

Heidegger tente d'échapper à toutes ces difficultés et apories en conférant un statut particulier au mot « être », ce qui le légitime à accorder une attention constante à la langue dont il montre par ail­leurs le caractère tout à fait dérivé. Le « toujours déjà » se motive de l'être sans que l'être soit capté ou capturé par les deux niveaux d'historialité que Heidegger met en jeu. Il y a une histoire de mots livrant, lorsqu'on en explicite la signification, des indications pour une histoire fondamentale de l'enchaînement des mots. Nous avons vu cela à propos de la dérivation du « logos » jusqu'à l'énoncé et la logique. La seconde est l'histoire des expériences qui ont porté ces mots, l'histoire de l'expérience de l'être qui a commandé à chaque fois l'explicitation de la signification du mot. L'enchaîne­ment des mots ne peut donc nous apprendre quelque chose que si nous saisissons l'enchaînement des principes qui régissaient ces mots. Puisque la première histoire n'est possible qu'en explicitant la significationn de ces mots, cette explicitation est autre que celle qui concerne le second niveau d'historialité, sans quoi on ne verrait pas comment ils se distinguent : le second expliciterait non plus un mot, mais l'explicitation du mot, ce qui multiplierait les problèmes et évacuerait de toute façon le mot. C'est ce que Heidegger veut éviter. En nous enquérant de l'être, par le biais de la grammaire et de l'étymologie, pour énoncer que « être » est un mot vide, au lieu de gagner un éclaircissement du fait cherché, « nous avons seule­ment placé un autre fait de l'histoire de la langue à côté et derrière le premier » ( E M , p. 80). Pour réconcilier les deux niveaux, mots et significations, issus eux-mêmes de la première dérive entre « logos » comme penser et « logos » comme parole, elle-même produite à partir du divorce entre « phusis » et « logos », Heidegger considère d'une part qu'« il n'y a absolument aucun mot vide, mais seulement un mot usé qui reste un mot rempli. Le nom « être » conserve sa puissance de nomination » ( E M , p. 84). Cela était d'ailleurs supposé lorsqu'il s'enquérait de la signification qui avait guidé ce vide de l'être. Mais cela ne suffit pas. Il faut d'autre part que le mot « être » reçoive un statut particulier. A supposer qu'i l n'y ait pas de signification de « être » et que nous ne comprenions pas non plus ce que cette signification vise, qu'y aurait-il ? « Seule-

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ment un nom et un verbe en moins dans notre langue ? » Non. « Alors il n'y aurait absolument aucune langue » ( E M , p. 87). C'est-à-dire qu'il n'y aurait absolument pas cela que dans des mots l'étant s'ouvre en tant que tel, qu'il puisse être interpellé et abordé. En effet, dire l'étant en tant que tel, cela inclut en soi : comprendre au préalable l'étant en tant qu'étant, c'est-à-dire son être. Ne pas comprendre l'être, le fait que le mot « être » n'aurait pas cette signification hésitante, cela signifierait qu'il n'y a absolument aucun mot pris en particulier et que nous ne pourrions jamais être des disants (Sagende, E M , p. 87), cela en tant que quoi nous som­mes. L'être parle dans la langue, avons-nous vu. La langue est régie par la compréhension de l'être. Dans le mot « être », l'être ne parlerait pas et nous ne serions tout simplement pas, puisque nous sommes ceux qui ont la compréhension de l'être.

L'enchaînement entre être, compréhension de l'être, mot « être » reprend l'enchaînement entre 1. « p h u s i s » indifférenciée de « logos », 2. « logos » dans son assemblement à la « phusis » et 3. « logos » comme nom pour le discours. Pris dans cet enchaînement et recevant de lui tout son poids, le mot « être », même s'il est devenu vide reste le signe que, alors, la compréhension de l'être est embrouillée. Par différence d'avec les autres mots, nous ne pou­vons donc pas distinguer dans ce mot le mot lui-même, la significa­tion et la chose nommée : « Le mot « être » se comporte en cha­cune de ses transformations envers l'être même qui est dit de manière essentiellement autre que tout autres noms ou verbes de la langue ne se comportent envers l'étant qui est dit en eux » ( E M , p. 94). L'« être » n'étant pas un étant, jamais ne se donne dans le mot « être » ce qui est visé par ce mot. Le mot « être » est essen­tiellement faire-signe au travers de la compréhension de l'être. Ainsi s'explique que dans le mot « être » et ses transformations, « mot et signification sont plus originairement attachés à ce qui est visé par là, mais aussi inversement [que] l'être même est remis (angewiesen) au mot en un tout autre sens et en un sens plus essen­tiel que tout étant » ( E M , p. 94).

En conférant un statut particulier au mot « être », Heidegger renforce encore, si nécessaire, l'ambiguïté de la langue, à la fois première (la langue comme langue de l'être) et dédoublée : la lan­gue n'est pas la langue tout simplement, mais une conservation (Bewahrung, E M , p. 181). Ce qu'elle conserve, c'est le rapport aux étants et à soi-même, c'est-à-dire le principe qui régit l'explicita­tion qu'elle est. Elle conserve la compréhension de l'être et n'est telle que par une compréhension de l'être. Elle est le domaine de

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la signification, mais le sens lui échappe. « Cela que nous compre­nons, qui s'« ouvre » vraiment de quelque façon à nous dans le comprendre, de cela nous disons : i l a un sens. Pour autant qu'il est vraiment compris, l'être a un sens » ( E M , p. 89). Le sens en tant que compréhension de l'être est cela qui régit la langue. Mais il ne se donne pourtant que dans une langue, cependant pas de façon simple ou immédiate, sinon i l suffirait d'analyser la langue - sa grammaire ou son étymologie - pour trouver le sens. Le com­prendre authentique, dit Heidegger, doit être arraché au cèlement et cela peut seulement advenir en nous enquérant de cette compré­hension de l'être afin de la mettre en question ( E M , p. 89). Com­prendre authentiquement, c'est interroger la compréhension de l'être. Qu'est-ce à dire ?

Souvenons-nous que la compréhension de l'être est le principe d'explicitation de la langue et nous verrons le statut de celle-ci. En interrogeant, non pas ce que la langue dit, mais le principe de son fonctionnement ou l'explicitation du rapport à l'étant en totalité qu'elle promeut, en interrogeant donc la compréhension de l'être qui se dit en elle, nous comprenons authentiquement. Le détour par la grammaire et l'étymologie du mot « être » constituait cette mise en question d'une certaine explicitation de la langue. La significa­tion vide du mot « être » indiquait ce fait que la langue était une telle explicitation déterminée et par conséquent que le mot « être » était, non pas ce que la langue « dit », mais ce que la langue expli­cite. Un mot capital, à la fois au cœur même de la langue, en tant que « mot », infinitif, copule, dont les racines ne parlent plus dans la signification, et au plus extrême dehors : l'être est « toujours déjà » langue, « toujours déjà » mot.

Le sens de l'être qui s'ouvre dans le comprendre authentique par mise en question de la compréhension de l'être se donne ainsi dans une langue mise à l'index, une langue pointée, à la fois conservée - parce qu'il n'en est pas d'autre - , et suspendue métaphysique-ment : l'explicitation qu'est la langue est elle-même explicitée en dégrammaticalisant, en étymologisant ou en re-grammaticalisant, puisqu'il s'agit toujours de langue. L'historiographie de l'historia­lité que la compréhension de l'être constitue remplit justement cette fonction grammaticalisante.

Entre discours et langue, l'histoire constitue ainsi un troisième pôle. Elle ne peut jamais être saisie pour elle-même, abordée immédiatement ou même par redoublement d'un des termes. Pour filer le paradoxe, comme on file une métaphore, elle ne peut être abordée que par le redoublement du redoublement. Plus explicite-

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ment, du discours on peut passer à la langue comme son moment expressif, et inversement passer de la langue au discours comme à son fondement existential. De même, de la langue on peut passer à la poésie comme langue originaire et inversement de la poésie à la langue comme poésie originaire. L'accès au sens du « Zugang » est indirect : pour penser l'un il faut supposer l'autre. C'est là le mouvement de la pensée authentique. Mais l'authenticité, ou plutôt l'explicitation qui se réclame de l'authenticité, tourne à vide dans le jeu de reflets reflétants. Dans Introduclion à la métaphysique, un troisième redoublement s'est immiscé. Nous avons dit que le dis­cours intervient ici, non plus en tant que pôle comme précédem­ment, mais en tant que médiation. Nous gardons toujours les redou­blements présents dans Être et Temps, en 30-31 et en 34, mais ils sont eux-mêmes redoublés ou, mieux, renvoyés à un autre pôle où ils se dynamisent : la « Geschichte ». Ce renvoi advient précisé­ment par un troisième redoublement que Heidegger nomme ici brièvement « glôssa ». Les termes à la limite, et cela est conforme à ce que Heidegger dit par ailleurs, sont toujours arbitraires. Ils ne trouvent leur pertinence que par le renvoi où ils sont pris. La « glôssa » est notre langue. Elle renvoie à la « Sprache », langue dans laquelle l'être parle, langue aussi de pur bavardage. Cette « Sprache » renvoie au « logos », par l'intermédiaire du discours, parce que le « logos » a donné sa détermination essentielle au dis­cours, discours comme frappe du « logos » ou comme bavardage. Cette frappe ou cette imprégnation entre « logos » et discours émergea elle-même d'un divorce en quoi se manifeste l'être, divorce entre « logos » et « phusis ».

Cette histoire - et la duplicité du terme, au sens d'historialité et de tissu discursif, garantit la cohérence et la pertinence de l'entre­prise - ne vise pas à raconter un fait - c'est là l'illusion nécessaire de toute historiographie - , mais bien plutôt à raconter l'enchaîne­ment des différentes histoires qui ont été tissées sur le rapport à ce fait. Ce fait, en conséquence, qui n'est plus perceptible ou visible, au sens de 1'« eidos », que dans la trace de la trace, ce fait qui jamais ne fut « présent », là, est le « Ur », à la fois « Ur »-Ge­schichte », que Heidegger mentionne déjà en 1928 dans les Meta­physische Anfangsgründe der Logik, P« Ur »-Dichtung » et 1'« Ur-Sprache » de 1934, et 1'« Ur »-Sprung » abordée dans les conféren­ces sur L'origine de l'œuvre d'art en 1935-36. Ou encore ce fait est un mythe, un « muthos », et l'histoire de ce mythe est mytholo­gie, ainsi que Heidegger le suggérera : « Un savoir d'une « Urge­schichte », ce n'est pas déterrer le primitif et assembler des osse-

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ments. Ce n'est ni une demi-science ni une science totale de la nature, mais, si c'est vraiment quelque chose, c'est une mytholo­gie » ( E M , p. 164-165). Une telle mytho-logique s'enquiert de 1'« Ur-geschichte », dans une « méditation de la provenance de notre « histoire cachée » (verborgenen Geschichte) » ( E M , p. 99).

2. L E S RETOMBÉES LINGUISTIQUES HEIDEGGÉRIENNES

Cette mythologique Heideggérienne a trouvé quelques échos en lin­guistique, par exemple chez Johannes Lohmann. Linguiste, conti­nuant d'une certaine façon les thèses de Humboldt de façon très critique et s'inscrivant dans les thèses heideggériennes, il livre un exemple intéressant tout à la fois de ce que signifieraient, linguisti­quement, les thèses de Heidegger, et en quoi elles prêteraient le flanc à la critique, à celle de Apel par exemple qui voit en Heideg­ger et en Lohmann la manifestation d'un « Linguizismus » 3 ou d'une « Logosvergessenheit » 4 . Lohmann a ainsi tenté de montrer les rapports entre être et vérité dans la forme de la langue ou de mettre à jour la manifestation linguistique de la différence ontolo­gique 5 . Conformément à l'effort constant de Heidegger de penser en le transformant notre rapport à la langue, que ce soit en la refu­sant ou en se mettant pieusement à son écoute, Lohmann repère dans l'histoire les moments où intervint un changement du rapport de l'homme à la langue, faisant de celle-ci ce que nous entendons communément par là.

La mytho-logique du rapport de l'homme à la langue

Lohmann voit l 'émergence de la première langue en tant que telle, au sens où nous l'entendons, dans la « lingua latina ». A f i n d'ap­préhender les différentes ruptures qui ont permis ou provoqué cette

3 Dans Le partage des voix (Paris, Galilée, 1982), J .-L. N A N C Y met en parallèle cette présentation de Ion avec l '« hermcneia » telle que Heidegger l'envisage dans Acheminement vers la parole. Nancy reconnaît ne pas tenir compte de la « Kehre » dans sa présentation. La figure offerte dans Ion nous a semblé consti­tuer une image pertinente pour montrer comment, ici et jusqu'aux Contributions. Heidegger reconfigure cette image en cherchant la systématique d'un enchaîne­ment de niveaux interprétatifs, systématique que nous appelons « mytho-logique ».

4 Karl-Otto A P E L , Die Idee der Sprache in der Tradition des Humanismus von Dante bis Vico. (Archiv für Begriffsgeschichte Bd 8), Bonn, Bouvier, 1963, p. 88.

5 Karl-Otto A P E L , Diskurs und Verantwortung. Das Problem des Übergangs zur postkonventionellen Moral, Frankfurt a. M. , Suhrkamp, 1988.

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éclosion, il recourt à trois termes valant comme trois nœuds histori­ques : le « muthos » devint « logos » et celui-ci « lingua » ''.

Le concept de langue présuppose une constitution spirituelle tout à fait déterminée (Geistesverfassung) qui existe seulement depuis Luther, approximativement. Le grec n'est pas pour les Grecs une langue comme le français ou l'anglais le sont pour ces deux peuples. La langue comme forme de pensée ou comme forme de vie a pour caractère immédiat pour nous d'imbriquer la pensée dans le discours, dans le « logos » (ou même dans le « dialo­gos » ) 1 . Ici apparaît, selon Lohmann, dans toute son évidence la pensée humboldtienne de 1'« innere Sprachform ». Dans le monde grec un autre rapport à la langue est en jeu : « La pensée est ici encore une avec sa formulation langagière (dont elle s'est finale­ment séparée seulement depuis le nominalisme du Moyen Age). La langue en conséquence est un comportement pensant de l'homme que la théorie linguistique des Stoïciens s'efforce de saisir dans sa forme » 8 . Si le « logos » fut le premier concept « formel » de la langue, on peut caractériser le mot « muthos » comme le dernier représentant d'un concept de la langue la visant selon son contenu. Se référant à W. F. Otto 9 , Lohmann voit dans le « muthos » le témoignage immédiat de ce qui était, de ce qui est et de ce qui sera. C'est l'automanifestation de l'homme au sens véritable où le mot ne se distingue pas de l'être. Chez Homère, le « muthos » est la chose même en question. Lohmann reprend à Kleimknecht l'ap­plication de cette thèse à un passage de VOdyssée, v. 191, où se profile la volonté d'Athéna de tenir dans le brouillard la patrie d'Ulysse qui, endormi parmi les Phéaciens, s'éveille sans le savoir

'' Par exemple dans : « M . Heideggers ontologische Differenz und die Sprache », dans Lexis. Studien zur Sprachphilosophie. Sprachgeschichte und Begriffsbildung, 1. 1948, pp. 49-106 ; « Sein und Zeit, Sein und Wahrheit in der Form der Sprache », dans Lexis, II, 1949, pp. 105-143.

7 Lohmann expose ces thèses notamment dans les articles suivants : « Einige Bemerkungen zu der Idee einer inhaltbezogenen Grammatik », dans Sprache und Schlüssel zur Welt. Festschrift für Leo Weisgerber, Hrsg. H. Ciipper, Düssseldorf, Pädagogischen Verlag Schwann, 1949, pp. 125-133: « Das Verhältnis der abendländischen Menschen zur Sprache (Bewusstsem und unbewusste Form der R e d e » , dans Lexis, III, 1952 ; « Besprechungen », dans Lexis IV, 1954, pp. 1 18-164 ; « Über den paradigmatischen Charakter der griechischen Kultur », dans Die Gegenwart der Griechen im neueren Denken. Festschrift für H.-G. Gadamer, Tübingen. J. C. Mohr. 1960, (pp. 171-187).

8 Lexis, 111, Op. cit., pp. 11-12. 9 Lexis, III, Op. cit., p. 31.

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dans sa patrie. Par le discours et de manière progressive, Athéna

lui dévoile ainsi ce qu'il en est : « peri gar theos èera cheuê/Pallas

Athènaiè, kourè Dios, ophra min autô/agnôston teuxeian ekasta te

muthèsaito » 1 0 . Dans la déclaration de la déesse, le parler n'est pas

un expliquer postérieur ni la représentation de quelque chose qui

serait de quelque façon là, présent et visible. Le parler est cela qui

est proprement, comme dire de l'être, dire de ce qui est ou faire­

voir du véritable état de chose. Le discours donne alors à ce qui

est la frappe qui lui revient par le « cela est ». Le « muthos »

devient, comme histoire, Γ advenir dans le mot, alors que le

« logos » est le mouvement du comprendre considérant ce qui est

considéré en tant que tel.

La transition du « muthos » au « logos » est le passage de la

« mythologie » à la « physiologie ». Le « mythologique » raconte

des histoires, le « physiologique » rend compte (« logon didonai »)

de ce qui est comme tel, de sa « phusis ». Dans ce dernier concept

se marque la naissance de la conscience « scientifique » chez les

Grecs, une science qui ne concerne pas quelque connaissance du

monde, mais une attitude déterminée envers le monde, présuppo­

sant que ce monde représente un processus se réalisant selon des

règles. Le processus porte en lui­même la loi de son déploiement

et n'a dès lors pas besoin des béquilles que pourrait lui offrir une

causalité externe, telle celle d'une puissance divine dans la vision

mythologique ". Les « physiologues », ainsi qu'Aristote nomme les

philosophes présocratiques, sont ceux­là qui ont livré la condition

de possibilité de la science en général et qui ont ainsi fondé les

sciences particulières. Les deux concepts de « phusis » et de

« logos » marquent en leur réciprocité le fondement commun de la

philosophie et de la science, fondement que Lohmann appelle

« conscience scientifique » : la « phusis » est le principe du monde

donné à la conscience scientifique comme « kosmos » ; le « logos »

est le principe de sa « formulation » l 2 .

A l'opposé de ce concept grec de « logos », marquant la scission

entre être et dire de l'être, les concepts centraux correspondants des

cultures de l'Inde et de la Chine anciennes, « Brahma » et « Tao »,

désignent le principe de l'advenir du monde, analogue à la « phu­

sis » grecque, en même temps que sa formulation. Dans la pensée

« philosophique », cet advenir régissant le monde est encore hypo­

1 0 Cf. W . F . O T T O , Gesetz, Urbild und Mythos, Stuttgart, 1 9 5 1 , p. 5 9 .

" Cité dans «Über den paradigmatischen Charakter» , Op. cit., p. 175 . 1 2 « Bemerkungen zu der Idee einer inhaltbezogenen Grammatik », Op. cit., p. 130.

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stasié en une force agissante dont le concept comme « nom » con­tient encore le même effet magique et fascinant que dans l'advenir du monde compris mythiquement, c'est-à-dire rapporté aux noms des dieux comme principes.

En conséquence à la rupture entre l'advenir du monde, régi par des lois, et la formulation du principe, la conscience scientifique voit dans le monde un monde de choses existant selon une légalité autonome ; les noms des choses deviennent des désignations exté­rieures. Depuis les « physiologues » grecs jusqu'au nominalisme du Moyen Âge, le développement de l'esprit européen est ainsi en son intime essence une « Sprach-Geschichte », c'est-à-dire une histoire du monde reflétée dans la langue parce que tissée comme histoire par la langue elle-même dans laquelle l'homme se tient.

Dans la « lingua latina », pour la première fois, par exemple dans la personnalité imprégnée de classicisme qu'est Cicéron, les formes d'usage et d'expression d'une culture se sont détachées comme telles d'une forme linguistique déterminée. C'est aussi dans cette situation qu'apparaissent pour la première fois des concepts comme « mot » et « signification ». Lohmann rappelle qu'en sans­crit, ce que nous appelons la signification d'un mot, « artha », veut dire « la chose dont il est question » (en allemand : « Sache »). Pla­ton dans le Cratyle parle de la « dunamis » d'un mot, de la puis­sance d'appellation d'un mot comme nom. Dans son état pré-scien­tifique, la langue est, vue de l'intérieur, la région des « noms » pour les choses dans le monde. Vue de l'extérieur, elle apparaît comme un mode de comportement dans une communauté humaine, comme l'indiquent les appellations grecques des langues spécifi­ques : « hellènizein », parler grec au sens de se comporter comme un Grec, « attikizein », « persizein ».

Dans la culture européenne, où l'homme devient pour la pre­mière fois un « sujet » de l'advenir, la langue en tant que région des significations des mots, devient un « objet » disponible pour celui qui, dès lors, peut en faire usage. À côté de la langue comme « logos », toutes les autres formes possibles du parler humain sont des modes d'un « faire » qui, en même temps que le « logos » lui-même, ont été projetés dans l'unité nivelante de notre concept de « langue ». Ce concept mixte représente le dernier stade d'une his­toire qui, dans son déroulement, a été déterminée par deux princi­pes réciproques : le mode d'existence de la « langue » est condi­tionné par la domination à chaque fois d'une représentation déter­minée de ce qui « est », ou, réciproquement : la représentation de

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ce qui « est » est, en sa forme, conditionné à chaque fois par un mode d'existence déterminé de la « langue ».

La disponibilité que nous croyons avoir de la langue, remarque Lohmann, reste apparente, car l'objet de cette disposition est repris par celui qui en dispose de façon très limitée en manipulant la lan­gue ou en la construisant. Cette reprise est même essentiellement passive et aveugle. Seule la connaissance de l'histoire de cet outil peut transformer la reprise aveugle en un usage qui soit au moins saisi dans sa motivation. Dans cette optique une « grammaire rap­portée au contenu » (inhaltbezogene Grammatik) telle que Leo Weisgerber la développe a le mérite, selon Lohmann, de ne pas se laisser imposer ses catégories à partir d'autres sciences, mais de la prélever sur les langues elles-mêmes et à partir de leur histoire. Cette élaboration des catégories doit s'effectuer en référence au mode selon lequel les langues, comme une forme de rendre compte de ce qui est, se rapportent à ce processus du « compte rendu ».

Si nous avons mentionné cette vision de l'histoire du rapport de l'homme à la langue telle que Lohmann l'établit, ce n'est certes point dans le but d'en faire le paradigme de toute considération lin­guistique ni non plus en vue de la critiquer en avançant tel ou tel « fait » qui pût l'infirmer ou la corriger. À cet égard i l faudrait exa­miner en quoi et à quel prix peut s'intégrer dans le schéma de Loh­mann la définition de la langue devenue canonique qu'Aristote donne au début du De Interpretatione. Ce qui nous intéresse dans la présentation de Lohmann, comme dans celles de Humboldt ou de Saussure évoquées précédemment, c'est le fait que la plupart des considérations sur la langue ressentent le besoin ou la nécessité d'intéger à leurs approches la question des origines. Cette question reste bien entendu la question éminente de Heidegger. Dans Être et Temps, cette question de l'origine s'apparente à la question de la genèse chez Humboldt : la langue naît dans le discours à partir de la temporalisation du Dasein, puis, dans le premier cours sur Hölderlin, à partir du destin envoyé à un peuple, enfin, ultérieure­ment, à partir de et dans le destinement de l'être.

Nous avons vu comment Humboldt et Heidegger, chacun à leur façon et de manière très proche, ont tenté d'éviter le vice par une circulation à l'intérieur du cercle qui permettait de récupérer cette fiction de l'origine. Chez Heidegger et, à sa suite, plus radicale­ment, chez Lohmann, cette fiction se montre dans la rupture d'avec le « m u t h o s » à l'intérieur du « l o g o s » grec, où, selon Lohmann, culmine en son « acmè » l'histoire du « dire- »est » (« ist »-Sagen). Cette histoire accoucha à ce moment d'une « philosophie » grecque

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prenant pour objet déclaré le « on hé on ». Dans le cadre de notre culture européenne, - nos langues dérivent de l'indo-européen - , Lohmann propose de substituer à un arbre de ramifications se déployant à partir d'une racine, « une histoire de l'esprit indo-ger­manique ». A u lieu d'envisager le déploiement dans une transitivité dont le point de départ serait une langue originaire, il faudrait plu­tôt le comprendre comme une émergence, en un point donné, non point d'une langue originaire, mais de la cristallisation de ce qui permit à une langue d'émerger, ce que représente le « logos » grec. A u schéma suivant :

Déploiement des langues à partir d'une « Ursprache »

se substituerait le modèle culturel suivant :

ou, mieux encore :

« acmè » de la forme dans le « logos » grec

Cette « acmè » représente une condensation du principe forma­teur, analogue à la condensation d'une langue originaire ; l'avan­tage en est que le début est récupéré dans l'histoire et que, par là, le « cercle herméneutique » dans lequel il s'inscrit évite tout carac-

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tère vicieux. « A f i n de décrire adéquatement les sytèmes langagiers selon leur aspect de contenu, je dois trouver un point de vue ou une méthode qui puisse pleinement prendre part aux différentes posi­tions des diverses « visions du monde » ou « images du monde » dans leur contenu réel, sans pourtant être victime de ce contenu réel, tel qu'il se présente à moi de prime abord, naturellement et inévitablement, à partir de ma propre vision du monde ».

De par la récupération de l'origine dans la circulation du cercle, c'est-à-dire dans l'étude philosophique de l'histoire linguistique, le début n'est pas un moment originaire fixé dans le temps, mais un « kairos » où le début se manifeste dans son « acmè » et devient, de ce fait, origine au sens d'un saut originaire. Chez Humboldt, la puissance de discours présente en chacun permettait de récupérer, par comparaison des langues, les indices de ce discours originaire. Heidegger considérait le discours comme une articulation du monde produisant, par genèse, une langue (dans Être et Temps), ou voyait un type de penser surgir en même temps qu'une certaine explicitation de la langue (dans Introduction à la métaphysique). De même chez Lohmann la récupération de l'origine dans un cer­cle implique une déchéance inscrite au cœur même de la langue qui permet précisément le développement de cette langue, ses muta­tions et ses ruptures, envisageables seulement par rapport au moment originaire, pur, servant de contraste à toute vicissitude. « Legein » était encore chez Homère un mot remarquable pour « dire » et « discourir », puis devint l'expression du simple « dire », rangé dans le paradigme : « legô », erô, eipos », etc. C'est là, pour J. Lohmann, un exemple du destin du concept général qui, né de 1'« ouverture » du « comprendre » d'une « situation » tombe néces­sairement après un temps dans la « quotidienneté », dans la « déchéance ». Comme pour Humboldt et Heidegger, Lohmann voit une intime connexion entre langue et poésie. Homère, en ce temps du « muthos », est le « princeps poetarum », non certes poète au sens d'un littérateur, comme nous le comprenons et le lisons, mais « poiètès » au sens originaire ; il est par conséquent le premier « logicien », justement en tant que « poiètès ». Instituteur incontes­table de la Grèce, il l'est aussi de l'Europe, comme charpentier (« tektôn ») du « logos ». L'histoire de la littérature grecque n'est histoire littéraire que de notre point de vue. Historiquement ou his­torialement, elle est l'histoire, c'est-à-dire la naissance du « logos ». Lohmann reprend ici quelques thèses que Heidegger a notamment développées dans son premier cours sur Hölderlin, où il est rappelé que Hölderlin nomme Homère le poète des poètes,

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comme celui qui a poétisé la pleine appartenance du Dasein « poé­tisant », du Dasein « pensant » et du Dasein « agissant ». Le divorce ultérieur impose une écoute de la poésie, de la grande poé­sie, éminemment celle de Hölderlin, où se marque la trace de cette rupture.

Cette fiction méthodologique que constitue l'histoire des origi­nes et à laquelle toute considération de la langue se voit ou se sent tenue entretient des relations ambiguës avec une certaine étymolo-gisation : pour trouver l'origine de la langue, il n'est d'autre biais que de remonter l'antécédence de mots, par exemple les mots nom­mant la langue ou le parler. Ce faisant il faut supposer une espèce de milieu comme un autre éther où ces mots signifient : l'éther de la signification ou de la signifiance. Pour Heidegger, c'est l'histoire en ses deux faces ou ses deux phases : en tant qu'enchaînement simple sous forme de dérivation, elle est historiographie ; en tant que la dérivation est le signe d'une dérive de l'origine, c'est l'his­torialité. Lohmann adopte une position mitigée : prendre cons­cience que dérive il y eut afin de gagner ou conserver un rapport authentique à la langue par delà la déchéance.

Cette parenté entre l'origine et un certain étymologisme fut déjà formulée comme telle par A . W. Schlegel dans « De l'étymologie en général » " . Presque par nécessité, écrit-il, l 'étymologie doit combiner, ou a toujours combiné, trois genres. L'étymologie gram­maticale s'occupe des moyens de développement qu'une langue possède dans son propre sein. L'étymologie historique remonte vers une époque antérieure de la même langue, ou dans d'autres langues plus anciennes dont on la suppose dérivée. L'étymologie spéculative enfin est celle qui part d'une théorie générale de l 'ori­gine des langues ou qui tend à l'établir 1 4 . Cette spéculation, écrit Schlegel, fonctionne à la fois comme formation d'une hypothèse et, donc, comme reflet des propres a priori des étymologistes, qui les a empêchés de prendre conscience de l'ignorance à laquelle il faut se résigner. Schlegel également énonce, à propos de l'invention d'une grammaire, le cercle de toute recherche linguistique : « Mais le raisonnement et la faculté d'analyse nécessaire à un degré infini­ment supérieur pour l'invention d'une grammaire, qu'ils ne le sont pour son application, ne peuvent s'exercer, ne peuvent faire un seul

1 1 A . W. SCHLEGEL, « De l 'étymologie en général », dans Œuvres écrites en fran­çais, T. Il, publiées par E. Boeking, (reproduisant le volume X I V des Sämmtliche Werke, édité à Leipzig en 1X46), Hildesheim/Ncw York, Georg Olms Verlag, 1972, pp. 103-148.

" « De l 'étymologie en général ». Op. cit., p. 10X.

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pas, sans le recours d'une langue déjà bien constituée pour cela, et voilà la pétition de principe. Comment est-on ingénieux grammai­rien, sans avoir jamais parlé, ni entendu parler grammaticale­ment ? » ' 5 .

Ce pari commun à Humboldt, Heidegger et Lohmann, dont l'en­jeu est le même : parler à propos de ce qui nous permet de parler, mais dont les règles du jeu varient chez chacun, ne peut manquer de livrer le flanc aux critiques, notamment celles de « linguicisme » et d '« historicisme » telles que Apel les formule. Cet effort promé-théen de recouvrir la provenance de notre dire aurait pour pendant, paradoxalement, une « Logosvergessenheit », c'est-à-dire, dans les termes de Apel, la perte de la capacité réflexive du langage.

3. K . -O . A P E L : H E R M É N E U T I Q U E ET P R A G M A T I Q U E

Apel considère comme très féconde la dimension de sémiosis du monde que Heidegger a mise en avant, sans l'exploiter véritable­ment. Dans cette dimension rendant possible la pré-compréhension que le Dasein a de l'être, s'articulent les relations que le Dasein a aux choses, aux autres et surtout à lui-même. La structure de F« en tant que » ancrée dans l'être-dans-le-monde, en tant qu'elle est arti­culée dans et par le discours, est d'une certaine façon une compré­hension langagière et historiale. Cette pré-compréhension langa­gière constitue pour Apel la possibilité de thématiser la langue comme un a priori de la compréhension, a priori au-delà duquel on ne peut remonter et que l'on peut reconstruire 1 6 . Il parle à ce pro­pos d'une ouverture du sens comme articulation du monde à partir de laquelle est possible une compréhension inter-humaine. Le dis­cours heideggérien serait à cet égard un rapport pré-réflexif de l'homme à lui-même. La langue réelle par conséquent doit toujours déjà représenter dans la saisie du monde un rapport de l'homme à lui-même, sans quoi elle n'aurait absolument rien qu'elle pût repré­senter « en tant que quelque chose » n . La libération langagière de l'étant intramondain « en tant que » quelque chose (c'est-à-dire dans sa « Bewandtnis ») correspond au rapport des hommes - plus précisément, dit Apel, au rapport des membres d'une communauté langagière - aux possibilités de leur pouvoir-être-dans-le-monde.

1 5 « De l 'étymologie en général », Op. cit., p. 134. 1 6 Karl-Otto A P K L , Transformation der Philosophie, Bd I Sprachanalytik, Semiotik,

Hermeneutik, Frankfurt a. M. , Suhrkamp, 1973, p. 86. 17 Transformation der Philosophie, Op. cit., Bd I, p. 245.

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Par ce rapport à soi inexprimé d'une communauté de langue, la vision du monde dans la langue, dont parle Humboldt, est médiati­sée dans sa constitution.

La distinction que fait Heidegger entre discours et langue ne pose aucun problème pour Apel, puisque, selon lui, la co-origina-rité des trois constituants que sont le comprendre (Verstehen), la situation (Befindlichkeit) et le discours (Rede), fait que le discours, conformément à l'être-jeté (Geworfenheit) du Dasein, s'est toujours déjà concrétisé dans la forme d'une « langue » déterminée, mon­daine et historiale l 8 . Rappelant que 1'« explicitation publique » (öffentliche Ausgelegtheit) constitue pour Heidegger cette dimen­sion quotidienne à laquelle on ne peut échapper et dans laquelle, contre laquelle tout projet authentique s'enracine, Apel voit dans l'ontologie fondamentale une éminente herméneutique radicalisée.

Cette radicalisation s'effectue sur base du médium historial qu'est la langue comme auto-explicitation de l'être dans la compré­hension de soi et du monde qu'a l'homme. Autrement dit, Heideg­ger ramène la question du sens de l'être à un problème de la com­préhension que l'homme a de l'être qu'il a à être ; cette auto-com­préhension est médiatisée communicativement dans l'histoire et dans la langue » 1 9 . Apel note cependant deux correctifs à apporter à cette radicalisation heideggérienne. La premier concerne la diffé­rence que fait Heidegger entre la compréhension de soi « existen­tielle » dans la situation, qui correspond à la « réflexion effective » de la langue dans laquelle « On » se comprend, et la compréhen­sion « existentiale » de la philosophie, devant radicaliser la com­préhension pré-ontologique en la portant au concept. Heidegger, selon Apel, n'a pas exploité la découverte qu'il avait faite de la « réflexion effective » de cette compréhension de l'être dans la lan­gue. Le second correctif relève du sort que Heidegger a réservé à cette herméneutique de la langue, en la subvertissant en une médi­tation de l'histoire de l'être et de la langue dans laquelle elle parle. Heidegger abandonne, ce faisant, le chemin de la philosophie trans­cendentale qu'il avait implicitement inauguré dans Être et Temps. Or c'est précisément à une transformation transcendentale de la philosophie que s'attache K. -O. Apel, entreprise qui va le conduire à tenter une conciliation entre herméneutique dite continentale dans la mouvance de Heidegger et Gadamcr et le pragmatisme améri­cain. Cela lui permettra de développer une « éthique du discours »

18 Transformalion der Philosophie. Op. cit.. Bd I. p. 263. 19 Transformation der Philosophie, Op. cit., Bd I, p. 295.

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(Diskursethik) qui prendra pour critère ultime de l'éthique l'ac­quiescement nécessaire de tout partenaire de la communication à un minimum de normes et de règles pour tout acte de langage sensé.

Dialectique entre communauté réelle et communauté idéale

L'intersubjectivité constitue l'axe de la pragmatique transcenden­tale qui a à prendre la place de l'unité kantienne de l'aperception. La relation entre locuteurs, c'est-à-dire leur compréhension et leur entente à propos de signes, est l'espace où les signes sont interpré­tés et reconnus comme signifiants, dans leur valeur sémantique et donc dans le processus sémiotique. Un signe peut seulement fonc­tionner grâce à sa validité intersubjective et cette validité résulte bien entendu d'un procès historique dans lequel les signes ont acquis leur potentiel signifiant. Nous n'avons pas d'autre accès au monde, aux autres et à nous-mêmes qu'au travers de signes, au tra­vers, donc, de la reconnaissance intersubjective de leur validité. En ce sens, les autres sujets, c'est-à-dire la communauté, sont toujours intriqués et impliqués dans tout acte de parole singulier. Apel se réfère à la conception triadique du signe qu'a développée Ch. S. Peirce, valant donc pour toute connaissance et toute argu­mentation médiatisées par signes : la fonction des signes interne au langage (syntaxique ou syntactique) et la fonction des signes reliés à la réalité (référentiel et sémantique) présupposent une interpréta­tion (pragmatique) de ces signes par une communauté d'interpréta­tion. La syntaxe et la sémantique dépendent en principe d'une pragmatique de l'argumentation qui les complète et les englobe. En conséquence, la pragmatique doit devenir une discipline philoso­phique qui traite des conditions subjectives et intersubjectives affectant la compréhension du sens et la formation d'un consensus à propos de la vérité dans une communauté idéale illimitée 2 0 .

Dans ce contexte, le langage naturel se voit attribué une fonc­tion herméneutique grâce à laquelle la « synthèse herméneutique » est accomplie. Cette « synthèse herméneutique » est une synthèse des règles et des conventions constitutives du sens. Par le langage naturel un monde de sens est ouvert. Ce monde spontanément est pourvu d'une validité objective et intersubjective. Autrement dit, le

2 0 Sur ces thèmes. Cf. « Szientismus oder transzendentale Hermeneutik ? Zur Frage nach dem Subjekt der Zeicheninterpretation in der Semiotik des Pragmatismus », dans Transformation der Philosophie, Bd II, Op. cit., pp. 178-219.

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monde n'a aucune existence en dehors du processus dialogique et intersubjectif, ou plutôt la question de l'existence et de l'inexis­tence du monde ne peut se poser que de l'intérieur de ce processus. Par delà toute critériologie logique ou scientifique, on pourra tou­jours avoir recours aux « évidences » de ce monde partagé et com­mun. Le langage ordinaire assume ainsi une fonction transcenden­tale, puisqu'il garantit les conditions de possibilité (fondation) et de validité (critères) du sens (vérité). En ce sens, la langue est en même temps thème et médium de la réflexion transcendentale.

Cette transformation du concept de langue reprend et poursuit, nous l'avons dit, les tentatives de l'herméneutique traditionnelle depuis W. von Humboldt jusqu'à Heidegger et Gadamer. Il s'agit de faire apparaître le poids de la tradition qui leste la langue parlée. K . -O . Apel insiste sur la substance concrète de la langue naturelle. Elle est articulation de la pré-compréhension. En d'autres mots, elle est la langue de l'histoire et de la tradition. Cependant, contre Heidegger et Gadamer, il prône une compréhension qui vise à « comprendre un auteur mieux qu'il ne s'est compris lui-même », et non pas simplement à le comprendre autrement2 1. Il y a un pro­grès de la compréhension. L'arrière-plan de la formation de la lan­gue n'a pas et ne peut pas avoir d'influence sur la communication. Après Habermas 2 2 Apel fait une nette distinction entre la compé­tence linguistique d'un locuteur et sa compétence communicative. Si nous avons à apprendre une langue qui est d'abord le « langage des autres », en tant que réseau intersubjectif, nous acquérons aussi par cet apprentissage une compréhension de l'usage général d'un langage. Nous apprenons ainsi à pouvoir appprendre et traduire des langues étrangères. Si le langage est bien une langue concrète pour K. -O. Apel, ce caractère concret ne recouvre pas toutes les opacités imprégnant nos mots et nos concepts et nous conduisant aux mécompréhensions ou à un manque de maîtrise. Apel ne conteste pas ces opacités, mais notre compétence communicative nous offre l'opportunité de limiter ces distorsions et de surmonter les obsta­cles à la communication. La qualification de la langue comme « synthèse de l'aperception » n'a ainsi rien à voir avec une quel­conque pensée de la tradition (au sens de l'herméneutique), mais

3 1 Cf. « Heideggers Radikalisierung der « Hermeneutik » und die Frage nach dem Sinnkritcrium der Sprache », dans Transformation der Philosophie, Bd I, Op. cit., pp. 276-334.

2 2 Jürgen H A B E R M A S , « Was heisst Universalpragmatik ? », dans K . -O . A P E L , (Hrsg.), Sprachpragmatik und Philosophie, Frankfurt a. M„ Suhrkamp, 1976. pp. 174-272.

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doit être comprise dans la reformulation suivante : c'est une syn­thèse transcendentale de l'interprétation médiatisée par signes qui est l'unité de l'entente intersubjective à propos de quelque chose dans la communauté de communication. Ce fait justement que mots et concepts portent une longue et insupportable histoire est la garantie que nous pouvons atteindre maintenant un accord à pro­pos, non de l'histoire des concepts, mais de leur usage : la commu­nication intersubjective n'est rien d'autre que l'accord à propos du sens et en même temps l'accord à propos de la signification des mots et du sens des choses médiatisées par la signification de ces mots. La synthèse de l'interprétation constitue ainsi la validité publique de la connaissance.

Par ce geste Apel remplace la connaissance par l'argumentation et transforme le « langage concret comme langage naturel » en un « usage intersubjectif d'arguments ». Il peut en tirer une consé­quence importante pour sa théorie : des normes et une éthique sont déjà présupposées par toute personne qui parle, c'est-à-dire qui argumente. Et cela à deux niveaux : d'une part, étant donné le caractère intersubjectif des arguments ou du langage, nous pouvons présumer qu'un accord normatif fut à la base de ces arguments reconnus comme tels ; mais nous ne pouvons pas faire retour vers cette institution, au sens actif, pour en faire apparaître le caractère substantiel. D'autre part, et corrélativement, au second niveau de l'usage des arguments, un aspect normatif doit être attribué à la communauté dans laquelle et à partir de laquelle nous parlons : si nous argumentons, nous présupposons que d'autres personnes peu­vent comprendre le caractère coercitif de nos arguments rationnels. Nous présupposons donc les autres personnes comme des partenai­res égaux de la communication. Plus spécifiquement, nous considé­rons que quelqu'un veut dire ce qu'il dit du fait qu'il estime qu'i l y a de bons arguments pour étayer ce qu'il dit et pour légitimer la façon dont il le dit.

Dans un tel cadre argumentatif, celui qui argumente accepte deux conditions. 1. La première est l'existence d'une communauté réelle à laquelle le locuteur appartient, en étant devenu membre par un processus de socialisation. De ce « discours du monde » sous forme d'une dimension sémiotique historique, sont tributaires aussi bien le discours philosophique que la science ou la technique. Cet horizon est quasi-transcendental et offre seulement les conditions particulières de possibilité et de validité. Souvenons-nous que la phénoménologie et l'herméneutique étaient la manifestation de cet univers incontournable et quasi-transcendental de la pré-compré-

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hension. 2. Le second présupposé de tout acte argumentatif est une communauté idéale de communication qui serait capable en principe de comprendre adéquatement la signification des argu­ments avancés et capable de juger ultimement de leur vérité. A ce niveau se déterminent en principe les conditions universelles de possibilité et de validité du sens et de la vérité. Mais, puisque la médiation est linguistique et historique, cet idéal n'est pas simple­ment un autre royaume. C'est simplement le verso de la commu­nauté actuelle qui fait que cette communauté réelle ne s'effondre pas dans l'arbitraire et la destruction. La tension entre ces deux faces, réelle et idéale, confère à la communauté idéale la fonction d'un principe régulateur et de norme pour la praxis. Reprenant à son compte des formules de Ch. S. Peirce, Apel envisage la com­munauté idéale comme une communauté illimitée de discussion et d'argumention dans laquelle un consensus universel est atteint pro­gressivement.

Apel distingue deux interprétations possibles de cette contradic­tion dialectique 2 3 : 1. La communauté idéale est une présupposi­tion rhétorique et pragmatique du « sens commun » à partir de pré­misses acceptées ici et maintenant ; c'est une sorte de principe régulateur ou la simple fiction d'un penseur. 2. Ou bien la commu­nauté idéale est la compétence du sujet argumentant dans une com­munauté réelle. Selon cette seconde interprétation la solution de la contradiction réside dans la réalisation historique de la commu­nauté idéale dans la communauté réelle. Bien qu'il semble que Apel incline vers la seconde interprétation, nous pouvons voir quel­ques ambiguïtés dans son usage du caractère « régulatif » de cette communauté. En chacune de ces interprétations, de toute façon, une éthique est impliquée.

L'éthique du discours et la justification ultime

La réalisation de la communauté idéale est une exigence que porte toute argumentation philosophique. A propos de cette exigence Apel énonce deux principes régulant la stratégie morale de toute action humaine : 1. Garantir dans nos actions et nos décisions la survie de l'espèce humaine en tant qu'elle est la communauté réelle. 2. Réaliser la communauté idéale dans la communauté réelle. C'est ce qu'il nomme son « éthique à deux niveaux ». Le

' ' Cf . Diskurs und Verantwortung, Op. cit., pp. 465-468.

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premier principe est une condition nécessaire du second et celui-ci donne sens au premier, sens qui est déjà anticipé dans tout argu­ment. Telle est F« émancipation » dont parle Apel.

Cette émancipation ne concerne pas seulement la liberté inté­rieure mais exige qu'une situation soit préparée pour une délibéra­tion sans contraintes 2 4 ; c'est une implication politique. Si l'éthique philosophique ne peut pas livrer par déduction ce que devrait être l'engagement concret dans une situation donnée, elle peut cepen­dant fournir l'aune critique à laquelle l'engagement - son succès ou son échec - peut être mesuré. L'engagement concret repose sur une décision qui est une foi « morale » ne pouvant pas être fondée, ou plutôt ne pouvant pas être totalement fondée. Apel recommande en ce cas ce qu'i l appelle une auto-transcendence morale : rendre valide dans sa propre auto-compréhension réflexive la critique pos­sible que pourrait faire la communauté idéale de communication 2 5 .

Telle est la voie selon laquelle le principe de l'éthique du dis­cours, qui n'est pas un principe générateur de normes, devient un principe de procédure pour les discours pratiques : qu'il s'agisse de fonder des normes dans une situation donnée, d'institutionnaliser des normes pour le droit ou qu'il s'agisse de maximes pour l'action au sens d'une morale de l'action.

Remarquons que les deux dimensions de la communauté com-municationnelle reprennent les deux dimensions du langage : 1. syntactique-sémantique et 2. pragmatique. Mais cette parenté ne revient pas à une identité. Ce qui est commun aux deux est leur structure à deux niveaux dans laquelle la communauté idéale autant que la sémiotique pragmatique sont considérées comme des compé­tences. La compréhension intersubjective est la condition de possi­bilité pour tout usage de signe et pour tout acte communicationnel. Mais nous ne pourrions pas atteindre une inter-compréhension avec d'autres personnes si nous n'étions pas d'accord à propos d'« évi­dences » de l'expérience qui sont communes à tout partenaire de communication et à partir desquelles un progrès communicationnel peut prendre son point de départ. Ce point représente l'assise ou la pierre d'angle de la construction de K . -O . Apel. Pour lui, si telle est la situation de l'acte de parole, une fois que nous sommes entrés dans le champ du discours, nous ne pouvons pas rationnelle­ment refuser l'argumentation ni douter d'elle sans être dans une

2 4 Cf. Diskurs und Verantwortung, Op. cit., p. 37. 2 5 Cf. « Das Apriori der Kommunikationsgemeinschaft und die Grundlagen der

E th ik» , dans Transformation der Philosophie, Bd. Il , Op. cit., p. 138.

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contradiction performative avec nous-mêmes. Si nous avons la pré­tention d'argumenter rationnellement, nous devons partir d'un arrière-fond intersubjectif composé d'arguments rationnels mini­maux, de façon que le doute ou le refus exprimé par la partie pro-positionnelle de notre proposition sera ipso facto contredite par notre acte de parole performatif.

Apel s'est longtemps débattu avec le faillibilisme de H. Albert, qu'il résume comme suit : « Il est fondamentalement possible de douter de tout ». Peirce fut le premier à énoncer ce principe dans sa polémique avec Descartes : Nous ne pouvons pas douter de tout sans réduire ce doute à un doute de papier (paper doubt). Dans les sciences empiriques, écrit Peirce, un doute sensé présuppose que justement nous ne doutions pas de tout, mais plutôt que nous par­tions de convictions que nous tenons pour certaines et que nous les prenions pour la mesure de ce dont nous doutons autant que de l'évidence que nous considérons théoriquement comme possible. Nous pouvons seulement prendre un doute en compte en présuppo­sant le principe d'une certitude indubitable. Par exemple, la convic­tion que la terre est une sphère tournant sur son axe et en rotation autour du soleil est une telle conviction ou un paradigme du cadre conceptuel dans lequel se pose toute question sensée en aéronauti­que ou en météorologie. Ou encore, la conviction qu'il y a un monde réel hors de la conscience est un paradigme du cadre con­ceptuel dans lequel se pose la question critique de savoir si quelque chose est réel ou seulement une illusion.

Ainsi le « recours à l'évidence » ne peut absolument pas être équivalent au « recours à un dogme » ou au recours à une décision arbitraire. Car la critique elle-même doit être virtuellement capable de faire retour à 1'« évidence » afin d'être fondée. Autrement dit, la critique présuppose le cadre d'une pragmatique transcendentale dans lequel les arguments critiques éventuels et la fondation possi­ble en principe se correspondent grâce aux évidences paradigmati-ques.

Pour Peirce, si l'on ne peut douter de tout, on peut douter de ce que l'on tient pour certain. Dans certaines circonstances on peut douter de la réalité de tout fait dont on pense qu'il appartient à un monde en dehors de la pensée. Ce doute virtuellement universel constitue le faillibilisme que défend Peirce. Mais, demande Apel, comment réconcilier ce postulat du faillibilisme avec les arguments par lesquels Peirce établit que nous pouvons fonder en principe tout doute et toute critique par une évidence présupposée indubitable ? Apel fait une distinction entre l'évidence accessible à la conscience

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et la validité intersubjective des arguments : ces instances de la vérité ne sont pas réductibles l'une à l'autre, mais imbriquées l'une dans l'autre. Il n'est pas possible de répondre à la question de la validité intersubjective de la connaissance en recourant à l'évi­dence de la conscience. Cette réponse peut seulement être trouvée en postulant qu'on peut accéder à un consensus sur la base d'un discours argumentatif développé dans une communauté d'interpré­tation. Si telle et telle évidences ne peuvent pas être déductivement trouvées sans se présupposer elles-mêmes, cette découverte con­tient l'intuition réflexive d'une fondation de l'argumentation qui ne puisse plus être mise en question. Si je ne peux dénier quelque chose sans me contredire moi-même et si je ne peux pas fonder déductivement ce quelque chose sans pétition de principe, alors ce « quelque chose » appartient aux présuppositions pragmatiques et transcendentales de l'argumentation que nous devons déjà avoir reconnues.

Nous voyons que ces présuppositions pragmatiques ne sont pas identiques aux présuppositions historiques d'un langage de la tradi­tion ou d'une situation réelle de parole. Ainsi que Apel le formule, ce n'est pas un savoir d'arrière-plan ni non plus les intérêts ou les opinions acceptées, ni même les règles socio-culturelles du com­portement ou des habitudes des partenaires de la communication. Les présuppositions de la « compétence communicative » apparais­sent à partir d'une perspective pragmatique, transcendentale et réflexive, c'est-à-dire dans la perspective d'un dialogue entre parte­naires qui, à cause des mécompréhensions ou des difficultés qu'ils ont de se mettre d'accord, sont contraints de réfléchir sur ces pré­suppositions qu'ils ont d'emblée acceptées comme les conditions de possibilité de tout accord communicatif. De telles présupposi­tions sont, par exemple, comme nous le disions, le fait que tout partenaire dans un dialogue est en principe dans une position où i l peut arriver à un accord avec d'autres sur le sens et la vérité. Il est ainsi présupposé que tous les partenaires possèdent au moins impli­citement une connaissance des conditions normatives, c'est-à-dire éthiques, de la compréhension de la signification dans le but d'at­teindre la vérité.

Le fait que nous ne pouvons pas aller derrière le discours, ce que Apel nomme F« Unhintergehbarkeit » 2 6 , sans contradiction performative est analogue, selon Apel, à l'argument du « Cogito »

" h Cf. Diskurs und Verantwortung, Op. cit., pp. 9 7 et 110-111.

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chez Descartes tel que J. Hintikka l'a interprété 2 7 et auquel Apel se réfère : dans l'énoncé explicite du doute dans la phrase : « Je doute maintenant que j'existe », je réfute pour moi-même la signi­fication de ma phrase et je la réfute aussi pour tout partenaire dans un dialogue. La partie propositionnelle de l'énoncé contredit sa partie performative. Le résultat en est qu'un individu ne peut pas quitter ou entrer dans 1'« institution » du langage transcendental de l'argumentation critique de la même manièrer qu'il le pourrait dans le cas de jeux de langage empiriques ou dans le cas de « formes de vie », au sens de Wittgenstein.

L'argument de la contradiction performative est crucial pour Apel, non seulement dans l'interprétation de la relation entre com­munauté réelle et idéale, mais spécialement pour l'éthique du dis­cours ou pour l'éthique de l'argumentation. Nous disions que l ' in­dividu est plutôt socialisé par sa compétence commmunication-nelle : il se constitue lui-même comme un être qui s'est déjà identi­fié lui-même à la communauté communicationnelle idéale et qui a accepté les règles pragmatiques et transcendentales de la communi­cation. Cela n'implique pas que toute décision soit rationnelle. Cela implique seulement que la décision pour le principe de la légitima­tion rationnelle est a priori rationnelle. Refuser l'argumentation rationnelle, c'est se dénier et se détruire soi-même.

Discutant la position d'une certaine tendance analytique concer­nant la fondation ultime de l'éthique (pour laquelle il n'est pas pos­sible de conclure, en partant d'une description d'états de fait, à une prescription portant sur l'action et pour laquelle l'objectivité est donnée par des sciences axiologiquement neutres), Apel mentionne deux stratégies possibles qui peuvent être combinées : 1. Selon la première stratégie on peut mettre en question la distinction entre description de faits et prescription de l'action en montrant qu'une description ne peut être axiologiquement neutre, mais qu'elle repose bien plutôt sur une évaluation éthique. Cette stratégie, cependant, ne peut par elle-même démontrer la possibilité d'une fondation rationnelle. 2. La deuxième stratégie pose la question de savoir si l'objectivité d'une science axiologiquement neutre peut être comprise sans présupposer la validité intersubjective de nor­mes morales. Pour Apel, c'est seulement à travers cette seconde stratégie que la première peut montrer la pertinence de ses résul­tats.

2 1 Jaako H I N T I K K A , « Cogito, Ergo Sum ». Inference or Performance ? », dans The Philosophical Review, January 1962, pp. 3-32.

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Nous reconnaissons ici , dans la première stratégie, la tâche que Apel attribue à l'herméneutique ou à la phénoménologie. Il ne parle pas seulement de pré-compréhension, mais, disons, de l'éthi­que de la pré-compréhension. Dans la seconde stratégie nous voyons aussi la tâche qu'il réserve à la pragmatique transcenden­tale. A nouveau ici, cela ne concerne plus les normes d'une critique du sens, mais la validité intersubjective des normes morales. Ce complément lui permet d'utiliser l'argument de la contradiction performative également pour la moralité : la question « Pourquoi être rationnel ? » revient à la question « Pourquoi être moral ? », et « argumentation » est remplacé par « éthique de l'argumentation ».

A cette théorie nous pouvons poser les deux questions suivantes portant sur la validité et le consensus dans l'éthique du discours. Concernant la validité, l 'abîme empirique qui existe entre les pré­suppositions pragmatiques transcendentales et la préservation con­crète de la situation de parole pointe une difficulté d'une théorie du discours qui prétend être « pure ». D'une part la discursivité est présentée comme suffisante pour caractériser la notion de validité (au moyen de la contradiction performative) et d'autre part la vali­dité est seulement atteinte grâce à un consensus qui présuppose à son tour des conditions politiques et économiques. La validité doit être en même temps la garantie du consensus (aspect performatif) et le résultat d'un tel consensus. L'ambiguïté semble reposer sur l'usage de la notion d'« argument » : c'est simultanément une structure formelle ancrée dans l'assentiment intersubjectif et un contenu grevé de la constitution historique d'accords intersubjectifs précédents. Je peux argumenter rationnellement en faveur, par exemple, de telle action visant à réduire le déséquilibre de nos sociétés industrielles dû au chômage structurel (c'est un exemple de Apel), mais aussitôt que je donne corps à mon argumentation, ce contenu perd son caractère rationnellement contraignant.

Une conséquence de ce caractère « pur » ou « transparent » de la notion d'« argument » est que le consensus rationnel comme condition de validité doit toujours être présupposé (conditions intersubjectives, donc pragmatiques et transcendentales) mais jamais effectivement atteint. Bien qu'une telle tension puisse être vue comme l'impulsion donnée à une dialectique et, pour Apel, pour la réalisation de la situation idéale dans la situation réelle, on peut aussi faire remarquer la différence entre ces deux consensus. Ici à nouveau, le premier est purement structural et le second est relié à un contexte ; mais le fait reste que le premier est seulement rendu possible par une sédimentation historique et une configura-

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tion culturelle concrète. Apel tente de reformuler la notion de con­sensus telle que l'entend Peirce comme « communauté de scientifi­ques » par un consensus entendu comme un « processus interpréta­tif continuel de validation ». Le « consensus des scientifiques » en effet repose lui aussi sur le monde commun de l'argumentation. Mais n'est-ce pas là remplacer la « validité » par la « validation » et du même coup n'est-ce pas là recourir à une notion d'argument qui n'est plus, ne peut même pas être, « pur » ou formel, mais tou­jours un argument dans une situation historique avec ses institu­tions politiques ? Il en résulterait que la validation ne pourrait pas raisonnablement être située dans l'assentiment intersubjectif mais plutôt dans les phénomènes de notre monde ; ces phénomènes bien entendu sont eux-mêmes médiatisés intersubjectivement. Par cette reformulation le niveau intersubjectif ne garantit pas, disons, la validité des phénomènes. L'intersubjectivité n'est dès lors pas seu­lement, ainsi que le prétend Apel, la reconnaissance de tout sujet comme partenaire possible de la communication rationnelle. L ' i n ­tersubjectivité consiste aussi dans la considération de ce sujet comme étant une personne dans sa finitude appartenant à une cul­ture et un temps particuliers, avec qui un accord concret, et non seulement formel, peut être atteint afin d'améliorer la situation par­ticulière de parole. En outre, même les évidences pragmatiques minimales auxquelles Apel se réfère (comme le fait d'être un parte­naire égal) doivent aussi être comprises. On doit savoir ce que cela concerne et comment juger une telle situation d'égalité, ce qui n'est possible que par référence à une compréhension qui est ancrée dans des situations concrètes particulières.

Apel et Heidegger

II s'agit en somme pour Apel de tenir deux positions impossibles et de trouver le moyen de les rendre conciliables. Sa notion de « Diskurs » contient cette tension. Ce qu'il tente d'intégrer, c'est ce que nous appelons la pensée de la tradition qui reconnaît une res­triction à nos possibilités de dire ou de penser. Tous nos mots et concepts sont hérités et c'est seulement à partir de cet héritage qu'une parole peut s'entendre et être comprise comme sensée. L'autre position, elle, vise à sauver la conscience du sujet, même en reconnaissant ce sujet comme transi intersubjectivement. C'est en gros la position transcendentale traditionnelle. La façon problé­matique dont Apel procède est de reconnaître et d'acquiescer à la « détermination » historique, mais en l'inversant et en en faisant

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une condition de possibilité. Il ne s'agit même pas pour lui de res­treindre ce poids de l'histoire. Le coup de force est d'intégrer cette détermination dans, pourrait-on dire, l'autonomie du sujet : s ' il est entendu que je ne puis parler que de mon point de vue, dans ma situation, ma culture, ma langue, ce fait n'est pas une limitation de la prétention de ce que je peux dire ; c'est simplement le corrélat du fait que, parlant une langue particulière, je sais que je parle une telle langue. Par là je reconnais que d'autres parlent d'autres lan­gues, à partir d'autres situations et dans d'autres cultures. Ma situa­tion particulière implique ainsi, dans son être même, la reconnais­sance des prétentions d'autres situations particulières. Ce qui per­met à cet argument de fonctionner, c'est celui de la contradiction performative, que nous avons brièvement présenté. Examinons maintenant la nature de ce « discours » qui est condition de possi­bilité de la communauté et aussi porteur d'une éthique.

La langue comme médiation et comme thème

En fait Apel entend par langue aussi bien que par discours la dimension discursive de l'auto-réflexion qu'i l nomme « Sprache », à laquelle les langues particulières ne changent rien. À partir de la pragmatique universelle de la « compréhension communicative », le discours (Rede) humain relie la capacité réflexive à la langue par la langue, et par là par la « traduction », la « reconstruction de la langue », la « science du langage » et la « philosophie du lan­gage ». S ' i l reconnaît avec Heidegger que le mot n'est pas seule­ment un instrument de communication par lequel il pourrait attein­dre le but de son discours, il le coupe par contre de tout fondement langagier lorsqu'il l'envisage dans son être-mot. Le mot est d'abord la cristallisation de normes institutionnalisées dans l'inter­action sociale et en outre le résultat d'une entente millénaire à pro­pos du sens normativement contraignant revenant aux choses et aux situations. Sous cet aspect, la langue en totalité représente toujours déjà pour la communauté de communication l'institution des insti­tutions. Mais elle n'est pas seulement cela au sens d'une forme de vie d'une communauté déterminée dans son devenir historique. En tant que médium auto-réflexif de la compréhension illimitée, comme par exemple dans la possibilité de la traduction, elle est la « méta-institution de toute institution dogmatiquement établie » 2 f i. La philosophie du langage n'a pas dès lors à théoriser la langue

28 Transformation der Philosophie, Op. cit., Bd II, p. 323.

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comme objet parmi d'autres objets possibles de connaissance. En tant que réflexion sur les conditions langagières de la possibilité de la connaissance, elle prend la place de la théorie traditionnelle de la connaissance. La langue se substitue ainsi à la conscience, comme thème et médium de la réflexion transcendentale.

Par cette résolution de l'antagonisme entre langue et discours chez Heidegger, Apel substitue en somme la verbalisation à la lan­gue, en évacuant comme non pertinente toute spécificté de langue, que Heidegger tentait de reconquérir en raccordant nos langues occidentales à leur surgissement grec. Ou du moins ces spécificités, pour Apel, n'entament pas l'auto-réflexion du langage en général et ne constituent absolument pas une opacité irréductible. « Toute langue dans son devenir historique doit pouvoir être saisie dans sa structuration sémantique comme répercussion, retombée d'expé­rience pragmatique de la signifiance » 2". Apel se réfère à l'ouvrage de P. Zinsli qui a montré que la structuration des champs sémanti­ques dans les dialectes des paysans des Alpes n'expriment pas seu­lement une autre compréhension du monde, mais aussi une autre compréhension que les locuteurs ont d'eux-mêmes. Cette spécifi­cité de la compréhension langagière représente d'abord pour Apel la confirmation que l'unité de la conscience d'objet et de la cons­cience de soi, qui selon Kant est à présupposer comme condition de possibilité de l'expérience, est aussi à la base de la possibilité d'une ouverture langagière du monde. C'est ce qu'il nomme l'arti­culation originaire et langagière du monde. Dans un second temps, cette spécificité linguistique de l'ouverture langagière ne constitue pas l'enfermement dans une langue, ici dans un dialecte précis. En apprenant communicativement une langue, nous l'avons dit, l'homme hérite en même temps une compréhension de l'usage lan­gagier en général qui le met en état, en principe, d'apprendre des langues étrangères, de traduire une langue dans une autre. À ren­contre de tout historicisme, comme celui de Lohmann ou de Hei­degger, la philosophie, même liée à l'usage d'une langue dans son devenir historique, peut exprimer de manière universellement reconnue dans toute langue l'historicité, l'individualité, la relativité de la pensée liée à la langue. Cela indique que dans la philosophie un niveau de réflexion langagière est atteint qu'une philosophie herméneutique (au sens de Heidegger, Gadamer ou Lohmann) ne peut plus reconnaître à sa juste valeur. Cette possibilité de la philo­sophie, c'est-à-dire de la langue, constitue une grandeur transcen-

: , ) Transformation der Philosophie, Op. cit., Bd II. pp. 324-325.

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dentale au sens de Kant. Apel parle dès lors d'un concept transcen­dental et herméneutique de la langue.

Comment cependant l'auto-réflexivité du langage peut-elle se greffer et récupérer la spécificité des langues dans leur spécificité ? Les échanges entre cultures ont affecté la composante sémantique des langues. Malgré leur grande différence de système, les langues d'Asie de l'Est et les langues européennes peuvent aujourd'hui exprimer les pensées essentielles de la civilisation technico-scienti-fique dans des formes langagières pratiquement équivalentes dans leur signification. En outre il est probable que même les « domai­nes intime à peine traduisibles » de cultures et de formes de vie différentes sont interprétables au moins au sens d'une intercompré­hension (Verständigung) pratique, par exemple éthique ou politi­que, et ce sur base d'un savoir approfondi des différentes structu­res. Apel voit cette possibilité d'entente à propos de ce qui, de prime abord, semble irréductible, dans une différenciation entre le système langagier syntactico-sémantique et les jeux de langage sémantico-pragmatiques. Entre les deux i l y aurait relation dialecti­que. D'un côté il est toujours possible de penser les systèmes lan­gagiers comme conditions incommensurables de la formation pos­sible de concepts (cadre, perspective), en particulier dans la consi­dération idéalisante telle qu'elle se manifeste dans la construction de langages artificiels. D'un autre côté, cela n'est pas admissible dans les jeux de langage, lorsqu'on les conçoit comme des quasi-unités pragmatiques intriquées à la pratique vécue. Autrement dit, alors qu'il n'est manifestement pas sensé d'attendre chaque fois, au niveau de la compétence linguistique, une synthèse des diverses façons de procéder, il est pleinement sensé, dans la compétence communicative (qui n'est pas seulement dépendante de sa pré-for­mation dans chaque langue, mais, comme le montre la traduction, qui est aussi dépendante d'universaux pragmatiques), d'attendre une entente langagière à propos du sens entre les membres de dif­férentes communautés langagières. S ' i l y a bien une structure de système au niveau sémantique et immanente à la langue qui pré-forme toute compréhension du sens au niveau de l'emploi d'une langue, par exemple les champs de signification ou de contenu, cette empreinte de l'« esprit subjectif » par 1'« esprit objectif » des langues est seulement possible parce que celles-ci, comme systè­mes, ne sont manifestement pas indépendantes de 1'« interpréta­tion ». Cette possibilité d'une pré-formation de la compréhension subjective du sens implique bien plus la possibilité inverse d'une restructuration de la composante sémantique des langues vivantes

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par l'entente à propos du sens réussi pragmatiquement au niveau de l'emploi de la langue.

Par là Apel conteste par exemple les vues de Humboldt selon lesquelles les différences de systèmes linguistiques soient différents chemins, différentes voies, « pour remanier le monde ». La compé­tence communicative n'a pas un caractère extra-linguistique, mais représente le jeu de langage transcendental appris en même temps que la langue. Par cette compétence, l'homme peut en principe thé-matiser réflexivement en toute langue même les différences entre langues, et ainsi les surmonter progressivement ou en partie dans l'effort pragmatique. La comparaison de la « forme interne » de différentes langues, c'est-à-dire de leur structure syntactico-séman-tique, peut être mise au service de l'entente sémantico-pragmatique par delà les langues individuelles. On reconnaît ici la possibilité que Humboldt voyait de sortir du cercle de sa propre langue en apprenant une langue étrangère. Apel reconnaît qu'aux conditions empiriques de cette compétence communicative doivent appartenir certaines constantes de la situation vécue de l'homme (comme la naissance, la mort, la sexualité, le travail, le combat, etc.). Mais surtout il reconnaît certains « universaux » innés de « capacité lan­gagière » qui représente 1'« instinct » langagier. À côté de l'inven­taire universel des traits phonologiques, il y a aussi probablement, reconnaît Apel, un inventaire analogue de traits sémantiques com-binables. Cette capacité de l'homme à réaliser par la langue des combinaisons de traits sémantiques appartient à la compétence communicative. A une combinaison revient au moins, comme com­binaison, une valeur dépassant les langues individuelles. Cette capacité fut actualisée, dans l'histoire mondiale, par ce que firent les philosophes grecs vers une pensée conceptuelle. Ce passage fonda la prétention, d'abord oublieuse de la langue, à une connais­sance de l'essence valant intersubjectivement.

En reconnaissant des universaux sémantiques, Apel manifeste clairement que ce qu'il appelle « langagier » ou « médiatisé langa-gièrement » ne concerne pas la texture de langage de ce qui est dit, mais sa récupération par la pensée, c'est-à-dire en somme sa verba­lisation. Le réel est parlé et c'est au moyen de cette parole que je peux me mettre d'accord avec quelqu'un. Jamais cependant la parole ne donne accès à la chose ou au réel. C'est uniquement la valeur qui lui est reconnue dans la communauté de langue qui me permet de nommer quelque chose. Médiatisé par la langue veut donc dire médiatisé par l'usage linguistique d'une communauté. Cette langue communautarisée permet précisément de fonctionner

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comme métalangue de toute langue spécifique et particulière, en observant par exemple des universaux sémantiques.

Mais ce faisant Apel ne peut absolument pas prétendre contester ou dépasser Heidegger. Pour lui, i l ne s'agit pas d'affirmer une contingence radicale de la pensée due à la langue dans laquelle apparaît cette pensée ni de considérer que la langue rend culturelle-ment ses locuteurs schizophrènes. Il y va bien plutôt d'une histoire culturelle, non plus médiatisée mais empreinte et formée par la lan­gue. À nouveau cette langue n'est pas un moyen de verbalisation mais une langue spécifique, chargée de tout le poids de son aven­ture historique. Enfin, par cette langue à partir de laquelle nous parlons se donne à comprendre, lorsque nous la méditons, l'entrée en monde de notre devenir, c'est-à-dire le devenir-mot de la langue ou le devenir-langue.

Il semble incontestable que la comparaison entre langues influence la structure sémantique de ces langues, mais il faut voir à quel prix. Le recours que fait Apel aux universaux sémantiques implique aussi l'usage d'une catégorialité en général au nom de laquelle des comparaisons pourraient s'établir. L'existence de com­paraisons factuelles ne vaut pas comme preuve de la possibilité d'une comparaison. L'existence incontestable de traductions n'im­plique pas la traductibilité, sauf à s'entendre sur ce qu'on appelle traduction. Pour Heidegger celle-ci est interprétation, c'est-à-dire transposition d'un horizon dans un autre, mais à partir d'un hori­zon, celui du traducteur. La traduction peut bien élargir cet hori­zon, mais jamais le transgresser ; elle n'en sera jamais qu'une expansion. Cela n'a rien d'une violence qui serait faite aux langues étudiées, tout d'abord parce que, si elles reçoivent une catégorisa­tion, c'est qu'elles n'en avaient pas, explicitement, dans leur propre domaine. 11 n'y a dès lors pas concurrence. Ensuite aucun autre point de vue n'est possible sur ce qui est étranger que celui à partir duquel quelque chose apparaît comme étranger. Cela n'implique pas que l'étranger soit amputé de son étrangeté pour devenir com­préhensible, mais que cette étrangeté ne soit saisissable qu'à partir de mes catégories de par la différence et l'écart qui apparaissent. Si l 'on a pu établir, par exemple, qu'il y a six genres en souahél i 3 0 , c'est que cette formulation ou catégorisation semble correspondre aux faits étudiés. Aucune concurrence n'est faite à une grammaire

, 0 Cf. John L Y O N S , Linguistique générale. Introduction à la linguistique théorique, trad, de l'anglais par F . D U B O I S - C H A R L I E R et D . R O B I N S O N , Paris, Librairie Larousse, 1970, p. 219 sq.

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souahéli, « indigène », qui, apparemment, jusqu'à preuve du con­traire, n'a pas été écrite. Il ne faut cependant pas perdre de vue que, même si probablement les indigènes ont fini par reconnaître six genres en leur langue, la notion de genre n'est qu'une grille de lecture, pour nous nécessaire, mais n'en possédant pas de ce fait une validité universelle. D'ailleurs le fait que doivent être reconnus six genres met profondément en cause notre concept de genre qui se voit soumis à un étirement au point qu'on pourrait aisément lui substituer un autre concept classificatoire.

La fusion non rémittente que Apel impose au langage et à la langue, le premier constituant la garantie de l'autoréflexivité et donc l'aspect transcendental par rapport à la contingence de la seconde, implique que la verbalisation (par le langage) que les locuteurs peuvent faire de leur langue revient à la possibilité d'avoir un point de vue en surplomb sur ce que l'on dit lorsque l'on parle. En parlant un langage spécifique, ils parlent un lan­gage en général. Alors que pour Heidegger, expliquer un mot revient à l'étirer en une constellation d'autres mots, cela équivaut, pour Apel, à une verbalisation, comme un accompagnement par une méta-langue possible de ce que je dis. Le parler à partir d'une langue vers lequel Heidegger se tournera, mais déjà bien présent dans Être et Temps, ne peut être qu'une idolâtrie pour un parler qui a toujours la possibilité de parler son propre dire.

4. V E R S U N PRINCIPE D ' I N C E R T I T U D E ?

Dans ces deux approches de J. Lohmann et de K . -O . Apel, que nous avons brièvement passées en revue, il semblerait que l'on ait affaire à un principe d'incertitude selon lequel il ne semble pas possible de tenir compte à la fois de la spécificité linguistique et du langage en général. En accentuant le premier moment de l'alter­native, Heidegger perd la dimension de réflexivité et par là la dimension de discursivité qu'il avait mise en avant. Même en élar­gissant le discours à la langue de la pensée occidentale marquée du sceau de la langue grecque, il cède à une certaine idolâtrie, - c'est indéniable - , à un certain historicisme dans son linguicisme. D'une certaine façon la critique de Apel qu'il y ait là une oubliance du « logos » (Logosvergessenheit) reste valable. Pariant pour la discur­sivité dans sa dimension de condition d'universalité, Apel cepen­dant réduit les spécificités linguistiques à une contingence histori-

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que que nous pouvons analyser et par là vider de toute leur opacité, les rendant ainsi à une non-pertinence radicale.

La question ne nous semble pas tant de savoir si, en parlant français ou chinois, j'articule différemment un être-dans-le-monde français ou chinois. La réponse à l'évidence semble positive, mais quelle est la pertinence de cette réponse ? La question n'est pas non plus de savoir si, avant de parler français ou chinois, je parle le langage en général. Là aussi on ne peut qu'acquiescer : si c'est le cas, les spécificités sont évacuées ; si non, aucun apprentissage d'une autre langue n'est possible. Plus cruciale est celle de savoir si, en parlant sa propre langue, on ne doit pas déjà la traduire, c'est-à-dire, à l'intérieur d'une langue, la rendre discursive. Si nous envisageons l'entité du mot, est-il le résultat d'une convention issue d'une histoire qui le rendrait d'une certaine façon transparent pour l'usage que nous en faisons à un moment donné, ou est-il la définition abrégée de multiples expériences dont la définition ne fait que rassembler la polysémie qui lui serait native ? Suffit-il de se mettre d'accord sur le sens d'un mot pour dire seulement ce que, par là, nous disons, ou nos mots disent-ils toujours plus et toujours autrement que ce que nous « voulions » dire ? Notre dire est-il autre chose qu'un mi-dire ou un médire ? Cette question touche éminemment la littérature qui ne s'est jamais présentée comme expression de contenus et qui s'est épuisée non seulement à verba­liser des « expériences », mais à réélaborer, par interprétation de son propre tissu discursif, la langue qu'elle parle ou dont elle se fait l 'écho. Ou encore, lorsque je parle, est-ce que j'utilise des mots « toujours déjà » métaphysiques, est-ce que je verbalise en inté­grant mon dire dans une langue spécifique, ou est-ce que j'articule ce qui devient, de par cette articulation, la langue que je parle ? En ce dernier cas, la langue ne pourrait avoir ni un statut dérivé, comme chez Heidegger, ni le statut de garantie d'une appartenance à une communauté, véhiculant les conditions du discours, comme chez K . - O . Apel.

Sous cet angle, la parenté entre Heidegger et Apel résiderait en ceci qu'ils se cramponnent à la « langue », alors que ce qui est par là visé, comme condition de possibilité de la langue, n'est absolu­ment pas langagier. Pour Heidegger il s'agit du devenir-mot qui s'institue dans une histoire. Mais cette histoire ne se peut écrire qu'à supposer un moment de fusion d'avant le divorce qui fit que la parole était la même que la pensée et la poésie. Parce que la lan­gue est un déclin, l'origine ne peut être langagière, ou inversement parce l'origine était fusion, la langue ne peut qu'être déclin. Chez

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Apel les universaux sémantiques assurent le même rôle de fonda­tion de la langue, mais en la fondant de l'extérieur. Dans les deux cas, la langue n'est jamais la langue : pour Apel, c'est le langage ou le discours comme catégorialité en général en deçà de quoi il n'est pas pertinent d'interroger. Pour Heidegger, c'est la poésie comme langue originaire, qui est configuration de la langue.

Le statut du mot

Par l'ambivalence de l'a priori du discours, Apel tenterait la jonc­tion impossible entre la langue comme genèse de la langue et la langue comme signifiante dans une communauté. Jonction impossi­ble, si l'on conserve les termes de l'alternative, que ni Apel ni Hei­degger ne remettent en cause. Or cela semble non seulement possi­ble, mais urgent.

Dire comme Heidegger que la poésie est le devenir-mot ou attri­buer une position remarquable au rapport entre l'être et le mot, vis-à-vis du rapport entre un mot et la chose nommée, fait non seule­ment du mot un vêtement superflu, mais le mot n'est plus alors qu'un accident de l'histoire. Puisque la langue est explicitation du rapport à l'étant en totalité et que, comme telle, elle est régie par un principe perceptible et pensable, puisque la langue n'est que la prothèse de la compréhension de l'être, la signification porte bien le mot, mais seulement en tant qu'elle-même fonctionne comme signe du principe qui la commande. Plus simplement, la pensée, par exemple de Heidegger, se réserve toujours le droit de ralentir à ce point le flux historial de la langue qu'elle peut en avoir maî­trise.

A propos du mot « être », si nous voulons éviter la totale secon-darité de la langue par rapport à la pensée, il faudrait reconnaître que l'être non seulement parle dans la langue, mais n'y échappe pas. 11 doit être analysé non comme un mot, mais comme un cer­tain usage du mot ; cet emploi n'est pas ce qui régit la signification du mot, mais est la signification. Par là est évitée une espèce d'hy-postasiation du mot et de la signification. Est évitée du même coup la retombée métaphysique qui affecte la pensée de Heidgger. En effet, dire que l'être et la signification sont liés plus étroitement que dans tout autre mot, c'est encore considérer la signification comme quelque chose de trouvable, de présent et manipulable. C'est faire du mot non plus quelque chose de présent, puisque le mot est reconnu comme aboutissement d'un processus : ce qui

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devient « vorhanden », là-présent, c'est le processus même que la pensée peut analyser afin d'en trouver le principe. Par là aussi la pensée ne serait plus l'autre de la langue comme issues toutes deux d'un divorce qui garantit qu'elles ont encore tout de même quelque chose à voir l'une avec l'autre. Il faudrait alors reconnaître la pen­sée comme explicitation du monde de relations qu'instaure l'em­ploi des mots. La pensée deviendrait un usage de la langue où s'élabore, par exemple, la concept de « pensée ». Il ne serait plus nécessaire de redoubler à chaque fois les termes du dehors : la pen­sée pense la langue ; l'historialité de la pensée pense un type d'ex-plicitation de la pensée ; ou, ce qui revient au même : la significa­tion du mot est la pensée du mot ; la pensée de la signification est une signification de la signification ; cette signification est elle-même celle d'un envoi sous forme de divorce où devient possible le devenir-signifiant. Cet usage de la signification chez Heidegger la rend toujours susceptible d'une interprétation. Il suffirait de con­sidérer que la signification n'est pas interprétable mais qu'elle peut devenir signe d'une autre signification par quoi toute recherche effrénée de l'origine se remet dans une structure aplatie de renvois à l'intérieur de laquelle pensée et langue peuvent s'accorder sans réification ni hypostasiation des termes : la pensée comme usage de la langue, la langue comme usage de mots ; la signification en tant que renvoi est le signe lui-même.

La stratégie inavouée que Heidegger mène à l'encontre de la langue ne pourrait plus dès lors se légitimer comme il le fait dans Introduction à la métaphysique. Ce qui suscite cette stratégie, c'est le point de vue que Heidegger a décelé dans la langue, point de vue métaphysique. Remettre la structure sur un plan horizontal de ren­vois, qui était celle de la signifiance du monde dans Être et Temps, cela entraînerait que la considération heideggérienne de la langue comme point de vue se place d'emblée dans une position de con­traste par rapport à la langue, position qui ne peut que se condam­ner à ne pas parler. On ne pourrait plus dès lors parler en général de la grammaire de la langue occidentale, à la manière heideggé­rienne, parce qu'aucun contraste, en termes wittgensteiniens, ne nous est donné. Cela n'équivaut pas à se confier de manière aveu­gle aux structures de la langue, manifestement héritées. Les faire apparaître telles ne peut s'entendre que de l'intérieur, et non du haut de l'histoire occidentale. Elles n'apparaîtront pas « telles » qu'elles sont ou furent, mais expliquées et renvoyées en significa­tions par quoi nous pensons actuellement. L'historialité qui est le point d'Archimède pour Heidegger, à l'aide de quoi il trouve quel-

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que chose à dire à propos de tout parce qu'il retrouve partout le

non­originaire, le déclinant, Γ inauthentique, ne pourrait trouver un

sens qu'en tant qu'elle est aussi, pour nous actuellement, une signi­

fication dans le réseau de renvois dans lequel nous pensons. N i ori­

gine ni congé donné à l'origine, mais réinscription horizontale et

actuelle de l'origine servant à penser l'actuel et n'ayant de perti­

nence que pour l'actuel. Cela implique aussi que la langue comme

réseau de renvoi ne contient pas en elle­même une grandeur trans­

cendentale, ainsi que K. ­O . Apel l'affirme.

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CHAPITRE III

La discursivité de l'œuvre dans L'origine de l'œuvre d'art

Les trois conférences de Francfort tenues en 1936 et publiées sous

le titre L'origine de l'œuvre d'art constituent tout à la fois une

reconfiguration de toutes les tentatives depuis Être et Temps pour

intégrer à l'herméneutique radicalisée le point de vue herméneu­

tique lui­même, c'est­à­dire pour trouver l'espace de jeu, dans

l'emboîtement qui est donné de différents niveaux interprétatifs, où

puisse jouer la pensée heideggérienne dans la motilité qu'elle tente

de conférer à ces différentes interprétations. Alors que Γ Introduc­

tion à la métaphysique s'engageait dans un processus de genèse,

les conférences sur l'origine de l 'œuvre d'art trouvent un autre

accès à ce jeu, récusent le point de vue génétique et s'engagent

allègrement vers une pensée qui voit dans l'œuvre l'origine elle­

même. Le point de vue est ponctuel : l 'œuvre elle­même, dans son

statut historial, ni au début ni à la fin d'une histoire, est le point

de mouvance où se configure l'histoire. Corrélativement, puisque

l'œuvre « dit » sa propre historialité, est impliqué dans l'être­œuvre

de l 'œuvre un moment parlant, un moment pensant. C'est le dire

même sur l'œuvre, qui devient de ce fait un dire à partir de l'œu­

vre. La pensée trouve en même temps que l 'œuvre son statut, ni

à l'envoi dans un divorce ni à la fin dans la reconquête après coup

de ce qui s'est tramé par delà la pensée. Plus justement, l 'œuvre

est l'origine, c'est­à­dire le commencement, un commencement qui

n'a pas un jour débuté, qui ne prendra pas fin un jour. Le commen­

cement est dans le cours de l'histoire et l'histoire est cela qui avec

l'œuvre commence. La pensée à partir de l'œuvre est cela qui con­

quiert du centre de l'histoire même le sens de l'histoire. Par rapport

à Introduction à la métaphysique et aussi par rapport à la première

version de l'origine de l 'œuvre d'art en 1935 et à une ébauche de

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La discursivité de l'œuvre

la même année qui ne fut pas prononcée ', les deux nouvelles inflexions sont d'une part le raccord entre l 'œuvre et la « phusis » : la terre dont il sera question et qui est en combat avec le monde, combat qu'institue l 'œuvre, est la « phusis » elle-même. L'œuvre manifeste la « phusis » et la fait entrer dans un monde. La seconde inflexion d'autre part concerne le rapport qui est établi de façon plus serrée entre le dire et l 'œuvre, ou la pensée et l 'œuvre.

Dans un premier paragraphe nous démêlerons patiemment l'écheveau de la parole de l 'œuvre, que nous tenterons de préciser, dans un second paragraphe, en mettant en parallèle ce dire heideg­gérien à la suite de l 'œuvre et la critique littéraire à partir de P. Va­léry.

A. La s t ra tég ie de l 'œuvre : une boucle bouclée

« Parler à la suite d'un poème n'a pas besoin nécessairement d'être un oiseux bavardage « autour » et « sur » des poèmes (« um » und « über » ) 2 . La distinction entre « parler à la suite » et « parler sur » se voit mise à l'épreuve dans L Origine, où Heidegger fait appel notamment à un tableau de van Gogh qu'il fait parler. Cette dis­tinction à l'intérieur du parler sera ultérieurement radicalisée dans une différence qui, alors, se repliera sur elle-même, celle du « par­ler sur » la langue (über die Sprache) et du parler à partir de la lan­gue (von der Sprache) ; ce sera tout l'enjeu de Acheminement vers la parole. Dans L'origine nous voyons déjà la direction et le sens que prendra cette radicalisation ; Heidegger y pose en quelque sorte les jalons de sa méditation ultérieure. Il qualifie l'art de « Dich­tung » (poésie), dont la poésie au sens étroit du terme n'est qu'un mode parmi d'autres, et cependant, d'une certaine façon, un mode éminent. La langue se voit elle aussi qualifier de « Dichtung ». Ces qualifications vont permettre à Heidegger, aux prises avec cet élé­ment apparemment rebelle au dire qu'est l 'œuvre, de mettre en place un entrelacs de rapports où l'œuvre se verra prise. Ne disant proprement rien, elle parle pourtant. Il s'agira pour Heidegger

1 Nous remercions Monsieur le Professeur J. T A M I N I A U X de nous avoir permis de consulter les textes de ces conférences : celle de 1935 dans la transcription de Hannah Labus-Katz, texte qui fut par ailleurs publié par E . Martineau ; la pre­mière ébauche de 1935 dans une transcription de Hermann Heidegger, version qui a paru depuis dans la revue Heidegger Studies.

2 Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », G A Bd 39, Frankfurt a .M., Klostermann, 1980, p. 5.

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La discursivité de l'œuvre

d'éclaircir ce redoublement que l'œuvre parlante fait de l'œuvre en soi muette, et, par le fait même, d'éclairer l'autre redoublement que fait le discours heideggérien de l'œuvre d'art. Le premier redouble­ment concerne le rapport à l'œuvre, qui fait de l 'œuvre une œuvre, c'est-à-dire quelque chose qui, de toute manière, doit signifier, puisqu'elle a lieu dans l'horizon humain, qu'elle est faite par l'homme et sans doute pour l'homme. Le second redoublement, nous le verrons, consistera à montrer en quoi le premier est néces­saire, non point à le spécifier ou à le déterminer. Dans les termes de la citation faite au début, il s'agira de montrer la condition de possibilité de parler « autour » et « sur » des poèmes ou des œuvres, et ainsi de rappeler ce bavardage à sa source, en l'occur­rence au parler « à la suite » du poème ou de l'œuvre. Il y va de la discursivité de l'œuvre en général.

D'où une œuvre parle

Heidegger convoque un tableau de van Gogh dont il va parler, tout en remarquant que l'œuvre ne « communique » rien (bekunden, Bd 5, p. 43) \ Mais le tableau « a parlé » (dieses hat gesprochen, Bd 5, p. 21). Le tableau de van Gogh est convoqué selon une stra­tégie subtile : ce tableau est commenté dans la première partie de la conférence intitulée « La chose et l 'œuvre ». Puisque l'œuvre d'art semble tenir de la chose, la question de savoir ce qu'elle est entraîne la question de la choséité de la chose. Parmi les trois con­ceptions que Heidegger envisage (substance et accidents, matière et forme, unité d'une multiplicité de sensations), celle de matière et forme est réglée selon l'utilisation envisagée de la chose. Une question supplémentaire s'impose donc : qu'est-ce qu'un outil ? Par exemple, qu'est-ce qu'une paire de chaussures? 4 Le tableau de van Gogh représente des chaussures. Que dit l 'œuvre sur l'outil ? Ainsi s'engage la méditation sur l'art, surgie d'une interrogation sur la choséité de la chose ; les deux autres parties, « L'œuvre et la véri té», « L a vérité et l ' a r t» , ne feront alors que déplier les tenants de ce dire de l'œuvre à propos de la choséité de la chose qui est, en fait, la question de l'étant en totalité et par conséquent la question de l'homme, celui qui justement pose la question. A la fin de la conférence, Heidegger reprendra les trois conceptions de

' Ce commentaire du tableau de van Gogh ne se trouve ni dans la conférence pro­noncée à Fribourg en 1935 ni dans la première ébauche.

4 Ces questions n'apparaissent pas en 1935.

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la choséité de la chose pour montrer comment elles ont scandé le rapport de l'homme occidental à l'étant, rapport que l'œuvre d'art instaure, à chaque fois, en chaque rupture. En outre, parce que ces conceptions ou explicitations de l'étant ont aussi forcément régi la compréhension de l'art, on peut déjà présumer que l'œuvre instaure elle-même l'art, qu'elle en est l'origine. Le plan d'ensemble de la conférence manifeste ainsi une stratégie du dire de l'œuvre, à la fois dire sur l'œuvre - c'est la conception de l'art, que Heidegger nomme globalement esthétique - , le dire que l'œuvre promeut -sous forme d'une explicitation de la chose, de l'étant, de l'homme donc, et ultimement de l'art - , et enfin le dire qui comprend ce dire de l 'œuvre, qui en assure la sauvegarde et qui parle à sa suite. Il nous faudra laborieusement délier ces fils d'un dire multiple.

Qu'est-ce qu'une chose ? Cette question, dit Heidegger dans une ironique naïveté, vise à atteindre la pleine et immédiate réalité de l 'œuvre d'art. Il énumère quelques usages du mot « chose », chose de la nature, choses ultimes, simple chose etc., et constate que depuis que s'est posée la question de savoir ce qu'est l'étant, la chose dans sa choséité s'est toujours à nouveau portée à l'avant-plan comme étant ce qui est déterminant. En conséquence on doit déjà trouver dans les explicitations (Auslegungen) qui nous été transmises de l'étant la délimitation de la choséité de la chose. Cela nous permettrait de nous assurer de ce savoir traditionnel. Les explicitations de la choséité de la chose qui ont été déterminantes dans le cours de la pensée occidentale sont devenues évidentes depuis longtemps et appartiennent à l'usage quotidien. Heidegger en voit trois. La première voit la chose comme l'assemblage d'un « upokeimenon » et de « ta sumbebèkota » ; en cette appellation parle l'expérience grecque de l'être de l'étant au sens de la pré­sence.

Cette détermination en substance et accidents semble correspon­dre selon l'opinion courante au regard naturel sur les choses. Il n'est donc pas étonnant qu'à ce regard habituel se soit conformé le comportement habituel de l'homme, c'est-à-dire l'interpellation des choses et la parole à leur propos. La proposition simple con­siste en un sujet et un prédicat, en quoi se disent les propriétés de la chose dont il est parlé. La question de savoir quelle structure est la première, de la chose ou de la proposition, et laquelle a influencé l'autre reste cependant indécidable ; en fait les deux déri­vent d'une origine commune. Cela indique déjà que « ce qui nous paraît naturel est probablement seulement l'habituel d'une longue habitude, qui a oublié l'inhabituel dont i l surgit » (Bd 5, p. 9). Cet

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inhabituel a pourtant surpris une fois l'homme comme quelque chose d'étrange et a porté la pensée à l'étonnement. Ce schéma de substance et accident cependant ne permet pas de trancher le chosal de ce qui n'est pas chosal, car il vaut pour tout étant, que ce soit une chose ou non.

La deuxième conception est celle de la chose comme unité d'une multiplicité de sensations. Contre cette explicitation, i l faut dire que nous ne percevons jamais un afflux de sensations, comme des sons ou des bruits. Ce que nous percevons, c'est le bruit d'un avion triréacteur ou une Mercédes par différence d'avec une Adler. Alors que les sensations auraient pu nous donner la chose dans son immédiateté en deçà de toute pensée et de tout énoncé entre nous et la chose, les choses elles-mêmes sont en fait plus proches que les sensations. Pour entendre un bruit pur, il faut en effet détacher notre oreille, l'arracher à ce qu'elle entend et écouter abstraitement.

La troisième détermination, aussi ancienne que les deux précé­dentes, est le couple « hulè - morphè ». La chose est une matière formée ou informée. C'est là le schéma conceptuel courant dans toute théorie de l'art et toute esthétique. Mais cela ne prouve pas que cette différenciation de matière et forme soit suffisamment fon­dée ni non plus qu'elle appartienne originairement au domaine de l'art et de l'œuvre d'art. A nouveau ce couple porte trop loin, car tout se laisse loger en lui. En outre, la donation de forme autant que le choix prédonné de matière se fondent dans l'utilité qui a assuré la maîtrise de cette structure, jusqu'à la croyance biblique en une création qui s'est effectuée selon ce modèle. Cette explicita­tion théologique marqua la vision du monde durant le Moyen Âge jusqu'aux Temps Modernes. L'utilité est ce qui détermine l'outil. Matière et forme comme détermination de l'étant sont ainsi logées dans l'essence de l'outil, et ne sont pas des déterminations originai­res de la choséité de la pure chose. L'outil occupe ainsi une place particulière : il est demi-chose, puisque déterminé par la choséité, et pourtant il est davantage ; en même temps il est demi-œuvre d'art, et pourtant moins, car il n'a pas l'autosuffisance de cette der­nière.

Ces explicitations se sont encore accouplées au cours de l'his­toire au point de valoir pour tout étant en général, sans que par là puisse se trouver un accès à la choséité de la chose, à l'être-outil de l'outil ou à l'être-œuvre de l'œuvre. C'est la raison pour laquelle il y a urgence, dit Heidegger, de prendre connaissance de ces concepts de chose, afin de penser en ce savoir la provenance

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et la suffisance de ces explicitations, mais aussi de briser l'appa­rence de leur évidence.

Cette histoire sous forme d'explicitations de la chose constitue en fait le destin selon lequel la pensée occidentale a pensé jusqu'à aujourd'hui l'être de l'étant. Mais ce n'est pas là seulement une constatation que pourrait faire un relevé historique ; « nous perce­vons en même temps un signe dans cette histoire » (Bd 5, p. 17). Ce n'est pas un hasard que l'outil ait été le parangon de l'étant dans son être. Peut-être, se demande Heidegger, toujours naïve­ment, en suivant ce signe et en cherchant l'être-outil de l'outil quelque chose se donnera-t-il à nous de la choséité de la chose et de l'être-œuvre de l'œuvre.

Après avoir montré l'indigence de ces concepts de la choséité de la chose, il faut chercher une certaine assurance (gesichert sein, Bd 5, p. 17) en découvrant simplement un outil sans une théorie philosophique, puisqu'il faut se garder des conceptions dont il vient d'être fait mention. Heidegger choisit un outil habituel : une paire de chaussures de paysans. Pour en venir à une description immé­diate, i l peut être bon de faciliter la « vision sensible » (Verans­chaulichung, Bd 5, p. 18). Comme adjuvant (Nachhilfe, Bd 5, p. 18) une illustration (bildliche Darstellung, Bd 5, p. 18) suffit. Heidegger choisit un tableau connu de van Gogh, les « Bauern­schuhe », les souliers de paysans. Ainsi l 'œuvre d'art dont on s'en-quiert ultimement et pour quoi l'on en vint à interroger la chose, sert maintenant à décrire un outil afin que l'être-outil obtenu puisse éclairer, à l'intérieur de l'histoire, l'être-chose et l'être-œuvre.

Heidegger remarque aussitôt qu'à partir de ce tableau nous ne pouvons pas établir où se trouvent ces souliers. Il n'y a pas de mot­tes de terre provenant des champs ou des sentiers qui pourraient au moins indiquer leur usage. « Une paire de souliers de paysans et rien de plus. Et pourtant » (Bd 5, p. 19). À ce moment, Heidegger « se précipite dans la référence », selon les termes de Derrida 5 , dans une description d'une « trivialité codée » 6. Voici , en traduc­tion française : « De l'obscure ouverture du creux élargi de la chaussure s'élève la fatigue des pas du labeur. Dans la rude et solide pesanteur de cet outil que sont les souliers, s'est accumulée l'opiniâtreté de la lente foulée à travers champs, le long des sillons s'étendant au loin et toujours semblables, sous un vent aigre. Le cuir reste marqué par la terre grasse et humide. Par-dessous les

5 Jacques D E R R I D A , La vérité en peinture, Paris, Flammarion, 1978, p. 352. 6 J. D E R R I D A , Op. cit., p. 334.

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semelles s'étend la solitude du chemin de campagne dans le soir tombant. Dans l'outil que sont ces souliers résonnent l'appel silen­cieux de la terre, son don tacite du grain mûrissant, son secret refus d'elle-même dans l'aride jachère du champ pendant l'hiver. À tra­vers cet outil repasse, sans plainte, l'inquiétude pour la sûreté du pain, repassent sans mot dire la joie d'échapper à nouveau au besoin, l'angoisse à l'arrivée d'une naissance et le frémissement dans la menace enveloppante de la mort. Cet outil appartient à la « terre », il est à l'abri dans le « monde » de la paysanne. A partir de cette appartenance protégée, l'outil apparaît comme reposant en lui-même ... » (Bd 5, p. 19).

On connaît le procès d'attribution que Meyer Shapiro a intenté à Heidegger. Après enquête, il put établir que le tableau auquel Heidegger se référait avait été exposé à Amsterdam en 1930 et, par recoupements, il l'identifia clairement comme étant celui qui porte le nunéro 255 dans le catalogue de La Faille. Shapiro put ainsi con­tester l'attribution heideggérienne de ces souliers au monde pay­san : « They are the shoes of the artist, by that time a man of the town and the city » 1 . Heidegger a ainsi « tout imaginé et projeté dans le tableau » 8 .

Il y a là au moins deux reproches, concernant l'attribution et la projection subjective. Qu ' i l y ait eu erreur d'attribution de la part de Heidegger, cela ne vaut que s'il s'intéresse à la singularité d'un tableau et, donc, à la référence de cette œuvre spécifique. Heideg­ger remarque que van Gogh a peint d'autres paires de souliers et ne s'occupe pas d'en montrer les différences, ressemblances ou rapports. Quant à la référence, elle ne peut être que divisée et mul­tipliée : le tableau, selon Heidegger, ne représente pas (abbilden), ne reproduit pas (wiedergeben) des souliers réels ni même l'es­sence générale des souliers. Heidegger parle, note Derrida, « tantôt du tableau, en lui, tantôt de tout autre chose, hors de l u i 9 , au point qu'on ne sait pas très bien de quoi il parle, de souliers réels, de souliers peints ou de souliers imaginaires. Mais il dit tout de même « Bauernschuhe ». En identifiant les touches de couleur posées sur une toile comme l'image de souliers de paysans, Heidegger recon-

7 Meyer S H A P I R O , « The still life as personal object. A note on Heidegger and van Gogh », dans The reach of mind, ed. by M . L . S I M M E L , New York, Springer, 1 9 6 8 , (pp. 2 0 3 - 2 0 9 ) , p. 2 0 5 , cité dans Joseph K O C K H L M A N S , On art and art work, Dor­drecht, Boston, Lancaster, Martinus Nijhof, 1 9 8 5 , Phaenomenologica, 9 9 , p. 128 .

8 M . S C H A P I R O , Op. cit., p. 2 0 6 , cité dans J. K O C K H L M A N S , Op. cit., p. 129 . Nous

traduisons. v J. D E R R I D A , Op. cit., p. 3 4 3 .

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naît au tableau un certain rapport de représentation. « En disant « Bauernschuhe » sans se poser la question à ce sujet, Heidegger est en deçà de son discours sur la vérité en peinture et encore plus naïf que Schapiro » 1 0 .

Dans un deuxième temps, Shapiro soupçonnait Heidegger, mais ce reproche, pour lui, ne fait qu'un avec le premier, d'avoir tout imaginé et tout projeté dans le tableau. Heidegger prévient par ail­leurs cette accusation : « Ce serait la pire des illusions de croire que c'est notre description, en tant qu'activité subjective, qui a tout dépeint ainsi pour l'introduire ensuite dans le tableau » (Bd 5, p. 21). On retrouve régulièrement dans ses œuvres la prudence d'anticiper une telle critique ; dans la conférence « L'homme habite en poète », par exemple, il écrit : « Nous courons même le danger de mêler des pensées de notre cru au verbe poétique de Hölderlin» " . C e qui motive la violence interprétative réside dans la nécessité du dire à la suite du poème et ce « dire à la suite » garantit en même temps la rigueur de ce dire.

Le tableau avait été convoqué comme adjuvant pour faciliter la vision sensible de l'outil-soulier, ce qui faisait du tableau une illus­tration. Heidegger maintenant renverse les termes : « C'est seule­ment par l 'œuvre et seulement dans l 'œuvre que l'être-outil de l'outil vient proprement à son apparaître » (Bd 5, p. 21). Il semble alors que ce qui est « décrit » (« described ») ici par Heidegger, c'est, selon J. Kockelmans, non le monde de la paysanne, mais l'être-outil de l'outil 1 2. Ou même que, par l 'œuvre d'art, dans les termes de W. von Herrmann, j 'expérimente (erfahre) le décèlement advenant dans l'œuvre d'art, de l'outil-soulier dans son apparte­nance à l'étant en totalité Cependant, la question est de savoir comment un tableau peut « décrire » l'être-outil de l'outil, alors que cela, par définition, n'est pas de l'ordre du visible et ne peut pas se donner comme tel immédiatement dans une représentation. De ce point de vue, la seconde formulation de von Herrmann nous semble plus proche du texte, encore qu'i l faille éclairer le sens et les modalités de cette expérience qui m'est donnée ou octroyée par le tableau et qui relève de la discursivité. Il faudrait aussi montrer

1 0 J . D E R R I D A , Op. cit., p. 3 6 3 .

" Vorträge und Aufsätze, Pfullingen, Neske, 2. Auf l . , 1954, p. 192 ; tr.fr. Essais et conférences, par A . P R E A U , Paris, Gallimard, 1958.

1 2 J . K O C K E L M A N S , Op. cit., p. 131 . 1 3 Friedrich-Wilhelm von H E R R M A N N , Heideggers Philosophie der Kunst. Eine sys­

tematische Interpretation der Holzwege-Abhandlung « Der Ursprung des Kunst­werkes », Frankfurt, Klostertnann, 1980, p. 280.

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comment je puis avoir expérience d'un tableau et qui est ce « moi », étant entendu que l'œuvre ouvre l'histoire et n'appartient pourtant qu'au domaine qu'elle a ouvert.

Le tableau montre l'être-outil de l'outil et l'outil devait être exa­miné parce qu'il tient une place intermédiaire entre chose et œuvre. Si le chosal appartient à l'être-œuvre de l'œuvre, il est à présumer qu'il peut être pensé à partir de cet être-œuvre, de la même façon que l'outil était envisagé à partir de l'œuvre. Cependant le rapport entre l'outil et l 'œuvre d'une part et la chose et l 'œuvre d'autre part n'est pas symétrique : le tableau montre un outil et le tableau est de l'ordre du chosal. En outre, le détour par les explicitations de la chose a montré que c'était à partir de l'ustensilité que les choses avaient reçu leur détermination. La monstration qu'est le tableau constitue ainsi un réseau subtil et subversif de différentes paroles.

La parole muette

« Dieses hat gesprochen ». Le tableau parle. Que signifie, dès lors, parler à la suite du tableau ? Serait-ce que notre discours manifeste la discursivité de l'œuvre sans qu'on puisse séparer l 'œuvre du dis­cours tenu sur elle ? Dans Introduction à la métaphysique, Heideg­ger avait déjà pris cet exemple du tableau de van Gogh : « Une paire de gros godillots de paysan, rien d'autre. L'image ne repro­duit rien à proprement parler. Cependant on se retrouve de suite seul avec ce qui est là, comme si soi-même un soir d'automne, quand charbonnent les derniers feux de pieds de pomme de terre, on rentrait fatigué des champs avec la pioche sur l'épaule » ( E M , p. 38). La solitude face à la facticité ou la factualité de l 'œuvre et le « comme si » sont pensés dans L Origine, non certes comme l'évocation dont une œuvre serait capable, mais dans son pouvoir à rompre l'habituel de l'outil-soulier.

Dans les souliers de la paysanne, dont le tableau de van Gogh avait pour tâche de faciliter la vision sensible, retentissait l'appel silencieux de la terre comme le cadre de son travail, où s'essouf­flait l'essence de ses chaussures. Seulement ainsi, dans l'ustensilité de ses souliers, elle était sûre de son monde. La fiabilité (Verläß­lichkeit) de ces souliers était en quelque sorte l'union intime de la terre comme le fondement de son monde. Ce qui permettait cette fiabilité, c'était l'habitude. Or, dans le tableau de van Gogh rien ne peut indiquer l'usage de ces souliers. La parole du tableau au pre-

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mier abord est le dire d'un non-dit, celui de l'inhabituel d'un outil, qui advient lorsqu'est montré le retrait de la fiabilité des souliers. Ce retrait de la fiabilité, Heidegger l'appelle le combat entre monde et terre. Par lui est porté au paraître ce que d'habitude nous ne voyons pas et que d'ailleurs, proprement, nous ne pouvons pas voir : ce qui permet par exemple à la paysanne de chausser ses sou­liers.

Le mode sur lequel le tableau montre cela est et ne peut être que « terrien ». C'est en manifestant son appartenance à la terre que le tableau peut montrer quelque chose. Cela, ce qu'i l montre, c'est lui-même, son « Woraus », ce dont i l est fait. A la différence de l'outil, à la différence d'une paire de chaussures, où le cuir est usé (verbraucht) en vue d'un usage, les couleurs du tableau, quant à elles, ne disparaissent pas dans une utilité ou une maniabilité. Elles ne sont pas usées, mais utilisées (gebraucht) pour porter à l'éclat les couleurs comme couleurs. A f i n de redoubler ce qu'on pourrait appeler le rapport de l'outil au monde, le tableau se redouble lui-même en se marquant comme tableau, en se désignant lui-même. S ' i l montre indéniablement des chaussures, et non des taches infor­mes, il ne les désigne pas, mais se présente comme ce qui repré­sente. A l'affirmation d'un rapport au monde inhérent et sous-jacent à la représentation, que l'art dit figuratif véhicule, le tableau de van Gogh ne fait rien d'autre que de se nommer. Il n'y a pas là une circularité d'auto-affirmation ou une autoréférence de l'œu­vre à l'intérieur de marques esthétiques et culturelles, faisant que la littérature, par exemple, ne s'écrit qu 'à propos de la littérature. Ce qui permettra à cette circularité de circuler, ce sera le jeu de la création et de la sauvegarde où l'art et l 'œuvre se joueront. On voit ici comment Heidegger entend sauver l'œuvre contre l'affaire­ment esthétique. Le tableau ne montre que son « Woraus », par quoi se referment l'une sur l'autre la facticité de l'œuvre (le fait qu 'elle est) et sa factualité (le fait qu 'elle montre), si nous pouvons distinguer ces deux notions. L'œuvre advient ainsi à une telle den­sité, se fait à ce point compacte qu'on ne voit pas très bien com­ment un discours pourrait encore la transir, la porter ou en résulter. Dès ce moment, les jeux sont faits : sauver l 'œuvre à ce prix, comme le tente Heidegger, revient à la faire imploser. Le dire ne pourra que relever l'état des lieux : i l y a eu œuvre. Dès ce moment où elle ne fait que désigner ce à partir de quoi elle peut désigner, l 'œuvre n'est que ce qui a été, ce qu'on rattrape. Ce qui est récu­péré, ce seront sa facticité et sa factualité : le fait qu'elle ait été et le fait qu'elle ait montré.

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L'ouverture que permet l'œuvre d'art, c'est-à-dire la manifesteté de l'étant qui advient dans cette ouverture comme émergence et éclosion, c'était, dit Heidegger, ce que les Grecs nommaient « phu­sis » : « nous l'appelons la « terre » (Bd 5, p. 28). Dans Être et Temps, le monde était l'ouverture (Offenheit) comme condition de possibilité pour que l'étant soit visible (offenbar), ce dans quoi le Dasein était jeté en même temps que l'horizon sur lequel il se pro­jetait. Ici l'ouvertture du monde est elle-même ajustée à la vérité, à la déclosion (Unverborgenheit), à 1'« alètheia ». Dans Introduc­tion à la métaphysique cette ouverture était à l'origine de notre his­toire sous couvert d'un divorce au sein même de la « phusis » ; elle se résorbe maintenant à la ponctualité d'une œuvre. Autrement dit, le commencement est ce qui reprend l'envoi, mais sans que la filia­tion comme telle soit ici marquée. Il n'y a pas de médium. L'œuvre est laissée à sa pure explosion, à son simple éclatement. Là l'his­toire commence et recommence dans la mesure où se répète ce qui fut à l'origine de notre histoire. L'ouverture qu'est le monde est aussitôt mise à l'abri (geborgen) dans ce qu'elle ouvre, dans la manifesteté de l'étant. Puisque l'ouverture provient elle-même de ce qui lui a permis d'être ouverture, elle est de ce fait obnubilée dans ce dans quoi elle se manifeste comme ouverture. L'ouverture qu'est le monde est l'abri de ce retrait ; elle nomme le inonde en tant que celui-ci est raccordé à la déclosion.

Pourtant, s'il n'y a pas un destinement au sens d'un f i l conduc­teur dans le destin, il y a un envoi. Ce n'est pas nous qui présuppo­sons la déclosion de l'étant, mais la déclosion de l'étant (l'être) nous place dans une telle essence que nous restons toujours dans notre représentation assignés à cette déclosion et à sa suite. Le moment à l'intérieur de l'histoire en quoi l'étant apparaît comme tel, qui n'est pas au-delà de l'étant, et pourtant pas détaché de lui, est ce que Heidegger nomme l'éclaircie (Lichtung). Par cette éclaircie est offert aux hommes un accès à l'étant et à eux-mêmes. Mais cette éclaircie est en même temps voilement (Verbergung) qui se déploie comme refus (Versagen) et dissimulation (Verstel­len). Le refus est le commencement de l'éclaircie de l'éclairci. A l'intérieur de cet éclairci advient la dissimulation : l'étant se donne pour ce qu'il n'est pas. Le voilement lui-même s'occulte et se dis­simule. Le rapport entre éclaircie et vérité indique le mieux com­ment doit être pensé cet événement : la vérité est le destinement de l'éclaircie, mais seulement comme sa provenance, non comme son enchaînement par exemple de différentes éclaircics ou d'époques. Le refus indique que l'éclaircie a une telle provenance. La dissimu-

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lation est l'indice que l'éclaircie n'est pas un simple découvrement, mais qu'elle fonctionne par redoublement : à l'intérieur de l'éclair­cie, le retrait en tant que dissimulation ne peut être possible que parce que l'éclaircie elle-même a une provenance. « La vérité se déploie en tant qu'elle-même, dans la mesure où le refus celant (verbergende Verweigern) en tant qu'un s'interdire (Versagen) mesure d'abord à toute éclaircie la provenance constante. En tant que dissimilation cependant i l mesure à toute éclaircie l'incessante âpreté de l'errance (Beirrung, Bd 5, pp. 41-42)». À l'intérieur de la vérité, i l y a un combat originaire entre éclaircie et voilement, mais doublement asymétrique, puisque le cèlement n'est abordable comme tel que du double voilement de l'éclaircie. De même en allait-il de la « phusis » et du « logos ». C'est seulement à partir du « logos » qu'advient le cèlement de la « phusis », dans le « logos » comme discours d'abord, comme énoncé ensuite, à l'intérieur d'une « glôssa ». L'éclaircie n'est en aucun cas une scène dont les rideaux seraient constamment levés, comme dit Heidegger. Elle advient en tant que ce double voilement et comme telle elle est un événement (Geschehnis).

Monde et terre ne sont pas simplement la reprise du couple de éclaircie-voilement. C'est seulement par leur combat, dans leur essence combative qu'ils entrent dans l'autre combat de l'éclaircie et du voilement. L'être-œuvre de l'œuvre est justement l'advenir de la vérité par ce combat entre monde et terre qui s'inscrit dans le combat entre l'éclaircie et le voilement. Par l'être-œuvre de l'œu­vre l'étant en totalité, c'est-à-dire monde et terre dans leur jeu anta­goniste, atteignent la déclosion. Voilà pourquoi également l 'œuvre ne représente pas et ne dit rien : elle montre le retrait, elle montre la déclosion en rapport à l'étant en totalité (Bd 5, p. 43), en quoi le monde, montré comme retiré dans la terre, indique aussi que la terre apparaît comme le retrait du monde. L'étant en totalité (monde et terre) apparaît comme tel, c'est-à-dire comme raccordé à la déclosion, en ceci que l'éclaircie dans laquelle seulement cet étant en totalité devient manifeste est elle-même voilement. La vérité nomme ces moments emboîtés en cascade en en constituant l'envoi, ou le principe : l'origine.

La vérité est le combat originaire (Urstreit) dans lequel, chaque fois et selon une certaine guise, l'ouvert est conquis, en quoi vient se tenir tout se qui se montre et s'érige comme étant l'ouverture de cet ouvert. La vérité ne peut être ce qu'elle est, cette ouverture, que si elle s'institue elle-même dans son ouvert. « C'est pourquoi i l faut qu'il y ait chaque fois dans cet ouvert un étant en quoi l 'ou-

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verture prenne son insistance et sa constance » (Bd 5, p. 48). L'œu­vre est ce moment polyvalent et plurivoque : polyvalent du fait de son essence combative et plurivoque par son exposition à la parole où seulement se disent les multiples combats.

Les modes selon lesquels la vérité s'institue dans l'étant qu'elle ouvre sont multiples : l 'œuvre d'art, l'activité fondatrice d'état, la proximité de ce qui est le plus étant, le sacrifice essentiel, le ques­tionnement de la pensée. Cependant à la différence du cours sur Hölderlin, Heidegger accorde une prééminence à l'œuvre. Parce qu'il appartient à l'essence de la vérité de s'instituer dans l'étant afin de devenir seulement vérité, il y a dans l'essence de la vérité le rapport à l 'œuvre, l'attraction vers l 'œuvre, en tant que possibi­lité remarquable de la vérité de l'être à l'intérieur de l'étant. Autre­ment dit, l'institution de la vérité dans l 'œuvre est la production d'un étant tel qu'avant il n'était pas encore et après ne sera plus jamais. Cette production est le créer, mais entendu comme un rece­voir à l'intérieur du rapport à la déclosion. Il ne peut y avoir créa­tion (Schöpfung) que par puisement (schöpfen) à l'intérieur d'une éclaircie, elle-même surgissant d'un combat. L'être-créé a deux traits essentiels : il est produit du combat entre monde et terre et la création de l'œuvre, à la différence de l'outil, est créée dans la chose créée. L'être-créé est expressément introduit par la création dans ce qui est créé. L'être-créé se comprend à partir de l'œuvre même et non l'inverse. C'est le « factum est », le « dass », le choc de l'œuvre même.

« Les sculptures d'Egine au musée de Munich, Y Antigone de Sophocle dans la meilleure édition critique, sont, en tant que les œuvres qu'elles sont, arrachées à leur propre déploiement » (Bd 5, p. 26). Les œuvres « ne sont plus jamais ce qu'elles furent » (Bd 5, p. 26). Ce que nous trouvons, ce sont « die Gewesenen » (Bd 5, p. 27), celles qui ont été. Elles ne sont plus accessibles maintenant que dans le domaine de la tradition et de la conservation, ce qui permet l'affairement esthétique. Mais jamais celui-ci, aussi désinté­ressé et respectueux soit-il, ne peut retrouver l'être-œuvre de l'œu­vre, parce que « l'œuvre appartient comme œuvre seulement au domaine qu'elle ouvre elle-même » (Bd 5, p. 27). Cette ouverture, c'est le déploiement de l'être-œuvre de l'œuvre.

Pour préciser ce qu'il faut entendre par là, Heidegger choisit une œuvre qui n'appartient pas à l'art dit figuratif: un temple grec. Ce temple renferme la statue du dieu. Par le temple le dieu est présent, non point qu'il soit quelque chose dans le temple ou derrière l'hon­neur que les humains lui font. Le dieu est précisément cet honneur

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et cette vénération et rien en dehors d'eux. En ce sens, le temple ouvre un monde où règne un certain rapport au sacré, un certain rapport aux étants qui commande le comportement de l'homme : l 'œuvre-temple « dispose et ramène autour d'elle l'unité des voies et des rapports, dans lesquels naissance et mort, malheur et pros­périté, victoire et défaite, endurance et ruine, donnent à l'être humain la figure de sa destinée ». L'ampleur ouverte de ces rap­ports dominants, « c'est le monde de ce peuple historial » (Bd 5, p. 28). Ou encore : dans l'être-là du temple (Da-Stehen), « l'étant en totalité est porté à la déclosion et gardé en elle » (Bd 5, pp. 42-43).

Par ce fait que la vérité est effectuée dans l'œuvre, l 'œuvre devient la « Gestalt » de la vérité, la stature. Le préfixe « ge- » nomme un rassemblement de différents « poser » (Stellen). La « Gestalt » nomme d'un même trait l'instauration (Aufstellen) d'un monde, la mise en retrait (Zurückstellen) de la terre dans le monde qui s'ouvre, la production (Herstellen) de la terre qui advient dans le retrait. La « Gestalt » en ces multiples sens est l'établissement (Feststellen) de l'advenir du combat. Cette tension entre plusieurs « poser » reprend la tension entre monde et terre, où la terre nomme le repli du monde sur ce à partir de quoi il a pu se déplier. Cette tension reprenait elle-même le jeu réciproque entre voilement et dévoilement (Verbergung/Entbergung) articulant la déclosion. Cela entraîne une intransitivité de l 'œuvre : le monde qui s'instaure par et dans l'œuvre comme une certaine constellation d'étants régissant le rapport de l'homme à l'étant en totalité ne peut se décrypter sur l 'œuvre, qui, elle, ne fait que se désigner elle-même. Elle ne se circonscrit pas à une structure qui en ferait l'espace ou le moyen pour autre chose : ni représentation, ni reproduction, ni expression, ni symbole, ni allégorie, ni non plus valeur esthétique. Pourtant la vérité n'advient que si elle est effectuée dans une sta­ture. A u rassemblement présent dans la stature va correspondre une étroite connexion entre ce que Heidegger appelle « Schaffen » (création) et « Bewahrung » (sauvegarde), couple qui n'apparaît pas dans la conférence de 1935. L'unité de ces deux moments consti­tuera l'art comme origine de la vérité, en ce sens que l'art fait sur­gir (er-springen) la vérité.

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2. L A S A U V E G A R D E DISCURSIVE O U L A P A R O L E S A U V E G A R D A N T E

La conservation consiste à « transformer nos rapports ordinaires au monde et à la terre, (à) contenir notre faire et notre évaluer, notre connaître et notre observer courants en une retenue qui nous per­mette de séjourner dans la vérité advenant dans l'œuvre » (Bd 5, p. 54). La création, quant à elle, est la pro-duction de la vérité de l'étant. A l'œuvre qui «donnait à savoir» (Bd 5, p. 21) répond la sauvegarde qui est un « savoir » (Bd 5, p. 55). La création a besoin (braucht), pour être ce qu'elle est, de la sauvegarde. Heidegger peut ainsi renverser les termes et parler d'une sauvegarde créatrice, d'une « schaffende Bewahrung ».

Le rapport entre création et sauvegarde n'est pas étranger à une ambiguïté que Heidegger mentionne dans L Origine et qu'il repère à deux endroits du texte, ambiguïté qu'il rappelle dans le « Supplé­ment ». À la page 59, la détermination « ins-Werk-Setzen der Wahrheit » (mise en œuvre de la vérité) est « sciemment ambi­guë » ; à la page 65, la même détermination est dite contenir une « ambiguïté fondamentale ». Tout en estimant ces termes inappro­priés, il expose cette ambiguïté en disant que la vérité est à la fois sujet et objet du mettre (Setzen). Le « Supplément », datant de 1960, reprend ces deux occurrences en référant la première ambi­guïté, celle de la page 59, au «rapport humain à l ' a r t» , et la seconde, celle de la page 65, à la vérité elle-même. A la page 59, Heidegger développe les deux sens de la formule « mise-en-œuvre-de-la-vérité », non pas dans les termes de sujet et d'objet, mais dans ceux de création et de sauvegarde. La formule dit d'une part que l'art est l'établissement dans la stature de la vérité qui s'ins­taure : c'est la création comme pro-duction de la déclosion de l'étant. La formule dit d'autre part : mettre en route l'être-œuvre et le porter à l'advenir ; c'est le moment de la sauvegarde. L'ambi­guïté fondamentale que mentionne la page 65, la vérité comme sujet et comme objet, apparaît ici également dans l'expression « établissement de la vérité qui s'instaure », mais n'est pas interro­gée comme telle à cet endroit. L'expression de la page 59, lue en fonction de celle de la page 65, pourrait laisser croire qu'il y a une asymétrie entre la création et la sauvegarde, puisque la première est l'établissement de la vérité qui s'instaure, que la création a donc rapport tout à la fois à l'art comme établissement de la vérité dans la stature et à la vérité qui s'instaure dans la stature ainsi effectuée. La sauvegarde, par contre, n'est mentionnée que dans sa situation à l'intérieur de la déclosion, en tant qu'elle a rapport à l'être-

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œuvre, à la vérité déjà instaurée. Or, à la fin de L'origine, une autre asymétrie apparaît, mais inverse : à chaque mode de fondation (Stiftung) de la vérité, comme don (Schenkung), comme fondement (Gründung) et comme commencement (Anfang), correspond, dit Heidegger, un mode de sauvegarde. Il s'agit donc de repérer les différentes strates de la solidarité entre la création et la sauvegarde, pour voir comment ces deux moments peuvent se replier l'un sur l'autre et valoir l'un pour l'autre. Seulement ainsi pourrons-nous trouver l'espace de jeu où se meut la « parole » de l'œuvre, le dire du tableau.

Un premier niveau est celui de la sauvegarde comme ce qui porte l'être-œuvre à l'advenir. La vérité produite par la création est projetée aux gardiens, « c'est-à-dire à un peuple historial » (Bd 5, p. 63), où un comportement leur est enjoint envers l'étant en tota­lité. A ce niveau, la sauvegarde est simple destinataire de la créa­tion à l'intérieur de la déclosion ; elle est le fait d'un peuple histo­rial ' 4 . La solidarité entre création et sauvegarde ressortit à l 'événe­mentiel de l'œuvre. Le deuxième niveau de la sauvegarde est celui où elle ressaisit la création comme étant un « puiser » (Schöpfen). La création comme pro-duction s'avère être « plutôt un accueil et un prélèvement à l'intérieur de la déclosion » (Bd 5, p. 50). Ainsi , ce qui est projeté aux gardiens, ce ne sont pas des contenus de signification lisibles sur l 'œuvre, mais précisément la déclosion de l'étant, c'est-à-dire « cela dans quoi le Dasein comme historial est déjà jeté » (Bd 5, p. 63). La création ne peut créer que son propre être-jeté, dont la sauvegarde a à faire l'expérience. En ce sens, l 'œuvre n'a rien à voir avec une quelconque communication ou expression ' 5 . De même que le tableau ne « montrait » que lui-même, ce dont i l était fait, son matériau, l 'œuvre ne peut exprimer

1 4 « Dans la mesure où l'homme est le là, c'est-à-dire historial, il devient un peu­ple ». Ainsi s'explicite le passage qui s'était effectué dans le cours de 1934 entre le « Dasein » de Être et Temps au « Dasein » d'un peuple. Lorsqu'est assumé le là, c'est-à-dire l'inscription dans l'histoire, le « Dasein », raccordé à l'histoire, est communauté. La fonnation de la communauté est identique à celle de Etre et Temps. Là, c'était l 'être-dans-le-monde qui garantissait que les autres « Dasein » avaient affaire aux mêmes étants et donc qui permettait une relation de « Mitda-sein ». Ici, c'est l'histoire qui permet d'élargir le « D a s e i n » comme éprouvant son lot à la communauté et au peuple ; éprouver son rattachement à l'histoire, cela revient à devenir peuple.

1 5 La première ébauche de la conférence datant aussi de 1935 renverse le rapport entre art et expression : l'art est bien une manifestation de l'expression, mais non pas comme une illustration. Si l'art est expression, c'est parce qu' i l est art. Sans quoi « l 'Acropolis est l'expression des Grecs et la cathédrale de Naumburg est l'expression des Allemands et le bêlement est l'expression du mouton » (p. 11).

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que sa propre factualité. Remarquons que nous nous situons ici à l'intérieur de la solidarité entre création et sauvegarde : l 'œuvre ne dit rien d'autre qu'elle-même, mais il y a un destinataire de ce dire. Le troisième moment, ou troisième niveau, est celui de la sauve­garde comme « savoir », solidaire de la création comme projetée projetante. Ce savoir semble seul qualifié pour répondre de l'œuvre qui « donnait à savoir ». Conformément à tout le mouvement des conférences, il ne s'agit absolument pas d'un savoir sur l'art ou sur l'œuvre, mais d'un savoir à partir de l'art, à partir de l'œuvre. « Seul un tel savoir prépare à l'œuvre son espace, aux créateurs leur chemin, aux gardiens leur place » (Bd 5, p. 66). Heidegger met ce savoir en rapport avec la résolution (Entschlossenheit) de Etre et Temps, entendue maintenant comme l'ouverture du Dasein, ou la déclôturation, selon le terme de J. Taminiaux, hors de l'engonce-ment dans l'étant, jusqu'à l'ouvert de l'être. Un tel vouloir comme savoir est la liberté d'aller au-delà de soi-même en existant, en s'exposant à l'ouverture de l'étant telle qu'elle se manifeste dans l'œuvre. Ce savoir est un être-résolu. Rappelons en outre que ce savoir couvre précisément ce qu'est la « technè ». Heidegger rap­pelle que ce terme désigne le percevoir de ce qui se déploie en tant que tel. Chez les Grecs, l'essence de ce savoir repose sur le penser dans 1'« alètheia », dans le découvrement de l'étant. La « technè » n'est donc jamais l'activité d'un faire, mais un savoir qui, comme tel, produit l'étant en tant qu'il porte ce qui se déploie (Anwe­sende) hors du cèlement dans le décèlement de son aspect. L'artiste n'est pas « technitès » en tant qu'artisan, mais parce que le faire-venir (Her-stellen) d'œuvres comme le pro-duire (Hervor-bringen) d'outils advient dans cette pro-duction elle-même. Celle-ci au préa­lable laisse surgir l'étant à partir de son aspect dans sa présence (Bd 5, p. 48). Cela advient à l'intérieur de l'étant qui s'épanouit, à l'intérieur de la « phusis ». Non seulement la terre est « phusis », mais aussi la « technè ». La création (Schaffen) advient donc elle aussi à l'intérieur et à partir de la « phusis ». Le créer est un laisser surgir dans quelque chose qui est produit. Le devenir-œuvre de l'œuvre est un mode du devenir et de l'advenir de la vérité, puis­que la « technè » est un savoir inscrit au cœur même de la « phu­sis » et recevant de la « phusis » son mode de savoir.

Les niveaux de solidarité entre la création et la sauvegarde échappent bien entendu à toute hiérarchie et se meuvent dans un rapport de solidarité. De même que la sauvegarde est le même que la création, les trois niveaux de solidarité sont le même. Cette soli-

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darité trouvée dans et à partir de l'œuvre, parce qu'elle est pro-duc­tion de la « phusis », représente manifestement un emboîtement d '« interprétations », ou de niveaux interprétatifs. C'est cette théo-risation, au sens de la prise en vue de ce qui se donne à voir, qui nous motive à considérer ce texte de L Origine comme à la fois l'aboutissement de tout le mouvement de pensée de Heidegger depuis Être et Temps et comme l'achèvement de ce parcours, ou de ce chemin, vu la puissante cohérence de cette exposition. On pourrait ainsi séparer les niveaux : s'arrêter à l'un des moments, commenter une œuvre précise - ce qui se situerait au premier niveau - , ou élaborer une théorie esthétique, poétique ou autre - au deuxième niveau, oserait-on dire - , ce serait d'un même geste négliger les conditions historiales d'un pouvoir dire et se mettre sous le coup d'une déconstruction des présuppositions auxquelles une telle entreprise serait obligée de recourir. Cependant, envisager d'emblée l'art ou l'œuvre dans l'histoire de l'être, au troisième niveau d'un savoir historial qui ne peut être qu'interrogatif, comme l'entreprend Heidegger, semble impliquer une totale négligence de la spécificité d'une œuvre et une nécessaire fusion de l'œuvre et de l'art : l'art est la mise en œuvre de la vérité et l 'œuvre est l'es­pacement du temps où l'art s'ajointe à la vérité. Mais cela aussi est envisagé par Heidegger, en faisant de l 'œuvre son propre dire « su r» l 'œuvre, et par conséquent, de par la solidarité entre créa­tion et sauvegarde, en voyant dans l'art la théorie, au sens indiqué plus haut, de l'art ; l'art est un savoir raccordé dans l'œuvre, du cœur de cet emboîtement de « savoirs ». Ce qui fait à la fois le rac­cord des différentes boucles et la puissance de leur motilité reçoit le nom de « Dichtung ». Il s'agit bien d'une puissance, puisque l 'œuvre comme « ergon » est « energeia ».

3. « D I C H T U N G » : L E N O M D E L A C A R E N C E ET D E L A S U P P L É A N C E

Revenons au tableau de van Gogh où « dans le devenir-manifeste de l'être-produit des souliers, l'étant en totalité, monde et terre en leur jeu réciproque, parvient à l'éclosion » (Bd 5, p. 43). Pour dire cela, i l faut présupposer que « le tableau (...) montre (zeigt) les sou­liers de paysan », et non simplement des taches de couleur, une toile encadrée ou même simplement des souliers. « Des souliers de paysans, rien de plus. Et pourtant ». Cette condition minimale pour parler du tableau, qu'il « montre », implique qu'il montre « quelque chose ». La détermination de ce « quelque chose » est nécessitée

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par la solidarité entre la création comme production et la sauve­garde comme destinataire. Heidegger se soucie peu de spécifier ce qui est montré, que ce soient des « Bauernschuhe » ou les « Artists own shoes », ou même, contrairement à ce que nous disions, que ce soient des taches de couleurs ou une toile encadrée. À chaque fois il s'agit de quelque chose. On peut imaginer assez facilement que, à prendre chacune de ces déterminations spécifiques, Heideg­ger aurait eu peu de chose à modifier dans son texte. Il s'intéresse moins à la référence de l'œuvre qu'au fait plus crucial que cette référence soit nécessitée : la factualité de la monstration est le même que la facticité de l'œuvre, du fait que l'œuvre est. En disant « Bauernschuhe », Heidegger ne veut donc rien dire du tableau et pourtant dit déjà trop. C'est entre ces deux excès que le discours heideggérien sur l'art est excédent. Ce dire est corrélativement carence et suppléance ; carence, car « s'il y a ici quelque chose qui soit digne de question, c'est seulement ceci : dans la proximité de l'œuvre, nous avons trop peu éprouvé, et nous avons dit cette expé­rience de manière trop grossière et trop immédiate » (Bd 5, p. 21). Le dire en même temps est suppléance, puisque l'œuvre muette a parlé. La « Dichtung » pourrait être le nom du dire comme carence et suppléance de l'œuvre, le nom de la discursivité de l 'œuvre à l 'œuvre seulement dans le dire qui en parle.

« La vérité advient comme la clairière et le cèlement de l'étant dans la mesure où elle est poématisée (gedichtet) » (Bd 5, p. 59). La poésie (Dichtung) nomme la mise en œuvre de la vérité comme « poièsis ». Elle reprend ainsi toutes les tensions que nous avons mentionnées : dans la déclosion, entre dévoilement et voilement, dans l'œuvre, entre monde et terre, dans la stature, entre création et sauvegarde.

Le temple grec, dans son être-là, est cela qui donne seulement aux choses leur visage et aux hommes leur vue. Le temple mani­feste d'une certaine façon l'articulation du monde comme sens du sacré. Cette articulation est autant du côté de la création que du côté de la sauvegarde : pour construire un temple, il faut soi-même se situer à l'intérieur d'un certain rapport au sacré. II en va de même pour vénérer la statue du dieu, à l'intérieur du temple. Mais cette création et cette conservation, tout en redoublant une articula­tion prégnante dans ce monde ne la créent pas et ne la font pas advenir. Ils la redoublent pour ainsi la porter au paraître. Il faut qu'elle se soit déjà donnée à eux, qu'elle se soit dite sous forme articulée : que le dieu ait reçu le nom de dieu, la vénération, celle de vénération, par exemple. Ce redoublement d'une articulation

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prégnante n'est pas simple répétition. C'est seulement et unique­ment en tant qu'elle est redoublée que cette première articulation apparaît comme articulation, qu'elle apparaît comme étant habi­tuelle, donc étrange puisque l'habitude éclate dans toute l'étrangeté de sa provenance. Le redoublement par le temple d'une articulation est lui-même articulation et entretient ainsi un double rapport avec la langue.

« Construire (Bauen) et représenter (Bilden) (...) adviennent toujours déjà et toujours seulement dans l'ouvert du dire et du nommer (Nennen) (...) Ils sont chaque fois un poématiser propre à l'intérieur de la clairière de l'étant, qui est déjà advenue de façon inaperçue dans la langue » (Bd 5, p. 62). Le temple, comme le tableau de van Gogh, sont une fable, une légende, un dire (Nennen). La raison en est que « la langue (Sprache) est elle-même un projet de l'éclaircie où se dit en tant que quoi l'étant vient dans l'ouvert. Ce dire projetant est poésie : le dire (Sage) du monde et de la terre, le dire de l'espace de jeu de leur com­bat » (Bd 5, p. 61). L'art et la langue sont « Dichtung », mais ne sont pas identiques : la langue n'est pas un phénomène né par autogénération et se déployant d'elle-même à partir d'elle-même. L'art n'est pas un jeu formel de sons, de couleurs ou de pierres auquel on accolerait un nom. Si l'art redouble l'articulation d'un monde, sans seulement la répéter, c'est au sens où il articule la provenance même de cette articulation qu '« est » le monde, et non pas l'articulation « du » monde.

Que signifie pourtant que construire ou figurer d'une certaine façon présupposent la langue ? Dans une note de 1'« Handexem­plar » reprise dans la Gesamtausgabe, Heidegger s'interroge à pro­pos de cette apparente hiérarchisation : « Qu'est-ce à dire ? La clai­rière advient-elle par la langue ou la clairière en advenant (erei­gnende) octroie-t-elle seulement la Dite (Sage) et le renoncement (Entsagen) et ainsi la langue ? » (Bd 5, p. 62). Cette ambiguïté ou cette ambivalence est abordée à travers le rapport entre poésie et Langue. « Dichtung » et « Sprache » (...) sont toutes deux la même structure fondamentale d'ajointement de l'être historial » l 6 . Nous avons vu cette unité problématique dans le premier cours sur Höl­derlin et dans Introduction à la métaphysique : tantôt la « Dich­tung » est « un dire instaurant l'être » ; donc « la « Dichtung » elle-même rend possible la langue » et est, dès lors, « la langue origi-

6 Hölderlins Hymnen « Germanien » und « Der Rhein », Op. cit., p. 68.

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naire (Ursprache) d'un peuple historial » 1 7 ; tantôt la langue elle-même est appelée 1'« Urdichtung » l 8 . Cette réversibilité, analogue à la réversibilité entre la création et la sauvegarde, se complexifie du fait que, dans les arts, Heidegger reconnaît une place privilégiée à la poésie, au sens étroit du terme. Elle est « la « Dichtung » la plus originaire » (Bd 5, p. 62). Dans le « Supplément », Heiddegger rappelle que cette difficulté touche le rapport de l'être et de l'homme. Il la qualifie d'« accablante », difficulté qu'il a eue clai­rement en vue depuis Être et Temps. Cette dignité de la question se rassemble là où est effleurée l'essence de la langue et de la « Dichtung », pensée dans l'appartenance réciproque de l'être et du dire (Sage) (Bd 5, p. 74).

Dans son introduction à L Origine paru aux éditions Reclam l 9 , Gadamer tente de penser cette ambiguïté. Il faut distinguer, écrit-il, le projet tel qu'il advient dans l'art architectural, pictural ou musi­cal, et le projet de la poésie. Même si Heidegger donne le nom de « Dichtung » au caractère de projet que revêt toute création artisti­que, la poésie serait, selon Gadamer, « moins projet » (weniger Entwurf) que les autres arts mentionnés. Ceux-ci sont « les formes secondaires de la construction et de la création à partir de la pierre, de la couleur et des sons » 2 0 . La raison en est que le projet de l'œuvre poétique est lié à quelque chose qui est déjà prétracé et qui ne peut être projeté nouvellement à partir de soi-même. Ce sont les voies prétracées de la langue. Il voit un signe à cela, en ceci que les œuvres poétiques ne peuvent atteindre que ceux qui possèdent la même langue. Le poète est assigné à la langue. Ce que Heideg­ger entend par « Dichten » peut ainsi se scinder en deux phases : dans un premier temps, « Dichten » nomme un projet qui est tou­jours déjà advenu, où règne une langue ; dans un second temps, ce terme nomme le projet qui laisse provenir une nouvelle création poétique à partir de ce premier projet 2 1. Le caractère préalable de la langue est non seulement ce qui fait la particularité remarquable de l'œuvre poétique. Elle semble de plus valoir, au-delà de toute

" « Hölderlin und das Wesen der Dichtung », dans Erläuterungen zu Hölderlins Dichtung. G A Bd 4, Frankfurt, Klostermann, 1981, p. 43. Nous traduisons. Tr. fr. Approche de Hölderlin, par H . C O R B I N , M . D H G U Y , F. F E D I E R , J . L A U N A Y , Paris,

Gallimard, 1962, Classiques de la Philosophie. n G A , Bd 40, Op. cit., p. 180. 1 9 H . -G. G A D A M E R , « Zur Einführung », dans H E I D E G G E R , Der Ursprung des Kunst­

werkes, Stuttgart, Reclam, I960. : U H . - G . G A D A M E R , Op. cit.. p. 125. 2 1 H . - G . G A D A M E R , Op. cit., p. 125

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œuvre, pour « chaque être-chose des choses elles-mêmes ». Gada­mer peut ainsi affirmer : « L'œuvre de la langue est la poésie la plus originaire de l'être »

Cette interprétation de Gadamer pose plusieurs questions. En parlant du caractère préalable de la langue, en remarquant que la poésie ne peut atteindre que ceux qui possèdent la même langue, ne réduit-il pas la langue à une strate antérieure à tout projet, sous forme de code ou de corpus ? En disant « œuvre de la langue », d'autre part, ne la substantifie-t-il pas trop rapidement en occultant les multiples rapports que Heidegger tente de penser et n'obnubile-t-il pas la réversion que nous avons vue à l'œuvre à plusieurs repri­ses entre langue et poésie ? Que faire de ce préalable de la langue dans son rapport à la pensée ? N'est-on pas obligé alors de ramener la pensée à une espèce de greffe sur une strate déjà explicitée, déjà signifiante, faisant déjà système, ce qui aurait pour conséquence de couper radicalement la langue de la pensée, bien que cette dernière soit dite préalable ? Que serait alors la pensée et comment pense­rait-elle ? Ou comment la langue comme préalable, donc déjà « pensée » ou « pensante », pourrait-elle être exposée à la pensée ? La pensée dans la langue serait un autre « pilote en son navire », s'aventurant dans ces débats intenables concernant par exemple l'antériorité de la langue sur la pensée, débat dans lequel s 'empê­trait Benveniste dans son étude sur les catégories aristotélicien­nes 2 3 . Remarquons que dans Introduction à la métaphysique, Hei­degger n'échappait pas à ce faux débat en posant la logique comme principe explicitant de la grammaire.

Il nous semble que la tendance de Gadamer de faire de la langue quelque chose de premier par rapport au secondaire que seraient les œuvres non langagières risque de manquer le caractère proprement articulant de la langue, ce qui, dans les termes de Être et Temps, s'appelait discours, pour n'en retenir que l'articulé, dans ce qui deviendra alors la langue comme spécificité syntaxique et sémanti­que. Cette tendance à substantifier la langue chez Gadamer semble être due au fait que si la langue est préalable, elle ne l'est qu 'à la constellation d'étants qui, à une époque, règne et fait monde. Du point de vue de l'histoire de l'être, cependant, la langue elle-même est envoyée non pas comme langue simplement, mais comme le rapport au monde, ce que Heidegger oubliait également lorsqu'il

2 2 H . -G . G A D A M E R , Op. cit., p. 125. 2 5 Emile B E N V E N I S T E , Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1 9 6 6 ,

Bibliothèque des sciences humaines.

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méditait la dérive de la langue. « Le caractère préalable de la lan­gue » qui semble valoir pour chaque être-chose des choses, ne nous semble vrai que de notre point de vue actuel où nous avons à res­saisir notre provenance, en nous éprouvant comme « peuple histo­rial » ; où nous avons, par exemple, à déconstruire l'histoire de la choséité de la chose qui s'est tout à la fois occultée et mise à l'abri dans différents concepts de la chose gouvernant un certain rapport chaque fois spécifique à l'étant en totalité. Mais les mots « pragma », « res », « thing » ou « Ding » 2 4 n'étaient pas antérieurs à ce qu'ils nommaient. Ils en étaient les signes, ou plus précisé­ment, signes de l'expérience de l'étant à l 'œuvre dans ce que ces mots nommaient. « Les mots et la langue ne sont pas des sachets dans lesquels les choses seraient simplement enveloppées pour le trafic des paroles et des écrits » 2 5 ; l'avertissement doit être pris au sérieux, même si celui qui l 'a énoncé n'en a pas tenu compte. L'éminence du dire ne revient pas à un préalable du dire. Le texte de L 'origine offre la possibilité d'approcher cette différence.

Le rapport entre un tableau et la langue n'est pas autre que le rapport de la poésie à l'interprète. Dire comme Gadamer qu'il faut parler la même langue pour comprendre un poème est à ce point évident que cela en devient insignifiant. C'est même secondaire, puisque cela suppose ce qui est justement en jeu dans l'interaction entre tableau et langue : qu'est-ce qu'une œuvre ? Mais aussi et peut-être surtout : qu'est-ce que la langue ? Heidegger a suffisam­ment montré que la langue, notre langue, est l'occidentale où s'ef­face toute spécificité de particularisme - même si la langue alle­mande entretient, selon Heidegger, des relations privilégiées avec la langue grecque, et même si les Français lorsqu'ils pensent par­lent allemand. Ce sont là relents de nationalisme qui tout à la fois touchent à quelque chose d'indéniable : parler français et parler allemand demandent deux démarches ou deux approches du rapport au mot très différentes, et donnent comme essentiels ce qui n'est qu'accidents de l'histoire, en l'occurrence les accidents de l'histo­rialité de la langue grecque. Alors que Heidegger n'a de cesse de vitupérer toute fixation sur la langue en tant qu'elle est institution­nalisée, il peut en même temps reconnaître à une certaine institu­tionnalisation une certaine prépondérance. Cela tient à une ambi­guïté dans l'approche heideggérienne de la langue en son ensemble qu'il tente de résorber et que l'on peut formuler simplement ainsi :

2 A G A , Bd 39, Op. cit.. p. 29. 2 5 G A , Bd 40. Op. cit., p. 16. Traduction modifiée.

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la langue est à la fois langue et pourtant pas ; dès le moment où l'on cherche l'origine de la langue et que cette origine comme lais-ser-surgir n'est abordable que dans l'après-coup de la langue, tout est langagier - dans la vue de l'après-coup - , et en même temps rien ne l'est, puisque l'être-langage est une détermination historiale envoyée.

La « Dichtung » nomme ce moment mythique du devenir-lan­gue, du devenir-art, du devenir-poésie. Elle se voit caractérisée comme « Stiftung ». L'art est fondation de la vérité, en un triple sens : comme don (Schenkung), fondement (Gründung) et com­mencement (Anfang). Brièvement, la fondation de la vérité advient comme don, en ce que la vérité, s'ouvrant dans l'œuvre, n'est pas déductible ni attestable à partir de ce qui était jusqu'alors de mise. L'actuel, ce qui valait jusqu'alors, ce que Heidegger a appelé, dans son commentaire du tableau de van Gogh, l'habituel, se voit réfuté par l 'œuvre. Ce surcroît de l'œuvre, c'est un don. Mais l 'œuvre ne s'accomplit jamais dans le vide et l'indéterminé. Comme projet poétisant (dichtende Entwurf), elle est bien plutôt l'ouverture de ce dans quoi le Dasein historial est déjà jeté. C'est la vérité elle-même qui, dans l'œuvre, se projette aux gardiens. Si l'œuvre est don, en ce sens que son être-œuvre ne s'épuise pas dans ce qui est courant, elle est en même temps projetée, en tant qu'elle puise son don dans la vérité elle-même. Le jeu de mot sur le double sens de « Schöp­fen », puiser ou créer, permet à Heidegger de qualifier la création comme l'épreuve de ce dans quoi et à partir de quoi elle se jette comme le fond porteur (tragende Grund). Éprouver cet être-jeté, tel est le véritable fondement (Gründen). Le don comme expérience ou épreuve du fondement, le fondement comme surgissant à partir d'un don, - la formule est réversible - , constituent un commence­ment (Anfang). C'est le moment où l'étant en totalité exige la fon­dation dans l'ouvert (die Gründung in die Offenheit, p. 64). C'est à ce moment que l'art atteint son déploiement historial comme ins­tauration (Stiftung). L'histoire, alors, commence ou recommence. A chaque fois s'enjoint à l'homme un nouveau mode de rapport à l'étant. En ce sens, l'art laisse surgir (entspringen) la vérité. L'art est l'origine, l'« Ur-Sprung », le jaillissement originaire de la vérité.

Dans ces trois moments, du don comme projet, du fondement dans le projeté, constitutifs du commencement comme surgisse­ment, nous reconnaissons la tension que nous avions rencontrée entre création et sauvegarde, reprenant elle-même les tensions entre

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dévoilement-voilement, entre monde et terre, entre le poser et le rassembler dans la stature, enfin entre langue et poésie.

A la donation correspond le premier moment de la sauvegarde comme destinataire d'un créer, en tant que cette création est pro­duction de la déclosion. A u fondement répond le second moment de la sauvegarde comme expérience ou épreuve de ce dans quoi ou de ce à partir de quoi la création peut elle-même se déployer. Le troisième moment, le commencement, et ici l'analogie devient une équivalence, est la sauvegarde en tant qu'interrogation de l'art, dont la tâche est de s'ajointer à l'historialité. Un tel savoir n'est pas seulement solidaire de la création, en tant qu'il aurait affaire à une œuvre à un moment donné. Ce qui lui est enjoint, c'est de penser l 'œuvre dans son rapport à l'historialité, de replier, à travers les deux moments du don et du fondement, chacun des termes en ten­sion l'un sur l'autre : de replier le dévoilement sur le voilement, en tant que le voilement s'occulte lui-même dans le dévoilement, de replier le monde sur la terre, en tant que celui-ci n'est ce qu'il est que comme retrait, comme abri de ce qui se donne à voir, de replier le dire de la langue sur l'in-dit qui lui donne voix, de replier enfin chaque moment de la création sur ce qui lui permet de res­plendir comme tel. C'est uniquement comme sauvegarde que l'art peut être « Dichtung » en tant que fondation de la vérité, dans l'épreuve de la finitude. « La fondation est seulement effective dans la sauvegarde. Ainsi à chaque mode de la fondation (don, fon­dement, commencement) correspond un mode de sauvegarde » (Bd 5, p. 63).

L'art est origine de l'œuvre en ce qu'il fait surgir en son essence ce qui, dans l'œuvre, s'appartient dans la réciprocité : la commu­nauté des créateurs et des gardiens. Les rapports peuvent ainsi se renverser : l'art est la sauvegarde créatrice de la vérité dans l'œu­vre, et comme tel un devenir et un advenir de la vérité (Bd 5, p. 59). Il faut entendre le terme de « Dichtung » à partir des diffé­rentes réciprocités qui ont été mises en jeu. Dans ce mot, comme l'indiquait déjà le cours de 1934 sur Hölderlin, il y a un « dictare ». Cela nomme tout à la fois la cristallisation d'un projet lui-même envoyé et projeté. « Dictare » nommerait ce double mouvement de concrétiser en un « diet » et de le faire sous la dictée d'un autre projet. Souvenons-nous que la terre a été assimilée à la « phusis » et que c'est à partir de la « phusis » que la « technè » comme savoir de l'artiste peut surgir. La « Dichtung » se tient en droite ligne dans ce fond sans fond d'une « phusis » qui accède à son « logos ».

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Dans la corrélation et la réciprocité de la « Dichtung » comme don et comme fondement, raccordée à sa provenance, Dite de la « phusis » et assumant cette provenance, c'est-à-dire ouverte à son futur, la « Dichtung » est fondation comme commencement, com­mencement non pas d'une époque parmi d'autres qui se sont suc­cédé dans une histoire elle-même envoyée 2 6 , mais scansion en quoi se rappelle le moment originaire de la « phusis » qui avait été oublié. Ce commencement n'est pas simple ouverture d'une épo­que. Le commencement est art et l'art est commencement : « Tou­jours lorsque l'étant en totalité en tant que l'étant lui-même exige la fondation dans l'être-ouvert, l'art atteint à son essence historiale en tant que fondation » (Bd 5, p. 64). Et ici Heidegger reprend le découpage historial qu'i l avait déjà amorcé de l'histoire de la cho­séité de la chose. La fondation advient pour la première fois dans l'Occident en Grèce. Ce qui à l'avenir voudra dire être fut mis en œuvre de manière déterminante. Cet étant en totalité ainsi ouvert subit une métamorphose au moyen âge et devient l'étant au sens de ce qui est créé par Dieu. À nouveau dans les temps modernes cet étant subit une transformation pour devenir l'objet dominable et susceptible d'être percé à jour de manière calculatrice. A chaque fois un nouveau monde éclate en ceci que l'être-ouvert de l'étant doit s'instaurer dans la stature, dans l'étant lui-même. En même temps que se transforme l'étant ouvert, se transforme aussi le mode

2 6 En 1934, cette remarque concernant l'envoi de notre histoire ne servait qu 'à ren­chérir encore sur l 'épochalité de chaque époque - le tenne d'« epochè » apparaî­tra seulement dans le Nietzsche II et surtout dans « Der Spruch von Anaximan-d e r » en 1946 - , en ce qu'elle a à assumer elle-même ce qui lui échoit. Le fait que l'histoire ait une provenance ne servait qu 'à légitimer la contemporanéité et cette contemporanéité visait précisément à se hausser ou à s'intégrer au devenir historial. Ces caractères adventistes (attente et préparation de notre lot, ou de celui des Allemands en 1934) et volontariste (étudier Hölderlin relève de la plus haute politique) sont ici abandonnés au profit d'un retour vers l'origine, d'une méditation de ce qui est en fonction de ce qui fut, seule manière pour Heidegger à cette époque de pouvoir préparer quelque chose ou de penser et agir authenti­quement, c'est-à-dire dans l 'épreuve du devenir d 'où provient l'advenir. Alors qu'en 34 le futur dans sa pure potentialité légitimait le présent à l'activisme, du fait que ce présent était envoyé, ici le futur ne peut être envisagé que comme le déploiement du premier commencement, dont le présent marque le moment de méditation ; méditer, penser, c'est œuvrer à l'histoire. L'action, la religion, la politique ne sont que des « œuvres » parlées, fondatrices du présent bien entendu, mais à la condition qu'une parole en elles les raccordent à leur provenance. Cependant Heidegger ne pense pas plus avant le rapport de l 'œuvre au dire. Ici, il évoque le « savoir correct » de l 'œuvre d'art. « Seulement là où un tel savoir détermine un peuple, ce peuple est suffisamment fort pour supporter l'art et s'in­terdire l'apparence de l ' a r t » (Conférence de 1935, p. 26).

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d'être de l'œuvre. « L'être-là du temple de Zeus est un autre que celui de la cathédrale de Bamberg » (Version de 1935, p. 21). À chaque fois la déclosion se met en œuvre, ce que réalise l'art. En cela l'art fonde l'histoire.

La conférence tenue à Fribourg en 1935 diverge quelque peu ; ce qui fut fondé en Grèce de façon déterminante, ce n'est pas l'être, comme dans les conférences de 1936, mais la Dite (Sage). Le rapport entre les deux nous semble maintenant un peu moins obscur, mais cette différence est intéressante puisqu'il s'agit ici du « dire » de l'œuvre et à partir d'elle. De plus la conférence de 1935 précise que « le genre du dire, conformément auquel les œuvres construites sont, est justement fondé, en tant qu'il est déterminant, par ces œuvres » (p. 21).

La « Dichtung » comme production de l '« hermeneia »

Nous pouvons maintenant revenir sur la stratégie de commenter le tableau de van Gogh dans une interrogation sur la chose, l'outil et l 'œuvre. La naïveté réglée de Heidegger voyait dans ces questions une intention de se prémunir contre les théories philosophiques et les explicitations transmises. L'assurance que Heidegger cherchait ne fut possible que dans le détour par l'œuvre de van Gogh qui « a parlé » en faisant exploser l'évidence de l'explicitation valant pour un outil, ce que Heidegger a nommé sa fiabilité. Puisque c'est la conception de l'outil qui a régi la compréhension de l'étant, par là aussi se défait ou se déconstruit l'explicitation prégnante de la chose, laquelle explicitation a aussi régi la conception traditionnelle de l'œuvre d'art dans l'esthétique. L'œuvre donc fonctionne aussi comme une explicitation explicitante, montrant que le déploiement d'un outil est une explicitation. N'explicitant pas «quelque chose », mais la domination qui a prévalu, l 'œuvre ne relève d'au­cune transitivité qui permettrait de trouver un quelconque contenu à interpréter qu'on pourrait brandir comme cela que van Gogh a voulu dire ou montrer. Étant donné d'autre part que l'explicitation qu'est l'œuvre ne fonctionne qu'en suspendant une explicitation prégnante, sa parole retenue parle sur le mode de 1'« avoir-été » : l 'œuvre a parlé non pas au passé, comme le passé d'une parole qui fut présente, audible et reconnaissable. Elle a parlé au présent, parce qu'il faut l'avoir entendue pour « interpréter » et cet interpré­ter ne devient parole que sous la responsabilité de celui qui écoute. Dans les termes de la conférence « Hölderlin et l'essence de la poé-

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s i e» , l'interpréter ne devient parole (worthaft) qu'en tant que res­ponsabilité (Verantwortung). La prise en compte, la prise de voix ou la prise de parole de celui qui déplie l 'œuvre ne pourra jamais se légitimer de l 'œuvre, puisque celle-ci ne dit rien. Seul l'avoir-été de l'interprète est cela où la parole trouve écho comme le retentis­sement dans ce qui ne peut retentir.

L'absence de transitivité de l'œuvre, garantissant qu'elle ne sera pas récupérée par une interprétation, théorie ou commentaire qui auraient barre sur elle, se manifeste à deux niveaux : ce qui dans l 'œuvre a un air de chose, nous l'avons dit, c'est le côté « terrien » de l 'œuvre, qui n'est que l'envers d'une ouverture. A un second niveau, le surgissement de l 'œuvre comme explicitation n'est per­ceptible que pour son destinataire : il y a un savoir de l 'œuvre qui sait la manifestation par l 'œuvre du retrait qu'elle promeut. En ter­mes d'explicitations ou d'interprétations, cela donnerait ceci : l 'œu­vre ne peut expliciter qu'en manifestant le suspens de l'explicita­tion dominante dans un monde donné. Par là elle instaure le retrait du monde dans l'originé de cette explicitation. Plus simplement elle rappelle que la conception de l'étant n'est pas un invariant et n'a rien d'absolu. Mais cette explicitation explicitante ne peut valoir et trouver un retentissement que dans un savoir qui en prend connaissance et se met à la hauteur de l'œuvre pour y correspon­dre.

L'élément « terre » ou l'élémental de l'œuvre était son aspect de chose et ce que cette œuvre suspendait était l'explicitation domi­nante de la chose. Le mode sur lequel elle l 'a fait ne pouvait être que terrien : le tableau montre son « Woraus ». L'explicitation ne peut être telle ni dans ce qu'elle dit - elle ne dit rien - , ni dans ce qu'on dit sur elle - l'explicitation ne peut pas à son tour être explicitée. Elle est telle en se pointant comme explicitation : en montrant des souliers, c'est-à-dire en montrant qu'elle montre des souliers. Dans ce redoublement se suspend l'habituel des souliers et par cette rupture apparaît ce fait que cet outil soulier repose en fait sur une certaine explicitation de la chose et de l'outil. L'œuvre explicite une explicitation, mais par suspens, d'où notre appellation « explicitation explicitante ». L'intransitivité de l 'œuvre concerne non seulement l'absence de contenu, mais aussi l'impossibilité où l'œuvre se tient d'être à son tour explicitée, même dans son absence de transitivité. Si elle n'a pas de contenu et ne dit rien, à l'évidence il n'est pas possible de répéter ce qu'elle dit. Ne pour­rait-on cependant imaginer un commentaire qui dirait et montrerait que l'œuvre ne dit rien ? Ce qu'on a appelé le « nouveau roman »

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a livré plusieurs tentatives, et non parmi les meilleures, de dire qu'on ne dit rien, ce qui conduisait à une admiration pour soi-même dans un nombrilisme rageur. Pour Heidegger la solidarité de l'œuvre avec le savoir de l'œuvre ne vise pas à ce que l'œuvre soit relayée dans son dire ou son montrer, mais à la laisser se déployer comme celle qui se montre explicitante. C'est seulement à partir de ce savoir de l 'œuvre que peut se poser la question de la choséité de la chose.

Les conséquences sont au moins au nombre de deux : la pre­mière est que ce savoir ne peut pas être une interprétation au sens d'une explicitation, sans quoi l'on s'engage vers une répétition interprétative infinie et l'on efface l 'œuvre de toute façon en la réduisant à n'être qu'une explicitation. La seconde est que l'œuvre promeut avant tout une mise en œuvre, une monstration de ce que l'art veut dire. C'est une monstration et non une explicitation, car elle implique le détour par le savoir qui sait l 'œuvre comme étant une explicitation explicitante. Les trois questions que pose Heideg­ger, de même que l'intervention stratégique du tableau de van Gogh, se dévoilent ainsi dans leur rigoureuse solidarité. À la fin de la conférence, il reprend les trois explicitations de la chose dans le cadre de l'histoire occidentale. L'œuvre est historiale de par le savoir qui s'ouvre à partir d'elle : dans le suspens où l'œuvre laisse être les explicitations soutenant notre rapport habituel au monde et aux étants, s'offre la possibilité d'une reconfiguration, d'un réamé­nagement de ce rapport, effet qui ne sont jamais déductibles de l'œuvre. L'œuvre elle-même ne se détermine qu'à partir d'un monde, d'une explicitation du rapport aux étants, chose ou outil. Le savoir de l'œuvre par conséquent est non seulement celui qui sait que l 'œuvre se montre en tant qu'explicitation explicitante. Il doit aussi savoir qu'elle est historiale en cet autre sens qu'en se mon­trant, elle se projette à nouveau. Elle reconfigure à chaque fois l'être-œuvre de l'œuvre, l'essence de l'art.

L'art peut ainsi jouer comme le foyer dans un enchaînement de niveaux interprétatifs, le premier est celui des trois questions con­cernant la chose, l 'œuvre et l'outil. Ce niveau n'est compréhensible qu'à partir d'une explicitation ou d'une interprétation de l'étant dans la pensée occidentale jaillie des Grecs : le résultat à ce deuxième niveau est que toute interprétation est historiale. Le troi­sième niveau est celui du savoir à partir de l 'œuvre qui à la fois commande le deuxième niveau comme son point de vue, parce que l'œuvre fait exploser une explicitation prégnante, et en même temps fait retentir les deux premiers sur le troisième : l'art aussi et

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l 'être­œuvre sont historials, puisque solidaires de ce par rapport à

quoi ils « explicitent ». L'œuvre commande une explicitation en la

suspendant dans son évidence, et en même temps ce pouvoir de

commander est dépendant de l'explicitation valant pour un monde

de ce qu'est une chose et de ce qu'est l'art. Dans ce réseau inter­

prétatif, l 'œuvre n'est pas au sommet, régentant les deux niveaux

qui lui seraient alors inférieurs ; elle est au milieu, ou plutôt entre

ces niveaux. L'œuvre : un foyer ardent qui confère sa motilité à

chaque niveau et se trouve mû dans cette motilité, une fois confé­

rée. Elle fait surgir la vérité, mais pas immédiatement. C'est en

projetant à nouveau l'art que celui­ci peut être le surgissement de

la vérité. Ainsi qu'il est dit dans la conférence de 1935, la question

de l'origine de l'œuvre d'art est éminemment une préparation pour

acquérir une position fondamentale métamorphosée de notre

Dasein envers l'art.

Dans la conférence « Hölderlin et l'essence de la poésie », tenue

à Rome en 1936, Heidegger renchérit sur le caractère de la poésie

comme la production de Γ« hermeneia », en réintroduisant le rap­

port « mythologique » aux dieux : « C'est dans le nommer du dieu

et dans le devenir­mot du monde que consiste justement le dialo­

gue authentique que nous sommes nous­mêmes » (EHD, p. 40). La

parole (Wort) qui nomme les dieux est toujours parole en réponse

(Antwort) à l'interpellation des dieux. Cette parole en réponse sur­

git chaque fois à partir d'une responsabilité d'un destin (EHD,

p. 40). La « Dichtung » est fondation de l'être dans l'élément de la

parole (EHD, p. 41). Cette qualification de «fondation dans l'élé­

ment de la parole » peut ou bien spécifier la poésie par différence

d'avec l'art en général, qui est aussi « Dichtung » au sens large, et

donc aussi fondation, mais par l 'œuvre, ce qui laisse la possibilité

d'autres fondations par l'action ou le sacrifice ; elle peut aussi

ramener toutes les fondations à la poésie au sens étroit et les remet­

tre dans l'élément du mot et de la langue. La fondation de l'être

est liée aux signes des dieux et le mot poétique est seulement l ' in­

terprétation de la « voix du peuple » ­ expression servant de titre

à un poème de Hölderlin. Le terme d'interprétation (Auslegung)

fait signe immédiatement vers le dialogue Ion de Platon qui carac­

térisait la poésie comme interprétation des dieux. Ici cependant, le

poète est le magnétisme même puisque sa parole est aussi interpré­

tation de la voix du peuple. Il interprète doublement et les dieux

et le peuple. Il tient les deux raccordés l'un à l'autre avec, en outre,

cette particularité que cette tenue en tant qu'interprétation ne se

laisse pas elle­même interpréter comme quelque chose de « dit ».

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Cette interprétation « poématise » l'essence de la poésie. Ce projet poétique de la poésie ne vise pas un « concept valable intemporel-lement » (EHD, p. 47), car l'essence de la poésie appartient à un temps déterminé, au sens où elle est fondée nouvellement et au sens où, de ce fait, puisque la poésie interprète les dieux et la voix du peuple, elle fonde un temps nouveau.

La poésie se situe entre les dieux et le peuple : elle répercute les signes des premiers et explicite la voix du second. Répercussion et explicitation sont deux interprétations qui ne peuvent porter que sur ce qui est suceptible d'être interprété : des signes, dans le cas des dieux, et une voix, pour le peuple. Ce qui semble important, c'est trivialement, la médiation, et surtout, l'absence de toute positivité, puisque cette interprétation qu'est la poésie, prise entre deux autres renvois - où nous entendions l'écho à Être et Temps, faisant du monde un réseau de renvois - ne fait en somme que poématiser l'essence de la poésie.

Dans la Poétique, Aristote évoque le « ton muthôn poiètès », l'artisan de fables ou d'histoires. Quoi qu'il en ait, la configuration des rapports telle que Heidegger l'envisage ici, analogue à la figure magnétique dans Ion, et en rapport à la question de l'origine, sug­gère encore d'entendre le « muthos » comme cela dont se sépara le « logos » initiateur de la pensée occidentale : toute origine devient une fable relatant l'origine. En quoi est d'emblée garanti que l 'ori­gine est « le même ». On reconnaît là à nouveau une forme de cer­cle, mais un cercle ici s'encerclant lui-même. On peut redoubler à l'envi les termes de l'interprétation, et voir dans les signes ou dans la voix déjà une interprétation. Par rapport à Ion, même si la figure est analogue, elle reçoit une motilité autre. Là il n'y avait qu'un renversement de la parole des dieux dans celle du poète, mais pas de réversion, au sens où maintenant Heidegger dit que le poète est entre-deux, faisant le raccord et la jonction entre les deux anneaux que sont les dieux et le peuple. En se substituant au magnétisme, en faisant du magnétisme même une interprétation, Heidegger se ménage la possibilité, non plus seulement d'acquiescer à l'absence de dehors de l'anneau, mais d'interpréter cette absence, c'est-à-dire de faire de cette absence de dehors « son » dehors. Par ce tour sup­plémentaire qui est donné à une figure structurale, Heidegger res­serre la structure au point de pouvoir y circuler librement et de pouvoir faire jaillir à l'envi, de l'intérieur de la structure même, les lignes de fuite de cette structure, qui dans Ion était à la périphérie des anneaux : le magnétisme était la muse qui rendait le poète et le rhapsode « entheoi ».

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Si l'on se souvient que dans Être et Temps, les trois existentiaux étaient le comprendre comme projeter, l'être-situé comme être-affecté et le discours comme articulation, on voit en quoi ces con­ditions fondamentales du Dasein ont muté en résultantes d'un pro­cessus d'une longue provenance, provenance que ramasse l'art comme fondation en ses trois moments et constituant ainsi un com­mencement. Ce commencement est celui d'un monde - ce qui reprend le comprendre comme projection d'un monde - , commen­cement aussi d'une langue, - ce qui reprend le discours en tant qu'articulation du monde - , commencement enfin du Dasein d'un peuple, - ce qui reprend l'être-situé. On voit par cette reprise com­ment L 'origine rend parfait le cercle de Être et Temps : le cercle de l'art est constitué de trois moments en tant que l'art est fonda­tion, c'est-à-dire rassemblement en une ponctualité de l'histoire. Le troisième moment, comme commencement, relance chacune des composantes de la fondation dans l'histoire : le moment de divorce ou d'origine n'est plus au début de l'histoire occidentale, mais se répète, se scande à chaque éclatement que promeut l'art : à chaque fois, le « muthos » de l'art implose, à chaque fois prend son départ un « logos » comme « hermeneia » de ce « muthos ».

Du point de vue de la cohérence, autant VIntroduction à la métaphysique que les Contributions à la philosophie offrent des points d'appui et des points d'attaque : ils se livrent, parce qu'ils s'exposent à des lectures « ontiques » et permettent des « applica­tions » dans le champ des sciences humaines ; ils donnent l'impres­sion ou l'illusion qu'il est possible à partir de cette lecture heideg­gérienne « ontologique » de re-lire des disciplines comme la lin­guistique ou la politique d'une manière qui ne soit plus « métaphy­sique ». C'est ce qu'a tenté J. Lohmann pour la linguistique, à par­tir surtout de Y Introduction, et R. Schürmann pour la politique à partir de l'histoire de l'être comme histoire de scansions et scan­sion de l'histoire, mouvement qui réinscrit l'« archè » dans un déplacement réglé qu'il nomme « an-archie » 2 1 .

Il est un autre point de vue qui est celui de la séduction - et nous nous permettons par plaisir de différencier la séduction de la cohérence : dans séduction résonnent « conduire » en même temps que « succomber », ce qui fait du diable un « seductor » et permet au cercle d'être diabolique. De ce point de vue, L 'origine serait l'immédiate avancée vers Acheminement vers la parole dans l'ex-

2 7 Reiner Schurmann, Le principe d'anarchie. Heidegger et la question de l'agir, (L'ordre philosophique), Paris, Éd. du Seuil, 1982.

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La discursivilé de l'œuvre

position sans réserve de l'« hermeneia » qui, alors, renonce au nom même d'herméneutique et se contente d'un jeu de la pensée pour se dévoiler mythologique par le détour par le nom « Hermès », Le congé est donné à toute « logique » au sens d'une structuration rivée à un « logos », que ce soit le « logos » du phainomenon » de Etre et Temps (la phénoménologie herméneutique), le « logos » tel que retraçant son divorce d'avec la « phusis » dans VIntroduction à la métaphysique, ou le « logos » qu'est l'histoire de l'être en tant qu'elle est pensée et se veut, sous le nom de « sigétique », l'équi­valent « autre » de la logique (dans les Contributions à la philoso­phie). Autant dans L Origine, mais plus encore - parce qu'il y a eu le détour et le surmontement de la pensée de l'histoire - dans Acheminement vers la parole, la mythologique est l'histoire qui se raconte, qu'on raconte comme une fable et sur laquelle s'inscrit toute logique, sans que jamais ce contraste au « logos » pût jamais être récupéré, sans qu'on pût jamais en prendre connaissance. La pensée est ce péril que nul raisonnement, nulle systématique et nulle argumentation ne peuvent relever. Histoire qui se raconte sur l'histoire et dont nous ne pouvons qu'être les narrateurs, sans déte­nir le pouvoir de parler du dehors ou de même parler sur cette impossibilité d'être dehors.

Cependant L'origine ne consent pas encore de bon gré à ce péril. La solidarité envisagée entre la création et la sauvegarde, qui pouvait permettre un rôle fondateur à cette dernière, doit toujours encore repasser par l'opacité de l'œuvre pour y trouver comme sa garantie, garantie qui ne peut être donnée que par un autre savoir, celui qui « sait » cette solidarité entre création et sauvegarde, celui donc qui peut régir la sauvegarde au nom de l'historialité et juger du grand art et de l'art des épigones. Cette position « historiale » du savoir, bien entendu, ravage l'apparente liberté interprétative. Une comparaison de cette présentation du dire à partir de l'œuvre avec la critique littéraire, plus particulièrement avec P. Valéry, fera apparaître cette retenue heideggérienne.

B. Heidegger et la critique littéraire

Le rapport parlant entre l'œuvre et la parole à partir de l'œuvre évoque le problème « interprétatif » qui sollicita ou suscita la criti­que littéraire moderne, dès le moment de son émergence qu'on s'accorde à situer à la fin du 18e siècle ; elle n'aura de cesse de se penser comme redoublement, c'est-à-dire de se légitimer comme

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La discursivilé de l'œuvre

théorie « critique » ou comme « science » littéraire, en précisant d'un même geste pourquoi la littérature demande un redoublement et en quoi consiste la cohérence ou la scientificité du discours qu'elle tient « sur » la littérature. Cette parenté entre Heidegger et la critique littéraire, dans la reconnaissance d'un caractère discursif de l 'œuvre, de toute œuvre, et dès lors dans la légitimité de mettre à jour ce discours non dit, peut sembler, sinon bienvenue, du moins pertinente. On trouve, par exemple, dans le livre de Beda Alle­mann, Hölderlin et Heidegger. Recherche de la relation entre poé­sie et pensée 2 8 , une dernière partie intitulée « Heidegger et la criti­que littéraire ».

Allemann rappelle l'avertissement de Heidegger lui-même au début de son Approche de Hölderlin : « Les présents éclaircisse­ments ne prétendent pas être une contribution aux recherches litté­raires et à l'esthétique » 2 9 . B. Allemann insiste sur le fait que cette phrase est à prendre au sérieux. 11 situe cet avertissement de Hei­degger dans le cadre d'une « interprétation scientifique de Hölder­lin » 3 0 , c'est-à-dire dans le cadre de F« explication philologi­que » 3 1 . C'est ce que B. Allemann entend par critique littéraire. Or les violences interprétatives heideggériennes mettent radicalement en question le statut de science que s'arroge cette critique. Une patiente attention à cette « problématisation radicale » 3 2 qu'opère la lecture heideggérienne permettrait à la science littéraire de se libérer des pseudo-problèmes historiques et logiques dans sa « ten­tative de se fonder et de poser sa problématique dans une dimen­sion plus originelle » 3 3 . L'apport heideggérien toucherait l'« incon­tournable » de la philologie, l'autre de la science : la langue, « en ces sens multiples que la philologie demeure en chaque instant en rapport avec la langue dont elle fait son objet, mais sans jamais être en état de la cerner, vu qu'elle est incapable de jamais pouvoir se représenter en un concept la langue dans son essence et comme totalité » 3 4 . Cela reste pourtant un problème, conclut Allemann, de savoir si la science littéraire sera jamais en état d'éclairer le fonde­ment à partir duquel toute interprétation heureuse parle. Le débat

2 8 Trad, par F . F E D I E R , Paris, Presses Universitaires de France, 1 9 5 9 , Ëpiméthée. Essais philosophiques.

2 9 Cité dans B . A L L E M A N N , Op. cil., p. 2 4 3 . 5 0 B . A L L E M A N N , Op. cit., p. 2 4 3 . 3 1 B . A L L E M A N N , Op. cit., p. 2 4 3 . 3 2 B . A L L E M A N N , Op. cit., p. 2 5 7 . 3 3 B . A L L E M A N N , Op. cit., p. 2 5 8 . 3 4 B . A L L E M A N N , Op. cit., p. 2 5 9 .

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de la science littéraire avec la pensée de Heidegger ne commencera

que lorsqu'on méditera le « poétique », « l'essence de la langue

poétique » M . Une telle science pourrait « rendre visible l'historia­

lité originelle du domaine à partir duquel cette historialité nous

parle de la façon la plus perceptible, c'est­à­dire dans le domaine

de l'œuvre poétique »

A défaut d'une reprise de la critique littéraire dans une optique

heideggérienne, on pourrait envisager un autre type de rapport à

partir de nombreuses analogies existant entre ces deux « prati­

ques ». Dans L 'origine, Heidegger fonde la légitimité d'un dire à

propos du tableau en montrant la nécessité de ce redoublement, qui

est déjà présent dans l'œuvre. De façon analogue, la critique litté­

raire ne se contente pas de parler d'une œuvre ou de la décrire dans

son fonctionnement ; elle n'a de cesse de légitimer son propre dis­

cours en fondant une méthode.

Une telle analogie cependant risque d'être trompeuse, car l'en­

jeu est fondamentalement différent. Heidegger veut explicitement

lire l'histoire dans son historialité, dans ce qu'il appelle l'histoire

de l'être. S ' i l reconnaît une discursivité à l 'œuvre dans le tableau

de van Gogh, dans le complexe de création et de sauvegarde, il ne

le convoque pas pour manifester ce qu'a de spécifique cette œuvre

dans la singularité de ce qu'elle « dit ». Plus fondamentale est la

pensée du pouvoir­parler historial d'une œuvre. Que parmi les

tableaux de van Gogh, il s'agisse de celui­ci ou de celui­là, que ce

soit même un tableau ou un temple grec, le texte heideggérien n'en

est point affecté et sa pertinence en demeure intacte, dans la circu­

larité où il se meut. La critique littéraire par contre, prétend attein­

dre la texture même de l'œuvre, dans ce qu'elle a de remarquable,

dans ce qui la différencie d'autres œuvres, en en démontant la

structure, en en suturant le contour, même et surtout si ce contour

se donne pour flou ; l 'œuvre ne pourra de toute façon qu'être bor­

dée ou débordée par la littérature, par d'autres textes. Dans une

logique des paragrammes ou autre, un indécidablc vient au jour. En

le manifestant, la critique touche au pinacle d'une maîtrise : recon­

naître son propre coefficient d'incertitude. De là sa consommation

effrénée de méthodes et Γ inflation des points de vue possibles à

propos d'une œuvre. Mais dès ce moment elle se voit en butte à

une éventuelle sollicitation de ses fondements, à une interrogation

sur la provernance des principes qui lui permettent de « travailler »

B. A L L K M A N N , Op. cit., p. 263.

"' B. A u . h M A N N , Op. cit.. p. 276.

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un texte. Une telle interrogation bien entendu n'est pas de l'ordre de la méthode. Elle porterait sur l'inscription historiale de ce qui se dit « critique » ou de ce qui a nom « littéraire », ou de ce qui se prétend « science ».

Ces concepts, nous l'avons trop brièvement indiqué, ressortis-sent à une situation historique spécifique et se meuvent dans un certain rapport de l'homme à l'étant, rapport qui a connu des muta­tions et qui est porteur d'une longue provenance. De façon ellipti­que, on pourrait dire que la tentative heideggérienne de penser sa propre contemporanéité fait de l'art une articulation historiale de la dispensation de l'être, en manquant sans appel l'identité d'une œuvre dans ce qu'elle a de « parlant », de touchant, d'affectant. A l'inverse, la critique littéraire se voit dans l'incapacité de penser sa propre provenance, toute fixée qu'elle est à poursuivre la spécifi­cité de l 'œuvre et, ce faisant, tout occupée à parler d'elle-même. Cette inversion dans une même entreprise de se nommer soi-même semble résulter d'une espèce de principe d'incertitude, dont Valéry donne la formulation dans des termes sur lesquels nous revien­drons. Entre création et valeur, écrit-il, on s'occupe soit de l'œuvre et de la valeur qui lui est reconnue, soit de l 'œuvre en fonction de sa création, mais i l n'est pas possible de tenir compte des trois ter­mes simultanément. Là résiderait une parenté entre la critique litté­raire et la méditation heideggérienne, en ce que chacune aurait développé un membre de l'alternative et se présenterait dès lors comme une option, sans réconciliation possible. Cela rendrait pour le moins accablante la tâche qui se proposerait de reprendre une manière de critique littéraire dans une optique heideggérienne, tout autant que celle de pointer, au nom du texte, les faiblesses ou les violences interprétatives de Heidegger.

Il y aurait donc bien une analogie, mais circonscrite en quelque sorte, affectant moins le dire à l 'œuvre que le rapport entretenu entre ces deux types de discours et l 'œuvre. La critique littéraire se voit prise dans un va-et-vient horizontal entre son autre, l 'œuvre, qu'elle veut saisir dans sa spécificité, et la production de son pro­pre discours, la production d'une théorie de l 'œuvre, précisément, comme théorie de la littérature. Chez Heidegger, ce va-et-vient advient dans une dimension verticale, pourrions-nous dire ; i l s'agit du rapport synchronique à l'art qui tente de se ressaisir historiale­ment. Cette tension apparaît notamment dans deux remarques étranges de L Origine : dans cette méditation, i l est question avant tout du « grand art » (grosse Kunst) ; à la fin de ce texte, Heidegger

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La discursivilé de l'œuvre

se pose la question de notre rapport à l'art : est-il pour nous encore une origine ou est-il seulement un phénomène culturel ? "

1. L E TEXTE D E L ' ΠU V R E

Éliane Escoubas caractérise l'origine de l'œuvre d'art chez Heideg­ger comme « la reproduction d'une commune présence des cho­ses » 3 8 . Elle reprend, ce disant, une phrase de Heidegger : « die Wiedergabe des allgemeinen Wesens der Dinge » (Bd 5, p. 22). Une telle formulation cependant va à l'encontre du texte. Refusant la conception de l'art comme reproduction d'un étant singulier cha­que fois disponible, Heidegger écrit qu'il s'agit bien plutôt de la

" Dans « Le dépassement heideggérien de l 'esthétique et l 'héritage de Hegel » (Recoupements, Bruxelles, Ousia, 1982 , pp. 1 7 5 - 2 0 8 ) , J . T A M I N I A U X montre les rapports que cette tension entretient avec l 'héritage de Hegel. Cette notion de « grand art » la version de 1 9 3 5 , prononcée, parle d'un « Nach-kunst » - pose aussi la question de l'attitude de Heidegger envers l'art moderne, attitude toute en ambivalence et en ambiguïté. L'art moderne se voit qualifié de­ft gegendstandlos », dépourvu d'objet, lorsque Heidegger l'envisage en général. Dans « Der Satz vom Grund », l'art dit abstrait a sa fonction dans la construction scientifique du monde (p. 4 1 ) ; cet « art dénué d'objet » correspondrait au som-mum de l'objectivation des temps modernes. Ou encore, dans la conférence « Das Ende der Philosophie und die Aufgabe des Denkens» , de 1964 , il est question d'arts qui correspondent à l'informatique ; ils deviennent des instruments d'infor­mation (Zur Sache des Denkens, p. 6 4 ) . Dans la conférence d 'Athènes de 1 9 6 7 , « Die Herkunft der Kunst und die Bestimmung des Denkens », la totalité de l'art moderne est déclarée comme le congé donné à ce que fut l'art. Mais parallèlement à ces déclarations solennelles, Heidegger a rencontré nombre de peintres avec qui aussi il a correspondu. Avec René Char il a rendu visite à Georges Braque dans son atelier en 1959 . André Masson, l'un des fondateurs du surréalisme, avant d'en prendre ses distances, s'est entretenu en 1 9 5 6 avec Hei­degger à Aix-en-Provence, notamment à propos de Cézanne. On sait également que Heidegger fut impressionné par une exposition de Paul Klee à Bâle en 1959 . Il fut à plusieurs reprises l'invité de galeries à Saint-Gallen et s'entretint étroite­ment avec le peintre vénitien Santomaso, entre autres ; i l s'intéressa de près aux travaux de Chillida et de Bernhard Heiliger. En 1964 , par exemple, Heidegger écrit à Heiliger : « Vous montrez l'éclosion (Aufgehen) de la terre dans un ciel pour nous encore rempli et terrien. Vos œuvres ne représentent plus rien ils nous posent dans le séjour du terrien de la terre et du ciel le mouvement même croissant dans le libre libérateur et précisément lui devient manifeste » (dans « Bernhard Heiligers Katalog der Galerie Erker », Saint-Gallcn, 1964 , p. 18, cité dans Dieter J Ä H N I Ü , « Der Ursprung des Kunstwerkes und die moderne Kunst », dans Kunst und Technik. Gedächtnisschrift zum 100. Geburtstag von Martin Hei­degger, Hrsg. W. BIKMAL und F.-W. V O N H E R R M A N N , Frankfurt a. M . . Kloster­mann, 1989 , p. 2 3 6 ) .

'* Eliane E S C O U B A S , Imago mundi. Topologie de l'art, Paris, Galilée, 1986, La phi­losophie en effet, p. 88 .

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La discursivité de l'œuvre

reproduction de Γ« allgemeinen Wesens der Dinge ». Il continue

aussitôt : « Mais où et comment est donc cette « allgemeine

Wesen », avec laquelle l 'œuvre d'art coïnciderait ? Avec quel

« Wesen » de quelle chose le temple grec devrait­il coïncider ? »

(Bd 5, p. 22). L ' « allgemeine Wesen » dont parle Heidegger dans

ce contexte peut difficilement se traduire par « commune pré­

sence » ; c'est manifestement « l'essence générale », comme traduit

W. Brokmeier. Une telle conception de l'art représente précisément

ce qui, aux yeux de Heidegger, doit être combattu. Mais cette

remarque philologique n'est pas le point essentiel. Faire de l'art

une « Wiedergabe », reproduction de la commune présence des

choses, ou une redonne, une répétition de F« éclat du visible » 3 9 ,

peut oblitérer la solidarité et la mise en abyme des différents

niveaux ou moments de la sauvegarde. La sauvegarde a pour tâche

de replier sur l'historialité la possibilité qu'une œuvre, ou que l'art,

a de reproduire ou de répéter. Si l'art redouble, comme nous

l'avons dit, une articulation prégnante, si un tableau montre l'être­

outil de l'outil, ce n'est pas au sens où i l répète ou reproduit la

commune présence de l'outil ou des choses en général. Il fait appa­

raître cette présence dans son caractère étrange et problématique,

afin de la rappeler à sa provenance, ce qui ne peut advenir que

comme sauvegarde, dans l'intrication de l'art et de la langue

comme étant tous deux « Dichtung ». Ou encore, i l fait apparaître

que l'outil ou la chose reposent sur une interprétation, du fait que

leur « essence » habituelle n'est plus reconnaissable. Dans le

tableau de van Gogh, serions­nous tenté de dire, le mot « soulier »

se voit contraint d'avouer qu'il ne dit rien d'autre que son propre

pouvoir­dire. La désignation qu'il permet est rappelée à l'expé­

rience de l'étant qui a porté ce mot et lui a donné la parole. Ainsi

advient à la parole la discursivité inhérente à l 'œuvre lui permettant

de parler à travers les différents niveaux de la sauvegarde.

Le temple, selon E. Escoubas, « ne donne pas à voir le visage

du dieu, mais son « aspect » : la splendeur, le « Glanz » 4 0 . Il faut

aller plus loin ; la vénération elle­même est le dieu, le temple est

le dieu. En lui­même, disait Valéry, et Heidegger partagerait cette

comparaison, le Parthénon n'est qu'une carrière de marbre 4 1 . Plutôt

que de dire de l'art qu'il est la reproduction de la commune pré­

sence des choses, i l faudrait dire qu'il est le laisser ou faire advenir

1 9 E . E S C O U B A S , Op. cit., p. 9 0 .

4 0 E . E S C O U B A S , Op. cit., p. 9 0 .

4 1 Paul V A L É R Y , Introduction à la poétique, Paris, Gallimard, 1 9 3 8 , p. 4 0 .

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à la présence. L'art redouble, non pas quelque chose, ni l'éclat du visible, ni la présence des choses, mais l'articulation des choses en manifestant leur venue à la présence.

La formule d 'E. Escoubas permettrait le rapport avec la critique littéraire. Celle-ci s'occupe précisément de la « reproduction » ou « répétition » que serait l'art en tentant de préciser ou de légitimer cette reproduction, en articulant son propre discours critique à l'univers des discours où l 'œuvre émerge et se déploie. Pour exa­miner la possibilité d'un tel rapport ou d'une possible parenté, ou même, comme le suggérait B. Allemann, d'une reprise de la criti­que littéraire d'un point de vue heideggérien, nous confronterons au point de vue heideggérien quelques phrases de Valéry, dans son essai de jeter les bases d'une « poétique » ou « poiétique ». Certai­nes de ses formulations ressemblent étrangement à des termes utili­sés par Heidegger, bien que Valéry ignorât Heidegger 4 2 . Une con­frontation avec Valéry se légitime dans son statut d'écrivain-criti­que, qui appartient à une certaine conception de la littérature, pro­ductrice de son propre redoublement critique, conception qui remonte au romantisme et à laquelle Heidegger n'est pas totale­ment étranger. Cette confrontation manifestera toute son ambiguïté en ce sens que nous poserons à Heidegger une question de type valéryenne et à Valéry une question heideggérienne. La double voie sans issue qui en résultera devrait inciter à poser la question de l'œuvre plus radicalement, sans doute alors dans la perspective de Valéry. Mais cela exige au préalable le détour par la méditation heideggérienne afin, peut-être, de briser l'enfermement où elle fige l'œuvre pour la sauver.

2. L A F A B L E D E L ' ΠU V R E

Pour Valéry, comme pour Heidegger, l 'œuvre se caractérise par une intransitivité. Les deux vers suivants, écrit Valéry, « Mère des Souvenirs, Maîtresse des maîtresses » ou « Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille », « nous apprennent peut-être qu'(ils) n'ont rien à nous apprendre ; qu'(ils) exercent , par les mêmes moyens qui, en général, nous apprennent quelque chose, une tout autre fonction » 4 \ La communication, et cela rejoint ce que dit

4 2 BERNE-JOFFROY, « Valéry et les philosophes », dans Revue de métaphysique et de morale, 1959, n° 1, pp. 72-95.

4 5 Paul V A L É R Y , Œuvres l, éd. établie et annotée par J . HYTIER, Paris, Gallimard, 1957, Bibliothèque de la Pléiade, pp. 1333-1334.

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La discursivité de l'œuvre

Heidegger, n'épuise pas l'essence du langage : « Je vous parle, et si vous avez compris mes paroles, ces paroles mêmes sont abo­lies » 4 4 . Dans la poésie par contre, ce que Valéry appelle l'univers poétique, « la forme sensible prend par son propre effet une impor­tance telle qu'elle s'impose, et se fasse en quelque sorte respecter (...), désirer et donc reprendre » 4 5 . La poétique est le nom que Valéry donne à la théorie de la poésie comme « poièsis » : l'acte du poète est un « labeur » analogue au « labeur intelligent » des joailliers qui portent à l'éclat la masse informe de l'or ou des dia­mants 4 6 . Rappelons-nous que la « poièsis » est également la mar­que de la poésie chez Heidegger, en tant que « production ». De même au « coup » que provoque l'œuvre, imposant à l'homme le mode de son rapport à l'étant en totalité, répond cette remarque de Valéry : « Alors quelque chose de nouveau se déclare : nous som­mes insensiblement transformés, et disposés à vivre, à respirer, à penser selon un régime et sous des lois qui ne sont plus de l'ordre pratique » 4 1 . Mais cette transformation que produit la poésie ne concerne qu'un plaisir esthétique : la poésie se reconnaît à cette propriété qu'elle tend à se faire reproduire dans sa forme : « elle nous excite à la reconstituer identiquement » 4 8 .

Une autre parenté réside dans la conception du langage. De même que, chez Heidegger, le langage est poésie, il devient chez Valéry le chef-d'œuvre des chefs-d'œuvre littéraires, « puisque toute création dans cet ordre se réduit à une combinaison de puis­sances d'un vocabulaire donné selon des formes instituées une fois pour toutes » 4 9 . Le poète a pour tâche de « retrouver en lui-même le langage « à l'état naissant » 5 0 . Cette recherche ne consiste pas à rappeler le mot à l'expérience qui lui a donné la parole, mais seu­lement à produire une émotion sur un récepteur.

La poétique ou poiétique de Valéry, comme théorie de la littéra­ture, vise à préciser et à développer la recherche des effets propre­ment littéraires du langage. Alors que, pour Heidegger, la fonction communicative n'est pas un préalable de la poésie, mais plutôt une usure de la langue, pour Valéry la poésie est entée sur le langage déjà constitué afin d'en produire des inventions expressives et sug-

Œuvres I, Op. cit.. p. 1325. Œuvres I. Op. cit., p. 1326. Œuvres I, Op. cit., p. 1335. Œuvres I, Op. cit., p. 1326. Œuvres I, Op. cit., p. 1331. Introduction à la poétique. Op. cit., pp. 12-13. Introduction à la poétique. Op. cit., pp. 12-13.

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La discursivilé de l'œuvre

gestives que la poétique pourra recueillir. S ' i l y a une dimension historique dans la poétique, puisqu'il s'agit d'une recherche, cette histoire ne peut pas être « un moyen incontournable de la présenti-fication de l'historial », comme le suggère Heidegger 5 1 . L'histoire de la littérature ne peut être que l'histoire de l'esprit en tant qu'il produit ou consomme de la « littérature ». On retrouve ici l'ambi­guïté de la critique depuis le romantisme qui n'a pu exister qu'avec l'émergence du concept moderne de littérature, mais qui se trouve incapable de penser cette émergence et ainsi de ressaisir dans son discours sa propre relativité historique.

Cette différence apparaît encore plus radicalement dans les deux moments de production de l 'œuvre et de consommation, où l'on peut voir une analogie avec le couple heideggérien création et sau­vegarde. Selon Valéry les auteurs s'inscrivent dans l'histoire des lettres par deux conditions indépendantes l'une de l'autre ; l'une est nécessaire, c'est la production de l 'œuvre ; l'autre est la production d'une certaine valeur de l 'œuvre « par ceux qui ont connu, goûté l'œuvre produite, qui en ont imposé la renommée et assuré la trans­mission, la conservation, la vie ultérieure » 5 \ On voit en quoi ces termes spécifient ce que Heidegger pourrait appeler le caractère esthétique, donc métaphysique, de la « conservation ». Ce terme ainsi défini condense à lui seul la distance qu'il y a entre la sauve­garde heideggérienne qui s'inscrivait dans un procès d'historialité, et la « conservation » selon Valéry, toute résolue dans un processus anhistorique. Parallèlement à cette production de l'œuvre en tant qu'émergence, liée à un auteur, à des circonstances, etc., la con­sommation devient doublement production : production de la valeur de l'ouvrage, d'une part, et production de la valeur de l'être imaginaire qui a fait ce que le consommateur admire La con­sommation récupère l'émergence historique de l'œuvre. « L'indé­pendance ou l'ignorance réciproque des pensées et des conditions du producteur et du consommateur est presque essentielle aux effets de l'ouvrage » M . Cela ressemble à cette phrase de Heideg­ger : « Seulement là où l'artiste, le processus et les circonstances de la genèse d'une œuvre nous sont inconnus, ce choc, ce « dass » de l'être créé ressort le plus purement de l'œuvre » (Bd 5, p. 53). Souvenons-nous que cela signifiait l'excédent de l'œuvre par rap-

5 1 G A , Bd 5, Op. cit.. p. 327. i 2 Introduction à la poétique. Op. cit., p. 29. M Introduction à la poétique. Op. cit., p. 37. 54 Introduction à la poétique. Op. cit., p. 37.

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port à sa production : si l 'œuvre est nécessairement produite par quelqu'un dans certaines circonstances, elle ne peut s'y abolir ni non plus s'y circonscrire. Dans l'expression de Valéry, i l n'est pas question d'excédent, mais de ponctualité : « L'œuvre de l'esprit n'existe qu'en acte » 5 5 . À l'intime solidarité de la création et de la sauvegarde répond ici une totale asymétrie. La création se distribue sur deux moments : le premier est nécessaire, puisqu'il faut qu'i l y ait une œuvre ; le second ressortit à la consommation de l'œuvre, en tant qu'elle lui donne une valeur et, de ce fait, qu'elle confère sens à l 'émergence de l'œuvre. Cela se joue entre l'arbitraire et la nécessité.

Sur le pôle de la production, au sens de l 'émergence, i l y a nécessité dans l'arbitraire ; sur le pôle de la consommation, i l y a nécessité par l'arbitraire. Dans le « drame de la création » 5 6 , inter­viennent une quantité de conditions, matière, moyen, moment, et une foule d'accidents qui introduisent de l'imprévu et de l'indéter­miné, rendant ce drame rationnellement inconcevable. Tel est le domaine des choses où ce drame se fait chose. En termes heideggé-riens, c'est le caractère chose de l'œuvre. Corrélativement à cet arbitraire se mêle une certaine nécessité dans la mesure où l'artiste a précisément « le sentiment de l'arbitraire » 5 7 ; i l crée, « puisqu'il ne peut déduire ce qui lui vient de ce qu'i l a » 5 8 . On peut à nou­veau voir ici une analogie avec ce que Heidegger nomme fonde­ment (Gründung) et don (Schenkung). Valéry reprend ces termes sur le pôle de la consommation, de la « nécessité par l'arbi­traire » 5 9 . Dans l'œuvre « nous sentons que la source ou l'objet de notre volonté nous convient de si près que nous ne pouvons le con­cevoir différent » 6 0 ; « mais nous ne sentons pas moins, ni moins fortement, et comme par un autre sens, que le phénomène qui cause et développe en nous cet état, et nous inflige sa puissance invisible, « aurait pu ne pas être », et même, « aurait dû ne pas ê t r e » 6 1 . La factualité de l 'œuvre, ce que Heidegger appelait le « daß » devient un sentiment, celui de la tension entre l'arbitraire et la nécessité. Une œuvre n'a de sens que pour nous, et si nous voulions tenter de retrouver les effets qu'une œuvre a eus dans le

Introduction à la poétique. Op. cit., p. 40. Œuvres I, Op. cit., p. 1307. Œuvres I, Op. cit., p. 1307. Œuvres I, Op. cit., p. 1307. Œuvres I, Op. cit., p. 1308. Œuvres I, Op. cit., pp. 1308-1309. Œuvres I, Op. cit., p. 1309.

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La discursivité de l'œuvre

passé, ce ne pourrait être que pour nous et de notre point de vue, afin de mieux apprécier, sentir et évaluer l 'œuvre. A proprement parler il ne peut y avoir d'histoire de l 'œuvre ; peut-être éventuelle­ment un historique, en supposant, au moment où nous la « goû­tons », qu'elle a été créée.

Ceci nous permet de comprendre plus précisément le sens du « principe d'incertitude » qu'énonce Valéry : il est impossible de tenir compte simultanément du double rapport de l 'œuvre à sa pro­duction et à sa consommation. La raison en est que l'œuvre n'a de sens, et donc d'existence, comme œuvre que dans la consomma­tion, à partir de quoi seulement peut se projeter l'autre rapport à la production. Cela ne signifie pas seulement que la production devient un moment mythique. L'œuvre elle-même est une fiction. Nous trouvons ici sans doute la marque essentielle de la critique littéraire, qui, pour toucher l'œuvre, produit la valeur de celle-ci, ce que Todorov appelle l'image de la littérature 6 2 . L'œuvre comme prétexte, disions-nous, ou comme alibi, non pas toujours plus loin ou ailleurs, - ce qui ferait de la critique une entreprise de conquête. Valéry est radical : l'œuvre se crée dans la consommation. Le prin­cipe d'incertitude s'avère bien mal nommé. Il n'énonce pas une alternative entre deux types de rapports possibles relevant chacun d'un type d'étude différent : c'est bien davantage l'affirmation d'une ingérence de la critique ou de la poétique dans la littérature sous forme d'ingestion. Valéry aura eu le mérite d'avoir mis en évidence les conséquences que le romantisme a tirées de l'intransi-tivité de l'œuvre, et de traquer jusqu'en ses derniers retranchements l'illusion que la critique parfois se donne de spécifier l 'œuvre.

On peut cependant conserver les termes de ce principe d'incerti­tude pour examiner ce qu'il devient chez Heidegger. Nous avons montré la parenté et la radicale différence entre production-con­sommation d'une part et création-sauvegarde d'autre part. La sau­vegarde qui, bien que dite solidaire de la création, reçoit aussi une certaine prééminence, ne produit pas le rapport à l'œuvre. Elle a pour but, en tant qu'elle est « savoir », de penser en l'éprouvant la mise en rapport. Chez Valéry, des trois termes d'œuvre, de produc­tion et de consommation, seul le dernier en fait a un sens, précisé­ment en tant qu'il produit son rapport à l 'œuvre et ainsi à la pro­duction de l'œuvre. Pour Heidegger, des trois tenues, c'est l 'œuvre

, , : Tzvetan T O D O R O V , « Poétique », dans Qu 'est-ce que le structuralisme (Collec­tif). Paris. Éd. du Seuil. 1968.

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qui joue le rôle de pivot autour duquel gravitent la création et la sauvegarde. Celle-ci est à la fois membre du rapport et le rapport lui-même. Il est enjoint à la sauvegarde de penser sa propre mise en rapport à l 'œuvre. En ce sens, elle est le même que la création : aucun des deux ne produit l'être-œuvre de l 'œuvre ; tous deux sont enjoints en leur solidarité. L'œuvre est le nom de cette injonction.

La parole heideggérienne à la suite du poème et le dire critique sur le texte se précisent peut-être dans leur frappe inconciliable. Le discours critique produit la discursivité anhistorique de l 'œuvre dans la contemporanéité de son déploiement. Parler à la suite du poème ou de l'œuvre, ce qui constitue la tâche de la solidarité entre création et sauvegarde, ne produit ni ne découvre la discursivité dans l'œuvre, mais nomme cette discursivité comme discursivité. L'œuvre parle. Ce qu'elle dit importe peu. Elle dit d'ailleurs tou­jours la même chose : que la création et la sauvegarde ont une lon­gue provenance, en tant qu'elles sont membres du rapport à l'œu­vre, et que cette injonction n'est telle qu'en tant qu'elle se meut dans le rapport que la création et la sauvegarde entretiennent avec l 'œuvre (la sauvegarde comme le rapport même). Dans la sauve­garde, l'historique d'un rapport à l 'œuvre s'inscrit dans l'historia­lité de la mise en rapport, avec cette double conséquence : l 'œuvre, comme pour Valéry, n'est pas « alibi », dans un ailleurs où i l fau­drait la chercher, mais dans la solidarité justement entre la sauve­garde et la création ; la seconde conséquence, c'est que, à la diffé­rence de Valéry, l 'œuvre, en sa singularité existe, mais non spéci­fiée ; elle n'appartient qu'au domaine qu'elle ouvre, se dissout et s'efface en tant qu'elle est mise en rapport et jamais membre du rapport.

L'effort de Heidegger vise à ne pas laisser l 'œuvre devenir la proie d'une consommation, à ne pas la laisser ingérer, sans autre forme de procès, par le discours tenu sur elle que, justement, elle promeut. À vouloir saisir en même temps les trois termes de l'œu­vre, de la création et de la sauvegarde, i l récuse de manière déci­sive le caractère communicatif ou représentatif de l 'œuvre, qualifi­cation qui est le fait de ce qu'on dit d'elle ; l 'œuvre, elle, ne dit rien. Dans la mesure cependant où elle est le pivot de la création et de la sauvegarde, elle ne peut que parler. Le dire sur l'œuvre se transmute en une parole à la suite de l 'œuvre, n'advenant que dans la solidarité entre création et sauvegarde, à travers ses trois niveaux. Il s'agit de faire parler le silence de l'œuvre, de montrer la nécessité de cette parole. C'est ce que nous nommions le redou­blement, avec pour conséquence, dans la logique heideggérienne,

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que la poésie ne peut parler que de la poésie. Hölderlin, l'interlocu­teur privilégié, est justement « le poète du poète » 6 3 . A nouveau se laisse entendre l'écho romantique de la poésie comme poésie de la poésie, ou comme critique. Heidegger veut pourtant se démarquer de « cette réflexion hautement moderne », où la « réflexion mala­dive se répand si largement dans la poésie (...) qu'elle tourne cons­tamment autour d'elle-même » M . Hölderlin n'est pas celui qui répète, mais le poète qui reprend la poésie dans son déploiement originaire et ainsi en éprouve la puissance ; seulement alors, en la fondant nouvellement, « il la projette à nouveau pour une épo­que » 6 5 .

L'œuvre ne peut donc parler que pour un savoir qui parle à sa suite et qui est lui-même situé. S ' i l refuse de parler soit sur une œuvre telle qu'elle se donne à nous maintenant dans sa ponctualité réceptive, soit sur l'œuvre en soi promise à l'éternité, ce savoir n'en reste pas moins redevable et tributaire d'une époque comme halte de l'être. L'acte de situer l'œuvre et l'épreuve de ce qui se donne à penser dans une époque constituent la plus haute tâche du savoir. La sauvegarde, en tant que cette sauvegarde de l 'œuvre voyait Hölderlin, en 1934-1935, « d a n s un sens remarquable le poète, c'est-à-dire le fondateur de l'être allemand » < ' 6 .

Le savoir interrogatif à la suite d'une œuvre ne relève pas, on le voit, d'une innocence ou d'une naïveté qui, par détachement, laisserait l 'œuvre être œuvre. L'étonnement, dont est porteur le savoir interrogatif sur l'art, s'alourdit à faire éclater l'évidence où l'œuvre se tenait et réinjecte pourtant, ce faisant, une autre forme d'évidence : que ce qui était évident ne l'est plus, et cela systémati­quement, que l'étrangeté maintenant devient visible. Si la « con­sommation » telle que l'entend Valéry, « causant » l 'œuvre, en fait un bavardage, selon les termes de Heidegger, sa volonté, pour sa part, de l'interroger comme telle en la laissant muette, risque fort de la convertir en un silence pesant et pour le moins significatif.

6 3 G A , Bd 39, Op. cit., p. 218. 6 4 G A , Bd 39, Op. cit., p. 218. 6 5 G A , Bd 39, Op. cit., p. 219. 6 6 G A , Bd 39, Op. cit., p. 220. Ph. L A C O U E - L A B A R T H L voit dans la corrélation entre

l'art, la « Dichtung » et la « Sprache » le mythe qui sera seul à même, dans la cohérence heideggérienne, de permettre à un peuple d'accéder à sa langue propre et ainsi de se situer dans l'Histoire. Pour Heidegger, l 'Allemagne n'adviendra à elle-même et à l'Histoire que lorsqu'elle « sera capable de faire résonner le non-dit et le non-pensé, mais pourtant proféré, encore enfermé dans la parole grecque. Car alors elle aura trouvé sa langue propre » (dans La fiction du politique. Hei­degger, l'art et la poétique, Paris, C. Bourgois, 1987, Co l l . Détroits, p. 87).

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Sous prétexte d'une délégation que l 'œuvre donnerait à une parole qui, par procuration, la suppléerait en parlant à sa suite, celle-ci ne peut que se substituer à l 'œuvre dans une prise de parole tout aussi violente que l'ingestion critique.

La violence pourtant n'est pas du même ordre dans les deux cas. Par l'ampleur du regard qu'i l porte sur l 'œuvre et par la radicalité à laquelle i l prétend, Heidegger se voit contraint contre son gré, semble-t-il, de recourir à une stratégie qui, par redoublement, repliement, renversement, tente à tout prix de maintenir l'unité intérieure, ce qu'il appelle l 'œuvre ou l'être-œuvre, contre la dissé­mination qui la menace dans son intégrité, contre la consommation où elle pourrait s'épuiser, contre le commentaire où elle perdrait son souffle. Cette stratégie de la défense, celle de laisser être l'œu­vre, de la laisser parler sans lui prescrire ce qu'elle a à dire, n'ad­vient qu'en redoublant les moyens de la défense. Nous avons vu qu'il y a au moins, dans les multiples tensions que nous avons mentionnées, deux niveaux de redoublement qui tous deux ont reçu le nom de discursivité. Il ne peut en effet y avoir discursivité de l'œuvre que si celle-ci parle, est déjà de quelque façon articulable, mais cette articulabilité n'a de sens que dans le discours tenu sur elle, donc à partir d'elle, articulant l'articulable. En faisant de l'art un « Dichten », Heidegger peut jouer l'un contre l'autre ces deux moments discursifs, ramassés en un seul terme, comme un double alibi : la discursivité est toujours Tailleurs d'elle-même, autant que l'œuvre, et c'est seulement ainsi que, pour Heidegger, l 'œuvre est, c'est-à-dire est une, est proprement. Dans ce mouvement de torsion sur soi-même pour se nommer, l'art, l 'œuvre en général, la poésie, s'évide au point de s'annuler. L'œuvre se perd irrémédiablement dans la duplicité d'une discursivité qui s'articule dans ce qui, ulti-mement, la constitue comme articulée, la sauvegarde. La notion de « consommation » telle que Valéry l'entend a au moins ce mérite de congédier le mythe de l'œuvre, le mirage de l'unité intime où elle se tiendrait frileusement blottie, effarouchée des attaques du dehors. La consommation reconnaît sans regret et acquiesce au dehors de l 'œuvre comme seule intimité possible.

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C H A P I T R E IV

Langue et histoire de l'être

Avec les Contributions à la philosophie (écrit entre 1936 et 1938), Heidegger atteint à un certain achèvement de sa pensée. En pous­sant la radicalisation de l'herméneutique dans le prolongement de Être et Temps où l'être se donne à savoir comme histoire dont la pensée est pensée de l'histoire de l'être, en intégrant sa propre pen­sée à cette histoire, l'effort heideggérien se reconnecte à l'œuvre maîtresse de l'ontologie fondamentale de 1927 et reprend même ses œuvres intermédiaires, cours ou œuvres publiées, dans la struc­turation des Contributions ; cela est permis par l'adéquation de la pensée de Heidegger avec l'histoire de l'être, à la fin de la méta­physique et dans la transition vers l'autre commencement. Il est donc cohérent que les efforts du penseur soient eux-mêmes des éta­pes de ce qui est à penser. Ce suprême orgueil de la pensée - de toute pensée - va de pair chez Heidegger avec une singularité elle aussi radicalisée : le chemin qu'il entreprend, dit-il, est son chemin, et personne ne peut comprendre ce qu'il entend par pensée à partir de la vérité de l'être. Celui qui aurait compris n'aurait pas besoin de son œuvre, mais penserait, alors, la sienne propre.

Cette œuvre des Contributions à la philosophie constitue une expérience limite pour le penseur Heidegger, qui abandonnera ulté­rieurement cette « vision » de l'histoire. C'est aussi une œuvre limite tant est forte sa cohérence, tant est contraignante sa lecture, tant est réversible sa structure. A u juger de la cohérence de cet ouvrage, à la fois histoire de la pensée de l'être et pensée de l'his­toire de l'être, où s'emboîtent les propres œuvres de Heidegger, on peut y voir le répondant et le parachèvement de Être et Temps. Ce serait l'autre œuvre maîtresse de Heidegger. Pöggeler et von Herr­mann défendent cette vue. L'avantage qu'offre cette opinion est lui

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Langue el histoire de l'être

aussi double : trouver une confirmation de la continuité d'une pen­sée qui non seulement ne s'est jamais reniée, mais n'a fait que poursuivre un seul chemin de pensée. Les œuvres intermédiaires entre les deux ne sont que contributions à la continuité, traitement de questions régionales (l 'œuvre d'art, par exemple), considération de l'histoire de la pensée (les cours sur Kant, Schelling, Hegel ou Nietzsche, entre autres). Il y aurait bien des hésitations, des voies d'essai, des impasses même, mais l'orientation serait conservée vers un approfondissement ou une radicalisation. C'est là en outre l'auto-interprétation de Heidegger lui-même. Un deuxième avan­tage à cette opinion voyant dans les Contributions le répondant de Être et Temps est de garder, dans le chef de l'interprète, une impression de systématicité dans laquelle on se retrouve, même s'il y faut bien des efforts. On pourra même, comme l'explique von Herrmann en séminaire, considérer que les Contributions écrites pour un usage personnel (bien que préparées en vue d'une publica­tion ultérieure !) représentent une avancée par rapport à laquelle les œuvres publiées ultérieurement sont restées en retrait.

En lisant cette œuvre aux allures parfois mystiques ou mythiques en parallèle avec les cours tenus à la même époque, entre 1936 et 1938, en tentant de retraduire l'indétermination vou­lue de nombre de termes de Heidegger, souvent avec complaisance, et en cherchant l'enjeu ou la déterminité de ce flou du langage, il est pourtant possible de faire apparaître l'ambivalence de cette œuvre. Par rapport à Être et Temps, elle apparaît bien en effet comme le prolongement et la radicalisation, mais davantage selon nous comme une prothèse ou un provin. Elle nous semble consti­tuer la dernière crispation sur une systématique, ici de l'histoire, comme YIntroduction à la métaphysique le fut déjà, à la différence que, là, l'histoire était abordée immédiatement, comme si la pensée pouvait penser son origine - de même que le Dasein de Être et Temps avait à porter le socle à partir duquel il s'observait perdre son temps dans le monde. La pensée est pensée de l'histoire, pen­sée de l'histoire d'une pensée. Crispation, disons-nous, au sens où les œuvres ultérieures acquiesceront à l'absence de toute positivité ou de tout contenu « propre » de 1'« hermeneia », alors qu'ici la systématisation de cette absence tente de se substituer à cette absence, comme si la mesure de l'indétermination, non seulement pouvait suffire à faire la déterminité de la pensée - ce vers quoi s'engageront les œuvres ultérieures - , mais pouvait aussi et surtout constituer cela qui est à penser. Mythe de l'objet de la pensée dont la pensée serait la logique ; pour Heidegger en ces temps d'« au-

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Langue et histoire de l'être

tre » commencement et d'autre pensée, ce serait 1'« autre » logique, qu'il appelle, sous le nom de « sigétique », la logique du silence.

Cette crispation des Contributions concerne avant tout le statut de l'interprétation. Si Être et Temps pouvait apparaître comme une radicalisation de l'herméneutique au sens où l'« hermeneia » de la phénoménologie répétait et rendait authentique l'ouverture même du Dasein, elle-même de type herméneutique comme « compren­dre », les Contributions « interpréteraient » ou « expliciteraient » en les dépliant les racines (radices) du comprendre qui plongent dans l'histoire de l'être. Ainsi se trouveraient tenues ensemble les trois boucles de trois cercles interprétatifs, pour reprendre la figure de 1'« hermeneia » telle qu'elle est présentée dans Ion. Le monde est interprétation : tout commerce avec l'étant, toute possibilité d'être-dans-le-monde non seulement s'inscrit dans un monde déjà inter­prété, déjà articulé, mais cette inscription elle-même est une inter­prétation, une explicitation, par quoi seulement quelque chose peut être appréhendé « en tant que » quelque chose. Face à cette dimen­sion d'interprétativité à la fois antécédente à tout projet et co-cons-titutive du projet, l'effort de Heidegger fut double : d'une part il s'agissait de chercher l'origine de cette dimension d'interprétativité et d'autre part de déterminer quel était l'être propre authentique du Dasein, c'est-à-dire son projeter le plus propre. Le temps fut trouvé comme constitutif de cette strate, mais cela supposait que la tempo­ralité du Dasein fut elle-même transie d'une autre temporalité, que Heidegger nomme « Temporalität » et qui garantirait, à un niveau ultime, que le « e n tant q u e » authentique, c'est-à-dire l'interpréta­tion du monde propre, soit le monde lui-même. Dans les termes de Heidegger, la « Temporalität » devait permettre la jonction impos­sible entre la réalité et le réel, la réalité étant toujours dépendante du Dasein et le réel étant cet horizon contre lequel se découpe la réalité. Si la section devant traiter de la temporalité ne fut pas publiée, cela tenait avant tout à une question structurelle de la con­ception de l'interprétation ; il eût fallu que la même interprétation non seulement se rende l'être-au-monde authentique contre tous les faux-semblants, contre la déchéance, contre la quotidienneté, mais il fallait en outre que cette même interprétation se garantisse elle-même comme authentique, fonde sa propre authenticité.

La méditation ultérieure de Heidegger, au travers de ce qu'il est convenu d'appeler la « Kehre », s'orienta alors vers ce que nous avons appelé une dimension de discursivité, dans laquelle toute extériorité à la langue ne pouvait être abordée qu'à partir de la lan­gue. Il s'agissait d'une dimension radicalement horizontale, dans

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laquelle devait se donner ce qui en constituait l'unité, ce que Hei­degger nommait alors l '« Urzeit », l'« Urgeschichte », et que nous avons vue au travers de la recherche de l'origine dans Y Introduc­tion à la métaphysique. La forme que prit cette tentative de fonder l'interprétation était d'établir l'interprétation de l'interprétation, en questionnant la question elle-même.

Deux points alors étaient en discussion : comment fonder l'inter­prétation de l'interprétation et d'autre part comment concilier cette méta-interprétation avec la discursivité généralisée ? C'est dans ce cadre que la poésie offrait à la fois le point d'arrêt de la discursi­vité et son origine : la poésie est l'entrée en monde, l'éclatement de la langue, le devenir-langue, c'est-à-dire le devenir-discursif. En même temps, en tant qu'œuvre poétique, elle servait de point de départ pour la pensée dans sa tentative de réconcilier les deux niveaux d'interprétation, d'une part au niveau du monde, en tant que l'étant est éprouvé et rencontré en tant qu'étant, et d'autre part dans l'émergence de tel monde. C'était ce que Heidegger nommait l'histoire, comme advenir d'un monde. Cette conciliation des deux niveaux interprétatifs, de l'interprétativité et de la formation de l'interprétation portant sur cette interprétativité, trouva une forme d'achèvement dans les conférences sur l'origine de l 'œuvre d'art, plus particulièrement celles de Francfort, en 1936. L'œuvre, dont on s'enquérait de l'origine, origine qu'est l 'œuvre elle-même, offrait non seulement cette motivation à la pensée que donnait déjà la poésie, mais en outre elle marquait une résistance à la pensée, comme son origine jamais simplement donnée au sens d'interpré­tée. L'origine était contractuelle : l'interprétation de l 'œuvre est le fait de l 'œuvre elle-même. L'œuvre est un contrat entre une créa­tion et une sauvegarde. Par cette conception de l'œuvre comme point de rupture dans la signifiance du monde se donnait à savoir, ce qui était déjà annoncé dans le cours de 1934, que la signifiance était elle-même historiale, non pas en ceci qu'elle fonde l'histoire, mais en ceci qu'elle peut être interrompue, par exemple, par une œuvre d'art. L'œuvre était le premier pas pour qu'une véritable his­torialité se déplie comme le déploiement d'œuvres. L'œuvre, nous l'avons dit, est constellation d'un monde en tant qu'elle rompt la signifiance préalable, et réarticulation d'une signifiance dans l ' im­pulsion qu'elle donne à la pensée. L'historialité est ainsi le déplie­ment d'œuvres comme autant de constellations d'étants. La diff i ­cile solidarité entre œuvre et pensée à laquelle ces conférences sacrifient leurs dernières ressources achoppait cependant sur la réversion toujours possible entre œuvre et pensée. Ces deux

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Langue et histoire de I être

moments interprétatifs ne pouvaient qu'être mis en relation soit paradoxalement, - c'est la réversion : l 'œuvre est pensée et la pen­sée est œuvre - , soit extérieurement par la pensée qui pense la mise en relation. Autrement dit, cette relation à deux termes ne respec­tait plus la discursivité qui avait été mise en avant dans les années 30-31 et que déjà le dialogue avec la poésie n'avait pu respecter. À chaque fois un moment muet s'était introduit subrepticement dans l 'œuvre et qui relevait en fait de la seule pensée. L'interpréta­tion qui devait interpréter l'interprétativité du monde ne faisait rien d'autre que la promouvoir, jouant à elle seule les deux rôles et le double jeu d'être articulation du monde et interprétation de cette articulation. La pensée ultérieure de l'histoire va permettre à Hei­degger d'introduire un troisième niveau d'interprétation, par delà l'interprétativité du monde, niveau herméneutique, par delà aussi l'interprétation de cette interprétativité, niveau discursif.

Les Contributions sont le couronnement et l'achèvement de cette pensée, maintenant véritablement. En fait, ce qui permet à Heidegger d'éviter à nouveau le vice du redoublement n'est plus d'introduire un tenue supplémentaire pour relancer le mouvement, mais de systématiser l'absence de positivité. Autrement dit, autant dans Être et Temps que dans le cours sur Hölderlin ou dans L Ori­gine, il y avait toujours et encore quelque chose à dire, à mieux dire (dans Être et Temps), c'est-à-dire authentiquement, à répercu­ter (dans le cours sur Hölderlin), à conserver (dans L Origine). Dans les Contributions un deuil s'annonce à tout « à-dire » (zu Sagende), à tout « à penser » (zu Denkende) qui serait extérieur et comme en contraste au dire et à la pensée. Le mouvement d'excen-tration déjà présent dans L Origine (l 'œuvre ne dit rien mais a parlé et ne parle que dans la conservation qui se motive d'elle) se dévoile comme le moment même de la pensée, pensée qui est his­toire, pensée et histoire qui sont langue.

Les Contributions réagencent les trois niveaux interprétatifs reconnus de la manière suivante : 1. le niveau hennéneutique de la signifiance du monde est régi par 2. ce que le premier cours sur Nietzsche nommera les « paroles fondamentales » (Grundworte), fondant à chaque fois cette signifiance et constituant ainsi un monde. Indices de changement et de révolution, ces paroles fonda­mentales peuvent à leur tour 3. être dépliées dans une interpréta­tion qui pense alors l'histoire. Ce troisième niveau interprétatif donne une mobilité à la pensée qui s'enquérait transitivement de l'origine. La pensée qui s'enquérait du fondement de la signifiance, dans Être et Temps, et qui interrogeait la provenance de la discursi-

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Langue et histoire de l'être

vité généralisée dans la multiplicité du « logos », dans la poésie et

dans l'œuvre d'art, ne reste plus extérieure à l'interprétation qu'elle

tentait de promouvoir, mais s'inscrit elle­même dans ce troisième

niveau d'interprétation. L'histoire est non seulement une histoire

d'interprétations permettant à chaque fois à un monde d'être signi­

fiant, c'est­à­dire d'être monde. Cette histoire elle­même est pensée

et, de ce fait, interprétation de l'histoire. Dès le moment où trois

niveaux sont intriqués les uns aux autres, le renvoi devient possible

et le paradoxe s'évanouit. Si les « paroles fondamentales » varient,

elles qui permettaient des interprétations (Auslegungen) à la base

des mots et ainsi ouvraient la possibilité de rapports à l'étant, cette

variation est aussi non seulement interprétable, c'est­à­dire récupé­

rable en ses scansions, mais aussi interprétative en ceci qu'elle

constitue l'histoire dans laquelle et par laquelle Γ interconnection

des différents niveaux interprétatifs trouve place. La pensée de

l'histoire comme histoire de la pensée est elle­même inscrite dans

ce mouvement et doit donc, par conséquent, fonctionner comme

parole fondamentale, c'est­à­dire comme interprétation. Par la pen­

sée de l'histoire, donc, ce n'est pas seulement une dimension inter­

prétative qui est gagnée et qui permettrait d'agencer les deux autres

précédemment atteintes dans la pensée de Heidegger afin de leur

conférer une cohérence, mais c'est aussi un moment de rupture,

non plus seulement d'ouverture d'un monde ou de scansion de

l'histoire : une transmutation de l'histoire est en jeu. Heidegger

l'appelle la préparation de l'autre commencement.

Ce qui fait la cohérence profonde de cette œuvre au point de

pouvoir rivaliser avec l'œuvre maîtresse de l'ontologie fondamen­

tale est de systématiser ce redoublement et de faire de cette systé­

matique cela qui répond de ce qui est à penser. Le redoublement

apparaît au niveau de l'histoire, par delà ou en deçà de toute vue

rétrospective. Autant la pensée que la langue sont pensée et langue

« de » l'histoire : ni simple mise en équivalence, ni simple apparte­

nance, ni co­appartenance jouant de ses ambiguïtés : l'histoire

advient et la langue comme la pensée sont fondatrices d'histoire.

Il y a une trame qui reprend dans un type de pensée l'explicitation

de ce qu'est la pensée. En termes heideggériens, la « pensée [2] »,

en tant que pensée représentative, vaut comme explicitation du

« penser [1] », le déploiement de la pensée. Cette pensée [1] a pris

la pensée [2] pour fil conducteur, ce qui constitue l'histoire de la

métaphysique occidentale, mais la deuxième explicita elle­même le

choix que fit la première, au point que ce repliement est cela même

qui est proprement à penser. Par là, dans cette reprise, s'effectue

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Langue el histoire de l'être

la transition entre le premier commencement et l'autre commence­ment, faisant de la pensée de Heidegger la pensée de l'histoire de l'être, c'est-à-dire, purement et simplement, la pensée de la tradi­tion occidentale. L'histoire est un oubli de l'être (Seinsvergessen­heit), mais cet oubli n'est tel que suscité par un abandon de l'être (Seinsverlassenheit).

Au niveau de la langue, qui est langue de l'histoire et non plus langue d'un peuple, d'un penseur ou langue maternelle, nous par­lons d'emblée dans l'élément de l'histoire et ce que nous disons est lui-même langagier, déjà dit, déjà explicité, déjà pensé. Le seul contraste à ce que nous disons, cela même qui motive notre dire et le structure, est le dire lui-même comme possibilité spécifique de l'homme occidental. Notre langue est « la » langue occidentale.

Cette réversibilité se retrouve dans la structure des Contribu­tions, où s'agencent les multiples redoublements et renversements concernant l'histoire, le sens, la pensée et la langue. Mais il ne s'agit pas seulement d'un caractère formel ou structurel. Puisque la pensée heideggérienne fraie avec la pensée de l'histoire de l'être et s'est portée à sa hauteur, la structure de l'œuvre devait non seule­ment reprendre analogiquement la réversibilité ou le renversement de ce dont elle traite, non seulement intégrer les efforts - heideggé-riens en l'occurrence - qui ont mené à cette œuvre, mais surtout clore et parachever l'ère des systèmes auxquels peu ou prou la phi­losophie a toujours sacrifié. Étant donné que le système comme mode de penser est corrélatif du type de penser, la fin de la pensée métaphysique qui ouvre la pensée de l'histoire de l'être pense aussi la systématique de la pensée. Les Contributions sont structurées en six jointures (Fügungen) qui renversent la pensée de système. Enfin, si on nous accorde que le terme « mythologique » peut manifester dans ses diverses inflexions l'effort de Heidegger depuis Etre et Temps pour penser la phénoménologie du penser (Etre et temps), sa poiétique (premier cours sur Hölderlin), son historialité (Introduction à la métaphysique), son origine (L 'origine de l'œuvre d'art) et, ultimement, son histoire comme pensée de l'histoire (dès les cours sur Nietzsche), la mythologique aussi se renverse dans les Contributions. Le moment de rupture entre « phusis » et « logos » qui avait été mentionné dans Introduction à la métaphysique n'est plus maintenant un moment extérieur comme une origine à la nais­sance d'une histoire du rapport de l'homme à la langue. Cette ori­gine est véritablement origine d'une histoire de la pensée et n'est saisissable comme origine que de l'intérieur de cette histoire, celle maintenant, non pas seulement de l'histoire de la pensée ou

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Langue et histoire de l'être

de l'histoire du rapport de l'homme à la langue, mais de l'histoire occidentale. Alors que précédemment le moment de divorce entre « phusis » et « logos » était ancré dans le « logos » même comme cela à partir de quoi l'origine était récupérable, avec la pensée de l'histoire de l'être, qui, d'une certaine façon, fait son deuil d'une origine originelle, le divorce était déjà dans et fut le fait de la « phusis ».

Cet accent apporte une inflexion capitale à la notion d'historia­lité : un cadre lui est donné, en lequel la logique historiale retrouve et renoue avec son point de départ, qui n'a rien d'historique mais est mythique au sens d'une interprétation qui coïncide avec la nais­sance de la pensée occidentale. C'est un mythe en ce qu'il est cir­conscrit à ce qui est pensable à partir de cette histoire, à partir de la langue de cette histoire, à partir, donc, de la pensée de cette his­toire, pensée qui s'est développée comme succession d'interpréta­tions, pensée enfin qui ne peut se déployer qu'à partir de sa fin. Un mythe comme fiction, dès lors, au sens d'une histoire qui ne peut se raconter qu'à la fin de l'histoire.

La pensée de l'histoire de l'être vise à préparer l'autre commen­cement et celui-ci est la venue du dernier dieu : alors que la méta­physique a été qualifiée dans le cours de 1936 sur Schelling d'onto-théo-logie dans laquelle le fondement de l'étant en totalité fut toujours le « theos », à la fin de la métaphysique, le dieu est ce dont nous sommes en attente. La narration de l'histoire (« muthos ») du fondement (« theos ») avait pris l'habit, dans l'his­toire de la métaphysique, d'une saisie (« logos ») de cette fable (« muthos »). Dans la pensée de l'histoire de l'être, i l s'agit de raconter rien moins que la fiction (« muthos ») de cette « logique ». Par là se donne à savoir, en fonction du dernier dieu, ce qu'il y a à entendre dans toute « mythologie », afin d'éviter d'approcher ce dernier dieu à partir de ce que l'on entend traditionnellement par ce mot de « mythologie ».

Les multiples renversements qu'agencent les Contributions pour penser l'histoire de l'être manifestent et accomplissent la « Kehre » qui sollicitait la pensée de Heidegger dès après Etre et Temps. La « Kehre » affecta la pensée d'un penseur, parce qu'elle meut cela qui est à penser. Seulement maintenant Heidegger peut aborder de front ce renversement, mais l'affrontement ne peut pas bien entendu se penser comme tel puisque transissant la pensée. Ce ne peut être que dans une mise en œuvre organisée sous la forme sub-versivement structurée d'une mise en scène.

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A. La « Kehre »

Heidegger donne quelques indications sur des correspondances et des transformations entre Être et Temps et les Contributions. Cette œuvre serait l'accomplissement en même temps que l'explicitation et la légitimation de la « Kehre », qui pouvait se laisser présumer dans l'annonce de la troisième section non publiée dont le titre «Temps et ê t re» était un renversement du titre de l'ouvrage. Maintenant, la « Kehre » envisagée est dite elle-même « kehrig », c'est-à-dire donc plurivoque.

Selon Gadamer, le mot « Kehre » désigne dans le dialecte de la région de Fribourg l'infléchissement du chemin en montagne, par quoi, en gravissant, l'on ne fait pas demi-tour, bien que l'on se tourne dans la direction opposée ; c'est le chemin qui se tourne pour conduire plus haut '. Jean Grondin fait remarquer que, dès lors, dans l'ascension ou la descente d'une montagne, il n'y a pas qu'une seule « Kehre » ou plutôt qu'il n'y a pas qu'une seule expé­rience de la « Kehre » 2 . Le terme « Kehre » est aussi un tenue de skieurs et l'on sait que Heidegger était passionné par ce sport.

Heidegger évoque la « Kehre » notamment dans deux textes : « L a lettre sur l'humanisme », écrite en 1946 et publiée en 1947, et la lettre à Richardson, dans laquelle il écrit qu'il a parlé pour la première fois du tournant dans « La lettre sur l'humanisme », mais que le tournant aiguillait sa pensée depuis une dizaine d'an­nées auparavant, c'est-à-dire donc depuis 1937, période pendant laquelle il rédigeait les Contributions. Cela étonne puisque la con­férence de 1930 « Vom Wesen der Wahrheit », prononcée en 1930 et parue seulement en 1943, passe pour la première expression du tournant. Heidegger poursuit en faisant remarquer que cette « Kehre » s'est accomplie dans la direction indiquée par la troi­sième section de Etre et Temps, non publiée : « Temps et être ». La « Kehre » serait, selon ses dires, de loin postérieure à Être et Temps mais trouverait sa motivation et son impulsion dans le maître-ouvrage. C'est la version que J. Grondin nomme « ontochronique », la version officielle du tournant.

La conférence sur l'origine de la vérité fut prononcée en 1930 à Marbourg, Brème et Fribourg et répétée à Dresde en 1932.

H . - G . G A D A M E R , Heideggers Wege, Tübingen, Mohr. 1983, p. 59. Jean G R O N D I N , Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger, (Epiméthée. Essais philosophiques), Paris, Presses Universitaires de France, 1987, p. 7.

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Publiée en 1943, elle reçut un supplément en 1949 \ La conférence de Marbourg s'intitulait « Philosophie et foi ». Le texte publié de 1943 ne peut manifestement pas être celui de 1930, bien que Hei­degger répète qu'i l reprend l'essentiel de cette conférence, à moins de situer la « Kehre » en 1930, ce qui irait à l'encontre des indica­tions de la lettre à Richardson. A . Rosalès a donné quelques indica­tions sur les variations entre la première conférence de 1930 et le texte publié, ce qui lui fait dire que ce n'est pas dans ce texte qu'on peut trouver le point de départ de la « Kehre » 4 . Tout dans cette conférence annonce la dernière philosophie de Heidegger, notam­ment l'idée d'une co-appartenance et d'une co-originarité de la vérité et de la non-vérité. L'« alètheia » forme le cadre où l'être est envoi destinai requérant une mutation du dire pour porter ce « secret » ou ce « mystère » (Geheimnis) à la parole. Ce texte, datant de 1943, auquel renvoient « La lettre sur l'humanisme » et la lettre à Richardson, ne parlent pas de la « Kehre » ni du passage de « Être et temps » à « Temps et être », sauf dans l'ajout datant de 1949. Heidegger y mentionne un tournant à l'intérieur de l'his­toire de l'être, caractérisé comme passage de la question de l'es­sence de la vérité à celle de la vérité de l'essence, formulation que J. Grondin nomme « alétheio-essentialiste », par opposition à la formulation « onto-chronique » concernant le passage de « Être et temps » à « Temps et être ». Dans l'ajout de 1949, Heidegger écrit que la conférence « Vom Wesen der Wahrheit » devait être suivie d'une autre intitulée « Von der Wahrheit des Wesens », projet qui échoua, dit Heidegger, pour les raisons indiquées dans « La lettre sur l'humanisme » ; or là, il n'est pas question de cette deuxième conférence, mais bien de l'échec de la troisième section de Être et Temps. « La conférence soit-disant prévue sur la vérité de l'essence aurait subi le « même » sort que la troisième partie de Être et Temps et, sans aucun doute, pour des raisons semblables. Heideg­ger confond, ou identifie, les deux échecs. Les deux fois, le pas­sage d'un texte à un autre, inachevé, dont le titre était l'inversion du premier témoigne d'une « Kehre » 5 . C'est là le signe pour Grondin que les deux versions du tournant proviennent d'une même souche.

Dans Être et Temps, la « Kehre » nommerait le passage de la

' Outre la version publiée, l 'édition de la Gesamtausgabe contient les annotations de l'exemplaire personnel de Heidegger.

4 Alberto R O S A L E S , « Zum Problem der Kehre im Denken Heideggers », dans Zeilschrift für philosophische Forschung. Bd 3 8 , 1984 , pp. 2 4 1 - 2 6 2 .

5 J . G R O N D I N , Op. cit., p. 3 2 .

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temporalité du Dasein à la « Temporalität » qui devait cerner l'être même tel qu'il se découvre à partir de la temporalité du Dasein. D'un côté la temporalité du Dasein devait donner accès à la « Tem­poralität », et de l'autre, cette « Temporalität » devait fonder en retour la temporalité. La « Temporalität » aurait signifié la pri­mauté de l'être sur le Dasein : ce serait là le tournant du Dasein à l'être. Un indice nous en est fourni par un cours de 1928 où apparaît le terme « Kehre ». L'ontologie fondamentale comme éla­boration et fondation de l'ontologie est 1) une analytique du Dasein et 2) une analytique de la « Temporalität » de l'être. « Cette analytique temporale est en même temps la « Kehre » en vertu de laquelle l'ontologie elle-même revient explicitement en arrière vers l'ontique métaphysique, dans laquelle elle se tient depuis toujours de façon non explicite » (Bd 26, p. 201). Dans ce revirement de l'ontologie s'accomplit le tournant (das Kehren) et on en vient au revirement dans la métontologie (Bd 26, p. 201). Cette métontologie apparaît bien comme l'aboutissement de la « Kehre » ; avec l'ontologie fondamentale, cette métontologie forme une unité qu'est la métaphysique. Par la « Kehre » nous est dévoilée la détermination temporale de l'être et cela prépare l'exis­ter authentique qu'envisage la métontologie.

La « Kehre » serait à la fois contemporaine de Être et Temps et largement ultérieure, aux alentours de 1937. La seule explication que trouve J. Grondin, explication qui lui fut suggérée par H. Môr-chen, est que la pensée du tournant daterait bien de 1928, «mais elle aurait cessé d'accaparer la réflexion de Heidegger durant le funeste intermède politique des annnées 30 » 6 . En 1937, Heidegger se serait remis à la tâche de la pensée entreprise dans Être et Temps, après l'obnubilation nazie. Cependant il faut bien admettre que l'exécution de cette « Kehre » telle qu'elle est abordée en 1928 nous reste inconnue. Dire, comme Grondin, que Heidegger a aban­donné cette tâche de penser la « Kehre » pour se vouer à une tenta­tive de trouver l'accès de la pensée au politique, non seulement n'explique rien, mais cela est même gratuit, puisque nous ne dispo­sons d'aucun contraste par rapport à quoi cette opinion est fondée, si ce n'est un laps de temps relativement long de 1928 à 1937.

Nous avons montré d'un côté l'enchaînement dans ses ruptures entre la philosophie de Être et Temps et les œuvres qui ont suivi, et de l'autre la cohérence de ces distorsions comme la recherche d'un niveau interprétatif en lequel s'intégrerait l'interprétation qui

6 J . G R O N D I N , Op. cit., p. 76 .

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interprète, niveau qu'atteignent les Contributions. La « Kehre » n'est pas seulement un tournant dans la pensée de Heidegger, bien qu'il ait parfois accrédité cette thèse, notamment dans « La lettre sur l'humanisme », mais se tient au cœur du penser. Si elle se joue dans le passage de Être et temps à « Temps et être », elle ne reçoit sa forme achevée que dans les Contributions ; mais là une autre métamorphose, comme une autre « Kehre », s'est introduite (la « Kehre » est elle-même « kehrig », dit Heidegger). Ce qui devait être métamorphosé s'est avéré être le mode du penser lui-même, et non seulement l'abord qu'il pouvait conserver de ce qui est à penser. Autrement dit, cette « Kehre » marque tout le déploiement de Heidegger concernant la langue pour tenter de l'intégrer aux niveaux d'interprétation qu'il avait déjà distingués dans Être et Temps. La « K e h r e » prévue et aménagée en creux dans cet ouvrage s'infléchit au début des années 30, par une réé­valuation de la finitude du Dasein. Globalement, de la problémati­que de Être et temps - « Temps et être », on passe à celle de « essence de la vérité » - « vérité de l'essence », dans laquelle for­mule, le second membre accorde un rôle capital au voilement, à l'errance, au néant. À l'intérieur de cette problématique qui ne reste que programmatique, on assiste, « régionalement » pourrait-on dire, à un renversement de l'être de la signifiance {Être et Temps) à la discursivité de l'être (le cours sur Aristote de 1931), de l'être de la poésie à la poiétique de l'être (premier cours sur Hölderlin), de l'être de l'art à l'art comme origine (L Origine). Ces renversements régionaux ont été repris en une trame dans Intro­duction à la métaphysique, qui en fait l'histoire. Les Contribu­tions, nourries des cours tenus à la même période, accomplissent le mouvement de pensée de la « Kehre », voient l'être comme his­toire et la pensée comme pensée de l'histoire de l'être, ce qui leur permet de reprendre comme un de leurs moments les renverse­ments régionaux des cours et œuvres écrits après Être et Temps. Cet achèvement de la pensée de la « Kehre » comme renversement aussi de la pensée, implique une plurivocité de cette « Kehre ». La « Kehre » est aussi bien sens, histoire, langue, système que mytho­logique. Nous n'examinerons ici qu'un seul aspect de cette « Kehre », celui qui concerne la langue.

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1. L A « K E H R E » D A N S L A L A N G U E

Dans les cours sur Nietzsche déjà Heidegger introduit un strata­gème pour envisager l'histoire et la langue. L'histoire, écrit-il, a été scandée et guidée par des « paroles fondamentales » qui ont fonc­tionné comme des jalons ou des repères de tout rapport au monde et aux étants. Ces mots fondamentaux tels que « vérité », « beauté », « être », « art », « connaissance », « histoire », « liberté », etc., livrent maintenant la possibilité de saisir les lignes directrices de leur « déploiement » (vue historiale) afin d'en com­prendre la motivation. Nous voyons d'emblée que ces mots, ces paroles ne sont pas liés à une langue déterminée, mais fonctionnent comme une espèce de strate signifiante ou de conceptualité. En outre, cela permet à Heidegger de montrer que cette histoire ainsi considérée est en somme constituée d'un oubli de l'être et, surtout, constitutive de cet oubli. Cette réversion à l'intérieur même de l'oubli entraîne que la langue devient ou est devenue, ou a toujours été, langue de l'oubli. Les mots fondamentaux dont s'occupait Hei­degger sont maintenant, dans les Contributions, ces nœuds où l'ou­bli est venu à sa manifestation en tant qu'oubli. Cela permet de relire la relation entre oubli et être : si la langue « est » oubli, au sens où elle se déploie comme oubli, et si l'oubli est oubli « de » l'être, il ne s'offre aucune autre possibilité à une pensée méditante que de « lire » cette appartenance entre oubli et être comme étant elle-même « langue ». Dans les Contributions, la langue est langue « d e » l'être, dans la plurivocité de la préposition et surtout dans la non-appartenance de deux « essences ». Ce qu'indique cette for­mule, c'est que la langue est devenir-langue en laquelle nous pen­sons, par quoi aussi doit s'expliciter ce qu'est la pensée. L'être est un tel devenir-langue comme l'événement par lequel se sont appro­priées la pensée, la langue, l'essence de l'étant, etc. Ce que nous retenons ici est la radicale discursivité de l'histoire comme oubli : l'histoire est histoire de paroles fondamentales constitutives d'un oubli qui est lui-même une oubliance au sein de la langue, la lan­gue entendue alors non pas comme un étant, mais comme l'élément en quoi l'être s'oublie, se retire et ainsi se met à l'abri. L'oubliance de l'être (Seinsvergessenheit) ainsi interprétée est également ou est seulement l'affairement avec une langue comme un étant, cela qui se tient au plus près. De cette langue prise comme un étant vaut ce que Heidegger reprend à Platon : ce qui se rencontre au plus près n'est pas l'étant, mais seulement le « ha nun einai phamen » (249 c3, « Politeia ») : ce dont nous disons maintenant que c'est

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(Bd 4 3 , p. 2 3 9 ) . La langue étante n'est plus qu'une « homoiôma » de l'être, un bavardage, une répétition vide.

Par là aussi se donne la possibilité d'entendre ce qui est tu dans ces mots. « Le dire pensant le plus haut consiste en ceci de ne pas simplement taire ce qui est proprement à dire, mais le dire de telle façon qu'i l est précisément nommé dans le non-dire » (Bd 4 4 , p. 2 3 3 ) . Dès le moment où le dire est historial et où l'histoire est histoire d'un oubli, le dire perd toute possibilité et toute perspective de positivité. A u non-dire comme essence la plus propre du dire, au profit d'une immédiation entre comprendre et ce qui est à com­prendre, - ainsi était présenté le dire dans Être et Temps - , corres­pond ici un faire-silence, non plus seulement négativement par renoncement au vacarme du monde, mais un non-dire dans laquelle négation se dit l'oubli comme oubli, la perte comme perte, la néga­tivité comme négativité. Le dire est « Erschweigen », faire silence en faisant surgir le silence, et le penseur est 1'« Er-schweigender ». Comme tel i l entre au rang des poètes, tout en restant éternellement séparé de lui, comme le poète du penseur (Bd 4 4 , p. 2 3 3 ) .

La langue reçoit ainsi un poids déterminant, puisqu'elle reste langue de l'oubli et qu'en même temps en elle doit se dire et se penser le tout autre. Le traitement que Heidegger lui réserve sera le « Schwerpunkt », centre de gravité de la pensée et point d'Archi-mède pour porter à bout de bras toute une tradition de pensée. Ce traitement de la langue décidera du type de renversement, soit celui conforme à la « Kehre » de ce qui se donne à penser, soit seule­ment celui d'un penseur qui inverse la tradition.

2. L A PENSÉE D E L ' A U T R E C O M M E N C E M E N T

Heidegger nomme la pensée de l'autre commencement 1'« Er-den-ken », où s'entend un acte presque de violence de faire surgir et survenir (Er-) la pensée. Comme cette survenue ou cet acte ne peu­vent advenir que dans l'élément de la pensée, i l était impératif de conserver le terme « Denken ». Par cet « Er-denken », l'homme futur occidental assume le déploiement (Wesung) de la vérité de l'être et devient seulement ainsi historial. La méditation historiale sur l'histoire de la métaphysique ne peut se faire que selon le fil conducteur de la pensée, celle de l'étantité de l'être. Il y a donc prédominance de la pensée, au sens double et ambigu que c'est la pensée qui, dans la tradition, a régi le rapport de l'homme à l'être sous forme représentative. Le suspens de cette pensée représenta-

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tive ne se peut donc effectuer que par une autre pensée qui mettra en scène l'éclatement, au premier commencement, de l'imposture de cette pensée représentative.

Nous voyons que la constatation que tout est pensée ou que tout est langue ne se fait pas allègrement dans le chef de Heidegger et surtout qu'une échappatoire se trouve subrepticement aménagée dans cette constatation se donnant sous des allures d'évidence. Pour pouvoir dire qu'il y a prédominance de la pensée, i l faut déte­nir ou occuper un point de vue permettant d'observer, même de l'intérieur, cette prédominance. Cela répond à sa vue de l'histoire de la pensée prenant sa naissance et sa détermination chez les Grecs qui ont mené une « offensive » (Angriff) contre l'être. Ce point de vue sera intérieur à ce penser en ce qu'il résultera de cette pensée même, à sa fin, à son essoufflement, lorsqu'arrivera à son terme le premier commencement, celui des Grecs. Cette fin est l'espace où se prépare, intérieurement et appelé du cœur même de la fin, la pensée de l'autre commencement. Du point de vue situé à la fin de cette histoire de la métaphysique, il apparaît que la pré­dominance du penser pressait de plus en plus l'explicitation de l'étantité de l'étant dans la direction où advenait une équivalence entre être et objectité de l'étant. Cette prédominance barrait la voie à la question de la vérité de l'être. L '« Er-denken » que propose Heidegger doit en conséquence devenir le passage (Gang) dans la vérité de l'être, passage dès lors au double sens de transition et de chemin conduisant à cette transition - comme un chemin qui va - , où s'effectuera cette transition (Übergang).

Est-ce à dire, se demande Heidegger, que dans 1'« Er-denken » se prononce la totale dépendance de l'être vis-à-vis de la pensée ? 11 semble qu'il en soit ainsi, bien que la formulation semble contra­dictoire, puisque deux pensées sont invoquées, dont l'une révoque l'autre alors que la pensée révoquée fut à la fois le fil conducteur d'une pensée qui, ultimement, permit l'autre pensée et cela qui motiva le choix que fit l'autre pensée.

Heidegger distingue deux « p e n s e r » . Le penser [1] est le nom pour le mode de questionner et donc pour le mode du rapport ques­tionnant de l'homme à l'être de l'étant (Sein). C'est le penser au sens de la tenue fondamentale du « penseur » (du philosophe), c'est-à-dire comme questionner de la « question de l'être » (Seins­frage). Le penser [2] est d'autre part entendu comme le nom pour le fil conducteur qu'utilise le penser [1] afin de posséder l'horizon à l'intérieur duquel l'étant comme tel est explicité eu égard à l'étantité (penser comme fil conducteur de ce questionner). Heideg-

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ger reprend le cours de l'histoire, à la lumière de cette distinction dans le penser. Suivant une explicitation déterminée de l'être (en tant qu '« idea »), le « noein » de Parménide devint le « noein » du « dialegesthai » chez Platon. Le « logos » d'Héraclite devint le « logos » comme énoncé, le fil conducteur des « catégories ». L'ac­couplement des deux préparant le règne de la logique, c'est-à-dire la saisie correspondante du « nous » et du « logos », se prépare chez Aristote. La « ratio » devient « mathématique » depuis Des­cartes, ce qui ne fut possible que parce que cette essence mathéma­tique fut amorcée depuis Platon et fondée comme une possibilité dans 1'« alètheia » de la « phusis ». Le penser [2] au sens de l'énoncé devint le fil conducteur pour le penser [1] des penseurs occidentaux. L'é-noncé (« logos ») ne vaut pas seulement comme l'expression langagière après coup d'un représenter, mais l'é-noncé (« apophansis ») est ici même la forme fondamentale du rapport à l'étant comme tel et ainsi à l'étantité (Bd 65, p. 473). Et ce penser [2] donne finalement instruction pour l'interprétation du penser [1] en tant que position fondamentale de la philosophie (Bd 65, pp. 456-457).

De prime abord s'annonce ici l'impossibilité de définir la pensée du simple fait qu'elle est elle-même rapport entre un penser [1] et un penser [2]. Celui-ci n'est ni hiérarchique ni dialectique au sens où serait envisageable une position conciliatrice ou relevée. Il apparaît en outre que « p e n s e r » en [1] et [2] ne signifie pas le même penser. Le penser [2] sert à 1'« interprétation » du penser [1] et le penser [1] sert lui-même à interpréter. Il interprète en recou­rant au fil conducteur qu'est le penser [2], c'est-à-dire à l'interpré­tation qu'est le penser [2] de [1]. Dans l'histoire de la métaphysi­que, qui est histoire de la pensée, Heidegger a montré les scansions de cette interprétation du penser. Cela était possible ou cela présup­pose que la pensée était bien une explicitation, non seulement de l'étant en totalité, mais aussi, avant cela, une explicitation du rap­port de l'homme à l'étant, dans lequel rapport peut se déterminer la question de l'étant en totalité. En outre, et plus profondément, puisque la question restait la même dans toute la métaphysique, la pensée avait déterminé ce qu'est la pensée, c'est-à-dire le rapport que l'interrogation entretient avec l'étant. Autrement dit, une essence fut pensée pour la pensée elle-même, essence que par rac­courci nous pouvons appeler représentative. Elle put même devenir absolue et récuser toute question qui interrogerait la pensée, sauf celle qui pourrait la rendre plus efficace en son mode de représen­tation. Mais par là avait été nécessairement occulté l'écart qui per-

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met à la pensée de se déterminer comme représentation. Elle a oublié qu'elle n'était qu'une explicitation de la pensée. Là, en cet écart, se tient donc une explicitation que la pensée représentative ne peut plus récupérer dès le moment où elle s'affirme comme étant le mode absolu de penser, puisque ne se peut représenter une explicitation de la représentation. Par cette obnubilation de cette ressource du penser, la pensée peut se présenter comme l'essence générale de tout penser et par là prétendre qu'interroger le penser ne peut dès lors être qu'une interrogation de son fonctionnement et non le moment de décision.

Dire comme Heidegger qu'il y a un penser [1] et un penser [2], que le premier lui-même est explicitation, cela ne se peut entendre cependant au sens où cette explicitation supposerait un autre type de penser, dans un autre élément. Cela entraînerait des contradic­tions sans fin ou un questionnement à vide. C'est au moment de la fin de la métaphysique, d'un certain type de penser représenta­tive, au moment de crise et de décision que se donne à voir à nou­veau comme une fiction le moment d'explicitation que fut l'enga­gement dans la pensée représentative. En retour, ce « voir » que le penser n'était en fait que le fil conducteur sur lequel une histoire de la question directrice s'est dépliée, ne peut être « pensé », mais il indique qu'il y a eu un moment d'« Er-denken », de surgissement de la pensée comme rapport interrogatif à l'étant en même temps que l'explicitation par la pensée représentative de la détermination de ce rapport.

On ne peut donc se passer du terme « Denken », même et sur­tout si un autre mode tente maintenant, à l'époque de la transition, de se préparer. Mais cela ne décide encore rien sur la question de savoir si le fil conducteur du penser [1] est le penser [2]. Ce qui semble clair, c'est que dans la pensée de la transition, interrogeant la vérité de l'être telle que cette vérité comme essence de la vérité appartient au déploiement de l'être, le choix d'un fil conducteur devient superflu et est même impossible. Si l'être se déploie dans sa vérité, même le penser [1] est déterminé exclusivement et avant tout par le déploiement de l'être et non pas, comme depuis Platon, comme le représenter épuré de l'étant à partir de lui-même. Le per­cevoir (Ver-nehmen) comme mode du penser ou de la raison (Ver­nunft) de l'être (Sein) n'est pas déterminé comme la saisie de l'étantité au sens du « koinon » de 1'« idea », mais à partir du déploiement de l'Être même. L'être doit être originairement « er-sprungen », amené à son surgissement afin de décider lui-même de quelle essence doivent être le penser [1] et le penseur (Bd 65,

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p. 458). Maintenant se fait jour la nécessité d'expliciter à nouveau le rapport interrogatif à l'être, d'expliciter à nouveau la pensée. Ainsi se configure ce que Heidegger nomme la pensée de l'autre commencement.

Heidegger se rend bien compte du piège dans lequel il avait sombré dans Etre et Temps et que nous rappelions. La pensée de l'autre commencement ne prend pas le penser de la tradition comme fil conducteur afin d'expliciter l'autre penser. Cependant s ' i l n'y a plus de fil conducteur, de penser [2], que devient le pen­ser [1] ? Ou bien 1'« Er-denken » dont il s'agit n'a plus besoin de fil conducteur parce que, d'une part, le penser [2] comme explicita­tion du penser [1] est nécessairement, comme penser de la pensée, une pensée représentative et ainsi « toujours déjà » enclavée dans le commerce avec l'étant, alors que la pensée de l'autre commen­cement reçoit de l'être sa détermination et non plus de l'étant. Ou bien P« Er-denken » est lui-même, comme penser de la transition, le penser [2] qui explicite le penser [1] destiné par l'être. En cela il serait penser de la transition effectuant lui-même le passage et ainsi production du penser [1] en tant qu'il fait surgir ce penser autre en pensant l'histoire de l'être. Le préfixe « Er- » de « Er-den­ken » nommerait ce double mouvement de faire surgir par la pen­sée de l'histoire la pensée de l'être soi-même et d'être destiné à cette tâche même de transition en tant que penser : « Er-denken » comme faire surgir en l'explicitant le penser [1] comme ressource et surgissement du penser [2] en tant que destiné par l'être à sa tâche d'expliciter.

Quant à la langue comme langue de l'histoire, elle ne peut être elle-même qu'explicitation : une conception déterminée s'est déve­loppée sous la garde d'une logique qui fonda la grammaticalité de cette langue. Par le reflux vers le commencement que promeut 1'« Er-denken », se donne à voir et à savoir, comme dans le cas de la pensée, qu'une décision présida à cet envoi de la langue. Cette langue parle la tradition en véhiculant son fondement. Penser l'his­toire de l'être comme laisser surgir une autre explicitation de la pensée par contrecoup de la première, cela ne peut signifier que parler à partir du ressac de la conception traditionnelle de la langue sur un rivage où s'inscrit et s'efface, suivant le mouvement du res­sac, l'essence de la langue. Parler, c'est démasquer la langue de la tradition dans son double jeu d'être à la fois langue de la métaphy­sique, langue de l'étant et moment de différenciation qui envoya cette histoire et cette explicitation de la langue. Mais si l'être est plus « essentiel » que la langue, pour autant qu'elle est quelque

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chose de donné (étant), la question de savoir comment la langue se comporte par rapport à l'être doit être posée autrement. Comment l'être se comporte-t-il par rapport à la langue ? C'est-à-dire com­ment surgit dans le déploiement de l'être l'essence de la langue? Pour Heidegger, par là déjà est donnée une réponse. L'essence de la langue ne peut jamais être autrement déterminée que par la nomination de son origine. On ne peut donc pas donner des défini­tions essentielles de la langue et déclarer la question de l'origine pour insoluble. La question de l'origine inclut en elle la détermina­tion essentielle de l'origine et du surgir lui-même. La langue surgit de l'être et ainsi lui appartient. Tout à nouveau repose sur le projet et le penser « de » l'être. Cela implique, dans un pas ultérieur, que nous devions penser cela ainsi que, par là, nous nous souvenions de la langue. La question donc de savoir comment saisir « la lan­gue », sans anticiper sur la détermination essentielle qu'il faut d'abord acquérir, reçoit sa réponse en ceci que la langue est éprou-vable dans son rapport à l'être. « La langue » est « notre » langue, non pas comme langue maternelle, mais comme celle de notre his­toire » (Bd 65, p. 501). Si nous voyons en quoi la langue fut conta­minée et finalement ensevelie en son essence dans la pensée méta­physique, ce qui était conforme au rapport de la langue à l'être, nous ne pouvons cependant pas déterminer l'essence de la langue à partir de la pensée de l'histoire de l'être, car en cela nous reste­rions encore enclavés dans la pensée symbolique.

La langue elle-même est explicitation, non pas double comme dans le cas de la pensée, parce que la langue ne se pense pas. Si dans le premier commencement, la poésie et la langue furent à ce point solidaires pour fonder chez les Grecs la place de l'homme au milieu de l'étant, la différenciation entre pensée, langue et poésie surgit non pas « dans » l'histoire, mais comme histoire où langue, pensée, poé­sie et art sont intriqués et deviennent eux-mêmes l'histoire d'une pro­gressive autonomie de chacun, comme un affranchissement afin de trouver sa spécificité avec de plus en plus d'acuité. L'autre commen­cement devient tel dans sa mise en jeu dans et par sa discussion avec le premier commencement ; cet autre commencement a affaire avec une telle intrigue, non pas comme telle, mais tisse cette intrigue afin de penser ces rapports. L'histoire devient le tissu que tisse la pensée de l'autre commencement par lequel elle capte et attire le premier commencement comme histoire. Dans cet autre commencement, for­cément, la pensée a le premier rôle, puisqu'elle s'occupe de la mise en scène et édicté les didascalies.

Autant dans Etre et Temps le comprendre s'affirmait détenteur

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d'un pouvoir ravageur en déterminant la langue authentique et le penser authentique, autant ici le faire-surgir de la pensée s'accorde, dans le mode de son surgissement, de manière monstrueuse le pri­vilège d'expliciter, de déplier l'essence de la langue, de la poésie et de l'art en faisant se briser l'une contre l'autre leur essence soi-disant traditionnelle contre le déploiement d'où surgit cette essence. Cela fait de la langue une parole intrigante, une parole d'entre-deux (Zwie-sprache). L'art devient une dé-figuration de la configuration qu'est l'art. La poésie devient un dé-faire du faire qu'est la poésie. Dans cette théâtralité de 1'« Er-denken », en y entendant le « theaomai » grec, i l ne s'agit de rien de moins que de faire jouer un double jeu à la langue, à l'art, à la poésie, en laquelle duplicité se dirait - puisque le dire est prégnant - sous forme de retenue le surgissement originaire de la langue, de l'art, de la poésie, mais avant qu'ils ne sombrent dans ce qui reçut le nom et la frappe de « langue », « art », « poésie ».

Cela a au moins deux conséquences : la première est que les trois se tiennent sous la haute surveillance de la pensée, qu'ils ne peuvent même être « tels » qu'en tant que pensés. La seconde est que toute spécificité leur est enlevée : non seulement ils ne pour­raient « dire », « poétifier », « faire œuvre » que dans l'élément et dans le retenir de la pensée, mais toute prise de position et toute contestation des cadres dans lesquels ils se déploient leur sont interdites. Cette prise de position et cette contestation furent deux traits fondamentaux de la langue, de l'art et de la poésie en quoi ils étaient « vivants », par quoi surtout ils configuraient eux-mêmes leur essence. Sous l'œil implacable de P« Er-denken », en termes de structures linguistiques, le mot n'existe pas : i l est porté par une pensée qui le fait surgir dans un usage stratégique. En termes de thème ou de code poétique, la poésie n'a jamais fait que véhiculer des schèmes établis par la métaphysique. En termes de genres artis­tiques, l'art n'a jamais fait que se mouvoir dans des cadres esthéti­ques, eux aussi empruntés à la métaphysique. L'« Er-denken » comme auto-interprétation se passe aisément de ces implants ou de ces gourmands qui se sont greffés sur la pensée et ont conforté son essence métaphysique. Cette pensée qui se pense en se faisant sur­gir n'a pas de dehors 7 .

Si nous reprenons brièvement et en raccourci le couple réel-réalité, mentionné dans Être et Temps, où il était dit que la réalité était toujours relative au

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Il est dès lors tout à fait conséquent de lire dans les Contribu­

tions que Γ« Er­denken » de l'Être atteint une acuité d'historialité

au dire de laquelle manque encore la langue. Il manque à l'Être le

nommer et l'entendre qui peuvent lui satisfaire. Cela vaut pour

deux motifs, au moins. Le premier est évident : la langue ne peut

dire que son surgissement comme langue, mais elle ne le peut que

négativement, en suspendant la langue métaphysique dans laquelle

parle notre tradition. Elle ne parle que dans une mise en scène par

la pensée. Le second motif est sous­jacent : maintenant que le rap­

port à l'étant est la « conservation créatrice de la garde de l'Être »

(schaffende Bewahrung der Verwahrung des Seyns), le dire ne peut

être que dire « de » l'être, à partir de l'Être et en vue de dire l'être.

Tout dire à partir de l'être doit nommer l'« Er­eignis », cet entre

de l'entre­deux du Dieu et du Dasein, du monde et de la terre. Mais

comme cet « autre » dire ne parle qu'en rappelant la langue à son

surgissement, la mise en œuvre du fondement de l'entre­deux ne

peut se « dire » que « zwischendeutig », dans une inter­prétation,

dans une explication à mi­dire . Un tel dire n'est jamais univoque

au sens de l'univocité apparente et linéaire du discours habituel. Il

est tout aussi peu que celui­ci plurivoque ou polyvoque.

3. L A STRATÉGIE D U DIRE

Bornons­nous à examiner quelques aspects de cette stratégie du

dire. « Tous les titres essentiels sont devenus impossibles par

l'usure de toutes les paroles fondamentales et par la destruction du

rapport véritable au mot » (Bd 65, p. 3). La langue habituelle, usée

et tiraillée dans le bavardage, ne permet pas de dire la vérité de

l'être. Cette vérité peut­elle même se dire si toute langue est langue

de l'étant ? Pourtant, constate Heidegger, une nouvelle langue pour

l'être ne se peut trouver. Aucune autre possibilité n'est offerte que

« Dasein », nous voyons ici que tout réel n'est tel qu'en fonction d'une explicita­

tion de la réalité ; or c'est précisément ce réel, dans l'histoire, qui servit de critère

pour déterminer la réalité. Cela légitime la pensée de l'être qui se livre dans l'es­

sence de la réalité, d'ingérer le réel qui pourrait faire contraste à la réalité. Il n'y

a plus en somme que la réalité de l'être comme sommation du réel. « Aussi bien

est­ce l'histoire occultée de l'être en tant que réalité qui rend seulement possible

les différentes « positions fondamentales » de l 'humanité occidentale au sein de

l'étant, lesquelles positions fondent à chaque fois sur le réel la vérité à propos de

l'étant, l'érigent et l'assurent pour l'étant » (Nietzsche / / , « Die Metaphysik als

Geschichte des Seins », p. 421 ; tr. fr. pp. 337­338 ; ce cours, revu et publié en

1961, date de 1941).

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de dire la langue de l'étant dans sa simplicité en tant qu'elle est la langue de l'être (Bd 65, p. 78). Partir de la langue de l'étant pour aborder la langue de l'être implique, négativement, qu'i l ne s'agit pas de décortiquer des vérités qui seraient incluses et renfermées dans des mots. Positivement, il faut ouvrir et configurer la vérité de l'être dans un dire en mutation. Car il s'agit bien d'une mutation qui doit s'effectuer dans un usage stratégique finement réglé de la langue. Cet usage réglé reçoit le nom de « Sigétique » que Heideg­ger entend comme la logique de la pensée de l'autre commence­ment. La sigétique, c'est l'usage du silence : faire silence en rap­port à la langue habituelle et faire silence devant l'arrivée du der­nier dieu. Ce double faire-silence passe nécessairement par la lan­gue, devient même silence au travers de la retenue envers la lan­gue. De ce silence stratégique doit aussi surgir le dire de l'autre commencement. Ce dire n'est évidemment plus le dire courant dans une langue de l'étant, mais pas non plus le simple refus et le déni de cette langue. C'est un dire retenu qui parle en tenant à dis­tance le parler, en le suspendant. Ce dire dans le silence vise à l'immédiation, non pas de l'être, qui ne se dit pas immédiatement puisque tout dire provient de lui et parle à partir de sa vérité, mais à l'immédiation de ce qui est à dire : « Ici, le dire n'est pas un vis-à-vis de ce qui est à dire, mais est cela qui est à dire en tant que « déploiement de l'Être » (Bd 65, p. 4).

Tout mot est chaque fois pris à partir de ce qui est transmis. La condition pour une nomination originaire, c'est le « Verschlagen », la stupeur. « Es verschlägt einem das Wort » : il en est resté sans voix, i l en a perdu la parole. Le mot ne vient pas encore au mot, dit Heidegger, bien que par le « Verschlagen » il en vienne au pre­mier saut. Le « Verschlagende » est l'« Ereignis » en tant que signe (Wink) et attaque de l'être. C'est la condition initiale pour la possi­bilité qui se déploie d'une nomination originaire - poétique - de l'être (Bd 65, p. 36). On reconnaît ici la stupeur ou l'effet médu­sant que provoquait l'angoisse, permettant seulement l'authenticité par le silence obtenu par extinction du bruit du monde. L'expres­sion « es verschlägt mir das Wort » fut d'ailleurs explicitement uti­lisée à propos de l'angoisse (dans « Vom Wesen der Wahrheit »).

Aucune langue nouvelle n'est requise et il ne s'agit pas de con­sidérer la langue ancienne comme réservoir de vérités qu'il faudrait décortiquer. D'autre part l'être ne se dit pas immédiatement. Le passage de la langue de l'étant à la langue de l'être ne se fait donc pas dans une simple transition, mais il y faut un saut ou une trans­formation, une métamorphose. La logique de cette transition est,

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nous l'avons dit, « sigétique ». Comme la transition s'effectue par usage réglé de la langue de l'étant, l'essence de la « logique » est donc la Sigétique (Bd 65, p. 79). « Le mot « sigétique », correspon­dant à « logique » (onto-« logie »), est seulement transitoirement visé comme regard en arrière et non point comme tentative de rem­placer la logique » (Bd 65, p. 79). Qu'est-ce que cela signifie ?

Tout dire de l'être se tient nécessairement dans des mots et des appellations qui, intelligibles dans la direction du viser quotidien de l'étant et exclusivement pensé dans cette direction, prêtent à mécompréhension en tant que mots ou sentences de l'être. Le mot découvre déjà quelque chose (ce qui est connu) et par ce fait même recouvre ce qui doit être porté dans l'ouvert. Cette difficulté appar­tient elle-même au dire de l'être. Elle ne doit donc être ni ignorée ni méconnue ni remplacée, mais doit être saisie précisément dans son appartenance à l'être, c'est-à-dire à la pensée de l'être. La logi­que de cette pensée de la parole de l'être non seulement doit faire taire le parler commun, non seulement doit faire silence devant l'être qui se dit. Entre les deux, elle doit recueillir le parler usité, usuel et usé, « faire un bout de chemin avec lui pour alors au moment opportun et en un clin d'oeil (Augenblick) exiger le chan­gement de direction de la pensée, mais sous la puissance du même mot » (Bd 65, pp. 83-84). Heidegger prend l'exemple de « Ent­scheidung », décision. Ce mot doit d'abord être pensé comme l'acte de l'homme jusqu'à ce que subitement il vise l'essence de l'être lui-même. Cela ne signifie pas que l'être est explicité anthro-pologiquement, mais inversement, que l'homme est ramené dans l'essence de l'être et arraché aux fers de 1'« anthropologie ». De même « Machenschaft », machination, désigne un comportement de l'homme et brusquement, à l'inverse, l'essence (en l'occurrence la non-essence) de l'être en quoi est enracinée seulement la possi­bilité des « trafics ». Cet « inversement » est « la métamorphose de l'homme même » (Bd 65, p. 84). C'est là le caractère « kehrig » de la « Kehre » elle-même, qui se manifeste, ainsi que nous avons tenté de le montrer, dans le « sens » de l'être, dans l'histoire et, maintenant, dans la langue.

Le dire dans le silence ou le faire-silence devient maintenant ce qui pennet de dire le dire. 11 ne s'agit pas de trouver un nom pour l'être, mais de laisser surgir le dire même sans se crisper sur son dit. D'un côté il y a immédiation entre le faire-silence et le dire puisque le dire est justement cela qui est à dire. De l'autre le dire fonctionne comme une médiation généralisée où il lui est demandé de s'extraire de lui-même, de se faire silence, afin qu'ainsi sorte de

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lui ce qui est à dire et qui est lui­même. A f i n d'éviter les difficultés

de cette immédiation par une médiation radicale, Heidegger ici

rétablit une mise en œuvre. Le faire­silence lui aussi doit être mis

en œuvre et en mot. Autant le poète que le penseur ont pour tâche

de mettre la vérité à l'abri pour la préserver, dans l'image pour

l 'offrir au regard, dans le cas du poète, dans « la lourde lenteur du

cours de ses pas questionnants » (Bd 65, p. 21), dans le cas du pen­

seur. Le faire­silence comme usage réglé de la langue de la tradi­

tion et comme laisser­surgir du silence devant le dernier dieu ne

peut être cette immédiation­médiate que dans une mise en œuvre.

Tout en évitant la naïveté de Introduction à la métaphysique visant

une histoire transitive, Heidegger reprend à L Origine de l'œuvre

d'art le moment de cristallisation, à la fois effet d'une mise en

œuvre et mise en œuvre active de la vérité.

Cependant ici, à l'encontre de ce que voulait explicitement Hei­

degger, le détour par la mise en œuvre risque bien de causer la

perte de toute immédiation, en consacrant la toute­puissance de

F« Er­denken » qui prescrit cette langue autre en pensant la mise

en œuvre de Γ immédiation du dire et de ce qui est à dire.

Nous avons dit qu'avec les Contributions, Heidegger atteignait

à une cohérence parfaite dans l'agencement des trois niveaux d'in­

terprétation. Ce troisième niveau que nous avons caractérisé globa­

lement comme pensée de l'histoire se présente comme ce qui

donne leur jeu aux deux autres niveaux, leur confère un espace de

jeu. Le niveau intermédiaire des « paroles fondamentales » intégrait

déjà d'une certaine façon la signifiance du monde (premier niveau

herméneutique), en ceci que ces « Grundworte » commandaient, ­

commençaient et déplaçaient ­ , la signifiance qui valait pour un

monde, pour une époque. Ces « époques » se voyaient ainsi inscri­

tes dans un procès historial, recevaient un fil conducteur comme ce

qui les reliaient, mais restaient encore dépendantes d'un processus,

même et précisément parce que ce processus n'était pas reconnu

dans sa détermination et laissé à son aveuglement. Il s'agissait des

« coups » de l'histoire, des renversements ou mutations auxquels

manquait encore une « logique », bien que le « logos » soit reconnu

comme ce fil conducteur. Autrement dit, les « paroles fondamenta­

les » fonctionnaient simplement comme un autre nom pour « con­

cept » ou conceptualité, sans que le rapport au mot, au simple mot,

à la langue soit pensé. C'était une autre langue articulant une lan­

gue devenue habituelle, qui l'organisait et fonctionnait comme sa

grammaire, comme une grammaire profonde en quelque sorte,

grammaire de la pensée. Il n'était pas expliqué en quoi ni comment

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cette grammaire elle­même pouvait se modifier, sinon par « à

coup », ni non plus expliqué, sinon paradoxalement, comment des

mots passaient de la langue courante à la conceptualité comman­

dant cette langue courante. La poésie, la pensée, l'action pouvaient

fonctionner comme ces disjoncteurs ­ par rapport à la langue cou­

rante ­ ou connecteurs ­ par rapport au procès historial, sans que

le rapport entre pensée, poésie et action pût et même dût être pensé

plus avant.

Le troisième niveau d'interprétation, celui de la pensée de l'his­

toire de l'être, situe les paroles fondamentales non seulement dans

un procès ou un processus historial, mais surtout tente d'en penser

la procédure. Il s'agit du procès du passé, dans toute l'ambiguïté

des termes, surtout avec cette précision que le procès relève du pré­

sent et qu'i l est commandé par une vue, par une décision qui ne

sont ce qu'elles sont qu'en vis­à­vis du futur, de l'à­venir, qu'il

faut faire advenir. À la conceptualité (Begrifflichkeit) que représen­

taient encore les « paroles fondamentales », la pensée de l'histoire

de l'être, comme articulation, non plus d'une articulation, mais de

l'articulabilité en général, substitue l'« Inbegrifflichkeit » ; au con­

cept (Begriff) elle substitue l'« Inbegriff ». Qu'est­ce à dire ?

« L'acuité du dire dans ce penser et la simplicité des mots mar­

quants se mesure à une conceptualité qui refuse la pure subtilité.

Ce qui est compris est ce qui est seulement et toujours à compren­

dre, l'être dans la destinée de ses jointures » (Bd 65, p. 64). « Ein­

begreifen » signifie comprendre au sens d'inclure, d'impliquer, de

renfermer. « Inbegriff» veut dire substance, quintessence, incarna­

tion ou personnification, parangon. Le concept est ici originaire­

ment « Inbegriff », possibilité du devenir­concept, et celui­ci

d'abord et toujours rapporté au « Zusammengriff », à la saisie d'en­

semble de la « Kehre » dans l'« Ereignis ». L'« Inbegrifflichkeit »,

selon Heidegger, peut de prime abord être montrée par le rapport

que chaque concept d'être en tant que concept, c'est­à­dire dans sa

vérité, a avec le Da­sein et par là à l'insistance (Inständigkeit) de

l'homme historial. Mais pour autant que le « Da­sein » se fonde en

tant qu'appartenance à l'appel dans la « Kehre » de Γ« Ereignis »,

Γ« Inbegriff » consiste à saisir (Begreifen) la « Kehre » elle­même,

dans ce savoir qui, endurant la détresse de l'abandon de l'être, se

tient à l'intérieur dans la préparation à l'appel (Bd 65, p. 64).

L'« In­begriff », usé lui aussi dans l'usage réglé de l'« Er­denken »

par rapport au « Begriff » de la pensée et de la langue habituelle,

est la saisie, non plus conceptuelle, puisque tout concept est récusé,

mais une saisie par effraction dans le concept. Par l'« In­begriff »,

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Langue et histoire de l'être

P« Er-denken » a acquis Pinscription de sa logique comme sigéti­que. Alors que la logique comme essence traditionnelle du « Den­ken » avait son inscription dans la grammaire dont elle traçait le gramme et réglait le tracé, la sigétique comme « logique » de P« Er-denken » a son inscription dans l'« Inbegriff ». Par rapport à la grammaire traditionnelle qui fut toujours grammaire de la pen­sée, d'une certaine pensée, du fait que cette grammaire réinscrivait la logique comme essence de la pensée, l '« In-begriff » est lui aussi double tracé : à la fois réinscrivant la grammaire traditionnelle en la saisissant (Begriff) de l'intérieur (In-) et en la reconnectant à la saisie de la « Kehre » (einbegreifen). C'est d'un côté une dégram-maticalisation interne d'une grammaire dérivée - ce que manifeste l'usage stratégique de la langue comme rupture de l'usage - , et de l'autre une regrammaticalisation réglée à partir d'une reconnection à la « Kehre ». Le « In- » du mot nomme doublement l'inclusion : reprendre la grammaire de l'intérieur en la dégrammaticalisant, et l'intégrer à la pensée de la « Kehre ». En outre, saisir, maintenant dans un usage réglé, cette dégrammaticalisation comme la gram­maire ou le gramme, le « Gr i f f », de l'« Er-denken ».

Notons au passage la parenté de cette stratégie, mot que Heideg­ger n'emploie pas, avec la stratégie qu'envisage Derrida, par exem­ple dans De la grammatologie ou dans « La différence », qui n'est que le nom d'une hyperstructuration de concepts « déconstruits ». A la fin de son article « La différance », Derrida se réfère à « La parole d'Anaximandre » pour y lire une espérance heideggérienne : trouver le nom enfin propre pour l'être. Cela est remarquable dans la mesure où, dans ce texte, Heidegger se dégage de la voie systé­matisée des Contributions dans laquelle l'être se donne dans une structuration poussée jusqu'à son envers : structurer la dé-structura-tionn, en l'occurrence la dé-structuration d'une « pensée », d'une « langue », d'une « conceptualité » traditionnelles dans un usage suspendu des guillemets. Derrida nommerait-il « espérance » la sor­tie et comme le déni de toute pensée structuralisante à l'impossible, dans laquelle, à cette époque, i l se meut lui-même et dont i l nomme le cadre « l'horizon des question heideggériennes » ?

La langue semble enfin reconnue à une place capitale au point que l'en-tête de notre histoire, selon Heidegger, s'énonce comme « être et mot ». Mais penser l'histoire de l'être, ce qui implique une certaine forme stratégique, réglée, rigoureuse - cela est indénia­ble - , d'étymologisation, fait que la langue se voit proprement étê-tée : au commencement la langue n'est pas langue. Elle est deve­nir-langue et ce commencement, saisissable à partir de la fin, ne se

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« dit » pas dans une langue, mais se montre dans l'après-coup veuf de tout avant. Il se montre dans un processus étymologisant la lan­gue. L'usage stratégique de la langue que nous avons éprouvé a bien affaire à la langue, mais la re-grammaticalisation qu'il lui inflige n'est pas ou n'est plus langue. Elle vise à son surgissement. Le processus, en cours de route, a fait un détour dans un espace de non-langue qui pourtant permet à la langue de parler. A 1'« Erei­gnis », a dit Heidegger, il manque encore la langue. La regramma-ticalisation ne vise à rien d'autre, en cette période de transition, qu'à préparer le devenir-langue. La poésie et l'art, pour l'autre commencement, ont à poétifier et à mettre en œuvre ultimement le scandale que furent la poésie et l'art, toujours déjà engoncés dans des cadres et dans une sauvegarde métaphysiques. Telle est la « mise en œuvre » censée préparer 1'« autre » poésie, F« autre » art ; il en va de même de la langue. Parler est un « skandalon », un piège qui a fait histoire où nous ne pouvions que tomber. Mais cela, ce piège et cette chute, ne peut alors être parlé. Ils sont « er­dacht » ; la pensée « autre » fait surgir comme piège et comme chute cela par quoi nous sommes piégés et déclinons.

Cela qui reçoit le nom d'« Ereignis » et qui, par delà tout mot, tout concept ou toute notion, rassemblait en son indétermination sémantique ce mouvement de l'origine qui est étranger à toute ori­gine, n'est en somme rien d'autre que la pure déduction structurale du système considéré comme établi. Du fait qu'il y a des niveaux interprétatifs, que ces niveaux ont un rapport entre eux, mais non fondatifs, disons d'attraction, Heidegger pousse la systématique de chaque niveau et de ses interactions pour en faire jaillir, résumée ou rassemblée par un nom non définissable, le principe. Ce prin­cipe n'est cependant rien d'autre que l'espèce d'implosion que la pensée systématisante de Heidegger a provoquée dans le fondu de la structure. Alors que dans Ion de Platon, 1'« hermeneia » n'avait pas de dehors interprétable autrement que dans son propre élément d'interprétation, les Contributions imposent un tour supplémentaire au renversement et en font ainsi une réversion : l'absence de dehors devient le dehors. Par contrecoup, le magnétisme qui dans Ion maintenait les cercles ajointés devient lui-même un cercle. Il est récupérable dans l'interprétation de l'absence de dehors de l'inter­prétation par la circulation même de l'interprétation. À ce mouve­ment de l'interpréter, qui s'est glissé entre les anneaux à la place du magnétisme pour l'interpréter, se présente un « nom » sans nom, le nom de l'origine du nom ou le nom du devenir-interprétation de l'interprétation : c'est 1'« Ereignis ». Mais ce n'est que le pendant

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structural qu'a promu le penser pensant le devenir-penser ou l'ab­sence de fondement que fonde l'interprétation interprétant son absence de dehors. La structure hyper-structurée est constituée de l'histoire comme la fiction qui se raconte comme fiction. Ou encore, en regrammaticalisant l'histoire non advenue se constitue une logique de l'absence de logique, en même temps qu'une langue de l'absence de langue. Dans cette mise en scène finement réglée, à laquelle rien n'est laissé au hasard, la pensée se fait tragédie. Comme dans la tragédie grecque qui commence lorsque tout a été consommé et qu'i l ne reste que l'advenir du déclin, la pensée se met en scène à la fin de la pensée et joue son propre déclin. Le jeu joue le non-commencement et ce jeu est lui-même l'advenir de l'autre commencement.

B. Vers une syn thèse heureuse ?

Toutes les élaborations conceptuelles que nous avons passées en revue dans ce travail et que nous avons, chaque fois, confrontées aux différentes positions heideggériennes, ont tenté avec des bon­heurs divers de prendre en compte le fait suivant : tout en parlant à partir d'un cadre qui influe sur mes possibilités d'articulation, je puis cependant soit assumer et répondre de ce que je dis, soit l imi­ter les possibilités de mécompréhension, soit n'avoir pour seule prétention que d'être le digne témoin d'une tradition qui m'accable. Parmi ces réponses qui prenaient en considération le caractère con­cret et hérité de la dimension sémiotique qui médiatise mes actes de paroles, certaines d'entre elles intègrent aussi cet autre aspect de la médiation qu'est le discours dit « littéraire » ou « poétique ». Ce fut le cas de Heidegger et de Valéry. On a vu aussi l'originalité de la position de K. -O . Apel qui, tout en reconnaissant cet aspect opa­que et hérité des signes, voit dans cette opacité la condition de pos­sibilité d'un usage intercompréhensif de ces signes. Pour pouvoir utiliser des signes et me rendre compréhensible, i l faut que ces signes soient, dès avant mon usage, intersujectifs, donc non totale­ment maîtrisés. Du fait cependant que je peux les utiliser et que, en apprenant leur usage, j ' a i aussi appris ce qu'est un usage et ce que c'est que de parler une langue, il me sera toujours loisible, lorsque je rencontrerai une situation d'incompréhension pragmati­que, d'évoquer avec mon interlocuteur ces possibles distorsions de la communication. En outre, mais c'est le même type d'argument, si l'aspect traditionnel des signes est à la fois condition de possibi-

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lité de leur usage et simple corrélat de la richesse de mes possibili­tés sémiotiques actuelles, cela implique que des nonnes éthiques sont liées à tout usage de signe, dès le moment où je décide d'y recourir.

On peut trouver une reprise de tous ces thèmes ou de toutes ces possibilités de réponse dans le livre d 'A. Maclntyre, Whose Jus­tice ? Which Rationality ?8, sans que jamais il ne cite les auteurs que nous avons étudiés, mais dont il semble extrêmement bien informé.

Dans cet ouvrage, A . Maclntyre développe une théorie de la « traductibilité » qui tente de relire les prétentions de différentes théories à la lumière de leur situation historique dans une tradition spécifique. Nous ne nous intéresserons ici qu 'à cette notion de « traductibilité » ou d'« impossibilité de la traduction », sans envi­sager les véritables thèses que A . Maclntyre défend par ailleurs dans cet ouvrage concernant la justice.

« Toute doctrine, toute thèse et tout argument doivent être com­pris en termes de contexte historique » 9 . Cela n'empêche pas que ces mêmes théories ou arguments puissent ultérieurement réappa­raître ni n'empêche que ces théories, ou certaines d'entre elles, pré­tendent être indépendantes de tout contexte historique. Le concept même d'indépendance par rapport au temps est un concept qui a une histoire. La rationalité elle-même est donc à son tour un con­cept historique. Il faut plutôt parler de rationalités qu'envisager l'existence d'une seule rationalité, de même qu'il y a des justices et non une justice. La reconnaissance d'une multiplicité de ce que A . Maclntyre nomme des « traditions », avec chacune leur mode propre de justification rationnelle, ne revient pas non plus à nier que des conflits entre, justement, ces traditions, puissent être rationnellement résolus. Il s'agit de transformer ce problème de la diversité de traditions en termes qui permettent une solution à ce problème des antagonismes.

Ce qui est crucial, c'est que le concept d'une enquête rationnelle qui soit à la fois constituée par une tradition et constitutive de cette tradition ne peut pas être élucidé en dehors des exemplifications où ce concept prend corps. Dans son livre, A . Maclntyre étudie quatre traditions pour illustrer son concept de rationalité liée à une tradi­tion, traditions qui appartiennent au fonds de notre culture et qui

* A . M A C Ï N T Y R I : , Whose Justice '.' Which Rationality ?, Notre Dame, Indiana, Uni ­versity of Notre Dame Press, 1988.

'* Whose Justice '.' Which Ratinality ?, Op. cit., p. 9

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véhiculent une prise en compte chaque fois spécifique de la justice et de la rationalité pratique. Ces quatre traditions se sont heurtées mutuellement, se sont complétées ou même ont connu une syn­thèse. Ces traditions sont les suivantes : 1. La tradition aristotéli­cienne émerge des conflits avec l'ancienne « polis » et fut conti­nuée par Thomas d'Aquin ; 2. La version augustinienne du chris­tianisme entre, dans la période médiévale, dans des relations com­plexes d'antagonisme puis de synthèse avec l'aristotélisme ; 3. Le christianisme augustinien, dans le contexte culturel du calvinisme, et l'aristotélisme dans sa version de la Renaissance, ont connu une nouvelle symbiose dans l'Ecosse du 17° siècle, engendrant ainsi une tradition qui fut, à son apogée, subvertie de l'intérieur par D. Hume ; 4. Enfin, le libéralisme moderne, né de son opposition à toute tradition, s'est progressivement transformé en ce qui main­tenant est clairement reconnaissable, même par certains de ses adhérents, comme une tradition supplémentaire.

Voulant réfuter tout à la fois le relativisme et le perspectivisme, ou du moins les reformuler, Maclntyre considère que le défi relati-viste consiste à refuser la possibilité qu'un débat rationnel puisse s'instaurer entre traditions rivales et donc qu'un choix parmi ces traditions soit concevable. Le défi perspectiviste met en question la possibilité de pouvoir émettre des prétentions à la vérité à l'inté­rieur d'une quelconque tradition. S ' i l y a une multiplicité de tradi­tions rivales, cela entraîne qu'aucune tradition ne peut opposer aux autres traditions rivales de bonnes raisons pour exclure leurs thèses. Ainsi aucune tradition ne peut s'arroger un titre exclusif et aucune ne peut dénier une légitimité aux autres traditions. A u lieu de com­prendre des traditions rivales comme des voies mutuellement exclusives et incompatibles de comprendre un seul et même monde, argumente le perspectiviste, comprenons-les plutôt comme procurant des perspectives très différentes sur la réalité dont elles parlent.

Un premier point à établir est de montrer qu'il n'y a pas d'une part des faits appartenant au monde et des interprétations générées, disons, par des traditions, au point soit qu'on ne puisse dialoguer avec une autre tradition (relativisme) soit qu'on voie ces traditions comme autant de points de vue. En fait ces deux positions reposent encore sur la croyance à des faits qui seraient indépendants du jugement porté sur eux ou indépendants de l'expression linguisti­que par quoi ils sont nommés, assertés ou même déniés. Cette notion de fait, rappelle Maclntyre, est une invention du 17e siècle, et c'est cet usage que des philosophes comme Russell, Wittgenstein

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ou Ramsey ont répandu. Par là était conçu un domaine de faits indépendants de toute expression linguistique, ce qui permettait que des jugements, des assertions, des propositions soient mises en relation avec eux, la vérité ou la fausseté étant la prétendue relation entre de telles entités.

Un second point est l'impossibilité d'être dans une position où l'on peut voir le relativisme de plusieurs traditions. Ce point de vue est soit interne à une tradition, mais comment alors pouvoir passer dans une autre et habiter en même temps plusieurs traditions ? Et même, si c'est un abandon de sa tradition, c'est aussi la condamna­tion du relativisme, ou de son point de vue. 11 est également impos­sible d'être en dehors de toute tradition, sans quoi serait contredit le fait que toute rationalité serait liée à une tradition. De même, le perspectiviste, qui suppose pouvoir échanger son point de vue con­tre celui d'une autre tradition, ne pourrait même pas « comparer » ou « évaluer », puisque ses critères et la conception de ce qui est vrai et faux sont justement spécifiques à « une » tradition. C'est seulement du point de vue d'une tradition que le perspectivisme pourrait s'énoncer, ce qui contredit la prétention « généralisante » de cette mise en perspective. La multiplicité des traditions ne pro­cure donc pas une multiplicité de perspectives parmi lesquelles on pourrait circuler. Cette multiplicité concerne des engagements anta­gonistes entre lesquels seulement des conflits sont possibles, ration­nels ou non.

La conception de la langue que propose Maclntyre est celle de la « traductibilité ». La langue est une langue parlée dans et par une communauté particulière, vivant dans un endroit et en un temps particuliers avec leurs croyances, institutions et pratiques particu­lières et partagées. Ces croyances, institutions et pratiques ont reçu une expression et une concrétisation dans une variété d'expressions linguistiques et d'idiomes. Ce langage a fourni des usages standard pour un série d'expressions nécessaires, lequel usage présuppose un engagement vis-à-vis de ces croyances, institutions et pratiques. Par exemple, il n'y avait aucune autre voie pour discuter de matière politique dans la Rome de Cicéron sinon dans le cadre que fournis­saient les usages standard de « res publica », « auctoritas » (à l 'ori­gine un terme technique dans la procédure du Sénat), « dignitas », « libellas », « imperium » etc. De même les prédicats appliqués aux actions héroïques ou non héroïques des individus dans Y Iliade pré­supposent un catalogue particulier des vertus, s'exprimant en un stock d'adjectifs disponibles à cet usage. Les actions racontées dans les récits du Fiatma au 17e siècle présupposent un dialogue

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très différent exprimable en un autre stock d'adjectifs. Autrement dit, le langage-en-usage établit des limites à la possibilité de par­ler ; mais ces limites ne concernent pas la possibilité de parler en général, puisqu'un point de vue de ce type de généralité n'est ni tenable ni même trouvable. C'est une limitation de parler autre­ment qu'en accord avec les croyances dominantes de la commu­nauté dans laquelle on parle. Briser ces limites, c'est, dans une plus ou moins grande mesure, mettre en branle le processus par lequel un langage-en-usage se transforme.

Il n'y a donc pas d'anglais-comme-tel ou de latin-comme-tel. Il n'y a même pas, dit Maclntyre, de « latin classique », mais seule­ment un « latin tel que parlé et écrit dans la Rome de Cicéron » 1 0 . Les limites d'un langage sont les limites d'une communauté qui est aussi une communauté sociale. Cela n'empêche pas qu'il y ait des langues internationales, comme l'anglais du 20 e siècle, par exem­ple, mais avec là aussi des circonstances et des conséquences spéci­fiques, étant donné que tout le monde peut accéder à cette langue sans appartenir à la communauté qui la parlait.

Concernant ce langage-en-usage, Maclntyre fait remarquer deux choses. La première est que, concernant l'usage originaire des noms de personnes et de choses dans des communautés données, le nom ne visait pas seulement à nommer quelqu'un « en tant que » ce quelqu'un, mais aussi « pour » la communauté qui partage les mêmes croyances. « Londonderry », par exemple, est le nom donné par les colons protestants anglophones au 17e siècle. Le nom irlan­dais est « Doire Columcille ». Ce terme irlandais manifeste l'inten­tion d'une communauté irlandaise catholique de nommer un endroit qui a eu une identité continue même depuis qu'il devint « Saint Columba's oak » en 564. « Doire Columcille » est la description de « Saint Columba's oakgrave » devenue un nom, alors que « Lon­donderry » manifeste l'intention de la communauté protestante de rappeler l'origine commerciale de l'endroit, c'est-à-dire Londres.

Maclntyre renverse ainsi le rapport que la linguistique a reconnu entre, disons, désignation et connotation, telle que L . Hjelmslev l'entend. Pour celui-ci, la connotation est en quelque sorte secon­daire ou surimprimée à la désignation. Barthes a tenté de rendre quelque fonction « signifiante » à cette connotation, mais plus dans l'intention d'en faire l'apanage d'un domaine autre que celui de la désignation. Ce domaine serait celui du fonctionnement « litté­raire » du langage. Or Maclntyre fait de cette strate, non pas quel-

10 Whose Justice ? Which Rationality ?, Op. cit., p. 373.

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que chose d'accessoire ni non plus quelque chose d'antérieur à la désignation, mais constitutif de celle-ci : désigner, c'est nommer « en tant que » et « pour » une communauté. Lorsque, dès lors, il y a absence de croyances partagées formant l'arrière-plan de toute acte de langage, et que le contexte informationnel attaché aux noms devient redondant par rapport à leur fonction de noms, nous n'avons pas affaire à une situation « normale » ou « originaire », mais hautement abstraite par rapport au fonctionnement du lan­gage. La conception de la référence pure, ou de la référence comme telle, apparaît comme un artéfact d'un type particulier d'or­dre social et culturel. Cet ordre n'est pas bien entendu déchu par rapport à un ordre plus « humain » ou plus fondamental. C'est sim­plement celui où un minimum de croyances partagées peut être présupposé. Ce qui est important de remarquer, c'est que ce second type de relation faisant intervenir un minimum de croyances parta­gées est du même ordre que celui où les croyances sont fondatrices de la désignation. Ce n'en est en quelque sorte qu'une modifica­tion. Il faut donc en conclure, ajoute Maclntyre, que la relation sin­gulière essentielle de la référence est une illusion de sémanticiens. Cela permet aussi de voir la carence intrinsèque d'une distinction de différentes fonctions de la communication, telle celle de R. Jakobson, si le sens n'est que le fait de la référence.

La poésie et la littérature se voient, ou se voyaient, ainsi recon­naître la possibilité et la tâche « de continuer et d'aller plus loin » dans l'usage des expressions d'un langage ". Maclntyre considère, en effet, que dans les cultures qui nous ont précédés, on peut dire que c'est en écoutant, en apprenant et en lisant des textes littéraires que les enfants apprenaient les usages paradigmatiques des expres­sions clés ; et inséparablement de cet apprentissage, ils apprenaient aussi les exemplifications modèles des vertus, les généalogies de leur communauté et les prescriptions capitales de leur culture. Apprendre une langue et être initié à la tradition de sa communauté était une seule et même initiation. Par la même occasion, ces textes faisant autorité conféraient aussi aux jeunes le pouvoir d'étendre ces concepts et de trouver de nouveaux usages pour des expres­sions établies, bref de se mouvoir dans la multiplicité des usages de mêmes expressions. Cela vaut encore dans une certaine mesure pour notre culture, avec bien entendu une redistribution de ce qui est reconnu comme « formateur » ou «éduca t i f» . Tout langage porteur de sa tradition tend ainsi jusqu'à une certaine limite à la

" Whose Justice '' Which Rationality Op. cit.. p. 382.

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plurivocité, à l'efflorescence de la multiplicité des significations. Ce « savoir comment continuer et aller plus loin » fait partie de la capacité linguistique.

Les textes constituant le fonds commun d'une tradition repré­sentent aussi par conséquent les points essentiels de référence pour toute activité, pour tout débat, pour tout conflit à l'intérieur de cette tradition. Ces textes ont donc une signification fixée ; mais en même temps ils sont ouverts à une continuelle réinterprétation, de façon que toute tradition devient une tradition de réinterprétation critique dans laquelle ce même corpus de textes est remis en ques­tion. L'histoire d'une tradition est l'histoire de ses transformations linguistiques et conceptuelles, c'est-à-dire de ses traductions.

Notre situation actuelle, où nous vivons dans des langues inter­nationalisées, apparaît comme particulière et difficile lorsqu'il s'agit de traduire en notre langue des textes appartenant à d'autres traditions. Nos langues, et Maclntyre pense notamment à l'anglais, sont faiblement liées à quelque ensemble particulier de croyances qu'on ne pourrait pas tester et mettre au clair. En outre elles four­nissent de nombreux modes pour caractériser et expliquer d'autres schèmes rivaux de croyances. Parce que ces langages internationa­lisés ont des présuppositions minimales par rapport à des systèmes de croyances rivaux, leurs critères pour appliquer correctement des concepts comme « est vrai » et « est raisonnable » doivent aussi être minimaux. En fait, continue Maclntyre, la vérité est assimilée à la possibilité d'une assertion justifiée et le caractère raisonnable est relativisé au contexte. Dès lors, lorsque des textes provenant de traditions porteuses de critères de vérité et de rationalité substan­tiels sont traduits dans de tels langages internationalisés, ils sont présentés d'une manière qui neutralise les conceptions de la vérité, de la rationalité et du contexte historique. Cette conception de la vérité et de la rationalité ne fait plus partie du cadre de croyances auquel l'auteur se référé lorsqu'il s'adresse à un auditoire qui par­tage ou partageait ce même cadre. Ces conceptions sont, dans et par la traduction en une langue internationalisée, reléguées au rang d'une explication qui est livrée à un auditoire caractérisé comme ne possédant pas ce cadre. L'histoire particulière à partir de laquelle l'auteur écrivait et qu'il voulait continuer et enrichir, dis­paraît également, de même que le contexte présupposé de l'œuvre. Tout cela n'apparaît, si cela apparaît, que comme un appendice explicatif de l'œuvre. Un texte qui ne peut pas être lu comme le texte qu'il est en dehors de son contexte, est cependant rendu sans contexte du tout. En le rendant de cette façon, cela devient un texte

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qui n'est plus celui de l'auteur, ni celui que pourrait reconnaître l'auditoire à qui il était destiné. Si on considère avec Maclntyre que, pour traduire ou pour comprendre un texte provenant d'une autre tradition, il faut parler deux langues, ce qu'il appelle la « pre­mière première langue » (la langue native) et la seconde première langue (en l'occurrence une langue internationalisée qu'on a apprise en plus de sa langue maternelle), il faut admettre ce point capital : la traduction dans une langue internationalisée s'accomplit en produisant quelque chose qui ne serait pas accepté par des locu­teurs qui ont pour première première langue (first first language) la langue originale du texte et qui ont appris comme seconde pre­mière langue la langue internationalisée.

Pour les gens qui ont pour première première langue la langue internationalisée, la distortion n'apparaît pas. Pour eux, il semble clair qu'il n'y a rien qui ne soit traduisible en leur langue. L ' i m ­possibilité de la traduction leur apparaît comme une fiction philo­sophique. Mais cette croyance de pouvoir comprendre tout ce qui concerne la culture humaine ou l'histoire est elle-même, pour Maclntyre, l'une des croyances définitoires de la modernité. Notre modernité rejette l'idée qu'il puisse y avoir des modes de vie sociaux, culturels ou intellectuels qui nous soient inaccessibles et intraduisibles. Il y a en fait une distinction à faire entre inaccessibi­lité et intraductibilité, de même qu'il y a une différence entre tra­duire, comprendre que l'on ne peut traduire et comprendre ce que l'on ne peut traduire. L 'on pourrait argumenter comme suit, à la suite de la thèse du « conceptual scheme » de D. Davidson : nous pouvons seulement avoir des raisons de croire à l'inaccessibilité de quelque chose dans la mesure où nous pouvons en venir à com­prendre ce qui est présumé inaccessible ; or l'acquisition d'un tel savoir n'est pas possible. Cet argument cependant suppose qu'ac­quérir une compréhension de ce qui est inaccessible est une façon de le traduire en notre propre langue. Mais cet argument perd sa force si l'on reconnaît qu'une condition pour découvrir ce qui est inaccessible consiste en deux stades : dans le premier nous acqué­rons une seconde langue d'usage comme seconde première langue ; c'est seulement dans le second stade que nous pouvons comprendre que nous sommes incapables de traduire ce que nous sommes capa­bles de dire dans notre première première langue.

La possibilité à laquelle est ouverte toute tradition est d'être confrontée en un même lieu, à la même époque, à une tradition dif­férente. Les membres d'une communauté peuvent découvrir que, bien qu'ils ne puissent comprendre et intégrer les termes de réfé-

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rence de l'autre communauté par leurs propres système de croyan­ces, ils puissent cependant, en acquérant la langue de l'autre com­munauté comme seconde première langue, acquérir un point de vue qui leur permette d'identifier, de caractériser et d'expliquer les limitations, les incohérences et la pauvreté de ressource de leurs propres croyances ; ce point de vue n'aurait pu être fourni, à l'évi­dence, par leur propre tradition.

Pensée de l'histoire de l'être et pensée de la tradition

Nous remarquons d'emblée que nombreuses sont les affinités de ces thèses avec celles de Heidegger. Enfin est clairement réaffirmé contre des décennies de croyances à la transparence, que la langue n'est pas essentiellement communicative, mais portée par une arti­culation préalable, pensée à partir de la tradition. Ou plutôt est enfin affirmé que la communication ne peut s'entendre comme une fonction simple, mais qu'elle charrie tout le poids et les ambiguïtés propres aux situations de discours. On trouve aussi chez Maclntyre la reconnaissance que l'interprétation d'un auteur est redevable, non de la lettre du texte, mais de son inscription dans le tissu de l'horizon qui lui a permis d'être texte. La lecture « historiale » que revendique Heidegger en est très proche, qui visait à retrouver les conditions historiales auxquelles le dire correspondait plutôt que ce qu'il nous dit à nous avec notre attirail de concepts et de connais­sances. La notion de «traductibilité » et d'impossibilité de la tra­duction a l'insigne avantage d'éviter toute bi-polarisation et ainsi de remettre en question quelques paradigmes de notre modernité concernant la langue, la pensée, la logique ; ce fut là aussi l 'œuvre inlassable de Heidegger. Enfin, la prise en compte de la spécificité littéraire, autrement que dans les poncifs des philosophes parlant de la littérature, permet un approfondissement de l'herméneutique et une radicalisation dans le sens d'une phénoménologie du texte. La dimension sémiotique fait dans une certaine mesure écran à l'inter­préter qui doit y reconnaître et y prendre sa mesure ; mais cette dimension sémiotique est elle-même tissée de courants, de tendan­ces, de « visions du monde », par quoi elle a pu devenir cette dimension d'expression qui est nôtre. En conséquence, des moments signifiants structurent ou scandent cette « sémiosis », qui n'est plus seulement « neutre » ou anhistorique. C'est seulement au travers de textes que ces structures ou ces scansions peuvent appa­raître, mais sans privilège cognitif de la part de celui qui enquête.

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Il fait apparaître en interprétant. Il n'y a aucune dissémination dans des effets de différences et pas non plus de certitude ultime ou uni­versellement valide. Le processus de cette phénoménologie du texte serait bien plutôt un processus de validation.

Les différences d'avec Heidegger apparaissent également très nombreuses. Ainsi est abandonné le cadre trop rigide de la tradition occidentale. La tradition est traduction, réinterprétation, distinction de nouvelles traditions et ainsi génération de tradition. La langue ne peut pas dès lors être marquée, presque déterminée ou encaquée dans la tradition. Par delà tout déterminisme, en dehors de tout point de vue en surplomb, la langue est ma façon de parler ma tra­dition et mon mode d'articuler actuellement la compréhension que je porte de cette tradition, ce qui fait que cette langue est vivante, en tant qu'elle est la langue d'une communauté. Plus forte que tous les déterminismes qu'une enquête sur son passé pourrait trouver, elle est puissance de transformation, à la fois d'elle-même dans ses possibilités signifiantes et donc dans son pouvoir articulant. Con­cernant la traduction, nous nous souvenons que pour Heidegger elle était passage d'un horizon de pensée dans un autre et que ce pas­sage constituait notre tradition, la pervertissait même. Comme il y a une seule tradition, occidentale, il y a un sens de la traduction ou du passage. Par conséquent jamais une adéquation entre texte et traduction ne se pouvait produire. En définitive il n'y avait même pas de textes, sinon rétrospectivement du point de vue du traduc­teur : en transposant il fait être l'original qui n'est que ce déploie­ment. L'« intraduisible » n'a pas de sens en tant que touchant la traduction ; c'est du non dit qui est en soi rebelle au dire, c'est le retrait même de l'être. En outre, il n'y a aucun sens à parler d'« inaccessible », puisque nous sommes membres d'une seule et même tradition. Cet « inaccessible » ne peut nommer que cela qui a gauchi et continue à obnubiler le déploiement de l'être. Sauf à envisager une autre tradition, comme l'asiatique ou l'hindoue. Étant différentes en leurs racines, le dialogue « est toujours en attente ».

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Conclusion

Nous ne parlons pas en nous inscrivant dans le discours du passé sans que ce passé n'ait quelque effet sur notre dire. Nous ne pou­vons pas envisager pouvoir récupérer cette dimension historique du discours ni pouvoir en faire abstraction, en la considérant sans plus comme a priori. Cependant le geste heideggérien de toujours tra­quer plus avant les antécédents de ce discours afin d'en retrouver le moment d'émergence engage dans un processus infini sans que nous ayons un fil conducteur, sauf à supposer avec Heidegger que notre discours est l'effet d'un destin qui commença au moment où ce discours surgit. Comme l'origine de la parole perdue ne se res­saisit qu'à partir de l'expérience de la perte, il n'y a aucun critère ou aucun repoussoir pour discriminer le pur originaire et l'impur, dérivé et inauthentique, ou le métaphysique du non métaphysique. Cette régression heideggérienne a pour autre corrélat que tout acte de parole peut toujours être relativisé à ses conditions d'émergence. « Tu veux sans doute encore dire l'étant ! », rétorque Matern, dans Les années de chien de Günther Grass, à toute personne qui pro­nonce le mot « ê t r e » 1 . À tout discours humain revient l'an-

Güntcr G R A S S , Hundejahre (Dantziger Trilogie 3), Darmstadt/Neuwied, Luchter­hand Verlag, 1989 ; trad. fr. Les années de chien, par Jean Amsler, Éd. du Seuil, 1965. Dans ce roman, Heidegger se voit exposer à une fiction : pendant la montée du nazisme en Allemagne, des personnages se réclament de lui, parlent comme lui, ce qui les rend aveugles devant la situation qui lentement se prépare. Après la guerre, l'un d'eux tente de se venger d'un penseur qui l 'a conduit à ce qu' i l fut, pendant qu'un autre, passionné depuis son enfance par la construction d 'épou-vantails, fabrique une réplique de Heidegger en cent exemplaires, munie d'un mécanisme lui permettant d'être constamment « unterwegs » et douée de la parole : cet Heidegger épouvantail dispose de mille concepts qu' i l peut agencer

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Conclusion

tienne : encore et toujours la métaphysique. Ce que Heidegger

gagne en envisageant le processus de genèse par rapport à la situa­

tion de parole, il le perd en figeant cette situation à une pure déter­

mination ou prédestination.

Apel voyait Γ intercompréhension comme moment premier ;

pour Heidegger, la genèse est capitale. La littérature se tient

exactement à l'intersection de ces deux points de vue apparem­

ment exclusifs : d'une part elle appartient à une époque, ne peut

être reconnue comme littérature que selon des canons acceptés,

et d'autre part elle échappe à toute prétention de validité, à toute

volonté d'objectivité en se faisant à chaque fois comme la pro­

pre genèse d'un monde, à l'intérieur de ce que nous appelons la

fiction. Il ne s'agit absolument pas de faire du « littéraire » une

essence, tout au contraire y va­t­il de laisser la littérature à sa

constante contestation de tout canon et à sa perpétuelle reformu­

lation. Par cela justement, entre le vouloir­dire­quelque­chose

antérieur à l'acte littéraire, et le dire « quelque chose » qui n'ap­

paraît comme tel que dans le « dire » qui en parle, s'étend l'es­

pace d'agencement entre la genèse ­ le vouloir, qu'il soit singu­

lier, relevant de l'individu, ou collectif, appartenant à la commu­

nauté ­ , et l'intercompréhension ­ le « quelque chose » en tant

que quelque chose, reconnaissable comme tel, forcément par plu­

sieurs individus, ou par un seul individu qui se le communique

à lui­même. La littérature ne peut absolument pas être une acti­

vité communicationnelle parmi d'autres, à partir d'un a priori

discursif. Cela signifierait qu'il y a encore et toujours un «vou­

loir dire quelque chose » qui est antérieur au texte, permettant

une prétention à la validité ­ ou que sais­je ? Elle ne peut pas

non plus être la motivation qu'utilise la pensée pour penser à sa

suite, puisque, à chaque fois, le penseur se substitue subrepti­

dc toutes les manières possibles. Au­delà de l'aspect caricatural, la fiction de

Heidegger devient grinçante lorsque son verbe permet à ses disciples de parler

l ' indicible: ainsi, lorsqu'un «he ideggé r i en» est forcé de concéder que le ter­

rain vague à côté de la base où ils sont affectés, est un charnier, parce qu'une

jeune fille en a ramené un crâne, i l énonce sentencieusement: « C ' e s t là l'es­

pace essentiel de toute histoire ». L 'ami de cet heideggérien exigera des comp­

tes du « penseur au bonnet en pointe » : « Ton bonnet était­il donc si grand que

tu as pu y fourrer tous les oubliés de l'être, arrosés de chlore ? ».

Cette fiction de Heidegger, courant tout au long du texte, semble se construire

à partir d'une phrase du narrateur : « Lui (Heidegger) et l'autre ont eu le cor­

don ombilical tranché la même année de chien » (Hitler en effet est né égale­

ment en 1889). « Ils se sont inventés mutuellement ».

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Conclusion

cement au poète et traverse son texte pour retrouver la « Grunds­timmung » qui le frappe. Pas question non plus de virer dans un être-texte ou une « raison textuelle » qui se substituerait à la rai­son métaphysique de Heidegger ou à la raison communication-nelle de Apel et de prétendre qu'entre littérature et philosophie i l n'y a pas de frontières. Du moins, dans ce dernier cas, il faudrait préciser ce qui est entendu par littérature et philosophie dont on énonce qu'elles ne sont pas distinctes. En les envisageant globale­ment comme des pratiques discursives, i l faudrait, selon nous, les considérer d'un point de vue génétique : ce qui a nom « littéra­ture » et « philosophie » dépend de la reconnaissance à une épo­que donnée de ce qui vaut comme littérature et philosophie. Ce point de vue n'est lui-même tenable qu'en considérant, en consé­quence, que ce ne sont pas, à l'évidence, des essences intemporel­les, dès lors pas non plus des essences valant pour une époque donnée. Autrement dit, ce qui évite tout relativisme et tout histo­ricisme, la littérature et la philosophie projettent chaque fois, en chaque œuvre, ce qu'est la littérature et ce qu'est la philosophie. Elles n'énoncent jamais qu'elles-mêmes. Mais comme cette énon-ciation se fait dans un espace d'intercompréhension, elles se con­testent également elles-mêmes. Le mérite du nouveau roman fut de rappeler que la littérature entretient un rapport éminent au monde en rendant ce rapport « insignifiant », rapport qui jusqu'a­lors allait de soi sous forme représentative. Avant que ce genre nouveau ne sombre, par répétition, dans le nombrilisme, i l eut ce bénéfice extraordinaire de contester l'« essence littéraire », les Belles Lettres, en mettant en suspens une évidence de rapport. Cet être-contestation peut valoir également de la philosophie. Hei­degger a raison de rappeler que la pensée est, en fait, le surgisse­ment de la pensée, qu'il n'y a pas une essence intemporelle de ce que « penser » veut dire. Cela garantit la ressource de toute pensée, comme un espace de jeu qui lui est accordé où elle peut se configurer, se reprendre et se projeter à nouveau. Cependant, en affirmant qu'elle n'est qu'une interprétation et en en recher­chant le principe, il ne respectait pas cette contestation native. En systématisant une déconstruction, i l accélérait le mouvement déconstructeur qui, ce faisant, se reconstruisait quelque chose, for­cément « autre », mais avant tout « quelque chose ».

Dans Un mauvais rêve de Bernanos, M m c Alfieri dit à un vieil écrivain nommé Ganse, dont elle est la secrétaire et un peu plus : « Vous ne sortirez jamais de la littérature ». Et lui de rétorquer :

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Conclusion

« vous non plus » 2 . Si « nous ne sortons jamais de la littérature » 3

et puisque « tout le reste est littérature », selon la formule de Ver­laine dans son Art poétique, de quelle motivation pourrait bien rele­ver la volonté d'en sortir et dans le désir d'aller vers quoi ? Sortir de la littérature voudrait dire sortir hors de la production de la pen­sée qui prend place avant la pensée représentative. Mais ce serait illusion que de croire que, une fois échappé du domaine de ce qui est produit, on se trouverait dans un domaine « pur » qui n'aurait pas à son tour été le fruit et le résultat d'une production.

2 Georges B E R N A N O S , Un mauvais rêve, dans Œuvres romanesques, Paris, Ga l l i ­mard, 1961, Bibliothèque de La Pléiade, p. 928.

3 Dans Georges B E R N A N O S , Un mauvais rêve, Op. cit., p. 965.

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Index des matières

Acheminement vers la parole: 12, 12n, 14, 18n, 23, 34, 89, 98, 138n, 170, 200-201

acte — argumentativ : 151. Cf. aussi « ra t io ­

nalité » — communicationnel : 152 — de parole (de langage) : 16, 19, 78-

80, 82, 84, 87-88, 95, 97, 148, 152-153, 242, 247, 253. Cf. aussi « lan­gue »

— du poète (littéraire) : 208, 210, 254. Cf. aussi « littérature », « poésie »

arbitraire — de l 'œuvre : 210 — du signe : 25, 69, 71, 73, 77-79, 81,

85-87, 92. Cf. aussi « signe » art : passim — œuvre d ' : 14, 16, 112, 114, 169,

171-173, 176, 179, 181, 195, 198, 205-206, 216, 218, 220

articulation : passim authenticité : 31, 47, 50-51, 55, 57, 61,

63-64, 101, 127, 137, 217, 236 — inauthenticité: 51-52, 61, 64, 66n,

127, 129, 132

catégor ie : 22, 64, 70, 74, 123, 142, 162, 190, 230

- catégorialité : 162, 165 — catégorisation : 162

chose : 18, 22, 36-37, 40, 44, 69-70, 75, 78, 82, 85, 88, 93, 97, 121, 124-129, 133, 135, 139, 141, 146, 150, 158, 161, 165, 171-174, 177, 181, 187, 190-191, 194-198, 205-207, 210, 246

commencement — autre: 111, 114, 119,215,217, 220-

222, 228-229, 232-233, 236, 241-242. Cf. aussi « pensée »

— de la philosophie: 117-119, 127-129, 221, 229, 233, 240. Cf. aussi « métaphysique »

— de l'histoire de l'être : 24, 111, 169, 179, 184, 192-194, 200. Cf. aussi « être », « tradition »

communau té : 78, 84, 86-87, 106, 141, 146-148, 150-152, 154-155, 157-158, 160-161, 164-165, 193, 245-247, 249-251, 254. Cf. aussi « c o m ­munication »

communication : 13, 23, 44-46, 85, 90, 101, 106, 117, 128, 148-152, 154-155, 157-158, 184, 207, 242, 247. Cf. aussi « communauté »

compréhension de l'être : passim — compréhension authentique: 128 — compréhension déchéante : 129 — compréhension quotidienne : 24, 33 — incompréhension : 64, 242 — intercompréhension : 13, 17, 18n,

262

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Index des matières

46­47, 88, 152, 160, 242, 254­255.

Cf.aussi « communication »

— mécompréhension : 93, 95, 100,

149, 154, 237, 242

— non­compréhension : 58

pré­compréhension : 22, 26, 32­33,

36, 146, 149­150, 156

conscience: I I , 62, 73, 85, 140­141,

145, 153­154, 157, 159

con­science (Gewissen) : 44, 50, 55­

57, 87

Contribution à la Philosophie : 13­15,

17, 19, 21­22, 108, 111, 115, 119,

200­201, 215­217, 219, 221­223,

226­227, 235, 238, 240­241

Cours de linguistique générale : 16, 71 ­

72, 7 ln , 73n, 77

Cratyle: 12, 17­19, 18n, 127, 130, 133,

141

— cratylisme : 17

Dasein : 13, 21­24, 26­32, 36­38, 40­43,

45, 47, 49­61, 64­65, 66n, 67­68,

70­71, 76, 86­88, 98­101, 103­104,

113, 131, 142, 145­147, 179, 184­

185, 184n, 192, 198, 200, 216­217,

225­226, 235, 235n, 239

déchéance (Verfallen) : 44, 48­50, 49n,

52, 54­56, 88, 91­92, 100­101, 125,

144­145, 217. Cf. aussi «authent i­

cité »

déconstruction: 105, 131, 186, 255

— déconstruire: 68, 111, 129, 191,

195, 240

De Interpretatione (Péri Hermeneias) :

18n, 142

Dichtung: 16, 36, 45n, 107, 137, 170,

186­189, 192­195, 198. 206, 213n

discours : passim

discursivité : 14, 21, 24­26, 32, 34­

35, 47, 49, 51, 53, 53n, 67, 69, 103­

104, 106­107, 110­111, 113, 120,

156, 163, 169, 171, 176­177, 187,

203, 206. 212, 214, 217­219, 226­

227. Cf. aussi « langue »

écr i ture : 96, 105, 109, 123, 131. Cf.

aussi « langue », « signe »

« e n tant q u e » (Als) : 23, 46, 146, 217,

246­247.

Époque (de l ' ê t re ) : 57, 179, 190, 194,

I94n, 213, 238. Cf. aussi « histoire »

Erdenken: 228­229, 231­232, 234­235,

238­240. Cf. aussi « pensée »

Ereignis: 17, 119, 235­236, 239, 241

Erschlossenhcit : Cf. « être­ouvert »,

« ouverture »

essence: 13, 17, 103, 111, 121­122,

128, 130, 141, 161, 173, 175, 177,

179­181, 185, 189, 193­195, 197­

199, 202­203, 206, 208, 224, 226­

228, 230­234, 237, 239­240, 254­

255

— non­essence : 22, 237

être :

— être­affecté (Befindlichkeit): 41­42,

45, 48­49, 53­56, 143, 200

­ être­avec : 45

— être­dans­le­monde: 14, 16, 19­21,

31, 41­45, 48, 50­52, 55, 58, 61, 99,

146, 164, 217

— être­déchu : 55

— être­explicité : 48, 53­54

— être­jeté (Geworfenheit) : 41­43, 47­

48, 50, 52. 56, 147, 184, 192

—­ être­ouvert : 27, 194. Cf. aussi

« ouverture »

— question de Γ (Seinsfrage) : 21, 25­

26, 26η

sens de : 21­22, 24, 26­31, 33, 35,

47, 49­50, 58­60, 67, 69, 103­104,

136, 147, 237.

Être et Temps : 12­15, 12n, 17, 19, 21­

25, 27, 30­31, 33­35, 50­51, 65­70,

66n, 72, 86, 88, 90, 98­99, 100η,

101, 103­104, 107, 111, 113, 121,

129, 131­132, 137, 142, 144, 147,

163, 166, 169, 179, 184n, 185­186,

189­190, 199­201, 215­217, 219,

221­226, 228, 232­233, 234n

é tymologie : 18, 18n, 62­63, 124, 129­

134, 136, 145

— étymologisation : 18, 133, 145, 240

— étymologisme : 18, 87, 145

explicitation : 13, 22­24, 28, 30, 35­36,

42, 45­49, 52­60, 66, 73, 99­100,

115, 127­130, 132, 134­137, 144,

147, 165­166, 172­174, 177, 195­

199, 202, 217, 220, 223, 227, 229­

233

263

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Index des matières

Gefragte : 26, 29. Cf. aussi « être »,

« sens de l'être »

Geist : 91

— Geistesverfassung : 139

Gerede : 44, 52, 62. Cf. aussi « inau­

thenticité », « langue »

Geschichte: 112, 137­138, 141. Cf.

aussi « histoire »

Gespräch : 46

glossa : 22, 120. Cf. aussi « langue »

grammaire: 22­23, 25, 61­62, 64, 69­

71, 86, 95, 98­100, 124, 129­132,

134, 136, 142, 145, 162, 166, 190,

238­240. Cf . aussi « langue »

hermeneia : 14, 18, 18n, 27, 35, 66­67,

138n, 195, 198, 200­201, 216­217,

241. Cf. aussi « herméneutique »,

« interprétation »

herméneutique (1') : 11­13, 16­24, 27,

36, 58, 60, 67­68, 110, 146­150,

156, 169, 201, 215, 217, 219, 250.

Cf. « hermeneia », « interprétation »

histoire

— de la métaphys ique: 15, 110, 220,

222, 228­230. Cf. aussi « pensée »

— de l'être : 13­16, 19, 24, 68, 86, 98,

107­108, 111, 114, 119, 147, 186,

190, 200­201, 203, 215, 217, 221­

222, 224, 226, 232­233, 235n, 239­

240, 250.

— historiali té: 36, 76, 86, 101, 1 Μ­

Ι 16, 120, 127­129, 133­137, 144,

166, 191, 193, 201, 203, 206, 209,

212, 221­222, 235, 250

— historicisme : 67, 146, 159, 163, 255

— historiographie: 108, 116­117, 120,

129, 136­137, 145

humanisme : 24, 223, 224

idéalisme : 24

interprétation : 11­12, 18, 22­24, 27­31,

33, 35, 42, 63, 71, 87­88, 107­108,

110, 120­123, 148, 150­151, 154­

155, 160, 162, 164, 166, 169, 186,

190, 196­199, 202, 206, 216­220,

222, 225­226, 230, 234, 238­239,

241­242, 244, 248, 250­251, 255.

Cf. aussi « hermeneia », « hermé­

neutique »

intersubjectivité : 148, 157

— intersubjectif: 149­150, 152­157,

161

Introduction à la métaphysique : 14­15,

17, 19, 23­24, 112, 115, 137, 144,

166, 169, 177, 179, 188, 190, 200­

201, 216, 218, 221, 226, 238

Introduction à la poétique : 16

Ion : 18­19, 18n, 138n, 198­199, 217,

241

Kehre: 13­14, 18n, 26n, 111, 138n,

217, 222­228, 237, 239­240

langue (langage) (Sprache) : passim

— et discours : 17, 19, 21, 23, 25, 34­

36, 42­44, 47­51, 53­55, 59­60, 68­

70, 86, 88­90, 96­100, 110, 136­137,

142, 147, 159, 163, 165

— et histoire: 36, 86, 98, 101, 111,

141, 147, 149, 191, 215, 220­222,

226­227, 232­233. Cf. aussi « d i s ­

cursivité »

— et littérature (poésie) : 16­17, 34, 57,

90, 92, 100­101, 112, 117, 137, 144,

170, 188­193, 203, 206, 208, 233­

234, 239, 246. Cf. aussi «l i t téra­

ture », « poésie »

— et parole : 16, 19, 25, 69, 71, 79­80,

82, 84, 86­89

— et tradition : 19, 65n, 131, 149, 154,

232, 238, 247. Cf. aussi « histoire »,

« pensée »

— philosophie du langage (Sprachphi­

losophie) : 22, 69­70, 88, 98, 158.

Cf. aussi « linguistique »

legomenon : 13, 21, 33, 46­47

Linguistic T u m : 11, 15­16, 25

linguistique (la): 16, 22, 68­69, 70­72,

74­75, 77­78, 82, 85­86, 90, 131­

132, 138, 200, 246

li t térature: 16­17, 90­92, 95, 100­101,

144, 164, 178, 202­204, 207, 208­

209, 211, 247, 250, 254­256. Cf.

« langue », « poésie »

logique (la) : 22, 61, 66, 70, 74, 101,

111, 119­120, 124, 127­128, 130,

132, 134, 190, 201, 203, 212, 216­

217, 222, 230, 232, 236­238, 240,

264

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Index des matières

242, 250. Cf. « langue », « logos », « pensée »

logos : 22, 24, 46, 53n, 62-63, 65n, 66, 69, 104-105, 108-111, 115, 119-128, 130, 132, 134-135, 137-144, 146, 163, 180, 193, 199-201, 220, 222, 230, 238. Cf. aussi « langue », « logique », « pensée »

médiation : 13, 15, 19, 21, 40, 106, 137, 151, 158, 199, 228, 237-238, 242

— immédiation : 21, 71, 236-238 métaphysique : Cf. « histoire », Intro­

duction à la métaphysique monde — discours du : 15, 54, 57, 61, 150. Cf.

aussi « discursivité » — environnant : 36, 39 — et articulation : 41, 45, 48, 61, 65,

69-70, 86, 107, 131, 144, 146, 164, 187-188, 200, 219. Cf. aussi « l an ­gue »

— et déchéance : 52, 56, 100 — et renvoi : 37, 41, 50, 199. C f aussi

« renvoi » — et signifiance : 47, 50, 52, 55, 58,

68, 103, 129, 146, 166, 218-219, 238. Cf. aussi « signe », « signi­fiance » explicitation d u : 13, 54, 100, 166, 198. C f aussi «expl ic i ta t ion»

- public : 44, 52, 100 — quotidien : 13, 37 — rapport au : 13, 35, 38, 59, 76, 106,

178, 190, 197, 227, 255 terre et: 170, 178, 180-183, 186-187, 193, 235. Cf. aussi « a r t » vision d u : 90-94, 144, 147, 173, 250

muthos: 66, 69, 101, 111, 119, 137, 139-140, 142, 144, 199-200, 222. Cf. aussi « logos »

mytho-logique (la): 25, 66, 69, 119, 138, 138n, 140, 198, 201, 221, 226. Cf. aussi « logos », « muthos »

Occident : 14-15, 17, 68, 120, 194 grammaire occidentale: 22, 129, 131

homme occidental: 109, 172, 221, 228, 235n

— langue occidentale: 11, 61, 159, 191, 221. C f aussi « langue », « lin­guistique »

— métaphysique occidentale : 111, 220. Cf. aussi « histoire »

— occidental isme : 67 - pensée occidentale: 116, 122, 163,

166, 172, 174, 197, 199, 222, 230. Cf. aussi « pensée »

— tradition occidentale : 14, 25, 67, 103, 105, 221, 251. Cf. aussi « h i s ­toire »

œuvre : Cf. « art » ontique : 23, 27, 38, 51, 200, 225 ontologie : 27, 30, 117, 222, 225, 237

- différence ontologique: 107, 138 - fondamentale : 12-14, 30-31, 34, 59,

65-66, 71, 98, 100, 147, 215, 220, 225 fondement ontologique : 36, 47, 65n, 69-70, 76. 90, 98 phénoménologie ontologique : 25

— phénoménologique : 32 pré-ontologique : 147

— structure ontologique : 37 Origine de l'œuvre d'art : 14-15, 17, 19,

112, 114-115, 119, 137, 169-170, 177, 183-184, 186, 189, 191, 200-201, 203-204, 219, 221, 226, 238

ouverture (Erschlossenheit) : 26-28, 31, 33, 35, 37, 41-42, 45, 48-49, 50-51, 54-59, 67, 76, 88, 103, 114, 116, 125, 144, 146, 159, 174, 179-181, 185, 192, 194, 196, 217, 220. Cf. aussi « être-ouvert »

pensée (le penser): 14, 111, 115-116, 118-121, 127-128, 130, 134, 137, 144, 166, 185, 220-221, 226, 229-234, 239, 242, 255 de la tradition : 103, 232. Cf. aussi « métaphysique », « Occident »

- de l'autre commencement : 111 - l'autre : 14, 110, 119, 232

penser 1-penser 2 : 229-232 peuple: 24, 78, 84, 90-92, 94, 98-100,

104, 139, 142, 182, 184, 189, 191, I94n, 198-200, 2 l3n , 221

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Index des matières

phainomcnon : 13, 21, 46, 62-64, 122, 201. Cf. aussi « p h é n o m è n e » , « phénoménologie »

phénomène : 11-12, 18, 20, 22, 24, 27, 33, 52, 62-64, 77, 86, 107-108, 118, 157, 188, 205, 210. Cf. aussi « phai-nomenon », « phénoménologie »

phénoménologie : 12-13, 18, 20-25, 27, 31-35, 46-47, 58, 60-64, 66, 69, 129, 150, 156, 201, 217, 221, 250-251. Cf. aussi « phainomenon », « phéno­mène »

phusis: 113, 115-118, 120-128, 134-135, 137, 140, 170, 179-180, 185-186, 193-194, 201, 221-222, 230. Cf. aussi « logos », « tradition »

poésie : 13-14, 16, 34, 45, 45n, 57, 68, 90, 100-101, 111-112, 114-115, 117, 137, 144-145, 164-165, 170, 187-193, 195, 198-199, 202, 208, 213-214, 218-220, 226, 233-234, 239, 241, 247. Cf. aussi « langue », « lit­térature », « poièsis »

— et production : 15, 36 — originaire : 101, 112, 137 poétique (la) : 207-209 poiès is : 14, 16, 36, 107, 187, 208. Cf.

aussi « langue », « littérature », « poésie »

préoccupation (Besorgen) : 36-37, 45-46, 48, 50, 52

projet (Entwurf): 24, 41-43, 48, 57-59. 147, 188-190, 192-193, 199-200, 217, 224, 233

rationali té: 15, 17, 75, 243-245, 248. Cf. aussi « logos »

renvoi (Verweisung) : 12, 37, 38-39, 41, 46, 49, 52, 55, 59, 62, 70-71, 73, 75-76, 86, 137, 166-167, 199, 220. Cf. aussi « signe »

romantisme : 16, 24, 105, 207, 209, 211

sens : Cf. « être » signe : 11-13, 15, 21, 38-41, 71, 73-74,

76, 78, 82-83, 86, 90, 92-93, 97, 100, 124, 130, 135, 145, 148, 150, 152, 165-166, 174, 189, 191, 198-199, 224, 236, 242-243. Cf. aussi « langue », « renvoi »

— arbitraire du : Cf. « arbitraire » — articulation signifiante : 43, 47-48 — sémios is : 36, 38, 47, 50, 76, 146,

250 — sémiot ique: 39-40, 71-72, 80, 92,

105, 109, 148, 150, 152, 242-243, 250

— signe des dieux : 198-199 — signifiant-signifié : 12, 70, 72-74,

78-81, 83, 86-87 signifiance (Bedeutsamkeit) : 22, 24, 31,

3In, 34, 37-38, 40-43, 46, 48-52, 55, 58-60, 68, 72, 92, 99, 103, 129-130, 145, 159, 166, 218-219, 226, 238. Cf. aussi « monde », « signe », « signification »

— insignifiance: 55, 57-58, 61, 103, 124.

signification (Bedeutung) : 19, 32n, 33, 38-42, 49-50, 53, 59-64, 68, 70-73, 75-76, 78-84, 86-87, 91-92, 99-100, 103-104, 111, 121, 124, 130-136, 141, 145, 150-151, 154-155, 160, 165-167, 184, 248

— le signifier (Bedeuten) : 12, 38, 43, 60-61. Cf. aussi « s i g n e » , «s ign i ­fiance »

souci (Sorge) : 28, 48, 54-55, 58 Stiftung: 12, 192 structuralisme : 16, 77 — néo-structuralisme : 16 structure : 24, 26-27, 29, 32-33, 36-37,

39, 43, 46-48, 51-52, 54-55, 68-70, 73, 87, 90, 114, 146, 166, 182, 199, 203, 215, 221, 241-242, 250

— du discours : 44, 57 — et langue: 88, 91, 94-95, 97, 100,

124, 152, 156, 160-162, 166, 172-173, 188, 221, 234

temporalité (Zeitlichkeit): 28-31, 44, 48, 51, 60, 64. 104, 111, 113, 217, 225. Cf. aussi « être »

— Temporal i tä t : 28-31, 28n, 217, 225 texte : 18, 20, 23-24, 33-34, 38, 59-60,

68, 105-106, 110, 116, 128, 176, 183, 186-187, 191, 203-205, 212, 223-224, 240, 247-251, 254-255. Cf. aussi « langue »

266

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Index des matières

transcendental: 16, 24, 147­150, 153­

157, 159­161, 163, 167

universaux : Cf. aussi « signe »

— pragmatique : 160­161

— sémantique : 161­162, 165

vér i té : 18, 70, 90, 109, 112, 122­123,

133, 138, 148­149, 151, 154, 171,

176, 179­184,215,223­224,226­229,

231, 235­236, 239, 244­245, 248

— et œ u v r e : 180­183, 185­187, 192­

193, 198, 238

Vorhandenheit (vorhanden) : 37, 46, 50,

70, 72, 100, 166

Whose Justice ? Which Rationality ? :

17, 243, 243η, 246η, 247η

Zuhandenheit (zuhanden) : 37, 37, 38,

39, 46, 50, 52

267

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Index des noms propres

V u son usage fréquent, le nom « Heidegger » n'a pas été indexé

Allemann, Beda : 202, 202η, 203η, 207

Apel , Karl­Otto: 11, 16­17, 19, 24­25,

25η, 138, 138η, 146­165, 146η, 167,

242, 254­255

Aquin, Saint Thomas d ' : 244

Aristote (aristotélicien): 74, 103­110,

118, 126, 130­131, 140, 142, 190,

199, 226, 230, 244

Bally, Charles et Sechehaye, Albert :

71n, 77

Balzac, Honoré de: 132

Barthes, Roland : 246

Benveniste, Emile : 71­74, 72n, 77­78,

80, 190, 190n

Bernanos, Georges : 255, 256n

Boehme, Jakob : 24

Brokmeier, Wolfgang : 206

Cues, Nicolas de : 24

De Mauro, Tullio : 7In, 78n, 82­84,

82η, 83η, 84n, 85n, 86n

Derrida, Jacques: 16, 74­75, 74n, 174,

174n, 175n, 176n, 240

Descartes, R e n é : 153, 155, 230

Eckhart, Maître : 24

Escoubas, Éliane : 205, 205η, 206,

206η, 207

Foucault, Michel : 16

Frank, Manfred : 8

Gadamer, Hand­Georg : 11, 147, 149,

159, 189­191, 189n, 190n, 223,

223n

Godel, Robert : 77, 77n

Grass, Günther : 253, 253n

Greisch, Jean : 49n

Grondin, Jean: 28n, 223­225, 223n,

224n, 225n

Habermas, Jürgen : 149, 149η

Hegel, G . W. F. : 205η

Herrmann, Friedrich­Wilhelm von : 42,

42n, 50, 50n, 176, 176n, 205n, 215,

216

Hjelmslev, Louis : 246

Hölderlin, Friedrich : 17, 24, 43, 53n,

89, 100, 112, 114­115, 142, 144­

145, 176, 181, 188, 193, 194n, 195,

198, 202, 213, 219, 221, 226

Homère : 85, 139, 144

Humboldt, Wilhelm v o n : 15, 17, 25,

53n, 69, 88­96, 89n, 98­101, 138,

142, 144, 146­147, 149, 161

268

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Index des noms propres

Kelkel, Arion : 62, 62n

Kockelmans, Joseph : 175n, 176, I76n

Kristeva, Julia : 75, 75n

Leibniz, G . W. : 24

Lohmann, Johannes: 16­17, 19, 138­

146, 139n, 159, 163, 200

Lyons, John : 162n

Maclntyre, Alasdair : 17, 19, 94, 243­

250, 243n

Maître Eckhart : Cf. Eckhart

Mauro, Tullio De : Cf. De Mauro

Meschonnic, Henri : 38, 38n, 75,

75n

Nancy, Jean­Luc : I8n, 138n

Ockham, Guillaume d ' : 24

Otto, W. F. : 139, 140n

Platon : 17­18, 18n, 66, 118­119, 121­

122, 126, 133, 141, 198, 227, 230­

231, 241

Pöggeler, Otto : 215

Ramsey, Frank : 245

Ricœur, Paul : 72n

Rosalès, Alberto : 224, 224n

Russell, Bertrand : 244

Saussure, Ferdinand de: 16­17, 19, 25,

69, 71, 7 ln , 73, 77­88, 90, 142

Schlegel, les Frères : 17

— August : 145

Schürmann, Reiner : 200, 200η

Shapiro, Meyer : 175­176, 175η

Starobinski, Jean : 85η

Taminiaux, Jacques : 26η, 55, 55η,

170η, 185, 205η

Todorov, Tzvetan : 2 1 1 η

Valéry, Paul : 16­17, 19, 170, 201, 204,

206­214, 206η, 207η, 242

Verlaine, Paul : 256

Vico , Giovanni Battista : 24

Wandruzska, Mario : 75, 75n

Weisgerber, L e o : I39n, 142

Wittgenstein, L u d w i g : 155, 244

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Table des matières

Remerciements 9

Principaux sigles utilisés 10

Avant-propos 11

Chapitre I. - La discursivité de l'être dans Être et Temps 21

A . L'enjeu de la discursivité 21

B. La double structure de la langue 24

1. Du discours à la langue : une approche génétique 25 La sémiosis du monde 36 L'enchaînement de significations en cascade 38 Le discours comme articulation du monde 41

2. La structure du discours 44 La langue entre vacarme et silence 49

a. La discursivité engluante du « On » 51 b. Le silence comme discours authentique 55

3. Le sens en question 58 Une grammaire authentique 62 Le sort de Y hermeneia 66

C. L'enjeu d'une double structure. Heidegger et la linguisti­que 68

1. Heidegger et Ferdinand de Saussure 69 Benveniste et la thèse de l'arbitraire du signe 71 L'arbitraire du signe comme espace d'articulation 77

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Table des matières

2. Heidegger et W. von Humboldt 88 Langue et discours 90 Heidegger et Humboldt 98

Chapitre I I . - Une pensée de notre tradition occidentale 103

A . L'être comme discursivité 103

B. Une pensée de l'histoire comme histoire de la pensée 110

1. L'historiographie de l'historialité 116 La question de la question 117 Histoire d'un divorce 120

a. « Phusis » et « logos » 120 b. La fin du premier commencement 121 c. La langue comme signe de la dérivation 124

Pour une grammaire dégrammaticalisée 129 « Être » : Un mot qui est bien plus qu'un mot 134

2. Les retombées linguistiques heideggériennes 138 La mytho-logique du rapport de l'homme à la langue 138

3. K. -O. Apel : Herméneutique et pragmatique 146 Dialectique entre communauté réelle et communauté

idéale 148 L'éthique du discours et la justification ultime 151 Apel et Heidegger 157 La langue comme médiation et comme thème 158

4. Vers un principe d'incertitude ? 163 Le statut du mot 165

Chapitre I I I . - La discursivité de l'œuvre dans L'origine de l'œuvre d'art 169

A . La stratégie de l'œuvre : une boucle bouclée 170

1. D'où une œuvre parle 171 La parole muette 177

2. La sauvegarde discursive ou la parole sauvegardante 183

3. « Dichtung » : le nom de la carence et de la suppléance 186 La « Dichtung » comme la production de P« herme­neia » 195

271

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Table des matières

B. Heidegger et la critique littéraire 201

1. Le texte de l'œuvre 205

2. La fable de l'œuvre 207

Chapitre I V . - Langue et histoire de l'être 215

A . La « Kehre » 223

1. La « Kehre » dans la langue 227 2. La pensée de l'autre commencement 228

3. La stratégie du dire 235

B. Vers une synthèse heureuse ? 242

Pensée de l'histoire de l'être et pensée de la tradition 250

Conclusion 253

Ouvrages cités 257

Index des matières 262

Index des noms propres 268

Table des matières 270

272

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Page 276: X Vandevelde Etreetdiscours 199412583

Être et discours

La question du langage dans l'itinéraire

de Heidegger (1927­1938)

N é en i960 à Grandru (en

Ardenne), Pol Vandevelde a

suivi une triple formation en

philologie romane, linguistique

et philosophie avant d'obtenir

un doctorat en philosophie de

l 'Univers i té de Louvain en

1990. Il a poursuivi ses

recherches en Allemagne et

aux États­Unis . Depuis 1991 i l

est professeur à Marquette

University (Milwaukee, Ε­U)

où i l enseigne la

phénoméno log ie et la

philosophie f rançaise

contemporaine. Outre des

traductions f rançaises

d'ouvrages de Heidegger,

Husserl et A p e l , i l est

éga lement l'auteur d'une

douzaine d'articles sur

Heidegger, Husserl et la

critique littéraire.

Ce travail poursuit trois objectifs : historique, compara­

tiste et systématique. C'est avant tout une étude histori­

que du développement de la pensée de Martin Heideg­

ger concernant la langue. A cet égard, ce travail exa­

mine trois articulations dans l'itinéraire de Heidegger

où la langue est envisagée comme le discours du

monde (dans Être et Temps), comme production poéti­

que (L'origine de l'œuvre d'art) et comme tradition

(dans ΓIntroduction à la métaphysique et dans les Con­

tributions à la philosophie).

A côté de cet aspect historique, ce travail est aussi une

comparaison entre Heidegger et d'autres thèses, lin­

guistiques ou philosophiques, afin de faire ressortir la

force de la position heideggérienne en même temps que

ses points faibles. Plus particulièrement, l'opposition

« discours (parole)­langue », que Heidegger présente

dans Être et Temps, est comparée à cette même opposi­

tion telle que la pensent Wilhelm von Humboldt et Fer­

dinand de Saussure. L'histoire du « logos » dans la tra­

dition occidentale, que Heidegger développe dans

Introduction à la métaphysique, est comparée à la

reprise qu'en fait Johannes Lohmann et confrontée à la

critique virulente qu'en fait Karl­Otto Apel, qui réagit

au « linguicisme » de Heidegger. Le rapport de l'inter­

prétation à l'œuvre d'art que Heidegger présente dans

L'origine de l'œuvre d'art est comparé aux vues de

Paul Valéry dans sa tentative de fonder une poétique.

Enfin, une dernière vue comparatiste met en parallèle

l'histoire de l'être présentée dans les Contributions à la

philosophie avec une autre pensée de la tradition

offerte par Alasdair Maclntyre.

Ces deux approches historique et comparatiste tentent

de faire de ce travail un début d'approche systématique

pour envisager la langue comme un phénomène.

I S S N 0378­7893

I S B N 2­8031­0119­X

Prix : 1200 F

1 ?

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