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Stefan Zweig MAGELLAN (1938) Traduit de l’allemand par Alzir Hella

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  • Stefan Zweig

    MAGELLAN

    (1938)

    Traduit de lallemand par Alzir Hella

  • Table des matires

    PRFACE .................................................................................. 4

    NOTE DE LAUTEUR ............................................................... 8

    CHAPITRE PREMIER NAVIGARE NECESSE EST ............... 9

    CHAPITRE II MAGELLAN AUX INDES (Mars 1505 - juin 1512) ........................................................................................30

    CHAPITRE III MAGELLAN SE LIBRE (Juin 1512 - octobre 1517) ........................................................................... 47

    CHAPITRE IV LA RALISATION DUNE IDE (20 octobre 1517 - 22 mars 1518)................................................... 64

    CHAPITRE V UNE VOLONT LASSAUT DE MILLE OBSTACLES (22 mars 1518 - 10 aot 1519) ......................... 80

    CHAPITRE VI LE DPART (20 septembre 1519) ................ 94

    CHAPITRE VII VAINES RECHERCHES (20 septembre 1519 - 1er avril 1520) .............................................................. 108

    CHAPITRE VIII LA MUTINERIE (2 avril 1520 7 avril 1520) ...................................................................................... 126

    CHAPITRE IX LE MOMENT DRAMATIQUE (7 avril 1520 - 28 novembre 1520) .............................................................. 141

    CHAPITRE X MAGELLAN DCOUVRE SON ROYAUME (28 novembre 1520 - 7 avril 1521) ........................................ 162

    CHAPITRE XI LA MORT AVANT LE TRIOMPHE FINAL (7 avril 1521 - 27 avril 1521) .................................................. 176

    CHAPITRE XII LE RETOUR SANS CHEF (27 avril 1521 - 6 septembre 1521) .................................................................... 189

  • CHAPITRE XIII LES MORTS ONT TOUJOURS TORT .... 209

    propos de cette dition lectronique ................................ 220

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  • PRFACE

    Les livres peuvent natre des sentiments les plus divers : lenthousiasme ou la reconnaissance, lindignation, le chagrin, la colre. Parfois cest par besoin de sexpliquer soi-mme des hommes ou des vnements quon prend la plume, parfois cest par vanit, par simple dsir de gain ou encore pour se feindre. Les auteurs devraient toujours savoir les raisons qui ont dtermin le choix de leur sujet. En ce qui concerne ce livre, je sais parfaitement pourquoi je lai crit : il est n dun sentiment peu courant, mais trs nergique, la honte.

    Voici comment cela sest produit. Jeus, il y a dix-huit mois, loccasion, dsire depuis longtemps, daller en Amrique du Sud. Je savais quau Brsil je verrais quelques-uns des plus beaux sites du monde et quen Argentine mtait rserve une rencontre incomparable avec des camarades intellectuels. Cette certitude elle seule rendait le voyage extrmement agrable, sans compter un certain nombre dautres facteurs favorables : une mer calme, la dtente complte sur un navire rapide et spacieux, o lon se sent dtach de tous les liens et ennuis ordinaires de lexistence. Tout cela contribuait faire de cette traverse un repos admirable dont je jouissais sans mesure. Mais brusquement, ctait le septime ou le huitime jour, jprouvai comme une sorte dimpatience. Toujours le mme ciel bleu, la mme mer bleue et calme ! Soudain jeus limpression que les heures coulaient trop lentement. Je souhaitais en moi-mme dtre dj arriv, et tout dun coup cette jouissance tide et indolente du nant moppressa. Jtais fatigu de voir les mmes visages et la monotonie du service du bord, avec sa calme prcision, me devint intolrable. Avance ! Avance ! Plus vite ! Plus vite ! Vraiment ce beau et confortable

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  • navire fendant les flots avec rapidit me paraissait aller trop doucement !

    peine mtais-je rendu compte de cet tat desprit que jen fus confus. Comment, me dis-je, oses-tu avoir de telles penses ? Tu voyages dans les conditions les meilleures qui se puissent imaginer, tu disposes de tout le luxe possible ; sil fait froid le soir dans ta cabine il te suffit de tourner une clef et lair est immdiatement rchauff ; si le jour le soleil est trop chaud, tu nas quun pas faire pour actionner le ventilateur et dix pas plus loin une piscine tattend ; table tu peux commander nimporte quel plat et nimporte quelle boisson, tout est l en abondance ; tu peux, si tu le veux, tisoler et lire, de mme que tu as bord des jeux, de la musique et de la socit autant que tu en dsires ; tu as ta disposition toutes les commodits, tu jouis de la plus grande scurit ; tu sais o tu vas, quelle heure tu arriveras et quon taccueillera avec cordialit ; et de mme on sait Londres, Paris, Buenos-Aires et New-York quel point exact du globe se trouve ton navire. Tu nas quun petit escalier monter, vingt pas faire et une tincelle obissante bondit de lappareil de tlgraphie sans fil et porte ton message nimporte quel endroit de la terre : au bout dune heure peine tu as la rponse. Rappelle-toi dans quelles conditions on voyageait autrefois. Compare cette traverse avec celles des audacieux navigateurs qui dcouvrirent ces mers immenses. Essaie de te reprsenter comment ils se lanaient, sur leurs malheureux cotres, dans linconnu, ignorants de la route suivre, perdus dans linfini, sans cesse exposs aux dangers et aux intempries, aux souffrances de la faim et de la soif. Pas de lumire la nuit, comme boisson leau saumtre des tonneaux et leau de pluie, rien dautre manger que le biscuit dur comme de la pierre et le lard sal et rance, souvent mme manquant de cette pauvre nourriture pendant de longs jours ! Pas de lit ni de couchette, une chaleur infernale, un froid impitoyable et de plus la conscience quils taient seuls, absolument seuls dans cet immense dsert deau. Pendant des mois, des annes, personne chez eux ne savait o ils se trouvaient et eux-mmes souvent

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  • ignoraient o ils allaient. La faim voyageait avec eux, la mort les entourait sous mille formes sur mer et sur terre, le danger qui les menaait venait la fois de lhomme et des lments. Personne, ils le savaient, ne pouvait leur venir en aide, aucune voile ne viendrait leur rencontre dans ces mers inconnues, personne ne pourrait les sauver de la dtresse et du malheur, ou, en cas de naufrage, faire connatre leur mort. Je neus qu me souvenir de ces premiers voyages des conqurants de la mer pour avoir honte de mon impatience.

    Une fois veill, ce sentiment mobsda durant toute la traverse, et la pense de ces hros anonymes ne mabandonna plus un seul instant. Jprouvai le dsir den savoir davantage sur ces hommes, sur ces premiers voyages dans les mers inexplores dont le rcit avait dj excit mon intrt lorsque jtais enfant. Je me rendis dans la bibliothque du bord et pris au hasard quelques ouvrages traitant de ce sujet. Entre tous les exploits de ces hardis conquistadors celui qui fit la plus forte impression sur moi fut le voyage de Ferdinand Magellan, qui partit de Sville avec cinq pauvres cotres pour faire le tour de la terre la plus magnifique odysse, peut-tre, de lhistoire de lhumanit que ce voyage de deux cent soixante-cinq hommes dcids dont dix-huit seulement revinrent sur un des btiments en ruines, mais avec la flamme de la victoire flottant au sommet du grand mt. Ces livres cependant ne mapprenaient pas grandchose sur Magellan, en tout cas pas suffisamment pour moi. Aussi, mon retour en Europe, je poursuivis mes recherches, tonn du peu de renseignements donns jusquici sur son exploit extraordinaire et surtout de constater quel point ce qui avait t dit tait peu sr. Et comme cela mest dj arriv plusieurs fois je compris que le meilleur moyen de mexpliquer moi-mme quelque chose qui me paraissait inexplicable tait de le dcrire et de lexpliquer dautres. Cest ainsi que ce livre a pris naissance, je puis le dire sincrement, ma propre surprise. Car en faisant le rcit de cette odysse de la faon la plus fidle possible daprs les documents quil ma t donn de rassembler jai eu constamment le sentiment de

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  • raconter une histoire que jaurais invente, dexprimer lun des plus grands rves de lhumanit. Car il ny a rien de suprieur une vrit qui semble invraisemblable. Dans les grands faits de lhistoire, il y a toujours, parce quils slvent tellement au-dessus de la commune mesure, quelque chose dincomprhensible ; mais ce nest que grce aux exploits incroyables quelle accomplit que lhumanit retrouve sa foi en soi.

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  • NOTE DE LAUTEUR

    Le nom de lhomme qui a entrepris le premier voyage autour du monde ne nous a pas t transmis en moins de quatre ou cinq formes diffrentes. Dans les documents portugais le grand navigateur est appel tantt Ferno de Magalhais, tantt Ferno de Magalhes. Lui-mme, aprs tre pass au service de lEspagne, signait tantt Magahllanes, tantt Maghellanes, et les cartographes ont ensuite latinis cette forme espagnole en Magellanus. Lorsque jeus choisir pour ce livre une orthographe unique, je me dcidai pour la forme internationale depuis longtemps admise de Magellan, et ce par analogie avec ce qui stait fait pour Christophe Colomb, que nous nappelons pas non plus Christoforo Colombo ou Christobal Colon. De mme le monarque qui lui permit dentreprendre son voyage est gnralement dsign ici sous le nom devenu clbre de Charles-Quint, quoiqu lpoque de lexpdition de Magellan il ne ft encore que Carlos Ier roi dEspagne.

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  • CHAPITRE PREMIER

    NAVIGARE NECESSE EST

    Au commencement taient les pices. Du jour o les Romains, au cours de leurs expditions et de leurs guerres, ont got aux ingrdients brlants ou stupfiants, piquants ou enivrants de lOrient, lOccident ne veut plus, ne peut plus se passer d espiceries , de condiments indiens dans sa cuisine ou dans ses offices. La nourriture nordique, en effet, restera fort avant dans le moyen ge dune fadeur, dune insipidit inimaginables. Il faudra du temps encore avant que des fruits du sol, aujourdhui de consommation gnrale, tels que la pomme de terre, le mas et la tomate trouvent droit de cit en Europe ; le citron manque pour assaisonner les aliments, le sucre pour les adoucir ; on ignore le th et le caf, ces dlicieux toniques. Les princes et les grands eux-mmes sabandonnent leur bestiale gloutonnerie pour tromper la fastidieuse monotonie des plats. Mais, surprise : un grain dpice, une ou deux pinces de poivre, un nacis sch, un soupon de gingembre ou de cannelle ajouts au mets le plus grossier suffisent flatter le palais dune saveur excitante et imprvue. Toute une gamme dlicieuse de tons et de demi-tons culinaires vient subitement sintercaler entre les tonalits rudimentaires de lacide et du doux, du relev et du fade, et bientt les papilles barbares de lhomme du moyen ge narrivent plus se rassasier de ces stimulants nouveaux. On napprcie vraiment un plat que sil est poivr lexcs et sil vous emporte la bouche ; on met du gingembre mme dans la bire et on aromatise si gnreusement le vin avec des pices en poudre que la moindre gorge vous brle le gosier comme du feu

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  • liquide. Mais ce nest pas seulement de la multitude des pices pour sa cuisine dont a besoin lOccident ; les femmes rclament en quantits toujours plus grandes de nouveaux parfums lArabie : le musc lascif, lambre enttante, la suave essence de rose ; lglise catholique elle aussi a besoin de ces produits orientaux et en consomme une quantit de plus en plus grande ; en effet, pas un des milliards de grains dencens qui brlent dans le balancement des encensoirs des glises sans nombre dOccident na pouss sur le sol europen ; il a fallu les importer tous dArabie par des voies maritimes et terrestres interminables. Non moins ncessaires sont aux apothicaires leurs fameux spcifiques indiens : lopium, le camphre, la prcieuse gomme ; ils savent depuis longtemps par exprience que la clientle douterait de lefficacit dun baume ou dune drogue si ces mots magiques : arabicum ou indicum ne figuraient pas en lettres bleues sur leurs flacons de porcelaine. Tout ce qui est oriental a sans cesse exerc sur lEurope, cause de son loignement, de sa raret, de son exotisme, et peut-tre aussi en raison de sa chert, une sorte de suggestion, de fascination. Arabe, persan, hindou, ces attributs sont au moyen ge (comme au XVIIIe sicle ltiquette origine franaise ) synonymes dexquis, excellent, raffin, dlicieux et prcieux. Aucun article nest aussi demand que lespicerie et lon dirait que ltrange et mystrieux parfum de ces fleurs orientales a gris de sa magie lme de lEurope.

    Mais prcisment parce quelles jouissent dune pareille faveur, les denres indiennes restent coteuses et ne cessent daugmenter de prix. Aujourdhui que les tableaux montaires sont pratiquement inutilisables, il est peu prs impossible den retracer exactement la courbe toujours ascendante. Cependant pour se faire une ide approximative de la valeur insense quatteignent les pices quon veuille bien se rappeler quau dbut du XIe sicle ce mme poivre que lon trouve aujourdhui profusion sur toutes les tables et quon gaspille ni plus ni moins que si ctait du sable se vendait au grain et valait son pesant dargent. Il prsentait une telle stabilit montaire que

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  • beaucoup dtats et de villes comptaient avec lui comme avec un mtal prcieux ; il permettait dacqurir des terres, de payer une dot, dacheter un droit de bourgeoisie ; beaucoup de princes et de cits tablissaient leurs tarifs douaniers par quantits de poivre, et lorsquau moyen ge on voulait dire dun homme quil tait immensment riche on le traitait de sac poivre . Par ailleurs, le gingembre, lcorce dorange et le camphre se pesaient sur des balances dapothicaire et de joaillier, opration qui se pratiquait portes et fentres soigneusement closes, de crainte quun courant dair nemportt une parcelle de la prcieuse poudre. Si absurde que nous paraisse aujourdhui cette survaluation, elle sexplique delle-mme ds quon examine les difficults et les risques du transport. LOrient se trouve alors une distance incommensurable de lOccident. Quels obstacles, quels dangers, les vaisseaux, les caravanes et les convois ne doivent-ils pas surmonter en chemin en ces temps de guerres et de pirateries ! Quelle nest pas lodysse du plus infime grain, de la moindre fleur, entre le vert arbuste de larchipel malais et le port final, le comptoir de lpicier europen ! Aucune de ces pices na en soi rien de bien rare. Aux antipodes, Tidore, Amboina, Banda, Malabar, le cannelier, le giroflier, le muscadier et le poivrier croissent et prosprent comme chez nous les chardons. Dans larchipel malais, un quintal daromates ne cote pas plus cher quune pince en Occident. Mais la marchandise doit passer par une infinit de mains avant datteindre par del les mers et les dserts le dernier acheteur, le consommateur. La premire manipulation, comme toujours, est la plus mal paye ; lesclave malais qui cueille les fleurs fraches et sur son dos bronz les porte au march dans un faisceau dcorce na pour tout salaire que sa peine. Son matre, lui, en tire dj un profit ; un marchand musulman lui achte sa charge et la transporte sur un frle prao en huit et dix jours, voire plus, sous un soleil de plomb, des Moluques Malacca (non loin de lactuel Singapour). Cest ici quune premire araigne a tendu sa toile. Le matre du port, le sultan de Malabar, exige un tribut du

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  • trafiquant pour le transbordement des marchandises. Ce nest quune fois la taxe acquitte que lodorante rcolte pourra tre charge sur une nouvelle jonque, plus grande cette fois ; puis, dployant ses rames ou sa voile carre, le petit btiment glisse lentement dun port lautre de lInde : ce sont alors des mois de navigation monotone et dinterminables stationnements par calme plat, sous un soleil de feu et un ciel sans nuages ; cest parfois aussi la fuite soudaine devant les typhons ou les corsaires. Cette traverse de deux ou trois mers tropicales nest pas seulement extnuante, elle est aussi infiniment dangereuse ; un navire sur cinq devient presque infailliblement la proie des temptes ou des pirates. Mais Cambagda est enfin dpasse, Ormuz, le port du golfe Persique, ou Aden, celui de la mer Rouge, sont atteints, et avec eux les portes de lArabie heureuse ou de la Perse. Le nouveau mode de transport qui soffre prsent nest pas moins puisant ni moins prilleux. Les chameaux en longues files patientes attendent par milliers dans ces ports de transit ; sur un signe de leur matre, ils plient docilement le genou et on hisse sur leur dos les ballots de poivre et de muscade. Dun pas lent et balanc, les vaisseaux du dsert emportent leur fardeau travers locan de sable. Aprs un voyage de plusieurs mois, les caravanes arabes amnent la marchandise soit Beyrouth ou Trbizonde, en passant par Bassorah, Bagdad et Damas noms vocateurs des Mille et une Nuits ! soit au Caire, par la route de Djedda. Ces pistes interminables sont fort anciennes et taient dj familires aux marchands au temps des Pharaons et des Bactriens. Malheureusement, les pirates bdouins les connaissent fort bien aussi ; une agression audacieuse anantit souvent dun seul coup le fruit de plusieurs mois defforts. Ce qui a chapp aux Bdouins et aux temptes de sable passe par les mains de brigands officiels, les mirs du Hedjaz, les sultans dgypte et de Syrie qui prlvent un tribut considrable sur chaque chamele, sur chaque sac. On value cent mille ducats les droits de transit annuellement perus sur le trafic des pices par un seul de ces forbans : le sultan dgypte. Maintenant, supposons

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  • Alexandrie et les bouches du Nil atteintes sans encombre ; l encore, un ultime profiteur, et non des moindres, guette sa proie : la flotte vnitienne. Depuis le perfide anantissement de sa rivale Byzance, la petite rpublique a le monopole du commerce des pices orientales. Au lieu de transporter la denre plus loin, on lamne directement au Rialto, o les facteurs allemands, flamands et anglais lachtent aux enchres. Puis des chariots aux roues robustes emportent travers les neiges et les glaces des cols alpins ces mmes fleurs qui deux ans plus tt spanouissaient au soleil des tropiques. Finalement, la marchandise parvient au dtaillant et la clientle.

    Les aromates, comme le dit mlancoliquement Martin Behaim dans sa fameuse Pomme de Terre de 1492, passent par une douzaine de mains avant de toucher le consommateur. Cependant sils sont douze se partager les profits de ce commerce laffaire nen reste pas moins extrmement intressante pour chacun deux. Malgr tous ses risques et ses dangers, le trafic des pices au moyen ge reste de beaucoup le plus fructueux de tous les trafics, vu le faible volume de la marchandise. Quimporte si sur cinq navires quatre coulent avec leur cargaison lexpdition de Magellan nous fournit un exemple de ce genre , si sur deux cent soixante-cinq hommes deux cents ne reviennent pas : le marchand, lui, y trouve son compte ! Quun seul de ces vaisseaux, le plus petit des cinq, revienne au bout de trois ans charg dpices, les gains compenseront largement les pertes, car, au XVe sicle, le moindre sac de poivre vaut infiniment plus quune vie humaine. Et comme alors comme de tout temps, du reste lhomme ntait pas avare de son existence et quun furieux besoin daromates se faisait sentir, rien dtonnant que ce calcul savrt toujours juste ; les palais de Venise, ceux des Fugger et des Welser ont t presque uniquement difis avec les bnfices du commerce des aromates.

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  • Mais les gros profits suscitent invitablement lenvie. Toute prrogative est considre par le voisin comme une injustice. Depuis longtemps les Gnois, les Franais, les Espagnols voient dun il jaloux lhabile Venise drainer cette mare dor dans le Canale Grande et regardent avec plus de colre encore du ct de lgypte et de la Syrie, o lIslam dresse une barrire infranchissable entre les Indes et lEurope. Aucun navire chrtien na le droit de croiser dans la mer Rouge, aucun marchand chrtien ne peut mme la traverser ; tout le ngoce entre les Indes et les roumis passe ncessairement par les mains des mouros , des commerants turcs et arabes. Ce qui a non seulement pour effet de renchrir inutilement la marchandise vis--vis de lacheteur europen, de sevrer le commerce occidental dune partie de ses bnfices, mais encore de faire migrer vers lOrient tout le stock de mtal prcieux, puisque les produits europens natteignent pas, beaucoup prs, la valeur dchange des coteuses denres indiennes. Cette situation incite de plus en plus vivement lOccident se soustraire lonreux et humiliant contrle, et un beau jour les nergies se groupent. Une croisade est dcide. Les croisades ne sont pas simplement (comme des esprits romantiques les ont souvent dpeintes) une tentative mystico-religieuse en vue darracher les lieux saints aux infidles ; cette premire coalition europo-chrtienne reprsente aussi le premier effort logique et conscient ayant pour but de briser la barrire qui ferme laccs de la mer Rouge et douvrir les marchs orientaux lEurope, la Chrtient. Lentreprise ayant chou, lgypte nayant pu tre enleve aux musulmans et lIslam continuant doccuper la route des Indes, il fallait ncessairement que sveillt le dsir de trouver un nouveau chemin, libre, indpendant. Lintrpidit qui poussa Colomb vers louest, Bartholomeu Diaz et Vasco de Gama vers le sud, Cabot vers le nord, vers le Labrador, est ne avant tout de lardente volont de dcouvrir des voies maritimes franches de toute servitude et dabattre en mme temps linsolente hgmonie de lIslam. Dans les grandes inventions et dcouvertes llan spirituel, moral, fait toujours fonction de

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  • force acclratrice ; mais, la plupart du temps, limpulsion ralisatrice dcisive nest due qu des facteurs matriels. Sans doute la hardiesse des ides de Colomb et de Magellan aurait suffi enthousiasmer les rois et leurs conseillers ; mais jamais personne net financ leurs projets, jamais les princes ni les spculateurs ne leur eussent quip une flotte si on navait eu en mme temps la perspective de rcuprer au centuple les dpenses. Derrire les hros de cette poque se cachent les forces agissantes, les commerants, limpulsion premire elle-mme a eu des causes essentiellement pratiques. Au commencement taient les pices.

    *

    * *

    Il est toujours merveilleux dans le cours de lhistoire de voir le gnie dun individu communier avec le gnie de lheure, un homme comprendre clairement le dsir de son poque. Parmi les pays dEurope, il en est un qui na pu jusquici accomplir sa part de la mission europenne : le Portugal, qui vient de se librer de la domination maure dans de longues et interminables luttes. Mais depuis quil a remport la victoire et conquis dfinitivement son indpendance, le dynamisme magnifique de ce peuple jeune et passionn demeure inutilis, ce besoin naturel dexpansion, inhrent toutes les nations ascendantes, ne trouve dabord aucune soupape dchappement. Le Portugal sappuie sur toutes ses frontires lEspagne, son allie, sa sur ; pays petit et plutt pauvre, il ne pourrait se dvelopper que du ct de la mer, par le commerce et la colonisation. Malheureusement sa situation gographique est la plus dfavorable de toutes les nations maritimes de lEurope, ou du moins semble telle. Car locan Atlantique, qui le borde louest, passe, daprs la gographie ptolmenne (la seule qui ft autorit pendant tout le moyen ge), pour une nappe deau illimite et infranchissable ; non moins impraticable est la route du Sud, le long de la cte africaine, puisquil est impossible,

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  • toujours selon Ptolme, de contourner en bateau ce pays inhospitalier et inhabitable qui touche au ple antarctique et est reli sans la moindre fissure la terra australis. Daprs lancienne gographie, le Portugal, parce quen dehors de la seule mer navigable, la Mditerrane, occupe parmi les nations maritimes de lEurope la position la plus dfavorable qui soit. Rendre possible cette soi-disant impossibilit et essayer si, selon la parole de lcriture, les derniers ne pourraient pas devenir les premiers, sera lide laquelle un prince portugais vouera son existence. Si Ptolme, ce geographus maximus, ce pape de la gographie stait grossirement tromp ? Si cet ocan, dont les vagues puissantes amnent parfois de louest sur les ctes du Portugal dtranges morceaux de bois (qui viennent pourtant de quelque part !) ntait pas infini, mais conduisait vers des pays nouveaux et inconnus ? Si lAfrique tait habitable au del des tropiques et si lon pouvait atteindre par mer locan Indien ? Alors le Portugal, parce que situ si loin louest, serait le vritable tremplin de toutes les dcouvertes, le mieux plac sur la route des Indes ; il serait non plus dshrit par locan mais prdestin plus quaucune nation dEurope aux voyages sur mer. Transformer le Portugal, ce petit pays impuissant, en une puissance maritime, et locan Atlantique, considr jusque-l comme un obstacle, en un moyen de communication a t en substance le rve de toute la vie de lInfant Henrique, celui que lHistoire a surnomm tort et raison le Navigateur. tort, parce quen dehors dune brve expdition militaire contre Ceuta il nest jamais mont sur un navire et quil nexiste pas de livre, de trait de navigation sign de sa main. raison, car il a consacr toute sa fortune la marine et aux marins. Ayant fait ses preuves tout jeune pendant la guerre contre les Maures au sige de Ceuta (1412) et en mme temps un des hommes les plus riches de son pays, ce fils et neveu de rois portugais et anglais pouvait prtendre briller dans les plus hautes sphres ; toutes les cours linvitent, lAngleterre lui offre un haut commandement. Mais cet trange rveur choisit comme forme dexistence la fconde solitude. Il se retire sur le

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  • cap Sacrez, lancien promontoire sacr des Anciens. Cest de l quil prpare, durant prs de cinquante ans, le voyage aux Indes et la grande offensive contre la mare incognitum.

    Qui a donn ce hardi penseur laudace de prtendre, lencontre des plus hautes autorits de son temps en matire de cosmographie, que lAfrique ntait pas un continent soud au ple, mais parfaitement contournable et ouvert vers les Indes ? Mystre. Toutefois le bruit courait encore (Hrodote et Strabon le mentionnent) qu lpoque lointaine des Pharaons une flotte phnicienne avait descendu la mer Rouge et tait revenue inopinment deux ans plus tard par les Colonnes dHercule (le dtroit de Gibraltar). Peut-tre aussi lInfant avait-il appris dun marchand desclaves maure quil existait au del de la Libya deserta , du Sahara sablonneux, un pays de richesse , un bilat ghana . Effectivement lactuelle Guine se trouve dj indique sous ce nom avec beaucoup dexactitude sur une carte dresse en 1150 par un cosmographe arabe pour le roi normand Roger II. Il se pourrait donc quHenrique ft mieux renseign sur la gographie de lAfrique par un bon service de renseignements que les gographes patents qui ne juraient que par les codices de Ptolme et rcusaient les uvres de Marco Polo et dIbn Battuta comme des impostures.

    Ce qui fait surtout la grandeur morale dHenrique, cest davoir reconnu, en mme temps que limportance du but, lnormit de la tche, davoir su noblement se rsigner ne jamais voir son rve saccomplir, parce quil fallait dj plus que le cours dune vie humaine pour en prparer la ralisation. Car comment entreprendre un voyage du Portugal aux Indes sans connatre la mer et sans vaisseaux ? On ne conoit pas, lpoque o Henrique se met au travail, combien les notions gographiques et nautiques de lEurope sont rudimentaires. Pendant les sombres sicles dignorance et dabrutissement qui suivirent la chute de lempire romain, le moyen ge a oubli tout ce que les Phniciens, les Grecs, les Romains savaient en cosmologie. Lexpdition dAlexandre jusquaux confins de

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  • lAfghanistan et mme de lInde est tenue pour lgendaire ; les excellentes cartes, les globes des Romains sont perdus, leurs chausses jalonnes de bornes milliaires, qui pntraient jusquau cur de lAngleterre et de la Bithynie, sont oublies ; on a dsappris voyager, la joie de dcouvrir est morte, la science de la navigation est retombe en enfance : sans cartes et sans boussole, sans but vaste ni hardi, de frles esquifs pratiquent un timide et mesquin cabotage de port en port, avec la crainte continuelle des temptes ou des pirates, plus redoutables encore. Au milieu dune pareille dcadence de la cosmographie et avec daussi pitoyables embarcations il est impossible de dompter les ocans et de conqurir les empires doutre-mer. Il faudra tout dabord reconstituer par un long, trs long sacrifice ce que des sicles dindiffrence ont laiss se perdre. Et Henrique, dont la gloire est de lavoir compris, est rsolu vouer sa vie cette entreprise.

    *

    * *

    Seuls quelques murs en ruine subsistent encore de lancien chteau que le prince Henrique avait fait construire sur le cap Sacrez et quun ingrat hritier de sa science, Francis Drake, pilla et dtruisit. travers les ombres et les voiles de la lgende, il est difficile de discerner de quelle faon lInfant a labor ses vastes plans de conqutes. Daprs les rcits, un peu romancs, peut-tre, de ses chroniqueurs intimes, il fit tout dabord venir une foule de livres et de cartes de tous les coins du monde et appela auprs de lui des savants arabes et juifs. Tout capitaine, tout marin qui rentrait de voyage fut interrog ; leurs rapports, leurs communications furent consigns dans des archives prives ; en mme temps une srie dexpditions taient organises. Sans arrt on sattacha au perfectionnement de lart de la construction navale ; aux antiques barcas , aux barques de pche non pontes, vritables naos comptant dix-huit hommes dquipage, succdent en quelques annes de robustes

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  • cotres de quatre-vingts et cent tonnes, capables de tenir la mer par gros temps. Ce nouveau et excellent modle de bateau ncessite son tour un nouveau type de marins : au pilote sadjoint un matre de lastrologie , un spcialiste de la navigation, qui sait lire les portulans, calculer la dclinaison astrale et tracer les mridiens. Thorie et pratique sunissent dans une collaboration fconde. Ainsi merge peu peu, systmatiquement, une race de navigateurs et de dcouvreurs dont lavenir sannonce glorieux. De mme que Philippe de Macdoine laisse son fils Alexandre son irrsistible phalange pour conqurir le monde, de mme Henrique lgue au Portugal la flotte la plus moderne, la meilleure de son poque, les plus habiles nautoniers pour vaincre locan.

    Mais il appartient au destin tragique des prcurseurs de mourir au seuil de la terre promise sans la voir. Henrique na pas assist une seule de ces grandes dcouvertes qui ont confr limmortalit son pays. Lanne de sa mort (1460) on na encore obtenu aucun rsultat tangible dans le domaine gographique. La fameuse dcouverte des Aores et de Madre ne fut en ralit quune redcouverte (le Portolano Laurentino les signale dj en 1315). Les naos se sont timidement risqus sur la cte occidentale de lAfrique, mais en un demi-sicle ne sont pas encore descendus jusqu lquateur ; un trafic peu glorieux a commenc, la traite des noirs : autrement dit, on enlve en masse les ngres sur la cte du Sngal pour les vendre sur le march desclaves de Lisbonne ; on trouve aussi un peu de poussire dor : ces maigres et insignifiants dbuts sont tout ce quHenrique a vu de luvre quil a conue. En ralit le rsultat dcisif est cependant dj acquis. Le grand progrs pour la marine portugaise ne rside pas en effet dans la distance parcourue, mais dans linfluence morale, dans laccroissement du got des entreprises et dans la destruction dune fable dangereuse. travers les sicles, les gens de mer racontaient tout bas que pass le cap Non la navigation tait impossible. Au del commenait immdiatement la mer verte des tnbres ; malheur au navire qui saventurait dans ces

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  • parages mortels ! Sous ces latitudes, lardeur du soleil faisait bouillir la mer ; les bordages et les voiles prenaient feu aussitt et le chrtien qui osait pntrer dans le pays de Satan , lequel tait dsol comme un paysage lunaire, tait mtamorphos sur-le-champ en ngre. Les marins prouvaient une terreur si insurmontable pour tout voyage le long de la cte africaine que le pape, pour procurer Henrique des hommes en vue de ses premires expditions, dut promettre aux volontaires pleine et entire rmission de leurs pchs. Aussi quel triomphe lorsque Gil Eannes double en 1434 ce cap Non , soi-disant infranchissable, et peut crire propos de la Guine que le grand savant Ptolme ntait quun vieux radoteur, car, dit-il, la navigation y est aussi facile que chez nous et le pays est en outre dune beaut et dune richesse extrmes . Ainsi le point mort est dpass. Le Portugal na plus besoin de faire defforts pour constituer ses quipages ; amoureux daventures et aventuriers accourent de tous les pays pour se mettre son service. Chaque nouveau voyage couronn de succs enhardit les navigateurs ; une nouvelle race dhommes jeunes et intrpides clt soudain, auxquels laventure est plus chre que la vie. Navigare necesse est, vivere non est necesse, le vieil adage des marins a retrouv son empire sur les esprits. Et toutes les fois quune gnration ferme et rsolue se met au travail lunivers se transforme.

    Cest pourquoi la mort dHenrique ne reprsente quune pause avant le grand lan. peine lnergique roi Joao II est-il mont sur le trne quil se produit un essor qui dpasse toute attente. Ce qui navanait jusque-l quavec la lenteur de lescargot marche maintenant pas de gant. Hier encore, on smerveillait davoir, en douze ans, franchi les quelques centaines de milles qui sparent Lisbonne du cap Bojador et, en douze autres annes de lente progression davoir russi atteindre le cap Vert : aujourdhui un bond en avant de cent, de cinq cents milles na plus rien dextraordinaire. Nous seuls, qui avons assist la conqute de lair, qui, au dbut du sicle, nous extasions la pense quun aroplane parti du Champ de Mars

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  • avait pu tenir lair trois, cinq, dix kilomtres et qui avons vu plus tard survoler continents et ocans, nous seuls, peut-tre, sommes capables de comprendre lintrt passionn, lenthousiasme vibrant avec lequel lEurope accueille les brusques succs du Portugal. En 1471, lquateur est atteint ; en 1484, Diego Cam dbarque lembouchure du Congo ; en 1486, le rve prophtique dHenrique saccomplit : un navigateur portugais, Bartholomeu Diaz, touche la pointe sud de lAfrique le cap de Bonne-Esprance, baptis dabord par lui, sans doute cause des temptes quil y essuie, Cabo tormentoso . Mais bien que louragan ait dchir sa voilure et bris ses mts, le hardi conquistador continue sa route. Il est dj en vue de la cte occidentale, do les pilotes musulmans pourraient facilement le conduire aux Indes, lorsque son quipage se rvolte : cest assez pour cette fois. Le cur ulcr, Bartholomeu Diaz doit faire demi-tour, renonant par la faute dautrui la gloire dtre le premier Europen avoir fray la route des Indes, et cest un autre Portugais, Vasco de Gama, qu cette occasion Camons glorifie dans des vers immortels. Comme toujours, le pionnier, linitiateur infortun est oubli au profit du ralisateur plus heureux. Toutefois lacte dcisif est effectu. Pour la premire fois, la configuration gographique de lAfrique se trouve prcise, Ptolme reoit un dmenti formel : il existe bien une route maritime des Indes. Les disciples et les hritiers dHenrique ont ralis le rve de sa vie vingt-six ans aprs la mort de leur matre.

    Le monde tourne maintenant des regards tonns et envieux vers cet insignifiant petit peuple de marins, relgu lextrme pointe de lEurope. Pendant que les grandes puissances, la France, lAllemagne, lItalie sentre-dchirent dans des guerres stupides, leur frre cadet, le Portugal, dcuple, centuple son champ daction. Rien ne peut plus entraver son formidable essor. Il est devenu du jour au lendemain la premire nation maritime du monde, il a acquis par son activit non seulement de nouvelles provinces mais mme de vritables continents. Dix ans encore, et le plus petit tat dEurope pourra

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  • prtendre possder et rgir un territoire plus vaste que lempire romain au temps de sa plus grande extension.

    Il est vident quen essayant de raliser des prtentions aussi exagrment imprialistes le Portugal ne tardera pas puiser ses forces. Un enfant prvoirait quun pays aussi minuscule, qui ne compte gure au total plus dun million et demi dhabitants, ne saurait lui seul occuper, coloniser, gouverner, ni mme seulement monopoliser commercialement lAfrique, lInde et le Brsil tout entiers, ni surtout se dfendre ternellement contre la jalousie des autres nations. Une seule goutte dhuile ne peut suffire rendre tale une mer dmonte, un pays grand comme la main soumettre des pays cent fois plus tendus. Raisonnablement, lexpansion illimite du Portugal reprsente une absurdit, une donquichotterie de la plus dangereuse espce. Mais ce qui est hroque est toujours draisonnable, irrationnel. Chaque fois quun homme ou un peuple simpose une mission qui dpasse sa mesure, ses forces se haussent un niveau insouponn. Jamais peut-tre une nation ne sest aussi magnifiquement synthtise dans une priode glorieuse que le Portugal la fin du XVe sicle : il possde tout coup non seulement un Alexandre, des Argonautes en Albuquerque, Vasco de Gama et Magellan, mais un Homre en Camons, un Tite-Live en Barros. Des savants, des architectes, de grands commerants lui naissent spontanment. Comme la Grce au temps de Pricls, lAngleterre sous lisabeth, la France sous Napolon, ce peuple ralise son ide profonde sous une forme universelle et la met en vidence aux yeux du monde. Pendant une heure de lhistoire du monde, le Portugal est la premire nation de lEurope, le guide de lhumanit !

    Mais les hauts faits dun peuple profitent toujours aux autres peuples. Tous sentent que cette pousse dans linconnu a boulevers tous les concepts et mesures admis jusquici, toutes les notions de distance, et dans les cours, dans les universits, on attend avec une impatience fbrile les dernires nouvelles de

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  • Lisbonne. Grce une merveilleuse clairvoyance, lEurope comprend tout coup que les grands voyages et les dcouvertes vont transformer davantage lunivers que toutes les guerres et la grosse artillerie, quune poque sculaire, millnaire, le moyen ge, est rvolue et quune autre commence, celle des temps modernes, qui pensera et crera dans des dimensions plus vastes. Cest pourquoi lhumaniste florentin Polician, pressentant ce moment historique, prend solennellement la parole pour glorifier le Portugal, et la gratitude de toute lEurope civilise sexprime par sa bouche en ces termes enthousiastes : Il na pas seulement laiss derrire lui les colonnes dHercule et dompt un ocan dchan, mais resserr les liens jusqualors relchs de lunit du monde habitable. quelles nouvelles possibilits et quels avantages conomiques, quelle lvation du savoir, quelle confirmation de la science antique, dont on rcusait jusqu prsent lexactitude, nest-on pas maintenant en droit de sattendre ? De nouveaux pays, de nouvelles mers, de nouveaux mondes (alli mundi) ont merg des tnbres sculaires. Le Portugal est aujourdhui le gardien, la sentinelle dun second univers !

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    Un vnement dconcertant vient, hlas ! interrompre cette incomparable marche triomphale. Le second univers semble dj atteint par la voie orientale, le sceptre et les trsors de lInde paraissent dj assurs au roi Joao : depuis que le cap de Bonne-Esprance a t doubl, personne ne peut plus devancer le Portugal, ni mme le suivre dans la voie quil a prise. Car Henrique le Navigateur avait eu la prudence de faire garantir aux Portugais par bref spcial du pape la proprit exclusive de tous les continents, mers et les quils dcouvriraient au-dessous du cap Bojador, et trois autres papes avaient confirm cette trange donation , aux termes de laquelle la maison des Viseu recevait en apanage tout lOrient

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  • encore inconnu et des millions dhabitants. Avec daussi indiscutables garanties entre les mains, on ne se sent gnralement pas enclin aux affaires hasardeuses ; rien dtonnant donc que le beatus possidens, que Joao II et montr peu dintrt pour les projets confus de ce Gnois inconnu qui rclamait avec emphase toute une flotte para buscar el levante por el ponente , pour gagner les Indes par louest. Certes on avait aimablement accord audience messer Christoforo Colombo au palais de Lisbonne ; on ne lui avait pas oppos un refus brutal, mais on sen tait tenu l. On se rappelait trop bien que toutes les expditions visant les fabuleuses Antilles et le Brsil, lesquels devaient se trouver quelque part louest, entre lEurope et les Indes, avaient, les unes aprs les autres, lamentablement chou. Et dailleurs pourquoi risquer dexcellents ducats portugais dans la recherche dune route des Indes problmatique, alors quon venait de trouver la bonne aprs des annes defforts et que les chantiers navals du Tage travaillaient jour et nuit la construction de la grande flotte qui irait directement aux Indes par le Cap ? La brusque nouvelle que laventurier gnois a rellement franchi lOcano tenebroso pour le compte de lEspagne et rencontr la terre louest aprs trois courtes semaines de navigation clate au palais du roi Joao comme un coup de tonnerre. Un miracle sest accompli. Elle sest soudain ralise la prophtie mystique de la Mde de Snque qui, depuis bien des annes, hantait lesprit des grands navigateurs :

    Venient annis scecula seris, quibus oceanus vincula rerum laxet et ingens pateat tellus, Typhisque novos detegat orbes, nec sit terris ultima Thula.

    En vrit, il semble venu le jour o, aprs des sicles dattente, locan livre son secret, o largonaute dcouvre de nouveaux mondes et o Thul nest plus la terre la plus lointaine de notre globe . Il est vrai que Colomb, le nouvel argonaute, est cent lieues de souponner quil a dcouvert un monde nouveau. Cet homme fantasque et obstin continuera

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  • jusqu sa dernire heure prtendre, sans jamais vouloir en dmordre, quil a atteint le continent asiatique et quen poursuivant louest de lEspagne il dbarquerait peu de jours aprs lembouchure du Gange. Cest cela surtout qui effraie le Portugal. quoi lui sert en effet lencyclique papale qui lui confre la proprit de tous les pays quil rencontrera en allant vers lest, si avant llan final lEspagne le devance par la route de louest et lui souffle les Indes ? Cinquante annes de travail de la vie dHenrique, quarante annes defforts aprs sa mort seraient annihiles du coup et les Indes perdues par le trait de folle audace de ce maudit Gnois. Si le Portugal veut maintenir la priorit de ses droits sur les Indes, il na plus dautre ressource que de prendre les armes pour sopposer la soudaine intrusion de sa rivale.

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    Heureusement le pape conjure le danger menaant. Le Portugal et lEspagne sont chers son cur, parce que ce sont les seules nations dont les souverains ne se soient jamais dresss contre sa volont. Ils ont combattu les Maures, chass les Infidles, extirp par le fer et par le feu lhrsie de leurs royaumes ; jamais lInquisition na trouv dauxiliaires aussi complaisants contre les Musulmans et les Juifs. Non, dcide le saint Pre, ses enfants chris ne doivent pas se brouiller. Et il rpartit tout bonnement entre eux les parties du monde encore inconnues. Il ne les leur remet pas, pour parler le langage hypocrite de notre diplomatie moderne, titre de sphres dintrts , mais il les leur donne en toute proprit, en vertu de son autorit de vicaire de Jsus-Christ. Il prend le globe terrestre et le coupe en deux comme sil sagissait dune pomme, non avec un couteau certes, mais laide de la bulle du 4 mai 1493. La ligne de dmarcation passe cent lguas (une ancienne mesure militaire) des les du cap Vert ; tous les pays non encore reconnus louest de cette ligne appartiendront sa

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  • fille bien-aime lEspagne, tous ceux situs lest son cher fils le Portugal. Les deux enfants acceptent dabord avec reconnaissance ce superbe prsent. Mais bientt le Portugal ressent de linquitude et demande que la limite soit lgrement recule vers loccident. Cette requte est exauce par le trait de Tordesillas (7 juin 1494), qui recule la ligne de dmarcation de deux cent soixante-dix lguas vers louest (clause qui octroie au Portugal le Brsil non encore dcouvert lpoque).

    Si grotesque que puisse paratre premire vue une pareille libralit, qui confre la presque totalit du monde deux nations sans tenir compte des autres, il nen faut cependant pas moins admirer dans cette solution pacifique, qui aplanit un conflit sans recourir la violence, un des rares actes raisonnables de lHistoire. Effectivement le pacte de Tordesillas vitera pendant de nombreuses annes toute guerre coloniale entre lEspagne et le Portugal, bien que cet arrangement soit condamn davance ntre que provisoire. Mais o se trouvent les les tant recherches, les prcieuses les des pices ? lest ou louest de la ligne de dmarcation ? Du ct du Portugal ou du ct de lEspagne ? Cest ce quignorent ce moment-l pape, rois et savants, parce que personne na encore mesur la circonfrence de la terre et parce que lglise ne veut reconnatre aucun prix quelle soit ronde. Mais avant la dcision finale les deux nations auront fort faire pour avaler les deux monstrueux morceaux que le destin leur a jets en pture : la petite Espagne, la gigantesque Amrique ; au minuscule Portugal les Indes et lAfrique !

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    Le succs de Colomb a provoqu en Europe un tonnement sans bornes. Un dsir fou daventures et de dcouvertes comme on nen a jamais vu sempare des gens : toujours la russite dun individu courageux suscite la vaillance et la bravoure de sa gnration. Tous ceux qui sont mcontents de leur tat et de

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  • leur position, tous ceux qui se croient mconnus et sont trop impatients pour attendre, les cadets de famille, les officiers sans emploi, les btards des grands seigneurs et les sombres compagnons que la justice recherche, tous veulent partir pour le Nouveau Monde. Princes, ngociants, spculateurs arment tout ce quils peuvent comme bateaux ; il faut sparer de force aventuriers et mercenaires qui jouent du couteau pour tre enrls les uns avant les autres. Jadis Henrique devait recourir aux offices du pape pour pouvoir recruter une poigne de matelots ; aujourdhui des villages entiers sacheminent vers les ports ; les capitaines et les patrons des navires marchands ne savent plus o donner de la tte. Les expditions se suivent sans arrt, et de nouvelles les, de nouvelles terres mergent de tous cts comme par enchantement, au Nord, au Sud, lEst, lOuest, les unes prisonnires des glaces, les autres couvertes de palmiers. En lespace de vingt ou trente annes, les quelques centaines de petits vaisseaux partis de Cadix, de Palos, de Lisbonne dcouvrent plus de continents que lhumanit entire au cours des sicles prcdents.

    Quel inoubliable, quel incomparable calendrier nous offre cette poque de dcouvertes : en 1498, Vasco de Gama au service de Dieu et pour le profit de la couronne portugaise , comme le dit avec orgueil le roi Manoel atteint les Indes et dbarque Calicut, la mme anne Cabot, capitaine au service de lAngleterre, aborde Terre-Neuve et du mme coup la cte amricaine. Un an plus tard, Pinzon, pour le compte de lEspagne, et Cabrai, pour celui du Portugal, simultanment et indpendamment lun de lautre dcouvrent le Brsil, cependant que Gaspar Cortereal, successeur des Vikings, redcouvre le Labrador cinq cents ans aprs eux. Les vnements se succdent au mme rythme : dans les premires annes du sicle qui suit deux expditions portugaises (Americ Vespuce fait partie de lune delles) descendent le long de la cte sud-amricaine jusqu proximit du Rio de la Plata. En 1506, les Portugais dcouvrent Madagascar, en 1507 lle Maurice ; en 1509 ils touchent Malacca dont ils semparent en 1511 et ainsi tiennent

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  • dj la clef de lArchipel malais. En 1512 Ponce de Lon pntre en Floride ; en 1515, des hauteurs du Darien, Nunez de Balboa est le premier Europen qui aperoit locan Pacifique. partir de ce moment lhumanit connat toutes ses mers. Dans une courte priode de cent annes la marine europenne a plusieurs fois centupl ses possibilits. Alors quen 1418, sous Henrique, la nouvelle que les premires barcas avaient atteint Madre avait fait sensation, en 1518, les vaisseaux portugais que lon compare ces deux distances sur la carte mouillent dj Canton et au Japon. Bientt un voyage aux Indes prsentera moins de risques quautrefois un voyage au cap Bojador. Soumise un rythme aussi vertigineux, la face du monde se transforme et se prcise danne en anne, de mois en mois. Cartographes et cosmographes travaillent sans rpit dans les ateliers dAugsbourg sans pouvoir suffire aux commandes. On leur arrache des mains les preuves encore humides et non rvises. Chacun veut tre renseign sur les mondes nouveaux . peine les cosmographes ont-ils dessin leurs cartes daprs les plus rcentes informations que de nouvelles communications, de nouveaux rapports arrivent. Tout est boulevers, tout est refaire : ce quon prenait pour une le tait une presqule, ce quon croyait tre les Indes tait un continent ignor ; il faut indiquer de nouveaux fleuves, de nouvelles montagnes. Jamais la gographie, la cosmographie nont connu, jamais elles ne connatront plus un progrs aussi acclr, aussi enivrant, aussi triomphal que pendant cette priode de cinquante annes au cours de laquelle ont t dtermines la forme et la configuration dfinitives de la terre, o lhumanit dcouvre la plante sur laquelle elle sagite depuis des temps incalculables. Cette tche formidable est luvre dune seule gnration ; ses marins ont surmont tous les dangers pour frayer la route leurs successeurs ; ses conquistadors ont conquis des continents et des mers, ses hros ont rsolu tous les problmes ou presque. Un seul exploit reste encore raliser, le dernier, le plus beau, le plus difficile : faire sur un seul et mme navire le tour du globe, prouver envers et contre tous les

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  • cosmographes et les thologiens du pass la sphricit de la terre. Accomplir cette mission sera le but et la destine de Ferno de Magalhes.

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  • CHAPITRE II

    MAGELLAN AUX INDES

    (Mars 1505 - juin 1512)

    Les premiers vaisseaux qui quittrent Lisbonne en descendant le Tage pour slancer vers linconnu avaient servi la dcouverte de territoires ; les seconds ne cherchaient qu commercer paisiblement avec les nouveaux pays. La troisime flotte, par contre, est dj quipe militairement. Cest ainsi que le 25 mars 1505 marque le dbut dune re de colonisation dont lactivit se droulera invariablement en trois temps. Le mme processus se rptera pendant des sicles : on construit dabord une factorerie, puis une forteresse, soi-disant pour la protger. En premier lieu on se livre de pacifiques changes avec les souverains indignes, ensuite, ds quon a amen suffisamment de soldats, on spolie tout bonnement ces princes de leurs tats et lon sempare des denres du pays. Dix ans de succs ont fait oublier au Portugal qu lorigine son seul dsir tait dacqurir une modeste place dans le commerce des pices. Mais les bonnes rsolutions seffacent rapidement avec la russite ; du jour o Vasco de Gama a dbarqu aux Indes, le Portugal veut le gteau pour lui seul et regarde lAfrique, lInde et le Brsil comme sa proprit. De Gibraltar Singapour et jusquen Chine aucun btiment na le droit de sillonner les mers, personne ne peut faire de commerce sur une moiti du globe sil nappartient la plus infime nation de la petite Europe.

    Cest pourquoi un spectacle magnifique se droule en cette journe du 25 mars 1505, o la premire flotte de guerre

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  • portugaise quitte Lisbonne pour conqurir un nouvel empire, spectacle seulement comparable dans lhistoire celui dAlexandre franchissant lHellespont. La tche quelle se propose nest pas moins prsomptueuse : lasservissement dun monde. Vingt btiments attendent toutes voiles dehors lordre de lever lancre, vingt btiments qui nont rien de commun avec les lgres embarcations ouvertes du temps dHenrique et qui sont de grands et lourds galions possdant de hauts gaillards davant et darrire, de puissants voiliers trois et quatre mts, aux quipages considrables. bord, outre plusieurs centaines de marins exercs la guerre, on ne compte pas moins de cinq cents soldats arms de pied en cap et de deux cents bombardiers ; on a embarqu en outre des charpentiers et toutes sortes douvriers avec loutillage voulu pour construire sur place de nouveaux bateaux ds quon sera aux Indes.

    On conoit demble quune flotte aussi gigantesque ait un but grandiose : la prise de possession dfinitive de lOrient. Ce nest pas en vain que le titre de vice-roi des Indes a t confr lamiral Francisco de Almeida ni par hasard que le premier hros et le premier navigateur du Portugal, Vasco de Gama, lAmiral des mers de lInde a choisi et vrifi les quipements. La mission militaire dAlmeida est dune clart limpide : dtruire et raser toutes les villes de commerce musulmanes de lInde et de lAfrique, difier des forteresses sur chaque point dappui et y laisser une garnison. Il doit lAngleterre reprendra cette ide politique occuper toutes les issues et passages, garder tous les dtroits, de Gibraltar Singapour, fermer la mer Rouge, le golfe Persique et locan Indien au ngoce tranger. De plus, il a lordre danantir la puissance maritime du sultan dgypte, des radjahs de lInde et de maintenir tous les ports sous un contrle extrmement svre pour qu partir de lan de grce 1505 tout navire ne battant pas pavillon portugais ne puisse plus transporter un seul grain dpice. Lentreprise militaire marche en outre de pair avec une mission idale : rpandre le christianisme dans tous les pays conquis. Cest pourquoi ce dpart offre galement le

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  • crmonial dune croisade. Dans la cathdrale le roi remet de sa propre main Francisco dAlmeida la bannire en damas blanc, orne de la croix qui doit flotter victorieusement sur tous les pays maures et paens. Lamiral la reoit genoux et, derrire lui, agenouills galement, ses quinze cents hommes, tous purifis par la communion, prtent serment de fidlit leur souverain temporel, le roi du Portugal, ainsi qu leur souverain cleste, sous lautorit desquels ils vont placer de nouveaux empires. Ensuite, solennelle comme une procession, larme traverse la ville pour se rendre au port ; les canons tirent une salve dadieu et les vaisseaux descendent majestueusement le Tage vers la haute mer, que leur amiral a jur de conqurir dun bout lautre.

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    Parmi les quinze cents soldats qui se sont agenouills, le front inclin, devant lautel et ont lev la main pour prter le serment de fidlit se trouve un jeune homme de vingt-quatre ans au nom encore obscur : Ferno de Magalhes. Tout ce quon connat de ses origines cest quil est n en 1480. Mais le lieu de sa naissance est dj lobjet de contestations : de rcentes recherches ont dmontr que laffirmation selon laquelle il serait n Sabrosa, dans la province de Tras los Montes, est inexacte : en effet le prtendu testament do lon avait tir cette assertion a t dfinitivement reconnu apocryphe. Il semble beaucoup plus probable quil soit n Oporto. On ne sait rien non plus de sa famille, sauf quelle devait tre noble, mais nappartenait sans doute quau quatrime rang de la noblesse, aux fidalgos de cota de armes ; toutefois son extraction accordait Magellan le droit de possder ses armoiries et de les transmettre ses hritiers, de mme que celui daller la Cour. Il aurait servi dans son enfance, croit-on, comme page auprs de la reine lonore, ce qui ne prouve dailleurs nullement quil ait occup ensuite une position importante au palais. Car

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  • lorsquil entre dans la flotte, lge de vingt-quatre ans, il nest que simple sobresalente , un de ces soldats inconnus qui partent par milliers la conqute de lunivers, dont une douzaine seulement reviennent et dont un seul accapare limmortelle gloire de leurs communes prouesses.

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    Magellan, au cours de cette expdition, nest quun des quinze cents hommes de lamiral de Almeida et rien de plus. On cherche en vain son nom dans les chroniques de la guerre des Indes, et, sincrement, on ne peut rien dire de toutes ces annes, sinon quelles ont d tre pour lui dincomparables annes dapprentissage. On ne mnage pas un sobresalente et on lemploie toutes les besognes : il doit arriser les voiles pendant le grain et actionner les pompes, courir aujourdhui lassaut dune ville, et demain pelleter du sable pour la construction dun retranchement. Il doit porter les marchandises au march, monter la garde dans les factoreries, manier la sonde et lpe, obir et commander. Mais en servant tout, il apprend tout et devient en mme temps soldat, marin, marchand, psychologue, gographe, ocanographe et astronome. Bref, la destine, qui lui rserve les plus hautes missions, le mle aux plus grands vnements qui ont abouti la longue suprmatie de sa nation et la transfiguration de lunivers. Aprs quelques escarmouches qui sont plutt des rapines que de vritables combats, Magellan reoit dfinitivement le baptme du feu la bataille navale de Cannanore (16 mars 1506).

    Cette bataille reprsente une heure dcisive dans lhistoire des guerres coloniales portugaises. Le zamorin de Calicut avait amicalement accueilli Vasco de Gama lors de son premier dbarquement (1498) et stait montr dispos faire du commerce avec le Portugal. Mais lorsque les Portugais revinrent quelques annes plus tard sur des vaisseaux plus grands et

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  • mieux arms le zamorin se rendit vite compte quils aspiraient semparer des Indes. Les ngociants indiens et musulmans voient avec frayeur lintrusion de ce brochet vorace dans leur paisible vivier, car les trangers se sont soudain empars de toutes les mers. Aucun navire nose plus sortir des ports par crainte de ces pirates brutaux, le commerce des pices sarrte, les caravanes pour lgypte ne partent plus ; on sent jusquau Rialto de Venise quune main violente et rude a rompu la chane. Le sultan dgypte, qui voit fondre ses revenus douaniers, essaye tout dabord dune menace pacifique. Il crit au pape que si les Portugais continuent de faire la loi dans locan Indien, il dtruira par mesure de reprsailles le Saint Spulcre, Jrusalem. Mais ni roi, ni pape, ni empereur nont plus aucune autorit devant la volont imprialiste du Portugal. On ne peut refouler ces conqurants que par la violence ; il ne reste plus aux Orientaux spolis qu se rassembler et les exterminer avant quils se soient dfinitivement installs aux Indes. Le zamorin de Calicut prpare lattaque, secrtement soutenu par le sultan dgypte et sans doute aussi par les Vnitiens, qui lui envoient en sous-main lor pse plus lourd que le sang des fondeurs de canons et des canonniers. La flotte chrtienne sera assaillie limproviste et anantie dun seul coup.

    Mais souvent la prsence desprit et lnergie dune figure de second plan, lintervention dun personnage jusque-l trs effac dcident de plusieurs sicles dhistoire. Un heureux hasard sauve les Portugais. En ce temps-l errait de par le monde un aventurier italien, sympathique par son courage et sa juvnilit, du nom de Lodovico Varthema. Ce ntait ni lappt du gain ni lambition qui avaient pouss ce jeune homme sexpatrier, mais un amour inn, instinctif, des voyages. Desprit lourd et peu enclin tudier dans les livres , dit-il de lui sans aucune fausse honte, il avait rsolu de voir de ses propres yeux les diffrents pays de la terre, car les rapports dun seul tmoin oculaire ont plus de valeur que tous les racontars . Cest ainsi que lintrpide Varthema russit sintroduire dans

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  • la Mecque, ville interdite aux infidles (il est le premier Europen avoir accompli cet acte audacieux et le rcit quil en a fait reste encore aujourdhui la description type de la Casbah), puis, aprs avoir couru mille dangers mortels, gagne non seulement lInde, Sumatra et Borno, o Marco Polo lavait prcd, mais ceci aura une influence dcisive sur lexploit de Magellan il est aussi le premier Europen avoir visit les mystrieuses les des pices. son retour, quil effectue sous lhabit dun prtre musulman, il apprend Calicut, de la bouche de deux rengats chrtiens, le coup de main que le zamorin prpare contre les Portugais. Obissant un sentiment de solidarit chrtienne, il rejoint ceux-ci au pril de sa vie, et par bonheur son avertissement arrive temps. Le 15 mars 1506, tandis que les deux cents navires du zamorin esprent surprendre les onze vaisseaux des Portugais, ceux-ci sont dj rangs en ordre de bataille. Cest le plus rude combat que le Portugal aura soutenu jusquici et cest avec quatre-vingts morts et deux cents blesss (chiffre norme pour ces premires guerres coloniales) que le Portugal paye une victoire qui lui assure dfinitivement la suprmatie sur les ctes de lInde.

    Magellan se trouve parmi les deux cents blesss : pendant ces annes dobscurit son destin veut quil rcolte plus de blessures que de distinctions. On lexpdie dabord avec les autres en Afrique. Ici sa trace se perd compltement : qui donc prendrait note de ce qui arrive un simple sobresalente ? De toute faon il a d faire partie dun contingent de rapatris ; il est probablement rentr Lisbonne pendant lt 1507 sur le mme btiment que Varthema. Mais la passion des voyages le reprend bientt. Il se sent dpays au Portugal et son bref cong se passe attendre avec impatience le dpart de la nouvelle flotte des Indes qui le ramnera au sein de sa vritable patrie : laventure.

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  • Cette nouvelle flotte avec laquelle Magellan retourne aux Indes a une mission particulire. Son illustre compagnon de bord, Lodovico Varthema, a sans doute renseign la cour sur lopulence de la ville de Malacca et lui a fourni des indications prcises sur les introuvables les des pices. Grce ces informations, on sait maintenant la cour de Portugal que la conqute de lInde et de ses trsors ne sera pas complte tant quon ne se sera pas empar des fameuses les, et que la chose est impossible si on nen possde pas la clef : le dtroit et la ville de Malacca. Cependant, au lieu denvoyer immdiatement une flotte de guerre, on a recours une ruse infaillible : on charge Lopez de Sequeira de sapprocher prudemment de Malacca avec ses quatre vaisseaux, de reconnatre le terrain et de se prsenter sous le masque rassurant dun paisible marchand.

    Sans incident notable la petite flotte atteint les Indes en avril 1509. Le voyage Calicut, cette incomparable prouesse qui valut Vasco de Gama les honneurs de lhistoire et de la posie, est refait, moins de dix ans aprs, par le premier capitaine venu de la marine portugaise. De Lisbonne Mombassa, de Mombassa aux Indes, on connat dj tous les rcifs, tous les havres, on na plus besoin de pilote ni de matre de lastrologie . Ce nest que le 19 aot, lorsque Sequeira, quittant le port de Cochin, poursuit sa route vers lEst, que les vaisseaux portugais naviguent dans des eaux inconnues.

    Aprs trois semaines de traverse, le 11 septembre 1509, la petite flotte est en vue de Malacca. distance dj on peut constater que le brave Varthema na pas menti ni exagr quand il disait quil abordait dans ce port plus de navires quen aucun autre endroit du monde . Grands et petits bateaux, blancs et multicolores, jonques et praos dorigine malaise, chinoise et siamoise se pressent voile contre voile dans la rade immense. La Chersonse dOr, le dtroit de Malacca, doit sa situation gographique davoir t choisie pour tre le grand march de lOrient. Tout vaisseau qui veut aller de lEst lOuest, du Nord au Sud, de lInde en Chine, des Moluques en Perse est oblig de

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  • passer par ce Gibraltar oriental. Il est donc normal quon change dans cet entrept toutes les marchandises imaginables, les clous de girofle des Moluques et les rubis de Ceylan, la porcelaine de Chine et livoire du Siam, les cachemires du Bengale et le bois de santal de Timor, les lames damasquines de lArabie, le poivre de Malabar et les esclaves de Borno. Toutes les races, toutes les couleurs et les langues se mlent, en une confusion babylonienne, dans ce centre commercial qui compte, estime-t-on (avec quelque exagration sans doute), deux cent mille habitants et au centre duquel slvent, au-dessus dun amoncellement de cabanes, les silhouettes majestueuses dun palais clatant et dune mosque de pierre.

    Du haut de leurs vaisseaux, les Portugais contemplent avec tonnement la puissante cit ; ils regardent avec convoitise cette blanche perle dOrient qui tincelle dans la lumire blouissante du soleil et qui pourrait devenir le plus beau joyau de la couronne impriale du Portugal. De son ct, le prince malais et ses vizirs observent du palais, avec surprise et inquitude, ces singuliers et redoutables navires. Les voil donc, ces bandits incirconcis ! Ces maudits ont fini par dcouvrir la route de Malacca ! Le bruit des sanglantes tueries dAlmeida et dAlbuquerque sest dj rpandu des milliers de lieues ; on sait ici que ces terribles trangers ne traversent pas la mer, comme les patrons des jonques siamoises et japonaises, pour se livrer de pacifiques changes, mais attendent sournoisement le moment de sinstaller et de tout piller. Le plus sage serait de ne pas les laisser entrer dans le port ; lorsque ces envahisseurs auront un pied dans la place, il sera trop tard. Mais, dautre part, le sultan connat par ou-dire lefficacit de ces lourds canons, dont les gueules noires et silencieuses passent menaantes hors des coutilles ; il sait que ces pirates blancs se battent comme des dmons et quon ne peut leur rsister. Mieux vaut donc opposer le mensonge au mensonge, la ruse la ruse, et prvenir lattaque de lennemi.

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  • Le sultan de Malacca reoit les envoys de Sequeira avec empressement, il accepte leurs prsents avec des remerciements exagrs. Soyez les bienvenus, leur dit-il, faites ici tout le commerce quil vous plaira. Je vous procurerai sous peu de jours autant de poivre et dautres pices que vous pourrez en emporter. Il invite aimablement les capitaines dner au palais, et bien que ceux-ci avertis de plusieurs cts dclinent linvitation, les marins se rpandent librement et joyeusement travers la ville trangre et si hospitalire. Quel plaisir de sentir enfin la terre ferme sous ses pieds, de pouvoir samuser avec des femmes faciles, de ne plus loger dans une cabine puante ni dans ces infects villages o des hommes-btes, entirement nus, vivent parmi les porcs et la volaille. Ils entrent bavarder dans les maisons de th, font des emplettes sur les marchs, se rgalent de boissons malaises fortement alcoolises et de fruits crus ; jamais depuis leur dpart de Lisbonne ils nont rencontr un accueil aussi cordial, aussi gnreux. leur tour, les Malais, monts sur de petits canots rapides chargs de vivres, accostent par centaines les vaisseaux trangers, grimpent comme des singes le long des cordages, admirent toutes ces choses tranges quils nont jamais vues. Un commerce dchange trs actif prend naissance, et cest regret que lquipage apprend que le sultan a dj rassembl tout le chargement et a pri Seiqueira denvoyer quai toutes ses chaloupes le lendemain pour que la gigantesque cargaison puisse tre charge avant le coucher du soleil. Sequeira, ravi de stre procur aussi rapidement les prcieuses denres, dpche effectivement la cte les baleinires des quatre navires avec un quipage nombreux. Quant lui, trouvant ces tractations commerciales indignes dun gentilhomme portugais, il reste bord et joue aux checs avec un camarade, ce quil y a de mieux faire sur un bateau par une journe ennuyeuse et torride. Les trois autres galions sommeillent paisiblement. Cependant Garcia de Susa, le capitaine de la petite caravelle qui accompagne lescadre, stonne de voir saccrotre sans cesse la foule des embarcations malaises autour des vaisseaux et un nombre toujours plus grand

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  • de ces drles demi-nus grimper aux agrs sous prtexte de monter des marchandises bord. Le soupon lui vient tout coup que ce trop aimable sultan leur a tendu un pige, la fois sur terre et sur mer.

    Par bonheur, la caravelle na pas envoy sa chaloupe terre avec les autres. Susa ordonne son homme de confiance de gagner en toute hte le vaisseau-amiral pour avertir le commandant. Son choix est bon, cet homme de confiance est le sobresalente Magellan. Ce dernier fait force de rames et trouve Sequeira tranquillement install sa partie ; mais, sa vive contrarit, plusieurs Malais, spectateurs en apparence, se tiennent derrire les deux joueurs, le kriss nu pass dans la ceinture, porte de la main. Il murmure un avertissement au capitaine. Celui-ci, pour ne pas veiller la mfiance, a la prsence desprit de ne pas interrompre le jeu. Mais il commande un matelot de prendre la garde dans la hune et ne lche plus la poigne de son pe de toute la partie.

    Lavertissement de Magellan est arriv au dernier moment, au tout dernier, mme. cette minute prcise, une colonne de fume slve du palais du sultan ; cest le signal convenu de lattaque simultane sur terre et sur mer. La vigie donne heureusement lalarme aussitt. Sequeira se lve dun bond et frappe les Malais avant quils aient pu faire un geste. On sonne lalerte, les indignes qui ont envahi le pont sont jets par-dessus bord, et cest en vain que des praos chargs de guerriers se ruent maintenant de tous cts labordage : Sequeira a eu le temps de lever lancre et peut se frayer un chemin coups de boulets. Lattaque des navires a chou grce la vigilance de Susa et la promptitude de Magellan.

    Plus critique est la position des malheureux qui sont terre, une poigne dhommes dsempars, disperss travers les rues contre des milliers dennemis. La plupart dentre eux sont massacrs, une partie est capture, et quelques-uns seulement parviennent gagner le rivage. Trop tard ! Les

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  • Malais se sont empars des chaloupes et leur coupent la retraite ; les uns aprs les autres, les Portugais leur tombent entre les mains. Un seul, le plus brave dentre eux, rsiste encore, lami le plus cher, le frre darmes de Magellan : Francisco Serrao. On lentoure, il est bless, il semble perdu. Mais dj Magellan, accompagn dun autre soldat, accourt sur une barque, exposant bravement sa vie pour son compagnon. coups dpe il russit le tirer des griffes de ses adversaires, dix fois suprieurs en nombre, puis lentrane dans son canot, larrachant ainsi une mort certaine. Ce combat meurtrier cote la flotte portugaise ses baleinires et un tiers de son quipage. Mais Magellan sest li fraternellement un homme dont lamiti et la confiance auront une influence dcisive sur sa vie.

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    Cest la premire fois, en cette occasion, que la physionomie encore fort estompe de Magellan nous dvoile un trait fondamental de son caractre : son intrpide volont. Il ny a rien de pathtique dans sa nature, rien qui tonne en lui, et lon comprend quil ait pass si longtemps inaperu, car il fut toute sa vie un modeste. Il ne sait pas se faire remarquer et nen a dabord nulle envie. Mais chaque fois quon lui a confi une mission, et, plus encore, chaque fois quil sen est impos une, cet homme obscur et effac agit avec un mlange dintelligence et de courage. Par contre il est incapable de tirer parti de ses succs ni mme de sen vanter ; il rentre patiemment dans lombre. Il sait se taire, attendre, comme sil prvoyait quavant daccomplir le vritable exploit pour lequel il est n le destin lui mnage une foule dpreuves pralables. Peu de temps aprs sa participation la bataille de Cannanore, une des plus grandes victoires de la flotte portugaise, et celle de Malacca, une de ses plus lourdes dfaites, la rude cole de la mer soumet la bravoure de Magellan une nouvelle preuve : celle dun naufrage.

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  • Il a t charg daccompagner un de ces transports dpices qui rentrent rgulirement avec la mousson, quand le galion donne sur un cueil appel banc de Padua. Personne ne manque lappel, mais le navire se brise contre le rcif de corail, et comme lquipage tout entier ne peut tenir dans les chaloupes, une partie des naufrags doit demeurer sur ce banc. Bien entendu, le capitaine, les officiers et les gentilshommes veulent tre les premiers revenir au port de dpart et utiliser les baleinires. Cette prtention irrite les grumetes , les simples matelots. Une mutinerie est sur le point dclater, quand Magellan soffre rester avec les marins si les capitanes y hidalgos sengagent revenir les chercher avec un autre vaisseau.

    Sa courageuse attitude semble avoir attir sur lui lattention du haut commandement. En effet, un peu plus tard, en octobre 1510, lorsque dAlbuquerque, le nouveau vice-roi, prend conseil des capitanos del Rey avant dentreprendre le sige de Goa, Magellan se trouve mentionn parmi ceux quon consulte. Aprs cinq ans de service le sobresalente semble avoir enfin mont en grade ; bientt il est nomm officier de la flotte qui doit venger dfinitivement la honteuse dfaite que Sequeira a subie Malacca.

    Magellan reprend donc deux ans aprs la route dextrme-Orient, de la Chersonse dOr. Dix-neuf vaisseaux, une escadre dlite, salignent menaants en juillet 1511 devant le port de Malacca et une lutte acharne sengage. Il faudra six semaines Albuquerque pour briser la rsistance du sultan ; mais ensuite les pillards rcoltent un butin qui dpasse toute esprance. La possession de cette clef ouvre au Portugal la porte de lOrient tout entier. Lartre du commerce musulman est tout jamais coupe et tarit en quelques semaines. Lcho de ce coup dcisif port au prestige de lIslam, le plus svre quil ait subi depuis des temps immmoriaux, se propage jusquen Chine et au Japon et retentit joyeusement en Europe. Devant une assemble de fidles, le pape prononce publiquement des actions de grce

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  • pour le magnifique exploit du Portugal qui livre au christianisme la moiti de la terre et Rome assiste un spectacle tel que la matresse de lunivers nen a plus vu depuis lpoque des Csars. Une ambassade conduite par Tristao de Cunha est venue avec une foule de prsents provenant du butin de la victoire ; on remarque de superbes chevaux richement caparaonns, des lopards et des panthres ; la principale attraction de la fte est un lphant que les navires portugais ont amen vivant et qui sagenouille trois fois devant le saint Pre au milieu des acclamations de la foule.

    Mais pendant que lOccident fte le triomphe de la Chrtient, le Portugal ne se repose pas sur ses lauriers. Il nest pas dexemple dans lHistoire quune grande victoire ait jamais rassasi un vainqueur, et Malacca nest que la clef du trsor des pices. Aprs stre rendu matre du vestibule, il veut prsent semparer de la trsorerie elle-mme, des fabuleuses richesses de larchipel de la Sonde, des lgendaires Amboina, Banda, Ternate et Tidore. Trois navires sont placs sous le commandement dAntonio dAbreu pour les dcouvrir, les occuper, et plusieurs chroniqueurs du temps ont fait participer Magellan cette nouvelle expdition. En ralit, celui-ci en a fini avec les Indes. Cela suffit, ordonne son destin. Tu en as assez fait, assez vu en Orient ! Suis une nouvelle voie, la tienne ! Ces fabuleuses les des pices, dont il rvera toute sa vie, et qui exercent ds prsent sur son esprit une sorte de fascination, il ne les a jamais vues de ses propres yeux. Il ne lui a jamais t donn de mettre le pied dans cet Eldorado, qui restera un rve pour lui, mais un rve crateur. Cependant, Magellan, par suite dun merveilleux enchanement de circonstances, est mieux renseign sur elles quaucun de ses contemporains, grce son amiti avec Francisco Serrao, et lodysse de son ami lincitera tenter laventure la plus sublime et la plus hardie de son temps.

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  • Ltonnante odysse de Francisco Serrao, qui aura tant dinfluence sur Magellan, forme un pisode rcratif dans la chronique sanglante des batailles et des tueries portugaises et parmi tous les conquistadors clbres de cette poque le visage de ce capitaine obscur mrite notre attention. Aprs avoir quitt Malacca son frre darmes qui retourne Lisbonne, Francisco Serrao, en compagnie des capitaines des deux autres navires, met le cap sur les les lgendaires. Ils atteignent sans encombre les rivages verdoyants des Moluques et y trouvent un accueil particulirement aimable. Les Musulmans nont pas encore pntr avec leur civilisation et leur bellicisme dans ces contres lointaines. Nue et pacifique, la population vit ltat de nature, ignore encore largent et ne court pas aprs le gain. Pour quelques clochettes et bracelets ces nafs insulaires apportent les clous de girofle par quintaux, et ds les deux premires les, Banda et Amboina, les Portugais ont rempli leurs bateaux pleins bords. Impatient de mettre leurs cargaisons en sret, lamiral Abreu dcide de ne pas faire escale aux autres les, mais de rentrer en toute hte Malacca.

    La rapacit des Portugais les a peut-tre pousss charger trop lourdement leurs navires. Quoi quil en soit lun deux, celui que commande Francisco Serrao, donne contre un rcif et se brise. Cest grandpeine que ses hommes et lui russissent sauver leur vie. Ils errent dabord sur une plage inconnue et dserte, puis Serrao russit semparer dune chaloupe de pirates, sur laquelle ils retournent Amboina. L, le chef des naturels accueille les naufrags avec la mme bonne grce que lorsquils taient venus en grands seigneurs et leur offre lhospitalit (fueron recibidos y hospedados con amor, veneracion y magnificencia) disent les rapports. Sans doute le devoir du capitaine Francisco Serrao exigerait maintenant quil rejoignt sans tarder son amiral dans une de ces nombreuses jonques qui font constamment route vers Malacca et quil se remt au service de Sa Majest, laquelle le lie son serment. Mais lenchantement de cet Eden, la tideur balsamique du climat ont considrablement affaibli le sentiment de la

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  • discipline militaire chez Francisco Serrao. Que lui importe prsent quun roi grogne ou non lautre bout du monde ! Na-t-il pas assez fait pour le Portugal ? Na-t-il pas suffisamment risqu sa peau pour son pays ? Il voudrait bien prsent jouir de lexistence aussi batement que ces tres nus et insouciants sur leur le fortune ! Que les autres marins et les autres capitaines continuent sillonner les mers, payer de leur peine et de leur sang le poivre et la cannelle pour le profit des courtiers trangers ! Quils continuent trimer, ces loyaux insenss, au milieu des dangers et des combats, seule fin de remplir la caisse de lAlfanda de Lisbonne ! Quant lui, Francisco Serrao, ci-devant capitaine de la flotte portugaise, il en a par-dessus la tte de la guerre, des aventures et du trafic des pices ! Il passe sans emphase du monde hroque dans lidyllique et dcide de mener lexistence toute primitive, idalement oisive de cette aimable peuplade. La haute dignit de grand-vizir que lui confre le roi de Ternate ne laccable pas de travail ; il naura qu figurer une seule fois, loccasion dune guerre sans importance, aux cts de son souverain en qualit de conseiller militaire. Il reoit en rcompense une maison avec des serviteurs et des esclaves, plus une jolie sauvagesse qui le rendra pre de deux ou trois petits moricauds.

    Nouvel Ulysse oublieux de sa patrie, Francisco Serrao demeurera fort longtemps dans les bras de sa Calypso la peau bronze et nul ange de lambition ne pourra le chasser de ce paradis du doux farniente. Les neuf annes qui lui restent vivre, il les passera loin de toute civilisation, aux les de la Sonde, ce qui nen fera certes pas le plus hroque de tous les conquistadors et capitaines de lpope portugaise, mais sans doute le plus sage et le plus heureux.

    Il semble premire vue quil ny ait aucun lien entre la romanesque retraite de Francisco Serrao et la vie et luvre de Magellan. En ralit le renoncement picurien du petit et obscur capitaine a exerc linfluence la plus dcisive sur la destine de celui-ci, et par contre-coup sur lhistoire de la dcouverte de la

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  • terre. Car malgr lnorme distance qui les spare, les deux amis restent en rapport constant. Chaque fois que loccasion se prsente denvoyer un message Malacca destination du Portugal, Serrao crit Magellan des lettres dtailles dans lesquelles il vante la richesse et lattrait de sa nouvelle patrie. Jai dcouvert ici un nouveau monde ce sont ses propres paroles plus riche et plus grand que celui de Vasco de Gama. Tout entier sous le charme des tropiques, il le presse de quitter lingrate Europe et le poste misrable quil occupe pour venir le rejoindre au plus vite. Il nest pas douteux que cest Francisco Serrao qui lui a suggr lide quil serait peut-tre prfrable, tant donn la position extrme-orientale des les des pices, dessayer de les atteindre en empruntant la route de Colomb (par louest) plutt que celle de Vasco de Gama (par lest).

    Jusquo allrent les relations de Magellan et de son ami ? Nous lignorons. Quoi quil en soit ils ont d laborer un plan, car aprs la mort de Serrao on a trouv parmi ses papiers une lettre de son correspondant dans laquelle il lui promettait secrtement de venir Ternate sinon par le chemin habituel des Portugais, du moins par une autre voie . Et cest ainsi que lide de dcouvrir cette autre voie est devenue le but de la vie de Magellan.

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    Cette ide, plusieurs cicatrices sur son corps tann et un esclave malais achet Malacca, voil peu prs tout ce avec quoi Magellan regagne sa patrie aprs sept annes de services aux Indes. Quelle surprise dsagrable sans doute pour ce soldat chevronn, lors de son dbarquement en 1512, de retrouver une Lisbonne, un Portugal, tout diffrents de ceux quil a quitts ! Son tonnement commence ds son arrive Belem. la place de lantique chapelle o lon avait autrefois bni lexpdition de Vasco de Gama slve une imposante et majestueuse cathdrale, premier signe extrieur de la grande

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  • richesse qui est venue avec les pices. Tout autour de lui il naperoit que des changements. Sur la rivire jadis peu frquente, les bateaux naviguent prsent bord contre bord ; le long de la rive, les chantiers navals retentissent des coups de marteau des ouvriers qui travaillent sans arrt la construction de flottes toujours nouvelles, toujours plus grandes. Dans le port navires nationaux et trangers, battant tous les pavillons de lEurope, forment une fort de mts ; la rade regorge de marchandises, les docks sont combles, une foule bruyante saffaire dans les rues entre des palais rcemment difis. Dans les factoreries, dans les banques, dans les boutiques de courtiers, on entend toutes les langues. Grce la conqute des Indes, Lisbonne, la petite Lisbonne, est maintenant un centre mondial, une capitale luxueuse. Assises dans des carrosses dcouverts, les dames de la noblesse exhibent leurs perles des Indes, cependant quune multitude de courtisans superbement vtus se pavanent dans le palais. Magellan constate quune merveilleuse alchimie a converti en or le sang que ses camarades et lui ont vers aux Indes. Tandis que sous limpitoyable soleil des tropiques ils enduraient privations, angoisses, souffrances, Lisbonne, grce leurs exploits, devenait lhritire dAlexandrie et de Venise, Manoel devenait el fortunado , le plus riche monarque de lEurope. Tout sest transform, tout est plus magnifique, plus somptueux, plus raffin. Lui seul est inchang, il est toujours le soldat inconnu que personne nattend, personne ne remercie, personne ne salue. Aprs sept ans de service aux Indes, Magellan rentrant dans sa patrie se sent ltranger.

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  • CHAPITRE III

    MAGELLAN SE LIBRE

    (Juin 1512 - octobre 1517)

    Les ges hroques ne sont jamais sentimentaux : ces hardis conquistadors qui ont donn des mondes entiers lEspagne et au Portugal sont mal rcompenss par leurs rois. Colomb rentre Sville dans les fers, Cortez tombe en disgrce, Pizarro est assassin, Nunez de Balboa, qui dcouvrit locan Pacifique, est dcapit ; Camons, le pote-guerrier du Portugal, passe comme Cervants des mois et des annes dans un cachot infme. Monstrueuse ingratitude de lpoque des dcouvertes : ces invalides et ces mendiants, qui errent travers les rues de Cadix et de Sville, rongs par la vermine et la misre, ce sont ces mmes soldats qui ont donn lempereur les joyaux et les trsors des Incas ; ceux que la mort a pargns aux colonies sont enterrs sans gloire dans leur patrie comme des chiens galeux. Quimportent en effet leurs prouesses aux courtisans qui sont prudemment rests embusqus au palais, o ils raflent adroitement les richesses que les autres ont conquises ! Ces frelons deviennent adelatandos , gouverneurs des nouvelles provinces, ils entassent lor plein sac et repoussent de lassiette au beurre comme des intrus les coloniaux, soldats et officiers, lorsque, aprs des annes de privations et de sacrifices, ils ont commis la folie de rentrer dans leur pays. Avoir combattu Cannanore, Malacca, et dans de multiples batailles, avoir cent fois risqu sa vie et sa sant pour la victoire du Portugal nassure pas le moindre avancement Magellan. Il ne doit quau

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  • fait providentiel dtre n noble et davoir appartenu autrefois la maison du roi la faveur dtre rinscrit sur la liste des pensionns des indigents plutt au tout dernier rang, en qualit de mozo fidalgo , pour une aumne de mille reis par mois. Un mois plus tard, sans doute la suite de ses violentes rcriminations, il monte lgrement en grade : il est nomm cavalleiro fidalgo avec un traitement de mille deux cent cinquante reis. Ce titre pompeux ne lui confre en ralit aucun droit, mais ne lastreint, il est vrai, qu venir flner dans lantichambre royale. Un homme dhonneur et dambition nacceptera pas longtemps dtre pay ne rien faire, si misrables que soient ses moluments. Il est donc normal que Magellan saisisse la premire occasion venue non certes la meilleure de reprendre du service.

    Il doit attendre prs dun an. Mais lt 1513, lorsque le roi Manoel prpare une expdition militaire contre le Maroc pour exterminer les pirates maures, le soldat des Indes se prsente aussitt. Magellan qui a presque toujours combattu sur mer et est devenu un des navigateurs les plus habiles de son temps nest dans la grande arme quon envoie Azamor quun officier subalterne. De mme quaux Indes son nom ne figure jamais en tte des rapports, bien quil soit constamment au premier rang dans les combats. Il est encore bless cest la troisime fois dj dans un corps corps. Un coup de lance dans le genou gauche atteint larticulation et sa jambe restera toujours demi ankylose.

    On ne garde pas au front un homme qui ne peut ni se mouvoir normalement ni monter cheval ; Magellan aurait prsent le droit de retourner larrire et de rclamer une pension leve. Mais il persiste rester larme faire face au danger son lment. On lui assigne, en compagnie dun autre officier la surveillance des innombrables troupeaux de chevaux et de btail pris aux Maures. Mais ici se produit un incident. Quelques douzaines de moutons schappent la nuit de leurs immenses enclos et de mchantes langues accusent

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  • Magellan et son camarade davoir secrtement revendu une partie du butin aux Maures, ou davoir par ngligence permis aux animaux de svader de leurs parcs. Par une trange concidence laccusation basse et calomnieuse porte contre Magellan, celle de prvarication envers ltat, est la mme dont a souffert de la part des gens de loffice colonial portugais cette autre gloire du pays : Camons ; ces deux hommes, qui pendant des annes ont eu mille occasions de senrichir aux Indes lors des pillages et sont revenus pauvres comme Job de cet Eldorado, voient leur honneur entach par le mme soupon infamant. Mais Magellan est fait dun bois plus dur que le doux Camons. Il ne songe nullement subir linterrogatoire de pareilles cratures, ni, comme lui, une incarcration de plusieurs mois. Loin de tendre la joue ses ennemis lexemple du timide pote des Lusiades, il dcide tout bonnement de rentrer dans son pays et, avant que personne ait os laccuser ouvertement, il sembarque pour le Portugal.

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    Le fait que Magellan, peine arriv Lisbonne, demande audience au roi, non pour se dfendre ni mme pour se justifier mais pour rclamer, avec une pleine conscience de son mrite, une occupation plus digne de lui et un meilleur traitement, prouve quil ne se sent pas coupable le moins du monde. Mais Manoel ne lui laisse pas le temps dexposer sa requte. Le roi vient dtre inform par le grand-quartier gnral dAfrique que cet officier insubordonn est parti du Maroc de sa propre autorit, sans avoir sollicit de permission : il agit donc envers Magellan comme lgard dun vulgaire dserteur : il lui coupe la parole et lui intime dun ton bref lordre de rejoindre sur-le-champ son poste en Afrique et de se mettre la disposition du haut commandement. Par respect de la discipline, Magellan doit obir. Il retourne Azamor par le prochain bateau. L, il nest plus question denqute ni daccusation depuis longtemps,

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  • personne nose inculper ce soldat chevronn, qui bientt nanti de lautorisation formelle de ltat-major de quitter larme en tout honneur, ainsi que de tous les documents qui attestent son innocence et ses mrites, revient une seconde foi