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LEXIQUE 22

Aspectua l i t Ă© e t modal i t Ă© l ex ica le s

Numéro coordonné par T. Milliaressi & S. Vogeleer

D. Amiot, C. Barbet, W. De Mulder, L. Gosselin, T. Milliaressi, A. Patard, P. Rothstein, D. Stosic,

D. Van de Velde, C. Vetters, S. Vogeleer

PRESSES UNIVERSITAIRES DU SEPTENTRION

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Secrétariat éditorial : Nicolas DelargilliÚre Normalisation, mise en page et révision : Pierre Corbin, Nathalie Gasiglia

© Presses Universitaires du Septentrion, 2015

En application de la loi du 1er juillet 1992 relative au code de la propriĂ©tĂ© intellectuelle, il est interdit de reproduire intĂ©gralement ou partiellement le prĂ©sent ouvrage sans autorisation de l’éditeur ou du Centre Français d’Exploitation du Droit de Copie.

(20, rue des Grands Augustins - 75006 Paris)

ISBN 978-2-7574-1142-1 ISSN 0756-7138

Livre imprimé en France

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Table des matiĂšres

TATIANA MILLIARESSI & SVETLANA VOGELEER Aspectualité et modalité : entre le lexique et la grammaire 7

I. Aspectualité

TATIANA MILLIARESSILa structuration interne du procĂšs et la morphologie aspectuelle....................................................................... 25

DANIÈLE VAN DE VELDE Les conditions aspectuelles de l’interprĂ©tation Ă©vĂ©nemen-

tielle des nominalisations................................................. 55 ADELINE PATARD & WALTER DE MULDER La préverbation en en- en ancien français : un cas de pré-

fixation aspectuelle ? ....................................................... 85 DANY AMIOT & DEJAN STOSIC Morphologie aspectuelle et évaluative en français et en

serbe................................................................................. 111

II. Modalité

SVETLANA VOGELEERPouvoir et devoir : interaction entre la modalitĂ©, l’aspect et la temporalitĂ© ............................................................... 145

CARL VETTERS & CÉCILE BARBET Les emplois illocutoires de pouvoir................................. 171 PHILIPPE ROTHSTEIN

EspĂ©rer et souhaiter : le subjonctif, la ronde des modalitĂ©s et l’euphorie..................................................................... 189

LAURENT GOSSELIN SĂ©mantisme modal du verbe recteur et choix du mode

de la complétive............................................................... 223

Résumés en français............................................................... 247

English Abstracts ................................................................... 251

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LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 7-21

Aspectualité et modalité : entre le lexique et la grammaire

Tatiana Milliaressi, Svetlana Vogeleer

0. INTRODUCTION

L’aspectualitĂ© et la modalitĂ© sont deux catĂ©gories sĂ©mantiques complexes et interactives qui suscitent d’innombrables discussions. Leur mise en forme, grammaticale ou lexicale, est conditionnĂ©e par le type de langue. Ainsi, les langues slaves grammaticalisent l’aspect (le systĂšme verbal y prĂ©sentant des paradigmes de conjugaison de l’imperfectif et du perfectif), alors que les langues romanes et ger-maniques le lexicalisent. En revanche, les langues romanes et ger-maniques grammaticalisent le mode (le subjonctif en français et le subjunctive en anglais), que les langues slaves lexicalisent. La question qui se pose est de comprendre les raisons de ce partage d’influence entre aspectualitĂ© et modalitĂ©. Les interactions entre l’aspectualitĂ© et la modalitĂ© sont souvent sou-lignĂ©es par des linguistes (Gosselin (2005), Wiemer (2006), Ć melĂ«v & Zaliznjak (2006), Klimonow (2007), Abraham & Leiss (2008), Vojvodi (2012)) sur l’exemple de langues de types diffĂ©rents. Les frontiĂšres entre aspectualitĂ© et modalitĂ© ne sont pas toujours nettes 1.En effet, les paramĂštres qui sont dĂ©finitoires pour l’aspectualitĂ© et la modalitĂ© sont souvent communs : la nature ontologique des pro-cĂšs (voir les articles de Van de Velde et de Milliaressi (dans ce vo-lume)), l’évaluation (voir les articles de Gosselin, de Milliaressi, d’Amiot & Stosic), le dĂ©calage entre les points de vue et l’éviden-tialitĂ© (voir les articles de Rothstein et de Vetters & Barbet), le rĂŽle de la dĂ©limitation du procĂšs et sa relation Ă  la tĂ©licitĂ© (voir les ar-ticles de Van de Velde, de Vogeleer, de Patard & de Mulder et de Milliaressi). L’aspectualitĂ© et la modalitĂ© sont analysĂ©es en tant que deux catĂ©-gories Ă  sĂ©mantisme de subjectivitĂ© impliquant l’existence d’un Ă©va-luateur. Ces propriĂ©tĂ©s partagĂ©es entre l’aspectualitĂ© et la modalitĂ© posent plusieurs questions que les auteurs permettront, nous l’espĂ©-

1. Voir, par exemple, Landman (1992), Portner (1998) sur la sémantique aspec-tuelle et modale du progressif anglais, Vojvodi (2012) sur le futur imperfectif et la modalité dans les langues slaves.

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8 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

rons, d’éclairer sur l’exemple de langues de types diffĂ©rents (russe, serbe, latin, français, anglais) : – Quel est le rĂŽle du type de langue dans la mise en forme lexi-cale ou grammaticale du sens aspectuel ? (Milliaressi ; Patard & De Mulder)– Quelle est la nature de l’évaluation aspectuelle et celle de l’évalua-tion modale ? (Gosselin ; Rothstein ; Vetters & Barbet ; Vogeleer) – Quel est le rapport entre les catĂ©gories ontologiques (actions, Ă©vĂ©-nements, Ă©tats, qualitĂ©s) dans les nominalisations et l’aspect ? (Van de Velde) – Quelles sont les formes d’évaluation prises en charge par l’affixa-tion ? (Amiot & Stosic ; Milliaressi) – Quelle est l’influence rĂ©ciproque entre le sens lexical du verbe recteur et le mode dans les complĂ©tives ? (Gosselin ; Rothstein) – Quelles sont les causes de la variation de sens modal des verbes modaux ? (Vetters & Barbet ; Vogeleer)

1. ASPECTUALITÉ VERBALE

Le terme aspectualitĂ© reflĂšte l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© et la complexitĂ© de cette catĂ©gorie (cf. Ă  ce sujet Bondarko (2003 [1987] : 41)). Il em-brasse Ă  la fois l’aspect grammatical et l’aspect lexical et rĂ©sulte de l’interaction de plusieurs paramĂštres de niveaux diffĂ©rents. Au-trement dit, pour dĂ©finir l’aspect grammatical et l’aspect lexical, il est indispensable tout d’abord de dĂ©finir l’aspect en tant que catĂ©-gorie sĂ©mantique.

1.1. Aspect : définitions et classifications

Sur le plan conceptuel de l’aspect, c’est la structure interne du dĂ©roulement du procĂšs (temps interne) qui a une importance capi-tale par rapport Ă  la durĂ©e du procĂšs sur l’axe temporel (temps ex-terne) (voir l’article de Milliaressi). Le dĂ©roulement interne des procĂšs prĂ©sente trois phases internes successives : processus, terme naturel et Ă©tat. Le terme naturel est un aboutissement qualitatif d’un processus, il est suivi d’un Ă©tat. Le temps externe comporte deux points quantitatifs sur l’axe tem-porel : dĂ©but et fin. Sur le plan rĂ©fĂ©rentiel, le procĂšs peut s’articuler Ă  chacune de ces phases : 1) dĂ©veloppement seul (“travailler”) ; 2) dĂ©veloppement + terme naturel (“lire (un livre)”) ; 3) terme naturel seul (â€œĂ©clater”) ;

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4) terme naturel + Ă©tat (“tomber amoureux, s’éprendre”) ; 5) Ă©tat seul (“savoir”). 2 Sur le plan sĂ©mantique, l’opposition fondamentale de l’articulation interne du procĂšs est tĂ©lique / atĂ©lique. Sur le plan de la dĂ©limitation temporelle du dĂ©but et de la fin de la durĂ©e du procĂšs (dĂ©limitation quantitative), la structure externe du procĂšs prĂ©sente l’un des deux cas de figure suivants : a) dĂ©but + dĂ©veloppement (par exemple, les perfectifs inchoatifs russes du type zakri at’ “commencer Ă  crier” ; le passĂ© simple dans le contexte suivant : Tout Ă  coup, il parla) ; b) dĂ©but + dĂ©veloppement + fin (par exemple, les perfectifs dĂ©limi-tatifs russes du type pokri at’ “crier un peu” ou le passĂ© composĂ© français, qui marque le procĂšs avec un dĂ©but et une fin : Hier, il a travaillĂ© dans son jardin).L’opposition sĂ©mantique dĂ©limitĂ© / non dĂ©limitĂ© est relative Ă  l’arti-culation externe de la durĂ©e du procĂšs (par exemple, dans l’opposi-tion du passĂ© composĂ© Ă  l’imparfait). Ces deux oppositions primitives (tĂ©lique / atĂ©lique et dĂ©limitĂ© / non dĂ©limitĂ©) se retrouvent Ă  l’origine des dĂ©finitions de l’aspect les plus citĂ©es : – pour tĂ©lique / atĂ©lique :

[
] les aspects sont les maniĂšres diverses de concevoir l’écoulement du pro-cĂšs mĂȘme. (Holt (1943 : 6)) [
] aspects are different ways of viewing the internal temporal constituency of a situation. (Comrie (1976 : 3))

– pour dĂ©limitĂ© / non dĂ©limitĂ© :

[
] dans les diffĂ©rentes langues [
] la base sur laquelle se dĂ©ploie l’opposi-tion aspective est partout celle de la dĂ©limitation [
] (Cohen (1989 : 63) Cette opposition fondamentale entre l’aspect dĂ©limitĂ© (B) et l’aspect non dĂ©li-mitĂ© (A) peut constituer Ă  elle seule l’ensemble du systĂšme. (id. : 71) [
] ASPECT (repĂ©rage non dĂ©ictique de la DURÉE et des LIMITES du pro-cĂšs) [
] (Laurendeau (1995)) Aspect is the semantic domain of temporal point of view in language. (Smith (2009 : 25))

Les deux paramĂštres peuvent interagir. En effet, le terme naturel (tĂ©los) implique la fin temporelle du procĂšs (borne finale). Cepen-dant, l’inverse n’est pas vrai, puisque le temps interne du procĂšs et le temps externe n’ont rien en commun sur le plan conceptuel (cf. Karolak (1998 : 170)). Par consĂ©quent, la structuration interne carac-tĂ©rise la sĂ©mantique aspectuelle, alors que la dĂ©limitation externe est inhĂ©rente Ă  la vision dynamique du temps. 2. Pour des procĂšs similaires, cette articulation n’est pas toujours identique dans diffĂ©rentes langues. Par exemple, le procĂšs “arriver” est conceptualisĂ© en français comme relevant du type 3, alors qu’en russe il est conceptualisĂ© comme relevant du type 2.

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10 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

La vision dynamique du temps est opposĂ©e Ă  sa vision statique (cf. Lyons (1977)), qui peut se traduire en termes d’opposition de points de vue, Ă©pistĂ©mique et perceptuel, du locuteur (Vogeleer (1994a, 1994b)). La vision dynamique du temps rĂ©sulte du point de vue Ă©pis-tĂ©mique lorsque le locuteur sait (ou pense savoir) qu’il existe une situation d’un certain type. Le point de vue Ă©pistĂ©mique est externe Ă  la situation, ce qui permet au locuteur de dĂ©limiter le procĂšs dans le temps. En revanche, le point de vue perceptuel implique une vi-sion statique, expĂ©rientielle du temps, lorsque le locuteur voit (ou pense voir) une situation dans son dĂ©roulement, sans percevoir son dĂ©but ni sa fin, et Ă  laquelle il participe Ă©motionnellement. L’opposition dĂ©limitĂ© / non dĂ©limitĂ© concerne donc l’expression de l’ordre des procĂšs dans le temps, elle est diffĂ©rente de l’évaluation du dĂ©roulement interne du procĂšs. Cette opposition est souvent as-sociĂ©e Ă  la sĂ©mantique aspectuelle (cf., par exemple, l’aspect “point de vue” de Smith (1997 [1991])). Cependant, elle est diffĂ©rente de l’opposition tĂ©lique / atĂ©lique, qui caractĂ©rise le dĂ©roulement interne du procĂšs. Cette diffĂ©rence entre grammaticalisation de la structure interne du procĂšs pour les langues slaves et grammaticalisation de la dĂ©li-mitation externe du procĂšs pour les langues romanes et germaniques est la consĂ©quence de deux systĂšmes opposĂ©s : les langues slaves construisent les relations temporelles (expression de l’ordre des pro-cĂšs) autour des formes verbales aspectives, alors que les langues ro-manes et germaniques construisent les relations aspectuelles autour des formes verbales temporelles.

1.2. Évaluation aspectuelle et tĂ©licitĂ©

Étant l’une des caractĂ©ristiques essentielles de l’aspect slave, la tĂ©licitĂ© est souvent considĂ©rĂ©e comme une propriĂ©tĂ© dĂ©finitoire et inhĂ©rente Ă  l’aspect perfectif (Smith (1986), Comrie (1989), Bondarko (2003 [1987]), Ć eljakin (2001), Breu (2004 : 252)). Cependant, ce n’est pas une propriĂ©tĂ© exclusive de l’aspect russe. En effet, certains affixes perfectivisants (prĂ©fixes et suffixes) marquent dans les langues slaves une dĂ©limitation externe (temporelle) du procĂšs indĂ©pendam-ment de sa structuration interne : pospat’Perf “dormir un peu”, vzgrust-nut’ Perf “s’adonner pendant un court moment Ă  la nostalgie du passĂ©â€. Il s’agit, en rĂ©alitĂ©, d’un perfectif atĂ©lique, ce qui met en cause l’op-position aspectuelle de base : imperfectif (atĂ©lique) / perfectif (tĂ©lique). Pour Ă©viter l’éclatement des valeurs aspectives 3, certains aspecto-logues choisissent d’élargir la notion de tĂ©licitĂ© pour qu’elle puisse couvrir tous les emplois perfectifs du russe (Bondarko (2003 [1987] : 50-51), Ć eljakin (2008 [2007] : 36)) ; d’autres nient l’existence mĂȘme

3. Nous opposons les valeurs aspectives grammaticales, relatives Ă  l’opposition imperfectif / perfectif, aux propriĂ©tĂ©s aspectuelles en gĂ©nĂ©ral, qui concernent l’en-semble des procĂ©dĂ©s d’expression de l’aspectualitĂ©.

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du noyau sĂ©mantique stable du perfectif et de l’imperfectif russes (Timberlake (1982), Apresjan (1997), Zaliznjak & Ć melĂ«v (1997)). Les emplois les plus discutĂ©s du perfectif atĂ©lique russe sont les suivants : 1) perfectifs dĂ©signant des procĂšs progressivement Ă©volutifs du type “augmenter” ; 2) perfectifs Ă  sens dĂ©limitatif du type porabotat’ “travailler un cer-tain temps” ; 3) perfectifs Ă  sens inchoatif du type zagovorit’ “commencer Ă  par-ler”. 4 Les perfectifs atĂ©liques dĂ©notant des procĂšs progressivement Ă©vo-lutifs du type ponizit’sja “baisser” (“devenir plus bas”) sont souvent dĂ©rivĂ©s des adjectifs graduables, c’est-Ă -dire qu’ils sont graduables par paliers non Ă©quivalents de croissance ou de dĂ©croissance. Ce type de procĂšs n’a pas Ă©tĂ© initialement inclus dans la classification de Vendler (1967 [1957]) ; Dowty (1979 : 88) les qualifie de « degree achievements », Padu eva (2010 [1996] : 117), de « gradatifs ». En effet, lorsque l’intensitĂ© du procĂšs augmente ou diminue, il n’y a aucun terme naturel sur le plan conceptuel. Le perfectif marque, Ă  notre avis (voir Milliaressi (2009, 2010)), une Ă©valuation du dĂ©rou-lement du procĂšs Ă  un moment donnĂ© (moment de l’énonciation et/ou moment de rĂ©fĂ©rence). C’est le moment de l’interruption imaginaire (externe) du procĂšs (arrĂȘt sur image) et l’évaluation de son Ă©volution interne, comme le montre la comparaison de (1a) et (1b) :

(1) a) Poezd zamedljal Imp xod “Le train Ă©tait en train de ralentir” b) Poezd zamedlil Perf xod 5 “Le train a ralenti”

L’imperfectif de (1a) constate un processus de ralentissement, alors que le perfectif de (1b) Ă©value le rĂ©sultat du ralentissement au mo-ment de l’énonciation par rapport Ă  un point antĂ©rieur oĂč le procĂšs est considĂ©rĂ© comme n’ayant pas lieu. Cette Ă©valuation du procĂšs est inhĂ©rente Ă  tous les emplois atĂ©liques du perfectif. Prenons l’exemple des perfectifs dĂ©notant des procĂšs dĂ©limitĂ©s de l’extĂ©rieur. Ce mode d’action est appelĂ© dĂ©limitatif (pospat’ Perf “dor-mir quelque temps”, sosnut’ Perf “dormir un peu”) et perduratif (pro-spat’ Perf dva asa “dormir deux heures”) (cf. Maslov (2004 [1984] : 32), Karavanov (1991), Padu eva (2010 [1996] : 145-146), Tommola (2013)). La particularitĂ© de ces perfectifs est d’admettre les circons-tants de durĂ©e, contrairement Ă  tous les autres modes d’action du per-fectif (par exemple, *Ja napisal Perf dva asa “J’ai Ă©crit deux heures”). 4. Pour un dĂ©veloppement plus approfondi de la sĂ©mantique du perfectif atĂ©lique russe, voir Milliaressi (Ă  paraĂźtre, § 2.3). 5. Bondarko (2003 [1987] : 50) considĂšre ce type de procĂšs comme tĂ©liques, puisqu’ils sont pourvus de « tĂ©los relatif ». Il distingue le tĂ©los relatif, qui est une limite relative de l’épuisement du procĂšs, et le tĂ©los absolu, qui est une limite ab-solue de l’épuisement du procĂšs au-delĂ  de laquelle il ne peut plus continuer.

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12 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Ainsi, J’ai dormi (pendant) deux heures peut correspondre à trois perfectifs (pospal, prospal et sosnul) et à l’imperfectif (spal) :

(2) a) Ja pospal Perf dva asa b) Ja prospal Perf dva asa c) Ja sosnul Perf dva asa d) Ja spal Imp dva asa

Dans l’exemple (2a), la durĂ©e est perçue comme courte ; dans (2b), comme prolongĂ©e ; dans (2c), comme passĂ©e trĂšs rapidement ; et enfin, dans l’exemple (2d), avec l’imperfectif, la durĂ©e du sommeil est constatĂ©e de façon neutre. La conclusion qui s’impose est que l’imperfectif est neutre, alors que le perfectif Ă©value la durĂ©e. On remarquera que l’imperfectif ne dĂ©limite pas la durĂ©e du pro-cĂšs. Le sens aspectuel de l’imperfectif est processif et non dĂ©limi-tatif. Le procĂšs est perçu comme dĂ©limitĂ© dans (2d) grĂące au circons-tant (pendant) deux heures. En effet, la dĂ©limitation externe n’est pas dĂ©finitoire pour le systĂšme aspectuel russe. Quant Ă  la durĂ©e du procĂšs marquĂ©e par le perfectif, la dĂ©limitation de ce procĂšs est une consĂ©quence de son Ă©valuation aspectuelle ex-primĂ©e par le sens lexical des prĂ©fixes. Ainsi, la durĂ©e dĂ©limitĂ©e peut ĂȘtre perçue en fonction de son dĂ©roulement interne (longue si le pro-cĂšs est pĂ©nible, courte s’il est agrĂ©able, ou encore pas prolongĂ©e mais suffisante, etc.). Par consĂ©quent, il est important, Ă  notre avis, de dis-tinguer le sens aspectuel (Ă©valuation du procĂšs pour le perfectif en gĂ©nĂ©ral) d’une part, et le sens lexical du prĂ©verbe po- (durĂ©e perçue comme courte mais suffisante) d’autre part. Cette distinction concerne plusieurs modes d’action (voir l’article d’Amiot & Stosic sur l’éva-luation lexicale du mode d’action frĂ©quentatif). La propriĂ©tĂ© aspective du perfectif dĂ©notant un procĂšs extĂ©rieu-rement dĂ©limitĂ© est donc l’évaluation aspectuelle du dĂ©roulement de ce procĂšs. Pour pouvoir ĂȘtre Ă©valuĂ©e, la durĂ©e du procĂšs est dĂ©limi-tĂ©e au dĂ©but et Ă  la fin. Cette dĂ©limitation est une condition nĂ©ces-saire de l’évaluation, elle n’a pas de statut autonome, elle est subor-donnĂ©e Ă  l’aspect. En conclusion, l’évaluation aspective du procĂšs est une propriĂ©tĂ© fondamentale primitive qui est antĂ©rieure aux deux oppositions aspec-tives spĂ©cifiques : tĂ©lique / atĂ©lique (pour les procĂšs avec change-ment qualitatif) et Ă©valuĂ© / non Ă©valuĂ© (pour les processus).

1.3. DĂ©limitation et ordre des procĂšs

L’opposition sĂ©mantique dĂ©limitĂ© / non dĂ©limitĂ© est dĂ©finitoire pour l’expression de l’ordre des procĂšs (antĂ©rioritĂ©, postĂ©rioritĂ©, simul-tanĂ©itĂ©). En effet, pour que les procĂšs puissent se succĂ©der, ils doi-vent ĂȘtre dĂ©limitĂ©s (3a : Il y a des fraises sur la table. Paul a mangĂ© une fraise. Marie l’a vu et lui a proposĂ© tout de suite de la Chantilly pour les fraises restantes) ; pour qu’un procĂšs soit accompli pendant que l’autre se dĂ©roule, il doit ĂȘtre dĂ©limitĂ© par rapport Ă  cet autre

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procĂšs non dĂ©limitĂ© (3b : Au moment oĂč Paul mangeait ses fraises, Marie lui a proposĂ© de la Chantilly) :

(3) a) Paul a mangé une fraise, Marie lui a proposé de la Chantilly b) Paul mangeait des fraises, Marie lui a proposé de la Chantilly

Cette opposition (dĂ©limitĂ© / non dĂ©limitĂ©) constitue l’axe de l’archi-tecture temporelle complexe et dĂ©veloppĂ©e des langues romanes et germaniques, dans lesquelles le temps est couplĂ© avec l’expression de l’ordre des procĂšs. En revanche, dans les langues slaves, dans les-quelles le temps est couplĂ© avec l’aspect, le systĂšme temporel est simple, il est construit autour de l’aspect ; les relations d’ordre entre les procĂšs se construisent Ă©galement sur la sĂ©mantique aspectuelle ou, plus prĂ©cisĂ©ment, sur l’opposition entre la valeur processive et atĂ©lique de l’imperfectif et la valeur tĂ©lique du perfectif. En français, la tĂ©licitĂ© et l’atĂ©licitĂ© peuvent avoir une expression lexicale : rĂ©soudre, arriver (tĂ©liques) et marcher, rĂ©flĂ©chir (atĂ©liques). Ainsi, l’infinitif français peut ĂȘtre porteur, dans certains cas, du sens tĂ©lique ou du sens atĂ©lique, indĂ©pendamment de son expression tem-porelle : se lever et partir (succession de procĂšs tĂ©liques), regarderet sourire (simultanĂ©itĂ© des procĂšs atĂ©liques). En revanche, en russe, la tĂ©licitĂ© et l’atĂ©licitĂ© sont exprimĂ©es non seulement lexicalement, mais aussi grammaticalement : si “regarder” et “sourire” sont prĂ©sentĂ©s comme une suite d’imperfectifs (smot-ret’ Imp i ulybat’sja Imp “regarder et sourire”), alors ils sont simultanĂ©s ; s’ils sont prĂ©sentĂ©s par deux perfectifs (posmotret’ Perf i ulybnut’-sja Perf “regarder et sourire”), ils se succĂšdent. Par consĂ©quent, l’ordre des procĂšs peut ĂȘtre exprimĂ© par des moyens aspectuels (sur la rela-tion entre l’ordre des procĂšs et la modalitĂ©, voir l’article de Vogeleer (dans ce volume)).

Ainsi, l’aspect est relatif Ă  la structuration interne du procĂšs en phases, il marque une Ă©volution quantitative (du processus) aboutis-sant Ă  un changement qualitatif (le tĂ©los) suivi de l’instauration d’une qualitĂ© stable (l’état), qui, Ă  son tour, peut donner lieu Ă  une Ă©volu-tion. L’aspect peut ĂȘtre prĂ©sentĂ© comme une Ă©valuation du dĂ©roule-ment interne du procĂšs. Cette propriĂ©tĂ© fondamentale, gĂ©nĂ©rale de l’aspect se rĂ©alise dans deux oppositions sĂ©mantiques spĂ©cifiques : 1) l’évaluation du changement qualitatif : tĂ©lique / atĂ©lique (pour les verbes dĂ©signant des procĂšs avec un changement qualitatif) ; 2) l’évaluation du dĂ©roulement du processus atĂ©lique : Ă©valuĂ© / non Ă©valuĂ© (pour les verbes dĂ©signant des procĂšs sans changement qua-litatif). Le rĂŽle des prĂ©fixes est fondamental pour les deux oppositions (voir Ă  ce sujet l’article de Patard & De Mulder sur l’exemple du latin et de l’ancien français et celui de Milliaressi sur l’exemple du russe). Les modes d’action (Aktionsarten) spĂ©cifient les deux types de structuration (interne et externe) du procĂšs Ă  travers la structure mor-

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14 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

phologique des verbes ; c’est une catĂ©gorie lexicale qui complĂšte la catĂ©gorie grammaticale de l’aspect (voir l’article d’Amiot & Stosic). La dĂ©limitation externe du procĂšs concerne sa durĂ©e indĂ©pendam-ment de sa structure interne, elle prĂ©sente deux points externes sur l’axe temporel : dĂ©but et fin. Elle est Ă  l’origine des approches en termes d’aspect “point de vue” (Smith (1997 [1991]) et Vogeleer (dans ce volume)). La superposition des deux structurations du procĂšs (interne et ex-terne) crĂ©e des conditions nĂ©cessaires Ă  l’évaluation aspectuelle de la situation par le locuteur (voir Milliaressi (2011) et Van de Velde (dans ce volume)).

2. MODALITÉ VERBALE

2.1. Modalité : définitions et classifications

Les dĂ©finitions de la modalitĂ© sont multiples, de la plus large, qui entend par modalitĂ© toute manifestation de subjectivitĂ© dans l’énoncĂ© (cf. section 2.2.), Ă  la plus Ă©troite, celle qui ramĂšne la modalitĂ© aux relations basiques de possibilitĂ© et de nĂ©cessitĂ© 6. Selon la dĂ©finition la plus usuelle (cf. Declerck (2011)), la modalitĂ© est une relation qui place l’actualisation de la situation du “prĂ©jacent”, ou “rĂ©sidu”, c’est-Ă -dire la situation qui reste si l’on supprime la modalitĂ© 7, dans un monde non factuel tout en reliant ce monde au monde factuel 8. Selon Gosselin (2010), la modalitĂ© est un mode d’évaluation de la validitĂ© (et non de la vĂ©ritĂ©) du contenu propositionnel d’une phrase ou d’une proposition. Cette dĂ©finition a l’avantage de prendre en compte les attitudes propositionnelles apprĂ©ciatives (Je suis content / Je regrette que tu sois lĂ ), qui sont modales bien que la proposition qu’elles introduisent soit actualisĂ©e dans le monde factuel (cf. Gos-selin (dans ce volume)). Tout en Ă©tant factives, ces attitudes propo-sitionnelles impliquent une rĂ©fĂ©rence Ă  un monde non factuel, celui des prĂ©fĂ©rences du locuteur (ou de tout autre sujet de l’attitude). En adoptant une attitude euphorique (positive), celui-ci signale que le monde factuel, celui oĂč le prĂ©jacent est actualisĂ©, est prĂ©fĂ©rable aux mondes non factuels dans lesquels ce n’est pas le cas. En adoptant une attitude dysphorique (nĂ©gative), le locuteur signale que les mondes non factuels, dans lesquels le prĂ©jacent n’est pas actualisĂ©, sont prĂ©fĂ©- 6. Declerck (2011 : 21) observe que « modality is a most elusive concept, [
] usually illustrated (rather than defined) by a list of possible meanings that ‘modal auxiliaries’ can have ». 7. Le terme de “rĂ©sidu” est dĂ» Ă  Declerck (cf., par exemple, Declerck (2011)). Nous utiliserons ici le terme de “prĂ©jacent”, dĂ» Ă  von Fintel (cf., entre autres, von Fintel & Iatridou (2009)). 8. Le monde factuel est un monde constituĂ© de “faits”. Pour Frege (1956 : 307), « a fact is a thought that is true ».

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ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ : ENTRE LE LEXIQUE ET LA GRAMMAIRE 15

rables au monde factuel, dans lequel l’actualisation a lieu (voir Roth-stein (dans ce volume) au sujet des modalitĂ©s euphoriques et dys-phoriques). Si l’on se fonde sur la dĂ©finition de Gosselin (2010) citĂ©e ci-dessus, l’évaluation est inhĂ©rente au concept mĂȘme de modalitĂ©. Dans le domaine des possibilitĂ©s et nĂ©cessitĂ©s, les diffĂ©rentes moda-litĂ©s sont classĂ©es en groupes. Palmer (1986 : 103-104) ne distingue que deux groupes : modalitĂ© Ă©pistĂ©mique et modalitĂ©s radicales, ces derniĂšres Ă©tant dĂ©finies nĂ©gativement, comme toutes les modalitĂ©s Ă  l’exception de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Hacquard (2006) distingue trois groupes : modalitĂ© Ă©pistĂ©mique, modalitĂ©s radicales, subdivi-sĂ©es en capacitĂ©s (« abilities ») et modalitĂ©s visant un but (« goal-oriented »), et les “vrais” dĂ©ontiques (« true deontics »), ce dernier groupe ne contenant que des dĂ©ontiques performatifs (Tu dois partir). Van der Auwera & Plungian (1998) proposent une classification fondĂ©e sur la lexicalisation des modalitĂ©s dans des langues typolo-giquement diffĂ©rentes. Ils distinguent : – la modalitĂ© interne au participant (capacitĂ© / nĂ©cessitĂ©), – la modalitĂ© externe (circonstances), – la modalitĂ© dĂ©ontique (considĂ©rĂ©e comme un cas spĂ©cial de mo-dalitĂ© externe), – la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique 9. Il est bien connu que le sens des verbes modaux, surtout celui de pouvoir et devoir, varie selon leurs conditions d’emploi. Ces verbes sont aptes Ă  exprimer toutes les modalitĂ©s rĂ©pertoriĂ©es ci-dessus, auxquelles on pourrait encore ajouter la modalitĂ© illocutoire, analy-sĂ©e dans l’article de Vetters & Barbet (dans ce volume). Pour cer-tains chercheurs, cette variation produit des sens suffisamment dif-fĂ©renciĂ©s pour considĂ©rer ces verbes comme polysĂ©miques (cf., par exemple, Lyons (1977), Palmer (1986)). Ce point de vue est Ă©gale-ment adoptĂ© par Gosselin (2010) dans le cadre de sa ThĂ©orie modu-laire des modalitĂ©s. Dans certaines autres approches, par exemple dans l’approche quantificationnelle de Kratzer (1981, 1991) (cf. sec-tion 2.2.), on considĂšre que les verbes modaux sont sous-dĂ©terminĂ©s, de sorte que chaque verbe a un sens de base (« core meaning »), un invariant qui reste prĂ©servĂ© dans toutes ses interprĂ©tations.

2.2. Modalité et aspect : caractéristiques communes et interaction

L’aspect et la modalitĂ© partagent plusieurs caractĂ©ristiques. La premiĂšre est que les deux notions impliquent l’évaluation, et donc une certaine subjectivitĂ©. Pour l’aspect (morpho-)lexical, qu’il soit grammaticalisĂ©, comme c’est le cas dans les langues slaves, ou seu-lement lexicalisĂ©, comme c’est le cas dans les langues romanes, l’éva-luation porte sur le dĂ©roulement interne du procĂšs, sur sa structure temporelle interne (cf. Milliaressi (dans ce volume)). Pour la moda-

9. Cf. Vetters & Barbet (dans ce volume) pour d’autres classifications, relatives plus spĂ©cifiquement au domaine du français.

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litĂ©, l’évaluation porte, selon la dĂ©finition de Gosselin (2010) citĂ©e dans la section 2.1., sur la validitĂ© du contenu propositionnel d’une phrase ou d’une proposition. Le terme de modalitĂ© est parfois utilisĂ© dans un sens trĂšs large, dĂ©fini comme toute manifestation de subjectivitĂ©, et donc de l’éva-luation, dans l’énoncĂ©. Ainsi, selon Ducrot (1993 : 128), ce terme recouvre toute la gamme des « prises de position » qui marquent le discours du locuteur et qui traduisent « la vision du monde vĂ©hiculĂ©e par nos Ă©noncĂ©s ». Rappelons que l’aspect, au sens d’aspect “point de vue” (Smith (1997 [1991])), celui qui concerne la structuration temporelle externe, l’ordre des procĂšs, et qui est marquĂ© (ou impli-quĂ©) par les temps verbaux dans les langues romanes (cf. Milliaressi (dans ce volume)), traduit lui aussi une “vision”. C’est la vision que le locuteur a de l’évĂ©nement en adoptant un point de perspective in-terne sur l’évĂ©nement, inclus dans l’intervalle de l’évĂ©nement (aspect imperfectif), ou un point de perspective externe (aspect perfectif), localisĂ© aprĂšs ou avant l’évĂ©nement sur l’axe du temps. La deuxiĂšme caractĂ©ristique partagĂ©e par l’aspect et la modalitĂ© est l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© de leurs sources respectives et de leurs moyens d’expression. En ce qui concerne l’aspect, les paramĂštres qui le dĂ©ter-minent se situent aux niveaux conceptuel, lexical, grammatical et discursif (cf. Milliaressi (dans ce volume)). Les sources de la moda-litĂ© sont tout aussi hĂ©tĂ©rogĂšnes. Selon la ThĂ©orie modulaire des modalitĂ©s (Gosselin (2010)), chaque modalitĂ© se caractĂ©rise par neuf paramĂštres susceptibles de prendre diffĂ©rentes valeurs. Ces paramĂštres se situent aux niveaux conceptuel (paramĂštres qui dĂ©finissent les catĂ©gories modales) et fonctionnel (paramĂštres qui rendent compte du fonctionnement de la modalitĂ© dans l’énoncĂ©). Un Ă©noncĂ© peut se voir attribuer deux modalitĂ©s dif-fĂ©rentes. Ces deux modalitĂ©s interagissent entre elles, de sorte que les paramĂštres de l’une peuvent contraindre les valeurs attribuĂ©es Ă  certains paramĂštres de l’autre. C’est notamment le cas des attitudes propositionnelles dans lesquelles la modalitĂ© exprimĂ©e par le verbe recteur (modalitĂ© lexicale) interagit avec le mode de la complĂ©tive (modalitĂ© grammaticale) (cf. Gosselin (dans ce volume)). Selon l’approche quantificationnelle (Kratzer (1981, 1991)), une expression modale est un quantificateur, existentiel ou universel, qui quantifie sur un ensemble de mondes accessibles, c’est-Ă -dire compatibles avec les croyances du locuteur. Cet ensemble de mondes est appelĂ© base modale (« modal base »). Un verbe de type pouvoirest un quantificateur existentiel. Il dit que la proposition du prĂ©ja-cent est vraie dans certains mondes compatibles avec les croyances du locuteur (mondes qui constituent la base modale). Un verbe de type devoir est un quantificateur universel. Il dit que la proposition du prĂ©jacent est vraie dans tous les mondes compatibles avec les croyances du locuteur. Les mondes qui constituent la base modale sont restreints et/ou ordonnĂ©s par une source d’ordre (« ordering source »). La fonction de cette “source d’ordre” consiste Ă  classer les mondes de la base modale selon certains critĂšres. Ce sont des critĂšres sur lesquels le locuteur se fonde pour considĂ©rer certains

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ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ : ENTRE LE LEXIQUE ET LA GRAMMAIRE 17

mondes comme “meilleurs” (plus probables) que d’autres. Par exem-ple, le verbe modal devoir de Marie n’est pas lĂ . Elle doit ĂȘtre ma-lade quantifie sur une base modale (les croyances du locuteur) qui contient aussi bien les mondes dans lesquels Marie est malade que ceux dans lesquels elle est en bonne santĂ©. La source d’ordre Ă©ta-blit que les mondes dans lesquels Marie est malade sont meilleurs que ceux dans lesquels ce n’est pas le cas. La sĂ©lection se fonde sur des critĂšres utilisĂ©s par le locuteur pour son infĂ©rence ou son hypo-thĂšse. Par exemple, la sĂ©lection peut se fonder sur une reprĂ©sentation stĂ©rĂ©otypĂ©e du locuteur, du genre Typiquement, quand quelqu’un est absent (au bureau), c’est parce qu’il est malade, ou sur des faits connus du locuteur (le comportement prĂ©cĂ©dent de Marie), des nor-mes / rĂšgles, des circonstances, etc. L’approche quantificationnelle explique la variation de sens des verbes modaux par l’interaction entre trois paramĂštres : la force quantificationnelle du verbe modal (possibilitĂ© / probabilitĂ© / nĂ©cessitĂ©), la base modale (croyances du locuteur) et la source d’ordre (stĂ©rĂ©otypes, normes, circonstances, faits, etc.). C’est donc cette interaction complexe qui est responsable des diffĂ©rentes “saveurs” (« flavours ») d’un verbe donnĂ©, tandis que son sens de base (« core meaning ») reste prĂ©servĂ© dans toutes ses interprĂ©tations (cf. section 2.1.). La diversitĂ© caractĂ©rise non seulement les sources de la modalitĂ©, mais aussi les expressions modales. D’aprĂšs la classification de Port-ner (2009 : 2-8), les phĂ©nomĂšnes modaux peuvent se situer au niveau phrastique (par exemple, des adverbes modaux comme probablement,peut-ĂȘtre), au niveau subphrastique (mode verbal, attitudes propo-sitionnelles) et au niveau discursif (Ă©videntialitĂ©, modalitĂ© illocutoire). Les articles qui traitent de la modalitĂ© dans ce volume se concen-trent sur la modalitĂ© exprimĂ©e par des verbes, en particulier sur l’in-teraction entre les verbes d’attitude propositionnelle et le mode dans la complĂ©tive (Gosselin ; Rothstein), et sur les semi-auxiliaires mo-daux pouvoir et devoir (Vetters & Barbet ; Vogeleer). Si l’on ap-plique la classification de Portner citĂ©e ci-dessus, la modalitĂ© exa-minĂ©e dans ces Ă©tudes se situe au niveau subphrastique (Gosselin ; Rothstein) et, pour l’article de Vetters & Barbet, qui propose une analyse des emplois illocutoires de pouvoir et devoir, au niveau dis-cursif. Dans le domaine de l’aspect, on distingue l’aspect lexical (relatif aux types de procĂšs) et l’aspect “point de vue” (Smith (1997 [1991])), marquĂ© en français par les temps verbaux. Lorsque les deux aspects divergent, leur combinaison, ainsi que l’influence d’adverbes tem-porels, peut provoquer des phĂ©nomĂšnes de coercition. La coercition pourrait ĂȘtre illustrĂ©e par une phrase comme Tout Ă  coup, il chanta,dans laquelle le verbe d’activitĂ© (aspect lexical imperfectif) acquiert une lecture inchoative (aspect “point de vue” perfectif). La coercition existe Ă©galement dans le domaine de la modalitĂ© verbale, oĂč elle est exercĂ©e par l’aspect et la temporalitĂ©. Vogeleer (dans ce volume) examine l’interaction des verbes modaux pouvoiret devoir avec l’aspect lexical (type de procĂšs) du verbe Ă  l’infini-tif qu’ils introduisent et avec l’aspect grammatical (aspect “point

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18 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

de vue”) impliquĂ© par les temps verbaux. Selon son analyse, ces deux aspects, et les relations temporelles qu’ils autorisent ou bloquent, jouent un rĂŽle dĂ©terminant dans la variation des sens modaux de pouvoir et devoir.

3. CONCLUSION

Les deux types de segmentation (interne et externe) s’articulent diffĂ©remment dans les langues slaves et dans les langues romanes. Les langues slaves grammaticalisent la structuration interne du pro-cĂšs et lexicalisent sa structuration externe sous la forme de modes d’action. Les langues romanes grammaticalisent la dĂ©limitation ex-terne du procĂšs, alors que l’aspect (structuration interne) se prĂ©sente au niveau lexical, le niveau qui nous intĂ©resse ici, sous la forme de types de procĂšs et de modes d’action. Cette derniĂšre catĂ©gorie peut ĂȘtre exprimĂ©e par des moyens lexicaux, par exemple des cons-tructions inchoatives (se mettre Ă ), et par la morphologie suffixale (par exemple des suffixes pluriactionnels). La modalitĂ© prĂ©sente un systĂšme d’interactions complexes entre le sens lexical des verbes modaux et l’infinitif ou le mode de la com-plĂ©tive qu’ils introduisent. Selon nous, la propriĂ©tĂ© commune la plus saillante partagĂ©e par ces deux catĂ©gories est l’évaluation. Dans le domaine de l’aspect, l’évaluation rĂ©sulte de la superposition de deux structurations du procĂšs, structuration interne et structuration externe. Quant Ă  l’éva-luation modale, elle porte sur la compatibilitĂ© entre les mondes pos-sibles et (les croyances du locuteur sur) le monde factuel. Les articles rĂ©unis dans ce volume apportent des Ă©lĂ©ments de rĂ©-ponse aux questions soulevĂ©es dans notre introduction et ouvrent de nouvelles pistes de recherche dans ces deux domaines oĂč l’inter-action entre le lexique et la grammaire joue un rĂŽle dĂ©terminant.

TATIANA MILLIARESSIUniversité Lille 3 - Charles de Gaulle

STL - UMR 8163 du CNRS

SVETLANA VOGELEERInstitut Libre Marie Haps

(Traduction - Interprétation) Centre de recherche

en linguistique LaDisco, Université Libre de Bruxelles

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I. ASPECTUALITÉ

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LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 25-54

La structuration interne du procĂšs et la morphologie aspectuelle

Tatiana Milliaressi

1. INTRODUCTION

La notion d’aspect n’est pas univoque. Sa complexitĂ© s’explique par une multitude de paramĂštres diffĂ©rents qui entrent en jeu tant sur les plans conceptuel et lexical que sur les plans grammatical et Ă©nonciatif. De plus, le systĂšme aspectuo-temporel s’articule diffĂ©rem-ment en langues slaves et en langues romanes et germaniques. Ainsi, en langues slaves, l’évaluation du dĂ©roulement interne du procĂšs (sa structuration interne) a une expression morphologique (dĂ©rivation par affixation), alors qu’en langues germaniques et romanes c’est la dĂ©limitation externe du procĂšs qui a une expression flexionnelle (par exemple, l’opposition passĂ© composĂ© / imparfait) (Milliaressi (2010)). Pour comprendre les modalitĂ©s de l’expression morpholo-gique de la structuration interne du procĂšs, il me semble pertinent de superposer les deux systĂšmes aspectuo-temporels, celui des lan-gues romanes (sur l’exemple du français) et celui des langues slaves (sur l’exemple du russe). J’utilise le terme morphologique dans un sens large, c’est-Ă -dire relatif non seulement aux morphĂšmes affixaux et aux morphĂšmes flexionnels, mais aussi aux morphĂšmes radicaux. L’objectif de cet article est donc de montrer sur le plan lexical la diffĂ©rence entre structuration rĂ©fĂ©rentielle des procĂšs et structuration sĂ©mantique des modes d’action des verbes, conditionnĂ©e par la typo-logie des langues, ainsi que la relation entre la tĂ©licitĂ© et sa mise en forme morphologique (lexicale ou grammaticale).

2. LES CLASSES RÉFÉRENTIELLES DE PROCÈS

Du point de vue conceptuel, tous les procĂšs peuvent ĂȘtre classĂ©s en fonction des modalitĂ©s de leur dĂ©roulement dans le monde rĂ©el. En effet, les types de conceptualisation de situations dans le temps sont universels : les situations peuvent Ă©voluer ou rester stables, elles peuvent durer ou ĂȘtre trĂšs courtes. La conceptualisation tient compte de la nature ontologique du procĂšs : un procĂšs momentanĂ© (â€œĂ©clater”)

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26 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

n’est pas conceptualisĂ© comme duratif (Ă  moins de le prĂ©senter comme rĂ©pĂ©titif), un procĂšs qui dure et qui ne peut pas avoir de terme natu-rel n’est pas conceptualisĂ© comme momentanĂ© (“se promener”). La cĂ©lĂšbre classification des procĂšs de Vendler (accomplishments,activities, achievements, states) en est un des exemples (Vendler (1967 [1957])). Elle est conçue comme classification des verbes an-glais au niveau lexical et au niveau syntagmatique. Cependant, tout comme celle de Mourelatos (1978), celle de Vikner (1986) et bien d’autres, elle n’est pas en rĂ©alitĂ© une classification linguistique, mais une typologie des procĂšs 1, pertinente non seulement pour l’anglais, mais aussi pour d’autres langues. Pourtant, la nature de ces classifications n’est pas ontologique, mais rĂ©fĂ©rentielle, puisqu’elles se trouvent en rapport avec une articula-tion du monde opĂ©rĂ©e par chaque type de langue. Ainsi, Vetters (1996 : 104) remarque que « [l]a classification de Mourelatos est typique pour les Ă©tudes anglo-saxonnes : les Ă©tats y sont isolĂ©s des autres situations. La classification de Vikner est typique pour les Ă©tudes romanes ». En effet, pour les Ă©tudes romanes, l’accent est mis sur l’opposition binaire des situations non rĂ©sultatives (Ă©tats et activitĂ©s) aux situations rĂ©sultatives (accomplissements, achĂšvements) (Garey (1957), Vikner (1986)). Pour ce qui est des langues germa-niques, les Ă©tats occupent une place prĂ©pondĂ©rante, qu’il s’agisse d’une classification binaire (Ă©tats et Ă©vĂ©nements) (Dowty (1977), Sasse (2002)) ou trinaire (Ă©tats, Ă©vĂ©nements, processus) (Comrie (1976), Mourelatos (1978)). Pour les langues slaves, ce sont les processus qui sont prioritaires, soit dans une classification binaire simple (pro-cĂšs continus, procĂšs non continus) (Karolak (1998)) ou complexe (procĂšs statiques, procĂšs dynamiques, avec des subdivisions de chaque classe 2) (Padu eva (2010 [1996] : 107) ; sur ce type de classifica-tions et la multiplication des classes, voir Plungian (2009 : 61 sqq.)), soit dans une classification trinaire (processus, Ă©tats et Ă©vĂ©nements) (GuentchĂ©va (1990, 2010 : 70), Zaliznjak & Ć melĂ«v (2000 : 35-36)). En effet, ce sont les processus qui rentrent de façon rĂ©guliĂšre en cor-rĂ©lation aspectuelle avec les achĂšvements (procĂšs momentanĂ©s non continus de Karolak 3). Il est important de souligner que la nature de continuitĂ© et de non-continuitĂ© du procĂšs s’applique au temps in-terne du procĂšs. Ainsi, Ă  la suite de Guillaume (1970 [1929], 1964 [1951]), Karolak (1998 : 170), j’oppose l’aspect (le temps interne du procĂšs) au temps (le temps externe), qui, « sur le plan conceptuel, n’ont rien en commun ». Toutes ces classifications diffĂ©rentes (pour les langues romanes, germaniques et slaves) se distinguent au niveau de la hiĂ©rarchisation 1. Voir Ă  ce sujet de Vuyst (1983 : 162), Mourelatos (1978), Vetters (1996 : 105). 2. Ainsi, Padu eva (2010 [1996] : 86) subdivise les situations dynamiques en contrĂŽlables et non contrĂŽlables. Cette caractĂ©ristique s’avĂšre dĂ©finitoire pour le russe. 3. Remarquons que les procĂšs momentanĂ©s, selon Karolak, ne sont pas forcĂ©-ment rĂ©sultatifs (Karolak (2008 : 146)), contrairement Ă  Padu eva, qui considĂšre qu’ils expriment une transition momentanĂ©e vers un nouvel Ă©tat (Padu eva (2010 [1996] : 87)).

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STRUCTURATION INTERNE DU PROCÈS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 27

des mĂȘmes constituants primitifs du dĂ©veloppement naturel (interne) d’une situation.

2.1. Articulation naturelle de la situation interne

L’articulation naturelle de la situation interne en gĂ©nĂ©ral peut ĂȘtre prĂ©sentĂ©e de la façon suivante : le dĂ©but, le dĂ©veloppement, le terme naturel et l’état.

Figure 1

Ce schĂ©ma prĂ©sente en quelque sorte l’évolution de la situation dyna-mique vers l’état, Ă  partir des lois de dĂ©veloppement de la nature et de la sociĂ©tĂ© humaine, selon la dialectique de la pensĂ©e et de la matiĂšre (Hegel (1840 : 217), Engels (2001 [1968 [1883]] : 52-58)). Celle des trois lois qui nous intĂ©resse ici est la loi du passage de la quantitĂ© Ă  la qualitĂ©, qui implique deux points importants : 1) les changements qualitatifs ne peuvent avoir lieu que par addi-tion ou retrait quantitatifs de matiĂšre et de mouvement ; 2) le mouvement est conçu au sens le plus gĂ©nĂ©ral comme mode d’existence de la matiĂšre. Pour illustrer cette loi, Hegel donne l’exemple que j’interprĂšte ici par rapport au schĂ©ma proposĂ© pour l’analyse des procĂšs (figure 1). Ima-ginons le processus du rĂ©chauffement de l’eau. Tout d’abord la liqui-ditĂ© est indiffĂ©rente Ă  la tempĂ©rature de l’eau, et mĂȘme si la tempĂ©-rature augmente progressivement, l’eau ne change pas de propriĂ©tĂ© physique. À un certain moment, par addition quantitative d’énergie, l’eau se transforme en vapeur. Ce moment de transformation ultime est celui du changement qualitatif ou le terme naturel du processus suivi de l’état (vaporeux). On pourra obtenir le mĂȘme type d’évolu-tion par refroidissement de l’eau et sa transformation en glace. On notera que, du point de vue dialectique, les situations stables n’existent pas, puisque le mouvement de la matiĂšre ne s’arrĂȘte ja-mais. En voici l’explication donnĂ©e par Engels (2001 [1968 [1883]] : 59) :

Toute la nature qui nous est accessible constitue un systĂšme, un ensemble co-hĂ©rent de corps, Ă©tant admis que nous entendons par corps toutes les rĂ©alitĂ©s matĂ©rielles, de l’astre Ă  l’atome [
]. Le fait que ces corps sont en relation rĂ©ci-proque implique dĂ©jĂ  qu’ils agissent les uns sur les autres, et cette action rĂ©ci-proque est prĂ©cisĂ©ment le mouvement. Ici dĂ©jĂ  il apparaĂźt que la matiĂšre est impensable sans le mouvement.

Il s’ensuit que le mouvement est inhĂ©rent au monde physique et que les situations stables sont impossibles. En revanche, elles sont con-cevables Ă  travers notre perception primitive de l’évolution, puisque

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28 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

chaque nouvelle qualitĂ© est associĂ©e Ă  une stabilitĂ©, Ă©quivalente Ă  l’absence de changements perceptibles par nos sens. Cependant, la comprĂ©hension de l’état varie d’une langue Ă  l’autre 4.Par exemple, les situations conceptualisĂ©es comme Ă©tats en français “ĂȘtre malade”, “avoir froid” correspondent aux verbes actifs en russe bolĂ©t’, mĂ«rznut’, ce qui les “dynamise” et modifie leur reprĂ©senta-tion rĂ©fĂ©rentielle 5. Ainsi, la notion d’état est trĂšs importante pour la comprĂ©hension de l’opposition aspectuelle et pour sa mise en forme linguistique. C’est pourquoi il me semble important de rĂ©flĂ©chir au statut de l’état par rapport aux changements qualitatifs. Voici le point de vue rĂ©pandu en aspectologie :

Un Ă©tat (non permanent) est bornĂ© par deux Ă©vĂ©nements : un Ă©vĂ©nement qui fait entrer dans l’état ; un Ă©vĂ©nement qui en fait sortir. (DesclĂ©s & GuentchĂ©va (2010 : 1678)) [ParamĂštre de base du sens perfectif - T. M.] [
] la situation dĂ©notĂ©e par le verbe reprĂ©sente un changement d’état ; autrement dit, le dĂ©veloppement na-turel de la situation implique tĂŽt ou tard un Ă©tat conclusif ou un Ă©tat nouveau. (Padu eva (2010 [1996] : 86) ; je traduis - T. M.)

Les deux dĂ©finitions mettent l’accent sur le changement d’état. Pour-tant, l’état est une situation stable par dĂ©finition, c’est-Ă -dire non Ă©volutive et qui ne peut donc aboutir Ă  un changement qualitatif. Sur le plan ontologique, la transformation d’un Ă©tat en un autre Ă©tat est impossible sans passer par la phase processive de l’évolution. Par exemple, si l’on considĂšre que la situation statique dans (1) “le livre n’est pas lu” se transforme en une nouvelle situation statique “le livre est lu”, on omettra la phase intermĂ©diaire Ă©volutive corres-pondant au processus de la lecture du livre :

(1) J’ai lu ce livre l’annĂ©e derniĂšre

En effet, un changement qualitatif ne peut provenir de rien (de l’état), il est forcĂ©ment le rĂ©sultat d’une Ă©volution. L’état est conçu comme une situation stable survenue aprĂšs un changement qualita-tif de la situation. Autrement dit, mĂȘme si la stativitĂ© n’est pas une propriĂ©tĂ© du monde rĂ©el, nous pouvons adopter une approche sensi-tive de la perception de l’absence de changement. Pour ma dĂ©mons-tration, j’ai choisi le critĂšre de continuitĂ© sensitive pour la dĂ©finition de l’état, c’est-Ă -dire que la stabilitĂ©, le non-changement de la situa-tion, est perçue par un de nos sens (la vue, l’ouĂŻe, l’odorat, etc.). Par exemple, les procĂšs “rester immobile” (en parlant de l’homme),

4. C’est pourquoi, plutĂŽt que de qualifier ces types de procĂšs de conceptuels, je prĂ©fĂšre les qualifier de rĂ©fĂ©rentiels, compte tenu du caractĂšre relatif de toute abs-traction basĂ©e sur les conceptualisations dans les langues romanes, germaniques et slaves uniquement. 5. Ainsi Padu eva (2010 [1996] : 136) subdivise les situations statiques en Ă©tats stables (znat’ “savoir”) et Ă©tats provisoires (toĆĄnit’ “avoir des nausĂ©es”).

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“rĂ©flĂ©chir” ne sont pas statiques, puisqu’ils s’accompagnent de chan-gements sensitifs dans le temps (effort physique ou mental). Ainsi, pour le dĂ©veloppement naturel du procĂšs, il est possible de relever trois phases essentielles : un processus (Ă©volution), un changement qualitatif et un Ă©tat. Le terme naturel (changement quali-tatif) prĂ©sente le passage de la quantitĂ© Ă  la qualitĂ©, qu’il s’agisse d’un procĂšs Ă©volutif (“guĂ©rir”), ou d’un procĂšs impliquant un Ă©pui-sement ou la construction d’un objet (“manger une pomme”, “cons-truire une maison”) ou d’un sujet (“la neige a fondu”, “les pommes ont mĂ»ri”). Autrement dit, le terme naturel survient comme rĂ©sultat d’additions ou de retraits quantitatifs. Le dĂ©but du procĂšs ne fait pas partie de ces trois phases naturelles. Cependant, c’est un point important pour la mise en place de la si-tuation : tout doit commencer pour avoir lieu. Plungian (1998 : 377) remarque que le dĂ©but fixe la frontiĂšre entre la situation et l’absence de la situation. En revanche, le dĂ©but n’est pas interne au dĂ©velop-pement naturel. En effet, deux cas de figure se prĂ©sentent : 1) le dĂ©but et la fin ne sont pas contrĂŽlables ; 2) le dĂ©but et la fin sont contrĂŽlables. Ainsi, si la glace fond au soleil et se transforme en eau (procĂšs non contrĂŽlable), le dĂ©but ne peut ĂȘtre constatĂ© que de façon subjective et extĂ©rieure au procĂšs lui-mĂȘme, puisque le processus est progres-sif (2). Lorsque le procĂšs est contrĂŽlable (3), le dĂ©but ne montre pas de changement qualitatif inhĂ©rent au dĂ©veloppement du procĂšs :

(2) Ce matin, la glace a fondu(3) Hier, j’ai travaillĂ© dans mon jardin

Par conséquent, il est indispensable de distinguer la structuration interne du procÚs de sa délimitation externe.

2.2. Structure interne d’un procĂšs gĂ©nĂ©rique

La structuration interne du procĂšs gĂ©nĂ©rique peut ĂȘtre prĂ©sentĂ©e comme une succession de trois phases : (i) processus, (ii) change-ment qualitatif et (iii) Ă©tat. En revanche, la conceptualisation d’un procĂšs concret peut sĂ©lectionner des phases diffĂ©rentes. Elle prĂ©sente un segment de l’évolution du procĂšs et peut donc s’articuler de la façon suivante (voir la figure 1) :

1) dĂ©veloppement seul : “travailler” 2) dĂ©veloppement + terme naturel : “lire (un livre)” 3) terme naturel seul : â€œĂ©clater” 4) terme naturel + Ă©tat : “tomber amoureux, s’éprendre” 5) Ă©tat seul : “savoir”

En ce qui concerne les types 4 ou 5, la phase Ă©volutive du procĂšs est omise, bien qu’elle soit toujours envisageable. Par exemple, “s’épren-dre de qqn” est conceptualisĂ© comme un procĂšs ponctuel suivi d’un Ă©tat “ĂȘtre amoureux”, bien que ce changement qualitatif ait Ă©tĂ© prĂ©-

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cĂ©dĂ© par une phase Ă©volutive relative Ă  l’impression visuelle et Ă©mo-tionnelle, qui avait eu une certaine durĂ©e, mĂȘme trĂšs courte, qui a amenĂ© Ă  la prise de conscience de ce changement. C’est pour cette raison que la conceptualisation des procĂšs simi-laires peut s’articuler en phases diffĂ©rentes dans des langues. Par exemple, le procĂšs “rĂ©soudre” est conceptualisĂ© en français comme Ă©tant de type 3 et en russe comme Ă©tant de type 2. Par consĂ©quent, la conceptualisation et l’articulation de la situation peuvent ĂȘtre diffĂ©rentes dans telle ou telle langue, mais les compo-santes de cette articulation restent universelles.

2.3. DĂ©limitation temporelle externe

La dĂ©limitation temporelle externe du procĂšs est diffĂ©rente de sa structure interne. En effet, le procĂšs peut avoir un dĂ©but et/ou une fin qui ne prĂ©sente pas de changement qualitatif de la situation. Il ne s’agit pas, dans ce cas, de la segmentation interne du procĂšs, mais de la dĂ©limitation de sa durĂ©e. Je rejoins pleinement Plungian (2012 [2000] : 304-305), qui met en question le caractĂšre aspectuel d’une division temporelle. Le dĂ©but est un point important pour le russe. Certains processus peuvent ĂȘtre conçus non par rapport au changement qualitatif, mais par rapport Ă  un point initial du procĂšs sur l’axe temporel. Le dĂ©but est donc un point temporel externe qui dĂ©limite le procĂšs. Les Ă©tats ne sont pas conceptualisĂ©s par rapport Ă  leur point initial externe, mais seulement par rapport Ă  leur point initial interne (changement qualitatif). En revanche, un processus peut avoir une borne initiale externe, non inhĂ©rente au procĂšs lui-mĂȘme. Ainsi, en russe, le dĂ©but d’un procĂšs dynamique sans terme naturel peut ĂȘtre marquĂ© morpho-logiquement par un prĂ©fixe lorsqu’il s’agit de types sĂ©mantiques particuliers :

a) dĂ©but + dĂ©veloppement : zaĆĄumet’ Perf “commencer Ă  faire du bruit” (formĂ© sur ĆĄumet’ Imp “faire du bruit”)

Le procĂšs dynamique sans terme naturel peut ĂȘtre dĂ©limitĂ© extĂ©rieu-rement pour marquer le dĂ©but et la fin :

b) dĂ©but + dĂ©veloppement + fin : poguljat’ Perf “se promener (un certain temps)” (formĂ© sur guljat’ Imp “se promener”)

(Il) a travaillé (le passé composé marque que le procÚs a eu une cer-taine durée)

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STRUCTURATION INTERNE DU PROCÈS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 31

Les perfectifs de ces deux types ((a) et (b)) sont hors couple aspec-tif 6, bien qu’ils soient formĂ©s sur l’imperfectif par prĂ©fixation : ils ne rentrent pas en relation de substitution avec lui et ne forment pas le mĂȘme paradigme grammatical. Par consĂ©quent, ils relĂšvent de la dĂ©rivation lexicale.

Les deux types de segmentation du procĂšs, interne et externe, ont des consĂ©quences grammaticales et lexicales diffĂ©rentes. Dans ce qui suit, je montrerai que la structuration interne est Ă  l’origine de l’opposition aspective grammaticale en russe et implique la dĂ©riva-tion grammaticale (relative Ă  la formation du paradigme des formes verbales), alors que la structuration externe n’est pas porteuse d’une opposition aspective et entraĂźne la dĂ©rivation lexicale (relative Ă  la formation de mots nouveaux).

3. LES TYPES SÉMANTIQUES DE VERBES

3.1. Modes d’action

La mise en forme morphologique des primitifs conceptuels est conforme Ă  l’articulation sĂ©mantique du monde opĂ©rĂ©e par chaque langue. Les types morphologiques de la mise en forme linguistique des procĂšs sont connus en aspectologie sous le nom de mode(s) d’ac-tion ou Aktionsart(en). On identifie souvent les types de procĂšs (ca-tĂ©gorie rĂ©fĂ©rentielle) aux modes d’action (catĂ©gorie sĂ©mantique) 7.Cependant, le terme d’Aktionsart, dans son emploi originel, a Ă©tĂ© choisi par Agrell (1962 [1908]) pour les langues slaves pour dĂ©signer des fonctions sĂ©mantiques des verbes prĂ©fixĂ©s (ainsi que de certains verbes non prĂ©fixĂ©s et des verbes suffixĂ©s) qui prĂ©cisent le mode et le moyen de rĂ©alisation d’une action (Agrell (1962 [1908] : 36)). Koschmieder a soulignĂ© par la suite que les modes d’action ne cor-respondent pas forcĂ©ment aux classes dĂ©rivationnelles des verbes. Il n’en reste pas moins que l’Aktionsart est une catĂ©gorie morpho-logique et non conceptuelle. Voici des exemples trĂšs Ă©clairants de modes d’action proposĂ©s par Koschmieder (1996 [1929] : 44) :

[
] le verbe polonais powyci ga , “retirer un Ă  la fois”, marque qu’il s’agit de l’action de retirer plusieurs objets l’un aprĂšs l’autre. De façon analogue, le russe pozakrywĂĄt’ [ pozakryvat’ - T. M.] signifie “recouvrir un Ă  la fois”, la valeur distributive se trouvant donc contenue dans le verbe lui-mĂȘme. C’est ainsi qu’il existe des itĂ©ratifs comme le polonais mawia , “avoir coutume de dire”, des verbes “momentanĂ©s” comme le russe kriknĂșt’ [kriknut’ - T. M.] “pous- 6. J’opposerai les propriĂ©tĂ©s sĂ©mantiques aspectuelles, au sens large du terme, aux propriĂ©tĂ©s aspectives inhĂ©rentes Ă  l’aspect grammatical. 7. Voir, par exemple, Vetters (1996, chap. 2).

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ser un cri”, des inchoatifs comme le tchĂšque zazpĂ­vati, “entamer une chanson”, “se mettre Ă  chanter” [
] On les a appelĂ©s Aktionsarten parce que les verbes en question caractĂ©risent la façon dont est accomplie l’activitĂ© exprimĂ©e par la racine.

Ces exemples montrent que l’Aktionsart, dans la terminologie d’Agrell et de Koschmieder 8, est une catĂ©gorie sĂ©mantique : ce ne sont pas que les morphĂšmes qui marquent les modes d’action (par exemple, inchoativitĂ©, itĂ©rativitĂ©, procĂ©duralitĂ©, ponctualitĂ© et bien d’autres), mais aussi le contexte linguistique. Le mode d’action et l’aspect sont interdĂ©pendants : ainsi, le mode inchoatif correspond Ă  l’aspect perfectif, mais celui-ci ne se rĂ©sume pas au seul mode inchoatif, tout comme le mode itĂ©ratif correspond Ă  l’aspect imperfectif, alors que l’aspect imperfectif marque plusieurs modes d’action. Le statut, conceptuel ou sĂ©mantique, des modes d’action est im-portant pour la construction de la thĂ©orie aspectuelle. Ainsi, Samain (1996 : XVI), dans sa prĂ©face Ă  la traduction de Koschmieder, sou-ligne la double nature de l’Aktionsart par rapport Ă  l’aspect :

[
] la diffĂ©rence entre aspect et Aktionsart n’est pas encore vĂ©ritablement thĂ©orisĂ©e. [
] Soit le mode d’action est un cas particulier de l’aspect, soit c’est l’aspect qui fait figure de cas spĂ©cifique [
].

Je lui rĂ©pondrais que, si l’Aktionsart est compris comme une catĂ©-gorie conceptuelle, c’est l’aspect qui reprĂ©sente sa rĂ©alisation spĂ©-cifique. En revanche, si c’est une catĂ©gorie morphologique, c’est l’as-pect qui est superordonnĂ© aux modes d’action. Puisque l’Aktions-art est conçu comme une catĂ©gorie morphologique, il s’ensuit que la classification rĂ©fĂ©rentielle des procĂšs 9, impliquant une dĂ©marche onomasiologique, s’oppose aux modes d’action, issus d’une analyse sĂ©masiologique 10. L’unitĂ© d’analyse de l’Aktionsart est le verbe ou le syntagme ver-bal ; il s’agit donc d’une approche lexicale. Le terme Aktionsart ou mode d’action est ambigu, puisqu’il couvre deux classifications op-posĂ©es : les phases internes du procĂšs Ă©tablies Ă  partir des structu-rations morphologiques et syntaxiques et les phases externes de la durĂ©e du procĂšs. En effet, le mode inchoatif, par exemple, concerne

8. Voir aussi Isa enko (1976 [1962]), FlĂ€mig (1965), Maslov (2004c [1972]). 9. Les aspectologues slavisants ont adoptĂ© le terme akcional’nost’ (“actionnalitĂ©â€) pour dĂ©signer la typologie rĂ©fĂ©rentielle des procĂšs (voir, par exemple, Breu (1998), Tatevosov (2005), Plungian (2009)). Ce terme a Ă©tĂ© inventĂ© par FlĂ€mig (1965, 1971) ; sur le modĂšle de Modus ModalitĂ€t, Tempus TemporalitĂ€t, il a formĂ© Aktions-art AktionalitĂ€t. 10. La relation entre les modes d’action, en tant que catĂ©gorie sĂ©mantique, et l’as-pect, catĂ©gorie grammaticale, est formulĂ©e par Sasse (1991) comme une relation entre les deux pĂŽles d’un mĂȘme continuum, pĂŽle de sens lexicalisĂ© et pĂŽle de sens grammaticalisĂ©.

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STRUCTURATION INTERNE DU PROCÈS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 33

la structuration externe, tandis que le mode ingressif concerne la struc-turation interne 11. La structuration interne et la dĂ©limitation externe du procĂšs con-cernent respectivement la dĂ©rivation aspective (grammaticale) et la dĂ©rivation aspectuelle (lexicale). J’entends par dĂ©rivation une opĂ©-ration par affixation (prĂ©fixation ou suffixation). Dans la morpho-logie traditionnelle, ce terme s’applique Ă  la formation des mots nou-veaux (morphologie lexicale) et non Ă  la formation des formes du mĂȘme mot (morphologie flexionnelle). L’une des particularitĂ©s des langues slaves est une rĂ©gularitĂ© quasi systĂ©matique d’opĂ©rations affixales, s’appliquant Ă  tout le systĂšme verbal, qui ont pour fonction de former le perfectif Ă  partir de l’imperfectif (par prĂ©fixation ou par suffixation) ou bien de former l’imperfectif Ă  partir du perfectif (par suffixation). Cette rĂ©gularitĂ© de dĂ©rivation affixale aspective est comparable Ă  la flexion et se rapproche donc de la morphologie grammaticale. Je distinguerai donc dĂ©rivation lexicale (formation des mots nouveaux par affixation) et dĂ©rivation grammaticale (for-mation des formes du mĂȘme mot par affixation).

3.2. Typologie sémantique et mise en forme morphologique

Il est important de souligner que la mise en forme du sens aspec-tuel n’est pas traitĂ©e ici dans le cadre d’une des thĂ©ories morpholo-giques sĂ©masiologiques (Aronoff (1994), Fradin (2003), Booij (2010), Stump (2001), Ackerman, Blevins & Malouf (2009), etc.). En effet, la perspective adoptĂ©e ici est onomasiologique, c’est-Ă -dire axĂ©e sur la mise en forme morphologique des phases de types de procĂšs (pro-cessus, termes naturels et Ă©tats). Autrement dit, l’approche sĂ©man-tique est issue de la structuration onomasiologique. Ainsi, Ă  partir de l’articulation naturelle des procĂšs (§ 2.1.) et des modes d’action des verbes (§ 3.1.), il est possible de proposer une typologie sĂ©man-tique relative aux phases internes des procĂšs : 1) verbes tĂ©liques et verbes atĂ©liques ; 2) verbes duratifs et verbes ponctuels. La premiĂšre opposition concerne la nature qualitative du procĂšs ; la deuxiĂšme opposition, son aspect quantitatif. Les deux paramĂštres s’entrecroisent : le verbe atĂ©lique ou tĂ©lique peut ĂȘtre duratif ou ponc-tuel. Remarquons que le terme ponctuel est synonyme de momentanĂ©et de non continu de Karolak (1998 : 169), d’instantanĂ© de Vetters (1996 : 106) ; il qualifie un Ă©vĂ©nement tellement court qu’il peut ĂȘtre associĂ© Ă  un point sur un axe temporel 12.

11. Pour la prĂ©sentation synthĂ©tique des classifications en modes d’action, voir Gaschkowa (2005). 12. Ce terme est parfois utilisĂ© pour caractĂ©riser la durĂ©e dĂ©limitĂ©e d’un Ă©vĂ©ne-ment ; voir la critique de ce terme par Molendijk (1990 : 21) et par Leeman (2003 : 21-22). En effet, cet emploi ne met pas en valeur la diffĂ©rence entre dĂ©limitation initiale interne (ingressive) et dĂ©limitation initiale externe (inchoative) du procĂšs.

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34 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

La propriĂ©tĂ© sĂ©mantique “duratif” / “ponctuel” est relative au dĂ©-roulement interne du procĂšs, elle est diffĂ©rente de la propriĂ©tĂ© “dĂ©-limitĂ©â€ / “non dĂ©limitĂ©â€, qui concerne la dĂ©limitation externe de la durĂ©e du procĂšs. La propriĂ©tĂ© sĂ©mantique “tĂ©lique” / “atĂ©lique”, relative Ă  la pro-priĂ©tĂ© rĂ©fĂ©rentielle “avec terme naturel” / “sans terme naturel”, s’ap-plique aux formes morphologiques du verbe. Examinons les configurations possibles de la mise en forme mor-phologique de la structure interne des procĂšs (voir la figure 1). Le verbe duratif (A) ainsi que le verbe non duratif (B) peuvent ĂȘtre atĂ©-liques (a) ou tĂ©liques (b) : – Aa Le verbe duratif atĂ©lique peut ĂȘtre statique (savoir – znat’ Imp) ou dynamique (travailler – rabotat’ Imp). Le verbe dynamique peut ĂȘtre dĂ©limitĂ© extĂ©rieurement, c’est-Ă -dire comporter des bornes du dĂ©but et de la fin de la durĂ©e du procĂšs lorsque le locuteur a besoin d’éva-luer de façon subjective la durĂ©e liĂ©e Ă  l’évolution du procĂšs : pora-botat’ Perf “travailler (un certain temps qui semble court)” (Milliaressi (2010)) ; en revanche, le verbe statique ne peut pas ĂȘtre dĂ©limitĂ© dans le temps, puisque la stativitĂ© n’est ni quantisable, ni Ă©valuable. – Ab Le verbe duratif tĂ©lique peut ĂȘtre statique ou dynamique. Le pro-cĂšs statique, on l’a vu, ne peut pas aboutir Ă  un changement quali-tatif (voir la figure 1). En revanche, l’état rĂ©sulte d’un changement qualitatif. Les verbes ingressifs dĂ©notent un changement qualitatif suivi d’un Ă©tat. Le verbe statique tĂ©lique est donc forcĂ©ment ingres-sif 13 : voznenavidet’ Perf “commencer soudainement Ă  haĂŻr qqn ou qqch.” (verbe hors couple aspectif formĂ© sur nenavidet’ Imp “haĂŻr”). Le verbe dynamique peut comporter un tĂ©los final, comme l’abou-tissement d’une Ă©volution : ubedit’ Perf “arriver Ă  convaincre”. En revanche, le verbe dynamique ne peut pas ĂȘtre ingressif, puisque la dĂ©limitation initiale est externe au procĂšs et concerne donc la durĂ©e temporelle : zakri at’ Perf “commencer Ă  crier” (verbe hors couple aspectif formĂ© sur kri at’ Imp “crier”) 14. Ainsi, les verbes inchoatifsdĂ©notent un dĂ©but externe (non qualitatif) du processus 15.– B Le verbe ponctuel peut ĂȘtre tĂ©lique (remarquer) ou atĂ©lique ( fris-sonner “une fois”). Les verbes ponctuels ne dĂ©notent pas toujours 13. En français, les verbes d’état peuvent avoir une valeur ingressive au passĂ© simple : quand il fut vieux (exemple d’A. Borillo). Borillo (1998 : 88) distingue les Ă©tats continus et les Ă©tats rĂ©currents. Sur les subdivisions possibles de la classe des Ă©tats, voir Vetters (1996 : 102 sqq.) et Plungian (2009 : 67). 14. FlĂ€mig (1965), pour les Aktionsarten en allemand, distingue l’Ingressivum,qui correspond au dĂ©but subit et brusque d’un procĂšs, et l’Inchoativum, qui marque le dĂ©but doucement progressif. On pourrait rajouter la distinction “intensif”/“non intensif”. 15. Il s’agit uniquement de la dĂ©limitation initiale qui a pour fonction de marquer l’importance du procĂšs et d’établir un lien indiciaire entre l’arrivĂ©e du procĂšs et une autre situation (Milliaressi (Ă  paraĂźtre, § 2.3.4)).

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des procĂšs instantanĂ©s : ces procĂšs ont une certaine durĂ©e, mĂȘme si elle est trĂšs courte (Bache (1982)). Il s’agit donc de procĂšs con-ceptualisĂ©s comme infiniment courts sans que leur dĂ©veloppement puisse franchir le terme naturel ; ou bien on peut considĂ©rer que la durĂ©e courte a Ă©tĂ© suffisante pour que le tĂ©los soit atteint. Ainsi, Ka-rolak (2008 : 146), Padu eva (2004 : 475) classent les verbes mo-mentanĂ©s dans la catĂ©gorie atĂ©lique 16. Cependant, la question de leur nature est extrĂȘmement complexe, puisqu’il n’y a pas d’outils for-mels pour dĂ©finir leur caractĂšre tĂ©lique ou atĂ©lique. Le perfectif russe, obligatoire pour ces types de procĂšs, marque la ponctualitĂ© et non forcĂ©ment la tĂ©licitĂ© 17. À mon avis, on peut considĂ©rer qu’il y a deux types de verbes ponctuels : tĂ©liques qui impliquent sans le marquer le nouvel Ă©tat qui suit le tĂ©los (opomnit’sja Perf “reprendre ses es-prits”, remarquer) et atĂ©liques qui n’impliquent pas de nouvel Ă©tat (vzdrognut’ Perf – tressaillir). Cependant, il n’est pas toujours facile de dĂ©finir si le nouvel Ă©tat fait partie de la sĂ©mantique du verbe ponc-tuel. L’une des pistes de solution possibles pourrait ĂȘtre exploitĂ©e par rapport au modĂšle de dĂ©rivation : ‱ Ba “multiplicatif” “semelfactif” (atĂ©lique) : droĆŸat’ Imp drog-nut’ Perf “trembler” ; kri at’ Imp kriknut’ Perf “crier” ; stu at’ Imp

stuknut’ Perf “frapper” ; kaĆĄljat’ Imp kaĆĄljanut’ Perf “tousser”) ; ‱ Bb “semelfactif” simple (atĂ©lique) “semelfactif” prĂ©fixĂ© en vz-/vs- (tĂ©lique, oĂč le prĂ©fixe spatial appliquĂ© aux verbes de mouve-ment marque une montĂ©e brusque et, lorsqu’il s’adjoint aux bases semelfactives, donne le sens d’intensitĂ© brusque et soudaine) : drog-nut’ Perf vzdrognut’ Perf “trembler (mouvement unique)” “avoir un frisson” ; kriknut’ Perf vskriknut’ Perf “pousser un cri”. Les semel-factifs tĂ©liques forment des multiplicatifs : vzdrognut’ Perf vzdra-givat’ Imp “avoir un frisson (des frissons)” ; vskriknut’ Perf vskri-kivat’ Imp “pousser un cri (des cris)”. La dĂ©limitation externe de la durĂ©e du procĂšs peut coĂŻncider ou non avec le tĂ©los. Par exemple, Qu’est-ce que tu as fait hier soir ? – J’ai lu un livre est tĂ©lique si le livre est lu jusqu’au bout, atĂ©lique si le livre n’est pas entiĂšrement lu.

4. LA TÉLICITÉ ET L’ATÉLICITÉ

La tĂ©licitĂ© est une propriĂ©tĂ© sĂ©mantique importante relative au chan-gement qualitatif dans la structuration interne du procĂšs. C’est une

16. Selon Padu eva, « les verbes momentanĂ©s sont tous les verbes perfectifs qui ne sont pas tĂ©liques, c’est-Ă -dire qu’ils ne forment pas de couples aspectifs. Le couple aspectif est tĂ©lique si le perfectif signifie un tĂ©los (une limite) vers lequel l’activitĂ©, ou le processus, marquĂ©e par l’imperfectif est orientĂ©e » (Je traduis - T. M.). 17. Plungian (1998 : 376) note l’importance de la propriĂ©tĂ© “ponctuel” pour les langues slaves. En russe, cette propriĂ©tĂ© est marquĂ© au perfectif par le suffixe -nu-.

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des propriĂ©tĂ©s fondamentales de la sĂ©mantique aspectuelle. Elle est souvent considĂ©rĂ©e comme une propriĂ©tĂ© lexicale et non grammati-cale (voir, par exemple, Glovinskaja (1998 : 127), Lehmann (1997 : 57), Thelin (1985 [1980] : 258)). Thelin considĂšre que non seulement la propriĂ©tĂ© “tĂ©lique”, mais aussi l’opposition mĂȘme “tĂ©lique” / “atĂ©-lique”, fait partie de la sĂ©mantique lexicale. À mon avis, les opposi-tions sĂ©mantiques primitives n’ont pas de statut grammatical ou lexi-cal, c’est leur mise en forme qui peut ĂȘtre lexicale (par l’intermĂ©-diaire de morphĂšmes radicaux) ou grammaticale (marquĂ©e par une flexion). En effet, le sens lexical est marquĂ© prototypiquement par la racine, alors que le sens grammatical est associĂ© Ă  la flexion. Quant aux affixes, leur statut dans les langues slaves est diffĂ©rent en fonction de leur rĂŽle : dĂ©rivationnel (pour former des mots nouveaux) ou gram-matical (pour former des paradigmes grammaticaux de la mĂȘme unitĂ© lexicale). C’est pourquoi il me semble important, pour les langues slaves, d’associer le sens lexical Ă  la racine et non Ă  la base verbale. 18

La racine est dĂ©finie, en synchronie, comme un segment de la base commun Ă  tous les reprĂ©sentants d’une mĂȘme famille de mots, alors que la base est un segment du mot commun Ă  un groupe de formes flĂ©chies du mĂȘme mot. La base est donc composĂ©e non seulement d’affixes dĂ©rivationnels, mais aussi d’affixes Ă  valeur grammaticale. Autrement dit, la base peut comporter un affixe grammatical ( itat’ Imp

“lire” pro itat’ Perf “lire jusqu’au bout” pro ityvat’ Imp “ĂȘtre en train de lire jusqu’au bout” ou “lire jusqu’au bout Ă  plusieurs reprises”) ainsi qu’un affixe de dĂ©rivation lexicale (igrat’ Imp “jouer”

proigrat’ Perf “perdre (dans un jeu)” proigryvat’ Imp “ĂȘtre en train de perdre (dans un jeu)” ou “perdre (dans le jeu) Ă  plusieurs reprises”). Cela concerne tout particuliĂšrement les langues flexion-nelles dans lesquelles un mĂȘme affixe peut avoir plusieurs fonctions sĂ©mantiques et dans lesquelles les flexions sont intrinsĂšquement liĂ©es aux affixes qui les prĂ©cĂšdent. Ainsi, un mĂȘme affixe peut ĂȘtre porteur d’un rĂŽle dĂ©rivationnel mais aussi d’un rĂŽle flexionnel, et marquer les paradigmes de flexions (voir Vinogradov (1972 [1947] : 350-352)) 19 en rĂ©dupliquant du contenu sĂ©mantique des flexions. 20

La base ne peut donc pas ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme porteuse unique de sens lexical, puisque les affixes qui la constituent ne sont pas tous sĂ©mantiquement homogĂšnes.

18. Pour une rĂ©flexion sĂ©masiologique sur la racine et le radical dans les langues de types diffĂ©rents, voir Lahrouchi & Villoing dir. (2010). 19. Vinogradov donne l’exemple de conjugaisons des verbes russes au prĂ©sent oĂč les flexions (par exemple : -iơ’, -it, etc.) sont fusionnĂ©es avec le suffixe antĂ©-cĂ©dent -i- : belit’ “blanchir” : bel-i-ơ’ “(tu) blanchis”, bel-i-t “(il) blanchit”, etc. Cet exemple illustre aussi la rĂ©duplication du contenu sĂ©mantique des flexions : -i- mar-que les verbes russes du deuxiĂšme groupe, -iơ’ marque la deuxiĂšme personne du singulier et les verbes du deuxiĂšme groupe. 20. Remarquons que les rĂ©duplications du contenu sĂ©mantique par des morphĂšmes diffĂ©rents sont caractĂ©ristiques en gĂ©nĂ©ral des langues flexionnelles (Ć ajkevi (2010 [2009], § 46)).

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La question de la mise en forme lexicale (par la racine et/ou par un affixe dĂ©rivationnel) ou grammaticale (par la flexion et/ou par un affixe formant un paradigme grammatical) de l’opposition “tĂ©-lique” / “atĂ©lique” est trĂšs importante : si la tĂ©licitĂ© n’est pas qu’une propriĂ©tĂ© lexicale, la nature grammaticale de l’aspect russe sera con-firmĂ©e. La tĂ©licitĂ© est donc comprise ici comme une expression mor-phologique (par un morphĂšme lexical ou grammatical) d’un chan-gement qualitatif du procĂšs. La problĂ©matique concernant la nature lexicale ou grammaticale de l’aspect slave reste parmi les questions Ă©ternelles de la slavistique qui n’arrivent pas Ă  trouver leur solution. Il y a trois points de vue sur ce sujet, dont les deux premiers soulignent le caractĂšre gram-matical, alors que le troisiĂšme opte pour la nature lexicale de l’as-pect slave : 1) l’aspect est une catĂ©gorie grammaticale comparable aux paradigmes de formes flĂ©chies d’un mĂȘme mot (cf. Vinogradov (1972 [1947), Isa enko (1976 [1962]), Bogus awski (1992)) ; 2) l’aspect est une catĂ©gorie grammaticale reposant sur la rĂ©partition des mots dans des classes, comparable au genre des noms inanimĂ©s (cf. Padu eva (1996 : 85), Bondarko (1997 : 145), Lehmann (1997 : 54)) ; 3) l’aspect est une catĂ©gorie dĂ©rivationnelle (lexico-grammaticale) (cf. Dahl (1985 : 85), Bybee, Perkins & Pagliuca (1994), Mehlig (1997 : 184-185)). De fait, les deux premiers points de vue soulignent le caractĂšre complexe de la catĂ©gorie de l’aspect, qui peut se comporter comme un paradigme des formes flĂ©chies d’un verbe (systĂšme de conjugai-son) ou bien comme une classe de mots rĂ©unissant la catĂ©gorisation des propriĂ©tĂ©s formelles associĂ©e Ă  une catĂ©gorisation rĂ©fĂ©rentielle. Par exemple, le processus (catĂ©gorisation rĂ©fĂ©rentielle) est associĂ© Ă  l’imperfectif verbal (catĂ©gorisation grammaticale) tout comme le genre naturel des substances au genre nominal. En revanche, le troi-siĂšme point de vue prend en considĂ©ration le type affixal de la for-mation des formes aspectives, ce qui les rapproche de la dĂ©rivation lexicale. Pour comprendre la nature de l’aspect, examinons la mise en forme en russe et en français de l’opposition sĂ©mantique primitive “tĂ©lique” / “atĂ©lique” marquĂ©e au niveau de la racine et/ou de l’affixe (prĂ©fixe et/ou suffixe).

4.1. Racine : télicité lexicale

Lorsque la tĂ©licitĂ© est portĂ©e par la racine, il s’agit de la tĂ©licitĂ© lexicale. En russe, l’opposition “tĂ©lique” / “atĂ©lique” marquĂ©e lexi-

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38 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

calement peut avoir une fonction grammaticale 21. Deux cas de figure se prĂ©sentent : 1) la supplĂ©tion ou l’alternance supplĂ©tive rĂ©sultant d’une Ă©volution diachronique (a, b) ; 2) l’alternance synchronique (allomorphie) (c) 22. La racine atĂ©lique marque alors l’imperfectif, et la racine tĂ©lique, le perfectif ; autrement dit, la phase processive et la phase tĂ©lique du mĂȘme procĂšs :

a) “dire” : govorit’ Imp / skazat’ Perf

b) “prendre” : brat’ Imp / vzjat’ Perf

c) “ramasser” : sobrat’ Perf / sobirat’ Imp 23

L’opposition supplĂ©tive ou l’alternance au niveau de la racine sont des procĂ©dĂ©s lexicaux qui acquiĂšrent ici une fonction grammaticale consistant Ă  marquer le couple aspectif. En effet, le perfectif est incompatible avec le prĂ©sent (ce qui est dĂ©jĂ  accompli appartient au tiroir du passĂ©) ; l’imperfectif et le perfectif se trouvent donc en relation de substitution ; ils font partie du mĂȘme paradigme aspectuo-temporel. Cette fonction grammaticale acquise lors de l’évolution historique du procĂ©dĂ© lexical est comparable aux paradigmes sup-plĂ©tifs de conjugaison en français (par exemple : aller, je vais, tuiras, etc.) (cf. Boukreeva (1996), Bonami & BoyĂ© (2003)). Chaque couple aspectif russe (a, b, c) correspond Ă  un seul lexĂšme français exprimant les deux phases (processive et rĂ©sultative) du mĂȘme procĂšs (prendre, dire, ramasser). L’aspectualitĂ© ne se mani-feste donc pas en français dans ces cas-lĂ  au niveau lexical, mais au niveau syntagmatique (par exemple, dire des bĂȘtises, ramasserdes fleurs (atĂ©liques) / dire une (deux) bĂȘtise(s), ramasser toutes les fleurs (tĂ©liques) 24 ; elle n’est pas portĂ©e par le lexĂšme lui-mĂȘme, mais par le caractĂšre quantisable du sujet ou de l’objet. En revanche, lorsque le passage de l’atĂ©licitĂ© Ă  la tĂ©licitĂ© se rĂ©a-lise comme une transition qualitative, le français opte pour la con-ceptualisation sĂ©parĂ©e des deux phases, contrairement au russe, qui les articule comme faisant partie du mĂȘme procĂšs 25 :

d) se reposer (otdyxat’ Imp) / rĂ©cupĂ©rer (otdoxnut’ Perf)e) passer (sdavat’ Imp) un examen / rĂ©ussir (sdat’ Perf) un examen

21. Vetters (1996 : 84) oppose la « rĂ©fĂ©rence virtuelle » Ă  la « rĂ©fĂ©rence actuelle », Gosselin (2005 : 35), le procĂšs tel qu’il est « montrĂ© / perçu » (aspect grammatical) au procĂšs tel qu’il est « conçu » (aspect lexical). 22. Sur ces trois procĂ©dĂ©s, voir Boukreeva (1996). 23. Les ordres imperfectif / perfectif (a, b) et perfectif / imperfectif (c) correspon-dent ici Ă  l’ordre dĂ©rivationnel. 24. Comparer au russe govorit’ gluposti “dire des bĂȘtises”, sobirat’ cvety “ramas-ser des fleurs” (atĂ©liques, imperfectifs) / skazat’ glupost’ “dire une bĂȘtise”, sobrat’cvety “ramasser les fleurs” (tĂ©liques, perfectifs). 25. Sur les Ă©quivalences traductives françaises des couples aspectifs russes, voir Milliaressi (2006).

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Ces oppositions lexicales du français n’ont pas de statut gramma-tical, puisque les deux lexĂšmes, l’un rĂ©fĂ©rentiellement atĂ©lique et l’autre tĂ©lique, peuvent se conjuguer au prĂ©sent et avoir une valeur atĂ©lique (4). Et de mĂȘme, au passĂ© dĂ©limitĂ© (passĂ© composĂ©, passĂ© simple, plus-que-parfait, etc.) 26, les deux lexĂšmes peuvent avoir une valeur tĂ©lique (5, 6) :

(4) Je me repose / Je rĂ©cupĂšre (atĂ©liques) (5) Je me suis reposĂ© (tĂ©lique ou atĂ©lique) (6) J’ai rĂ©cupĂ©rĂ© (tĂ©lique)

Le français sélectionne souvent la phase télique pour lui donner un équivalent lexical ; quant à la phase atélique, elle est souvent ex-primée par une périphrase, comme le montre la comparaison avec le russe :

f) ubeĆŸdat’ Imp “essayer de convaincre” / ubedit’ Perf “convaincre” g) reĆĄat’ Imp “essayer de rĂ©soudre” / reĆĄit’ Perf “rĂ©soudre”

On notera donc que la tĂ©licitĂ© lexicale dans (a, b, c) a une fonc-tion grammaticale en russe, alors que la tĂ©licitĂ© lexicale dans (d, e) a une fonction lexicale en français. Autrement dit, le transfert mĂ©to-nymique “processus” / “rĂ©sultat” a une valeur grammaticale en russe, mais non en français. Les procĂšs de transition qualitative font partie des procĂšs dits « cu-mulatifs », selon l’approche mĂ©rĂ©ologique de Krifka (Krifka (1986, 1998) ; voir aussi Filip (1999), Verkuyl (1999)). Les procĂšs cumu-latifs ne sont jamais tĂ©liques en anglais. Cette particularitĂ© est trans-posable au français. En rĂ©alitĂ©, on peut toujours imaginer un tĂ©los : par exemple, ingressif ou terminatif. Cependant, cela ne signifie pas que le procĂšs dynamique suivi du tĂ©los soit conceptualisĂ© dans la langue comme un seul procĂšs 27. Sur le plan conceptuel, les procĂšs de transition qualitative sont diffĂ©rents des procĂšs quantisables. Par exemple, Nathalie a mangĂ© la pomme en cinq minutes veut dire que le procĂšs “manger une pomme” a durĂ© cinq minutes et qu’au bout de ces cinq minutes, au moment de l’anĂ©antissement de la partie comestible de la pomme, le tĂ©los du procĂšs a Ă©tĂ© atteint. Par contre, la relation entre les deux phases des procĂšs de transition quantitĂ© / qualitĂ© est moins mĂ©canique. Ainsi, Nathalie m’a convaincu en cinq minutes (f) ne veut pas dire que Nathalie a essayĂ© de me convaincre pendant cinq minutes (il est possible qu’elle ait mis beaucoup plus de temps pour apporter ses arguments), mais que ces cinq derniĂšres minutes se sont rĂ©vĂ©lĂ©es

26. J’appelle temps dĂ©limitĂ©s les tiroirs marquant une durĂ©e dĂ©limitĂ©e dans le temps. 27. Comparer avec les verbes russes qui ne forment pas de couples aspectifs, mais qui peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme prĂ©sentant une Ă©volution quantitative et une Ă©volution qualitative du mĂȘme procĂšs : guljat’ “se promener” et, au sens figurĂ©, “faire la fĂȘte” naguljat’sja “en avoir assez de se promener ou de faire la fĂȘte (arriver Ă  saturation)”, zaguljat’ “s’adonner (tout d’un coup) Ă  la vie festive”.

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dĂ©cisives pour que je sois enfin convaincu. Autrement dit, les deux formes aspectives russes soulignent qu’une partie ou la totalitĂ© de la phase quantitĂ© (atĂ©lique) est indispensable Ă  la rĂ©alisation de la phase qualitĂ© (tĂ©lique).

4.2. Préverbe perfectivisant : télicité grammaticale, télicité lexicale ou télicité lexico-grammaticale

La tĂ©licitĂ© peut ĂȘtre portĂ©e par le prĂ©fixe. Dans ce cas, le verbe primitif atĂ©lique dĂ©note un Ă©tat ou un processus. Si l’imperfectif primitif est un verbe d’état, la prĂ©fixation du per-fectif peut marquer l’ingressivitĂ© ou avoir une fonction dĂ©limitative. Le verbe ingressif est tĂ©lique (l’état est prĂ©cĂ©dĂ© d’un changement qualitatif) (h), alors que le verbe dĂ©limitatif est atĂ©lique (le prĂ©fixe marque la dĂ©limitation externe) (i) :

h) “ĂȘtre malade” “tomber malade” : bolet’ Imp zabolet’ Perf

i) “ĂȘtre malade” “ĂȘtre malade pendant quelque temps” : bolet’ Imp po-bolet’ Perf

Si l’imperfectif primitif dĂ©note un processus, le prĂ©fixe perfecti-visant peut marquer l’inchoativitĂ© atĂ©lique (j), l’arrivĂ©e du proces-sus Ă  son terme naturel (k) ou bien la dĂ©limitation atĂ©lique externe (l) :

j) “crier” “commencer à crier” : kri at’ Imp zakri at’ Perf

k) “lire” “lire qqch. jusqu’au bout” : itat’ Imp pro itat’ Perf

l) “lire” “lire pendant quelque temps” : itat’ Imp po itat’ Perf

Les perfectifs tĂ©liques marquent une dĂ©limitation qualitative du procĂšs initiale (h) ou finale (k), alors que les perfectifs atĂ©liques marquent une dĂ©limitation quantitative externe du procĂšs au dĂ©but (h, j) ou au dĂ©but et Ă  la fin (i, l). Par consĂ©quent, la prĂ©fixation perfectivisante marque la structura-tion interne (h, k) ainsi que la structuration externe (i, j, l) du pro-cĂšs. Sur le plan dĂ©rivationnel, il s’agit de deux types diffĂ©rents : 1) La dĂ©rivation grammaticale 28 (la formation du perfectif Ă  partir de l’imperfectif ; les deux formes du verbe, imperfective et perfec-tive, se trouvent en relation d’opposition aspective) s’établit entre les formes verbales dĂ©notant des processus et leur terme naturel (k). 2a) La dĂ©rivation lexicale suivie de la dĂ©rivation grammaticale con-cerne les verbes d’état qui forment par prĂ©fixation un mode d’action ingressif (perfectif) imperfectivisĂ© par la suite par un suffixe :

h’) bolet’ Imp “ĂȘtre malade” zabolet’ Perf “tomber malade” zabolevat’ Imp

“ĂȘtre en train de tomber malade” ou “tomber malade plusieurs fois”

28. Ce terme, dérivation grammaticale, est proposé par Lehmann (1997).

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Sur le plan grammatical, l’imperfectif bolet’ “ĂȘtre malade” n’a pas de corrĂ©latif aspectif. En revanche, son dĂ©rivĂ© perfectif zabolet’ “tom-ber malade” forme son corrĂ©latif imperfectif zabolevat’ “ĂȘtre en train de tomber malade” ou “tomber malade plusieurs fois”. 2b) La dĂ©rivation lexico-grammaticale est une formation de perfec-tiva tantum : inchoatifs ( j) ou dĂ©limitatifs (l). Ces modes d’action sont marquĂ©s par le perfectif, qui n’a pas de corrĂ©latif imperfectif sur le plan grammatical 29. Ainsi, le russe marque l’opposition sĂ©mantique “tĂ©lique” / “atĂ©lique” par les oppositions morphologiques verbe non prĂ©fixĂ© (atĂ©lique) / verbe prĂ©fixĂ© (tĂ©lique) 30 (k) et verbe prĂ©fixĂ© (tĂ©lique) / verbe suffixĂ© (atĂ©lique) (h’). Le couple aspectif reprĂ©sente le mĂȘme lexĂšme, oĂč les deux formes du verbe (imperfective et perfective) constituent le mĂȘme paradigme aspectuo-temporel. La dĂ©rivation aspective grammaticale (1) doit ĂȘtre distinguĂ©e de la dĂ©rivation aspectuelle lexicale (2a) ou lexico-grammaticale (2b), ainsi que de la dĂ©rivation lexicale verbale en gĂ©nĂ©ral, qui concerne la formation de nouveaux lexĂšmes (m) :

m) “lire” / “relire” : itat’ Imp / pere itat’ Perf

En effet, le verbe primitif itat’ Imp ainsi que le verbe dĂ©rivĂ© pere-itat’ Perf forment des couples aspectifs diffĂ©rents (k et n) :

k) “lire” “lire qqch. jusqu’au bout” : itat’ Imp pro itat’ Perf

n) “relire (une fois)” / “relire (plusieurs fois)” pere itat’ Perf / pere ityvat’ Imp

Dans les deux cas (k, n), il s’agit de prĂ©fixation, c’est pourquoi le statut dĂ©rivationnel ou grammatical des oppositions aspectives est largement discutĂ© par les aspectologues slavisants. En effet, le nombre de prĂ©fixes est trĂšs important et ils sont issus des prĂ©fixes spatiaux, ce qui laisse supposer qu’ils ne sont pas porteurs que de propriĂ©tĂ©s aspectives (grammaticales), mais qu’ils comportent aussi des propriĂ©tĂ©s sĂ©mantiques supplĂ©mentaires (lexicales) (par exemple : na- “sur”, po- “le long de”, pro- “à travers”, etc.), sinon un seul prĂ©-fixe aurait suffi 31.

29. Le perfectif et l’imperfectif qui forment un couple aspectif doivent ĂȘtre sĂ©man-tiquement substituables dans un contexte du prĂ©sent historique (cf. Maslov (2004c [1972] : 109)). 30. Des exceptions existent lorsque le modĂšle prĂ©fixal est en concurrence avec le modĂšle suffixal : kupit’ Perf / pokupat’ Imp “acheter”. 31. Il y a deux groupes de prĂ©fixes en russe : le sens des premiers est issu des rela-tions spatiales et celui des seconds, de la nĂ©gation. Les prĂ©fixes de nĂ©gation ne per-fectivisent pas l’imperfectif. Quant aux prĂ©fixes spatiaux, ils sont rĂ©partis en deux groupes : ceux qui sĂ©lectionnent des bases statiques et dynamiques (par exemple, za- “derriĂšre” : zadvorki “arriĂšre-cour”, zabeĆŸat’ “passer en coup de vent” (“der-riĂšre + courir”)) et ceux qui sĂ©lectionnent uniquement des bases dynamiques (par exemple, v- “dans” (“dirigĂ© vers l’intĂ©rieur”), vy- “en” (“dirigĂ© de l’intĂ©rieur vers l’extĂ©rieur”) : vxodit’ “entrer (Ă  pied)” (“dans + marcher”), vyvintit’ “dĂ©visser” (“en

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42 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Le niveau de grammaticalisation de ces prĂ©fixes est diffĂ©rent. Ainsi, le prĂ©fixe s- dans delat’ Imp / sdelat Perf “faire” a perdu son sens spatial ; en revanche, le prĂ©fixe dynamique vy- dans pit’ Imp “boire” / vypit’ Perf “boire la totalitĂ© de qqch.” (“faire sortir qqch.” + “boire”) ne l’a pas perdu complĂštement. En français moderne, il n’y a pas de prĂ©fixes Ă  valeur tĂ©lique. En revanche, en ancien français, certains prĂ©fixes Ă©taient porteurs de sens aspectuels et servaient Ă  exprimer des distinctions aspectuelles (cf. Martin (1971), Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003), Patard & De Mulder (dans ce volume)). Selon ces auteurs, les deux prĂ©verbes les plus productifs Ă©taient a- et en- :

a- : penser / apenser “penser” / “commencer à penser” courir / acourir “courir” / “se mettre à courir”

en- : dormir / endormir “dormir” / “commencer à dormir” amer / enamer “aimer” / “tomber amoureux”

Le préverbe a- dans apenser, acourir a une valeur inchoative ; le préfixe en- dans endormir et enamer est ingressif. Patard & De Mulder, qui ont analysé le préverbe en-, ont trouvé 144 bases avec lesquelles se combine ce préfixe inchoatif en an-cien français. Cependant, leur conclusion est sans appel :

[
] mĂȘme si la prĂ©verbation en en- s’est rĂ©vĂ©lĂ©e productive en ancien fran-çais en comparaison avec la langue moderne, son rendement semble extrĂȘme-ment limitĂ© par rapport Ă  d’authentiques prĂ©verbes aspectuels comme ceux du russe. (p. 94) [
] nous sommes loin des 1 500 bases des prĂ©verbes russes les plus produc-tifs. (ibid.)

En effet, le systÚme aspectuel a été hérité du latin classique (o, p) et perdu en moyen français (q) (voir Haverling (2000 : 292-315) cité par Patard & De Mulder) :

o) arescere “sĂ©cher” / inarescere (ingressif) / exarescere (conclusif) 32p) suadere “essayer de persuader” / persuadere “persuader” (conatif) 33q) suadere, persuadere “essayer de persuader” ou “persuader” (conatif) 34

Archaimbault (1999 : 18) souligne que la comparaison du russe avec le latin classique doit ĂȘtre relativisĂ©e parce qu’elle n’est valable que pour quelques crĂ©ations pĂ©riphĂ©riques :

+ visser (une vis)”). Les prĂ©verbes de cette deuxiĂšme catĂ©gorie sont porteurs de sens tĂ©lique (voir Boukreeva-Milliaressi (2001 : 162-176)). 32. Comparer avec le russe : soxnut’ Imp “sĂ©cher” / vysoxnyt’ Perf (prĂ©fixe direc-tionnel “sortir” + “sĂ©cher”) “ĂȘtre complĂštement sec”. 33. Comparer avec l’opposition imperfectif / perfectif en russe : ubeĆŸdat’ Imp “es-sayer de convaincre” / ubedit’ Perf “convaincre”. 34. Sur les conatifs, voir Forsyth (1970 : 49).

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STRUCTURATION INTERNE DU PROCÈS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 43

Ainsi le couple jacere / jactare ( jeter) aurait Ă©voluĂ© de la mĂȘme façon que le russe brosit’ / brosat’, par dĂ©rivation Ă  valeur itĂ©rative Ă  partir de la forme simple. Il en serait de mĂȘme du couple appariĂ© ejicere / ejectare (rejeter) et du russe vybrosit’ / vybrasyvat’. Mais de telles comparaisons, si elles sont Ă©clairantes, ne suffisent pas Ă  expliquer la systĂ©maticitĂ© du phĂ©nomĂšne dans les langues slaves.

En français moderne, sur le plan synchronique, ces prĂ©fixes latins font partie de la racine du mot. La corrĂ©lation “tĂ©lique” / “atĂ©lique” se situe donc uniquement au niveau rĂ©fĂ©rentiel. Par exemple, le prĂ©fixe latin par- Ă©tait associĂ© Ă  l’achĂšvement et la perfection. Le français lui attribue le sens de “arriver Ă  un certain Ă©tat, degrĂ© ou rĂ©sultat” : parcourir, parfaire, parvenir 35. Le prĂ©fixe latin per- Ă©tait associĂ© Ă  “de bout en bout”. En français, les verbes en per- correspondent Ă  “à travers” et “pendant” : perdu-rer (“durer longtemps” : ce sens a disparu au XIXe siĂšcle au profit de “se perpĂ©tuer”), perfection (“achĂšvement complet”). Le prĂ©fixe pour- signifie que l’action est menĂ©e Ă  son terme jus-qu’à la limite : poursuivre, pourchasser, pourparler. On remarquera Ă©galement que, dans abdiquer, emmĂ©nager, ex-porter, propulser, il est possible de relever le sens directionnel des anciens prĂ©fixes, qui marquent la direction spatiale du mouvement exprimĂ© par la base. On notera que les prĂ©fixes spatiaux dynamiques marquent la di-rection vers le terme naturel ; ils sont forcĂ©ment porteurs de tĂ©licitĂ©, puisqu’ils sĂ©lectionnent des bases dynamiques, contrairement aux prĂ©fixes spatiaux statiques, qui peuvent sĂ©lectionner des bases sta-tiques ou des bases dynamiques. Autrement dit, les prĂ©verbes tout comme les racines peuvent ĂȘtre porteurs de tĂ©licitĂ© rĂ©fĂ©rentielle en russe et en français ; les prĂ©verbes peuvent Ă©galement ĂȘtre porteurs de tĂ©lĂ©citĂ© grammaticale en russe. La tĂ©licitĂ© grammaticale des prĂ©-fixes se rĂ©alise dans l’opposition verbe simple (atĂ©lique) / verbe prĂ©-fixĂ© (tĂ©lique) en russe.

4.3. Suffixes : atélicité grammaticale

Le suffixe peut ĂȘtre imperfectivisant (former l’imperfectif Ă  partir du perfectif) ou perfectivisant (former le perfectif Ă  partir de l’im-perfectif) en russe. Par exemple, le suffixe -yva-/-iva-, qui imperfectivise le perfectif, est porteur de sens atĂ©lique, puisqu’il marque une action rĂ©pĂ©tĂ©e ou itĂ©rative :

r) razdumat’ Perf razdumyvat’ Imp “changer d’avis une fois / plusieurs fois”

En revanche, le suffixe -nu- perfectivise l’imperfectif sans ĂȘtre porteur de sens tĂ©lique ou atĂ©lique : 35. Voir le Dictionnaire historique de la langue française (Rey dir. (1992)).

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44 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

s) stu at’ Imp “frapper (à la porte)” stuknut’ Perf “cogner un coup (à la porte)”

t) kurit’ Imp “fumer” kurnut’ Perf “prendre quelques bouffĂ©es d’une ciga-rette” (parlĂ©)

4.3.1. Suffixes imperfectivisants

Le suffixe russe -yva-/-iva- a un statut particulier. Ainsi, Vinogra-dov (1972 [1947] : 351) souligne la position prĂ©flexionnelle de ce suffixe dans le paradigme du prĂ©sent et son caractĂšre fusionnel avec la flexion. On remarquera Ă©galement que l’absence de suffixe alter-natif et la rĂ©gularitĂ© de son adjonction aux bases tĂ©liques verbales afin d’imperfectiviser le verbe primitif le rapprochent effectivement des flexions. Il porte le sens atĂ©lique indĂ©pendamment de la compo-sition morphologique du perfectif correspondant ; ce sens est donc identifiable indĂ©pendamment de l’opposition aspective (perfectif / imperfectif). En revanche, l’opposition des suffixes -a- (-ja-) / -i- est porteuse de sens tĂ©lique / atĂ©lique dans les oppositions aspectives perfectif / imperfectif :

u) “rĂ©soudre” / “chercher la solution” : reĆĄit’ Perf / reĆĄat’ Imp

v) “pardonner” : prostit’ Perf / proơ at’ Imp

w) “atterrir” : prizemlit’ Perf / prizemljat’ Imp

Les suffixes verbaux français ne marquent pas l’opposition sĂ©man-tique “tĂ©lique” / “atĂ©lique”. En revanche, ils peuvent ĂȘtre porteurs de la propriĂ©tĂ© “duratif” et impliquer, par consĂ©quent, l’atĂ©licitĂ© du verbe. En effet, l’opposition aspective “tĂ©lique” / “atĂ©lique” se trouve en relation avec l’opposition rĂ©fĂ©rentielle “ponctuel” / “duratif”,puisque l’atĂ©licitĂ© est prototypiquement durative (“se promener”, “rĂ©flĂ©chir”) et que le tĂ©los est ponctuel (“exploser”, â€œĂ©clater”). Ce-pendant, ce lien n’est pas automatique : tous les procĂšs atĂ©liques ne sont pas duratifs, de mĂȘme que tous les procĂšs tĂ©liques ne sont pas ponctuels. En effet, l’opposition “ponctuel” / “duratif” ne con-cerne pas la durĂ©e rĂ©elle des procĂšs, mais leur structure temporelle interne. Autrement dit, la durĂ©e interne est conditionnĂ©e par la con-ceptualisation du prolongement relatif du procĂšs, qui peut soit ĂȘtre trop court pour avoir une durĂ©e (entrer, retentir, tressaillir), soit avoir une durĂ©e quelconque (acheter, rĂ©pondre, rester). Si l’on analyse la structuration interne du procĂšs, son caractĂšre duratif ou ponctuel, tel qu’il est conceptualisĂ© dans la langue, con-cernera sa capacitĂ© Ă  durer dans le temps, indĂ©pendamment de sa nature tĂ©lique ou atĂ©lique (par exemple, “lire un livre”, “ĂȘtre heu-reux”, “avoir conscience de qqch.” sont duratifs ; “tressaillir”, “pous-ser un cri”, “avoir compris qqch.” sont non-duratifs). Dans cette optique, la propriĂ©tĂ© conceptuelle “duratif” n’est pas opĂ©rationnelle pour distinguer l’imperfectif et le perfectif des verbes dĂ©notant des procĂšs duratifs. En revanche, la propriĂ©tĂ© “ponctuel”

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STRUCTURATION INTERNE DU PROCÈS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 45

peut ĂȘtre dĂ©finitoire, puisqu’elle exige automatiquement le perfectif, sans que ce perfectif soit tĂ©lique.

4.3.2. Suffixe perfectivisant

Sur le plan rĂ©fĂ©rentiel, le russe sĂ©lectionne et conceptualise une microphase d’un procĂšs itĂ©ratif qui est toujours marquĂ©e par le per-fectif suffixĂ© en -nu- ; le perfectif dĂ©rivĂ© reste atĂ©lique :

(x) drognut’ Perf “avoir un frisson”, formĂ© sur droĆŸat’ Imp “frissonner” (y) skripnut’ Perf “faire un grincement”, formĂ© sur skripet’ Imp “grincer”

Ce type de procĂšs est associĂ© aux procĂšs ponctuels qui peuvent ĂȘtre marquĂ©s non seulement par un suffixe mais aussi par la racine (remarquer – zame at’ Imp / zametit’ Perf) Les procĂšs ponctuels ne sont pas forcĂ©ment instantanĂ©s, mais ils sont vus comme tels. Koschmieder (1962 [1934] : 144) remarque que les procĂšs ponctuels sont imprĂ©visibles, qu’on constate leur avĂš-nement lorsqu’ils ont dĂ©jĂ  eu lieu et donc appartiennent au passĂ©, qu’ils sont incompatibles avec le prĂ©sent actuel. Par consĂ©quent, les procĂšs ponctuels sont nĂ©cessairement non-intentionnels. Par exemple, le procĂšs “se tromper” est conceptualisĂ© en français comme ponctuel, puisque le prĂ©sent de Vous vous trompez signifie en rĂ©alitĂ© que l’erreur est dĂ©jĂ  faite ; mĂȘme lorsqu’on dit Ă  son in-terlocuteur Vous ĂȘtes en train de vous tromper, c’est, en rĂ©alitĂ©, une maniĂšre voilĂ©e de dire que l’erreur est faite mais qu’il est encore possible de la corriger. Pour identifier les verbes ponctuels, Koschmieder formule un test d’incompatibilitĂ© avec la question suivante : Qu’est-ce que tu fais actuellement ? Glovinskaja (1982 : 44), quant Ă  elle, propose un test de compatibilitĂ© avec le prĂ©sent actuel : on doit pouvoir complĂ©ter une phrase de type Regarde, 
 Par exemple :

(7) a) Regarde, il atteint le sommet 36 b) Regarde, il nous remarque / *a remarqués

Atteindre n’est donc pas ponctuel, alors que remarquer l’est. La conceptualisation n’est pas forcĂ©ment liĂ©e Ă  la nature objective du procĂšs. Ainsi, “arriver” est conceptualisĂ© comme duratif en fran-çais (8a) et comme ponctuel en russe (8b) :

(8) a) Regarde ma grand-mĂšre qui arrive b) * Smotri, moja babuĆĄka prixodit

On peut Ă©galement donner l’exemple du mĂȘme procĂšs sur le plan conceptuel, mais articulĂ© diffĂ©remment non seulement dans deux langues, mais mĂȘme au sein de la mĂȘme langue. Par exemple, le 36. Je remercie Svetlana Vogeleer pour cet exemple.

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46 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

verbe russe skon at’sja “dĂ©cĂ©der” est conceptualisĂ© comme momen-tanĂ© et irrĂ©vocable, il ne peut pas avoir de durĂ©e et ne peut pas ĂȘtre employĂ© au prĂ©sent au sens de “ĂȘtre en train de dĂ©cĂ©der”. Ce n’est pas le cas de son Ă©quivalent français dĂ©cĂ©der (9), ni des synonymes russes (umirat’ Imp / umeret’ Perf “mourir”) (10a) et français mourir(10b), qui peuvent ĂȘtre conçus comme exprimant des phases duratives antĂ©rieures au tĂ©los (Ă  la mort) :

(9) Les soins palliatifs, c’est pour les patients qui sont en train de dĂ©cĂ©-der. (N. Kentish-Barnes, DEA d’éthique mĂ©dicale et biologie, 2003, Internet)

(10) a) On medlenno umiraet b) Il meurt lentement

Les procĂšs Ă  caractĂšre ponctuel de ce type sont tĂ©liques et ne con-ceptualisent qu’un tĂ©los sans dĂ©veloppement. Cela ne signifie pas qu’une phase Ă©volutive est absente, cela veut dire tout simplement qu’une phase antĂ©rieure au tĂ©los n’est pas conceptualisĂ©e. Ils sont conçus comme procĂšs uniques et marquĂ©s par le perfectif ; l’imper-fectif dĂ©rivĂ© est incompatible avec le prĂ©sent actuel, il ne marque que la rĂ©pĂ©tition. Autrement dit, c’est la tĂ©licitĂ© qui reste la propriĂ©tĂ© dĂ©finitoire de ce type de procĂšs. En revanche, un groupe de procĂšs ponctuels, dits semelfactifs, sont dĂ©notĂ©s par des verbes atĂ©liques qui marquent une parcelle trĂšs courte du processus. Cette parcelle n’est pas un tĂ©los. Si cette petite parcelle atĂ©lique est choisie pour ĂȘtre conceptualisĂ©e comme une entitĂ©, c’est parce qu’elle reprĂ©sente une composante d’une entitĂ© composĂ©e de parcelles analogues (par exemple, “fris-sonner” est composĂ© d’une sĂ©rie de frissons). Cette parcelle est donc inhĂ©rente Ă  la structure interne du procĂšs. Ainsi, le verbe dĂ©notant le procĂšs composĂ© de parcelles analogues est appelĂ© en slavistique multiplicatif, tandis que le verbe qui dĂ©signe une de ces parcelles est appelĂ© semelfactif. Les verbes multiplicatifs 37 impliquent une certaine durĂ©e et une absence du tĂ©los, ils sont marquĂ©s par l’imper-fectif. De façon trĂšs conventionnelle, ils peuvent ĂȘtre comparĂ©s avec les substantifs massifs, par opposition aux verbes semelfactifs per-fectifs, qui peuvent ĂȘtre comparĂ©s avec les substantifs comptables. Les verbes multiplicatifs sont imperfectifs en russe et dĂ©notent des procĂšs : – sonores :

skripet’ – grincerstu at’ – frapper

37. Ce terme a été proposé par Maslov (2004b [1965] : 393), qui fait référence à Andreiczin (1938 : 20). Sur la pluriactionnalité des prédicats, voir Xrakovskij (1997).

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STRUCTURATION INTERNE DU PROCÈS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 47

– lumineux :

migat’ – clignotersverkat’ – Ă©tinceler

– visuels :

ka at’ – balancermaxat’ – agiter

Ce sont des procĂšs homogĂšnes (sans Ă©volution) constituĂ©s d’une quantitĂ© de microphases. La seule microphase du procĂšs multipli-catif (imperfectif) est marquĂ©e en russe par le perfectif semelfactif suffixĂ© en -nu-, qui reste atĂ©lique : migat’ Imp mignut’ Perf “cli-gnoter”. La question de savoir si le multiplicatif et son semelfactif forment le mĂȘme couple aspectif reste Ă  dĂ©battre. Maslov (2004a [1964]) qualifie ce type de couples comme « aspectifs approximatifs ». Remarquons qu’en français les verbes multiplicatifs peuvent avoir une lecture multiplicative (11a) aussi bien qu’une interprĂ©tation semel-factive (11b), en fonction du contexte grammatical et situationnel :

(11) a) Elle frissonna pendant quelques secondes b) Elle entendit un bruit et frissonna

Il est toutefois à noter que le temps délimité déclenche prioritaire-ment la lecture semelfactive (12a), sauf indication contraire (11a). En revanche, le temps non délimité déclenche une interprétation multiplicative (12b) :

(12) a) Elle a frissonné b) Elle frissonnait

MalgrĂ© ce double emploi (multiplicatif / semelfactif), le français recourt Ă  des moyens lexicaux pour spĂ©cifier le sens semelfactif de façon univoque : frissonner – avoir un frisson, cligner (les yeux)– faire un clin d’Ɠil, etc.

4.3.3. Suffixes fréquentatifs

En français, on peut mentionner les suffixes qui marquent une « pluriactionnalitĂ© interne » (cf. Tovena & Kihm (2008), Amiot & Stosic (2011)) et l’atĂ©licitĂ© rĂ©fĂ©rentielle ; cette atĂ©licitĂ© concerne le dĂ©roulement interne du procĂšs, elle implique l’absence du terme naturel. On remarquera que ce type de dĂ©rivation est lexical (modes d’action) et non grammatical (aspect). Il s’agit de suffixes frĂ©quen-tatifs de type -onn(er) (chantonner), -nich(er) (pleurnicher), -ot(er)(vivoter, neigeoter, pluvioter), -aill(er) (courailler, criailler), etc. Ces suffixes prĂ©sentent les procĂšs homogĂšnes dynamiques dĂ©notĂ©s par la base (vivre, neiger, pleuvoir, courir, crier) comme discontinus et divisĂ©s en de multiples parcelles qui se suivent dans le temps.

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48 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Les suffixes frĂ©quentatifs français concernent la dĂ©rivation lexi-cale, puisqu’ils forment de nouveaux lexĂšmes et que le primitif et le dĂ©rivĂ© (chanter chantonner) ne sont pas grammaticalement substituables. Ces suffixes marquent donc le mode d’action et non l’aspect. Parmi les verbes de pluridirectionnalitĂ© interne, il faut distinguer les verbes frĂ©quentatifs, dans lesquels le rĂŽle du suffixe est de mar-quer la discontinuitĂ© des procĂšs continus, et les verbes multiplica-tifs, dans lesquels la discontinuitĂ© du procĂšs est marquĂ©e par la base : frissonner, Ă©tinceler, frapper, etc. 38

5. CONCLUSION

Dans cet article, j’ai voulu prĂ©senter et dĂ©velopper la distinction fondamentale de la thĂ©orie aspectuelle entre la structuration interne et la structuration externe du procĂšs, en soulignant son importance capitale non seulement sur le plan grammatical (voir Milliaressi (Ă  paraĂźtre)), mais aussi sur le plan lexical. Voici quelques rĂ©sultats de cette recherche sur le plan lexical : – La structuration interne du procĂšs est relative Ă  sa nature ontolo-gique et prĂ©sente sa segmentation en phases d’évolution interne : (i) processus (ii) terme naturel (iii) Ă©tat. – La dĂ©limitation externe du procĂšs concerne sa durĂ©e indĂ©pendam-ment de sa structure interne, elle prĂ©sente deux points externes sur l’axe temporel : dĂ©but et fin. – Les deux types de segmentation (interne et externe) s’articulent diffĂ©remment dans les langues slaves et dans les langues romanes et germaniques : les langues slaves grammaticalisent la structuration interne et lexicalisent la dĂ©limitation externe du procĂšs, alors que les langues romanes et germaniques lexicalisent sa structuration in-terne et grammaticalisent sa structuration externe. – Les modes d’action (Aktionsarten) spĂ©cifient les deux types de structuration (interne et externe) du procĂšs Ă  travers la structure mor-phologique des verbes ; c’est une catĂ©gorie lexicale qui complĂšte la catĂ©gorie grammaticale de l’aspect. – Les modes d’action impliquent la dĂ©rivation lexicale et la forma-tion des mots ; la catĂ©gorie grammaticale de l’aspect implique la for-mation des formes de mots (comparables aux formes flĂ©chies). – Sur le plan sĂ©mantique, la structuration interne du procĂšs corres-pond Ă  l’opposition “tĂ©lique” / “atĂ©lique” relative Ă  l’articulation sĂ©mantique et non conceptuelle (ontologique) du procĂšs. Elle varie

38. Le suffixe imperfectif russe -yva-/-iva- a une valeur frĂ©quentative lorsqu’il s’applique Ă  des bases homogĂšnes dynamiques contrĂŽlables ; le sens du verbe dĂ©-rivĂ© est “avoir eu l’habitude de faire qqch. dans le passĂ©â€ : govorit’ Imp “dire” go-varivat’ Imp “avoir eu l’habitude de dire qqch. dans le passĂ©â€.

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en fonction du type de langues et de la langue spĂ©cifique. Ainsi, le russe, en tant que langue flexionnelle, conceptualise le processus et le terme naturel comme un procĂšs unique Ă  deux phases dĂ©notĂ©es chacune par une forme aspective du mĂȘme verbe tĂ©lique, alors que le français opte pour la prĂ©sentation plus analytique des deux phases, qu’il conceptualise comme deux procĂšs autonomes prĂ©sentĂ©s par deux lexĂšmes diffĂ©rents (lorsqu’il s’agit du passage de la quantitĂ© Ă  la qualitĂ©) ou bien par un seul lexĂšme gĂ©nĂ©rique englobant la phase atĂ©lique et la phase tĂ©lique (lorsqu’il s’agit des procĂšs quantisĂ©s). – Sur le plan lexical, la dĂ©limitation externe du procĂšs est en rela-tion avec les modes d’action inchoatif et dĂ©limitatif en russe. J’ai dĂ©veloppĂ© ailleurs (voir Milliaressi (2010, Ă  paraĂźtre), ainsi que la prĂ©sentation de ce volume (Milliaressi & Vogeleer (dans ce vo-lume))) le rĂŽle particulier de l’évaluation du dĂ©roulement du procĂšs par le locuteur, qui fait partie du sens aspectuel de ce type de lexĂšmes. Plusieurs questions restent encore Ă  approfondir, en particulier la relation entre l’évaluation aspective et l’évaluation modale dans les langues de diffĂ©rents types, ainsi que la relation entre leur gramma-ticalisation et leur lexicalisation.

TATIANA MILLIARESSIUniversité Charles de Gaulle - Lille 3

STL - UMR 8163 du CNRS

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LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 55-84

Les conditions aspectuelles de l’interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle des nominalisations

DaniĂšle Van de Velde

1. INTRODUCTION

L’objectif de ce texte est de montrer que les conditions auxquelles un prĂ©dicat nominalisĂ© peut arriver Ă  faire rĂ©fĂ©rence Ă  un Ă©vĂ©nement dĂ©rivent d’une propriĂ©tĂ© essentielle du concept d’évĂ©nement lui-mĂȘme, sa ponctualitĂ©. PrĂ©cisons tout de suite que ce qu’on appelle ici “propriĂ©tĂ© du con-cept d’évĂ©nement” est une propriĂ©tĂ© ontologique, certes, mais qui se dĂ©couvre dans, ou se dĂ©gage de, l’analyse du fonctionnement du langage ordinaire, et qui appartient donc Ă  ce qu’on peut appeler l’ontologie “naturelle” commune Ă  tous les locuteurs d’une langue, et peut-ĂȘtre au moins partiellement commune Ă  tous les locuteurs de toutes les langues. Autant dire que le caractĂšre ponctuel de l’évĂ©-nement dĂ©pend au moins autant du point de vue pris sur les choses que des choses mĂȘmes, ce qui implique que des situations duratives peuvent trĂšs bien, Ă  travers l’usage linguistique, faire l’objet d’une visĂ©e ponctuelle, et donc Ă©vĂ©nementielle. En abordant l’expression linguistique des Ă©vĂ©nements par le biais des nominalisations, on se rend compte que la forme nominalisĂ©e d’un prĂ©dicat rĂ©vĂšle souvent des propriĂ©tĂ©s de sa base qui restent latentes quand celle-ci est rĂ©alisĂ©e comme verbe ou adjectif, et mĂȘme que la nominalisation peut dans certains cas ĂȘtre la condition d’une interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle.

2. ACTIONS ET ÉVÉNEMENTS

On parle couramment, dans la littĂ©rature linguistique, de “prĂ©di-cats Ă©vĂ©nementiels”, en entendant par lĂ  les noms prĂ©dicatifs suscep-tibles de dĂ©noter des Ă©vĂ©nements. Or, cet usage est assez peu rigou-

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56 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

reux, puisque les mĂȘmes noms peuvent selon les contextes dĂ©noter des actions 1, des Ă©vĂ©nements ou mĂȘme des faits, si bien que le pri-vilĂšge accordĂ© Ă  leur dĂ©notation Ă©vĂ©nementielle paraĂźt injustifiĂ©. D’autre part, l’épithĂšte â€œĂ©vĂ©nementiel” s’applique tout aussi couram-ment Ă  des phrases, et il est parfois difficile de dĂ©terminer ce qui distingue les phrases dites “d’action” de celles dites â€œĂ©vĂ©nementielles”. On commencera ici par essayer de clarifier ce dernier point.

2.1. Phrases d’action, phrases d’évĂ©nement et nominalisations

Dans son cĂ©lĂšbre sixiĂšme essai sur les actions et les Ă©vĂ©nements, « The logical form of action sentences », Davidson (1980) propose d’attribuer Ă  toutes les “phrases d’action” une forme logique con-tenant une variable Ă©vĂ©nementielle qui occupe une place dans la structure argumentale de tout verbe d’action, ce qui implique que d’une maniĂšre ou d’une autre toute action “est” un Ă©vĂ©nement. 2 Il n’est pas question de revenir ici sur l’intĂ©rĂȘt qu’il y a Ă  poser une variable Ă©vĂ©nementielle, mais de se demander Ă  quoi peuvent rĂ©fĂ©-rer les phrases contenant un verbe d’action. Pour rĂ©pondre Ă  cette question, on peut s’appuyer sur l’usage de l’anaphore, lorsque celle-ci reprend ce qu’une phrase antĂ©cĂ©dente asserte. Entre deux phrases successives d’un mĂȘme discours, le sujet ana-phorique de la seconde, s’il est constituĂ© par une variante de il, ne peut avoir pour antĂ©cĂ©dent qu’un groupe nominal classifiant le rĂ©fĂ©-rent dans une catĂ©gorie dĂ©terminĂ©e (Corblin (1995)), par exemple celle des humains ou celle des artefacts respectivement en (1) et (2) :

(1) Mon frĂšre s’est achetĂ© un vĂ©lo. Il en est trĂšs content(2) Mon frĂšre s’est achetĂ© un vĂ©lo. Il est dĂ©jĂ  cassĂ©

Lorsque le groupe nominal antĂ©cĂ©dent est constituĂ© d’une suite de noms rĂ©fĂ©rant globalement Ă  une collection plus ou moins hĂ©tĂ©ro-clite d’objets, c’est cela qui assure l’anaphore, comme en (3) :

(3) On a servi en mĂȘme temps le poulet, les pĂątes et la compote. Cela n’al-lait pas trĂšs bien ensemble

Mais trĂšs souvent, aucun groupe nominal, mĂȘme de ce genre, n’est disponible comme antĂ©cĂ©dent de cela en fonction de sujet. Voici quelques exemples illustrant cette situation :

1. Seront ici appelĂ©s “d’action”, dans un sens large qui ne suppose pas d’agent, tous les prĂ©dicats de sĂ©mantisme dynamique, opposĂ©s aux prĂ©dicats statifs. Nous verrons cependant que le dynamisme ne constitue pas une condition nĂ©cessaire pour qu’un prĂ©dicat puisse ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme Ă©vĂ©nementiel. 2. Pour une critique de Davidson, voir Van de Velde (2006).

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ASPECT ET INTERPRÉTATION ÉVÉNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 57

(4) Boris a signĂ© son engagement Ă  l’OpĂ©ra. Cela le rend heureux(5) Boris a signĂ© son engagement Ă  l’OpĂ©ra. Cela s’est produit hier(6) Boris a signĂ© son engagement Ă  l’OpĂ©ra. Cela lui a pris cinq minutes

Dans la seconde phrase de chacune des suites ci-dessus, l’interprĂ©-tation de cela repose sur une relation anaphorique, mais qui n’est jamais la mĂȘme, seul le prĂ©dicat dont le pronom est le sujet pou-vant faire la diffĂ©rence. Ainsi, ce qui est susceptible de rendre quel-qu’un heureux, c’est-Ă -dire de constituer une cause, de bonheur ou d’autre chose, ne peut ĂȘtre qu’un fait 3, et la suite (4) peut ĂȘtre rem-placĂ©e par la phrase complexe suivante :

(7) (Le fait) que Boris ait signĂ© son engagement Ă  l’OpĂ©ra le rend heureux

En revanche ce qui se produit Ă  telle ou telle date est forcĂ©ment un Ă©vĂ©nement, si bien qu’on peut rĂ©duire la suite (5) Ă  :

(8) L’évĂ©nement qu’a constituĂ© la signature par Boris de son engagement Ă  l’OpĂ©ra s’est produit hier

Enfin, ce qui prend plus ou moins de temps ne pouvant ĂȘtre que l’accomplissement d’une action, on peut paraphraser (6) par :

(9) Cela a pris Ă  Boris cinq minutes, de signer son engagement Ă  l’OpĂ©ra

– phrase dans laquelle cela est, cette fois, en relation cataphorique et intraphrastique avec le groupe verbal Ă  l’infinitif dĂ©notant l’action accomplie. Ce que rĂ©vĂšlent ces faits, c’est que, contrairement Ă  ce que pense Davidson, l’interprĂ©tation des “phrases d’action” est loin d’ĂȘtre uni-voque. S’il est clair, par exemple, qu’en (4) et (5) le pronom anapho-rique a pour antĂ©cĂ©dent l’ensemble de la phrase, ce n’est dĂ©jĂ  plus exactement le cas en (6). La paraphrase (9) fait apparaĂźtre que la re-prise anaphorique concerne alors le groupe verbal, Ă  l’exclusion non seulement du sujet, mais aussi de toutes les marques de temps et d’aspect, et donc en tant qu’il renvoie, si on peut dire, Ă  l’action “nue”. Que reste-t-il donc de commun aux trois pronoms cela de nos exemples ? C’est que leur antĂ©cĂ©dent n’est pas de la nature d’une chose, qui serait dĂ©notĂ©e par un groupe nominal tel que Boris ou son engagement Ă  l’OpĂ©ra. En effet, en tant qu’il peut ĂȘtre paraphĂ©, l’engagement dont il est question ici est non seulement le rĂ©sultat d’un procĂšs, mais il est mĂȘme le support matĂ©riel de ce rĂ©sultat : un papier officiel. Mais mĂȘme si ce n’était pas le cas, par exemple dans

(10) Boris a renoncĂ© Ă  son engagement Ă  l’OpĂ©ra

3. Nous définissons un fait comme une situation (état de choses statif), un pro-cessus ou un événement (états de choses dynamiques respectivement duratif et ponc-tuel) posé ou supposé réel.

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58 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

oĂč l’engagement est visĂ© comme une action que le sujet renonce Ă  accomplir, ce n’est pas cette action “chosifiĂ©e” par la nominalisation qui fait de la phrase (10) ce que Davidson appelle une « action sen-tence », mais bien le groupe verbal renoncer Ă  son engagement Ă  l’OpĂ©ra : ce dont la phrase (10) asserte l’existence est un renonce-ment, non un engagement. Hors contexte, l’interprĂ©tation des “phrases d’action” reste donc Ă©quivoque entre interprĂ©tation actionnelle, Ă©vĂ©nementielle / proces-suelle ou factuelle. Puisque, comme on essaiera de le montrer, l’in-terprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle est conditionnĂ©e par certaines propriĂ©tĂ©s du prĂ©dicat verbal, il s’ensuit qu’un verbe d’action peut, mais ne doit pas, donner lieu Ă  une interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle. Il n’y a donc pas de “verbes Ă©vĂ©nementiels” Ă  proprement parler. Y a-t-il davantage de “noms Ă©vĂ©nementiels” ? Non, car les nominalisations de phrases d’action conservent le caractĂšre Ă©quivoque des phrases elles-mĂȘmes, et s’interprĂštent selon le contexte, intraphrastique cette fois, comme dĂ©notant des actions, des Ă©vĂ©nements ou processus, ou des faits. Dans les phrases suivantes, par exemple, le mĂȘme nom, entrĂ©e,dĂ©note successivement un fait, une action et un Ă©vĂ©nement :

(11) L’entrĂ©e en scĂšne du clown a suffi Ă  calmer les enfants(12) L’entrĂ©e en scĂšne du clown a Ă©tĂ© parfaite(13) L’entrĂ©e en scĂšne du clown aura lieu Ă  quatre heures

Les noms de ce type, dĂ©rivĂ©s de verbes de sĂ©mantisme actif, ont davantage de titres Ă  s’appeler “noms d’action” que “noms d’évĂ©-nement” 4, puisque les verbes correspondants ne dĂ©notent certaine-ment pas, en eux-mĂȘmes et par eux-mĂȘmes, des Ă©vĂ©nements, mais seulement des actions. Ainsi un verbe Ă  l’infinitif peut-il entrer sans difficultĂ© dans une structure dĂ©nominative oĂč le nom classifieur est action, mais pas dans une structure oĂč le mĂȘme nom serait Ă©vĂ©ne-ment :

(14) Cet article analyse l’action de courir depuis son organisation motrice propre (Web)

(15) * Cet article analyse l’évĂ©nement de courir

Et l’évĂ©nement qui s’érige en quelque sorte sur l’action correspon-dante ne peut, quant Ă  lui, ĂȘtre dĂ©notĂ© que par un nom, comme dans :

(16) À les voir, on aurait pu penser que l’évĂ©nement d’une course devait dĂ©cider du destin de la rĂ©publique (Gibbon, Web)

4. Il vaut la peine de noter qu’on ne parle jamais de “noms de faits”, alors mĂȘme que les nominalisations Ă©vĂ©nementielles peuvent aussi dĂ©noter des faits. Peut-ĂȘtre est-ce parce que toute nominalisation, quelle que soit sa base verbale ou adjecti-vale, et indĂ©pendamment de toute condition aspectuelle, est susceptible de dĂ©noter un fait.

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ASPECT ET INTERPRÉTATION ÉVÉNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 59

La comparaison entre phrases d’action et nominalisations correspon-dantes rĂ©vĂšle donc une parfaite homologie, au moins pour ce qui concerne la non-univocitĂ© de leur interprĂ©tation.

2.2. Processus et Ă©vĂ©nements : deux points de vue sur la mĂȘme chose

S’il importe, comme on vient de le montrer, de distinguer actions et Ă©vĂ©nements, pourra-t-on au moins dire que les unes (les actions) sont des espĂšces du genre que constituent les autres (les Ă©vĂ©nements) ? Si c’était le cas, les actions devraient possĂ©der toutes les propriĂ©tĂ©s des Ă©vĂ©nements, auxquelles s’en ajouteraient d’autres qui les distin-gueraient d’autres espĂšces du mĂȘme genre. Ainsi, la phrase (17) n’a pas pour implication (18), laquelle ne fait d’ailleurs pas vraiment sens :

(17) Le propre d’un Ă©vĂ©nement est d’avoir lieu(18) ??Le propre d’une action est d’avoir lieu

Nous soutiendrons par la suite que la diffĂ©rence entre les deux est d’abord une question de niveau : les actions sont Ă  la base (sĂ©man-tiquement et morphologiquement) des Ă©vĂ©nements, mais aussi de ce que nous appelons ici des processus, la diffĂ©rence entre les deux n’étant, elle, qu’une question d’aspect.

2.2.1. Les événements sont des entités ponctuelles

Le rapport des Ă©vĂ©nements au temps, comme celui des choses Ă  l’espace, tel du moins qu’il peut se dĂ©gager de l’usage linguistique, est un rapport constitutif – au sens oĂč il faut des Ă©vĂ©nements pour que se constitue le temps. La condition initiale de la situation des Ă©vĂ©nements dans le temps est en effet toujours un Ă©vĂ©nement indĂ©-finiment rĂ©pĂ©tĂ©, fondateur de la rĂ©fĂ©rence, Ă  savoir l’énonciation, puisque les Ă©vĂ©nements passĂ©s, prĂ©sents, futurs ne sont tels qu’en vertu de leur relation avec cet Ă©vĂ©nement, Ă  chacune de ses occur-rences. On peut montrer (voir Van de Velde (2013)) qu’ensuite l’éla-boration d’un temps objectif, moins labile que celui reposant sur la deixis, suppose elle aussi qu’on prenne appui sur d’autres Ă©vĂ©ne-ments, d’une autre nature, cosmiques et historiques. Mais indĂ©pen-damment mĂȘme de ces deux grands systĂšmes, dĂ©ictique et objectif, de localisation temporelle, nous utilisons couramment des Ă©vĂ©ne-ments connus dans notre univers de discours pour en dater de nou-veaux, comme lorsque nous disons :

(19) Sa décision de partir date de la mort de sa mÚre

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60 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Les Ă©vĂ©nements sont donc utilisĂ©s, Ă  la lettre, comme points de repĂšre, exactement comme certaines choses appartenant Ă  notre « arche-originaire Terre » 5 sont utilisĂ©es pour en situer d’autres. Un tel usage, avec la gĂ©omĂ©trisation du temps qu’il suppose, im-plique une visĂ©e ponctuelle de l’évĂ©nement 6. La notion de visĂ©e est importante ici, car une entitĂ© dotĂ©e d’une extension temporelle ne peut ĂȘtre constituĂ©e en Ă©vĂ©nement que si elle est visĂ©e comme ponctuelle. À propos d’un combat, Ă©vĂ©nement pourtant basĂ© sur un procĂšs occupant du temps, on ne dira pas :

(20) * Ce combat décisif fut un événement trÚs long

Mais on pourra en revanche affirmer :

(21) Ce combat fut l’évĂ©nement qui marqua le dĂ©but d’une nouvelle phase de la guerre

– et on sait bien que tout dĂ©but est un point. De mĂȘme, il est impossible d’attribuer un prĂ©dicat Ă©vĂ©nementiel 7,comme se produire ou avoir lieu, Ă  un procĂšs envisagĂ© dans sa du-rĂ©e, comme dans l’exemple suivant :

(22) * Trois heures d’orage viennent d’avoir lieu

Dans cette phrase, le nom orage au singulier a pour dĂ©terminant un groupe nominal quantificateur, ce qui prouve qu’il est ici un nom massif dĂ©notant une activitĂ© atmosphĂ©rique, non bornĂ©e en elle-mĂȘme, mais, surtout, considĂ©rĂ©e d’un point de vue interne, et prĂ©sentĂ©e dans son extension, d’oĂč son incompatibilitĂ© avec le prĂ©dicat Ă©vĂ©nemen-tiel, Ă  la diffĂ©rence de ce qui se passe dans une autre phrase trĂšs proche comme :

(23) Un orage de trois heures vient d’avoir lieu

Ici, en effet, la mention de la durĂ©e est adjointe au nom, lequel est, cette fois, dĂ©terminĂ© par l’article un qui est en fait un nom dĂ©-nombrable, donc un nom d’action, si bien que le prĂ©dicat peut sĂ©lec-

5. Husserl. Expression empruntĂ©e Ă  un manuscrit de 1934 traduit en français et publiĂ© en 1984 (Éditions de Minuit), dont le titre complet est « Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprĂ©tation de la vision habituelle du monde. L’arche-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur l’origine phĂ©nomĂ©nologique de la corporĂ©itĂ©, de la spatialitĂ© de la nature au sens premier des sciences de la nature ». 6. L’usage de reprĂ©senter schĂ©matiquement le fonctionnement des temps ver-baux au moyen d’une ligne orientĂ©e sur laquelle figure comme “point de repĂšre” le “moment de l’énonciation” prouve d’ailleurs que tous les linguistes acceptent sans discussion cette rĂ©duction originaire Ă  un point de l’acte sur lequel repose l’évĂ©nement fondateur du temps “subjectif”. 7. L’expression renvoie ici aux prĂ©dicats d’existence rĂ©servĂ©s aux noms d’évĂ©-nements, et en particulier au nom Ă©vĂ©nement lui-mĂȘme.

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ASPECT ET INTERPRÉTATION ÉVÉNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 61

tionner, parmi les interprĂ©tations possibles du nom (actionnelle, Ă©vĂ©-nementielle, factuelle), celle qui lui convient. On notera, enfin, que pour dater un Ă©vĂ©nement, il est possible de choisir entre une visĂ©e processuelle et une visĂ©e Ă©vĂ©nementielle de la mĂȘme rĂ©alitĂ©. Comparons par exemple les deux phrases suivantes :

(24) Il est mort pendant / lors de ma derniùre visite à l’hîpital(25) Il est mort à ma derniùre visite à l’hîpital

La phrase (24) illustre la visĂ©e de la visite comme procĂšs : l’évĂ©ne-ment Ă  dater, une mort, est situĂ© de maniĂšre imprĂ©cise “à un mo-ment” durant le procĂšs de ma visite. Dans la phrase (25), les deux Ă©vĂ©nements coĂŻncident, ce qui suppose que ma visite soit, comme la mort dont il est question, visĂ©e comme un achĂšvement, et donc vue de l’extĂ©rieur, et rĂ©duite Ă  un point. L’usage qui est fait ici de la prĂ©position Ă , l’une des plus abstraites des prĂ©positions locatives, dont l’usage, souvent, “dĂ©rĂ©alise” le nom qu’elle introduit, est carac-tĂ©ristique de la datation : on la retrouve avec les noms, propres ou communs, de temps, comme dans Ă  NoĂ«l, Ă  PĂąques, Ă  midi, Ă  l’aube,avec les noms de limites en gĂ©nĂ©ral : au dĂ©but / Ă  la fin de, et avec les noms d’évĂ©nements chaque fois qu’ils sont utilisĂ©s pour en dater d’autres. Cet usage de Ă  fait de la nominalisation un instrument privilĂ©giĂ© de la datation des Ă©vĂ©nements. Ainsi en disant

(26) L’incident s’est produit quand on signait le traitĂ©

on situe l’évĂ©nement lors du dĂ©roulement d’un procĂšs. Mais, pour le dater, c’est-Ă -dire pour le faire coĂŻncider avec un autre Ă©vĂ©ne-ment, on passera soit par un nom temporel suivi d’une relative, comme en (27) :

(27) L’incident s’est produit au moment oĂč on signait le traitĂ©

soit, mieux encore, par une nominalisation :

(28) L’incident s’est produit Ă  la signature du traitĂ©

2.2.2. Les achÚvements existent, et ils ont un lien privilégié avec les événements

Si la ponctualitĂ© est bien le trait aspectuel dominant des Ă©vĂ©ne-ments, et si les nominalisations Ă©vĂ©nementielles doivent avoir un lien privilĂ©giĂ© avec un certain type de verbe, on s’attend Ă  ce que ce soit avec les verbes dits “d’achĂšvement” dans la classification vendlerienne (Vendler (1957)). Je dirai ici un mot en dĂ©fense de la notion d’“achĂšvement” comme idĂ©e d’un passage ponctuel d’une situation Ă  une autre, qui me semble d’ailleurs valoir comme dĂ©finition de l’évĂ©nement lui-mĂȘme. La

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62 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

pertinence de la catĂ©gorie verbale des achĂšvements est souvent re-mise en cause pour plusieurs raisons 8. Le premier argument linguistique dĂ©jĂ  envisagĂ© par Vendler contre l’existence d’actions ponctuelles est l’usage non seulement possible mais frĂ©quent des formes progressives avec les verbes signifiant ce type d’actions. Or, la forme progressive suppose une extension tem-porelle que les achĂšvements sont censĂ©s ne pas avoir. Mais, selon Vendler, la forme progressive dans une phrase telle que :

(29) I am reaching the top

est en quelque sorte “dĂ©placĂ©e” de l’achĂšvement proprement dit (l’atteinte du sommet) sur le procĂšs prĂ©alable, et la phrase (29) doit s’interprĂ©ter comme :

(30) Je suis en train de grimper pour atteindre le sommet

Le problĂšme, c’est que ce que le verbe signifie, ce n’est pas “grim-per pour atteindre”, mais “atteindre”. Prenons le cas un peu plus simple de arriver : quelle diffĂ©rence resterait-il entre aller (ou n’im-porte quel autre verbe de simple dĂ©placement) et arriver s’il fallait donner Ă  ce dernier le sens de “se dĂ©placer vers un point final” ? Et quel verbe faudrait-il supposer pour donner Ă  mourir le sens d’un achĂšvement ? Si on prend pour modĂšle le cas de l’ascension de la montagne, dont l’arrivĂ©e au sommet marque le point final, mourirdevrait signifier quelque chose comme “aller vers la fin de sa vie”, dĂ©finition assez peu satisfaisante il faut bien l’avouer. Il me semble au contraire qu’on peut soutenir que les emplois pro-gressifs des verbes d’achĂšvements reposent prĂ©cisĂ©ment sur leur caractĂšre ponctuel, et sur une figure qui consiste Ă  “dilater” le point qu’ils signifient : cela, en premier lieu, expliquerait bien que ces emplois soient restreints aux derniers moments avant le passage. Par exemple, on ne dira pas d’un malade incurable mais encore valide, et dont la mort, si elle est inĂ©vitable dans un avenir assez proche, n’est pas imminente :

(31) Ce malade est en train de mourir

C’est pourquoi je ne pense pas du tout, ni comme Vendler, ni comme ses critiques, qu’en disant (29) je veuille dire (30), mĂȘme en prĂ©cisant comme le font par exemple Recanati & Recanati (1999), qu’il s’agit de la phase finale de l’ascension. Il me semble au con-traire qu’en disant (29) on dilate en quelque sorte l’instant de l’at-teinte et qu’on fait comme si on “y” Ă©tait (dans l’atteinte), c’est-Ă -dire comme si l’atteinte elle-mĂȘme prenait un temps que rĂ©ellement elle ne prend pas. 8. Pour une “rĂ©habilitation” de la notion d’achĂšvement, dans une perspective qui permet en outre de distinguer trois sous-classes dans cette classe, voir Haas & Jugnet (2013).

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ASPECT ET INTERPRÉTATION ÉVÉNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 63

Un argument supplĂ©mentaire en faveur de cette vision des choses est fourni par un ensemble de faits concernant les emplois des verbes d’achĂšvement avec les complĂ©ments temporels de la forme en tant de temps, caractĂ©ristiques des accomplissements. On dit bien en effet des choses comme :

(32) Je suis arrivée à Lille en une heure et demie(33) Mon pÚre est mort en trois jours

Et ces phrases semblent en effet attribuer une durĂ©e Ă  l’arrivĂ©e ou Ă  la mort en question. Mais ce type d’emploi est loin d’ĂȘtre libre, et de nouveau il a un caractĂšre figurĂ©, qui ne relĂšve d’aucune rĂšgle sĂ©mantique, et qui se rĂ©vĂšle en ceci que la durĂ©e en question doit toujours se prĂ©senter comme (relativement) brĂšve. Ainsi s’expliquent les contrastes suivants :

(34) Nous sommes arrivés en peu de temps / en un temps trÚs court(35) * Nous sommes arrivés en beaucoup de temps / en un temps trÚs long(36) Mon pÚre est mort en quelques jours / *en plusieurs jours

Le contraste de (36), en particulier, repose sur une particularitĂ© remarquable du couple quelques / plusieurs (voir Van de Velde (2000a)) qui consiste en ceci, que l’un et l’autre peuvent ĂȘtre appro-priĂ©s dans la rĂ©fĂ©rence Ă  un mĂȘme nombre d’entitĂ©s (ici trois jours)mais qu’ils prĂ©sentent ce nombre, l’un comme (relativement) bas, l’autre comme (relativement) haut 9. On peut supposer que cette exigence, qui ne peut ĂȘtre que rhĂ©-torique, d’une durĂ©e considĂ©rĂ©e comme brĂšve est liĂ©e Ă  la figure prĂ©cĂ©demment supposĂ©e pour expliquer qu’on puisse employer le progressif avec mourir, arriver et autres semblables : la figure qui consiste Ă  dilater l’instant du passage, figure qui suppose, justement, que le passage soit en lui-mĂȘme et d’abord conçu comme instantanĂ©. Cette “dilatation” de l’instant du passage peut ainsi apparaĂźtre comme le mouvement symĂ©trique et inverse de celui qui produit l’évĂ©ne-ment, Ă  savoir une “contraction” de la durĂ©e. L’un comme l’autre est question de vision : vision de prĂšs, grossissante, qui Ă©largit l’ins-tant, dans un cas, vision Ă©loignĂ©e qui condense une durĂ©e en un point, dans l’autre. La nominalisation des verbes d’achĂšvement devrait donc produire des noms susceptibles de recevoir, outre leur interprĂ©tation “de pro-cessus”, une interprĂ©tation “d’évĂ©nement” qui ne suppose aucune “conversion” d’une durĂ©e bornĂ©e en un instant, comme la supposent les noms d’accomplissements employĂ©s dans un sens Ă©vĂ©nementiel. Cette congruence des achĂšvements et de la visĂ©e ponctuelle carac-tĂ©ristique des Ă©vĂ©nements se manifeste en particulier dans les locu- 9. La diffĂ©rence explique que le restrictif ne 
 que ne soit compatible qu’avec quelques, pas avec plusieurs : Je n’ai que quelques jours de vacances, une semaine exactement / J’ai plusieurs jours de vacances, une semaine exactement / *Je n’ai que plusieurs jours de vacances, une semaine exactement.

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64 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

tions qui font coïncider un instant avec un accomplissement, comme c’est le cas dans les phrases suivantes :

(37) On a entendu une explosion Ă  l’instant du dĂ©part(38) Selon Mathieu, la terre trembla Ă  l’instant de la mort du Christ

Mais l’usage de ces locutions produit un rĂ©sultat bizarre avec des noms dĂ©rivĂ©s de verbes supposant une durĂ©e, que leur interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle va devoir contracter, comme course dans :

(39) ??À l’instant de la course, il pleuvait à verse

Lorsque des noms d’achĂšvements sont utilisĂ©s pour dĂ©noter l’achĂš-vement lui-mĂȘme, c’est-Ă -dire une action, cette action peut toujours recevoir une prĂ©dication qualifiante, comme dans l’exemple suivant :

(40) Le départ des coureurs a été impeccable

Dans cette phrase, l’adjectif qualifie la maniĂšre de l’action, comme le ferait un adverbe avec un verbe. Mais ces noms sont incompatibles avec tout prĂ©dicat qui spĂ©cifierait non la maniĂšre mais la durĂ©e de l’action, comme le montre l’inacceptabilitĂ© pour beaucoup de locu-teurs de :

(41) ??La mort de mon pÚre a duré trois jours

– et ceci en dĂ©pit de la parfaite acceptabilitĂ© de (33), rĂ©pĂ©tĂ© ici :

(42) Mon pĂšre est mort en trois jours

Mais c’est que (42), rappelons-le, a un statut rhĂ©torique particulier. Enfin, l’impossibilitĂ© illustrĂ©e en (43) de combiner les noms d’achĂš-vements avec des prĂ©positions telles que pendant, durant fournit la preuve qu’il est impossible de prendre sur les entitĂ©s dĂ©notĂ©es par ces noms un point de vue interne : on n’entre pas Ă  l’intĂ©rieur d’un point.

(43) * Pendant la mort du Christ, la terra trembla

Ajoutons que le contraste entre (41) et (42) apporte un argument supplĂ©mentaire Ă  l’idĂ©e dĂ©jĂ  suggĂ©rĂ©e que le nom est plus adpatĂ© Ă  la visĂ©e exclusivement ponctuelle requise par la dĂ©notation d’un Ă©vĂ©nement. Cependant, il semble qu’on puisse convertir un achĂšvement en activitĂ©, non bornĂ©e par dĂ©finition, sous les conditions dĂ©finies par Verkuyl (1989) et illustrĂ©es dans les exemples suivants :

(44) * Il franchit une frontiĂšre clandestinement chaque jour pendant une heure

(45) Il franchit des frontiÚres clandestinement chaque année pendant un mois ou deux

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ASPECT ET INTERPRÉTATION ÉVÉNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 65

Quoique Verkuyl ne semble pas prendre en compte le fait qu’un sujet puisse ne pas ĂȘtre un argument externe, mais interne, ajoutons que le mĂȘme phĂ©nomĂšne s’observe dans :

(46) Il est encore mort des soldats pendant toute une semaine

puisque le sujet de mourir est l’argument interne de ce verbe. Nous reviendrons sur la question de savoir s’il faut ou non con-clure de ces faits, comme le fait le mĂȘme Verkuyl, que les verbes ne sont pas marquĂ©s “initialement” comme bornĂ©s ou non, mais seulement comme dynamiques ou statifs.

2.2.3. Accomplissements et événements

De tout ce qui prĂ©cĂšde on peut conclure que la ponctualitĂ© des achĂšvements en fait des bases prototypiques pour des nominalisa-tions Ă©vĂ©nementielles – Ă  partir de quoi on peut aller jusqu’à sou-tenir que tout nom susceptible de dĂ©noter un Ă©vĂ©nement repose sur un prĂ©dicat d’achĂšvement, prĂ©dicat d’achĂšvement “d’origine” comme les verbes du mĂȘme nom, ou prĂ©dicat d’achĂšvement “dĂ©rivĂ©â€, ob-tenu par conversion de prĂ©dicats d’autres types. La classe verbale aspectuelle gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ©e comme la plus proche des achĂšvements est celle des accomplissements, l’une et l’autre pouvant mĂȘme passer pour deux espĂšces du mĂȘme genre : les uns et les autres sont en effet bornĂ©s de maniĂšre inhĂ©rente, ori-ginaire pour ainsi dire. Comme les achĂšvements, les accomplisse-ments peuvent se voir convertis en activitĂ©s lorsqu’ils sont expri-mĂ©s par un groupe comportant le verbe et un argument interne non bornĂ©. C’est ce qui se passe par exemple en :

(47) Il a vendu des maisons pendant dix ans / *en dix ans

À part ces cas, les nominalisations d’accomplissements auront, selon le contexte, une interprĂ©tation d’action ou d’évĂ©nement, comme dans les deux phrases suivantes :

(48) La visite du président a duré vingt-quatre heures(49) La visite du président a eu lieu le 10 mai, et a coïncidé avec le début

de la mousson

Comme le montre (48), lorsque la visite est visĂ©e comme processus, elle peut, Ă  la diffĂ©rence d’une mort, recevoir un prĂ©dicat de durĂ©e – ce qui n’empĂȘche qu’elle puisse aussi ĂȘtre l’objet d’une visĂ©e “à distance”, qui la rĂ©duit Ă  un point et la fait coĂŻncider avec un autre point. C’est la mĂȘme diffĂ©rence qui se trouve soulignĂ©e par le con-traste entre noms temporels simples et noms temporels suffixĂ©s en -Ă©e dans les deux phrases suivantes :

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66 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

(50) La négociation du traité se déroulera pendant la journée de la pas-sation de pouvoir

(51) La négociation du traité aura lieu le jour de la passation de pouvoir

Le nom simple jour donne lui aussi sur une Ă©tendue temporelle une vision ponctuelle qui interdit par exemple de le combiner (dans l’usage contemporain) avec tout, puisque ce quantificateur appliquĂ© Ă  un nom dĂ©terminĂ© au singulier impose une visĂ©e du rĂ©fĂ©rent dans son extension, temporelle ou spatiale. Et mĂȘme si l’action sur laquelle s’édifie l’évĂ©nement est un procĂšs dont l’accomplissement prend une journĂ©e entiĂšre, on ne pourra pas superposer les deux points de vue, interne (celui de la durĂ©e Ă©coulĂ©e entre les deux bornes) et ex-terne (celui de l’évĂ©nement qui rĂ©duit l’action Ă  un point) et dire, par exemple :

(52) * La négociation du traité eut lieu toute la journée du dimanche

Cette impossibilitĂ© absolue de combiner un prĂ©dicat Ă©vĂ©nementiel, tel que avoir lieu ou tout autre, avec un complĂ©ment de durĂ©e cons-titue sans doute la preuve la plus simple et la plus claire de ce que tout accomplissement visĂ© comme Ă©vĂ©nement devient ipso factoun achĂšvement. Il s’ensuit que, lorsqu’on se trouve en prĂ©sence de phrases telles que la suivante :

(53) La négociation du traité eut lieu le dimanche, et elle dura toute la jour-née

il faut conclure que la premiĂšre prĂ©dication impose un aspect ponc-tuel au sujet, tandis que la seconde lui laisse son aspect duratif. En concluant ainsi, on choisit d’attribuer au nominal nĂ©gociation du traitĂ© un aspect inhĂ©rent duratif hĂ©ritĂ© du verbe de base, et qui peut ĂȘtre modifiĂ© par le prĂ©dicat qu’il reçoit 10. On prĂ©suppose aussi qu’une premiĂšre prĂ©dication ne fixe pas la valeur aspectuelle du nom de maniĂšre rigide, et n’empĂȘche pas de lui en attribuer une seconde, diffĂ©rente de la premiĂšre. Tout ceci, Ă©videmment, Ă  condition que certaines conditions soient remplies – en l’occurrence que l’entitĂ© visĂ©e soit durative, pour permettre un point de vue interne, et bor-nĂ©e, pour permettre un point de vue externe et distant sous lequel les deux bornes se confondent. Deux types d’actions, les achĂšvements et les accomplissements, peuvent donc donner lieu Ă  une visĂ©e Ă©vĂ©nementielle : les premiers directement et par vocation, en quelque sorte, les seconds Ă  la con-dition d’ĂȘtre envisagĂ©s de l’extĂ©rieur, sous un point de vue qui per-mette d’en abolir (par la pensĂ©e) la durĂ©e.

10. Je proposerai de considérer comme prédicats en (53) les groupes avoir lieu le dimanche et durer toute la journée, ce qui revient à considérer avoir lieu et durer comme des variantes, aspectuellement différenciées, de la copule.

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ASPECT ET INTERPRÉTATION ÉVÉNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 67

3. ÉVÉNEMENTS, QUALITÉS ET ÉTATS

La visĂ©e Ă©vĂ©nementielle, qui est ponctuelle par elle-mĂȘme, s’ac-commode ainsi de la durĂ©e pourvu que celle-ci soit bornĂ©e. En effet, dans le temps aussi bien que dans l’espace, l’abolition de l’étendue, ou Ă  tout le moins sa suspension, est une procĂ©dure non seulement courante mais fondamentale qui conditionne entiĂšrement le repĂ©rage (littĂ©ralement : la localisation par des points de repĂšre) des choses et des Ă©vĂ©nements – repĂ©rage basĂ© sur une sorte de gĂ©omĂ©trisation de l’espace et du temps. Les accomplissements, bornĂ©s par nature, sont donc de bons candidats Ă  la visĂ©e Ă©vĂ©nementielle, et on s’attend au contraire Ă  ce que les activitĂ©s, de mĂȘme que les Ă©tats et les qua-litĂ©s, n’en soient pas. Les activitĂ©s, situĂ©es par Vendler (1957) entre accomplissements et Ă©tats, ont en effet la dynamicitĂ© et la durĂ©e des premiers, mais sont, comme les Ă©tats, duratives elles aussi mais sta-tives, non bornĂ©es. On commencera cependant par examiner le rapport entre prĂ©di-cats statifs (qualitĂ©s, Ă©tats) et Ă©vĂ©nements, car cet examen fournira un Ă©clairage intĂ©ressant sur les rapports complexes entre activitĂ©s et Ă©tats. D’autre part, les prĂ©dicats statifs pouvant ĂȘtre signifiĂ©s par des adjectifs, nous n’exclurons pas a priori que des nominaux dĂ©-rivĂ©s d’adjectifs puissent avoir, si les conditions aspectuelles sont remplies, une interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle.

3.1. Qualités et états

Cette distinction 11 recouvre en gros celle de Carlson (1977, 1989) entre SLP (« stage-level predicates ») et ILP (« individual-level predicates »), dans une terminologie diffĂ©rente, qui “gomme” ce qu’il y a chez Carlson de tributaire d’une certaine tendance de la philosophie du langage, reprĂ©sentĂ©e entre autres par Quine (1960) lorsqu’il distingue, pour rĂ©soudre le paradoxe d’HĂ©raclite, entre la riviĂšre et les « stages » de la riviĂšre. Dans cette perspective, les prĂ©-dicats SL signifient des propriĂ©tĂ©s d’entitĂ©s quadridimensionnelles dotĂ©es de trois dimensions spatiales et d’une dimension temporelle. Il peut en effet paraĂźtre contre-intuitif de soutenir que le rĂ©fĂ©rent du sujet d’une phrase telle que :

(54) Pierre est furieux

est une “tranche spatio-temporelle” de l’individu nommĂ© Pierre,et non cet individu en personne. S’il en Ă©tait ainsi, on ne voit pas en effet comment pourrait se construire l’interprĂ©tation de :

(55) Pierre n’est plus furieux

11. Voir Van de Velde (1999).

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68 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Cette phrase comporte les implications :

(56) Pierre Ă©tait furieux avant t(57) Pierre n’est pas furieux Ă  t

Car, pour qu’on puisse dire (55), il faut bien qu’il y ait un seul sup-port du changement d’état de Pierre, et que celui-ci soit une unitĂ©, et non pas une somme. Cependant le langage ordinaire ne traite pas tous les changements de la mĂȘme maniĂšre. Selon Kant 12, la permanence de l’individu, ou substance, condition de possibilitĂ© de toute expĂ©rience, constitue le substrat nĂ©cessaire du changement, et il met sur le mĂȘme plan tous les changements, la permanence Ă©tant l’apanage de la seule substance. Il y a lĂ , dit-il, une supposition qui a, de tout temps, appartenu non seulement aux philosophes, mais aussi Ă  l’entendement commun. Mais ce que semble rĂ©vĂ©ler l’usage ordinaire du langage, c’est que “l’entendement commun” ne voit pas encore de changement dans un clignement d’yeux ou l’entrĂ©e dans un bref Ă©tat d’irritation. On dit en effet couramment des choses comme :

(58) Pierre a changé : il est devenu bienveillant

Mais le changement d’humeur de Pierre ne peut pas ĂȘtre vu comme un changement de Pierre lui-mĂȘme – d’oĂč l’impossibilitĂ© de :

(59) * Pierre a changé : il est maintenant trÚs irrité

Ce que montre le contraste entre (58) et (59), c’est que, tels qu’ils sont conçus dans le langage commun, les changements d’états n’af-fectent pas l’individu, ou plutĂŽt lui restent totalement extĂ©rieurs. Plus menaçante, en quelque sorte, pour la permanence d’une chose dans son ĂȘtre est l’acquisition ou la perte d’une qualitĂ© : la phrase (58) montre en effet que devenir bienveillant, c’est ĂȘtre autre qu’on Ă©tait, et, comme on dit souvent, “ne plus ĂȘtre le mĂȘme homme”. C’est donc Ă  travers les variations de ses qualitĂ©s, et non de ses Ă©tats, que l’individu change, et que son identitĂ© ou sa permanence, qui se maintient de toute nĂ©cessitĂ©, comme condition du changement, ainsi que le dit Kant, apparaĂźt en mĂȘme temps stable (puisque c’est lui qui change) et fluctuante (puisqu’il change). Quant Ă  ses chan-gements d’états, ce sont des changements de ses Ă©tats, mais ce ne sont pas ses changements Ă  lui – ce qui revient Ă  dire que, dans l’on-tologie naturelle, les Ă©tats sont eux-mĂȘmes, “en personne”, si on peut dire, dans le temps, tandis que les qualitĂ©s sont dans l’individu, le-quel est dans le temps. C’est d’ailleurs sur ce point que – termino-logie mise Ă  part – la position de Carlson est irrĂ©futable : certaines propriĂ©tĂ©s, loin d’ĂȘtre, comme on dit parfois malencontreusement en français, permanentes, ce qui supposerait encore qu’elles soient 12. Critique de la raison pure – Analytique transcendantale – PremiĂšre analo-gie (in Kant (1980 : 919-924)).

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ASPECT ET INTERPRÉTATION ÉVÉNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 69

dans le temps, échappent purement et simplement au temps. De là dérivent les « lifetime effects » tels que celui produit par la phrase suivante :

(60) Pierre était généreux

Cette phrase laisse en effet supposer que Pierre est mort. Cependant il ne s’agit pas d’une implication, mais d’une interprĂ©tation par dĂ©-faut, qui ne vaudra pas s’il est notoire que le sujet de la prĂ©dication existe encore, comme par exemple dans :

(61) Paris Ă©tait splendide

On comprendra alors qu’il est question d’une Ă©poque passĂ©e oĂč la prĂ©dication Ă©tait valide. En (60) mĂȘme, le « lifetime effect » peut ĂȘtre annulĂ© par l’ajout d’un complĂ©ment temporel tel que Ă  cette Ă©poque, en ce temps-lĂ , alors, complĂ©ment qui trace pour la prĂ©-dication une limite de validitĂ©. Les prĂ©dicats de qualitĂ© tels que gĂ©nĂ©-reux ou splendide ne sont en effet pas nĂ©cessairement valides pour toute la durĂ©e de l’existence de leur sujet. Il arrive mĂȘme que leur validitĂ© soit bien plus brĂšve, en valeur absolue, que celle de certains prĂ©dicats d’états. MĂȘme s’il est vrai, par exemple, que la maigreur tend Ă  ĂȘtre plus durable que la colĂšre, elle peut aussi n’affecter un individu que pour une trĂšs brĂšve pĂ©riode de sa vie, alors que la dĂ©-pression, que la langue traite d’une tout autre maniĂšre, et qu’elle range plutĂŽt avec la colĂšre, peut, quant Ă  elle, s’installer trĂšs dura-blement. En termes absolus, il n’y a donc pas de diffĂ©rence certaine d’extension temporelle entre les deux. Mais ce que les structures linguistiques soulignent, c’est une dif-fĂ©rence profonde dans le type de rapport entretenu par les prĂ©dicats d’état (dĂ©pression) et ceux de qualitĂ© (maigreur) et leurs sujets res-pectifs : rapport d’inhĂ©rence dans le cas des qualitĂ©s, rapport d’ex-tĂ©rioritĂ© dans celui des Ă©tats. La diffĂ©rence se traduit, dans une langue comme le français, par deux dispositifs trĂšs diffĂ©rents de prĂ©dication. L’un insĂšre les noms de qualitĂ© dans une structure, le gĂ©nitf de qua-litĂ©, qui a toutes les propriĂ©tĂ©s d’un adjectif, comme dans les exemples suivants :

(62) Cet homme est d’une maigreur effrayante / Un homme d’une maigreur effrayante

L’autre est une construction locative du type de celle de (63) :

(63) Pierre est (plongé) dans une profonde dépression

Ici, le prĂ©dicat n’est plus Ă  proprement parler constituĂ© par le nom d’état, dĂ©pression, mais par la locution verbale locative ĂȘtre (plon-gĂ©) dans qui institue une relation entre deux arguments, dont l’un est le nom de l’état lui-mĂȘme, lequel se trouve en quelque sorte rĂ©i-fiĂ© par la construction locative.

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70 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Ce que la nominalisation des prĂ©dicats de qualitĂ© et d’état rĂ©vĂšle, et que l’on n’aperçoit pas lorsque ces prĂ©dicats sont adjectivaux, c’est le contraste entre la possibilitĂ© d’une visĂ©e des Ă©tats, mĂȘme psychologiques, comme des entitĂ©s autonomes, visĂ©e impossible s’il s’agit des qualitĂ©s. Ce contraste se reflĂšte en particulier dans le type de rapport que les uns et les autres entretiennent avec le temps. En ce qui concerne les Ă©tats, ce rapport est direct : comme toutes les entitĂ©s dont la nature mĂȘme est temporelle (qui se situent dans le temps et ont une extension temporelle), les Ă©tats peuvent se voir attribuer directement une durĂ©e, un dĂ©but, une fin, comme il appa-raĂźt dans les exemples suivants :

(64) La maladie de Pierre n’a durĂ© que quelques jours(65) Sa dĂ©pression a commencĂ© Ă  la mort de sa femme, et n’est pas encore

terminée

Rien de tel n’est possible avec les qualitĂ©s, comme le montre l’agrammaticalitĂ© des phrases :

(66) * La maigreur de Pierre dure depuis longtemps(67) * Sa méchanceté a commencé quand il était enfant

Ce que montre le contraste entre ces deux couples d’exemples, c’est que la dĂ©pression peut ĂȘtre vue comme dotĂ©e d’une vie propre : ap-paraissant, disparaissant, durant, mais qu’il n’en va pas de mĂȘme de la maigreur. L’existence d’un Ă©tat reste bien Ă©videmment dĂ©pen-dante d’un “porteur” de l’état 13, mais ses limites temporelles ne coĂŻncident pas avec celles de l’existence de ce porteur. Dans le cas d’une qualitĂ©, c’est le porteur de la qualitĂ© qui fait venir celle-ci Ă  l’existence et Ă  l’inexistence : aucune maigreur ne peut d’elle-mĂȘme ni ĂȘtre ni cesser d’ĂȘtre, mais la personne maigre peut cesser d’ĂȘtre maigre, c’est-Ă -dire changer. D’oĂč le contraste entre les deux phrases :

(68) Pierre a changé : il est devenu trÚs maigre(69) * Pierre a changé : il est devenu trÚs malade

Car le passage d’un Ă©tat Ă  un autre laisse au sujet son identitĂ© in-tacte, et il n’y a aucune difficultĂ© Ă  maintenir que, dans une phrase telle que (55), le sujet est bien une substance individuelle, dotĂ©e de permanence. Mais ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit de l’acquisi-tion ou de la perte de qualitĂ©s, lesquelles font, comme on dit, que le sujet n’est plus ce qu’il Ă©tait. Cette conclusion pose Ă  nouveau la question de la permanence de la substance qui change, en tant que support du changement : si les qualitĂ©s sont vues comme inhĂ©-rentes Ă  la substance qu’elles qualifient, la permanence de celle-ci se trouve menacĂ©e dĂšs lors qu’elle ne les possĂšde plus, ou en pos- 13. Encore cette affirmation peut-elle sembler discutable dans le cas des Ă©tats atmosphĂ©riques, comme le montrent les discussions autour de la question de savoir si les phrases mĂ©tĂ©orologiques ont ou non un sujet (voir sur ce point Paykin (2003)).

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sĂšde d’autres. L’usage linguistique fournit un indice intĂ©ressant de la prise en compte de ce problĂšme, dans la possibilitĂ© qu’il offre de faire en quelque sorte Ă©clater un individu en plusieurs au grĂ© de ses changements, non pas d’état, mais de nature. C’est ce que l’on fait lorsqu’on forme des phrases telles que :

(70) Le Paris que j’ai connu Ă©tait trĂšs provincial / *trĂšs enneigĂ©(71) Le Pierre d’alors Ă©tait ouvert aux idĂ©es nouvelles / *en colĂšre

En rĂ©solvant de cette maniĂšre le problĂšme, on laisse Ă  la fois Ă  la substance sa permanence (mais ce n’est plus la mĂȘme substance), et Ă  la qualitĂ© son caractĂšre de propriĂ©tĂ© d’essence.

3.2. L’élaboration des Ă©vĂ©nements sur la base des Ă©tats

Ce qui vient d’ĂȘtre dit permet de reformuler la diffĂ©rence entre qualitĂ©s et Ă©tats, ou ILP et SLP, en termes aspectuels : si les noms signifiant des qualitĂ©s ne permettent pas la rĂ©fĂ©rence Ă  des Ă©vĂ©ne-ments, c’est parce qu’ils sont non bornables, puisque, en eux-mĂȘmes et par eux-mĂȘmes, ils ne sont ni finis ni non finis. Ils Ă©chappent ainsi totalement aux variations aspectuelles. Lorsqu’on applique Ă  l’un de ces noms l’opĂ©rateur de discontinuitĂ© que constitue l’article un, comme dans une maigreur, on ne produit pas une expression rĂ©fĂ©rant Ă  un individu mais Ă  une espĂšce, expression qui doit com-porter une modification spĂ©cifiante, justement, comme dans les ex-pressions maigreur Ă©pouvantable, inquiĂ©tante, maladive
 Ce mĂȘme article appliquĂ© Ă  un nom d’état permet au contraire de rĂ©fĂ©rer Ă  un individu, et en particulier Ă  un Ă©vĂ©nement, comme c’est le cas dans :

(72) Cela a provoqué chez lui une dépression

Pourtant, on lie souvent Ă©troitement Ă©vĂ©nements et actions, par-fois au point de les confondre, et il peut paraĂźtre improbable que les Ă©tats, statifs par dĂ©finition, puissent servir de base Ă  la construction d’expressions dĂ©notant des Ă©vĂ©nements, entitĂ©s dont on a l’intuition qu’elles sont par nature dynamiques. Mais, justement, la dynamicitĂ© du prĂ©dicat de base ne constitue pas une condition Ă  l’édification des Ă©vĂ©nements. S’il est vrai, comme je le soutiens ici, que la visĂ©e Ă©vĂ©nementielle consiste Ă  prendre un point de vue extĂ©rieur sur un Ă©tat ou un procĂšs bornĂ©s, et Ă  rĂ©duire l’un ou l’autre Ă  un point, la stativitĂ© de l’un et la dynamicitĂ© de l’autre disparaissent sous ce point de vue. S’il y a une condition de dynamicitĂ©, elle est donc, si on peut dire, externe. Tout Ă©vĂ©nement consiste en effet dans l’irruption d’un chan-gement dans une situation donnĂ©e, comme le montrent la plupart des prĂ©dicats appropriĂ©s aux noms Ă©vĂ©nementiels : arriver, surve-nir, se produire, qui marquent non pas exactement l’existence des Ă©vĂ©nements (Ă  la diffĂ©rence de avoir lieu), mais leur venue Ă  l’exis-

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72 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

tence. C’est donc dans la rupture de continuitĂ© introduite par le sur-gissement de l’évĂ©nement que rĂ©side son caractĂšre dynamique : dans le passage toujours visĂ© comme instantanĂ©, quoique rĂ©ellement il ne le soit que rarement, d’une situation Ă  une situation nouvelle. Et dans le cas oĂč l’évĂ©nement s’édifie sur un Ă©tat, il n’y a pas mĂȘme de passage Ă  une situation nouvelle, mais passage par une situation nouvelle suivi d’un retour Ă  la situation initiale : tout Ă©tat, s’il est visĂ© comme bornĂ©, suppose qu’un sujet entre dans l’état, y sĂ©journe, et en sorte. Ces deux “passages”, entrĂ©e dans l’état et sortie hors de lui, doi-vent cependant ĂȘtre confondus en un seul, puisque la derniĂšre con-dition logique Ă  l’édification des Ă©vĂ©nements est la possibilitĂ© de les dater, ce qui revient Ă  les “contracter” ou plus exactement Ă  con-tracter leur durĂ©e en un point, ce point lui-mĂȘme pouvant trĂšs bien n’ĂȘtre tel que par convention, et nullement dans la rĂ©alitĂ©. Si je dis, par exemple :

(73) La sécheresse de 1976 survint au pire moment pour les éleveurs

j’identifie un Ă©vĂ©nement par une date, qui est un nom propre de temps (voir Van de Velde (2000b)), en l’occurrence le nom d’une annĂ©e. Or, on sait bien qu’une annĂ©e a une durĂ©e, et une famine aussi, mais lorsque l’une est visĂ©e comme date et l’autre comme Ă©vĂ©nement, tout se passe comme s’il s’agissait de deux points qui coĂŻncident, et cela que la sĂ©cheresse ait durĂ© seulement une partie de l’annĂ©e ou l’an-nĂ©e entiĂšre. La seule condition sine qua non pour qu’on puisse parler d’évĂ©-nement est donc que l’entitĂ© dĂ©notĂ©e constitue une unitĂ© (temporelle) discrĂšte qui, ayant des bornes, peut voir sa durĂ©e, si elle en a une, rĂ©duite Ă  un point. En français, dans le domaine nominal, l’aspect continu, homogĂšne et non bornĂ© est marquĂ© par l’emploi de l’article partitif, la discontinuitĂ©, l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© et le bornage, par l’article un. En tant que tels, les Ă©tats sont dans le temps comme les matiĂšres dans l’espace, sans bornes prĂ©alablement fixĂ©es, mais susceptibles d’en recevoir de l’extĂ©rieur 14. Les noms d’état prennent donc l’ar-ticle partitif tant qu’ils dĂ©notent des Ă©tats, comme c’est le cas dans les exemples :

(74) J’ai de la fiĂšvre(75) Cela a suscitĂ© en moi de la colĂšre

14. Il semble que le passage du massif au comptable soit beaucoup plus facile Ă  effectuer, au moyen du seul article un, ou des, dans le domaine des Ă©tats que dans celui des matiĂšres, oĂč la plupart du temps un nom de mesure ou de forme est re-quis (une bouteille d’acide, un carrĂ© de chocolat, une pelote de laine
). Il existe de tels noms pour les Ă©tats (crise de colĂšre, accĂšs de fiĂšvre), mais ils semblent moins nĂ©cessaires, sans doute Ă  cause du caractĂšre unidimensionnel des Ă©tats, qui rend la limitation simple et univoque.

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Mais ils peuvent dĂ©noter des Ă©vĂ©nements dĂšs lors qu’ils ont Ă©tĂ© cons-tituĂ©s en unitĂ©s discrĂštes par l’application de l’article indĂ©fini. On dira alors :

(76) Une fiĂšvre est survenue aprĂšs trois heures, chez la plupart des patients(77) Quand une colĂšre survient chez ce malade, il devient dangereux

Il est cependant important de noter qu’il ne suffit pas encore que l’état soit bornĂ© pour qu’il devienne automatiquement un Ă©vĂ©nement : de mĂȘme qu’un accomplissement peut ĂȘtre visĂ© soit comme procĂšs, soit comme Ă©vĂ©nement, de mĂȘme un Ă©tat, mĂȘme bornĂ©, reste un Ă©tat s’il est envisagĂ© d’un point de vue interne, dans sa durĂ©e, comme c’est le cas dans la phrase suivante :

(78) Sa dépression a duré six mois

C’est donc par le contexte qu’est sĂ©lectionnĂ©e la visĂ©e Ă©vĂ©nementielle disponible dans la signification des noms d’états en emploi dĂ©nom-brable. Ainsi, dans les phrases :

(79) La premiĂšre dĂ©pression de ma mĂšre s’est produite quand j’avais quinze ans

(80) La derniĂšre colĂšre de Pierre date de lundi

les groupes nominaux sujets dont le nom tĂȘte est un nom d’état rĂ©-fĂšrent bien Ă  des Ă©vĂ©nements, parce que se produire et dater sont eux-mĂȘmes des prĂ©dicats Ă©vĂ©nementiels. Tout se passe, en (79) et (80), comme si la dĂ©notation des noms dĂ©pression et colĂšre n’était plus exactement constituĂ©e par des Ă©tats, mais par des pĂ©riodes “rem-plies” ou occupĂ©es par les Ă©tats respectifs, rĂ©duites ensuite Ă  des points. Ces noms acquiĂšrent alors des propriĂ©tĂ©s que les adjectifs correspondants, qui, eux, ne peuvent signifier que des Ă©tats, n’ont pas. Ainsi s’expliquent les contrastes suivants :

(81) * L’an dernier elle Ă©tait dĂ©primĂ©e Ă  Londres(82) Sa dĂ©pression de l’an dernier Ă  Londres(83) * Hier, il Ă©tait en colĂšre en plein SĂ©nat(84) Sa colĂšre d’hier en plein SĂ©nat

On sait en effet que les prédicats de propriétés en général (SLP ou ILP) sont incompatibles avec des compléments locatifs, lesquels, à la différence des circonstanciels, sont internes au groupe verbal, puisque, justement, non compatibles avec tous les prédicats, verbaux ou autres, ce qui apparaßt dans les exemples (81) et (83) 15. En re-

15. On pourrait objecter ici qu’en dĂ©plaçant le complĂ©ment locatif on obtient, sur la base de (81), une phrase parfaitement grammaticale : L’an dernier, Ă  Londres, elle Ă©tait dĂ©primĂ©e. Cette phrase n’est cependant pas un contre-exemple, car ici le complĂ©ment ne localise plus la dĂ©pression dans l’espace, mais dans le temps et la phrase Ă©quivaut Ă  : L’an dernier, quand elle Ă©tait Ă  Londres, elle Ă©tait dĂ©primĂ©e.

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74 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

vanche, la visĂ©e Ă©vĂ©nementielle effectuĂ©e par les noms dĂ©pressionet colĂšre en (82) et (84) lĂšve cette contrainte, puisque l’une des caractĂ©ristiques essentielles des Ă©vĂ©nements est prĂ©cisĂ©ment de pou-voir ĂȘtre localisĂ©s dans l’espace. Enfin, quoique l’on forme de trĂšs nombreux noms d’évĂ©nements sur la base de prĂ©dicats d’états, la rĂ©duction des Ă©tats Ă  des points du temps n’est pas, il s’en faut, toujours aussi facile que lorsque le prĂ©dicat de base signifie un accomplissement. Alors que le bornage “naturel” des accomplissements constitue un facteur favorable Ă  leur interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle, si bien qu’on peut dĂ©river des noms Ă©vĂ©nementiels sur toutes les bases verbales correspondant Ă  des ac-complissements, on ne le peut pas sur toutes les bases verbales ou adjectivales signifiant des Ă©tats. Tout se passe donc comme si un bornage non inhĂ©rent, mais imposĂ© de l’extĂ©rieur, restait en quelque maniĂšre alĂ©atoire. Souvent on se trouve en face de cas Ă©quivoques, qu’on pourrait appeler d’interprĂ©tation “semi-Ă©vĂ©nementielle”, en entendant par lĂ  des cas oĂč l’évĂ©nement consiste non pas dans l’état lui-mĂȘme visĂ© avec sa durĂ©e rĂ©duite Ă  un point, mais simplement dans le passage initial Ă  l’état. Il en est ainsi avec le nom angoissequi apparaĂźt dans les phrases suivantes :

(85) Quand une angoisse survient, c’est plutît la nuit(86) ??Ma premiùre angoisse a eu lieu il y a un an(87) Ma premiùre crise d’angoisse a eu lieu il y a un an

Ces exemples nous donnent d’abord l’occasion de comparer les verbes Ă©vĂ©nementiels survenir et avoir lieu. En (85), comme dans la plupart des emplois de survenir, l’évĂ©nement – car il y a bien Ă©vĂ©nement – consiste dans le dĂ©but d’une situation nouvelle, et non dans la situation prise comme un tout et rĂ©duite Ă  un point. Le point, dans ce cas, ne rĂ©sulte pas d’une rĂ©duction, mais est constituĂ© par l’instant initial, celui du passage, et c’est pourquoi on ne peut pas toujours substituer avoir lieu Ă  survenir, comme le montrent les contrastes suivants :

(88) La guerre est survenue (*a eu lieu) au moment oĂč nous partions en vacances

(89) Maintenant que la guerre a eu lieu (*est survenue), on peut dire qu’elle Ă©tait inutile

L’instantanĂ©itĂ© de l’évĂ©nement qui a lieu peut ĂȘtre, si on veut, fic-tive, comme dans le cas d’une guerre, celle de l’évĂ©nement qui survient est plus volontiers littĂ©rale, au sens oĂč il est “rĂ©ellement” instantanĂ©, pour autant que instant et rĂ©alitĂ© soient compatibles. Or, ce que l’on remarque avec les noms d’états, c’est qu’ils sont en gĂ©nĂ©ral plus facilement compatibles avec survenir qu’avec avoirlieu, comme si leur borne initiale Ă©tait plus facile Ă  Ă©riger en Ă©vĂ©- Une confirmation de cette analyse est fournie par l’impossibilitĂ© de questions telles que : *OĂč est-il joyeux / triste / dĂ©primé  ?

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nement que leur totalitĂ© rĂ©duite Ă  un point, laquelle suppose la prise en compte de la borne finale. Lorsqu’on veut combiner un nom d’état Ă  visĂ©e Ă©vĂ©nementielle avec le verbe avoir lieu, qui exige un bornage terminal de son sujet, on est souvent obligĂ© d’effectuer celui-ci non par le simple article un, qui semble alors un opĂ©rateur de discontinuitĂ© trop faible, mais par un nom qui fonctionne comme une sorte de nom de mesure : crise (d’angoisse), accĂšs (de fiĂšvre), coup (de fatigue)
 Et il arrive que mĂȘme ce recours ne soit pas disponible, comme dans le cas sui-vant :

(90) Une irritation de la peau est survenue quelques heures aprĂšs le trai-tement

(91) ??Une irritation / un accùs d’irritation de la peau a eu lieu

En effet, curieusement, un accĂšs d’irritation est compris comme un phĂ©nomĂšne psychique plutĂŽt que physique, ainsi qu’il apparaĂźt dans la phrase :

(92) Ses accùs d’irritation se produisent toujours lorsqu’il est hors de chez lui

Enfin, le bornage peut s’avĂ©rer tout Ă  fait impossible, comme c’est le cas avec les noms calme, tranquillitĂ©, sĂ©rĂ©nitĂ© :

(93) * Ma derniĂšre tranquillitĂ© est survenue / a eu lieu hier(94) * Mon dernier accĂšs de calme date d’hier

Comme si un Ă©tat Ă©tait d’autant moins facile Ă  convertir en Ă©vĂ©ne-ment qu’il est moins paroxystique 16. À la diffĂ©rence des prĂ©dicats IL, qui offrent une rĂ©sistance abso-lue Ă  la visĂ©e Ă©vĂ©nementielle, les prĂ©dicats SL que sont les noms d’états sont compatibles avec cette visĂ©e – mais Ă  la condition qu’ils puissent recevoir une borne finale, et ils ne le peuvent pas tous, loin de lĂ . À dĂ©faut de borne finale, leur borne initiale au moins peut faire Ă©vĂ©nement, et on se retrouve alors, paradoxalement, dans une situation proche de celle des achĂšvements : une angoisse survient

16. Cette affirmation devrait, Ă©videmment, ĂȘtre Ă©tayĂ©e sur une Ă©tude large – et les faits semblent ĂȘtre d’une grande complexitĂ© : ainsi le nom calme peut-il ĂȘtre sujet de survenir Ă  condition, soit de dĂ©noter un phĂ©nomĂšne atmosphĂ©rique (Un calme Ă©tait survenu au large des Açores), soit d’ĂȘtre dĂ©terminĂ©, s’il dĂ©note un Ă©tat psychique, par l’article dĂ©fini singulier le, comme dans la phrase Le calme est fina-lement survenu. Or, comme l’expression le calme ne peut signifier que “l’état de calme”, c’est ici la survenue du calme qui constitue l’évĂ©nement, alors qu’en (85) l’angoisse est dĂ©jĂ  convertie en Ă©vĂ©nement par l’opĂ©ration de bornage qu’effectue l’article un, avant mĂȘme que n’intervienne le prĂ©dicat survenir. Quant aux senti-ments, qui, selon les critĂšres adoptĂ©s ici, sont des Ă©tats, ils ne peuvent jamais, qu’ils soient exprimĂ©s par des verbes ou par des noms, ĂȘtre visĂ©s comme Ă©vĂ©nements. Seule, ici encore, l’entrĂ©e dans l’état peut faire Ă©vĂ©nement, comme on le voit dans les phrases Pierre est tombĂ© amoureux de Marie en mai / Son amour pour Marie est nĂ© en mai / Son dĂ©goĂ»t pour la nourriture est survenu aprĂšs une maladie.

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76 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

comme survient une mort, Ă  savoir comme le passage d’un Ă©tat Ă  un autre.

4. ÉVÉNEMENTS ET ACTIVITÉS

Les activitĂ©s, dans l’acception la plus commune, sont des actions (non nĂ©cessairement agentives, selon le sens qui a rĂ©guliĂšrement Ă©tĂ© donnĂ© ici Ă  ce terme) homogĂšnes, en elles-mĂȘmes non bornĂ©es, ou bornĂ©es “de l’extĂ©rieur”, en particulier par le caractĂšre non fini de leur argument interne, pour celles qui en ont un.

4.1. Les diffĂ©rentes espĂšces d’activitĂ©s : premiĂšre espĂšce, les acti-vitĂ©s dĂ©notĂ©es par des noms dont le seul article est un

Qu’il existe une catĂ©gorie verbale correspondant Ă  la notion clas-sique d’activitĂ© semble difficile Ă  mettre en doute, en dĂ©pit de tout ce qui peut ĂȘtre dit – Ă  raison – du caractĂšre compositionnel de l’aspect. En effet, beaucoup de verbes d’activitĂ©s sont des verbes inergatifs, et donc dĂ©pourvus de l’argument interne qui pourrait venir dĂ©terminer de l’extĂ©rieur leur valeur aspectuelle.

Jardiner, danser, voyager, discuter rĂ©pondent aux tests habituels concernant le bornage, puisqu’ils prennent les complĂ©ments carac-tĂ©ristiques des actions non bornĂ©es, comme on le voit en :

(95) J’ai jardinĂ©, dansĂ©, voyagĂ©, discutĂ© pendant deux heures / *en deux heures

Quant Ă  l’homogĂ©nĂ©itĂ© elle est garantie par ceci (Smith (1997), Mourelatos (1978)) que, si j’ai jardinĂ©, dansĂ©, discutĂ© pendant deux heures, au bout d’une heure j’avais dĂ©jĂ  jardinĂ©, dansĂ©, discutĂ©. Mais la nominalisation rĂ©vĂšle, comme c’est trĂšs souvent le cas, l’existence d’au moins deux sous-classes bien distinctes d’activitĂ©s, et mĂȘme peut-ĂȘtre une classe aspectuelle nouvelle : celle des pro-cĂšs homogĂšnes intrinsĂšquement bornĂ©s. Dans le domaine nominal, c’est l’opposition massif / comptable qui correspond Ă  l’opposition aspectuelle homogĂšne-non bornĂ© / hĂ©tĂ©rogĂšne-bornĂ©. Elle est marquĂ©e en premier lieu, en français, par l’usage de deux articles indĂ©finis diffĂ©rents : du et un. En ce qui concerne la catĂ©gorie nominale des activitĂ©s, la premiĂšre surprise vient justement des articles : si jardinage, danse acceptent le parti-tif, ce n’est pas le cas de voyage ni de discussion, comme on le voit dans les exemples suivants :

(96) J’ai fait du jardinage pendant toute la journĂ©e(97) Elle a fait de la danse jusqu’à l’ñge de seize ans

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ASPECT ET INTERPRÉTATION ÉVÉNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 77

(98) * Pierre a toujours aimĂ© faire du voyage(99) * J’aurais aimĂ© avoir de la discussion avec lui

Et cependant, on ne peut pas simplement conclure, de l’agramma-ticalitĂ© de (98) et (99), au caractĂšre non massif de voyage et discus-sion. D’abord, ces noms ont pour base un verbe d’activitĂ© typique, comme on le voit en (95). Ensuite, l’un des indices de la massivitĂ© d’un nom consiste dans le fait qu’il peut prendre un dĂ©terminant de mesure tout en restant au singulier, comme cafĂ© par opposition Ă  oranges dans l’exemple suivant :

(100) AchĂšte un kilo de cafĂ© / d’oranges !

– alors que les noms d’accomplissements ou d’achĂšvements se comportent en tout comme des noms comptables, et se mettent au pluriel lorsqu’ils prennent comme dĂ©terminant un nom de mesure (toujours temporel) quantifiĂ©. Ainsi dans les phrases :

(101) Dix minutes de questions ont suffi Ă  Ă©puiser le professeur(102) AprĂšs vingt minutes d’insultes l’orateur s’est retirĂ©

À cet Ă©gard, les noms comme voyage, priĂšre, promenade, discus-sion se comportent bien comme des noms massifs, comme on peut le voir dans les exemples suivants, oĂč ils restent au singulier aprĂšs un dĂ©terminant de mesure :

(103) Deux heures de voyage, c’est long(104) Deux heures de discussion n’ont pas suffi à clarifier les choses

Ce qui est frappant avec les noms que nous venons d’isoler, c’est qu’ils ne passent pas, comme tant de noms le font, de la classe des massifs Ă  celle des comptables ou inversement, mais qu’ils possĂš-dent en mĂȘme temps des propriĂ©tĂ©s des deux classes. Ou plutĂŽt, ils possĂšdent toutes les propriĂ©tĂ©s des noms comptables sauf une, qui les assimile aux massifs, et interdit de les classer parmi les comp-tables, tout en ayant pour base un verbe qui est indubitablement un verbe d’activitĂ©. On peut supposer que le caractĂšre mixte de tels noms s’explique de la maniĂšre suivante : d’un cĂŽtĂ© ils dĂ©notent des entitĂ©s discrĂštes, puisqu’ils peuvent prendre l’article un, se pluraliser, ĂȘtre dĂ©terminĂ©s par des numĂ©raux :

(105) Nous faisions des priùres / Nous avons fait beaucoup de priùres / Nous avons fait chacun une priùre


De l’autre cĂŽtĂ©, ils dĂ©notent des entitĂ©s homogĂšnes, puisqu’ils peu-vent rester au singulier aprĂšs un dĂ©terminant de mesure, et entrent aussi bien dans la structure illustrĂ©e en (106), caractĂ©ristique des noms massifs, que dans celle illustrĂ©e en (107), caractĂ©ristique des noms comptables :

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78 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

(106) Les moines font au moins quatre heures de priĂšre par jour(107) AprĂšs une priĂšre de quelques minutes, il a quittĂ© l’église

Lorsqu’aprĂšs un quantificateur de mesure le nom est au pluriel, l’interprĂ©tation de la structure est nĂ©cessairement que la quantitĂ© dĂ©notĂ©e par le groupe entier est discontinue, constituĂ©e d’entitĂ©s dis-crĂštes. Mais lorsque qu’il est au singulier, la discontinuitĂ© disparaĂźt, et la dĂ©notation du groupe est une quantitĂ© continue, et donc homo-gĂšne. Nous avons donc affaire, avec voyage et autres semblables, Ă  des entitĂ©s qui semblent Ă  la fois homogĂšnes et bornĂ©es, deux pro-priĂ©tĂ©s ordinairement incompatibles. Un paradoxe supplĂ©mentaire est cependant qu’aucun bornage ne soit impliquĂ© dans la signification mĂȘme du prĂ©dicat verbal voyager(puisque, si on a voyagĂ© pendant trois heures, on peut dire qu’au bout de deux heures, on avait dĂ©jĂ  voyagĂ©) – et cela mĂȘme alors que voyager ne peut jamais Ă©quivaloir Ă  *faire du voyage, mais, selon les cas, Ă  faire un voyage (108) ou faire des voyages (109) :

(108) Je suis en train de voyager / Je suis en train de faire un voyage(109) J’ai beaucoup voyagĂ© dans ma vie / J’ai fait beaucoup de voyages

dans ma vie

Et il en va de mĂȘme pour prier (= faire une / des priĂšre(s)), discuter(= avoir une / des discussion(s)), se promener (= faire une / des pro-menade(s)). On arrive donc Ă  cette conclusion que certains prĂ©dicats, qui sous leur forme verbale n’offrent aucun indice de bornage intrinsĂšque, apparaissent nĂ©anmoins sous leur forme nominale comme Ă  la fois bornĂ©s et homogĂšnes. La solution que je propose dans Van de Velde (1997) pour rĂ©soudre cette contradiction est la suivante : si d’un cĂŽtĂ© aucune limite effec-tive ne doit avoir Ă©tĂ© atteinte pour qu’on puisse parler de voyage (d’oĂč l’homogĂ©nĂ©itĂ©), d’un autre cĂŽtĂ© tout voyage a une limite vir-tuelle consistant dans le but qu’on lui assigne et vers lequel il est orientĂ©. On peut dire que le voyage n’a, en lui-mĂȘme, pas de limite, mais qu’il s’oriente vers une limite, laquelle se profile en quelque sorte Ă  son horizon. Cette proposition laisse cependant une large place Ă  l’arbitraire dans la rĂ©partition des noms entre les diffĂ©rentes sous-classes pos-sibles. Une autre explication possible passerait Ă  l’inverse par le caractĂšre trĂšs restrictif de l’usage des noms d’activitĂ© avec l’article partitif : pratiquement ils ne se rencontrent que combinĂ©s avec le verbe faire, dans des locutions trĂšs spĂ©cialisĂ©es signifiant une acti-vitĂ© pratiquĂ©e sans aucune autre fin qu’elle-mĂȘme ( faire de la course Ă  pied, du jogging, de la natation). La rĂ©partition des noms d’acti-vitĂ©s entre ceux qui ne prennent que l’article comptable, comme ceux que nous venons d’examiner, et ceux qui peuvent prendre (aussi ou seulement) l’article massif serait alors dĂ©terminĂ©e par des facteurs pratiques : il y aurait, dans nos habitudes collectives, des activitĂ©s dont il est admis que leur pratique constitue une fin en soi, et d’au-

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tres non. Ainsi, dans nos sociĂ©tĂ©s, il serait entendu qu’on peut mar-cher pour marcher, mais pas prier pour prier. Les voyages, priĂšres, discussions, promenades et autres semblables seront donc en tout cas, de tous les prĂ©dicats d’activitĂ©, les meilleurs candidats Ă  une interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle, leur bornage ne leur venant pas de l’extĂ©rieur, quoiqu’il ne leur soit pas non plus inhĂ©rent, puisqu’il n’est pas Ă  proprement parler impliquĂ© dans leur significa-tion.

4.2. Les diffĂ©rentes espĂšces d’activitĂ©s : deuxiĂšme espĂšce, les acti-vitĂ©s dĂ©notĂ©es par des noms dont l’article peut ou doit ĂȘtre le partitif

Cette deuxiĂšme espĂšce est constituĂ©e de noms dĂ©rivĂ©s de verbes d’activitĂ© (marcher, danser, courir, jardiner, broder), qui ont toutes les propriĂ©tĂ©s des noms massifs, mais ou bien peuvent sans aucune difficultĂ©, ou bien ne peuvent jamais, ĂȘtre employĂ©s comme noms comptables, et cela sans qu’il semble possible de dĂ©terminer un prin-cipe de leur rĂ©partition entre ces deux catĂ©gories. D’un cĂŽtĂ© ils prennent tous l’article partitif, et restent au singulier aussi bien avec un nom de mesure temporelle qu’avec beaucoup :

(110) Nous avons fait de la marche / trois heures de marche / beaucoupde marche hier

(111) Je fais du jardinage chaque jour / deux heures de jardinage par jour / beaucoup de jardinage

D’un autre cĂŽtĂ© certains (danse et marche, mais pas jardinage)peuvent Ă©galement prendre l’indĂ©fini un et son pluriel des, recevoir des complĂ©ments de mesure, et apparaĂźtre au pluriel aprĂšs beaucoup :

(112) Hier nous avons fait une marche de trois heures(113) Ces derniers temps, nous avons fait beaucoup de marches(114) Les enfants ont joué puis ils ont fait une danse en rond(115) Les enfants jouent et font des danses en rond

Si on se fonde sur ces exemples, les noms du type de marche et danse semblent donc pouvoir ĂȘtre librement employĂ©s comme noms comptables aussi bien que massifs, Ă  la diffĂ©rence de jardinage, qui est exclusivement massif. Pour les noms passant apparemment librement d’une catĂ©gorie Ă  l’autre, celui des deux emplois dont l’interprĂ©tation devrait ĂȘtre la plus proche de celle du verbe devrait ĂȘtre l’emploi massif, dotĂ© d’une dĂ©notation homogĂšne et non bornĂ©e, comme le verbe, l’em-ploi comptable dĂ©notant quant Ă  lui des occurrences limitĂ©es dans le temps de l’activitĂ©. Mais les choses semblent bien plus compli-quĂ©es, en premier lieu parce que l’emploi du verbe et celui du nom massif correspondant appuyĂ© sur un verbe support ne sont presque jamais interchangeables, comme on peut le voir dans les exemples suivants :

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80 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

(116) Je marchais sur le trottoir quand la voiture m’a renversĂ© / Je faisais de la marche sur le trottoir quand la voiture m’a renversĂ©

(117) Marie a dansé avec Pierre / Marie a fait de la danse avec Pierre

Dans ces exemples, oĂč le nom est massif et appuyĂ© sur le verbe sup-port faire, il dĂ©note une activitĂ© d’un autre type que celle signifiĂ©e par le verbe : mĂ©thodique, organisĂ©e, souvent accomplie en groupe Ă  des moments dĂ©terminĂ©s Ă  l’avance. En second lieu, les emplois comptables de marche et de dansene semblent pas maintenir, lorsqu’ils prennent l’article un / des, le mĂȘme parallĂ©lisme qu’on observe en (116) et (117) entre leurs em-plois massifs, comme on le voit en comparant les exemples qui sui-vent :

(118) Nous avons fait une marche d’une journĂ©e la semaine derniĂšre(119) Notre derniĂšre marche a eu lieu la semaine derniĂšre(120) Ils font une danse Ă  la fin de la cĂ©rĂ©monie(121) Une danse a lieu Ă  la fin de la cĂ©rĂ©monie

Ce que montrent ces phrases, c’est que une marche dans faire une marche est plutĂŽt une occurrence de faire de la marche, alors que une danse dans faire une danse le serait plutĂŽt, simplement et directement, de danser. Tout semble donc se passer comme si l’expression une marcheĂ©tait le rĂ©sultat de l’application de l’opĂ©rateur de discontinuitĂ© unĂ  de la marche, comme un cafĂ© rĂ©sulte, de la mĂȘme maniĂšre, d’une conversion Ă  partir de du cafĂ©. En d’autres termes, s’il y a bien un Ă©vĂ©nement susceptible d’ĂȘtre dĂ©notĂ© par une marche, comme en (118), cet Ă©vĂ©nement ne repose pas sur l’activitĂ© de marcher, mais sur celle de faire de la marche, ce qui n’est pas tout Ă  fait la mĂȘme chose. Une danse, au contraire, dĂ©note ou en tout cas peut dĂ©noter, comme en (121), un Ă©vĂ©nement directement basĂ© sur l’activitĂ© signi-fiĂ©e par le verbe danser et non sur celle, sensiblement diffĂ©rente, de faire de la danse. De mĂȘme que voyager signifie “faire un ou des voyage(s)”, dan-ser est Ă©quivalent Ă  “faire une ou des danse(s)”, comme c’est le cas dans :

(122) Les abeilles effectuent alors une danse pour communiquer aux autres la distance du butin

(123) Une danse a lieu chaque fois que du butin a été repéré

Mais, Ă  la diffĂ©rence de voyager, qui ne peut pas servir de base Ă  *faire du voyage, qui signifierait s’adonner rĂ©guliĂšrement Ă  une activitĂ© rĂ©glĂ©e n’ayant d’autre fin qu’elle mĂȘme, danser permet la formation de faire de la danse. On peut donc conclure que les deux variĂ©tĂ©s de noms d’activitĂ©s que constituent marcher et danser peuvent servir de base Ă  des nomi-nalisations Ă©vĂ©nementielles moyennant l’application de l’opĂ©rateur un au nom, avec une diffĂ©rence d’interprĂ©tation due au fait que, pour

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ASPECT ET INTERPRÉTATION ÉVÉNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 81

construire le sens de une marche, il faut passer par faire de la marche,dĂ©tour qui n’est pas nĂ©cessaire pour interprĂ©ter une danse. Si nous revenons maintenant Ă  jardinage et autres noms semblables (natation, saut en hauteur, course Ă  pied), on peut dire qu’ils se com-portent, eu Ă©gard Ă  la possibilitĂ© d’un bornage, comme beaucoup de noms de matiĂšre ou d’état : on ne peut leur donner une limite qu’au moyen d’un dĂ©terminant nominal, tel que sĂ©ance dans :

(124) La prochaine séance de jardinage aura lieu la semaine prochaine

Les noms disponibles pour effectuer ce bornage semblent cepen-dant peu nombreux : on trouve aussi stage, atelier, et mĂȘme journĂ©e,qui curieusement, dans cet emploi, sert Ă  borner l’activitĂ© et non Ă  en mesurer la durĂ©e, comme on le voit par le contraste entre les deux phrases :

(125) Deux journées de jardinage auront lieu le mois prochain(126) *Deux jours de jardinage auront lieu le mois prochain

Dans tous les cas, et quel que soit le nom choisi pour le bornage, il semble que le sens d’activitĂ© rĂ©glĂ©e et mĂ©thodique soit prĂ©servĂ©.

En conclusion, on peut dire que le bornage requis pour qu’un nom d’activitĂ© puisse recevoir une interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle peut ĂȘtre effectuĂ© soit par l’opĂ©rateur de discontinuitĂ© et de bornage prototy-pique qu’est l’article un, soit, dans le cas des noms les plus rĂ©calci-trants, par l’outil plus puissant que constituent les noms quantifieurs temporels du type de sĂ©ance, session, journĂ©e


5. CONCLUSIONS

Le survol des diffĂ©rents types de prĂ©dicats auquel il a Ă©tĂ© procĂ©dĂ© a fait apparaĂźtre en premier lieu deux pĂŽles opposĂ©s : celui des quali-tĂ©s et celui des achĂšvements. Les premiĂšres sont absolument rĂ©frac-taires Ă  l’interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle, les seconds y sont au con-traire parfaitement adaptĂ©s. L’explication du contraste entre les deux est simple : les qualitĂ©s sont hors du temps, les achĂšvements sont ponctuels et prĂ©sentent avec les Ă©vĂ©nements une parfaite homologie aspectuelle. Mais il faut prendre ici le terme d’aspect au pied de la lettre, impliquant que ce qui est en jeu n’est pas la chose en elle-mĂȘme et pour elle-mĂȘme, mais le point de vue que l’on prend sur elle. Pour preuve, on peut fournir l’exemple des accomplissements, aussi bons candidats que les achĂšvements Ă  l’interprĂ©tation Ă©vĂ©ne-mentielle, l’étendue dans le temps se laissant facilement rĂ©duire, dans une vision Ă  distance, Ă  un point, pourvu qu’elle soit bornĂ©e. Inversement les achĂšvements, passages instantanĂ©s, se laissent, comme

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82 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

on l’a vu, facilement dilater un tant soit peu, dans une vision rappro-chĂ©e, ce qui explique l’emploi, souvent discutĂ© dans la littĂ©rature, des verbes d’achĂšvement au progressif, emploi dont nous avons es-sayĂ© de montrer qu’il ne constituait pas une bonne raison pour mettre la classe en question. Entre ces deux pĂŽles figurent les nominalisations d’états et d’ac-tivitĂ©s, qui ont pour point commun de reposer sur des bases verbales ou adjectivales dont la signification est celle d’entitĂ©s Ă©tendues dans le temps mais ne comportant pas de bornes inhĂ©rentes, et pour dif-fĂ©rence que les unes sont statives, et les autres dynamiques. La nomi-nalisation de ces bases permet plus ou moins facilement une inter-prĂ©tation Ă©vĂ©nementielle moyennant l’application au nom d’un dĂ©ter-minant adaptĂ© aux grandeurs discontinues comme l’article un. Ce qu’il faut ajouter concernant la possibilitĂ© d’édifier des Ă©vĂ©ne-ments sur des Ă©tats ou des activitĂ©s, c’est que la nominalisation en est une condition sine qua non, et non seulement la nominalisation, mais une nominalisation complĂšte, produisant des noms vĂ©ritables, ayant perdu toutes leurs propriĂ©tĂ©s verbales. Qu’il faille une nominalisation pour donner une interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle Ă  un Ă©tat ou une activitĂ©, on en a une preuve trĂšs simple avec les phĂ©nomĂšnes d’anaphore. Soient les deux phrases :

(127) Les enfants ont dansé en rond tous ensemble(128) Pierre a été trÚs en colÚre contre moi

Leur signification ne peut pas ĂȘtre reprise par un pronom anapho-rique sujet d’un prĂ©dicat Ă©vĂ©nementiel, comme le montre l’agram-maticalitĂ© de :

(129) Les enfants ont dansĂ© en rond tous ensemble. *Cela s’est produit Ă  l’école

(130) Pierre a Ă©tĂ© trĂšs en colĂšre contre moi. *Cela s’est produit chez moi

Ce que montrent ces exemples, c’est qu’un outil purement gram-matical, comme le temps verbal, en dĂ©pit du fait qu’il impose une borne, ne suffit pas Ă  permettre une visĂ©e Ă©vĂ©nementielle de l’état ou de l’activitĂ©, comme si ces derniers conservaient mĂȘme dans ce cas leurs limites inhĂ©rentes, comme on le voit bien d’ailleurs dans des phrases telles que :

(131) Les enfants ont dansé pendant une heure / *en une heure

Le seul moyen de rendre leur acceptabilitĂ© Ă  (129-130) serait d’uti-liser un outil aspectuel non pas grammatical mais lexical, comme en (132) :

(132) Pierre s’est mis trùs en colùre contre moi. Cela s’est produit chez moi

Une confirmation de la nĂ©cessitĂ© de passer par une nominalisation pour Ă©difier des Ă©vĂ©nements sur la base des Ă©tats ou des activitĂ©s est fournie par un autre fait remarquable : on sait qu’il existe deux

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ASPECT ET INTERPRÉTATION ÉVÉNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 83

grands types syntactico-sĂ©mantiques de nominalisations Ă©vĂ©nemen-tielles. Dans les unes, le nom dĂ©verbal conserve une grande partie des propriĂ©tĂ©s du verbe de base, dans les autres, il les perd toutes et devient un nom vĂ©ritable. L’un des moyens bien connus de les distinguer est que les nominalisations “inachevĂ©es” restent au sin-gulier avec des prĂ©dicats de frĂ©quence, ce qui n’est pas possible pour les nominalisations achevĂ©es (voir Grimshaw (1990)). D’oĂč les contrastes suivants :

(133) Le départ de la navette a lieu toutes les heures(134) Le bombardement des villes est encore trop fréquent(135) *La colÚre de Pierre se répÚte tous les matins(136) *La manifestation des ouvriers est réguliÚre

Or, les nominalisations Ă©vĂ©nementielles de prĂ©dicats d’état et d’ac-tivitĂ© sont toujours du deuxiĂšme type, celui oĂč le nom n’a plus de propriĂ©tĂ©s verbales, mais est devenu en tout point un vrai nom. Tout se passe donc comme si l’aspect lexical non bornĂ© propre Ă  ces prĂ©dicats sous leur forme verbale ou adjectivale offrait, Ă  un bornage “de l’extĂ©rieur”, une rĂ©sistance que seule une nominalisa-tion achevĂ©e peut rĂ©duire. Ou, pour dire les choses autrement, que les entitĂ©s temporelles non bornĂ©es se laissent plus facilement limi-ter, puis rĂ©duire Ă  des points, si elles ont d’abord Ă©tĂ© rĂ©ifiĂ©es par la substantivation – ce qui reviendrait Ă  dire que, au moins dans une langue comme le français, les articles et davantage encore les dĂ©ter-minants nominaux sont des outils aspectuels plus puissants, pour modifier l’aspect lexical, que les temps verbaux – hypothĂšse qui res-terait Ă©videmment Ă  vĂ©rifier par d’autres voies.

DANIÈLE VAN DE VELDEUniversité Lille 3

STL - UMR 8163 du CNRS

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LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 85-110

La préverbation en en- en ancien français : un cas de préfixation aspectuelle ?

Adeline Patard, Walter De Mulder

1. INTRODUCTION

La “prĂ©verbation” peut ĂȘtre dĂ©finie comme l’opĂ©ration permettant de gĂ©nĂ©rer un nouveau verbe par l’adjonction d’un morphĂšme por-teur de sens Ă  l’initiale d’un lexĂšme. En tant que processus de dĂ©ri-vation (ou de composition 1), la prĂ©verbation fait partie des ressources internes dont la langue dispose pour enrichir son lexique, et les mor-phologues 2 s’accordent gĂ©nĂ©ralement pour lui attribuer un rĂŽle ma-jeur dans la formation du lexique français. Selon les mĂȘmes auteurs, la prĂ©verbation a Ă©tĂ© particuliĂšrement productive en ancien français, oĂč elle a engendrĂ© de nombreuses crĂ©ations lexicales, dont une par-tie s’est ensuite perdue au cours de l’évolution de la langue 3. Outre leur rĂŽle dans le renouvellement du lexique de l’ancien fran-çais, les linguistes s’accordent sur le fait que certains prĂ©verbes ont aussi, Ă  cette Ă©poque, constituĂ© un mode d’expression privilĂ©giĂ© de l’aspect 4. Deux Ă©tudes rĂ©centes portant sur le prĂ©fixe a- (Dufresne, Dupuis & Tremblay (2000), Dufresne, Dupuis & Longtin (2001)) proposent ainsi de voir la prĂ©verbation comme l’un des principaux ressorts du systĂšme aspectuel de l’ancien français. Selon les auteures, les paires de verbes tels que porter / aporter (“porter Ă  un destina-taire ou vers une destination”) ou penser / apenser (“se mettre Ă  pen-ser”) permettent d’exprimer dans l’ancienne langue l’opposition entre aspect imperfectif et aspect perfectif, opposition qui surpasse (c’est-Ă -dire neutralise) l’opposition aspectuelle exprimĂ©e par les temps verbaux (par exemple l’opposition imparfait / passĂ© simple). Dans notre contribution, nous aimerions Ă©valuer cette hypothĂšse de la prĂ©verbation comme processus aspectuel. Pour ce faire, nous

1. Traditionnellement, le mot composĂ© se distingue du mot dĂ©rivĂ© par le fait qu’il est formĂ© Ă  partir d’unitĂ©s lexicales autonomes (voir Amiot (2006)). 2. Voir par exemple Wagner (1952 : 54), Brunot (1966 : 285) ou Buridant (1995 : 292-294). 3. Voir par exemple Wagner (1952 : 54) ou Galli (2006 : 118). 4. Cf. Martin (1971), Buridant (1987, 1995 : 299-312), Dufresne, Dupuis & Trem-blay (2000), Dufresne, Dupuis & Longtin (2001), Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003, 2008).

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86 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

nous proposons d’étudier la diachronie d’un autre prĂ©verbe souvent citĂ© pour sa productivitĂ© en ancien français et/ou sa valeur perfec-tive : le prĂ©verbe en- 5. Ce prĂ©verbe est en effet gĂ©nĂ©ralement con-sidĂ©rĂ© comme un marqueur perfectivisant 6 permettant de former des verbes tĂ©liques (souvent inchoatifs 7) Ă  partir de verbes gĂ©nĂ©ra-lement atĂ©liques (par exemple dormir / endormir). En raison de ce sĂ©mantisme et de sa productivitĂ© dans l’ancienne langue 8, en- appa-raĂźt comme un candidat idĂ©al pour vĂ©rifier l’hypothĂšse de l’existence de prĂ©verbes aspectuels en ancien français. Notre Ă©tude s’organise en quatre parties. Nous rappellerons d’abord la double origine de la prĂ©verbation en en-, qui correspond Ă  l’ad-jonction de deux morphĂšmes diffĂ©rents issus du latin : in et inde. Nous retracerons ensuite, Ă  partir de l’étude d’un corpus et du dĂ©-pouillement de dictionnaires, l’évolution de la productivitĂ© de la prĂ©-verbation en en- Ă  partir de l’ancien français et jusqu’en français classique. Puis nous proposerons une analyse sĂ©mantique de ce prĂ©-verbe, ce qui nous amĂšnera Ă  nuancer son statut de prĂ©verbe aspec-tuel et Ă  formuler quelques hypothĂšses sur le dĂ©clin du systĂšme des prĂ©verbes en ancien français, en nous inspirant des analyses de l’évo-lution du systĂšme de prĂ©verbes en latin effectuĂ©es par Haverling (2000, 2008, 2010).

2. LA PRÉFIXATION EN EN- : DEUX ORIGINES

Comme il a Ă©tĂ© soulignĂ© dans plusieurs travaux et dictionnaires 9, la prĂ©verbation en en- est un cas d’homophonie qui rĂ©sulte de l’éro-sion phonĂ©tique de deux morphĂšmes hĂ©ritĂ©s du latin : le prĂ©fixe in- (“dans”) et l’adverbe anaphorique inde (“de là”).

2.1. En- < in-

AttestĂ© trĂšs tĂŽt en latin, le prĂ©verbe in- possĂšde un sens identique Ă  celui de la prĂ©position in de mĂȘme forme. Le sens exprimĂ© peut

5. Nous ne nous occuperons pas, en revanche, du prĂ©verbe in- qu’on trouve dans des verbes comme inclure, injecter, etc., qui ont souvent une origine plus rĂ©cente ; voir Ă  ce propos, entre autres, Van Laer (2012). 6. Cf. Martin (1971 : 81), ArrivĂ©, Gadet & Galmiche (1986 : 81), Buridant (1995 : 294) ou Dufresne, Dupuis & Tremblay (2008 : 188). 7. Dans le cadre de l’article, nous ne faisons pas de distinction entre l’aspect inchoatif (touchant Ă  des procĂšs atĂ©liques) et l’aspect ingressif (touchant Ă  des pro-cĂšs tĂ©liques). 8. Voir par exemple Galli (2006 : 118-120). 9. Cf. Nyrop (1904 : 223-224), von Wartburg (1928 : 635), Wagner (1952 : 51), Martin (1971 : 82), Imbs dir. (1979 : 1006-1010), Tănase (2011 : 62).

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LA PRÉVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANÇAIS 87

alors ĂȘtre spatial ou temporel et renvoyer Ă  l’entrĂ©e dans un espace dĂ©limitĂ© ou dans un nouvel Ă©tat ou processus 10 : (1) eo / ineo 11 (“aller, marcher” / “aller dans”) mitto / immitto 12 (“envoyer” / “envoyer vers”) albesco / inalbesco (“blanchir, pĂąlir” / “(commencer Ă ) devenir pĂąle”) aresco / inaresco (“sĂ©cher, devenir sec” / “(commencer Ă ) sĂ©cher”) S’agissant d’un processus, in- indique, selon Haverling (2010 : 314), non seulement son dĂ©but, mais Ă©galement sa continuation. Nous verrons en section 4. que le prĂ©fixe en- du français a conservĂ© pour une trĂšs large part cette valeur sĂ©mantique. Un certain nombre de verbes latins dĂ©rivĂ©s comportant in- est passĂ© dans le lexique français. Ainsi, selon le dĂ©pouillement de sept dictionnaires (les dictionnaires Larousse de l’ancien français, du moyen français et du français classique, le DMF, l’Anglo-Norman Dictionary, le Petit Robert et le TLFi), plus de 23 % des verbes en en- < in- recensĂ©s sont des verbes formĂ©s en latin 13 ; il s’agit de verbes tels que (s’)endormir (< indormire), enchanter (< incantare), employer (< implicare), endurer (< indurare), etc. La prĂ©verbation en in- est demeurĂ©e opĂ©rante en français avec la transformation pho-nĂ©tique mentionnĂ©e prĂ©cĂ©demment : in- > en-, la graphie an- coexis-tant jusqu’en moyen français.

2.2. En- < inde

L’adverbe inde est formĂ© sur le thĂšme du pronom-adjectif ana-phorique is, auquel il ajoute un sens de provenance ou d’origine, d’oĂč sa frĂ©quente traduction par “de là”. AttestĂ© dĂšs le latin archaĂŻque, inde s’est surtout dĂ©veloppĂ© en latin postclassique et mĂ©diĂ©val (Pin-chon (1972 : 12)), oĂč il peut signifier la provenance ou la cause (2), ou renvoyer anaphoriquement au complĂ©ment d’un verbe, d’un subs-tantif ou d’un pronom (3) : (2) Aliud est ad veniam stare, aliud ad gloriam pervenire, aliud missum

in carcerem non exire inde, donec solvat novissimum quadrantem. “Autre chose est d’ĂȘtre arrĂȘtĂ© en attendant le pardon, autre chose de

parvenir Ă  la gloire, autre chose est de ne pas sortir de la prison, jus-qu’à ce qu’on ait payĂ© le dernier denier.” (Saint Cyprien, Lettres, tra-duit par A. Zeloni, Concordance des Écritures, des PĂšres et des con-ciles des cinq premiers siĂšcles avec la doctrine de l’Église catholique romaine, Paris, Dufour et C°, 1842)

10. Cf. Imbs dir. (1979 : 1006), Ernout & Meillet (2001 : 312), Haverling (2010 : 311-312, 314-315). 11. Les deux verbes peuvent ĂȘtre transitifs ou intransitifs. 12. Les deux verbes sont transitifs. 13. Les verbes recensĂ©s dans ces dictionnaires sont listĂ©s en annexe 2.

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88 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

(3) 
 sed aliquando sane cupiebam cum aliquo illorum librorum doctis-simo conferre singula, et experiri, quid inde sentiret.

“
 mais nĂ©anmoins, je dĂ©sirais parfois en confĂ©rer en dĂ©tail avec quelque docteur profondĂ©ment versĂ© dans l’intelligence des saints li-vres.” (Saint Augustin, Confes., V, 11)

AprĂšs Ă©rosion sĂ©mantique, inde prend la forme en 14 en ancien français (4), oĂč il tend Ă  s’agglutiner avec certains verbes comme mener, avec lequel il apparaĂźt fusionnĂ© dĂšs le 11e siĂšcle (5) : (4) Guenelun prist par la main destre ad deiz, Enz el verger l’en meinet

josqu’al rei. La purparolent la traïsun seinz dreit. “[Blancandrin] prend Ganelon par les doigts de la main droite et l’amùne

par le verger jusqu’au roi. LĂ  ils dĂ©battent de la trahison sans droit.” (Chanson de Roland, XXXVIII)

(5) Enz el verger s’en est alez li reis, Ses meillors humes enmeinet en-sembl’od sei.

“Le roi s’est retirĂ© dans le verger. Il a emmenĂ© avec lui ses meilleurs vassaux.” (Chanson de Roland, XXXVIII)

Notons que cette agglutination de l’adverbe ne semble possible que lorsque en exprime l’origine ou la cause (cf. (4) et (5)). En somme, la prĂ©verbation en en- est issue de deux processus distincts : (i) la prĂ©fixation d’un verbe Ă  partir d’une prĂ©position et (ii) l’agglutination d’un adverbe anaphorique avec le verbe rĂ©gis-sant qui le suit. Nous verrons dans les sections suivantes que ces deux prĂ©verbations connaissent une fortune diffĂ©rente du point de vue de leur productivitĂ© et de leur frĂ©quence (section 3.) et se dis-tinguent sur le plan sĂ©mantique ainsi que par leur capacitĂ© Ă  expri-mer des oppositions aspectuelles avec la forme non prĂ©verbĂ©e (sec-tion 4.).

3. PRODUCTIVITÉ DES PRÉVERBES EN-

3.1. Remarques méthodologiques

Les donnĂ©es qui vont ĂȘtre prĂ©sentĂ©es dans cette section et la sec-tion suivante proviennent de deux sources : (i) le dĂ©pouillement de cinq dictionnaires historiques (les diction-naires Larousse de l’ancien français, du moyen français et du fran-çais classique, le DMF et l’Anglo-Norman Dictionary) et de deux dictionnaires du français moderne (le Petit Robert et le TLFi) ; (ii) l’exploitation d’un corpus historique s’étendant du 11e siĂšcle au 17

e siĂšcle et comptant un peu plus de 1 500 000 mots. Le corpus a

14. Les graphies ent, end et an se trouvent Ă©galement jusqu’en moyen français (Pinchon (1972 : 11)).

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LA PRÉVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANÇAIS 89

Ă©tĂ© constituĂ© Ă  partir de 27 textes littĂ©raires en version Ă©lectronique (cf. la composition du corpus et les Ă©ditions en annexe 1). Le dĂ©pouillement des dictionnaires a consistĂ© Ă  relever l’ensemble des verbes formĂ©s en français par l’adjonction du prĂ©verbe en- Ă  une base verbale 15, et Ă  les classer chronologiquement en fonction de leur premiĂšre attestation 16. En l’absence d’indication sur la nature de la base, verbale ou non-verbale, nous avons choisi de sĂ©lection-ner les verbes dont les formes nues sont attestĂ©es antĂ©rieurement ou Ă  la mĂȘme Ă©poque et qui semblent sĂ©mantiquement liĂ©s Ă  ces derniĂšres. Lorsque les dictionnaires donnaient des informations con-tradictoires, nous avons pris le parti de prĂ©fĂ©rer celles qui vont dans le sens d’une prĂ©verbation Ă  partir d’une base verbale. L’inventaire Ă©laborĂ© se veut donc “optimiste”, en n’excluant aucune forme prĂ©-verbĂ©e susceptible d’avoir Ă©tĂ© formĂ©e Ă  partir d’un verbe. Les verbes identifiĂ©s formĂ©s sur en- < inde sont donnĂ©s dans le tableau 1, et ceux formĂ©s sur en- < in- sont donnĂ©s en annexe 2. Concernant le corpus historique, nous avons groupĂ© les textes par siĂšcles, sauf pour les deux premiers siĂšcles (le 11

e et le 12

e) : ces parties du corpus ont Ă©tĂ© regroupĂ©es ensemble, de sorte que nous avons obtenu finalement des sous-corpus de taille Ă  peu prĂšs Ă©qui-valente (entre 226 000 et 290 000 mots). Lors d’une premiĂšre Ă©tape, nous avons d’abord extrait, dans chaque sous-corpus, l’ensemble des mots commençant par en- et ses diffĂ©rentes variantes graphiques (soit en-, em- et an-). Nous avons ensuite triĂ© manuellement les listes obtenues 17 : nous avons Ă©liminĂ© les mots qui ne sont pas issus d’une prĂ©verbation en en-, puis nous avons classĂ© les lexĂšmes restants selon leur formation (en latin ou en français), selon la nature de la base lexicale (nominale, verbale, adjectivale, etc.) et selon celle du lexĂšme formĂ© (nom, verbe, adjectif, etc.). Nous ne prĂ©senterons ici que les rĂ©sultats concernant les verbes formĂ©s en français (sections 3.2. et 3.3.). Enfin, lors d’une derniĂšre Ă©tape, nous avons extrait les contextes des occurrences sĂ©lectionnĂ©es (150 signes avant et 150 signes aprĂšs chaque occurrence), afin de pouvoir les analyser sĂ©mantiquement (cf. section 4.).

15. Sont ainsi exclus les verbes formĂ©s sur une base non-verbale, par exemple adjectivale (comme enrougir (< rouge), enhardir (< hardi ), etc.) ou nominale (comme encourager (< courage), enorgueillir (< orgueil ), etc.). 16. Le Dictionnaire du français classique ne mentionnant pas les premiĂšres attes-tations des mots, celles-ci ont Ă©tĂ© recherchĂ©es dans le Dictionnaire historique de la langue française (Rey dir. (1992)). Les informations sur les premiĂšres attestations ont Ă©tĂ© croisĂ©es avec celles donnĂ©es dans le dictionnaire de Godefroy (1881-1902). Les formations latines ont Ă©tĂ© vĂ©rifiĂ©es Ă  partir du dictionnaire de Gaffiot (1934). Nous avons Ă©galement pris en compte les premiĂšres attestations trouvĂ©es dans le corpus. 17. Ce tri a Ă©tĂ© fait sur la base des informations obtenues dans les sept diction-naires prĂ©citĂ©s. Lorsque les informations recherchĂ©es n’étaient pas fournies, nous avons consultĂ© des sources supplĂ©mentaires : le Dictionnaire historique de la langue française, le Dictionnaire de l’ancienne langue française de Godefroy, le Franz-ösisches etymologisches Wörterbuch (Wartburg (1934)) et l’Altfranzösisches Wörter-buch (Tobler & Lommatzsch (1955)).

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90 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

3.2. Productivité

Les premiÚres attestations fournies par les dictionnaires consultés nous ont permis de faire la somme, siÚcle par siÚcle, des verbes créés au moyen de la préverbation en en- < in- et < inde. Pour la préfixa-tion en en- < in- (cf. figure 1), les données indiquent que celle-ci a été trÚs productive au 12e siÚcle 18, mais que le nombre de créa-tions lexicales a rapidement décru à partir du 13e siÚcle, pour fina-lement devenir quasi nul au 17e siÚcle :

Figure 1. Productivité du préverbe en- < in- en français

(nombre de crĂ©ations lexicales par siĂšcle) Il est intĂ©ressant de mettre en contraste ces rĂ©sultats avec les don-nĂ©es obtenues par Galli (2006) Ă  partir du Französisches etymolo-gisches Wörterbuch et qui incluent Ă©galement les cas de prĂ©fixation Ă  partir de bases nominales et adjectivales. Galli (2006 : 119) cons-tate ainsi que, contrairement Ă  la prĂ©fixation Ă  partir de bases ver-bales, la prĂ©fixation Ă  partir de bases nominales et adjectivales ne se restreint pas Ă  l’ancien français : (i) aprĂšs avoir subi une perte de productivitĂ©, la prĂ©fixation Ă  partir d’adjectifs connaĂźt un second Ă©lan au 16e et au 17e siĂšcles, et (ii) celle Ă  partir de noms est demeu-rĂ©e opĂ©rante jusqu’à aujourd’hui (avec une variabilitĂ© parfois impor-tante selon les siĂšcles). Pour ce qui est de la crĂ©ation de verbes par l’agglutination de l’ad-verbe en < inde avec la base verbale, celle-ci est extrĂȘmement limi-tĂ©e : selon les informations recueillies (cf. tableau 1), elle ne con-cerne que 13 verbes :

18. Nous avons choisi de ne pas indiquer les données correspondant aux 10

e et 11

e siĂšcles (11 verbes), car, Ă©tant donnĂ© le nombre trĂšs limitĂ© de textes auxquels le lexicographe a accĂšs en comparaison avec les siĂšcles suivants, les donnĂ©es in-duisent un biais trĂšs fort qui pourrait laisser croire (Ă  tort ?) que les crĂ©ations lexi-cales n’ont pas Ă©tĂ© aussi nombreuses Ă  cette pĂ©riode.

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LA PRÉVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANÇAIS 91

10

e siĂšcle 11

e siĂšcle 12

e siĂšcle 13

e siĂšcle 14

e siĂšcle emporter emmener

s’enfuir enlever envoler entraüner encourir

empartir 1 enaloigner ensacher

enaller endepartier embrouer

Tableau 1. Productivité du préverbe en- < inde en français (créations lexicales par siÚcle) 19

La prĂ©verbation en en- < inde apparaĂźt donc, en comparaison avec la prĂ©verbation en en- < in-, comme un phĂ©nomĂšne anecdotique qui n’a que trĂšs faiblement contribuĂ© Ă  renouveler le lexique français.

3.3. Fréquence

L’analyse des frĂ©quences dans le corpus de textes nous donne des indications supplĂ©mentaires sur l’usage des verbes en en- par les locuteurs. La figure 2 prĂ©sente la frĂ©quence totale relative des verbes en en- < in- formĂ©s sur une base verbale ou nominale ainsi que celle des verbes en en- < inde. Pour les verbes formĂ©s sur base verbale, nous avons distinguĂ© les verbes de formation latine de ceux de formation française. Le premier fait notable est la trĂšs grande frĂ©quence des verbes en en- < in- formĂ©s en latin (en trait double) par rapport aux formations françaises : les verbes prĂ©fixĂ©s du latin sont en effet de trois Ă  dix-neuf fois plus frĂ©quents que les verbes en en- formĂ©s en français. On note ensuite que les verbes formĂ©s en français sur in- et inde (en noir) ont une frĂ©quence Ă  peu prĂšs similaire, mĂȘme si les verbes en en- < in- semblent plus frĂ©quents que les verbes en en- < inde. Cette similaritĂ© indique que les lemmes formĂ©s sur inde, qui sont d’un nombre trĂšs limitĂ© (13 verbes dĂ©nombrĂ©s), sont beaucoup plus frĂ©quents individuellement que les lemmes formĂ©s sur le prĂ©-fixe en-, qui sont beaucoup plus nombreux (293 verbes dĂ©nombrĂ©s) (cf. aussi la figure 3) 20. Enfin, les verbes en en- < in- Ă  base nomi-nale (en trait gris) apparaissent au dĂ©part lĂ©gĂšrement moins frĂ©quents que ceux Ă  base verbale. NĂ©anmoins, les premiers deviennent plus frĂ©quents que les seconds Ă  partir du 15e siĂšcle, pĂ©riode oĂč la prĂ©-verbation Ă  partir de bases verbales cesse progressivement d’ĂȘtre opĂ©rante 21. 19. Pour les verbes empartir 1 (“partir, s’éloigner de”), enaloigner (â€œĂ©loigner de”), ensacher (“tirer, extraire de”), endepartier (“partir, s’éloigner de”), (s’)embrouer (“s’en aller”), le lien Ă©tymologique avec inde n’est pas Ă©tabli dans les dictionnaires. NĂ©anmoins, nous les avons classĂ©s parmi les verbes issus de la prĂ©verbation en en- < inde, car ces verbes dĂ©notent tous un mouvement vĂ©nitif (mouvement Ă  partir d’un point) et, pour la plupart, la forme agglutinĂ©e (par exemple embrouer, ena-loigner) alterne avec la forme non agglutinĂ©e (en brouer, en aloigner). 20. Pour des rĂ©sultats comparables, voir Van Laer (2012 : 185). 21. Ces donnĂ©es permettent de prĂ©ciser l’observation de Van Laer (2012), qui note que les formations “parasynthĂ©tiques” (nominales ou adjectivales) sont plus frĂ©-

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92 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Figure 2. Fréquence totale relative des formes préverbées

en français ( par millions de mots) La frĂ©quence importante des verbes formĂ©s sur l’adverbe en < inde apparaĂźt clairement dans la figure 3, oĂč est reprĂ©sentĂ©e la frĂ©quence moyenne d’un verbe respectivement formĂ© sur le prĂ©fixe en- < in- et sur l’adverbe en < inde, Ă  savoir 23,0 occurrences par million de mots en moyenne pour un verbe en en- < in-, contre 57,7 occur-rences par million de mots en moyenne pour un verbe en en- < inde :

Figure 3. Fréquence moyenne des verbes formés sur le préfixe en-

et sur l’adverbe en ( par millions de mots) La figure 4 donne des indications sur la richesse lexicale, c’est-Ă -dire le nombre de lemmes diffĂ©rents employĂ©s dans les textes. Les donnĂ©es montrent que, pour la pĂ©riode Ă©tudiĂ©e (11e

-17e siĂšcles), les verbes en en- < in- sont de moins en moins utilisĂ©s par les locuteurs. Par contraste, les verbes en en- < inde se maintiennent et dĂ©passent mĂȘme la richesse lexicale des verbes prĂ©fixĂ©s en en- Ă  partir du 17e siĂšcle.

quentes que les verbes préfixés en en-. Nos données suggÚrent que cela est effecti-vement le cas depuis le 15

e siĂšcle, mais qu’antĂ©rieurement Ă  cette pĂ©riode, ce sont les formations Ă  partir de bases verbales qui ont Ă©tĂ© les plus frĂ©quentes.

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LA PRÉVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANÇAIS 93

Figure 4. Richesse lexicale : nombre de lemmes formés sur le préfixe en-

et sur l’adverbe en ( par 100 000 mots)

3.4. Discussion

(i) La prĂ©verbation en en- n’a Ă©tĂ© rĂ©ellement productive qu’en an-cien français (crĂ©ation de la trĂšs grande majoritĂ© des verbes en en-, cf. figure 1). Cela s’accorde avec l’idĂ©e que les prĂ©verbes en- ont fonctionnĂ© comme des marqueurs aspectuels, mais que cette fonc-tion s’est perdue en moyen français : le nombre important de crĂ©a-tions lexicales en en- serait alors le reflet d’un systĂšme aspectuel basĂ© sur des prĂ©verbes et la chute des crĂ©ations lexicales serait le signe de la perte de ce systĂšme. Cette conclusion semble nĂ©anmoins contrariĂ©e par la prĂ©verbation Ă  partir de bases nominales, qui est Ă©galement productive pour la pĂ©riode Ă©tudiĂ©e (cf. figure 2), mĂȘme si elle reste, en comparaison, moins importante que la prĂ©verbation Ă  partir de bases verbales, du moins jusqu’au 15e siĂšcle. Or, la prĂ©verbation Ă  partir de noms ne saurait ĂȘtre liĂ©e Ă  un systĂšme aspectuel basĂ© sur des prĂ©verbes : en effet, du fait qu’elle crĂ©e un verbe Ă  partir d’un nom (et non Ă  par-tir d’un verbe), la prĂ©verbation Ă  partir de noms ne permet norma-lement pas de former des paires de verbes qui s’opposent aspectuel-lement. Elle forme par contre souvent des paires de verbes antony-miques (enchaĂźner / dĂ©chaĂźner, enterrer / dĂ©terrer, etc. ; voir Van Laer (2012 : 191)). Ceci suggĂšre que la productivitĂ© de la prĂ©verba-tion en en- < in- traduit un enrichissement lexical permettant Ă  l’an-cienne langue de se doter de nouveaux verbes (formĂ©s Ă  partir de noms ou de verbes), plutĂŽt qu’un systĂšme aspectuel fondĂ© sur des prĂ©fixes grammaticalisĂ©s exprimant l’aspect perfectif. Il nous fau-dra nĂ©anmoins expliquer pourquoi, en ancien et en moyen français, la prĂ©verbation sur base verbale est plus productive que celle sur base nominale, puis pourquoi la tendance s’inverse Ă  partir du 15e

siĂšcle (cf. section 3.5.). (ii) Les deux types de prĂ©verbation sur en- < in- et en- < inde se distinguent sur le plan de la productivitĂ© et de la frĂ©quence : les verbes formĂ©s sur le prĂ©fixe en- sont beaucoup plus nombreux (ri-chesse lexicale) que les verbes formĂ©s sur l’adverbe en (cf. figure 4), alors que ces derniers sont nettement plus frĂ©quents, surtout aux

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94 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

11e et 12e siĂšcles (figure 3). Au final, l’impact en termes de frĂ©quence des deux types de prĂ©verbation reste nĂ©anmoins similaire (cf. la proxi-mitĂ© des deux courbes dans la figure 2). On doit en dĂ©duire que les deux prĂ©verbations en en- n’ont jouĂ© qu’un rĂŽle modeste dans l’expression de l’aspect en ancien français, d’une part parce que les verbes issus de la prĂ©verbation en en- < in- n’ont pas une trĂšs grande frĂ©quence et, d’autre part, parce que la prĂ©verbation en en- < inde n’a crĂ©Ă© que peu de lexĂšmes verbaux. (iii) Il est intĂ©ressant de mettre ces donnĂ©es en relation avec ce que l’on sait de langues possĂ©dant des prĂ©verbes aspectuels trĂšs gram-maticalisĂ©s, telles que le russe. Or, si l’on compare la situation du français avec celle observĂ©e aujourd’hui en russe, l’importance de la prĂ©verbation en en- doit ĂȘtre largement relativisĂ©e. En effet, selon Paillard (1998 : 85), « les prĂ©verbes russes se combinent avec un nombre important de bases : ce nombre n’est jamais infĂ©rieur Ă  cent, et dĂ©passe pour certains prĂ©verbes les mille cinq cent bases ». Selon Martin (1971 : 81), les principaux prĂ©verbes perfectifs de l’ancien français seraient a- et en-. Or, d’aprĂšs les informations trouvĂ©es dans les dictionnaires historiques citĂ©s supra, en- < in- ne se com-bine au 13e siĂšcle qu’avec 269 bases verbales (ou 200 bases si l’on exclut les formations latines) 22 : nous sommes loin des 1 500 bases des prĂ©verbes russes les plus productifs. Quant Ă  la prĂ©verbation en en- < inde, elle est d’emblĂ©e disqualifiĂ©e avec ses seules 13 bases verbales. En conclusion, mĂȘme si la prĂ©verbation en en- s’est rĂ©vĂ©lĂ©e pro-ductive en ancien français en comparaison avec la langue moderne, son rendement semble extrĂȘmement limitĂ© par rapport Ă  d’authen-tiques prĂ©verbes aspectuels comme ceux du russe. Cela pourrait si-gnifier que la prĂ©verbation en en- n’avait qu’une importance secon-daire dans le systĂšme aspectuel de l’ancien français.

3.5. HypothĂšse explicative : l’effondrement du systĂšme prĂ©verbal as-pectuel du latin

On peut faire remarquer que le systĂšme des prĂ©verbes en ancien français Ă©tait la continuation d’un systĂšme similaire en latin et que celui-ci Ă©tait dĂ©jĂ  sur le dĂ©clin en latin tardif, comme l’a montrĂ© Haverling (2000, 2008, 2010). Selon cette auteure, le latin classique connaissait un systĂšme de prĂ©verbes Ă  valeur aspectuelle trĂšs dĂ©ve-loppĂ©, dont faisait partie le prĂ©verbe in-, qui avait pour effet de foca-liser sur le dĂ©but de l’action et Ă©tait donc, en gros, inchoatif, comme il ressort entre autres des exemples suivants, oĂč arescere signifie “sĂ©cher”, exarescere “finir de sĂ©cher” et inarescere “commencer Ă  sĂ©cher” (pour plus d’exemples, voir Haverling (2000 : 292-315)) : 22. Par comparaison, selon les donnĂ©es prĂ©sentĂ©es par Dufresne, Dupuis & Longtin (2001 : 37, 2003 : 38), le prĂ©verbe a- est plus productif, puisqu’il se combine au 13

e siÚcle avec 312 bases verbales (dans des formations françaises).

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LA PRÉVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANÇAIS 95

(6) a) Sin autem in craticiis tectoria erunt facienda, quibus necesse est in ar-rectariis et transversariis rimas fieri, ideo quod, luto quum linuntur, necessario recipiunt humorem ; quum autem arescunt extenuati, in tec-toriis faciunt rimas ; id ut non fiat, haec erit ratio.

“Si des enduits doivent ĂȘtre faits sur des murs de cloison, il arrivera infailliblement que les piĂšces de bois qui montent et celles qui tra-versent se tourmenteront, parce que, lorsqu’on vient Ă  les couvrir de terre grasse, elles prennent nĂ©cessairement l’humiditĂ©, et qu’en sĂ©chant elles se rĂ©trĂ©cissent, ce qui fait fendre les enduits.”

(Vitruve Pollion, De l’architecture, livre VII, citĂ© par Haverling (2000 : 296-297) et traduit par C.-L. Maufras, BibliothĂšque latine-française publiĂ©e par C.L.F. Pancoucke, 1847, disponible sur http://remacle. org/bloodwolf/erudits/Vitruve/livre7fr.htm)

b) Qui tamen fontes a quibusdam praesidiis aberant longius et celeriter aestibus exarescebant.

“Ajoutez que ces puits Ă©taient fort Ă©loignĂ©s de quelques-uns de leurs postes, et que la chaleur les avait bientĂŽt taris.”

(César, Commentaires sur la guerre civile, livre III, cité par Haverling (2000 : 297), traduction de la Bibliotheca classica selecta, disponible sur http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/caesardbcIII/ligne05. cfm?numligne=50&mot=ex)

c) Recentes autem fossitiae quum in structuris tantas habeant virtutes, eae in tectoriis ideo non sunt utiles, quod pinguitudine eius calx, palea com-mixta, propter vehementiam non potest sine rimis inarescere ;

“Toutefois le sable fossile nouvellement extrait, bien qu’il convienne parfaitement Ă  la maçonnerie, n’est pas aussi avantageux pour les crĂ©-pis, parce qu’il est si gras et sĂšche si vite, que, mĂȘlĂ© Ă  la chaux avec de la paille, il fait un mortier qui ne peut durcir (litt. commencer Ă  sĂ©cher) sans se gercer.”

(Vitruve Pollion, De l’architecture, livre II, citĂ© par Haverling (2000 : 296-297) et traduit par C.-L. Maufras, BibliothĂšque latine-française publiĂ©e par C.L.F. Pancoucke, 1847, disponible sur http://remacle. org/bloodwolf/erudits/Vitruve/livre2fr.htm)

Or ce systĂšme a commencĂ© Ă  s’écrouler dĂšs le latin tardif, ce que Haverling illustre souvent par l’évolution de la paire de verbes sua-dere / persuadere : en latin classique, suadere signifiait “essayer de persuader”, et persuadere, “persuader”. Le verbe non prĂ©verbĂ© Ă©tait donc atĂ©lique, le verbe avec prĂ©verbe, tĂ©lique. Or, en latin tardif, les deux verbes pouvaient s’employer l’un pour l’autre, persuadere si-gnifiant alors “essayer de persuader” et suadere “persuader” : (7) a) noluit nec ultra ad suos reditum persuadere “elle ne voulait pas continuer Ă  essayer de la persuader de retourner

Ă  sa famille” (Vulg., Ruth.18, citĂ© par Haverling (2008 : 78)) b) et cum ei suadere non possumus, quieuimus “et quand il ne voulait pas ĂȘtre persuadĂ©, nous avons cessĂ©â€ (Vulg., Act. 21.14, citĂ© par Haverling (2008 : 78)) De mĂȘme, en latin classique, il existait une opposition entre des ver-bes d’état et des verbes exprimant un changement d’état, illustrĂ©e par la diffĂ©rence entre tacere “ĂȘtre silencieux” et conticescere “de-

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96 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

venir silencieux” / “arrĂȘter de parler”. En latin tardif, de nouveau, l’opposition s’estompe et la forme non prĂ©fixĂ©e reprend la fonction de la forme prĂ©fixĂ©e : (8) a) qui tam diu conticuerunt “qui pour si longtemps ont Ă©tĂ© silencieux” (Ulp., Dig. 48.19.6, citĂ© par Haverling (2008 : 79)) b) in perpetuum conticescet “restera silencieux pour toujours” (Lact., Inst. 4.27.14, citĂ© par Haverling (2008 : 79)) c) postquam tacuerunt, respondit Jacobus “quand ils se sont arrĂȘtĂ©s de parler, a rĂ©pondu Jacques” (Vulg., Act. 15.23, citĂ© par Haverling (2008 : 79)) On observe le mĂȘme type d’évolution pour le prĂ©verbe in-. Haverling (2000 : 305) signale, par exemple, que le blanchissement des che-veux Ă©tait dĂ©crit en latin classique par les verbes candesco, albesco et canesco, mais qu’Augustin employait inalbesco pour remplacer albesco et comme synonyme de canesco : (9) Videtis quemadmodum canescat caput, et inalbescat, quantumcumque

senectus accedit. (Aug., Psalm. 91.11, citĂ© par Haverling (2000 : 305)) “Vous voyez la tĂȘte grisonner d’abord, puis blanchir totalement, Ă 

mesure qu’elle avance en ñge.” (traduction in ƒuvres complùtes de Saint Augustin, traduites pour la

premiĂšre fois, sous la direction de M. Poujoulat et de M. l’abbĂ© Raulx, Bar-le-Duc, 1864-1872, Abbaye Saint BenoĂźt de Port-Valais, http:// www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm)

Ces faits nous incitent Ă  considĂ©rer les prĂ©verbes Ă  valeur aspectuelle de l’ancien français comme l’hĂ©ritage du systĂšme aspectuel du latin. Cette hypothĂšse permet d’expliquer pourquoi, Ă  la fin de la pĂ©riode mĂ©diĂ©vale, les verbes en en- formĂ©s sur base verbale deviennent Ă  la fois moins frĂ©quents et moins riches lexicalement que ceux for-mĂ©s sur base nominale (cf. figures 2 et 4) : cela manifesterait la fin du systĂšme aspectuel des prĂ©fixes latins qui finit de s’effondrer en français entre le 15e et le 17e siĂšcles. Par ailleurs, dĂšs le latin classique, la plupart des prĂ©verbes avaient plusieurs valeurs, comme in-, qui avait une valeur spatiale et une valeur aspectuelle (Haverling (2000, 2008 : 76), Van Laer (2010, 2012)), mais aussi une valeur intensive qui accompagne souvent la valeur aspectuelle (voir ci-dessous), ce qui ne contribuait pas Ă  crĂ©er un systĂšme aspectuel trĂšs transparent. En outre, plusieurs verbes ont dĂ©veloppĂ© des sens indĂ©pendants de leur sens d’origine. Cela permet peut-ĂȘtre de comprendre pourquoi la valeur aspectuelle de prĂ©verbes comme en- devenait moins transparente et pourquoi ces prĂ©verbes s’employaient de moins en moins frĂ©quemment pour for-mer des paires de verbes exprimant une opposition aspectuelle. Nous montrerons dans la partie suivante que cette Ă©volution s’est poursui-vie en ancien français.

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LA PRÉVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANÇAIS 97

4. ANALYSE SÉMANTIQUE DES VERBES PRÉVERBÉS PAR EN- EN ANCIEN FRANÇAIS (DU 11e AU 13e SIÈCLE)

Le but de cette partie n’est pas de donner une analyse sĂ©mantique exhaustive des prĂ©verbes en- (< in- et < inde) en ancien français, mais de dĂ©terminer dans quelle mesure ces prĂ©verbes permettent, dans cet Ă©tat de la langue, (i) de signifier l’aspect perfectif (section 4.1.) et (ii) de former des paires de verbes qui s’opposent aspectuel-lement (section 4.2.). Ces deux faits doivent ĂȘtre Ă©tablis pour pou-voir conclure que les prĂ©verbes en- fonctionnent sĂ©mantiquement comme des prĂ©verbes aspectuels (Ă  l’instar des prĂ©verbes russes).

4.1. En- < in- et en- < inde signifient-ils l’aspect perfectif ?

LĂ  encore, les deux prĂ©verbes se diffĂ©rencient du point de vue des nuances aspectuelles qu’ils peuvent exprimer. Le prĂ©fixe en- < in- affiche une gamme de valeurs plus large que l’adverbe en < inde, qui manifeste un fonctionnement sĂ©mantique beaucoup plus homo-gĂšne. Cette diffĂ©rence est sans aucun doute liĂ©e au fait que en- < in- se combine avec un grand nombre de bases verbales (pour rappel, on compte 269 bases verbales au 13e siĂšcle si l’on inclut les forma-tions latines), alors que en- < inde ne se combine qu’avec 13 bases verbales selon nos sources. Pour dĂ©crire les valeurs de ces deux prĂ©-verbes, nous partirons de l’interprĂ©tation 23 des verbes dans lesquels ils apparaissent dans le corpus historique pour la pĂ©riode qui va du 11e au 13e siĂšcle (pĂ©riode oĂč le français exhibe un systĂšme aspectuel fondĂ© sur les prĂ©fixes, selon Dufresne, Dupuis & Longtin (2001) et Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003)). Dans le corpus, nous avons relevĂ© 112 occurrences de verbes cons-truits sur le prĂ©fixe en- < in- qui correspondent Ă  l’actualisation de 24 lemmes 24. Le prĂ©fixe en- y exhibe trois catĂ©gories de valeurs : spatiales, aspectuelles et intensives. Les valeurs spatiales renvoient Ă  un mouvement dans l’espace qui peut ĂȘtre de deux types : (i) mou-vement vers l’intĂ©rieur d’un espace (ex. (s’)embattre “enfoncer”, “se prĂ©cipiter vers / dans”) et (ii) mouvement de circonvolution au-tour d’un centre (ex. enseller “seller, harnacher (un cheval, une mule)” ou envelopper). Tout comme en latin, les verbes prĂ©fixĂ©s en en- sont par ailleurs porteurs d’une valeur aspectuelle perfective qui peut ĂȘtre de deux ordres. ConformĂ©ment Ă  ce que l’on trouve dans la littĂ©ra-

23. Les interprĂ©tations observĂ©es en contexte dans le corpus sont indiquĂ©es entre guillemets. Ces interprĂ©tations ont Ă©tĂ© Ă©tablies Ă  l’aide de traductions en français moderne. 24. Embattre, embesogner, embroncher, empoindre, emprendre, encacher, enchar-ger, enchasser, encommencer, enforcer, engrever, enhaĂŻr, enhaiter, enhatir, enocher, enoindre, enranger, enseller, enserrer, entailler, entĂącher, enteser, entoucher, en-velopper.

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98 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

ture scientifique et dans les dictionnaires 25, les verbes prĂ©fixĂ©s en en- peuvent d’abord dĂ©crire l’inchoation d’un processus, c’est-Ă -dire le commencement et la continuation de ce processus (ex. enchasser “prendre en chasse”, “poursuivre” ou emprendre “se charger de”) ; ces verbes peuvent Ă©galement renvoyer Ă  l’achĂšvement d’un pro-cessus et/ou Ă  l’entrĂ©e dans un nouvel Ă©tat (ex. enserrer “enfermer” ou enhaĂŻr “prendre en haine”). Enfin, les verbes prĂ©fixĂ©s en en- peu-vent parfois marquer l’intensitĂ© en soulignant l’inchoation ou l’achĂš-vement dĂ©jĂ  signifiĂ©s par le verbe non prĂ©fixĂ© (ex. encommencer “commencer” ou encharger “mettre une charge sur”, “prendre en charge”). Les trois catĂ©gories de valeurs (spatiale, aspectuelle et in-tensive) semblent, pour la plupart des verbes 26, se combiner deux Ă  deux selon le schĂ©ma suivant :

Figure 5. Valeurs du préfixe en- < in- en ancien français Les exemples suivants illustrent cette ambivalence des verbes pré-fixés en en- : (10) Engelers fiert Malprimis de Brigal ; Sis bons escuz un dener ne li valt :

Tute li freint la bucle de cristal, L’une meitiet li turnet cuntreval ; L’os-berc li rumpt entresque a la charn, Sun bon espiet enz el cors li enbat. Li paiens chet cuntreval a un quat ; [
]

“Engelier frappe Malprimis de Brigal ; Son bon Ă©cu ne lui vaut plus un denier : La boucle de cristal en est toute renversĂ©e, La moitiĂ© roule en contrebas ; Il lui rompt le haubert jusqu’à la chair, lui enfonce son bon Ă©pieu dans le corps. Le paĂŻen tombe Ă  terre ; [
]” (Chanson de Roland, XCVI)

(11) Crestïens seme et fet semance D’un romans que il ancomance, Et si le seme an si bon leu Qu’il ne puet estre sanz grant preu.

“ChrĂ©tien sĂšme et fait semence d’un roman qu’il commence, et il le sĂšme en si bon lieu qu’il ne peut ĂȘtre sans grand profit.” (ChrĂ©tien de Troyes, Perceval ou Le Conte du Graal, v. 7-10)

25. Voir, par exemple, Imbs (1979 : 1008), Buridant (1995 : 302) ou Dufresne, Dupuis & Tremblay (2008 : 188). 26. Envelopper apparaĂźt comme une exception, puisqu’il exprime Ă  la fois la cir-convolution, l’aspect perfectif et l’intensitĂ© (par rapport au verbe de base voleper “envelopper”, “enrouler”).

mouvementdans

l’espace

aspect perfectif

valeur intensive

Ex. embattre“enfoncer” Ex. encommencer

“commencer”

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LA PRÉVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANÇAIS 99

L’ensemble des verbes observĂ©s dans le corpus peut exprimer un sens aspectuel perfectif (c’est-Ă -dire renvoyer Ă  un procĂšs qui com-mence ou qui s’achĂšve), que ce sens aspectuel soit liĂ© Ă  une valeur spatiale (cf. (10)) et/ou qu’il induise un effet d’intensification (cf. (11)). NĂ©anmoins, dans certains contextes, les valeurs perfectives dĂ©crites prĂ©cĂ©demment (inchoation ou achĂšvement / Ă©tat rĂ©sultatif ) ne sont plus focalisĂ©es, mais semblent relĂ©guĂ©es Ă  l’arriĂšre-plan. C’est ce qui apparaĂźt dans l’exemple suivant : (12) A tant s’en sunt fuiant turnez ; le rei l’en enchauça essez ; se ne fussent

barges e nes k’il laisierent a l’ariver, ja n’en peust un eschaper. “À tous ceux qui tentùrent de s’enfuir, le roi les en pourchassa rude-

ment ; s’il n’y avait pas eu de barques ni de navires qu’ils laissĂšrent en arrivant, aucun n’aurait pu s’en Ă©chapper.” (Gormont et Isembart, v. 604-608)

ConformĂ©ment aux dĂ©finitions donnĂ©es dans les dictionnaires d’an-cien français, enchasser (enchauça dans le texte) peut ĂȘtre traduit par “prendre en chasse” (sens inchoatif ), mais une autre lecture nous semble Ă©galement possible, celle de “pourchasser” (cf. la traduction donnĂ©e). Dans cette interprĂ©tation, enchasser focaliserait alors, non pas sur le commencement du procĂšs, mais sur le dĂ©roulement de celui-ci, c’est-Ă -dire le fait que le roi poursuive les fuyards. Pour ce qui est des verbes formĂ©s sur en- < inde, ils ont un sens inchoatif qui est dĂ©rivĂ© du sens originel de mouvement Ă  partir d’un point (souvent le hic dĂ©notĂ© dans le contexte gauche) : (13) Puis, [Baliganz] est muntez en un soen destrer brun, Ensembl’od lui

emmeinet .iiii. dux. Tant chevalchet qu’en Sarraguce fut. “Puis Baligant est montĂ© sur son cheval brun, Avec lui emmĂšne quatre

ducs, Et, sans s’arrĂȘter, chevauche jusqu’à Saragosse.” (Chanson de Roland, CCII)

4.2. L’opposition aspectuelle entre verbes prĂ©verbĂ©s et verbes non prĂ©verbĂ©s

Tout comme en latin tardif, l’opposition aspectuelle entre des verbes respectivement avec et sans en- < in- est limitĂ©e, pour plu-sieurs raisons : (a) D’abord, le verbe prĂ©fixĂ© a dĂ©veloppĂ© de nouveaux sens contex-tuels qui s’éloignent sĂ©mantiquement du sens exprimĂ© par le verbe non prĂ©fixĂ©. Il s’ensuit que, dans ses nouvelles interprĂ©tations, le verbe prĂ©fixĂ© ne peut plus s’opposer aspectuellement au verbe non prĂ©fixĂ©. Pour l’illustrer, on peut citer certaines des principales accep-tions de (s’)embattre : (14) (s’)embattre 1. MĂȘmes sens que battre (avec une nuance perfective /

intensive) “battre qc. (pour façonner ou pour en sĂ©parer qc.)” “parcourir un lieu”

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100 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

2. Nouveaux sens dĂ©veloppĂ©s par (s’)embattre (non par-tagĂ©s avec battre)

“se jeter, se prĂ©cipiter (dans / sur)” “pĂ©nĂ©trer, s’introduire qq. part” “enfoncer, planter qc.” (b) Lorsque le verbe de base est trĂšs polysĂ©mique, le verbe prĂ©fixĂ© ne s’oppose aspectuellement qu’à certaines acceptions du verbe non prĂ©fixĂ©, mais pas Ă  toutes. L’opposition aspectuelle s’en trouve donc aussi limitĂ©e. C’est justement le cas de battre et (s’)embattre vus prĂ©cĂ©demment. En plus des sens Ă©voquĂ©s en (14), battre signifie Ă©galement “frapper, donner des coups (rĂ©pĂ©tĂ©s) Ă  quelqu’un” ou en-core “vaincre, dĂ©faire un ennemi”, sens que le verbe prĂ©fixĂ© em-battre ne connaĂźt pas et par rapport auxquels il ne peut donc expri-mer de nuance aspectuelle. (c) Parfois, il n’y a pas d’opposition aspectuelle claire entre la forme nue et le verbe prĂ©fixĂ©, pour diffĂ©rentes raisons. D’abord, il arrive que le verbe de base possĂšde dĂ©jĂ  une nuance perfective (par ex. encommencer vs commencer, enseller vs seller, encharger vs char-ger), si bien que les deux verbes n’expriment pas d’opposition aspec-tuelle, mais traduisent une diffĂ©rence d’intensitĂ© (en focalisant ou non sur le franchissement d’une borne). Ensuite, lorsqu’il est poly-sĂ©mique, le verbe de base peut avoir des emplois imperfectifs ou perfectifs et, dans ce dernier cas, son sens se rapproche du sens tĂ©lique du verbe prĂ©fixĂ©, voire se confond, avec lui (ex. chasser qn ou enchasser qn “renvoyer, expulser”, cf. (15)). (15) Quant il ot mort le bon vassal, ariere chaça (/ enchaça) le cheval ; puis

mist avant sun estandart : n’em la li baille un tuenard. “Lorsqu’il eut tuĂ© le bon vassal, il chassa son cheval. Il leva son Ă©ten-

dard et on lui tendit un nouveau bouclier.” (Gormont et Isembart, v. 5-8)

ParallĂšlement, comme nous l’avons dĂ©jĂ  mentionnĂ© dans la section prĂ©cĂ©dente, le verbe prĂ©fixĂ© peut lui-mĂȘme dĂ©velopper un sens atĂ©-lique (cf. enchasser, qui renvoie Ă  une activitĂ© en (12)). Dans ce cas, celui-ci peut converger sĂ©mantiquement avec son analogue non prĂ©fixĂ© (ex. chasser qn ou enchasser qn “pourchasser”). (d) Enfin, le verbe non prĂ©fixĂ© est beaucoup moins frĂ©quent que le verbe prĂ©fixĂ©, ce qui peut affaiblir la reprĂ©sentation d’une opposi-tion aspectuelle entre ces deux verbes dans l’esprit des locuteurs : ex. voleper / envelopper (voleper non attestĂ© dans le corpus). La pertinence de ces facteurs est confirmĂ©e par les dĂ©rivĂ©s for-mĂ©s Ă  l’aide de en- < inde, oĂč l’opposition aspectuelle est restĂ©e plus claire pour la plupart des paires de verbes. Rappelons qu’il s’agit des paires suivantes : (16) porter vs emporter mener vs emmener fuir vs enfuir

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lever vs enlever voler vs envoler traĂźner vs entraĂźner courir vs encourir (“se mettre Ă  courir”) partir vs empartir (“partir, s’éloigner de”) aloigner (“(s’)Ă©loigner de”) vs enaloigner (“(s’)Ă©loigner de”) sacher (“tirer ”) vs ensacher (“tirer, extraire de”) aller vs enaller (“partir”) departier (“quitter un lieu”) vs endepartier (“partir de”) brouer (“s’enfuir”) vs embrouer (“s’enfuir”) NĂ©anmoins, certaines paires n’impliquent pas d’opposition aspec-tuelle, mais plutĂŽt l’absence ou la prĂ©sence d’un sens intensif, du fait que le verbe nu soit dĂ©jĂ  perfectif : c’est le cas de partir (vs empartir), aloigner (vs enaloigner), departier (vs endepartier) et brouer (vs embrouer) (cf. (16)). Dans les paires restantes, l’aspect perfectif (inchoatif ) de en- < inde est plus transparent que dans les verbes avec le prĂ©verbe en- < in-, puisque en- y implique clairement l’origine spatiale et donc l’inchoation du mouvement exprimĂ©. Cela pourrait en partie expliquer pourquoi ces paires ont continuĂ© Ă  ex-primer une opposition aspectuelle 27. Tous ces Ă©lĂ©ments font qu’au final, pour les verbes comportant le prĂ©fixe en- < in-, l’équation “verbe prĂ©fixĂ© = verbe non prĂ©fixĂ© + aspect perfectif ” n’est vraie que pour un nombre limitĂ© d’emplois contextuels. Dufresne, Dupuis & Longtin (2001 : 49), qui sont ar-rivĂ©es Ă  une constatation comparable pour le prĂ©verbe a-, ont proposĂ© d’expliquer la perte du sens aspectuel par l’introduction du passĂ© composĂ© dans le systĂšme temporel : celui-ci aurait rompu l’opposi-tion « lexicale » (2001 : 51) perfectif / imperfectif en introduisant l’opposition accompli / inaccompli. Cette explication n’est toute-fois pas tout Ă  fait convaincante, s’il est vrai que le systĂšme aspec-tuel a commencĂ© Ă  se dissoudre dĂšs le latin tardif : si le latin em-ployait le parfait analytique “habere + participe passĂ©â€, c’était avant tout pour exprimer la valeur rĂ©sultative (au sens de Bybee, Perkins & Pagliuca (1994)) que le parfait latin synthĂ©tique ne pouvait pas exprimer. Toutefois, les emplois de la forme analytique pour expri-mer la pertinence actuelle (current relevance) deviennent dĂ©jĂ  plus frĂ©quents au 6

e siĂšcle et les emplois du parfait pĂ©riphrastique pour exprimer un parfait perfectif se retrouvent dans des textes de roman prĂ©coce (Haverling (2010 : 373-374) ; pour le français, voir Ă©gale-ment Vetters (2010)). Haverling (2008, 2010) accorde plus d’importance au dĂ©veloppe-ment du parfait synthĂ©tique latin. Ce temps a en effet subi une Ă©vo-lution qui a rendu possible la rĂ©interprĂ©tation d’au moins certains verbes prĂ©verbĂ©s. En effet, Ă  l’opposĂ© de ce qui est le cas dans beau-coup de langues (comme le français actuel), le parfait pouvait s’em- 27. On a dĂ©jĂ  notĂ© par ailleurs que, s’il y a moins de verbes formĂ©s Ă  l’aide de en- < inde, ceux-ci sont plus frĂ©quents que les verbes formĂ©s avec en- < in-. Il n’est pas exclu que cette token-frĂ©quence plus Ă©levĂ©e explique aussi le maintien du sens aspectuel (voir Bybee (2010)).

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102 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

ployer en latin pour signifier des Ă©tats permanents, sans que cela donne lieu Ă  des rĂ©interprĂ©tations inchoatives comparables Ă  celles que l’on peut observer en français moderne lorsqu’on combine un verbe atĂ©lique avec le passĂ© simple. Ainsi, comme nous l’avons dĂ©jĂ  signalĂ© ci-dessus, en latin classique le parfait tacui signifiait “je n’ai pas parlĂ©â€ ou “j’ai Ă©tĂ© silencieux” en (17) : (17) a) tacui adhuc : nunc < non > tacebo “je suis restĂ© silencieux jusque lĂ , mais maintenant je ne serai pas

silencieux” (Plaut., Truc. 817, citĂ© par Haverling (2010 : 463)) b) quo modo autem iis 
 et de re dicentibus et ut referretur postulanti-

bus Clodius tacuit ? “et comment Clodius pouvait-il rester silencieux quand tous ces gens

Ă©taient en train de parler de cela et demandaient que ce soit discutĂ© ?” (Cic., Att. 3,15,6, citĂ© par Haverling (2010 : 463)) Pour exprimer le sens inchoatif, le latin devait faire appel Ă  une forme prĂ©verbĂ©e : (18) recitatis litteris 
 repente conticuit “quand la lettre eut Ă©tĂ© complĂštement lue, il s’est tu tout d’un coup” (Cic., Catil. 3,10, citĂ© par Haverling (2010 : 463)) En latin tardif, en revanche, le parfait ne pouvait plus s’employer pour signifier des Ă©tats permanents, comme il ressort de (19), oĂč tacui a le sens inchoatif “s’est arrĂȘtĂ© de parler” : (19) et Dorus euanuit, et Verissimus ilico tacuit “et Dorus a disparu et Verissimus s’est tu sur-le-champ” (Amm., 16,6,3, citĂ© par Haverling (2010 : 477)) Concluons avec Haverling (2010 : 481) : le parfait, qui Ă©tait en latin classique plutĂŽt un temps passĂ© gĂ©nĂ©rique, s’est transformĂ© en un temps passĂ© perfectif (pour cette opposition, voir Bybee, Per-kins & Pagliuca (1994 : 91-95)) et, du coup, le parfait du verbe non prĂ©verbĂ© tacui a acquis le sens perfectif qui Ă©tait exprimĂ© aupara-vant par conticui. L’évolution du parfait allait d’ailleurs de pair avec celle de l’im-parfait : quand le parfait ne pouvait plus signifier des Ă©tats perma-nents, l’imparfait, qui s’employait dĂ©jĂ  en latin classique pour signi-fier des Ă©tats moins permanents 28, a pris sa place (ce qui contribue Ă  expliquer que ce temps est devenu de plus en plus frĂ©quent). Or, si l’imparfait prend une valeur pleinement imperfective, son emploi en combinaison avec une situation tĂ©lique peut donner lieu aux ef-fets dĂ©signĂ©s par le terme de “paradoxe imperfectif ”. Cette Ă©volu-tion permet de nouveau de mieux comprendre celles subies par des paires de verbes exprimant une opposition aspectuelle en latin. Ainsi, 28. L’imparfait latin provient d’une forme avec une valeur progressive ; or, dĂ©jĂ  lorsqu’il a cette valeur, la situation est prĂ©sentĂ©e sans ses bornes.

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LA PRÉVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANÇAIS 103

en latin classique, persuasit avait une interprĂ©tation perfective / tĂ©-lique (“il a persuadĂ©â€) et ne s’employait Ă  l’imparfait que pour situer la situation dĂ©notĂ©e Ă  l’arriĂšre-plan ; l’équivalent sans prĂ©verbe, sua-sit, avait par contre une valeur “conative” lorsqu’il signifiait “essayait de persuader” et suadere pouvait alors s’employer Ă  l’imparfait (sua-debat). En latin tardif, en revanche, persuadere pouvait s’employer communĂ©ment Ă  l’imparfait, mais il exprimait alors un sens “cona-tif ” (“essayer de persuader”) (Haverling (2010 : 469)), comme en (20) : (20) nutricem quae illi secundas nuptias persuadebat, occidit “elle a tuĂ© sa nourrice, qui essayait de la persuader de se marier une

deuxiĂšme fois” (Hier., Adv. Iovin. 1,45, fin., citĂ© par Haverling (2010 : 477)) Si le verbe se retrouve frĂ©quemment dans ce type d’emplois, on com-prend que le sens “conatif ” (et atĂ©lique) s’associe au verbe et que celui-ci puisse s’employer par la suite avec cette valeur dans d’au-tres contextes. Bref, il semble que l’évolution des prĂ©verbes soit plutĂŽt liĂ©e Ă  celle du parfait et de l’imparfait qu’à celle du passĂ© composĂ©, ce qui n’est pas surprenant, tout compte fait, dans la mesure oĂč ces deux temps ont une valeur aspectuelle qui concerne aussi la nature bornĂ©e ou non des situations Ă©voquĂ©es.

5. CONCLUSION

Il est gĂ©nĂ©ralement admis que l’ancien français disposait d’un sys-tĂšme de prĂ©verbes servant Ă  exprimer des distinctions aspectuelles. Dans cette contribution, nous avons Ă©tudiĂ© le prĂ©verbe en-, qui avait deux origines : soit le prĂ©verbe latin in- (de la prĂ©position in), soit l’adverbe anaphorique inde. L’analyse de dictionnaires et d’un cor-pus diachronique a rĂ©vĂ©lĂ© que ces deux prĂ©verbes n’ont pas connu la mĂȘme fortune : l’un a produit de nombreux verbes, mais qui sont en moyenne peu frĂ©quents, l’autre a produit trĂšs peu de verbes, mais qui sont trĂšs frĂ©quents. Par ailleurs, l’analyse de donnĂ©es suggĂšre que les verbes prĂ©verbĂ©s en en- < in- dĂ©clinent en français mĂ©diĂ©-val, Ă  la fois du point de vue de leur productivitĂ©, de leur frĂ©quence et de leur richesse lexicale, c’est-Ă -dire en ce qui concerne le nom-bre de lemmes diffĂ©rents employĂ©s dans les textes. Nous avons en-suite essayĂ© de montrer que les prĂ©verbes en- ne permettent pas de construire un systĂšme aspectuel transparent, notamment du fait de la polysĂ©mie des bases verbales et des verbes prĂ©verbĂ©s, et de la variabilitĂ© des interprĂ©tations aspectuelles que cette polysĂ©mie en-gendre. Une autre raison pouvant expliquer le dĂ©clin des prĂ©verbes aspectuels en- concerne l’interaction entre l’aspect lexical et l’aspect grammatical. Il ressort en effet des Ă©tudes de Haverling (2000, 2008,

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104 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

2010) que le dĂ©clin du systĂšme prĂ©verbal en moyen français peut aussi ĂȘtre vu en continuitĂ© avec une Ă©volution dĂ©jĂ  entamĂ©e en latin tardif, oĂč le changement sĂ©mantique subi par l’imparfait et le parfait a annulĂ© les oppositions aspectuelles existant entre certains verbes non prĂ©verbĂ©s et les verbes correspondants avec prĂ©verbes. On aura notĂ© toutefois que, dans certains cas, le changement d’in-terprĂ©tation des verbes prĂ©verbĂ©s entraĂźne aussi l’emploi plus frĂ©quent d’un temps comme l’imparfait. Ce qui confirme que l’interaction entre l’aspect lexical et l’aspect grammatical est un phĂ©nomĂšne com-plexe dans lequel les deux types d’aspect s’influencent mutuellement, mais exercent aussi une influence sur l’emploi des temps impliquĂ©s. Il est clair, par consĂ©quent, qu’il nous faudra creuser davantage les phĂ©nomĂšnes dĂ©crits pour aller jusqu’au fond des questions posĂ©es par cette interaction.

ADELINE PATARD Université de Caen

WALTER DE MULDER UniversitĂ© d’Anvers

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106 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

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LA PRÉVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANÇAIS 107

ANNEXES

ANNEXE 1

Composition du corpus (textes et Ă©ditions) 29 11

e-12

e siĂšcles (226 198 mots) La vie de saint Alexis, poĂšme du 11

e siÚcle, texte critique publié par Gaston Paris, Paris, Vieweg, 1885.

Les textes de La Chanson de Roland, Ă©ditĂ©s par Raoul Mortier, Paris, Édi-tions de la Geste francor, 1940-1944.

Gormont et Isembart, fragment de chanson de geste du 12

e siĂšcle, Ă©ditĂ© par Alphonse Bayot, Paris, HonorĂ© Champion (Les classiques français du Moyen Âge, 14), 3

e Ă©d., 1931. Le roman de Renart, Ă©ditĂ© d’aprĂšs le manuscrit O (f. fr. 12583) par AurĂ©lie

Barre, Berlin, de Gruyter (Beihefte zur Zeitschrift fĂŒr romanische Philologie, vol. 356), 2010.

ChrĂ©tien de Troyes, Yvain ou Le chevalier au lion, retranscrit par Pierre Kunstmann et publiĂ© dans le Dictionnaire Ă©lectronique de ChrĂ©tien de Troyes par le Laboratoire de français ancien (LFA) de l’Univer-sitĂ© d’Ottawa, Canada, et le laboratoire Analyse et traitement infor-matique de la langue française (ATILF), Centre National de la Re-cherche Scientifique, 2006.

ChrĂ©tien de Troyes, Perceval ou Le Conte du Graal, retranscrit par Pierre Kunstmann et publiĂ© dans le Dictionnaire Ă©lectronique de ChrĂ©tien de Troyes par le Laboratoire de français ancien (LFA) de l’Univer-sitĂ© d’Ottawa, Canada, et le laboratoire Analyse et traitement infor-matique de la langue française (ATILF), Centre National de la Re-cherche Scientifique, 2006.

13

e siÚcle (232 807 mots) Guillaume de Lorris & Jean de Meun, Le roman de la Rose, publié par

FĂ©lix Lecoy, Paris, Librairie HonorĂ© Champion (Les classiques fran-çais du Moyen Âge, vol. 92, 95 et 98), 1965-1970.

Le roman de Tristan en prose, t. I, édité par Philippe Ménard, GenÚve, Droz, 1987.

14

e siùcle (256 419 mots) Le jugement dou Roy de Behaingne, in ƒuvres de Guillaume de Machaut,

publiées par Ernest Hoepffner pour la Société des anciens textes français, t. 1, Paris, Librairie de Firmin-Didot et C

ie, 1908-1921. Histoire de saint Louis par Joinville, édité par Pierre-Claude-François Dau-

nou et Joseph Naudet, in Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. 20, Paris, Imprimerie royale, 1840.

Miracle de l’enfant donnĂ© au diable, version Ă©lectronique Ă©tablie par Pierre Kunstmann Ă  partir du texte Miracles de Nostre Dame par person-nages Ă©ditĂ© par Gaston Paris & Ulysse Robert, Paris, Firmin-Didot pour la SociĂ©tĂ© des anciens textes français, 1876-1893.

29. Les Ɠuvres sont prĂ©sentĂ©es dans l’ordre chronologique de leur composition.

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108 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Froissart, Chroniques, derniÚre rédaction du premier livre, édition du ma-nuscrit de Rome Reg. lat. 869, édité par George T. Diller, GenÚve, Droz / Paris, Minard (Textes littéraires français, vol. 194), 1972.

15

e siÚcle (271 704 mots) Les .XV. joies de mariage, publié par Jean Rychner, GenÚve, Droz (Textes

littĂ©raires français, vol. 100), 1963. Enguerran de Monstrelet, Chronique, Ă©ditĂ© par Louis DouĂ«t d’Arcq pour

la SociĂ©tĂ© de l’histoire de France, Paris, Renouard, 1857-1862. Philippe de Commynes, MĂ©moires, Ă©ditĂ© par Joseph Calmette, Paris, Belles

Lettres (Classiques de l’histoire de France au Moyen Âge, vol. 3, 5, 6), 1924-1925.

16

e siĂšcle (283 209 mots) Lettres de Jean Calvin, 1

e partie, recueillies et publiées par Jules Bonnet, Paris, 2 vol., Librairie de Ch. Meyrueis et compagnie, 1854.

Pantagruel de François Rabelais, Lyon, C. Nourry, ca 1530. Étienne Jodelle, ClĂ©opĂątre captive, Ă©ditĂ© par Charles Marty-Laveaux Ă  par-

tir des textes imprimés de 1574 et 1583, Paris, Alphonse Lemerre, 1868.

Les Essais de Michel de Montaigne, Ă©dition conforme au texte de l’exem-plaire de Bordeaux par Pierre Villey, rĂ©imprimĂ©e sous la direction de V.-L. Saulnier, Paris, Presses Universitaires de France, 1965.

17

e siĂšcle (290 962 mots) La veuve, in ƒuvres de Pierre Corneille, publiĂ©es par Charles Marty-Laveaux,

t. 1, Paris, Librairie de L. Hachette et C

ie, 1910. L’illusion comique, in ƒuvres complùtes de Pierre Corneille, t. 1, Paris,

Firmin Didot frĂšres, 1855. Le discours de la mĂ©thode, in ƒuvres de Descartes, publiĂ©es par Victor

Cousin, t. 1, Paris, F.G. Levrault Libraire, 1820. La Princesse de ClĂšves, Paris, Claude Barbin, 1689. Jacques BĂ©nigne Bossuet, Discours sur l’Histoire universelle, Paris, SĂ©-

bastien Madre-Cramoisy, 1681. Bernard le Bovier de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes,

Lyon, Imprimerie de Leroy, 1820. Jean Racine, Athalie, tragĂ©die tirĂ©e de l’Écriture sainte, Paris, Denys Thierry,

1691. Thomas Corneille, Médée, tragédie en musique, Amsterdam, Antoine Schelte,

1695.

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LA PRÉVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANÇAIS 109

ANNEXE 2

Verbes issus de la préverbation en en- < in- et période estimée de leur premiÚre attestation 30

Latin embler, emboire, emmettre, empeindre 1, empeller, empendre, emperer,

emperir, empirer, emplager, empler, emplier, empliquer, emplir, employer, emposer, empreindre, empreinter, emprimer, emprunter, emputer, enceindre, enceinter, enchanter, encire, encliner, enclore, encoulper, encreper, endic-ter, endire, endormir, enducer, enduire, endure, enfler, enfondre, enformer, enfouir, enfreindre, engeindre, engendrer, enger, engerer, engigner, en-gloutir, engurgiter, enhorter, enjoindre, enjurer, enquérir, enscrire, ensei-gner, ensieuwer, enspirer, ensuivre, entamer, enteindre, entendre, enten-ter, enter, entinter, entordre, entoxiller, entoxiquer, entraire, envahir, en-vochier, envoluer

10

e siĂšcle enamer, envelopper 11

e siĂšcle embattre, embroncher, empoindre, enchasser, enconnaĂźtre, encroĂźtre, en-

haĂŻr, enhaiter, enranger 12

e siĂšcle embahir, embaisser, embesogner, embriver, embroyer, emmaigrir, emmĂȘ-

ler, emmieudrer, emparager, emparler, empasser, empenser, emplaider, emplaindre, empleurer, empleuvoir, emprendre, empresser, empulenter, enardre, enberser, enchapeler, encharger, enchauffer, enchercher, encheoir, enchoisir, encoillir, encomplir, encompter, enconchier, enconsuivre, en-conter, encontredire, enconvoyer, encoudre, encourroucer, encovir, encra-venter, encroisier, encultiver, endĂȘver, endresser, enfermer, enficher, en-fier, enfoer, enfondrer, enfourrer, enfrĂ©mir, enfrener, enfumer, engarder, engarnir, engehir, engeler, engĂ©noĂŻr, engrever, engrogner, enguier, enha-biter, enhalcier, enhausser, enhĂ©riter, enhicier, enhumilier, enjangler, en-jeter, enjouir, enlacer, enlaisser, enlier, enluer, enmouvoir, ennicher, en-nommer, ennoter, enocher, enoeuvrer, enoindre, enoster, enpreier, enrai-dir, enruire, enrungier, ensaigner, enseller, enserrer, ensevelir, ensoigner, ensuffrir, ensulenter, entĂącher, entailler, entapiner, entarier, enteser, en-tonner, entorser, entouiller, entourner, envaleir, envirer, envoucher

13

e siÚcle embacler, embailler, embaisser, emboisier, embramir, embriser, embrûler,

emmembrer, empartir 2, empeindre 2, emperdre, emprier, emprouver, ena-guser, enairer, encerner, enchanger, enchoser, encirographer, encombattre, encommencer, enconforter, encontrepenser, encontrevaleir, enconvenan-cer, enconvenir, encoucher, encoupler, encouvrir, endauber, endemander, endeviner, endevoir, endoler, enenflir, enexiller, enfendre, enflechir, enfor-

30. Recensement obtenu Ă  partir du dĂ©pouillement des Larousse de l’ancien fran-çais, du moyen français et du français classique, du DMF, de l’Anglo-Norman Dictionary, du Petit Robert et du TLFi. Les graphies des verbes donnĂ©es sont celles qui sont les plus rĂ©cemment attestĂ©es dans les dictionnaires. Les verbes homonymes sont distinguĂ©s Ă  l’aide d’un numĂ©ro, par exemple empeindre 1 et empeindre 2.

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110 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

cer, enfouler, enfournir, enfrotter, enfubler, engagner, engaiter, engarer, engronder, engrucer, enguluser, enhatir, enherrer, enjouter, enlire, enlouer, enmanier, enmentiver, enmirer, ennavrer, ennouer, enoïr, enoiter, enpur-chasser, enrésoner, enreter, enricher, enromancer, enrovir, ensaisir, en-saner, ensentir, ensouagier, ensourdre, ensovenir, entardier, entaster, en-temprer, entempter, entenir, entolir, entomir, entravailler, entraverser, entribouler, envendenger, enverdir

14

e siĂšcle emforjurer, emmenuiser, emmeurtrir, emmouiller, empercevoir, emplaquer,

empourrir, empuer, empuisnier, enatiser, enblessier, encertefier, enchal-lenger, enchastrer, enchevaucher, enconduire, enconseiller, encurer, ende-venir, endoubler, endouer, enfaire, enfarcir, enfleirer, enfretter, enfrois-ser, engermer, enguerpir, enhardier, enhonir, enmourdrer, enmusier, enor-ner, enpaier, enpainer, enraisnier, enratefier, enravoyer, enremercier, en-remirer, enrigoler, enrire, enrouler, ensavourer, ensignifier, ensouffler, ensupplier, entapir, enterminer, entraiter, entrancher, entroubler, entrous-ser, entrouver, envenir, envoider

15

e siĂšcle embercier, emblĂąmer, emmarier, emmonter, emmuteler, emplanter, empos-

sesser, empotionner, emprocurer, enabler, enamener, enarguer, encesser, enclamer, encombler, encrier, enemmener, eneswiller, enfasciner, enfenes-trer, enfortifier, engisir, engraver, enheaumer, enpursivre, enramener, en-séjourner, ensemer, ensertir, ensevrer, envendre

16

e siĂšcle embarbouiller, encapitonner, encouardir, enlustrer, ennoyer, ensoucier 17

e siĂšcle embraquer

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LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 111-142

Morphologie aspectuelle et évaluative en français et en serbe 1

Dany Amiot, Dejan Stosic

1. INTRODUCTION

C’est une remarque de Grandi (2009) Ă  propos du russe qui est Ă  l’origine de ce travail comparatif. Selon l’auteur en effet, « [i]n languages such as Russian their occurrence [= the occurrence of evaluative verbal suffixes] is blocked by ‘true’ aspectual markers, on which the whole verbal system rests. » (p. 62). En morphologie, pour les verbes formĂ©s par affixation, il y aurait donc une sorte de rĂ©partition des tĂąches entre le marquage aspectuel (i.e. fondamen-talement l’opposition perfectif / imperfectif, matĂ©rialisĂ©e par la prĂ©-fixation dans les langues slaves) et l’évaluation morphologique (ma-tĂ©rialisĂ©e par des suffixes dans les langues romanes), les deux ne pouvant pas ĂȘtre assumĂ©s au mĂȘme titre au sein d’un systĂšme de langue. L’auteur prend ainsi l’exemple de l’italien, qui n’a pas de systĂšme dĂ©veloppĂ© d’affixation aspectuelle, et qui serait ainsi libre et enclin Ă  une utilisation importante des affixes (en l’occurrence des suffixes) dans le domaine de l’évaluation, Ă  la diffĂ©rence du russe, dont les affixes (en l’occurrence les prĂ©fixes) seraient essen-tiellement dĂ©volus Ă  l’expression de l’aspect. La remarque de Grandi ainsi que ses implications typologiques ont stimulĂ© notre curiositĂ©, et nous avons voulu tester cette affirma-tion sur deux langues autres que celles envisagĂ©es par l’auteur, mais de mĂȘme “souche”, Ă  savoir une langue romane, le français, et une langue slave, le serbe. L’intĂ©rĂȘt de cette hypothĂšse est qu’elle nous invite Ă  rĂ©flĂ©chir sur l’articulation entre l’évaluation et l’aspect 2 dans le domaine verbal et, indirectement, sur la rĂ©partition entre suffixa-tion et prĂ©fixation dans l’expression des deux valeurs en question. Pour tester l’hypothĂšse de Grandi, nous commençons par Ă©tudier disjointement les deux notions, l’aspect morphologique (§ 2.1.) et l’évaluation morphologique (§ 2.2.), pour ensuite Ă©tablir une sorte 1. Nous remercions nos deux relecteurs anonymes pour les suggestions stimu-lantes qu’ils nous ont faites et qui ont, nous l’espĂ©rons, permis de prĂ©ciser nos ana-lyses sur certains points. 2. L’aspect sera pris ici dans un sens plus large que la simple opposition perfec-tif / imperfectif ; cf. infra § 2.2.

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112 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

d’état des lieux pour chacune des deux langues. Nous Ă©tudions plus prĂ©cisĂ©ment chaque langue, d’abord le français (§ 3.), ensuite le serbe (§ 4.). Si le français moderne correspond visiblement Ă  ce que Grandi dit de l’italien, nous verrons qu’il n’en Ă©tait pas de mĂȘme en ancien français (AF) et en moyen français (MF), oĂč aspect et Ă©valuation morphologiques coexistaient. Et nous verrons que le serbe n’est pas davantage conforme Ă  ce qu’affirme Grandi. Par ailleurs le serbe, comme toute langue slave, possĂšde une morphologie aspec-tuelle trĂšs dĂ©veloppĂ©e et un trĂšs grand jeu de prĂ©fixes ; nous avons donc fait le choix, pour circonscrire et approfondir l’analyse, d’étu-dier le fonctionnement d’un seul prĂ©fixe, le prĂ©fixe po-, qui nous a semblĂ© reprĂ©sentatif de l’ensemble des prĂ©fixes qualifiĂ©s d’aspec-tuels 3. Ce travail nous permet en outre de mener une rĂ©flexion dans une perspective comparative, peu frĂ©quente dans la littĂ©rature sur l’éva-luation et celle sur la pluriactionnalitĂ©. En effet, si les travaux sur les verbes pluriactionnels se dĂ©veloppent, tant en sĂ©mantique de l’as-pect qu’en morphologie (cf. Cusic (1981), Grandi (2009), Greenberg (2010), Amiot & Stosic (2011), Stosic & Amiot (2011)), rares sont ceux effectuĂ©s dans ce type de perspective (voir cependant Tovena & Kihm (2008)).

2. ÉVALUATION ET ASPECT EN MORPHOLOGIE

L’évaluation et l’aspect sont deux concepts diffĂ©rents, en morpho-logie comme dans les autres domaines ; ce qu’il y a toutefois de particulier, et c’est ce qui a aiguisĂ© notre curiositĂ©, c’est que, dans le domaine de la morphologie, il est possible que les deux valeurs se conjoignent dans le sens d’un mĂȘme lexĂšme. Nous allons donc passer en revue ce qu’a de spĂ©cifique l’évaluation morphologique, puis l’aspect morphologique, avant de voir dans quels cas les deux valeurs peuvent se conjoindre.

2.1. L’évaluation morphologique

L’évaluation se fait toujours par rapport Ă  une norme, cependant, alors qu’en syntaxe la norme est frĂ©quemment exprimĂ©e par le biais, par exemple, d’un systĂšme de comparaison (Pierre est plus grand que Paul) ou d’un superlatif relatif (Il est le plus douĂ© (d’entre nous)),en morphologie l’évaluation se fait toujours par rapport Ă  une norme

3. Est considĂ©rĂ© comme aspectuel tout prĂ©fixe dont l’adjonction Ă  des bases ver-bales peut entraĂźner, au moins dans certains cas, le changement de la valeur aspec-tuelle (perfectif / imperfectif) de celles-ci, conformĂ©ment au fonctionnement dĂ©crit au § 2.2.2. ci-dessous.

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MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ÉVALUATIVE 113

implicite, fournie par le lexĂšme base (cf. Grandi (2002), Fradin & Montermini (2009), Stump (1993), Tovena (2010)) ; le lexĂšme dĂ©rivĂ© exprime alors un Ă©cart par rapport Ă  cette norme. Mel’ uk (1994) propose toutefois de distinguer au moins deux grands types d’évaluation morphologique, en fonction des dimen-sions mises en Ɠuvre : – une dimension mesurative, qui met en jeu l’opposition GRAND / PETIT ; cf. les ex. (1) ; 4

– une dimension apprĂ©ciative, qui repose sur l’opposition BON / MAU-VAIS ; cf. les ex. (2).

(1) a) grand : ita. pallone ‘ballon’, lit. ‘grosse balle’ < palla ‘balle’ b) petit : fra. sachet ‘petit sac’ (2) a) bon : fra. sƓurette ‘sƓur’ hypocoristique b) mauvais : fra. vinasse ‘mauvais vin’

Dans la terminologie de Fradin (2003) et Fradin & Montermini (2009), l’ensemble des interprĂ©tations impliquant la dimension mesu-rative et mettant en jeu la notion d’échelle (GRAND / PETIT) est re-groupĂ© sous le « pĂŽle RĂ©fĂ©rent », qui se situe dans une perspective descriptive, Ă  savoir qu’il « regroupe des significations ayant trait aux propriĂ©tĂ©s constitutives ou fonctionnelles de l’entitĂ© dĂ©notĂ©e » (Fradin & Montermini (2009 : 246)). Une des propriĂ©tĂ©s de ce pĂŽle est que l’évaluation porte sur le rĂ©fĂ©rent. L’ensemble des interprĂ©-tations impliquant la dimension apprĂ©ciative (BON / MAUVAIS, mais aussi pĂ©joratif, mĂ©lioratif, hypocoristique) est regroupĂ©, quant Ă  lui, sous le « pĂŽle Locuteur ». Ce type d’évaluation « ne renseigne pas sur une propriĂ©tĂ© du rĂ©fĂ©rent, mais sur la relation que pose l’énon-ciateur entre lui-mĂȘme et le rĂ©fĂ©rent » (Fradin (2003 : 60)). D’aprĂšs les auteurs, ce pĂŽle ne fait pas intervenir d’échelle 5. Voici une reprĂ©sentation de cette bipolaritĂ© inspirĂ©e de Fradin & Montermini (2009 : 240), elle-mĂȘme inspirĂ©e de Grandi (2002) d’une part, de Mel’ uk (1994) d’autre part :

4. En ce qui concerne les valeurs sĂ©mantiques BIG / SMALL (GRAND / PETIT) et GOOD / BAD (BON / MAUVAIS), cf. Grandi (2002). 5. Une telle affirmation nous semble curieuse dans la mesure oĂč l’évaluation met en jeu l’opposition GOOD / BAD et oĂč les prĂ©dicats qui servent de base Ă  l’éva-luation doivent ĂȘtre scalaires (sur cette notion, cf. par ex. Horn (1989), Kennedy (2001), Solt (2015)). Certains affixes ou combinaisons d’affixes peuvent exprimer diffĂ©rents degrĂ©s de pĂ©joration ; cf. par exemple l’opposition entre srp. vetrina‘vent trĂšs fort et dĂ©sagrĂ©able’ (augmentatif et pĂ©joratif) et srp. vetruĆĄina ‘vent trĂšs fort et trĂšs dĂ©sagrĂ©able’ (augmentatif et trĂšs pĂ©joratif), et il est difficile de conce-voir cette diffĂ©rence sans scalaritĂ© sous-jacente.

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114 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Figure 1. Représentation de la structure bipolaire des sens construits par la morphologie évaluative

Les auteurs distinguent par ailleurs un troisiĂšme pĂŽle, le « pĂŽle Interlocuteur », qui « regroupe les significations relatives Ă  l’inter-action du locuteur avec l’interlocuteur » (Fradin (2003 : 60)), « inter-action qui vise Ă  l’intĂ©grer dans sa sphĂšre ou Ă  se faire admettre dans la sienne. ». Comme ces significations n’apparaissent qu’en discours, les auteurs ne font pas entrer ce pĂŽle dans leur reprĂ©sentation. En reprenant Ă  notre compte l’organisation bipolaire de Fradin & Montermini (2009), nous proposons de l’étoffer par d’autres Ă©lĂ©-ments structurants afin qu’elle puisse dĂ©crire un ensemble plus large de faits relevant de la morphologie Ă©valuative. Cette nĂ©cessitĂ© s’im-pose tout particuliĂšrement lorsqu’on Ă©tudie les dĂ©rivĂ©s Ă©valuatifs (dĂ©)verbaux et la prĂ©fixation. (i) Tout d’abord, nous introduisons, sous le pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel, deux oppositions structurantes supplĂ©mentaires. En effet, le seul axe GRAND/ PETIT 6 ne semble pas suffisant pour expliquer la complexitĂ© des donnĂ©es observĂ©es, notamment si l’on tient compte de l’évaluation construite par la prĂ©fixation, comme le suggĂšrent les exemples sui-vants, empruntĂ©s aux deux langues :

(3) a) extra-fin, hyper-occupĂ© b) na-se i ‘couper beaucoup de (morceaux de) qqch’ na- ekati se ‘passer beaucoup de temps Ă  attendre’

6. Les Ă©tiquettes GRAND / PETIT sont extrĂȘmement trompeuses dans la mesure oĂč il s’agit d’une Ă©valuation subjective (maison / maisonnette) qui, en tant que telle, ne correspond pas Ă  une opĂ©ration de mesure effective chiffrĂ©e que l’on aurait avec, par exemple, Il est moins grand que moi (de X cm) ; cf. les « mesure phrases » de Kennedy (2001).

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MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ÉVALUATIVE 115

c) pro-kuvati ‘faire cuire lĂ©gĂšrement’ pri- ekati ‘attendre un tout petit peu’ (4) a) surcharge, sous-alimentation b) sur- / sous-Ă©valuer, sur- / sous-payer c) pre-jesti (se) ‘manger trop’, pot-ceniti ‘sous-estimer’

MĂȘme en prenant les concepts GRAND / PETIT dans une acception trĂšs large, nous ne pouvons rendre compte des effets de sens cons-truits, qui semblent relever plutĂŽt d’oppositions quantitatives BEAU-COUP / PEU, exemples sous (3), et TROP / PAS ASSEZ, exemples sous (4). Ces emplois s’expliquent beaucoup mieux en termes d’excĂšs ou d’insuffisance, de quantitĂ© plus ou moins importante ou d’intensitĂ© plus ou moins forte. Le regroupement sous un mĂȘme pĂŽle des trois systĂšmes d’oppositions s’inspire aussi de Wierzbicka (1994), qui insiste sur l’interdĂ©pendance des notions de taille, de quantitĂ© et d’intensitĂ© :

It is interesting to speculate why the three meanings BIG, MUCH/MANY and VERYtend to share some of their exponents, if they are not compositionally related. Evidently, there are some inherent links between size, quantity and intensity. (p. 495)

Tout en Ă©tant interdĂ©pendantes, ces notions ne sont cependant pas rĂ©ductibles l’une Ă  l’autre, comme l’auteure le souligne plus loin en faisant part de nombreuses tentatives de regroupement qui ont Ă©chouĂ©. Nous ajoutons Ă  ces concepts structurants l’opposition TROP / PAS ASSEZ, qui tient une place importante dans l’expression de l’éva-luation morphologique prĂ©fixale (cf. Amiot (2004) pour le haut de-grĂ©, Amiot (2012)). Le fait que ces oppositions structurantes soient Ă  la fois interdĂ©-pendantes et irrĂ©ductibles plaide en faveur de leur regroupement en un seul pĂŽle, nĂ©cessairement composite. (ii) Par ailleurs, nous intĂ©grons dans un seul ensemble, que nous appelons pĂŽle pragmatique, les pĂŽles locuteur et interlocuteur de Fradin (2003) et Fradin & Montermini (2009) : dans les deux cas, la morphologie Ă©valuative exprime une attitude, positive ou nĂ©ga-tive, du locuteur soit vis-Ă -vis du rĂ©fĂ©rent (pĂŽle locuteur : (5a)), soit vis-Ă -vis de l’allocutaire (pĂŽle interlocuteur : (5b)) :

(5) a) fra. (pos.) garçonnet, pĂąquerette fra. (nĂ©g.) vinasse, paperasse b) fra. (pos.) Ouh, la coquinette ! srp. (pos.) Sada e moja beb-ica da jede sup-icu (< supa ‘soupe’) bĂ©bĂ©-DIM soupe-DIM ‘Maintenant mon petit bĂ©bĂ© va manger de la petite soupe’ srp. (nĂ©g.) Pomeri tu tvoju ru -erdu s mog ramena main-AUG.PÉJ ‘EnlĂšve ta grosse main de mon Ă©paule’

Les sens construits dans tous ces cas ne sont pas rĂ©fĂ©rentiellement motivĂ©s, d’oĂč notre choix du terme pragmatique. Il nous semble en

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effet que le rĂŽle des marqueurs morphologiques Ă©valuatifs peut ĂȘtre de dĂ©clencher une interprĂ©tation mettant fondamentalement en jeu une relation d’interlocution soit de connivence, soit de mise Ă  dis-tance (cf. Dressler & Merlini Barbaresi (1994), Kiefer (2001), Merlini Barbaresi (2006)). Il existe un autre emploi qui peut ĂȘtre intĂ©grĂ© dans le pĂŽle prag-matique, dans lequel l’évaluation sert Ă  attĂ©nuer la force illocutoire d’un acte de langage, comme dans ita. Avrei una demandina ‘j’au-rais une petite demande (Ă  vous faire)’ (cf. par ex. Dressler & Mer-lini Barbaresi (1994), Fradin (1999)). Si le français ne connaĂźt qua-siment pas cet emploi (c’est l’adjectif petit qui est lĂ  aussi employĂ©), il est attestĂ© dans de trĂšs nombreuses langues, dont le serbe (ex. Imao bih jednu molbicu za vas ‘j’aurais une petite demande pour vous’). Le pendant nĂ©gatif Ă  cette interprĂ©tation, Ă  savoir l’intensifi-cation illocutoire, ne semble cependant pas ĂȘtre pris en charge par la morphologie Ă©valuative, mais ceci mĂ©riterait une Ă©tude Ă  part. Cette conceptualisation plus Ă©laborĂ©e des types de sens construits par la morphologie Ă©valuative est reprĂ©sentĂ©e sous la figure 2. Nous proposons de l’appeler “ModĂšle 2PN”, soit un modĂšle bipolaire (2P) – un pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel (PR) et un pĂŽle pragmatique (PP) – s’articu-lant autour de la norme (N), Ă  partir de laquelle s’effectue le repĂ©-rage nĂ©cessaire Ă  l’évaluation 7 :

Figure 2. ModĂšle 2PN des types de sens construits par la morphologie Ă©valuative

7. N’étant pas sĂ»rs que l’intensification illocutoire puisse ĂȘtre construite par la morphologie, et pour ne pas exclure cette possibilitĂ©, nous la reprĂ©sentons dans le schĂ©ma sous forme de pointillĂ©s.

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Il est Ă  noter que chacun de ces axes structurants peut donner lieu Ă  des interprĂ©tations trĂšs diffĂ©rentes, ceci en fonction de plusieurs paramĂštres : l’opĂ©ration morphologique, le prĂ©fixe ou le suffixe en jeu, la catĂ©gorie et la nature de la base, le domaine d’appartenance du dĂ©rivĂ© (lexique spĂ©cialisĂ© ou non), etc. À titre d’exemple, nous rappelons quelques-unes des variations dans les dimensions recen-sĂ©es par Fradin & Montermini (2009 : 249) pour l’opposition (GRAND/ PETIT) : la taille (sachet), le sexe (merlette), l’ñge (porcelet), le prix (castorette), la quantitĂ© (rĂ©formette), etc. La variation, mĂȘme si elle est beaucoup plus restreinte, se retrouve aussi dans les lexĂšmes prĂ©-fixĂ©s ; ainsi les lexĂšmes en hyper- peuvent-ils exprimer l’excĂšs ou l’intensitĂ© en fonction, par exemple, de leur appartenance ou non Ă  des vocabulaires scientifiques (hypertension ‘tension trop forte’ vs hyperluciditĂ© ‘trĂšs grande lucidité’). Les interprĂ©tations associĂ©es aux deux pĂŽles sont par ailleurs sou-vent imbriquĂ©es dans les langues, ce qui a par exemple Ă©tĂ© notĂ© par (Stump (1993 : 1)) :

Because of the possibility of interpreting diminution and augmentation in affec-tive rather than purely objective terms (Wierzbicka, 1980: 53ff.; Szymanek, 1988: 106ff.), morphological expressions of diminution or augmentation are not always discrete from those of endearment or contempt;

Il est par ailleurs frĂ©quent que l’interprĂ©tation d’un mĂȘme lexĂšme cumule au moins deux dimensions : par exemple, de nombreux dĂ©-rivĂ©s en -et du français dĂ©notent des entitĂ©s de petite taille plutĂŽt con-notĂ©es positivement, cf. fra. bleuet ‘petite fleur bleue’. En français comme en serbe, ces deux types d’évaluation sont at-testĂ©s.

2.1.1. L’évaluation morphologique en français

L’évaluation morphologique est prise en charge par les deux types d’affixation que connaĂźt la langue, la suffixation et la prĂ©fixation, avec une sorte de partage des tĂąches : – La suffixation construit fondamentalement une Ă©valuation qui as-socie les deux pĂŽles, le pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel, mais uniquement dans sa dimension GRAND / PETIT (bĂątonnet, pĂąlot, neigeoter), et le pĂŽle pragmatique, prioritairement dans sa dimension BIEN / MAL (blan-chĂątre, philosophailler pour la pĂ©joration ; poussette, beurette pour la « proximitĂ© du locuteur vis-Ă -vis du rĂ©fĂ©rent du dĂ©rivĂ© » (Fradin & Montermini (2009 : 260)) ; mais aussi, quoique de maniĂšre moins frĂ©quente, dans sa dimension EMPATHIE / ANTIPATHIE (Viens ma coquinette / mon frĂ©rot) ; dans ce second pĂŽle, il est relativement frĂ©quent que les lexĂšmes construits cumulent plusieurs affixes (6d), ce qui semble avoir pour but d’accentuer l’effet de proximitĂ© et/ou

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de connivence : -ou 8 et -et pour papounet (avec une consonne épen-thétique -n- entre les deux), -ich et -on pour rùlichonner) 9 :

(6) a) N bùtonnet, poussette, beurette, coquinette, frérot b) A pùlot, blanchùtre c) V philosophailler, neigeoter d) papounet, rùlichonner

Signalons aussi une autre restriction : sur l’axe GRAND / PETIT,seule la diminution (PETIT) est rĂ©ellement reprĂ©sentĂ©e ; en français, curieusement, la suffixation ne construit quasiment pas de sens aug-mentatif : les seuls lexĂšmes instanciant ce type de sens sont, Ă  notre connaissance, les adjectifs en -issime (Ă©lĂ©gantissime, mitterrandis-sime, etc.), suffixe qui permet de construire des lexĂšmes sur base adjectivale ou nominale, et les emprunts (barcasse ‘grosse barque’ (cf. TLFi, s.v. barcasse) ou ballon ‘grosse balle’, par exemple, ont Ă©tĂ© empruntĂ©s tous deux Ă  l’italien). – L’évaluation prĂ©fixale est quant Ă  elle un peu plus complexe : (i) fondamentalement, elle permet de construire des lexĂšmes Ă  sens quantitatif : l’excĂšs ou l’insuffisance par rapport Ă  une norme (TROP / PAS ASSEZ), notamment lorsque le dĂ©rivĂ© est un nom (7a) ou un verbe (7b), et l’intensitĂ© (PLUS / MOINS), principalement lorsque le dĂ©rivĂ© est un adjectif (7c) :

(7) a) N hypertension / hypotension, surcharge / sous-alimentation b) V surévaluer / sous-évaluer c) A extrafort / hypersensible / archicompliqué, sous-doué / hypocalorique

Parfois, l’excĂšs et l’insuffisance peuvent ĂȘtre chiffrĂ©s, c’est gĂ©nĂ©-ralement le cas lorsque le lexĂšme appartient Ă  un domaine spĂ©cia-lisĂ©, par exemple le domaine mĂ©dical (hyper- / hypotension, hypo-calorique 10), ou un domaine impliquant des transactions financiĂšres (sur- / sous-Ă©valuer). L’interprĂ©tation de certains lexĂšmes peut aussi mettre en jeu le pĂŽle pragmatique, dans sa dimension BIEN / MAL, mais ceci reste assez peu frĂ©quent, et apparaĂźt principalement avec le prĂ©fixe sous- :

(8) sous-homme, sous-doué

8. -ou est rarement recensĂ© comme suffixe Ă©valuatif (cf. tout de mĂȘme Hasselrot (1972)), mais sa prĂ©sence est frĂ©quente dans la langue familiĂšre actuelle (bisou, cali-nou, minou, canaillou), dans les noms de marque (Brebiou) ou les diminutifs (Na-nou, Lilou), sans doute pour manifester un fort degrĂ© d’empathie avec l’interlocuteur. 9. Sur la suffixation Ă©valuative du français, outre Fradin (2003) et Fradin & Mon-termini (2009) dĂ©jĂ  citĂ©s, nous pouvons mentionner Dal (1997), Delhay (1999). 10. Notons que hypocalorique ne s’interprĂšte pas avec un sens intensif, et ceci pour deux raisons : outre qu’il appartient Ă  un lexique spĂ©cialisĂ©, c’est un adjectif de relation, qui s’interprĂšte par rapport au nom calorie, base de l’adjectif calorique : un rĂ©gime hypocalorique est un rĂ©gime pauvre en calories (il a moins de calories que la moyenne).

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(ii) l’évaluation prĂ©fixale peut aussi mettre en Ɠuvre la dimension GRAND / PETIT (9), mais de maniĂšre beaucoup moins massive que la suffixation :

(9) GRAND : maxi-écran, maxi-confort méga-teuf PETIT : mini-jupe, mini-village micro-ordinateur, micro-société

Cependant, contrairement Ă  ce qui se passe dans la suffixation, les lexĂšmes prĂ©fixĂ©s par maxi-, mini-, etc. se paraphrasent gĂ©nĂ©ra-lement par ‘plus petit / plus grand que Nb’, sans que viennent se greffer des sens plus axiologiques ou affectifs typiques du pĂŽle prag-matique. De fait, si un locuteur souhaite donner une coloration plus affective Ă  son Ă©valuation, il peut, en français non standard, employer bĂ©bĂ©- Ă  la place de mini- (cf. Van Goethem & Amiot (2009)) :

(10) Oh, regarde, une bébé-casserole / une bébé-voiture !

En français, l’évaluation suffixale et l’évaluation prĂ©fixale sont donc assez diffĂ©renciĂ©es ; en effet, si l’évaluation suffixale associe presque systĂ©matiquement les deux pĂŽles, rĂ©fĂ©rentiel et pragmatique, dans la construction du sens des dĂ©rivĂ©s, ce n’est pas le cas de l’éva-luation prĂ©fixale, souvent considĂ©rĂ©e de ce fait comme non proto-typique. Par ailleurs, mĂȘme si l’évaluation suffixale met souvent en jeu le pĂŽle pragmatique, c’est la dimension BIEN / MAL qui est nettement privilĂ©giĂ©e, et non la dimension de l’interlocution (que ce soit celle de l’EMPATHIE / ANTIPATHIE ou celle de l’ATTÉNUATION ILLOCU-TOIRE), ce qui explique sans doute le manque de “productivitĂ©â€ de la suffixation Ă©valuative en français : comme cela a souvent Ă©tĂ© notĂ© (Fradin (2003) notamment), ce type d’évaluation est principalement pris en charge par la syntaxe, par l’emploi de l’adjectif petit, et moins par la morphologie.

2.1.2. L’évaluation morphologique en serbe

En serbe l’évaluation morphologique exploite, Ă  l’instar du fran-çais, la prĂ©fixation et la suffixation, avec cette diffĂ©rence que le par-tage relatif des tĂąches entre ces deux procĂ©dĂ©s dĂ©rivationnels qui se dessine en français est loin d’ĂȘtre caractĂ©ristique du serbe. – La suffixation permet de construire des sens Ă©valuatifs associant le pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel dans ses dimensions GRAND / PETIT et BEAUCOUP/ PEU et le pĂŽle pragmatique dans ses trois dimensions BIEN / MAL,EMPATHIE / ANTIPATHIE et ATTÉNUATION (/ INTENSIFICATION) ILLO-CUTOIRE :

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(11) N ku -ica ou ku -er-ak ‘petite maison’ < ku a ‘maison’ sob-i -ak ‘toute petite chambre’ < sob-ica ‘petite chambre’ < soba

‘chambre’(12) A mal-eĆĄan ‘tout petit’ < mali ‘petit’ pun-a ak ‘d’un bon embonpoint’ < pun ‘bien en chair’ crven-kast ‘rougeĂątre’ < crven ‘rouge’ (13) V pad-uck-ati ‘pleuvioter’, ‘neigeoter’ < padati ‘tomber’ pen-uĆĄ-iti ‘mousser lĂ©gĂšrement, un peu’ < peniti ‘mousser’ rad-uck-ati ‘travailloter’ < raditi ‘travailler’

Contrairement au français, en serbe, la suffixation évaluative cons-truit couramment les sens augmentatifs, en particulier dans le do-maine nominal :

(14) a) ku -et-ina ‘grande maison’ < ku a ‘maison’ brad-ur-ina â€˜Ă©norme barbe’ < brad-ura ‘grande barbe’ < brada ‘barbe’ b) juna- ina ‘vrai/grand hĂ©ros’ < junak ‘hĂ©ros’ poĆĄtenja- ina ‘qqn de remarquablement honnĂȘte’ < poĆĄtenjak ‘qqn

d’honnĂȘte’

Les lexÚmes de sens augmentatif sont, en rÚgle générale, conno-tés soit positivement (14b), soit négativement (15) :

(15) a) glavurda ‘grande tĂȘte’ Ă  propos de la tĂȘte de quelqu’un que l’on n’aime pas et qui agace < glava ‘tĂȘte’

b) torb-urina ‘affreux grand sac’ < torba ‘sac’

Notons enfin qu’en serbe les Ă©valuatifs suffixĂ©s sont trĂšs frĂ©quem-ment exploitĂ©s pour suggĂ©rer la connivence ou la mise Ă  distance vis-Ă -vis de l’interlocuteur (cf. (5) ci-dessus, § 2.1. (ii)). – L’évaluation prĂ©fixale en serbe paraĂźt beaucoup plus riche et di-versifiĂ©e que celle du français, et ceci pour deux raisons. La pre-miĂšre rĂ©side dans le fait qu’il existe un plus grand nombre de prĂ©-fixes susceptibles d’entrer dans des formations exprimant des va-leurs Ă©valuatives et la seconde tient Ă  la capacitĂ© de ces derniĂšres Ă  produire des sens relevant des trois axes du pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel. Comme nous le verrons dans ce qui suit, cette richesse s’explique en grande partie par l’existence de plusieurs prĂ©fixes du fonds slave en plus de ceux relevant du fonds paneuropĂ©en, prĂ©sents aussi en français (ex. hyper-, hypo-, super-, maxi-, micro-, etc.). Il existe tout d’abord un ensemble de prĂ©fixes, assez analogues Ă  ceux du français, qui entrent dans des patrons de formation de lexĂšmes exprimant l’excĂšs ou l’insuffisance par rapport Ă  une norme, chiffrable ou pas selon le cas. Parmi les principaux reprĂ©sentants de ce type d’affixes, on peut citer pre- ‘sur’, nad- ‘sur’, super- ‘su-per’, hiper- ‘hyper’, arhi- ‘archi’, ultra- ‘ultra’, ekstra- ‘extra’, dans des lexĂšmes exprimant l’excĂšs, la supĂ©rioritĂ© ou le haut degrĂ© (16),

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MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ÉVALUATIVE 121

ou encore pod- ‘sous’, pour le pĂŽle inverse 11, l’insuffisance ou l’in-fĂ©rioritĂ© (17) :

(16) a) N pre-obilje ‘trop grande abondance’ pre-mo ‘suprĂ©matie’ nad-mo ‘surpuissance’ arhi-lopov ‘le plus grand des voleurs’ b) A pre-visok ‘trop grand’ pre-osetljiv ‘hypersensible’ nad-mo an ‘surpuissant’ arhi-zao ‘trop mĂ©chant’ c) Adv pre-viĆĄe lit. ‘sur-plus’, ‘trop’ pre-malo ‘trop peu’ nad-prose no ‘au-dessus de la moyenne’ d) V pre-ceniti ‘surestimer’ pre-tovariti ‘surcharger’ nad-mudriti ‘dĂ©passer qqn en sagesse’, ‘l’emporter sur qqn grĂące

Ă  son intelligence / habileté’ (17) a) A pot-hranjen ‘sous-alimenté’ b) V pot-ceniti ‘sous-Ă©valuer’ pod-baciti lit. ‘sous-lancer’, ‘ne pas lancer assez loin pour atteindre

une cible’, ‘ĂȘtre en dessous des performances attendues’

Mais, Ă  cĂŽtĂ© de ce premier ensemble, il existe un autre groupe de prĂ©fixes qui, lorsqu’ils intĂšgrent des patrons qui ont pour input des bases verbales ou adjectivales, permettent de construire des lexĂšmes Ă  valeur Ă©valuative relevant de l’opposition BEAUCOUP / PEU. C’est par exemple le cas des prĂ©fixes na-, po-, pri-, pro-, qui, selon la na-ture et le sĂ©mantisme de la base, peuvent indiquer une quantitĂ© / in-tensitĂ© faible (18)-(21) et /ou importante (22) de ce qui est exprimĂ© par la base :

(18) a) A na-gluv ‘un peu sourd’ na-kiseo ‘aigrelet’ b) V na- uti ‘entendre vaguement parler de’ na-pu i ‘se fissurer trĂšs lĂ©gĂšrement’ (19) a) A po-bled ‘pĂąlot’ po-tanak ‘assez fin’ b) V po- ekati ‘attendre un peu’ po-igrati se ‘jouer un peu’ (20) a) A pri-glup ‘un peu bĂȘte’ b) V pri- ekati ‘attendre un peu’

pri- uvati ‘dĂ©panner qqn en lui gardant qqch un bref moment’ (21) a) A pro-sed ‘avoir quelques cheveux gris’ pro-hladan ‘lĂ©gĂšrement frais / froid’

11. Nous n’avons pas pris en compte ici les prĂ©fixes polu- du serbe, demi-, semi-,mi- du français, qui sont mentionnĂ©s dans certains travaux parmi les Ă©valuatifs. Nous estimons en effet que leur statut n’est pas clairement Ă©tabli et qu’ils mĂ©riteraient une Ă©tude spĂ©cifique.

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122 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

b) V pro-kuvati ‘faire cuire un peu’ pro-suĆĄiti ‘sĂ©cher un peu’ (22) a) V na-cediti ‘presser beaucoup (de jus)’ na- ekati se ‘passer beaucoup de temps Ă  attendre’ b) V po-trajati ‘durer un bon petit moment’ po-odma i ‘s’éloigner pas mal’

S’y ajoutent les prĂ©fixes paneuropĂ©ens maksi-, mini-, makro-, mi-kro-, qui opĂšrent sur des bases nominales et qui, comme en fran-çais, mettent en jeu la dimension GRAND / PETIT :

(23) a) N minikuhinja ‘kitchenette’ mikrovaga ‘petite balance trĂšs sensible’ b) N maksiukrĆĄtenica ‘mots croisĂ©s de grand format’ makroklima ‘macro-climat’

Si les trois axes structurants du pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel sont bien reprĂ©-sentĂ©s dans le domaine de la prĂ©fixation Ă©valuative en serbe, le pĂŽle pragmatique est beaucoup moins saillant que dans la suffixation, le mĂȘme comportement ayant Ă©tĂ© observĂ© pour le français (cf. § 2.1.1. ci-dessus).

2.2. L’aspect morphologique

Nous rappelons que nous adoptons ici une dĂ©finition large de l’as-pect, qui ne se limite pas Ă  l’opposition traditionnelle perfectif / imperfectif, mais qui intĂšgre d’autres propriĂ©tĂ©s de la structure tem-porelle des Ă©ventualitĂ©s, dont l’Aktionsart (ou aspect lexical) (cf. Comrie (1976), Smith (1991)). Selon cette perspective, il est pos-sible de distinguer au moins trois grands types d’aspects construits par la morphologie, ce qui peut paraĂźtre assez simplificateur, mais les distinctions que nous Ă©tablissons vont nous permettre de rendre compte sans trop de difficultĂ©s des spĂ©cificitĂ©s de l’aspect morpho-logique dans les deux langues que nous Ă©tudions (pour une mise en perspective trĂšs intĂ©ressante, cf. par ex. Cabredo Hofherr (2010)) : (i) un aspect qui concerne l’opposition perfectif / imperfectif. Dans certaines langues, dont les langues slaves, cette opposition est d’or-dre systĂ©mique, car Ă  la fois intrinsĂšquement codĂ©e au niveau lexi-cal et morphologiquement marquĂ©e par l’affixation. Une littĂ©rature trĂšs importante dĂ©crit ce type d’opposition (par exemple, parmi les rĂ©fĂ©rences les plus fondatrices, Guillaume (1929), Verkuyl (1972, 1993), Comrie (1976), Cohen (1989), Smith (1991)) ; (ii) un aspect qui met en jeu la pluralitĂ© verbale, Ă  savoir la pluri-actionnalitĂ©, dĂ©finie de la maniĂšre suivante par Newmann (2012 : 195) :

Pluractionals indicate multiplicity of action or event in some manner or other but with a wide variety of manifestations. Pluractionals indicate repetition, fre-quentativeness, habitualness, and succession of action over time; expansive-

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MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ÉVALUATIVE 123

ness and scattered distribution in space; actions affecting multiple persons, animals, or objects, either in large number or individually; and actions (often embodied in intransitive verbs) carried out by multiple persons, either as a group or individually.

MĂȘme s’il y a peu d’études cherchant Ă  dĂ©finir avec prĂ©cision le rapport entre la pluriactionnalitĂ© et l’aspect, les sens pluriactionnels sont gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ©s comme faisant partie du domaine gĂ©nĂ©-ral de l’aspect (cf. Cusic (1981), Shluinsky (2009 : 176), Cabredo Hofherr & Laca (2012 : 4)). Dans cette Ă©tude, nous nous contenterons d’opposer deux valeurs principales selon que la pluralitĂ© porte sur l’évĂ©nement ou sur les participants (Corbett (2000)) : – La pluralitĂ© porte sur l’évĂ©nement : il est possible de distinguer, lĂ  aussi, (au moins) deux cas de figure : (a) le procĂšs est pluralisĂ© en tant que tel, dans sa globalitĂ© (i.e. un mĂȘme procĂšs est rĂ©pĂ©tĂ©, une ou plusieurs fois), il s’agit de ce que Cusic (1981) dĂ©nomme la pluralitĂ© externe (ex. refaire, redĂ©marrer) ; (b) le procĂšs est subdivisĂ© en une pluralitĂ© de sous-procĂšs, il s’agit alors de pluralitĂ© interne (cf. Cusic (1981) ; ex. voleter, courailler).Xrakovskij (1997) parle Ă  ce propos d’aspect lexical multiplicatif. Alors que l’itĂ©ratif (a) ne modifie pas la structure interne du procĂšs dĂ©notĂ© par le V de base, pas plus qu’il n’a d’incidence sur la struc-ture argumentale du verbe, il a souvent Ă©tĂ© relevĂ© dans la littĂ©rature que le multiplicatif (b) avait des affinitĂ©s avec l’aspect imperfectif, des bases comme des dĂ©rivĂ©s (Grandi (2009)). – La pluralitĂ© concerne les participants au procĂšs : ceux-ci pouvant ĂȘtre le sujet ou l’objet 12 : srp. pokupovati ‘acheter beaucoup de cho-ses’, poskakati ‘sauter dans qqch. les uns aprĂšs les autres’. Pour plus de simplicitĂ©, nous proposons de parler de distributivitĂ© uniquement dans ce cas. Notons que les sens qui viennent d’ĂȘtre identifiĂ©s sont trĂšs sou-vent intriquĂ©s, car les phĂ©nomĂšnes de cumul sont frĂ©quents (cf. in-fra). Ces aspects liĂ©s Ă  la pluralitĂ© sont frĂ©quemment pris en compte dans la littĂ©rature sur la pluriactionnalitĂ© (cf. par exemple Dressler (1968), Newman (1980, 2012), Cusic (1981), Greenberg (2010), etc.) ; (iii) un aspect qui permet de marquer les diffĂ©rentes phases internes au procĂšs (par exemple, l’aspect inchoatif en (24a)) ou la semelfac-tivitĂ© en (24b) (cf. Cohen (1989)) :

(24) a) lat. ama-sc-o ‘je commence à aimer’ < am-o ‘j’aime’ srp. za-pevati ‘se mettre à chanter’ < pevati ‘chanter’ b) srp. gled-nu-ti ‘jeter un coup d’Ɠil rapide’ < gledati ‘regarder’

12. Contrairement Ă  Dressler (2007), nous n’intĂ©grons pas le lieu dans les parti-cipants.

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124 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

2.2.1. L’aspect morphologique en français

La morphologie purement aspectuelle du français moderne est trĂšs pauvre : elle ne permet de marquer ni l’opposition imperfectif / perfectif (principalement exprimĂ©e par les temps grammaticaux (par ex. Vetters (1996), Vetters & De Mulder (2000), Gosselin (1999)) 13),ni les phases du procĂšs (exprimĂ©es quant Ă  elles par des pĂ©riphrases verbales telles que commencer Ă , ĂȘtre en train de, etc.). En revanche, la prĂ©fixation par re- permet de construire des lexĂšmes Ă  sens gĂ©nĂ©ralement itĂ©ratif (pluralitĂ© externe), cela est vrai du fran-çais (25a), mais aussi des autres langues romanes (25b) et de l’an-glais (25c) :

(25) a) fra. redire ‘dire à nouveau’ refaire ‘faire à nouveau’ reparler ‘parler à nouveau’ b) ita. ridire ‘redire’ spa. repintar ‘repeindre’ por. ressaltar ‘rebondir’ ron. refasona ‘refaire’ c) eng. redo ‘refaire’, resew ‘recoudre’, etc.

Dans tous les cas, la prĂ©fixation met en jeu deux prĂ©suppositions, dont une prĂ©supposition d’existence, que ce soit l’existence d’une premiĂšre occurrence de procĂšs (c’est le cas le plus gĂ©nĂ©ral, cf. les ex. sous (25)), ou l’existence d’une situation ou mĂȘme d’un Ă©tat an-tĂ©rieurs, par exemple lorsque la base du verbe prĂ©fixĂ© est un adjec-tif (cf. blond / reblondir) 14. Cette prĂ©fixation est extrĂȘmement productive en français actuel, et re- peut mĂȘme, en français non standard, s’adjoindre Ă  des noms (26a), Ă  des adjectifs (26b) ou mĂȘme Ă  des syntagmes prĂ©position-nels dĂ©notant des Ă©tats (26c) 15 :

(26) a) La France a re peur (Web) b) Marre d’ĂȘtre malade, re-malade, re-re malade
 (Web) c) Il est re-en colĂšre La voiture est re-en panne

13. Il existe dans la littĂ©rature sur les temps verbaux une discussion toujours d’ac-tualitĂ© pour savoir si l’opposition qui rĂ©git les temps verbaux du français est une opposition aspectuelle ou non (Vetters & De Mulder (2000), Kleiber (2003)), mais nous n’entrerons pas dans ce dĂ©bat dans le cadre de cet article. 14. Sur les prĂ©supposĂ©s sous-tendant la construction du sens dans la prĂ©fixation par re-, cf. Amiot (2002). On retrouve cette mĂȘme prĂ©supposition d’existence en syntaxe avec l’emploi d’adverbes comme le français encore, l’italien ancora, l’an-glais again, l’hĂ©breu od, cf., respectivement, Jayez & Tovena (2008), Rothstein (1995), Greenberg (2012). 15. Merci Ă  l’un de nos relecteurs de nous avoir signalĂ© cet emploi. Sur la va-leur stative des constructions en en, cf. De Mulder & Amiot (2013).

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MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ÉVALUATIVE 125

La pluriactionnalité interne est aussi bien représentée en français (cf. Tovena & Kihm (2008), Amiot & Stosic (2011), Stosic & Amiot (2011)) :

(27) a) sautiller ‘faire de petits sauts rĂ©pĂ©tĂ©s’ criailler ‘pousser de petits cris frĂ©quents, gĂ©nĂ©ralement dĂ©sagrĂ©ables’ voleter ‘voler ça et lĂ , en se posant souvent’ tapoter ‘frapper lĂ©gĂšrement, Ă  petits coups rĂ©pĂ©tĂ©s’ courailler ‘courir ça et là’, etc. b) grapiller ‘cueillir quelques grappes’ / ‘prendre quelques grains d’une

grappe de raisin’

Dans tous les verbes sous (27), il est possible d’identifier un as-pect multiplicatif qui implique ou non une pluralitĂ© de lieux (vo-leter, courailler vs criailler, tapoter). Il est assez rare en français que la pluriactionnalitĂ© implique une pluralitĂ© de participants ; un verbe comme grapiller (27b) nous sem-ble illustrer un cas de ce type, mais, comme on le voit, il a un mode de formation particulier dans la mesure oĂč il est construit sur base nominale (grappe). L’expression de l’écart par rapport Ă  la norme, qui est le rĂŽle fon-damental de la morphologie Ă©valuative (Delhay (1996), Grandi (2002, 2009), Fradin (2003), Amiot & Stosic (2011), Stosic & Amiot (2011), Tovena (2010)), peut donc donner lieu, dans le domaine verbal, Ă  des interprĂ©tations aspectuelles pluriactionnelles classiques, ce qui montre clairement que l’aspect et l’évaluation ne sont pas incompa-tibles, contrairement Ă  la thĂšse de Grandi. En français, ces interprĂ©-tations restent relativement marginales, car il n’existe pas de procĂ©dĂ© morphologique indĂ©pendant susceptible de construire des lexĂšmes ayant fondamentalement ce type de sens : celui-ci apparaĂźt toujours dans le cadre de la suffixation Ă©valuative, avec des verbes (et non avec les noms ou les adjectifs), lorsque le sĂ©mantisme de ceux-ci s’y prĂȘte, ce qui est loin d’ĂȘtre toujours le cas 16 : Ă  la diffĂ©rence des verbes sous (27), neigeoter ou philosophailler, par exemple, ne peu-vent ĂȘtre analysĂ©s comme pluriactionnels. La thĂšse de Grandi se vĂ©rifie cependant pour le français moderne si l’on restreint l’aspect Ă  l’opposition perfectif / imperfectif.

2.2.2. L’aspect morphologique en serbe

En serbe, la morphologie joue un rîle essentiel dans la construc-tion des valeurs aspectuelles. L’objectif de cette section est d’en don-ner un bref aperçu pour montrer en quoi consiste la morphologie aspectuelle dans les langues slaves.

16. Sur ce sujet, voir Grandi (2009), qui explicite, pour l’italien, les contraintes pesant sur la suffixation Ă©valuative verbale ou, de maniĂšre beaucoup moins systĂ©-matique, Amiot & Stosic (2011), Stosic & Amiot (2011) pour le français.

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126 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

(i) L’incidence des prĂ©fixes sur l’aspect verbal dans les langues slaves, en particulier s’agissant de l’opposition perfectif / imperfectif 17, est un fait bien connu et largement dĂ©crit en linguistique (cf., pour une synthĂšse, Cohen (1989), Guiraud-Weber (1988)). Ainsi, en serbe, dans tout lexĂšme verbal, simple ou construit, on reconnaĂźt soit l’as-pect perfectif, soit l’aspect imperfectif 18. Certains verbes simples sont donc intrinsĂšquement perfectifs (ex. dati ‘donner’, pasti ‘tom-ber’), d’autres – la grande majoritĂ© – sont imperfectifs (ex. tr ati‘courir’, gledati ‘regarder’). Le tableau 1 montre la façon dont la prĂ©fixation et la suffixation dĂ©clenchent le changement de la valeur de leur base :

Base Dérivépf ipf pf ipf

Simple dati do-dati da-va-titr ati u-tr ati

Complexe dodati doda-va-tiutr ati utr a-va-ti

Tableau 1. Marquage morphologique de l’aspect en serbe Gloses : dati, davati ‘donner’, dodati ‘passer qqch. Ă  qqn’, dodavati ‘ĂȘtre en

train de donner qqch. Ă  qqn’ ; tr ati ‘courir’, utr ati ‘entrer en courant’, ‘courir dans’, utr avati ‘ĂȘtre

en train d’entrer en courant’ ou ‘le faire pĂ©riodiquement ou rĂ©guliĂš-rement’.

Contrairement aux verbes imperfectifs, qui prĂ©sentent le procĂšs dans son dĂ©roulement et donc partiellement, les verbes perfectifs en font une saisie globale, de l’extĂ©rieur et comme ayant obligatoi-rement un dĂ©but et/ou une fin, ce qui a pour rĂ©sultat l’expression de procĂšs ponctuels ou dont la rĂ©alisation implique nĂ©cessairement une transition (cf. Cohen (1989), Vetters (1996), Smith (1991)). For-mellement, on reconnaĂźt les verbes perfectifs en serbe Ă  deux types de comportement bien particuliers : ils sont incompatibles avec le gĂ©rondif prĂ©sent et l’imparfait, et leur conjugaison comporte un ao-riste (cf. Thomas (1993, 1998), Klajn (2002, ch. 5, 239 sq.), Stosic (2001)). Rappelons enfin que, dans certaines formations, le prĂ©fixe ne mar-que que la perfectivitĂ© (28), alors que, dans d’autres, diffĂ©rentes va-leurs s’ajoutent Ă  cette valeur fondamentale (29) :

17. Ceci est valable pour une quinzaine de prĂ©fixes du fonds slave s’associant aux bases verbales (iz-, na-, pro-, po-, etc.), exceptĂ© pred-, su-, mimo-, naj-, pa-. Les prĂ©fixes empruntĂ©s aux autres langues trans-, de(z)-, dis-, ko-, re-, pre- (< lat. prae-)ne participent pas Ă  la perfectivisation telle qu’elle est dĂ©crite dans ce paragraphe (cf. Klajn (2002, §§ 5.2, 5.32)). 18. Il existe quelques rares verbes qui Ă©chappent Ă  cette opposition, par exemple ve erati ‘dĂźner’ (pf ou ipf selon le contexte).

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MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ÉVALUATIVE 127

(28) pisati (ipf) â€˜Ă©crire’ > na-pisati (pismo) (pf) ‘finir d’écrire (une lettre)’ (29) a) pri ati (ipf) ‘raconter’ > na-pri ati (pf) ‘raconter beaucoup de choses

à qqn’ b) leteti (ipf) ‘voler’ > iz-leteti (pf) ‘sortir en volant’

Quoi qu’il en soit, la perfectivitĂ©, qu’elle soit marquĂ©e lexicale-ment ou morphologiquement, est un trait grammatical fondamental structurant l’ensemble du systĂšme verbal. (ii) La construction des sens pluriactionnels distinguĂ©s plus haut (cf. § 2.2.) fait appel Ă  certains des Ă©lĂ©ments participant Ă  l’expression de l’opposition perfectif / imperfectif, mais aussi Ă  d’autres moyens morphologiques, dont les principaux seront prĂ©sentĂ©s dans les lignes qui suivent. a) En ce qui concerne la pluralitĂ© portant sur l’évĂ©nement, son ex-pression morphologique repose sur deux types de suffixation diffĂ©-rents selon qu’il s’agit de la pluriactionnalitĂ© externe ou interne. – La pluriactionnalitĂ© externe (l’aspect itĂ©ratif) est construite par des suffixes imperfectivisants permettant de former un verbe imper-fectif Ă  partir d’une base perfective (voir la derniĂšre colonne du ta-bleau 1 et les exemples sous (30)). La rĂ©itĂ©ration d’un procĂšs perfec-tif donne ainsi naturellement un procĂšs s’inscrivant dans la durĂ©e et susceptible d’ĂȘtre apprĂ©hendĂ© de l’intĂ©rieur :

(30) a) baciti ‘lancer, jeter’ > do-baciti ‘passer qqch. à qqn en le lui lançant (une fois)’ > do-bac-iva-ti ‘passer qqch. à qqn en le lui lançant (plu-sieurs fois)’

b) kupiti ‘acheter’ > kup-ova-ti ‘acheter rĂ©guliĂšrement’ c) tr ati ‘courir’ > is-tr -ava-ti ‘sortir en courant (tous les matins / rĂ©gu-

liùrement)’

– La pluriactionnalitĂ© interne, quant Ă  elle, est construite Ă  l’aide d’autres Ă©lĂ©ments suggĂ©rant une subdivision du procĂšs exprimĂ© par le verbe de base en plusieurs sous-procĂšs. On retrouve ces mĂȘmes Ă©lĂ©ments dans la formation de sens Ă©valuatifs, ce qui n’est guĂšre Ă©tonnant, le lien entre les deux se faisant principalement grĂące Ă  la diminution du procĂšs dans une de ses dimensions lors de sa subdi-vision :

(31) a) let-ucka-ti ‘voleter’ < leteti ‘voler’ b) tr -kara-ti ‘courailler’ < tr ati ‘courir’ c) kas-ka-ti ‘trottiner’ < kasati ‘trotter’

Certains de ces verbes, couramment qualifiĂ©s de frĂ©quentatifs, sont formĂ©s sur des bases non verbales (onomatopĂ©es, interjections, etc.), trĂšs souvent Ă  l’aide du suffixe -ka :

(32) a) ajde-ka-ti (ajde ‘allez’) ‘dire souvent allez’, ‘inviter à agir’ b) pljes-ka-ti ( pljes ‘clap’, ‘plouf’, ‘paf’) ‘faire clap clap / plouf plouf,

etc.’ c) mljac-ka-ti ‘produire du bruit avec la langue en mangeant’

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128 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

b) Quant aux sens pluriactionnels issus d’une pluralitĂ© de partici-pants (sujets ou objets), ils sont fondamentalement formĂ©s Ă  l’aide de prĂ©fixes, en particulier Ă  l’aide de po-, soit, si l’on adopte la re-prĂ©sentation de Mel’ uk et l’équipe du DEC (cf. PolguĂšre (2008)) :

(33) a) X[PL] po-skakati ‘X sauter / bondir’ b) X po-lepiti Y[PL] ‘X coller Y’ c) X iz-buơiti Y[PL] ‘X percer / crever Y’

Pour conclure sur l’aspect mettant en jeu la pluralitĂ©, les faits du serbe dessinent une zone d’intersection intĂ©ressante entre l’aspect et l’évaluation et donnent la possibilitĂ© de distinguer deux types de pluriactionnalitĂ© : Ă©valuative et non-Ă©valuative. La premiĂšre est intimement liĂ©e Ă  l’évaluation (ex. let-uck-ati ‘vo-leter’) et corrĂ©lĂ©e Ă  la notion de maniĂšre dans la mesure oĂč l’éva-luation modifie la reprĂ©sentation du procĂšs : voleter est une ma-niĂšre (non canonique) de voler (cf. Stosic & Amiot (2011), Stosic (2013)). Le procĂšs dĂ©notĂ© par voleter ne prĂ©sente pas suffisamment les propriĂ©tĂ©s requises pour ĂȘtre exprimĂ© par le verbe de base (leteti‘voler’). Un repĂ©rage (et donc un Ă©cart) par rapport Ă  la norme est Ă  l’Ɠuvre et la subdivision en sous-procĂšs va de pair avec la dimi-nution affectant une des dimensions possibles du procĂšs. La pluriactionnalitĂ© non-Ă©valuative n’implique aucunement un repĂ©rage par rapport Ă  la norme. Il s’agit d’une multiplication du procĂšs tel qu’il est dĂ©crit par la base, cette multiplication rĂ©sultant de la distribution du procĂšs dans le temps, sur plusieurs actants ou possiblement sur plusieurs dimensions Ă  la fois (cf. kupovati, po-kupovati, po-is-padati). L’action dĂ©notĂ©e par le verbe de base, tou-jours identique Ă  elle-mĂȘme et satisfaisant parfaitement sa reprĂ©sen-tation canonique, est rĂ©itĂ©rĂ©e Ă  plusieurs reprises. Cette pluriaction-nalitĂ© n’a rien Ă  voir avec la maniĂšre, elle est Ă  mettre en rapport avec la quantification. (iii) En serbe, la morphologie affixale construit aussi de nombreuses valeurs permettant de saisir le procĂšs dans une des phases (le dĂ©-but (34a) ou la fin (34b)) ou de le rĂ©duire Ă  un instant unique comme en (35), oĂč nous avons des verbes semelfactifs :

(34) a) po-tr ati (pf) ‘se mettre Ă  courir’ < tr ati (ipf) ‘courir’ za-pevati (pf) ‘se mettre Ă  chanter’ < pevati (ipf) ‘chanter’ b) po-piti (pf) ‘finir de boire’, ‘finir une bouteille’ < piti (ipf) ‘boire’ is-proveravati (pf) ‘finir de (tout) vĂ©rifier’ < proveriti (ipf) ‘vĂ©rifier’ (35) gur-nu-ti (pf) ‘pousser d’un coup’ < gurati (ipf) ‘pousser’ mjauk-nu-ti (pf) ‘faire un miaou’ < mjaukati (ipf) ‘miauler’

Il est Ă  noter que la semelfactivitĂ© et l’expression des phases du procĂšs apparaissent nĂ©cessairement comme des instanciations pos-sibles de la perfectivitĂ©.

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MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ÉVALUATIVE 129

3. ASPECT ET ÉVALUATION EN FRANÇAIS

Comme nous l’avons dit dans l’introduction, Grandi (2009) sup-pose une sorte d’incompatibilitĂ©, au sein du systĂšme d’une langue, entre l’aspect morphologique et l’évaluation morphologique ; pour lui, les langues Ă  morphologie Ă©valuative dĂ©veloppĂ©e ne pourraient avoir une morphologie aspectuelle forte, et inversement. PrĂ©cisons toutefois que Grandi parle de « ‘true’ aspectual markers, on which the whole verbal system rests », i.e. de l’opposition imperfectif / perfectif telle qu’elle peut ĂȘtre codĂ©e dans les langues slaves. Alors qu’il Ă©met cette hypothĂšse Ă  la fin d’un travail sur le russe et l’ita-lien, nous allons maintenant la confronter au français (§ 3.1.) et au serbe (§ 3.2.).

3.1. En français moderne

Il semble que le français moderne (dĂ©sormais FM) prĂ©sente les mĂȘmes particularitĂ©s que l’italien : il a aussi une morphologie Ă©va-luative relativement dĂ©veloppĂ©e (mĂȘme si elle l’est moins qu’en ita-lien) et sa morphologie aspectuelle est trĂšs pauvre : il n’existe pas en français d’affixation aspectuelle systĂ©matique qui mettrait en Ɠuvre l’opposition perfectif / imperfectif. Le seul sens aspectuel directement exprimĂ© par la morphologie est l’itĂ©ration (pluralitĂ© ex-terne ; § 2.2.), construite par la prĂ©fixation en re-, mais ce n’est pas de ce type d’aspect dont parle Grandi. Quant Ă  la pluriactionnalitĂ© (pluralitĂ© interne), elle est bien attestĂ©e, mais systĂ©matiquement liĂ©e Ă  la suffixation Ă©valuative. Cependant, si le FM paraĂźt confirmer l’af-firmation de Grandi, il en va diffĂ©remment en AF et en MF. Comme des changements importants pour notre problĂ©matique ont eu lieu en MF, nous nous focaliserons principalement sur cette pĂ©riode.

3.2. En ancien et en moyen français

3.2.1. La morphologie aspectuelle de l’AF et du MF

La morphologie aspectuelle de l’AF et du MF Ă©tait trĂšs diffĂ©rente de celle du FM : – Tout d’abord, l’opposition morphologique imperfectif / perfectif existait ; elle Ă©tait construite par la prĂ©fixation et les prĂ©fixes Ă©taient relativement nombreux, par exemple a-, con-, en-, ex-, par-, pour-,sur-, tra- :

IPF PF (36) porter apporter ‘porter à’ brisier ‘casser’ conbrisier ‘briser complùtement’ amer ‘aimer’ enamer ‘tomber amoureux’

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130 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

traire ‘tirer’ extraire ‘tirer (hors) de’ dire pardire ‘dire jusqu’au bout’ fendre pourfendre ‘fendre de haut en bas’, ‘fendre com-

plĂštement’ saillir ‘sauter’ sursaillir ‘sursauter’ nager transnager ‘traverser une Ă©tendue d’eau Ă  la nage’

Cette prĂ©fixation, selon Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003), Ă©tait bien attestĂ©e en AF comme en MF, mais elle a disparu Ă  partir de la fin du MF, plus ou moins en mĂȘme temps que le systĂšme des particules, lui aussi extrĂȘmement vivant, prĂ©fixes et particules Ă©tant d’ailleurs trĂšs proches (Buridant (2000), Dufresne, Dupuis & Long-tin (2001), Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003), Tremblay, Dupuis & Dufresne (2005), etc.). – Comme cela Ă©tait prĂ©visible, l’opposition imperfectif / perfectif Ă©tait souvent associĂ©e aux aspects liĂ©s aux phases du procĂšs, notam-ment aux aspects inchoatif ou terminatif ; voici d’autres exemples que ceux sous (36) 19 :

(37) a) inchoatif : a- : apenser ‘se mettre à penser’ en- : (s’)endormir b) terminatif : a- : ademplir ‘emplir complùtement’ par- : paraccompagner ‘accompagner jusqu’au bout’ trans- : transmordre ‘mordre de part en part’

– L’AF et le MF connaissaient aussi l’aspect itĂ©ratif (pluralitĂ© ex-terne), dĂ©jĂ  construit par le prĂ©fixe re- (38a), qui Ă©tait Ă  l’époque un prĂ©fixe sĂ©parable (38b), ou par la particule arriere, nous y revien-drons :

(38) a) retorner ‘revenir au point de dĂ©part’ rebannir ‘bannir de nouveau’ b) Ma femme ra enfant eĂŒ (Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003 : 42))

En (38b), le prĂ©fixe s’adjoint Ă  l’auxiliaire et non Ă  la forme lexi-cale du verbe, ce qu’il serait impossible de faire en FM ; l’itĂ©ration, quant Ă  elle, porte sur la locution verbale avoir un enfant.

3.2.2. La morphologie Ă©valuative de l’AF et du MF

La morphologie Ă©valuative de l’AF et du MF Ă©tait bien dĂ©velop-pĂ©e elle aussi et pouvait ĂȘtre construite par suffixation et prĂ©fixation. Ce n’est pas le lieu ici de proposer un traitement exhaustif de ce mode formation en AF et en MF, mais uniquement de montrer qu’elle existait bel et bien.

19. Ces sens pouvaient aussi ĂȘtre exprimĂ©s en AF et en MF par des particules, par exemple fors pouvait marquer l’aspect terminatif : boire fors, manger fors ‘boire / manger entiĂšrement, complĂštement’ (Buridant (2000)).

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MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ÉVALUATIVE 131

– La suffixation Ă©valuative se faisait plus ou moins au moyen des mĂȘmes suffixes qu’en FM (Hasselrot (1957)). Ainsi retrouve-t-on notamment -et / -ette, -ot / -otte (ou -ote), -on, -eau, -aille, -asse,-Ăątre. Pour mieux cerner l’étendue du phĂ©nomĂšne, nous nous som-mes livrĂ©s Ă  un rapide dĂ©compte des lexĂšmes suffixĂ©s attestĂ©s dans le Dictionnaire du moyen français (dĂ©sormais DMF) :

-et -eau -ot -on -aille -asse -in -ñtre TotalN 1200 300 230 225 135 28 15 7 2140 A 130 – 10 – – 1 – 14 155 V 7 – 10 1 5 3 3 1 30 T 1337 300 250 226 140 32 18 22 2325

Tableau 2 : Nombre de lexĂšmes par suffixe dans le DMF

Les chiffres montrent bien qu’en MF l’évaluation suffixale n’était pas un phĂ©nomĂšne marginal, bien au contraire. Il semble d’ailleurs que la suffixation par -et / -ette Ă©tait plus vivante qu’elle ne l’est ac-tuellement, et qu’elle permettait plus facilement qu’aujourd’hui de construire des lexĂšmes dont l’interprĂ©tation mettait en jeu le pĂŽle pragmatique, notamment dans sa dimension EMPATHIE / ANTIPATHIE,ce que semblent indiquer des lexĂšmes comme connette ‘petite conne’, damette / damelette 20, vieillette, veuvette, fĂ©lonnet, chĂ©tivet, bĂȘtelote‘petite bĂȘte’, etc., dont nous donnons ici quelques contextes d’em-plois, tous issus du DMF : 21

(39) a) Que je voy la une connette Qui me regarde de guingois. b) 
 [l’ermite] prent un long baston percĂ© et creux dont il estoit hourdĂ©,

et, sans la vefvette esveiller, auprùs de son oreille l’arresta 22 c) J’entray leans sans renchere Et dis : Ma douce damette, Va moy que-

rir Robinette d) une viellecte petite nef, goderonnĂ©e et mal dorĂ©e e) car me plĂ«ust Qu’enfourmasses aucunement Ton chaitivĂ© entendement

Qui plus enquiert qu’il ne dĂ«ust.

Lorsque le lexĂšme base n’est pas connotĂ© positivement, le dĂ©rivĂ© Ă©valuatif prend trĂšs facilement une valeur affective (veuvette, vieil-lette), voire ironique (chĂ©tivĂ©). 20. La variation Ă©tait de rĂšgle : un mĂȘme suffixe pouvait s’adjoindre aux diffĂ©-rentes formes d’un mĂȘme lexĂšme (doucet / doucelet / doucinet ; oison / oiselon / oisillon), la variation Ă©tant assez frĂ©quemment due Ă  la prĂ©sence d’un interfixe (cf. par ex. douc- / doucel- ; sur ce point, voir par ex. PlĂ©nat (2005)). Un mĂȘme radical pouvait aussi servir de base Ă  des suffixes diffĂ©rents (chevr- pour chevret / chevrot / chevreau / chevron). Les doublets entre -et et -ot Ă©taient extrĂȘmement frĂ©quents, dans le domaine nominal notamment. 21. C’est aussi de cette Ă©poque que datent, selon un de nos relecteurs, les dimi-nutifs tels que Claude / Claudette, Nicolas / Nicolette, Eudes / Odette, etc. 22. L’auteur de l’entrĂ©e du DMF commente ainsi l’emploi de veuvette : « Le di-min. exprime ici la sympathie de l’auteur pour une femme constamment qualifiĂ©e de “simple” dans le cours de la nouvelle, oĂč elle est la dupe d’un ermite sans scru-pule » (s.v. veuvette).

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132 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

– L’évaluation prĂ©fixale existait elle aussi, mĂȘme si elle Ă©tait sans doute moins dĂ©veloppĂ©e qu’en FM, ne serait-ce que parce que la prĂ©fixation en maxi- / mini- n’était pas attestĂ©e ; celle en hyper- / hypo-, super-, extra-, archi-, ultra- Ă©tait quant Ă  elle encore balbu-tiante : la majoritĂ© des termes existants ayant Ă©tĂ© empruntĂ©s au grec ou au latin, selon le prĂ©fixe, les lexĂšmes construits en français Ă©taient encore extrĂȘmement rares ; mais cf. par exemple superajouter ou archipirate ‘chef de pirates’ 23. La prĂ©fixation en sur- / sous- Ă©tait en revanche dĂ©jĂ  bien vivante (le DMF mentionne respectivement 230 / 150 lexĂšmes construits pour chacun de ces deux prĂ©fixes), mais seule la prĂ©fixation par sur-Ă©tait dĂ©jĂ  rĂ©ellement Ă©valuative (41). Sous-, Ă  cette Ă©poque, servait fondamentalement Ă  exprimer l’infĂ©rioritĂ©, qu’elle soit spatiale (sous-allumer ‘mettre le feu par dessous’) ou hiĂ©rarchique (sous-aumĂŽnier,sous-bailli) ; les seuls lexĂšmes prĂ©fixĂ©s par sous- Ă  sens rĂ©ellement Ă©valuatif sont des adjectifs : sous-blanc ‘blanchĂątre’, sous-pĂąle ‘un peu pĂąle’, sous-rouge ‘rougeĂątre’ ; le DMF ne cite que ces trois-lĂ . Pour sur- en revanche, Ă  cĂŽtĂ© bien sĂ»r d’autres types de sens, l’éva-luation mettait dĂ©jĂ  en jeu les dimensions TROP / PAS ASSEZ du pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel : les lexĂšmes prĂ©fixĂ©s par sur- s’interprĂ©taient en effet avec un sens d’excĂšs (40a et c) ou un sens intensif (40b) :

(40) a) V surboire ‘boire avec excĂšs’ survendre ‘vendre, faire payer trop cher’ survaincre ‘vaincre complĂštement’ b) A sur-ĂągĂ© ‘trĂšs Ăągé’ surblanc ‘trĂšs blanc’ surnoble ‘de grande noblesse’ c) N sursomme ‘charge excessive’ surdemande ‘demande excessive de la part du seigneur’ surfait ‘ce qui a Ă©tĂ© fait en trop’, ‘excĂ©dent’

Il est cependant Ă  noter que le prĂ©fixe sur- en MF s’adjoignait fondamentalement Ă  des verbes, beaucoup moins Ă  des adjectifs et encore moins Ă  des noms. Ainsi, non seulement il n’y avait aucune incompatibilitĂ© entre l’as-pect morphologique et l’évaluation morphologique en AF et en MF, mais, alors que l’opposition imperfectif / perfectif Ă©tait bien vivante, l’évaluation morphologique suffixale, i.e. l’évaluation la plus pro-totypique, Ă©tait sans doute plus dĂ©veloppĂ©e qu’en français actuel. Cependant, il pourrait ĂȘtre tentant de faire l’hypothĂšse que la dis-parition du systĂšme de la morphologie aspectuelle imperfectif / per-fectif Ă  partir de la fin du MF pourrait ĂȘtre la consĂ©quence de cette situation. Il semble qu’il n’en soit rien. Un certain nombre de tra-vaux ont Ă©tĂ© effectuĂ©s pour rendre compte des raisons de cette dis-parition (Dufresne, Dupuis & Longtin (2001), Tremblay, Dupuis & Dufresne (2005), Burnett, Petrik & Tremblay (2005), Burnett, Gauthier &Tremblay (2010), Burnett & Tremblay (2012a, 2012b), 23. Mais voir Corbin (1982, § 1.2.).

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etc.) et, dans l’ensemble, tous concordent pour attribuer celle-ci Ă  plusieurs facteurs interdĂ©pendants : – Le marquage aspectuel, jusque lĂ  assumĂ© par les prĂ©fixes verbaux et les particules, aurait Ă©tĂ© progressivement pris en charge par les temps verbaux, notamment par le dĂ©veloppement de l’opposition aspectuelle imperfectif (imparfait) / perfectif (passĂ© simple), ceci Ă©tant accentuĂ© par la rĂ©gression de l’emploi du passĂ© simple et la montĂ©e en puissance des temps composĂ©s, notamment du passĂ© com-posĂ© (cf. Dufresne, Dupuis & Longtin (2001)). – Cette pĂ©riode aurait vu un affaiblissement sĂ©mantique des prĂ©fixes verbaux et des particules, qui, elles aussi, ont disparu Ă  la mĂȘme Ă©poque. PrĂ©fixes et particules Ă©taient des Ă©lĂ©ments de mĂȘme nature, qui pouvaient exprimer les mĂȘmes types de sens, aspectuels par-fois, nous l’avons mentionnĂ©, mais aussi directionnels :

(41) re aller / aller arriere saillir sus / sursaillir traire hors / extraire traire ens / entraire

Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003) en font d’ailleurs des sous-classes de la catĂ©gorie prĂ©position. Cet affaiblissement sĂ©mantique des deux types d’élĂ©ments a conduit Ă  des phĂ©nomĂšnes de renfor-cement entre prĂ©fixes et particules ; on en trouve de nombreux exemples, largement dĂ©crits dans la littĂ©rature ; en voici deux avec re- / arriere :

(42) A Vivïen est retornez arrier (cité par Buridant (2000 : 546)) Si chantant en itel meniere resont tuit revenu arriere (cité par Bur-

nett, Gauthier & Tremblay (2010))

– Concomitamment Ă  cette dĂ©sĂ©mantisation des prĂ©fixes verbaux, de nombreuses bases disparaissent de la langue :

(43) arriver / *river achever / *chever ajouter / *jouter

Et avec elles disparaĂźt aussi le sens compositionnel caractĂ©ris-tique des formations vivantes : comment dĂšs lors interprĂ©ter arriverpar rapport Ă  river ‘longer la rive’ si ce dernier lexĂšme a disparu 24 ? L’ensemble de ces facteurs montre donc, assez clairement nous semble-t-il, qu’en MF, ce n’est pas un conflit entre la prĂ©sence d’une prĂ©fixation aspectuelle systĂ©matique et l’existence d’une morpho-

24. Selon une autre analyse, arriver serait construit sur le nom rive. Dans ce cas, bien que la base soit toujours attestĂ©e, la compositionnalitĂ© est difficile Ă  retrouver, car c’est le patron de formation lui-mĂȘme qui a disparu. Quoiqu’il en soit, la re-marque faite sur l’absence de compositionnalitĂ© vaut pour les autres verbes citĂ©s.

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logie Ă©valuative dĂ©veloppĂ©e qui a entraĂźnĂ© la perte de l’une et fa-vorisĂ© le maintien de l’autre.

4. ASPECT ET ÉVALUATION EN SERBE

Le serbe infirme l’hypothĂšse de Grandi pour plusieurs raisons. Nous avançons dans cette section un certain nombre d’arguments appuyant le fait qu’un marquage dĂ©veloppĂ© des oppositions aspec-tuelles n’exclut pas celui de l’évaluation.

4.1. Aspect et Ă©valuation au niveau du systĂšme

Au niveau du systĂšme, l’aspect et l’évaluation ne s’excluent pas. MĂȘme si le serbe possĂšde une morphologie aspectuelle trĂšs dĂ©ve-loppĂ©e, reposant essentiellement sur le recours Ă  la prĂ©fixation et en partie Ă  la suffixation (cf. § 2.2.2. ci-dessus), il existe une pro-fusion de suffixes (44) et seulement quelques prĂ©fixes (45) construi-sant des sens Ă©valuatifs (cf. Grickat (1955, 1995), Ćœibreg (1982), Risti (1997), Klajn (2003), Stosic (2013)) :

(44) -k-ati, -nu-ti, -uc-ati, -ck-ati, -uck-ati, -uk-ati, -ut-ati, -kara-ti, -ucnu-ti,-kari-ti, -ak-ati, -uĆĄi-ti, -ĆĄk-ati, -ulji-ti, -ta-ti, -uĆĄk-ati, -ik-ati, -as-ati,-at-ati, -ek-ati, -et-ati, -uknu-ti, -ket-ati, -olji-ti, -cnu-ti, -lji-ti, -ra-ti,-a-ti, -ota-ti

(45) na-, po-, pri-, pro-, pre-, nad-, pod-(46) a) hram-uck-ati (ipf) ‘boitiller’ < hramati (ipf) ‘boiter’ pev-uĆĄi-ti (ipf) ‘chantonner’ < pevati (ipf) ‘chanter’ ĆŸivot-ari-ti (ipf) ‘vivoter’ < ĆŸiveti (ipf) ‘vivre’ b) pro-ĆĄetati se (pf) ‘faire un petit tour / une petite promenade’ < ĆĄetati

se (ipf) ‘se promener’ na-se i (pf) ‘faire une petite entaille’ < se i (ipf) ‘couper’

D’aprĂšs Stosic (2013), il y aurait plus de mille cinq cents verbes Ă  prĂ©fixes et/ou suffixes Ă©valuatifs (1 570). Ce chiffre dĂ©passe lar-gement le nombre de verbes Ă©valuatifs en français (180) et en ita-lien (300), recensĂ©s respectivement dans le TLFi par Amiot & Stosic (2011) et dans GRADIT et DISC par Grandi (2009). Par consĂ©quent, l’existence d’une morphologie aspectuelle dĂ©veloppĂ©e n’est en rien incompatible, au niveau du systĂšme, avec une morphologie Ă©valua-tive riche. Autrement dit, et en prenant l’hypothĂšse de Grandi dans son acception la plus stricte, il semble bien n’y avoir aucune incom-patibilitĂ© entre les suffixes Ă©valuatifs et les « true aspectual markers » que sont les prĂ©fixes dans les langues slaves.

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MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ÉVALUATIVE 135

4.2. Aspect et Ă©valuation au niveau du lexĂšme

L’absence d’incompatibilitĂ© entre les deux types de morphologie s’observe Ă©galement dans une mĂȘme construction. Il est en effet trĂšs courant en serbe d’avoir des lexĂšmes construits cumulant un ou plusieurs affixe(s) aspectuel(s) et un affixe Ă©valuatif. En voici quelques exemples :

(47) do-kas-ka-ti (pf) ‘venir en trottinant’ < kas-ka-ti (ipf) ‘trottiner’ < kasati (ipf) ‘trotter’

iz-rec-k-ati (pf) ‘finir de dĂ©couper en petits morceaux’ < rec-k-ati(ipf) ‘dĂ©couper en petits morceaux’ < rezati (ipf) ‘couper’

po-iz-bac-ati (pf) ‘mettre dehors’ (objet pluriel obligatoire) za-kaơlj-uc-ati (pf) ‘se mettre à toussoter’ < kaơlj-uc-ati (ipf) ‘tous-

soter’ < kaơljati (ipf) ‘tousser’

4.3. Cumul de valeurs aspectuelles et Ă©valuatives dans un mĂȘme Ă©lĂ©ment

Un troisiĂšme argument en faveur de la compatibilitĂ© de l’aspect et de l’évaluation vient du fait que certains prĂ©fixes qui sont rĂ©putĂ©s marquer l’opposition perfectif / imperfectif sont susceptibles de cons-truire des valeurs Ă©valuatives (cf. aussi (22) ci-dessus). C’est notam-ment le cas de po-, na-, pro-, pri-, pre-, pod- :

(48) po-traĆŸiti (pf) ‘chercher un peu’ < traĆŸiti (ipf) ‘chercher’ na-smejati se (pf) ‘faire un petit sourire’ < smejati se (ipf) ‘rire’, ‘sourire’ pro-prati (pf) ‘laver un peu’, ‘laver vite fait’ < prati (ipf) ‘laver’ pri- ekati (pf) ‘attendre un peu’ < ekati (ipf) ‘attendre’ pre-puniti (pf) ‘trop remplir’ < puniti (ipf) ‘remplir’

Dans ces exemples, chacun des prĂ©fixes marque Ă  la fois la per-fectivitĂ© et l’évaluation.

4.4. Une étude de cas : le préfixe po-

Pour bien illustrer le fait qu’il n’y a pas de vĂ©ritable rĂ©partition de tĂąches entre l’aspect et l’évaluation et que les deux peuvent ĂȘtre assumĂ©s au mĂȘme titre au sein d’un mĂȘme systĂšme de langue, nous examinerons le cas d’un « vrai marqueur aspectuel », selon la ter-minologie de Grandi (2009 : 62), Ă  savoir le prĂ©fixe po- en serbe. Le prĂ©fixe po- s’adjoint Ă  des bases nominales (49), adjectivales (50), adverbiales (51) et verbales (52) :

(49) po-majka ‘mùre adoptive’ (< majka ‘mùre’)(50) po-velik ‘assez grand’ (< veliki ‘grand’) po-debeo ‘assez gros’, ‘un peu obùse’ (< debeo ‘gros’) (51) po-negde ‘par endroits’ (< negde ‘quelque part’) po-dosta ‘pas mal’, ‘plutît assez’ (< dosta ‘assez’)

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136 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

(52) po-leteti ‘s’envoler’ (< leteti ‘voler) po-gledati ‘jeter un coup d’Ɠil’ (< gledati ‘regarder’)

Lorsqu’il est adjoint Ă  des verbes, outre la valeur de perfectivitĂ©, qui apparaĂźt invariablement quel que soit le sĂ©mantisme du verbe de base, le prĂ©fixe po- est susceptible de construire sept valeurs dif-fĂ©rentes (cf. le RMS). Pour en dresser un profil plus prĂ©cis, nous avons extrait environ 2 000 verbes construits Ă  l’aide de cet Ă©lĂ©ment recensĂ©s dans le Dic-tionnaire Ă©lectronique serbe (Simi (2005)). Par la mĂ©thode d’échan-tillonnage simple, nous en avons sĂ©lectionnĂ© 500 pour essayer de mesurer la reprĂ©sentativitĂ© de diffĂ©rentes valeurs vĂ©hiculĂ©es par po-dans les dĂ©rivĂ©s verbaux en question. Pour les besoins de l’analyse, nous avons retenu trois valeurs principales : (i) valeur aspectuelle, regroupant des cas de pure perfectivitĂ©, ceux d’inchoativitĂ© et ceux d’achĂšvement ou de totalitĂ© ; (ii) valeur pluriactionnelle, qui, tout en relevant du domaine de l’as-pect, en constitue un type trĂšs spĂ©cifique ; (iii) valeur Ă©valuative. Le graphique 1 montre que l’aspectualitĂ©, y compris la pluriaction-nalitĂ©, constitue la valeur essentielle du prĂ©fixe po-, mais que le sens Ă©valuatif apparaĂźt dans un cinquiĂšme de dĂ©rivĂ©s du corpus. S’y ajou-tent des cas mixtes cumulant deux ou trois valeurs Ă  la fois.

Graphique 1. Répartition des valeurs construites par le préfixe po-

On voit donc que le prĂ©fixe po-, qui prĂ©sente toutes les propriĂ©tĂ©s des prĂ©fixes aspectuels des langues slaves, cumule sans la moindre difficultĂ© les valeurs aspectuelles et Ă©valuative. Cette capacitĂ© s’ob-serve non seulement au niveau du systĂšme de la langue, mais aussi dans une mĂȘme construction morphologique. En effet, dans tous les cas oĂč po- exprime l’évaluation, il maintient son rĂŽle de marqueur

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MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ÉVALUATIVE 137

de la perfectivitĂ©, comme on peut l’observer dans les exemples sui-vants (voir aussi ex. ci-dessus) :

(53) po-vlaĆŸiti (pf) ‘mouiller lĂ©gĂšrement et/ou superficiellement’ < vlaĆŸiti(ipf) ‘mouiller’

po-ljuljati (pf) ‘balancer un peu ou doucement’ < ljuljati (ipf) ‘ba-lancer’

po-kucati (pf) ‘toquer’, ‘frapper lĂ©gĂšrement’ < kucati (ipf) ‘frapper (Ă  la porte)’

po- ekati (pf) ‘attendre un peu’ < ekati (ipf) ‘attendre’

Ajoutons enfin que, dans l’interaction avec certaines bases (ex. gnje iti â€˜Ă©craser’, ‘presser’, ‘broyer’), les lexĂšmes prĂ©fixĂ©s par po-prĂ©sentent une vĂ©ritable polysĂ©mie donnant lieu, selon le contexte d’emploi, soit Ă  une interprĂ©tation Ă©valuative (54), soit Ă  une lecture pluriactionnelle (55), accompagnĂ©e Ă  chaque fois de la valeur per-fective :

(54) Ma i i su se malo pognje ili i onda su bez chaton-PL.NOM AUX PR.RÉF un peu po-Ă©craser-PP et aprĂšs
 briĆŸno zaspali ‘Les chatons ont jouĂ© un peu en s’écrasant lĂ©gĂšrement les uns les au-

tres et ensuite ils se sont endormis insouciants’ (55) Marko je pognje io (sve puĆŸeve / *puĆŸa) Marc-NOM AUX po-Ă©craser-PP tous escargot-PL.ACC / escargot-SING.

ACC ‘Marko a Ă©crasĂ© tous les escargots’

5. CONCLUSION

Une prise en charge extensive de valeurs aspectuelles par des af-fixes dans une langue peut-elle freiner le dĂ©veloppement concomi-tant de sens Ă©valuatifs ? Telle est la question Ă  laquelle tente de rĂ©-pondre cette Ă©tude qui prend comme point de dĂ©part une affirmation extrĂȘmement stimulante de Grandi (2009), qui, postulant une sorte de partage de tĂąches entre l’aspect et l’évaluation, nous a amenĂ©s Ă  interroger leur articulation. Une analyse approfondie des donnĂ©es du français dans deux pĂ©riodes de rĂ©fĂ©rence (ancien et moyen fran-çais) et des donnĂ©es du serbe contemporain nous permet de conclure qu’il n’y a pas d’incompatibilitĂ© entre l’expression massive des op-positions aspectuelles et celle des valeurs Ă©valuatives au sein d’un mĂȘme systĂšme de langue, ni d’ailleurs au sein d’une mĂȘme cons-truction morphologique. Nos donnĂ©es suggĂ©reraient mĂȘme plutĂŽt le contraire, Ă  savoir que plus une langue fait appel Ă  la morpholo-gie dans le domaine aspectuel, plus elle s’en sert pour construire les sens Ă©valuatifs. La place de la morphologie Ă©valuative dans une langue devrait donc ĂȘtre mise en rapport avec le rĂŽle de la morphologie en gĂ©nĂ©ral dans le systĂšme. En serbe, langue hautement flexionnelle,

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138 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

l’affixation est susceptible de construire de nombreuses valeurs, dont des valeurs aspectuelles et Ă©valuatives. Le français moderne, langue faiblement flexionnelle, y est moins enclin et accorde une plus grande importance Ă  la syntaxe, et donc aux constructions analytiques. L’ita-lien semble se situer entre les deux. L’extension de la morphologie Ă©valuative dans une langue pourrait donc ĂȘtre Ă©troitement liĂ©e Ă  la richesse de sa morphologie flexionnelle ; une telle hypothĂšse demande cependant Ă  ĂȘtre Ă©tayĂ©e par d’autres Ă©tudes (cf. Dressler (2007) pour une problĂ©matique proche).

DANY AMIOTUniversité Lille 3 STL - UMR 8163

DEJAN STOSICUniversité Toulouse-Le Mirail

CLLE-ERSS - UMR 5263

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II. MODALITÉ

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LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 145-170

Pouvoir et devoir : interaction entre la modalitĂ©, l’aspect et la temporalitĂ© 1

Svetlana Vogeleer

1. INTRODUCTION

Les verbes pouvoir et devoir sont connus pour leur versatilitĂ©. Ils peuvent exprimer toute la gamme des modalitĂ©s qui constituent le domaine du possible et du nĂ©cessaire. Certains auteurs considĂšrent ces verbes (et leurs homologues dans diffĂ©rentes langues) comme polysĂ©miques (cf. Lyons (1977), Gosselin (2010)), certains autres les considĂšrent comme sous-dĂ©terminĂ©s (cf. Kratzer (1981, 1991)). La derniĂšre approche attribue la variation de leurs sens modaux Ă  une interaction complexe entre les croyances du locuteur (la base modale) et les critĂšres (faits, normes, circonstances, etc.) sur les-quels se fonde la sĂ©lection de certaines possibilitĂ©s au dĂ©triment de certaines autres (cf. Milliaressi & Vogeleer (dans ce volume)). L’objectif de cette Ă©tude est d’examiner dans quelle mesure la va-riation des sens modaux de pouvoir et devoir est influencĂ©e par l’as-pect et la temporalitĂ©. Le sens du terme aspect varie selon l’approche, les langues et le niveau (conceptuel, lexical, syntaxique) auquel il est appliquĂ© (cf. Milliaressi & Vogeleer (dans ce volume)). Dans cet article, ce terme sera utilisĂ© dans trois sens diffĂ©rents, prĂ©cisĂ©s dans chaque cas : (i) aspect lexical, au sens de types de procĂšs vendleriens (Ă©tat, acti-vitĂ©, accomplissement, achĂšvement) ; (ii) aspect “point de vue” (Smith (1997 [1991])) tel qu’il est vĂ©hiculĂ© par les temps verbaux en français ; Ă  cet Ă©gard, nous n’examinerons que l’opposition prĂ©sent / imparfait vs passĂ© composĂ© ; (iii) aspect, plus spĂ©cifiquement aspect perfectif, en tant qu’opĂ©ra-teur aspectuel sĂ©mantique, indĂ©pendant des moyens linguistiques par lesquels il est exprimĂ©. Le terme de temporalitĂ© sera utilisĂ© dans son sens basique, pour dĂ©noter les relations de simultanĂ©itĂ©, postĂ©rioritĂ© et antĂ©rioritĂ© entre 1. Je remercie Marc Dominicy pour ses nombreuses suggestions et ses commen-taires stimulants. Je remercie Ă©galement le relecteur anonyme pour sa lecture atten-tive et ses remarques judicieuses.

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le procĂšs et un point de rĂ©fĂ©rence (Reichenbach (1947)), qui peut ĂȘtre le point de l’énonciation ou un autre point mis en place par le discours, par exemple apportĂ© par un adverbe temporel. Une autre catĂ©gorie qui sera pertinente pour l’étude de la variation des sens modaux est celle d’agentivitĂ© / non-agentivitĂ© du procĂšs dĂ©notĂ© par le verbe Ă  l’infinitif, c’est-Ă -dire la possibilitĂ© (ou non) d’attribuer au procĂšs un agent intentionnel. Nous montrerons que ce paramĂštre autorise certaines modalitĂ©s et en bloque d’autres. Dans la section 2., nous examinerons la combinaison de pouvoiret devoir avec le prĂ©sent et l’imparfait, deux temps verbaux qui vĂ©hi-culent l’aspect “point de vue” imperfectif, qui converge avec l’as-pect lexical statif de ces verbes modaux. L’objectif de la section 2. est d’examiner la contribution de l’aspect lexical du verbe Ă  l’infi-nitif Ă  la mise en place des relations temporelles, Ă  savoir les rela-tions de postĂ©rioritĂ© (2.1.), de simultanĂ©itĂ© habituelle (itĂ©rative) (2.2.) et de simultanĂ©itĂ© stative et progressive (2.3.). Nous montrerons que chacune de ces relations donne lieu Ă  une modalitĂ©, ou Ă  un groupe de modalitĂ©s, spĂ©cifique(s). La section 3. est centrĂ©e sur la divergence aspectuelle entre l’as-pect lexical statif de pouvoir et devoir et l’aspect “point de vue” bornĂ© vĂ©hiculĂ© par le passĂ© composĂ©. AprĂšs avoir dĂ©fini, dans la section 3.1., la distinction entre deux interprĂ©tations du passĂ© composĂ©, Ă  savoir son interprĂ©tation en termes d’opĂ©rateur perfectif sĂ©mantique et son interprĂ©tation en termes de parfait, nous montrerons que la combinaison de pouvoir et devoir avec le passĂ© composĂ© n’offre que deux options : dĂ©modalisation (3.2.) et modalitĂ© Ă©pistĂ©mique (3.3.).

2. MODALITÉS DE POUVOIR ET DEVOIRAU PRÉSENT ET À L’IMPARFAIT

Les verbes modaux pouvoir et devoir et leurs homologues dans d’autres langues sont des verbes d’état (cf., par exemple, Condoravdi (2002), Stowell (2004)). Leur aspect lexical statif converge avec l’aspect “point de vue” imperfectif (dĂ©sormais aspect PdV ), c’est-Ă -dire le trait sĂ©mantique /non bornĂ©/ inhĂ©rent au prĂ©sent et Ă  l’im-parfait. C’est uniquement cette combinaison aspectuelle qui nous intĂ©ressera dans cette section 2. Il est gĂ©nĂ©ralement acceptĂ© que l’aspect PdV imperfectif est modal lui-mĂȘme, en ce sens que l’évĂ©nement dĂ©notĂ© par un verbe au prĂ©-sent ou Ă  l’imparfait (Paul dort / mangeait une pomme) n’est pas entiĂšrement localisĂ© dans le monde factuel. Étant dĂ©fini par l’inclu-sion du point de rĂ©fĂ©rence (tr) dans le temps de l’évĂ©nement (τ(e))(tr ⊂ τ(e)), l’aspect PdV imperfectif situe une partie de l’évĂ©nement, celle qui est postĂ©rieure au point de rĂ©fĂ©rence, dans des “mondes d’inertie” (« inertia worlds ») (Dowty (1979)) ou, selon les termes de Landman (1992), sur la « branche de continuation » de l’axe tem-

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porel. Cette « branche de continuation » est localisĂ©e dans des mondes possibles oĂč l’évĂ©nement n’est pas interrompu et oĂč ses circonstances sont maximalement similaires Ă  celles du monde factuel (cf., entre autres, Portner (1998), Anand & Hacquard (2011)). Il s’ensuit que l’aspect PdV imperfectif converge avec le sens lexical des verbes modaux, qui situent eux aussi leur prĂ©jacent 2 dans des mondes pos-sibles. Dans cette section, nous n’examinerons que le cas oĂč le prĂ©jacent de pouvoir et devoir est dĂ©notĂ© par un infinitif simple (non composĂ©). Nous classerons les modalitĂ©s radicales (non Ă©pistĂ©miques, cf. Mil-liaressi & Vogeleer (dans ce volume)) en deux groupes : les modalitĂ©s circonstancielles, examinĂ©es dans la section 2.1., et la modalitĂ© de capacitĂ©, qui sera examinĂ©e dans la section 2.2. La raison de ce clas-sement est que les relations aspectuelles et temporelles sur lesquelles se fonde chacun de ces deux groupes ne sont pas identiques. La sec-tion 2.3. est centrĂ©e sur la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique.

2.1. Postériorité et modalités circonstancielles

Le groupe des modalitĂ©s circonstancielles comprend la modalitĂ© dĂ©ontique, la possibilitĂ© externe et la nĂ©cessitĂ© interne et externe (cf. van der Auwera & Plungian (1998)) 3. La modalitĂ© de capacitĂ© (pos-sibilitĂ© interne) ne fait pas partie de ce groupe (cf. section 2.2.). Les Ă©tats modaux circonstanciels sont incompatibles avec l’actua-lisation simultanĂ©e et l’actualisation antĂ©rieure du prĂ©jacent (P) : l’état modal x peut (= a la possibilitĂ© de) / doit P (avec les sens Ă©nu-mĂ©rĂ©s ci-dessus) implique que P n’est pas (encore) le cas dans le monde factuel. Le point initial de l’actualisation de P met fin Ă  l’état modal, constituant ainsi sa dĂ©limitation externe. En d’autres termes, les modalitĂ©s circonstancielles rejettent l’actualisation du prĂ©jacent dans la futuritĂ© / postĂ©rioritĂ© (cf., par exemple, Condoravdi (2002)) 4. C’est l’infinitif, bien qu’il soit dĂ©pourvu de morphologie tempo-relle, qui apporte des informations sur l’ordre des procĂšs. L’infini-

2. Le terme prĂ©jacent, dĂ» Ă  von Fintel (cf. par exemple, von Fintel & Iatridou (2009)), dĂ©signe l’évĂ©nement que dĂ©note la proposition infinitive obtenue par la sup-pression du verbe modal : Pierre peut travailler prĂ©jacent : Pierre travailler. 3. Van der Auwera & Plungian (1998) classent les modalitĂ©s radicales en moda-litĂ©s internes (« participant-internal ») et modalitĂ©s externes (« participant-external »). Cette classification diffĂšre de celle de Palmer (1990), qui classe les modalitĂ©s radi-cales en modalitĂ© dĂ©ontique et modalitĂ©s dynamiques, ce dernier groupe rĂ©unissant toutes les modalitĂ©s radicales Ă  l’exception de la modalitĂ© dĂ©ontique. 4. En ce qui concerne la modalitĂ© dĂ©ontique, nous ne tenons pas compte des rĂšgles, lois et autres normes gĂ©nĂ©rales lorsque celles-ci sont citĂ©es par le locuteur pour les appliquer, par infĂ©rence dĂ©ductive, Ă  une situation particuliĂšre. Par exemple, la phrase Votre voisin peut tondre sa pelouse le samedi peut ĂȘtre Ă©noncĂ©e, suite Ă  une plainte, par un agent de police locale lorsque le voisin du plaignant est en train de tondre ou a dĂ©jĂ  tondu sa pelouse un samedi. Dans cet Ă©noncĂ©, l’état modal (celui d’autori-sation) reste gĂ©nĂ©rique (Toute personne, et donc votre voisin, peut P), et donc indĂ©-pendant de l’actualisation du prĂ©jacent dans une situation spĂ©cifique.

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tif en français ne permet que deux relations temporelles : la relation de postĂ©rioritĂ© et la relation de simultanĂ©itĂ©, qui s’établissent par rap-port Ă  un point de rĂ©fĂ©rence. Lorsque l’infinitif est introduit par un verbe modal au prĂ©sent ou Ă  l’imparfait, son point de rĂ©fĂ©rence est le mĂȘme que celui du verbe modal, Ă  savoir le temps de l’énoncia-tion si le verbe modal est au prĂ©sent et un point de rĂ©fĂ©rence contex-tuel (externe) si le verbe modal est Ă  l’imparfait. L’infinitif en français n’est pas apte Ă  exprimer la relation d’antĂ©-rioritĂ©. Sur le plan temporel, il s’oppose au participe, qui comporte le trait sĂ©mantique /antĂ©rioritĂ©/. C’est la raison pour laquelle la prĂ©-position aprĂšs, qui impose une relation d’antĂ©rioritĂ©, n’est pas com-patible avec un infinitif simple. Elle requiert un infinitif composĂ©, qui comporte, lui, un participe : *aprĂšs appeler le mĂ©decin vs aprĂšsavoir appelĂ© le mĂ©decin. Par contre, l’infinitif simple s’associe avec avant de, qui impose la relation de postĂ©rioritĂ© : avant d’appeler le mĂ©decin 5. L’infinitif des verbes d’achĂšvement (1a) situe l’évĂ©nement dans la postĂ©rioritĂ© 6. Il oriente donc l’interprĂ©tation temporelle dans le mĂȘme sens que la contrainte de postĂ©rioritĂ© imposĂ©e par les moda-litĂ©s circonstancielles. L’infinitif des verbes d’activitĂ© et d’accom-plissement (1b) permet aussi bien une interprĂ©tation futurale qu’une interprĂ©tation simultanĂ©e. Avec ces verbes, la modalitĂ© circonstan-cielle exerce une coercition en imposant une lecture futurale inchoa-tive. L’infinitif des verbes d’état (1c) impose la simultanĂ©itĂ©. Or, cette relation temporelle est incompatible avec les modalitĂ©s circonstan-cielles. Comme nous le verrons dans la section 2.3., la relation de simultanĂ©itĂ© impose la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique.

(1) a) Marie peut / pouvait partir b) Jean peut chanter / devait Ă©crire un article c) Son grand-pĂšre peut / doit ĂȘtre trĂšs vieux ( modalitĂ©s circonstancielles) d) Tu dois ĂȘtre gentil avec ta grand-mĂšre

Les Ă©tats sont des procĂšs non agentifs : le sujet de (1c) n’est pas un agent, il n’a pas de contrĂŽle sur son Ă©tat. Cependant, lorsqu’un verbe d’état se prĂȘte Ă  une interprĂ©tation agentive, celle-ci va de pair avec une interprĂ©tation futurale inchoative, qui impose, Ă  son tour, la mo-dalitĂ© circonstancielle. Cette contrainte s’exerce dans les deux sens. Dans (1d), la lecture circonstancielle, en l’occurrence dĂ©ontique, du verbe modal impose une lecture agentive du verbe Ă  l’infinitif (ĂȘtre gentil = se comporter d’une certaine maniĂšre).

5. Le français s’oppose sur ce plan Ă  l’espagnol, oĂč la prĂ©position despuĂ©s de(“aprĂšs”) est compatible avec un infinitif simple : despuĂ©s de llamar al mĂ©dico (cf. Laca (2012)). Cela implique que l’infinitif simple en espagnol est compatible avec la relation d’antĂ©rioritĂ© lorsque celle-ci est imposĂ©e par un Ă©lĂ©ment externe. 6. Selon la “contrainte d’évĂ©nement bornĂ©â€ (« bounded event constraint ») de Smith (1997 [1991]), un Ă©vĂ©nement de type “achĂšvement” ne peut pas ĂȘtre simultanĂ© au point de l’énonciation.

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Les modalitĂ©s circonstancielles ne sont donc compatibles qu’avec la relation de postĂ©rioritĂ©. Ce critĂšre est satisfait automatiquement si l’infinitif est un verbe d’achĂšvement. Lorsque l’infinitif est un verbe d’activitĂ© ou d’accomplissement, la modalitĂ© circonstancielle contraint une lecture futurale inchoative de celui-ci. La mĂȘme con-trainte peut s’exercer sur un verbe d’état si celui-ci est susceptible d’avoir une lecture processuelle agentive. L’interdĂ©pendance entre la modalitĂ© et l’aspect lexical du verbe Ă  l’infinitif s’exerce dans les deux sens : si l’infinitif, par exemple dans (1b) ou (1d), se voit attri-buer une lecture futurale inchoative, cela dĂ©clenche une interprĂ©ta-tion circonstancielle de pouvoir et devoir.

2.2. Simultanéité habituelle (itérative) et modalité de capacité

Les choses sont plus complexes lorsqu’il s’agit de la modalitĂ© de capacitĂ© (possibilitĂ© interne). Comme le constate Depraetere (2012 : 1003), il n’y a pas d’unanimitĂ© dans la littĂ©rature au sujet de la ma-niĂšre dont le paramĂštre d’actualisation ou de non-actualisation d’une capacitĂ© dans le monde factuel influence l’interprĂ©tation temporelle. La modalitĂ© de capacitĂ© contraste avec les modalitĂ©s circonstan-cielles en ce qu’elle semble ĂȘtre compatible avec l’actualisation simul-tanĂ©e du prĂ©jacent dans le monde factuel. C’est le cas dans des phrases comme (2a), oĂč l’infinitif dĂ©note une activitĂ© qui semble ĂȘtre actua-lisĂ©e simultanĂ©ment Ă  l’état modal de capacitĂ© :

(2) a) Regarde ! Paul peut marcher ! b) (*Regarde !) Paul peut ĂȘtre en train de marcher ( modalitĂ© de capa-

citĂ©) c) Paul peut boire une bouteille de whisky d’un trait

Cependant, on constate que la lecture simultanĂ©e dans (2a) n’équi-vaut pas Ă  la lecture progressive de l’infinitif. L’explicitation de la lecture progressive dans (2b) empĂȘche d’interprĂ©ter pouvoir en ter-mes de capacitĂ©. Comme nous le verrons dans la section 2.3., la lec-ture progressive du verbe Ă  l’infinitif agit sur la modalitĂ© de la mĂȘme façon que les verbes d’état : elle bloque les modalitĂ©s radicales et impose la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Lorsque l’infinitif est un verbe d’achĂšvement ou d’accomplisse-ment (2c), la modalitĂ© de capacitĂ© est compatible avec une lecture habituelle dans laquelle l’habitude (actualisation rĂ©guliĂšre du prĂ©ja-cent) est simultanĂ©e Ă  la capacitĂ©. La modalitĂ© de capacitĂ© est donc compatible avec l’actualisation simultanĂ©e du prĂ©jacent dans le monde factuel, mais elle requiert une lecture habituelle du verbe Ă  l’infinitif. Cependant, l’actualisation habituelle n’est pas une condition indis-pensable de la modalitĂ© de capacitĂ©. La particularitĂ© de cette moda-litĂ© consiste en ce qu’elle n’impose pas l’actualisation dans le monde factuel : dans (2c), il reste vrai, de Paul, qu’il est capable de boire une bouteille de whisky d’un trait mĂȘme s’il ne l’a encore jamais

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fait. Une phrase comme Ce robot peut faire la vaisselle est compa-tible avec la suite mais je n’ai (encore) jamais employĂ© cette fonc-tion (cf. Mari & Martin (2009)). Cette sorte de capacitĂ© “virtuelle” partage certaines caractĂ©ristiques avec la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Tout comme dans celle-ci (cf. section 2.3.), le locuteur se fonde dans son assertion sur certaines informations disponibles, mais avec un plus grand degrĂ© de certitude que dans la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Qu’il s’agisse d’une capacitĂ© actualisĂ©e habituellement ou d’une capacitĂ© qui n’a (encore) jamais Ă©tĂ© actualisĂ©e, la modalitĂ© de capa-citĂ© requiert qu’une nouvelle, ou la premiĂšre, actualisation dans des mondes possibles soit postĂ©rieure au point de rĂ©fĂ©rence (cf. Palmer (1990 : 47)). Comme le montrent les exemples (2a) et (2b), l’actualisation simul-tanĂ©e d’une occurrence particuliĂšre de l’évĂ©nement n’est pas perti-nente en elle-mĂȘme, en tant qu’évĂ©nement spĂ©cifique. Elle n’est per-tinente que dans la mesure oĂč son observation permet au locuteur d’infĂ©rer la conclusion sur la capacitĂ© du sujet, c’est-Ă -dire sur son aptitude Ă  reproduire cette action dans le futur 7. L’incompatibilitĂ© avec l’infinitif progressif dans (2b) prouve que la modalitĂ© de capa-citĂ© impose une lecture habituelle mĂȘme lorsque l’infinitif semble dĂ©noter une seule occurrence de l’évĂ©nement 8. Pour cette mĂȘme rai-son (absence de lecture habituelle), la modalitĂ© de capacitĂ© n’est pas compatible avec l’infinitif des verbes d’état.

2.3. Simultanéité et modalité épistémique

La modalitĂ© Ă©pistĂ©mique a suscitĂ© une littĂ©rature bien plus abon-dante que celle qui porte sur toutes les autres modalitĂ©s (cf. Ă  ce pro-pos Portner (2009 : 144)). MalgrĂ© cette profusion de travaux, elle continue Ă  soulever beaucoup de questions. Selon Declerck (2011 : 33), dans la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique, le lo-cuteur (ou tout autre Ă©valuateur) Ă©value le degrĂ© de compatibilitĂ© entre les mondes possibles dans lesquels le prĂ©jacent est actualisĂ© et le monde factuel (ou, plus exactement, ses croyances ou des in-formations disponibles au sujet du monde factuel). La question po-sĂ©e par cette modalitĂ© n’est donc pas celle de savoir si le prĂ©jacent est actualisĂ© ou non dans certains mondes possibles, mais Ă  quel de-grĂ© son actualisation dans des mondes possibles est compatible avec

7. L’observation d’une seule occurrence de l’évĂ©nement peut ĂȘtre suffisante pour en infĂ©rer une habitude (cf. Vogeleer (2012)). La lecture habituelle dans (i) et celle de l’infinitif dans (2a) se fondent sur le mĂȘme principe pragmatique. (i) (En voyant passer le premier ministre) Regarde ! Notre premier ministre se

teint les cheveux ! (= lecture habituelle). 8. Selon un postulat gĂ©nĂ©ral, les prĂ©dicats habituels et progressifs se comportent par rapport Ă  la modalitĂ© de la mĂȘme maniĂšre que les prĂ©dicats statifs (cf., par exemple, Stowell (2004 : 624)). Cependant, cette thĂšse n’est pas applicable Ă  la modalitĂ© de capacitĂ© : celle-ci requiert une lecture habituelle de l’infinitif, mais est incompa-tible avec les lectures progressive et stative.

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les croyances ou les connaissances du locuteur au moment de l’éva-luation. Pour Lyons (1977), la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique ne relĂšve pas de la sĂ©mantique vĂ©riconditionnelle. Les verbes modaux Ă©pistĂ©miques affectent plutĂŽt l’acte de langage. Pour certains autres auteurs, les verbes modaux Ă©pistĂ©miques contribuent bien aux conditions de vĂ©ritĂ©, mais en plus, ils interviennent aussi au niveau de l’acte de langage. Cette double fonction se manifeste en ce que les Ă©noncĂ©s modaux Ă©pistĂ©miques ne se ramĂšnent pas Ă  une simple assertion au sujet de l’actualisation du prĂ©jacent dans certains mondes pos-sibles (cf. von Fintel & Gillies (2007), Portner (2009 : 144)). Von Fintel & Gillies (2007) soutiennent que les Ă©noncĂ©s modaux Ă©pistĂ©-miques contiennent deux actes de langage : un acte assertif qui porte sur l’actualisation du prĂ©jacent dans des mondes possibles et un acte “performatif”, subjectif, qui exprime le jugement du locuteur. Selon ces auteurs, c’est cet acte de langage “performatif”, subjectif, qui fait la diffĂ©rence entre les Ă©noncĂ©s avec les verbes modaux et les Ă©noncĂ©s dans lesquels la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique est exprimĂ©e par des marqueurs adverbiaux comme peut-ĂȘtre ou par des attitudes propo-sitionnelles comme il est possible que. Les verbes modaux pouvoir et devoir rĂ©fĂšrent, par dĂ©finition, Ă  un Ă©tat modal. Dans les modalitĂ©s circonstancielles et la modalitĂ© de capacitĂ©, ils rĂ©fĂšrent Ă  l’état modal du sujet. Dans la modalitĂ© Ă©pis-tĂ©mique, la rĂ©ponse Ă  cette question n’est pas simple. Pouvoir et de-voir dans (3a, b) rĂ©fĂšrent-ils Ă  l’état modal, c’est-Ă -dire Ă  l’état de possible, du prĂ©jacent Paul ĂȘtre dans son bureau, ou plutĂŽt Ă  l’état Ă©pistĂ©mique (Ă©tat des croyances) du locuteur (3a) ou d’un autre Ă©va-luateur (Marie dans (3b)) ?

(3) a) Paul doit / peut ĂȘtre dans son bureau (maintenant) b) Paul devait ĂȘtre dans son bureau. Marie savait qu’il Ă©tait toujours lĂ 

Ă  cette heure-ci

Avant de discuter cette question (cf. section 2.3.2.), nous examine-rons, dans la section 2.3.1., la relation temporelle qui caractĂ©rise la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique et les restrictions qu’elle impose sur l’aspect lexical du verbe Ă  l’infinitif.

2.3.1. SimultanĂ©itĂ© et aspect lexical du verbe Ă  l’infinitif

Dans les phrases au prĂ©sent et Ă  l’imparfait, c’est la relation de simultanĂ©itĂ© qui assure les cas les plus clairs et non controversĂ©s de l’interprĂ©tation Ă©pistĂ©mique du verbe modal. La relation de simul-tanĂ©itĂ© Ă©limine toutes les interprĂ©tations circonstancielles, puisque celles-ci requiĂšrent une relation de postĂ©rioritĂ© (cf. section 2.1.). L’interprĂ©tation Ă©pistĂ©mique est particuliĂšrement favorisĂ©e par les verbes d’état ((3a, b) et (4a)). Les verbes statifs Ă©liminent non seu-lement les modalitĂ©s circonstancielles, mais aussi la modalitĂ© de capa-citĂ©, incompatible avec les Ă©tats (cf. section 2.2.).

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152 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

(4) a) Paul peut connaĂźtre le mot de passe (= Paul connaĂźt peut-ĂȘtre le mot de passe)

b) Jean doit dormir / lire un livre en ce moment (= Jean doit ĂȘtre en train de dormir / lire un livre)

c) Marc doit ĂȘtre en train de prendre le train en ce moment

La relation de simultanĂ©itĂ© est Ă©galement disponible avec des verbes d’activitĂ© ou d’accomplissement en lecture progressive (4b). Cepen-dant, la lecture progressive nĂ©cessite, surtout avec des accomplisse-ments, un appui additionnel externe sous la forme d’un adverbe tem-porel comme en ce moment dans (4b). Le progressif explicite (4c) dĂ©clenche la lecture Ă©pistĂ©mique du verbe modal mĂȘme avec des verbes d’achĂšvement “extensibles” (achĂšvements qui donnent lieu Ă  une lecture progressive sous la coercition). Les Ă©tats sont des procĂšs non agentifs (non contrĂŽlables). Cepen-dant, comme nous l’avons vu dans la section 2.1., un verbe d’état peut se voir attribuer une lecture processuelle agentive sous l’effet de la coercition. L’interprĂ©tation agentive d’un verbe d’état est in-compatible avec la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Elle entraĂźne une lecture circonstancielle, gĂ©nĂ©ralement dĂ©ontique, du verbe modal. Cette lec-ture, qui situe le point initial de l’actualisation dans la postĂ©rioritĂ©, est possible dans (5a) et mĂȘme dans (5b). Ce dernier exemple peut ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme une requĂȘte indirecte, adressĂ©e Ă  l’allocutaire, de mettre le lait dans le frigo. L’impossibilitĂ© de tout contrĂŽle dans (5c, d) ne laisse aucune autre option Ă  l’exception de la lecture Ă©pis-tĂ©mique, qui se caractĂ©rise par la relation de simultanĂ©itĂ© 9.

(5) a) Jean doit ĂȘtre dans mon bureau (demain matin) (= Jean doit venir dans mon bureau)

b) Le lait doit ĂȘtre dans le frigo (= Tu dois mettre le lait dans le frigo) c) Cette riviĂšre doit ĂȘtre trĂšs longue d) Il peut pleuvoir en ce moment Ă  New York

La question de savoir si les achÚvements, particuliÚrement tels que (6b), donnent lieu à la modalité épistémique est bien plus con-troversée.

(6) a) Marie peut / pouvait partir b) Jean doit / devait arriver d’une minute à l’autre

Les achĂšvements situent le prĂ©jacent dans la postĂ©rioritĂ© soit par rapport au point de l’énonciation (si le verbe modal est au prĂ©sent), soit, avec l’imparfait, par rapport Ă  un point d’évaluation localisĂ© dans le passĂ©, et donc par rapport Ă  l’état modal dĂ©notĂ© par le verbe modal. Dans (6a), la relation de postĂ©rioritĂ© impose prioritairement 9. L’interprĂ©tation Ă©pistĂ©mique est une sorte d’option “de derniĂšre chance”. Elle s’impose quand aucune interprĂ©tation radicale (circonstancielle et celle de capacitĂ©) n’est disponible. Selon les donnĂ©es expĂ©rimentales de Champaud, Bassano & Hickmann (1993), la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique est acquise par les enfants francophones bien plus tard que les autres modalitĂ©s.

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POUVOIR ET DEVOIR : MODALITÉ, ASPECT ET TEMPORALITÉ 153

des lectures circonstancielles, notamment la modalitĂ© dĂ©ontique (au-torisation donnĂ©e Ă  Marie) et la possibilitĂ© interne (physique, morale) ou externe (circonstances). Dans (6b), le contenu lexical du complĂ©ment infinitival (Jean ar-river d’une minute Ă  l’autre) est tel qu’il Ă©limine la lecture dĂ©ontique et la possibilitĂ© interne. La lecture la plus probable est celle en termes de programmation : le locuteur (ou un autre Ă©nonciateur) dispose de certaines informations compatibles avec l’actualisation future du prĂ©jacent dans le monde factuel. Tout comme dans (4a, b, c), la base modale est donc Ă©pistĂ©mique (tenant compte de certaines infor-mations). Cependant, ce qui diffĂ©rencie la modalitĂ© dans (6b) de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique (cf. (3) et (4)) et la rapproche des modalitĂ©s circonstancielles, c’est la relation de postĂ©rioritĂ©. Tout comme dans les modalitĂ©s circonstancielles, l’état modal dans (6b) prendra fin au moment de l’actualisation du prĂ©jacent dans le monde factuel. Dans les exemples (3) et (4), suite Ă  la relation de simultanĂ©itĂ© entre l’état modal dĂ©notĂ© par le verbe modal et le prĂ©jacent, l’actualisation de celui-ci est entiĂšrement localisĂ©e dans des mondes possibles. La modalitĂ© Ă©pistĂ©mique ne suppose pas d’actualisation future dans le monde factuel. Pour cette raison nous classons la modalitĂ© de (6b) parmi les modalitĂ©s circonstancielles (programmation, possibilitĂ© externe). Cela nous permet de conclure que, lorsque le verbe modal est au prĂ©sent ou Ă  l’imparfait, l’interprĂ©tation Ă©pistĂ©mique est dĂ©clenchĂ©e par la relation de simultanĂ©itĂ© entre l’état modal dĂ©signĂ© par le verbe modal et l’actualisation du prĂ©jacent, entiĂšrement localisĂ©e dans des mondes possibles. La relation de simultanĂ©itĂ© est disponible avec des verbes d’état, des verbes d’activitĂ© ou d’accomplissement en lec-ture progressive, ainsi qu’avec des achĂšvements “extensibles” en lecture progressive. La modalitĂ© Ă©pistĂ©mique est compatible aussi bien avec des procĂšs agentifs (ex. (4b, c)) qu’avec des procĂšs non agentifs (ex. (5c, d)). Dans ce dernier cas, seule la lecture Ă©pistĂ©mique du verbe modal est disponible (cf. section 3.2.).

2.3.2. Point d’évaluation et “atemporalitĂ©â€ du verbe modal

En relation avec les exemples (3a, b), repris ci-dessous dans (7a, b), nous avons posĂ© la question de savoir si pouvoir et devoir rĂ©fĂšrent Ă  l’état modal, c’est-Ă -dire l’état de possible, du prĂ©jacent Paul ĂȘtre dans son bureau ou plutĂŽt Ă  l’état Ă©pistĂ©mique (Ă©tat des croyances en fonction des informations disponibles) du locuteur (7a) ou d’un autre Ă©valuateur (Marie dans (7b)).

(7) a) Paul doit / peut ĂȘtre dans son bureau (maintenant) b) Paul devait ĂȘtre dans son bureau. Marie savait qu’il Ă©tait toujours lĂ 

Ă  cette heure-ci

Selon une approche largement consensuelle, le verbe modal rĂ©fĂšre Ă  l’état Ă©pistĂ©mique du locuteur (Ă©valuateur) au moment de l’éva-

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154 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

luation (cf., entre autres, Palmer (1990), Condoravdi (2002), Stowell (2004), Hacquard (2006), Demirdache & Uribe-Etxebarria (2008)). Ainsi, Palmer (1990 : 44) estime que :

[w]ith epistemic modality only the proposition [= préjacent] can be past [
]. The modality is not marked for past, for the obvious reason that an epistemic modal makes a (performative) judgment at the time of speaking [
].

Cette position a des implications sur le traitement des relations tem-porelles. La thÚse principale soutenue par cette approche est repré-sentée dans (8) :

(8) MOD > T / ASP > P

La formule (8) postule que, comme le verbe modal, porteur de l’opĂ©-rateur modal (MOD), rĂ©fĂšre Ă  l’état Ă©pistĂ©mique de l’évaluateur au moment de l’évaluation, MOD se situe hors de la portĂ©e de l’opĂ©ra-teur temporel (T) et de l’opĂ©rateur aspectuel (ASP). Étant toujours rattachĂ©, sur le plan temporel, au point de l’évaluation, le verbe mo-dal, quelle que soit sa morphologie temporelle, est traitĂ© comme libre de temps (T) et d’aspect (ASP), ces deux opĂ©rateurs n’affectant que le prĂ©jacent P. Cette conception “atemporelle” de la modalitĂ© Ă©pis-tĂ©mique est supposĂ©e ĂȘtre universelle et indĂ©pendante de la langue. Pour simplifier la terminologie, nous appellerons l’approche reprĂ©-sentĂ©e dans (8) approche “atemporelle”. Au premier abord, la conception reprĂ©sentĂ©e dans (8) peut sem-bler quelque peu Ă©tonnante pour les langues qui, comme le français, marquent le temps sur le verbe modal. Cependant, l’idĂ©e centrale de l’approche “atemporelle” est que le temps de l’actualisation du prĂ©jacent (et, pour certains, l’aspect) peut ĂȘtre marquĂ© soit sur l’in-finitif, soit sur le verbe modal. Dans cette section, nous examinerons la maniĂšre dont cette approche s’applique aux verbes modaux en français. L’approche “atemporelle” s’appuie au dĂ©part sur l’anglais. En an-glais, les verbes modaux could, might, must, spĂ©cialisĂ©s dans l’ex-pression de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique, ne marquent plus la diffĂ©rence entre le prĂ©sent et le passĂ© (cf., par exemple, Depraetere (2012)) et, selon certains auteurs, ils sont dĂ©pourvus de temps sĂ©mantique (cf. Abusch (1997), Condoravdi (2002), Demirdache & Uribe-Etxebarria(2008)) 10. Par consĂ©quent, c’est l’infinitif qui apporte des indications sur les relations temporelles. Dans (9a), l’infinitif d’un verbe statif (ou un infinitif progressif) implique la relation de simultanĂ©itĂ©. Dans (9b), l’infinitif composĂ© marque l’antĂ©rioritĂ©. La traduction française de (9a, b), oĂč nous Ă©vi-tons intentionnellement le conditionnel, ne rend pas compte de l’atem- 10. Portner (2009 : 223) observe Ă  ce propos : « In English, it is difficult to see whether tense occurs in a modal sentence. (For this reason, it is unfortunate that English is the language on which most relevant theoretical research has been done [
]) ».

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POUVOIR ET DEVOIR : MODALITÉ, ASPECT ET TEMPORALITÉ 155

poralité du verbe modal anglais, puisque le verbe français porte la marque du présent.

(9) a) John must (could / might) be in London “John doit ĂȘtre Ă  Londres (maintenant)” b) John must (could / might) have been in London Lit. : “John doit avoir Ă©tĂ© Ă  Londres”

Dans (9a), la relation de simultanĂ©itĂ© s’établit par dĂ©faut par rapport au moment de l’énonciation. En l’absence de contre-indications, l’éva-luation modale est donc attribuĂ©e au locuteur, de sorte que le point de l’évaluation se situe au moment de l’énonciation. Dans (9b), c’est la relation d’antĂ©rioritĂ© qui s’établit, Ă©galement par dĂ©faut, par rap-port au moment de l’énonciation, qui coĂŻncide avec le point de l’éva-luation. La maniĂšre dont l’analyse “atemporelle” s’applique au français est reprĂ©sentĂ©e dans (10) :

(10) TÉVAL prĂ©sent / passĂ© [MOD [TprĂ©sent / passĂ© [P]]]

Le verbe modal, porteur de l’opĂ©rateur modal (MOD), transmet son trait sĂ©mantique temporel, /prĂ©sent/ ou /passĂ©/, Ă  l’infinitif, qui dĂ©-note le prĂ©jacent (P) : TprĂ©sent / passĂ© [P]. Cet opĂ©rateur temporel loca-lise l’actualisation du prĂ©jacent dans le prĂ©sent ou dans le passĂ© par rapport au moment de l’énonciation. Quant au verbe modal, dĂ©pourvu de son trait temporel, il renvoie au point de l’évaluation (TÉVAL), qui prend soit la valeur du temps de l’énonciation (TÉVAL prĂ©sent) (si l’éva-luation est attribuĂ©e au locuteur), soit la valeur d’un temps d’énon-ciation transfĂ©rĂ© dans le passĂ© (TÉVAL passĂ©), par exemple le temps de la pensĂ©e de Marie dans (7b), lorsqu’il s’agit d’une sorte de dis-cours indirect libre. Les phrases au prĂ©sent (ex. (7a)) ne mettent pas en Ă©vidence ce mĂ©canisme, puisque le point de l’évaluation se situe au moment de l’énonciation, de sorte que l’actualisation du prĂ©jacent est simulta-nĂ©e Ă  ces deux points, qui n’en forment qu’un seul. Les relations tem-porelles de (7a), repris dans (11a), sont reprĂ©sentĂ©es dans (11b), qui est explicitĂ© dans (11c). Le point de l’évaluation, auquel est rattachĂ© le temps de l’état modal Ă©pistĂ©mique dĂ©notĂ© par le verbe modal, c’est le moment oĂč L (le locuteur) trouve possible que P. Cette for-mule rend compte du contenu subjectif de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Pour mettre en Ă©vidence les relations temporelles dans nos explici-tations (cf. 11c), le subjonctif normatif sera remplacĂ© par l’indicatif.

(11) a) Paul doit / peut ĂȘtre dans son bureau (maintenant) b) TÉVAL prĂ©sent [MOD [TprĂ©sent [P]]] c) Tenant compte des informations que L a maintenant, il trouve possible

(maintenant) que [Paul est dans son bureau (maintenant)]

Pour les phrases Ă  l’imparfait (ou, pour l’anglais, lorsque le con-texte impose une interprĂ©tation analogue Ă  celle de l’imparfait), on estime qu’elles reprĂ©sentent toujours l’une ou l’autre variante du

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156 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

discours indirect libre, oĂč l’évaluation est effectuĂ©e par un person-nage Ă  partir d’un point de l’évaluation localisĂ© dans le monde du discours (cf. Palmer (1990 : 65), Abusch (1997), Hacquard (2006), Boogaart (2007), Portner (2009 : 229), Depraetere (2012 : 998)). C’est effectivement le cas dans (7b), repris dans (12a) :

(12) a) Paul devait ĂȘtre dans son bureau. Marie savait qu’il Ă©tait toujours lĂ  Ă  cette heure-ci

b) TÉVAL passĂ© [MOD [TpassĂ© [P]]] c) Tenant compte des informations que Marie avait (au moment de sa

pensée), elle trouvait possible (alors) que [Paul était dans son bureau (alors)]

Notons que, dans (12), la localisation du point de l’évaluation dans le passĂ© n’est pas due Ă  l’imparfait en tant que tel, mais Ă  l’interprĂ©-tation de l’énoncĂ© sur le mode de discours indirect libre. Cependant, tous les Ă©noncĂ©s Ă  l’imparfait ne relĂšvent pas du dis-cours indirect libre. Le cas le plus frĂ©quent et le plus banal des Ă©non-cĂ©s Ă©pistĂ©miques Ă  l’imparfait est illustrĂ© par (13a) et sa version an-glaise (13b), exemples provenant du corpus parallĂšle multilingue EUROPARL 11.

(13) a) Ils devaient ĂȘtre bien jeunes Ă  l’époque de la guerre d’indĂ©pendance b) They must have been very young when the war of independence was

on (EUROPARL, orig.) c) TÉVAL prĂ©sent [MOD [TpassĂ© [P]]] d) Tenant compte des informations que L a maintenant, il trouve possible

(maintenant) que [ces gens Ă©taient bien jeunes (Ă  l’époque de la guerre)]

Aussi bien dans (13a) que dans (13b), le point de l’évaluation se si-tue au moment de l’énonciation, tandis que le prĂ©jacent est actualisĂ© dans le passĂ©. Dans (13a), c’est le verbe modal Ă  l’imparfait qui trans-met Ă  l’infinitif son trait temporel /passĂ©/. Dans (13b), c’est l’infi-nitif composĂ© qui porte le trait /antĂ©rioritĂ©/, interprĂ©tĂ© comme un opĂ©rateur du passĂ©. Il convient de souligner qu’en français, le verbe modal transmet Ă  l’infinitif uniquement son trait temporel, /prĂ©sent/ ou /passĂ©/. Le trait aspectuel /bornĂ©/ ou /non bornĂ©/, impliquĂ© par le temps du verbe modal, n’est pas transmis Ă  l’infinitif. La raison en est que, contrai-rement Ă  l’opĂ©rateur temporel (T), le trait aspectuel /(non) bornĂ©/ a une portĂ©e trĂšs Ă©troite, qui n’affecte que le verbe porteur de ce trait. Par consĂ©quent, le verbe modal et le verbe Ă  l’infinitif peuvent avoir chacun leur propre trait aspectuel. Cette restriction n’est pas apparente dans (13), oĂč aussi bien l’imparfait du verbe modal que le verbe statif Ă  l’infinitif se caractĂ©risent par le mĂȘme trait /non 11. Le corpus EUROPARL, disponible sur les sites http://www.statmt.org/europarl et http://the.sketchengine.co.uk, contient des discours originaux prononcĂ©s au Par-lement europĂ©en ainsi que leurs traductions dans les langues de l’Union europĂ©enne. Dans les exemples avec la rĂ©fĂ©rence EUROPARL, la version originale est indiquĂ©e par « orig. » ; la version sans cette indication est une traduction.

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POUVOIR ET DEVOIR : MODALITÉ, ASPECT ET TEMPORALITÉ 157

bornĂ©/. En revanche, elle se manifeste clairement lorsque le verbe modal est au passĂ© composĂ©, qui implique le trait /bornĂ©/. Ainsi, dans (14a), la substitution du passĂ© composĂ© Ă  l’imparfait de (13a) ne modifie pas le trait aspectuel /non bornĂ©/ du verbe Ă  l’infinitif, tra-duit par l’imparfait dans (14b) :

(14) a) Ils ont dĂ» ĂȘtre bien jeunes Ă  l’époque de la guerre d’indĂ©pendance b) 
L trouve possible (maintenant) que [ces gens Ă©taient bien jeunes

(Ă  l’époque de la guerre)]

Contrairement Ă  la thĂšse dĂ©fendue par l’approche “atemporelle”, on trouve aussi des cas oĂč le temps du verbe modal n’est pas ratta-chĂ© au point de l’évaluation. Le verbe modal reste alors sous la por-tĂ©e de son opĂ©rateur temporel 12. Cela arrive lorsque le locuteur Ă©met un jugement a posteriori au sujet d’une possibilitĂ© localisĂ©e antĂ©rieu-rement. Comparons les exemples (15a) et (15b) et leurs reprĂ©sentations respectives dans (15a’), (15a”) et (15b’), (15b”) :

(15) a) Oui, il pouvait y avoir un risque gĂ©nocidaire (François Hollande, sur la Centrafrique, France info, 17 janvier 2014) (= Nous avons pensĂ© (Ă  ce moment-lĂ ) qu’il pouvait y avoir
)

a’) TÉVAL passĂ© [MOD [TpassĂ© [P]]] a”) Tenant compte des informations que L avait alors, il trouvait possible

(alors) (que) [il y avait un risque gĂ©nocidaire (alors)] b) Oui, il pouvait y avoir un risque gĂ©nocidaire (au moment oĂč nous

avons pris la dĂ©cision). Nous en avons des preuves maintenant b’) TÉVAL prĂ©sent [TpassĂ© [MOD [P]]] b”) Tenant compte des informations que L a maintenant, il trouve (main-

tenant) qu’il Ă©tait possible (alors) que [il y avait un risque gĂ©nocidaire (alors)]

L’énoncĂ© (15a) est interprĂ©tĂ© par dĂ©faut comme une variante du dis-cours indirect libre (cf. (15a’) et (15a”)) : le locuteur dĂ©place son point de l’évaluation dans le passĂ©, au moment oĂč il Ă©valuait le degrĂ© de possibilitĂ© d’un risque gĂ©nocidaire par rapport Ă  ses croyances Ă  ce moment. Dans la version manipulĂ©e (15b) (cf. (15b’) et (15b”)), le contexte signale que le point de l’évaluation se situe au moment de l’énonciation (TÉVAL prĂ©sent), tandis que le verbe modal (MOD) reste sous la portĂ©e de l’opĂ©rateur du passĂ© (TpassĂ©) parce que la pos-sibilitĂ© est localisĂ©e dans le passĂ©. Le degrĂ© de possibilitĂ© d’un risque gĂ©nocidaire (Ă  l’époque des faits) est ainsi Ă©valuĂ© par le locuteur par rapport aux informations disponibles au moment de l’énonciation (maintenant) 13.

12. Des cas oĂč le verbe modal reste sous la portĂ©e de l’opĂ©rateur temporel sont discutĂ©s dans von Fintel & Gillies (2007), Eide (2010), Martin (2011). 13. Marc Dominicy observe (communication personnelle) que le discours de M. Hollande citĂ© dans (15a) serait plus efficace du point de vue rhĂ©torique s’il Ă©tait formulĂ© sur le mode de (15b).

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158 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Nous avons examinĂ© dans cette section la maniĂšre dont l’analyse “atemporelle” s’applique au français, oĂč, contrairement Ă  l’anglais, le temps est marquĂ© sur le verbe modal. Nous avons montrĂ© que, pour pouvoir ĂȘtre rattachĂ© au point de l’évaluation, le verbe modal se dĂ©gage de son trait temporel en le transmettant Ă  l’infinitif. L’ana-lyse “atemporelle” rend bien compte de la composante subjective, “performative”, de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique (cf. Lyons (1977), von Fintel & Gillies (2007)). En posant que le verbe modal dĂ©note un Ă©tat modal simultanĂ© au point de l’évaluation, l’analyse “atemporelle” traduit l’idĂ©e que le prĂ©jacent n’est actualisĂ© que dans les hypothĂšses du locuteur, simultanĂ©es Ă  son Ă©valuation. Cependant, la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique contient, selon nous, une autre composante modale sous-jacente, une modalitĂ© “objective”, assertive (cf. von Fintel & Gillies (2007)), de type alĂ©thique 14, dans laquelle le verbe modal ne fait rien d’autre que d’indiquer que le prĂ©jacent est actualisĂ© dans des mondes possibles. EnchĂąssĂ©e dans la modalitĂ© subjective, cette composante “objective” se manifeste plus nettement dans les langues qui, comme le français, marquent le temps sur le verbe modal. Avant de transmettre son trait temporel au prĂ©jacent pour pouvoir renvoyer aux hypothĂšses du locuteur, le verbe modal dĂ©note l’état de possible du prĂ©jacent et situe les mondes possibles dans lesquels celui-ci est actualisĂ© par rapport au point de l’énoncia-tion sans tenir compte du point de l’évaluation. Selon la dĂ©finition de Declerck (2011) citĂ©e dans l’introduction de la section 3., la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique ne pose pas la question de savoir si le prĂ©jacent est actualisĂ© ou non dans des mondes possibles. La question qu’elle pose concerne le degrĂ© auquel ces mondes pos-sibles sont compatibles avec l’état Ă©pistĂ©mique (croyances, infor-mations disponibles) du locuteur. Or, si la question de l’actualisation du prĂ©jacent dans des mondes possibles ne se pose pas (ou plus) au moment de l’évaluation, c’est parce que ces mondes sont prĂ©ala-blement introduits et localisĂ©s dans le temps par la composante “ob-jective” de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique.

14. Lyons (1977) et Palmer (1990) distinguent une modalitĂ© Ă©pistĂ©mique objective et une modalitĂ© Ă©pistĂ©mique subjective. Certains autres auteurs estiment qu’il est difficile de faire une distinction entre la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique objective et la moda-litĂ© alĂ©thique (voir Portner (2009 : 123)). Depraetere & Reed (2011) distinguent une modalitĂ©, qu’elles appellent « possibilitĂ© gĂ©nĂ©rale de la situation », qui est similaire Ă  la composante “objective” de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique.

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POUVOIR ET DEVOIR : MODALITÉ, ASPECT ET TEMPORALITÉ 159

3. POUVOIR ET DEVOIR AU PASSÉ COMPOSÉ : DÉMODALISATION ET MODALITÉ ÉPISTÉMIQUE

3.1. Aspect perfectif sémantique et parfait

Dans la section 2., nous avons examinĂ© les cas de convergence aspectuelle entre l’aspect lexical statif des verbes modaux et l’aspect PdV imperfectif, exprimĂ© en français par le prĂ©sent et l’imparfait. Dans cette section 3., nous examinerons la divergence aspectuelle qui se produit lorsque le verbe modal est au passĂ© composĂ©. Le passĂ© composĂ© exprime l’aspect PdV perfectif en ce sens que ce temps implique le trait aspectuel /bornĂ©/. Cependant, la dĂ©finition de l’aspect perfectif que nous adoptons dans cette section dĂ©finit non pas l’aspect “point de vue”, oĂč l’aspect perfectif se ramĂšne au bornage, mais l’opĂ©rateur perfectif sĂ©mantique (abstrait). Un temps verbal comme le passĂ© composĂ©, qui est perfectif en termes de “point de vue”, c’est-Ă -dire bornĂ©, peut, mais ne doit pas nĂ©cessairement se voir associer l’opĂ©rateur perfectif sĂ©mantique. L’approche que nous adoptons dĂ©finit l’aspect perfectif sĂ©mantique en recourant Ă  la sĂ©mantique des intervalles (Klein (1994, 1995), Paslawska & von Stechow (2003 : 314)). Dans ce cadre, l’aspect perfectif sĂ©mantique est dĂ©fini par l’inclusion du temps de l’évĂ©ne-ment (τ(e)) dans le temps de rĂ©fĂ©rence (tr) : τ(e) tr. Lorsque l’opĂ©-rateur perfectif est associĂ© Ă  un temps passĂ©, ce temps apporte lui-mĂȘme son temps de rĂ©fĂ©rence et agit comme un quantificateur exis-tentiel qui lie le temps de l’évĂ©nement en l’incluant dans le temps de rĂ©fĂ©rence et en attribuant Ă  ce dernier une localisation sur l’axe du temps 15. En clair, l’opĂ©rateur perfectif dit qu’il y a (eu) un (et un seul) Ă©vĂ©nement de (+ nom de l’évĂ©nement) et que cet Ă©vĂ©nement a une localisation temporelle spĂ©cifique. Le fait que le temps verbal associĂ© Ă  l’opĂ©rateur perfectif apporte lui-mĂȘme son temps de rĂ©fĂ©rence en fait un temps aoristique. De plus, ce temps de rĂ©fĂ©rence est localisĂ© dans le monde factuel. L’as-pect perfectif sĂ©mantique, au sens oĂč il est dĂ©fini ici, n’est pas nĂ©ces-sairement grammaticalisĂ© sous l’espĂšce d’une forme temporelle (un temps verbal). Un temps verbal qui implique le trait aspectuel /bornĂ©/, par exemple le passĂ© composĂ©, peut s’associer Ă  l’opĂ©rateur perfec-tif sĂ©mantique sous certaines conditions, sans pour autant le gram-maticaliser.

15. Dans les langues slaves, oĂč l’aspect est autonome par rapport au temps externe, l’aspect ne situe pas l’évĂ©nement sur l’axe temporel (voir Milliaressi (dans ce vo-lume)). Le temps de rĂ©fĂ©rence dans lequel l’évĂ©nement est inclus est apportĂ© non pas par un temps verbal, mais par des prĂ©fixes. Les prĂ©fixes dĂ©notent une “trajec-toire” de l’évĂ©nement (au sens de Talmy (2000)) et enferment celui-ci dans cette trajectoire. Par consĂ©quent, l’opĂ©rateur aspectuel lie l’évĂ©nement et le temps interne de celui-ci (l’évĂ©nement apparaĂźt comme fini, complet), mais ne situe pas l’intervalle de rĂ©fĂ©rence (la trajectoire) sur l’axe temporel.

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160 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Le passĂ© composĂ© peut Ă©galement ĂȘtre interprĂ©tĂ© en termes de par-fait. Le parfait se distingue de l’aspect perfectif en ce qu’il est dĂ©fini par la postĂ©rioritĂ© du temps de rĂ©fĂ©rence par rapport au temps de l’évĂ©nement. Le temps de l’évĂ©nement et le temps de rĂ©fĂ©rence sont reliĂ©s par un intervalle, appelons-le intervalle de parcours du parfait(« perfect time span ») (cf., par exemple, McCoard (1978), Klein (1992), Paslawska & von Stechow (2003)). La particularitĂ© de cet intervalle de parcours consiste en ce qu’il ne s’arrĂȘte pas juste avant le point de rĂ©fĂ©rence mais inclut celui-ci. Ainsi, le temps de l’évĂ©-nement et le temps de rĂ©fĂ©rence se retrouvent dans un mĂȘme inter-valle. Pour les besoins de cette Ă©tude, nous ne distinguerons que deux types de parfait : le parfait rĂ©sultatif et le parfait existentiel. Avec le parfait rĂ©sultatif, l’état rĂ©sultant d’un Ă©vĂ©nement dĂ©notĂ© par un verbe tĂ©lique se maintient pendant l’intervalle de parcours et donc au point de rĂ©fĂ©rence (le point de l’énonciation pour le parfait prĂ©-sent) : Marie est arrivĂ©e Marie est ici (maintenant). Avec le par-fait existentiel, ce qui est pertinent au point de rĂ©fĂ©rence du parfait, c’est la question de savoir si (oui ou non) l’intervalle de parcours contient au moins une occurrence de l’évĂ©nement : (Oui,) j’ai (dĂ©jĂ )visitĂ© Paris (plus d’une fois) (depuis l’annĂ©e derniĂšre). Comme le montre cet exemple, l’intervalle de parcours peut ĂȘtre ouvert ou fermĂ© Ă  gauche (depuis l’annĂ©e derniĂšre). Le verbe dĂ©notant l’évĂ©nement peut tout aussi bien ĂȘtre tĂ©lique (cf. (16b)) qu’atĂ©lique. De maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, l’interprĂ©tation sur le mode de parfait existentiel surgit lorsque la question de l’occurrence, de la possibilitĂ© ou de la vraisem-blance d’un Ă©vĂ©nement antĂ©rieur est Ă©valuĂ©e au moment de l’énon-ciation. C’est cette pertinence par rapport au moment de l’énoncia-tion qui crĂ©e l’intervalle de parcours du parfait reliant le temps de l’évĂ©nement au temps de l’énonciation. Le passĂ© composĂ© français assume, dans la langue courante, une fonction de passĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©. Il permet aussi bien une interprĂ©tation aoristique, dans laquelle il est associĂ© Ă  l’opĂ©rateur perfectif sĂ©man-tique (16a), qu’une interprĂ©tation en termes de parfait (le parfait exis-tentiel dans (16b)) :

(16) a) J’ai rencontrĂ© Marie hier b) J’ai dĂ©jĂ  rencontrĂ© Marie (= J’ai dĂ©jĂ  eu au moins une occasion de

rencontrer Marie)

Nous reviendrons sur le cas du parfait dans la section 3.3. Dans la section 3.2., notre analyse se limitera au cas oĂč le passĂ© composĂ© est associĂ© Ă  l’opĂ©rateur perfectif sĂ©mantique.

3.2. Aspect perfectif sémantique et démodalisation

Dans (17a) et (17b), le passĂ© composĂ© permet une interprĂ©tation dans laquelle ce temps est associĂ© Ă  l’opĂ©rateur perfectif sĂ©mantique. Cette interprĂ©tation entraĂźne une lecture dĂ©modalisĂ©e de pouvoir et

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POUVOIR ET DEVOIR : MODALITÉ, ASPECT ET TEMPORALITÉ 161

devoir. Appelée implicative (Karttunen (1971)), ou encore factuelle,cette lecture implique que le préjacent est actualisé dans le monde factuel : Marie a effectivement pris le train (17a), a chanté (17b) :

(17) a) Marie a pu prendre le train ( Marie a pris le train) b) Marie a dĂ» chanter ( Marie a chantĂ©) c) Marie a pu ĂȘtre malade ( lecture implicative)

La question soulevĂ©e par (17a, b) est de savoir pourquoi l’aspect perfectif dĂ©modalise le verbe modal. La rĂ©ponse Ă  cette question dĂ©coule de la dĂ©finition de l’opĂ©rateur perfectif sĂ©mantique. Selon la dĂ©finition citĂ©e dans 3.1., l’opĂ©rateur perfectif agit comme un quan-tificateur existentiel qui produit un Ă©vĂ©nement. La portĂ©e de l’opĂ©-rateur perfectif s’étend non uniquement sur le verbe modal, qui ne produit pas d’évĂ©nement, mais sur l’ensemble du bloc formĂ© par le verbe modal et l’infinitif. Il lie le temps de l’état modal et celui de l’évĂ©nement en les comprimant en un seul intervalle pour les enfer-mer dans le mĂȘme temps de rĂ©fĂ©rence localisĂ© dans le monde factuel. Cette opĂ©ration produit un Ă©vĂ©nement unique, dĂ©pourvu d’état mo-dal, localisĂ© dans le monde factuel. Dans (17a), avec un verbe d’achĂš-vement, la lecture perfective implique qu’il y a eu un Ă©vĂ©nement de Marie pouvoir-prendre le train, oĂč pouvoir fait partie du prĂ©di-cat dĂ©notant l’évĂ©nement. Dans (17b), avec un verbe d’activitĂ©, l’opĂ©rateur perfectif produit une lecture inchoative de celui-ci : il y a eu un Ă©vĂ©nement de Marie devoir-chanter. Dans (17c), avec un verbe d’état qui ne se prĂȘte pas Ă  une interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle, l’opĂ©rateur perfectif ne peut pas produire un Ă©vĂ©nement. La seule option disponible est alors la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique, dans laquelle le passĂ© composĂ© n’est pas associĂ© Ă  l’opĂ©rateur perfectif (cf. plus bas). La lecture implicative est reprĂ©sentĂ©e dans (18), qui montre que c’est le bloc [verbe modal + prĂ©jacent] qui se trouve dans la portĂ©e de l’opĂ©rateur perfectif (ASPperfectif). La reprĂ©sentation [MOD + P], et non pas MOD > P 16, rend compte de la dĂ©modalisation du verbe modal. Celui-ci n’a plus de portĂ©e modale sur P mais forme un bloc pĂ©riphrastique avec l’infinitif pour dĂ©noter un Ă©vĂ©nement dĂ©pourvu d’état modal.

(18) ASPperfectif [MOD + P] (interprétation implicative (factuelle))

Il est Ă©vident que la lecture implicative ne peut pas ĂȘtre obtenue avec l’imparfait (19) (cf. Hacquard (2006), Mari & Martin (2009), Martin (2011), Laca (2012)) :

(19) Marie pouvait / devait prendre le train / chanter

16. La représentation T / ASP > MOD > P est proposée dans Hacquard (2006), Laca (2012).

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162 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Impliquant le trait /non bornĂ©/, ce temps n’est pas apte Ă  s’associer Ă  l’opĂ©rateur perfectif. Étant donnĂ© que le point de rĂ©fĂ©rence de l’im-parfait est localisĂ© “au milieu” de l’état modal, l’infinitif des verbes Ă©vĂ©nementiels dans (19) situe le prĂ©jacent dans la postĂ©rioritĂ© par rapport au point de rĂ©fĂ©rence, ce qui produit une lecture circonstan-cielle (cf. section 2.1.). Pour mieux cerner le sens lexical de pouvoir et devoir dans la lecture implicative, nous examinerons d’abord les facteurs qui em-pĂȘchent cette lecture. Notons tout d’abord que la lecture implicative n’est pas la seule interprĂ©tation possible de (17a, b). Tout comme (17c), ces phrases permettent Ă©galement une interprĂ©tation Ă©pistĂ©mique du verbe mo-dal, paraphrasable, pour (17a), par Marie a peut-ĂȘtre pris le trainet, pour (17b), par Marie a sans doute chantĂ©. Cette interprĂ©tation est incompatible avec la lecture perfective du passĂ© composĂ©, puisque l’opĂ©rateur perfectif sĂ©mantique produit inĂ©vitablement un Ă©vĂ©ne-ment localisĂ© dans le monde factuel. La conclusion en est que la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique force une interprĂ©tation du passĂ© composĂ© sur le mode de parfait et, inversement, l’interprĂ©tation du passĂ© composĂ© sur le mode de parfait entraĂźne la lecture Ă©pistĂ©mique du verbe mo-dal (cf. section 3.3.). La lecture implicative (factuelle) est bloquĂ©e lorsque l’infinitif dĂ©-note un procĂšs non agentif (non contrĂŽlable) (cf. Laca (2012, n. 8), Mari & Martin (2009)). Dans (20a, b, c), oĂč il n’y a aucun agent inten-tionnel, seule la lecture Ă©pistĂ©mique est disponible :

(20) a) (– Tiens ! La porte est fermĂ©e. Pourtant, je l’avais laissĂ©e ouverte) – Elle a dĂ» se fermer sous un coup de vent b) (– Je ne trouve pas ma clĂ©) – La clĂ© a pu tomber par terre quand tu as ouvert ton sac c) Cette situation a dĂ» ĂȘtre ingĂ©rable

Des phrases comme (20a, b), avec des verbes Ă©vĂ©nementiels, re-quiĂšrent un soutien important du contexte 17. Typiquement, les verbes modaux en lecture Ă©pistĂ©mique sont employĂ©s avec l’infinitif d’un verbe d’état (20c). Étant des procĂšs non agentifs, les Ă©tats bloquent la lecture implicative (factuelle) (si le verbe ne se prĂȘte pas Ă  la lec-ture Ă©vĂ©nementielle). En l’absence d’agent intentionnel, la lecture Ă©pistĂ©mique reste la seule option disponible. Notons toutefois que l’agent intentionnel n’est pas nĂ©cessairement dĂ©notĂ© par le sujet syntaxique. Le procĂšs reste agentif lorsque le verbe modal est suivi de la forme passive de l’infinitif (21a, b) :

17. Les phrases (20a, b) prĂ©supposent l’actualisation de l’évĂ©nement dans le monde factuel (la porte s’est fermĂ©e, la clĂ© a disparu). L’opĂ©rateur modal ne porte que sur la maniĂšre, la cause, les circonstances, etc. de l’actualisation. Le fait que l’inter-prĂ©tation Ă©pistĂ©mique requiĂšre, dans certains cas, une prĂ©supposition est mentionnĂ© dans Guimier (1989). Ce sujet mĂ©rite une Ă©tude plus approfondie.

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POUVOIR ET DEVOIR : MODALITÉ, ASPECT ET TEMPORALITÉ 163

(21) a) La machine a pu ĂȘtre rĂ©parĂ©e b) Jean a dĂ» ĂȘtre hospitalisĂ© c) La porte a dĂ» ĂȘtre fermĂ©e de l’intĂ©rieur ( puisque je n’ai pas rĂ©ussi Ă 

l’ouvrir hier)

Cette agentivitĂ© implicite autorise l’interprĂ©tation implicative (fac-tuelle) : dans (21a), il y a eu un Ă©vĂ©nement de quelqu’un pouvoir-rĂ©parer la machine ; dans (21b), il y a eu un Ă©vĂ©nement de quelqu’un devoir-hospitaliser Jean. Dans (21c), le contexte citĂ© entre paren-thĂšses promeut la lecture modale Ă©pistĂ©mique. Sans ce contexte, le procĂšs peut ĂȘtre vu comme agentif (quelqu’un a vite fermĂ© la porte de l’intĂ©rieur pour empĂȘcher une intrusion indĂ©sirable), ce qui donne lieu Ă  la lecture implicative. Dans la lecture implicative de (21c), de mĂȘme que dans (21a, b), le passĂ© composĂ© agit comme un quantificateur existentiel qui pro-duit un Ă©vĂ©nement unique. L’infinitif Ă  ĂȘtre (ĂȘtre fermĂ©(e) dans (21c)) ne dĂ©note pas un Ă©tat mais fait partie du prĂ©dicat dĂ©notant l’évĂ©ne-ment : il y a eu un Ă©vĂ©nement de quelqu’un devoir-fermer la porte.Par contre, dans la lecture Ă©pistĂ©mique de (21c), l’infinitif Ă  ĂȘtre a une interprĂ©tation stative (= La porte Ă©tait sans doute fermĂ©e de l’intĂ©rieur). Ce contraste montre la diffĂ©rence entre un passĂ© com-posĂ© associĂ© Ă  l’opĂ©rateur perfectif sĂ©mantique et un passĂ© composĂ© qui n’implique que le trait aspectuel /bornĂ©/, qui reste confinĂ© au verbe modal. L’incompatibilitĂ© des procĂšs non agentifs avec la lecture implica-tive ne peut ĂȘtre due qu’au sens lexical que pouvoir et devoir ac-quiĂšrent dans cette lecture. Pour capter le sens de pouvoir implicatif (factuel), nous ferons appel au perfectif grammaticalisĂ© en russe, oĂč le verbe mo (“pou-voir”, imperf.) a son pendant perfectif smo 18. Ce verbe perfectif ne donne lieu qu’à la lecture factuelle 19. Il requiert un agent inten-tionnel et dĂ©note une rĂ©alisation unique d’une possibilitĂ© interne. Dans (22a), avec l’infinitif d’un verbe perfectif, il s’agit d’une action ponctuelle. Dans (22b), avec l’infinitif d’un verbe d’activitĂ© imper-fectif, smo impose une lecture inchoative de l’infinitif. L’exemple (22c) montre que smo est incompatible avec un procĂšs non agentif.

(22) a) On smog dostat’ bilety Il.NOM pouvoir.PERF.PASSÉ obtenir.PERF tickets “Il a pu obtenir les tickets” b) Blagodaria vra am, on smog xodit’ GrĂące mĂ©decins.DAT il.NOM pouvoir.PERF.PASSÉ marcher.IMPERF “GrĂące aux mĂ©decins, il a pu marcher”

18. Selon van der Auwera & Plungian (1998), l’usage du verbe perfectif smone s’est stabilisĂ© qu’au dĂ©but du XXe siĂšcle. Avant cette grammaticalisation, seul le verbe imperfectif mo Ă©tait disponible. 19. Le terme de lecture implicative ne convient pas dans ce cas, puisque le sens factuel n’est pas impliquĂ© mais constitue l’unique sens lexical de ce verbe perfectif.

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c) *Kliu smog upast’ ClĂ©.NOM pouvoir.PERF.PASSÉ tomber.PERF “La clĂ© a pu (= a rĂ©ussi Ă ) tomber”

Contrairement aux autres verbes perfectifs Ă  morphologie similaire, le verbe perfectif smo ne dĂ©note pas la rĂ©alisation d’une capacitĂ© prĂ©existante de l’agent 20. Il implique qu’il y a des facteurs adverses, quelle que soit leur nature (matĂ©rielle, dĂ©ontique, morale), qui s’op-posent (ou s’opposaient) Ă  la rĂ©alisation de l’action. La modalitĂ© rĂ©si-duelle de smo est analogue Ă  celle de l’expression to be able toen anglais lorsque celle-ci dĂ©note une actualisation unique dans le passĂ© : He was able to lift the piano yesterday (cf. Depraetere (2012 : 999-1000)). L’analogue russe du verbe devoir n’est pas un verbe mais une forme adjectivale (forme courte) : on dolĆŸen 21. Étant employĂ©e avec l’auxi-liaire byt’ (“ĂȘtre”), cette forme est dĂ©pourvue d’aspect. Cependant, il existe bien un verbe perfectif, employĂ© dans la construction dative emu priĆĄlos’ (“il a dĂ»â€, perf.) (23) :

(23) a) Emu priĆĄlos’ prodat’ dom Il.DAT devoir.PERF.PASSÉ vendre.PERF.PASSÉ maison.ACC “Il a dĂ» vendre la maison”

Tout comme smo , ce verbe perfectif n’offre que la lecture factuelle et requiert un agent intentionnel (dĂ©notĂ© par le datif). Son sens lexi-cal est limitĂ© Ă  la nĂ©cessitĂ© externe (“ĂȘtre obligĂ© par les circonstances”) et implique qu’il y a des facteurs contraignants qui interviennent dans la rĂ©alisation de l’action. Cette comparaison suggĂšre que le sens modal rĂ©siduel, celui qui subsiste dans les interprĂ©tations implicatives de pouvoir et devoir,est la rĂ©alisation d’une possibilitĂ© interne pour pouvoir et de la nĂ©ces-sitĂ© externe pour devoir, les deux cas exigeant un agent intentionnel. Nos conclusions dans cette section sont les suivantes : (i) l’opĂ©rateur perfectif sĂ©mantique, tel qu’il est dĂ©fini dans 3.1., ne peut produire que la lecture implicative (factuelle) du verbe modal, dans laquelle celui-ci est dĂ©modalisĂ© (cf. ex. (17a, b) et (21a, b, c)) ; (ii) le sens de pouvoir et devoir dans la lecture implicative est tel qu’il est incompatible avec les procĂšs non agentifs (non contrĂŽlables) (ex. (20a, b, c)) ; (iii) aussi bien les procĂšs agentifs (ex. (17a, b)) que les procĂšs non agentifs (ex. (20a, b, c)) sont compatibles avec l’interprĂ©tation Ă©pis-tĂ©mique du verbe modal ; 20. Le prĂ©fixe perfectivant s- s’ajoute typiquement aux verbes d’activitĂ© imperfec-tifs pour produire un verbe d’accomplissement perfectif (avec son point de culmi-nation), par ex. pet’ (“chanter”, activitĂ©, imperf.) – spet’ (“chanter (par ex. une chanson)”, accomplissement, perf.). Bien que le perfectif smo relĂšve du mĂȘme modĂšle dĂ©rivationnel, il ne dĂ©note pas la “culmination” de l’état de mo (“pouvoir”), puisqu’un Ă©tat n’évolue pas vers une culmination. 21. DĂ©rivĂ© du nom dolg (“dette”), cet adjectif court a un sens lexical que l’on re-trouve aussi dans should anglais (cf. van der Auwera & Plungian (1998)).

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(iv) dans l’interprĂ©tation Ă©pistĂ©mique, le passĂ© composĂ© n’est pas associĂ© Ă  l’opĂ©rateur perfectif ; il ne lui reste donc que l’interprĂ©ta-tion en termes de parfait (cf. la diffĂ©rence entre deux lectures de (21c)).

3.3. Modalité épistémique et parfait

En anglais, oĂč les verbes modaux Ă©pistĂ©miques could, might, mustsont compatibles aussi bien avec le prĂ©sent qu’avec le passĂ©, c’est l’infinitif composĂ© qui apporte le trait temporel /antĂ©rioritĂ©/. Dans le cadre de l’approche “atemporelle”, on considĂšre que, dans les Ă©noncĂ©s modaux Ă©pistĂ©miques, l’infinitif composĂ© est toujours inter-prĂ©tĂ© en termes de parfait prĂ©sent (ou de passĂ© du parfait s’il s’agit du discours indirect libre). En effet, l’interprĂ©tation en termes de parfait est cohĂ©rente par rapport au sens mĂȘme de la modalitĂ© Ă©pis-tĂ©mique, puisque le locuteur Ă©value, au point de l’évaluation, le de-grĂ© de possibilitĂ©, de vraisemblance, d’un Ă©vĂ©nement localisĂ© dans des mondes possibles. Ainsi le point de rĂ©fĂ©rence du parfait (cf. sec-tion 3.1.) coĂŻncide-t-il avec le point de l’évaluation de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Pourtant, l’infinitif composĂ© n’a pas les mĂȘmes caractĂ©ristiques temporelles que le parfait prĂ©sent. À la diffĂ©rence du parfait prĂ©sent, dont l’auxiliaire porte la marque du prĂ©sent, l’infinitif composĂ© ne spĂ©cifie pas son point de rĂ©fĂ©rence. Il ne vĂ©hicule que le trait /antĂ©-rioritĂ©/, qui est dĂ» plutĂŽt au participe (cf. section 2.1.) qu’à have. Il est bien connu que l’infinitif composĂ© n’est pas soumis aux restric-tions qui caractĂ©risent le parfait prĂ©sent anglais. Notamment, si le parfait prĂ©sent est incompatible avec un adverbial temporel (24a), l’infinitif composĂ© n’y oppose aucune rĂ©sistance (24b) (= ex. (13b) dans Klein (1992)) :

(24) a) * John has left his wife yesterday b) John seems to have left his wife yesterday

Dans notre analyse de (24b), reprĂ©sentĂ©e dans (25), l’infinitif com-posĂ© ne comporte que le trait /antĂ©rioritĂ©/. Ce trait est interprĂ©tĂ© comme opĂ©rateur du passĂ© (Tpast), qui est parfaitement compatible avec des adverbes temporels : le prĂ©jacent John leave his wife yes-terday est actualisĂ© dans des mondes possibles localisĂ©s dans le passĂ©.

(25) TÉVAL present [MOD [Tpast [P = John leave his wife yesterday]]]

Quant au sens de parfait, en l’occurrence celui de parfait existen-tiel (cf. section 3.1.), il vient du fait qu’au point de l’évaluation TÉVAL present, fixĂ© au moment de l’énonciation, le locuteur Ă©value le degrĂ© de possibilitĂ©, de vraisemblance, d’un prĂ©jacent localisĂ© dans le passĂ©. De fait, l’interprĂ©tation en termes de parfait s’impose chaque fois que le temps passĂ© du prĂ©jacent est enchĂąssĂ© sous un point d’éva-

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luation au prĂ©sent, c’est-Ă -dire dans la combinaison TÉVAL prĂ©sent[MOD [TpassĂ© [P]]]. La mĂȘme analyse s’applique au passĂ© composĂ© en français (26a). L’interprĂ©tation du passĂ© composĂ© en termes de parfait prĂ©sent exis-tentiel est contrainte par la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique lorsque le point de l’évaluation se situe au moment de l’énonciation.

(26) a) Cela a dĂ» ĂȘtre un processus long et difficile (EUROPARL) b) This must have been a very difficult and time-consuming process (EURO-

PARL, orig.) c) TÉVAL prĂ©sent [MOD [TpassĂ© [P]]]

Poursuivant la logique de l’analyse (26c), selon laquelle un temps passĂ© enchĂąssĂ© sous le prĂ©sent est interprĂ©tĂ© en termes de parfait prĂ©sent, on arrive Ă  attribuer un sens de parfait prĂ©sent non seule-ment au passĂ© composĂ©, mais aussi Ă  l’imparfait (ex. (13), rĂ©pĂ©tĂ© dans (27a, b)), puisqu’on retrouve dans (27c) la mĂȘme configuration que dans (26c). Notons que dans (27b), tout comme dans (24b), l’in-finitif composĂ© anglais se combine parfaitement avec un adverbial temporel :

(27) a) Ils devaient ĂȘtre bien jeunes Ă  l’époque de la guerre d’indĂ©pendance b) They must have been very young when the war of independence was

on (EUROPARL, orig.) c) TÉVAL prĂ©sent [MOD [TpassĂ© [P]]]

MĂȘme le passĂ© simple acquiert une valeur de parfait prĂ©sent exis-tentiel sous la contrainte de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique :

(28) a) Il avait remis sa dĂ©mission – ce qui dut sembler superflu aux prĂ©fets puisqu’il [
] (H. Dutrait Crozon, Gambetta et la dĂ©fense nationale,Éditions du SiĂšcle, 1934, p. 340)

b) En tout cas sauver les apparences dut ĂȘtre le seul objectif en vue du-quel Eudoxe a agencĂ© ses sphĂšres tournantes [
] (Encyclopaedia Uni-versalis, art. gĂ©ocentrisme)

c) TÉVAL prĂ©sent [MOD [TpassĂ© [P]]]

Selon Martin (2011), le passĂ© simple impose une lecture implica-tive (factuelle) de pouvoir et devoir. Une telle conclusion serait sus-ceptible de confirmer que ce temps grammaticalise l’opĂ©rateur per-fectif sĂ©mantique. Cependant, bien que dans la grande majoritĂ© des exemples qui nous ont Ă©tĂ© accessibles, le passĂ© simple produise effec-tivement une lecture implicative (factuelle), il y a aussi des cas comme (28a, b), oĂč le passĂ© simple donne lieu Ă  la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Aussi rares et surannĂ©s qu’ils soient, ces exemples prouvent que le passĂ© simple ne grammaticalise pas l’opĂ©rateur perfectif sĂ©mantique. Comme nous l’avons mentionnĂ© dans la section 2.3.2., en français, contrairement Ă  l’anglais, le temps est normalement marquĂ© sur le verbe modal et non pas sur l’infinitif. Ce marquage promeut une interprĂ©tation du temps sur le mode de parfait existentiel. Quant Ă  l’infinitif composĂ©, combinĂ© au prĂ©sent du verbe modal, il marque

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une valeur de parfait rĂ©sultatif (29a, b, c). Avec le parfait rĂ©sultatif, l’évaluation porte sur l’état rĂ©sultant (possible), supposĂ© se mainte-nir au moment de l’énonciation, d’un Ă©vĂ©nement antĂ©rieur (possible). L’évĂ©nement en question n’est envisagĂ© qu’en tant que cause de l’état rĂ©sultant. Dans ces cas, le prĂ©jacent n’est pas l’évĂ©nement lui-mĂȘme, mais son Ă©tat rĂ©sultant : P = Paul avoir rĂ©ussi son examen(29a), P = ces rĂ©gions ĂȘtre devenues un fardeau (29b). Dans (29b, c), la rĂ©fĂ©rence au moment de l’énonciation et, partant, la valeur rĂ©sul-tative du parfait sont appuyĂ©es par l’adverbe aujourd’hui / today.

(29) a) Paul a l’air trĂšs content (maintenant). Il doit avoir rĂ©ussi son examen b) Aujourd’hui, ces rĂ©gions peuvent trĂšs bien ĂȘtre devenues un fardeau

(EUROPARL) c) Today those areas [areas where there were jobs in industry] might have

become a burden (EUROPARL, orig.)

L’interprĂ©tation d’un temps verbal sur le mode de parfait suppose que l’intervalle de parcours du parfait inclut le point de rĂ©fĂ©rence (cf. section 3.1.). La modalitĂ© Ă©pistĂ©mique force l’interprĂ©tation sur le mode de parfait en imposant le point de l’évaluation en tant que point de rĂ©fĂ©rence du parfait. Le locuteur, situĂ© Ă  son point de l’éva-luation, et le prĂ©jacent actualisĂ© antĂ©rieurement se retrouvent inclus dans le mĂȘme intervalle, rĂ©unis par le parcours du parfait, quelle que soit la distance temporelle qui les sĂ©pare (voir, par exemple, (29b)). Plus simplement, le locuteur et le prĂ©jacent se retrouvent dans la mĂȘme dimension temporelle parce que le prĂ©jacent n’est actualisĂ© que dans les hypothĂšses du locuteur, simultanĂ©es au point de l’éva-luation. En conclusion, la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique impose une relation de simultanĂ©itĂ©. Sur le plan technique, cette relation se manifeste sous la forme de l’intervalle de parcours du parfait. Sur le plan Ă©pistĂ©mique, elle se ramĂšne Ă  la simultanĂ©itĂ© des hypothĂšses (croyances) du locu-teur par rapport Ă  son Ă©valuation. Cette sorte de simultanĂ©itĂ© carac-tĂ©rise la composante subjective, “performative”, de la modalitĂ© Ă©pis-tĂ©mique. Quant Ă  la composante “objective”, assertive, dans laquelle le verbe modal dĂ©note l’état modal (Ă©tat de possible) du prĂ©jacent (cf. sec-tion 2.3.2.), le temps du verbe modal en français localise les mondes possibles dans lesquels le prĂ©jacent est actualisĂ© par rapport au mo-ment de l’énonciation, sans tenir compte du point de l’évaluation. Cet Ă©tat modal est nĂ©cessairement simultanĂ© Ă  l’actualisation du prĂ©-jacent. Sans cette simultanĂ©itĂ©, le trait temporel (/prĂ©sent/ ou /passĂ©/) du verbe modal ne pourrait pas ĂȘtre transmis Ă  l’infinitif.

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168 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

4. CONCLUSION

Cette Ă©tude a montrĂ© que l’aspect lexical du verbe Ă  l’infinitif et l’aspect “point de vue” (prĂ©sent / imparfait vs passĂ© composĂ©) du verbe modal jouent le rĂŽle dĂ©terminant dans la variation des sens modaux des verbes pouvoir et devoir. Lorsque le verbe modal est au prĂ©sent ou Ă  l’imparfait, l’infinitif des verbes Ă©vĂ©nementiels dĂ©clenche la relation de postĂ©rioritĂ© par rapport au temps de l’état modal. Cette relation impose des moda-litĂ©s circonstancielles. Si le verbe Ă  l’infinitif a une lecture habituelle, celle-ci donne lieu Ă  la modalitĂ© de capacitĂ©. L’infinitif des verbes d’état, ainsi que la lecture progressive des verbes Ă©vĂ©nementiels, produisent la relation de simultanĂ©itĂ©, qui dĂ©clenche la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. C’est donc le niveau lexical (aspect lexical, types de procĂšs) qui est Ă  la base de la variation des sens modaux de pou-voir et devoir au prĂ©sent et Ă  l’imparfait. Le passĂ© composĂ© du verbe modal ne permet que deux interprĂ©ta-tions : une interprĂ©tation implicative (factuelle), dans laquelle le verbe modal est dĂ©modalisĂ©, et une interprĂ©tation Ă©pistĂ©mique. L’interprĂ©-tation implicative (factuelle) a lieu lorsque le passĂ© composĂ© se voit associer l’opĂ©rateur perfectif sĂ©mantique dont la portĂ©e s’étend sur le verbe modal et l’infinitif. Cet opĂ©rateur produit Ă  la sortie un Ă©vĂ©-nement localisĂ© dans le monde factuel. L’interprĂ©tation du passĂ© composĂ© en termes d’opĂ©rateur perfectif, et donc l’interprĂ©tation implicative (factuelle) du verbe modal, sont autorisĂ©es si le verbe Ă  l’infinitif dĂ©note un procĂšs agentif. C’est donc Ă  nouveau le ni-veau lexical (agentivitĂ©) qui intervient dans l’attribution d’un sens Ă  pouvoir et devoir. Aussi bien les procĂšs agentifs que les procĂšs non agentifs (Ă©vĂ©ne-ments et Ă©tats) permettent une lecture Ă©pistĂ©mique du verbe modal au passĂ© composĂ©, qui impose une interprĂ©tation du passĂ© composĂ© sur le mode de parfait.

SVETLANA VOGELEERInstitut Libre Marie Haps

(Traduction - Interprétation) Centre de recherche en linguistique LaDisco,

Université Libre de Bruxelles

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LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 171-188

Les emplois illocutoires de pouvoir

Carl Vetters, CĂ©cile Barbet

1. LES DIFFÉRENTS EFFETS DE SENS DE POUVOIR ET DEVOIR

Les verbes modaux pouvoir et devoir sont souvent analysĂ©s pa-rallĂšlement. La premiĂšre section de cet article les traitera donc en-semble. Suivis de l’infinitif, ce sont des pĂ©riphrases verbales, ce qui signifie qu’ils occupent une place intermĂ©diaire entre grammaire et lexique : ils ont subi une certaine forme de grammaticalisation, moins dĂ©veloppĂ©e que celle d’élĂ©ments entiĂšrement grammaticalisĂ©s comme les auxiliaires ĂȘtre et avoir 1. Pouvoir et devoir ont tous deux diffĂ©-rents effets de sens qui peuvent ĂȘtre dĂ©crits respectivement en termes logiques de possibilitĂ© et de nĂ©cessitĂ© 2. On peut distinguer deux grands types d’interprĂ©tations. La modalitĂ© du faire – appelĂ©e tradi-tionnellement modalitĂ© radicale 3 – est intraprĂ©dicative : le sujet a la possibilitĂ© ou la nĂ©cessitĂ© de faire l’action exprimĂ©e par le groupe verbal. La modalitĂ© de l’ĂȘtre est extraprĂ©dicative 4 : le marqueur mo-dal exprime la possibilitĂ© ou la nĂ©cessitĂ© que la proposition P sur laquelle il porte soit vraie 5.

(1) la modalitĂ© du faire Sujet – PossibilitĂ© / NĂ©cessitĂ© – Verbe GN a la possibilitĂ© / nĂ©cessitĂ© de FAIRE GV(2) la modalitĂ© de l’ĂȘtre PossibilitĂ© / NĂ©cessitĂ© [Sujet – Verbe] La proposition P peut / doit ÊTRE vraie

Au sein de ces deux grandes catĂ©gories, les linguistes reconnaissent d’habitude une sĂ©rie de sous-catĂ©gories. En ce qui concerne la mo- 1. Pour une discussion de l’auxiliaritĂ© des verbes modaux français, voir Kronning (1996), Barbet (2013, chap. 5). 2. Nous adoptons ici la conception Ă©troite de van der Auwera & Plungian (1998), qui restreint la modalitĂ© aux domaines de la nĂ©cessitĂ© et de la possibilitĂ©. Pour une discussion gĂ©nĂ©rale de la notion de modalitĂ©, voir Barbet (2013, chap. 1). 3. Cf. Sueur (1975, 1979). 4. On pourrait aussi dire, en d’autres termes, que dans les emplois relevant de la modalitĂ© du faire pouvoir fait partie du dictum, tandis que dans ceux relevant de la modalitĂ© de l’ĂȘtre il appartient au modus (cf. aussi Kronning (1996 : 41 sqq.)). 5. Cf. Kronning (1996), Le Querler (1996, 2001).

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172 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

dalité du faire, on distingue généralement trois emplois pour pouvoiret deux pour devoir 6.

(3) Luc peut venir en vĂ©lo a) Luc a la permission de venir en vĂ©lo PERMISSION – source : loi sociale, morale, religieuse, etc. b) Luc est capable de venir en vĂ©lo, (il est totalement rĂ©tabli) CAPACITÉ – source : possibilitĂ© inhĂ©rente au sujet c) Les circonstances permettent Ă  Luc de venir en vĂ©lo, (car la route est

dĂ©neigĂ©e) POSSIBILITÉ MATÉRIELLE – source : les circonstances matĂ©rielles (4) Luc doit venir en vĂ©lo a) Luc est obligĂ© de venir en vĂ©lo, (son pĂšre lui a interdit de prendre la

voiture) OBLIGATION THÉORIQUE – source : loi sociale, morale, religieuse, etc. b) Luc est contraint de venir en vĂ©lo, (car sa voiture est tombĂ©e en panne) OBLIGATION PRATIQUE – source : but Ă  atteindre (cf. Kratzer (1981),

Kronning (1996, 2001))

La modalitĂ© de l’ĂȘtre n’est pas toujours subdivisĂ©e dans les Ă©tudes consacrĂ©es au français. Traditionnellement, on se contente de signa-ler l’effet de sens Ă©pistĂ©mique de pouvoir et devoir, illustrĂ© dans (5) :

(5) Luc peut / doit ĂȘtre malade

En ce qui concerne devoir, l’effet de sens est le plus souvent qua-lifiĂ© en termes de probabilitĂ© ou de supposition plutĂŽt qu’en termes de nĂ©cessitĂ© d’ĂȘtre. Il n’est cependant pas impossible de le rappro-cher de la nĂ©cessitĂ© si l’on distingue nĂ©cessitĂ© d’ĂȘtre subjective et nĂ©cessitĂ© d’ĂȘtre objective (cf. Coates, qui semble assimiler l’épistĂ©-mique objectif Ă  l’alĂ©thique (1983 : 18, n. 2, p. 22), cf. ci-dessous). Le locuteur qui utilise devoir Ă©pistĂ©mique prĂ©sente subjectivement une situation comme Ă©tant nĂ©cessaire, bien qu’il sache objectivement qu’elle ne l’est pas, en Ă©cartant provisoirement d’éventuelles autres explications pour l’absence de Luc en (5) (cf. aussi Tasmowski & Dendale (1994)). Pour le domaine du français, Kronning (1996, 2001) propose de distinguer entre la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique et la modalitĂ© alĂ©thique, illustrĂ©e par (6) :

(6) Si tu lances une pierre en l’air, elle doit retomber 
 elle retombera nĂ©cessairement 
 elle retombera probablement

6. Il n’est cependant pas impossible d’envisager un troisiĂšme effet de sens intra-prĂ©dicatif pour devoir, que l’on pourrait appeler pulsion ou auto-obligation. Dans des Ă©noncĂ©s comme Ne t’en fais pas, il doit faire son numĂ©ro, il ne peut pas s’en empĂȘcher, la source de la nĂ©cessitĂ© intraprĂ©dicative semble ĂȘtre inhĂ©rente au sujet (cf. Vetters (2007 : 67)).

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LES EMPLOIS ILLOCUTOIRES DE POUVOIR 173

Devoir alĂ©thique est vĂ©ridicible – justiciable d’une apprĂ©ciation en termes de vĂ©ritĂ© ou de faussetĂ© –, tandis que devoir Ă©pistĂ©mique ne l’est pas, ce que montre le comportement syntaxique diffĂ©rent de ces deux emplois face Ă  deux tests proposĂ©s par Kronning : (i) la compatibilitĂ© avec l’interrogation partielle, cf. (7) vs (9), et (ii) celle avec les subordonnĂ©es introduites par puisque, cf. (8) vs (10) :

(7) Que DOIVENTA ĂȘtre l’homme et le monde pour que le rapport soit pos-sible entre eux ? (Sartre, citĂ© par Kronning (2001))

(8) Par l’intermĂ©diaire de la ressemblance de famille, la thĂ©orie du pro-totype devient une version Ă©tendue qui trouve Ă  s’appliquer Ă  tous les phĂ©nomĂšnes de catĂ©gorisation polysĂ©mique, c’est-Ă -dire Ă  tous les phĂ©-nomĂšnes de sens multiple dont les acceptions, puisque enchaĂźnement il DOITA y avoir, prĂ©sentent un lien ou des liens entre elles. (G. Kleiber, citĂ© par Kronning (2001 : 73))

(9) * Quand Luc DOITE-il ĂȘtre malade ?(10) * Puisqu’il DOITE ĂȘtre malade, Luc ne peut pas participer Ă  la rĂ©union

Étant vĂ©ridicible, l’emploi alĂ©thique de devoir se distingue de l’em-ploi Ă©pistĂ©mique. Sa portĂ©e plus large, extraprĂ©dicative, le distingue de l’emploi radical, qui de plus, a priori, nĂ©cessite un agent (inexis-tant en (8)) de la nĂ©cessitĂ© de faire qu’il communique (cf. Roulet (1980), Guimier (1989), Le Querler (1996) Vetters (2004, 2007)). Il semble Ă  premiĂšre vue moins Ă©vident de distinguer modalitĂ© Ă©pistĂ©mique et modalitĂ© alĂ©thique ou Ă©pistĂ©mique objective pour pouvoir. Pourtant, un Ă©noncĂ© comme (11) peut s’interprĂ©ter de deux façons diffĂ©rentes :

(11) Dreyfus PEUT ĂȘtre coupable

Soit le locuteur y exprime une conviction personnelle subjective – il soupçonne Dreyfus d’ĂȘtre coupable –, soit, sans pour autant ĂȘtre convaincu de sa culpabilitĂ©, il reconnaĂźt que celle-ci est objective-ment possible. On constate Ă©galement que, de mĂȘme que devoir alĂ©-thique, pouvoir non radical peut ĂȘtre employĂ© dans des propositions introduites par puisque, ou dans des interrogatives partielles, ce qui plaide en faveur d’une interprĂ©tation alĂ©thique des Ă©noncĂ©s concer-nĂ©s 7 :

(12) Puisque Luc PEUT ĂȘtre impliquĂ© dans cette affaire, il vaut mieux ne pas le proposer pour le poste de directeur

(13) OĂč Pierre PEUT-il avoir mis ses clĂ©s ?

Pour le domaine de la modalitĂ© de l’ĂȘtre se pose Ă©galement la question du rapport avec l’évidentialitĂ©. Un Ă©noncĂ© comme (14), qui est de toute Ă©vidence le rĂ©sultat d’un raisonnement infĂ©rentiel ab-

7. En (12) et (13), une lecture radicale en termes de capacité serait également possible, dans un contexte plus contraint cependant.

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174 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

ductif 8, peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme modal (Ă©pistĂ©mique) tout comme Ă©videntiel :

(14) Tiens, Luc n’est pas lĂ , il DOIT ĂȘtre malade

Selon nous, modalitĂ© Ă©pistĂ©mique et Ă©videntialitĂ© infĂ©rentielle sont intimement liĂ©es (cf. Vetters (2012 : 42), Kronning (1996, 2001), van der Auwera & Plungian (1998)). Étant donnĂ©e la multitude d’effets de sens, on doit se poser la ques-tion des rapports entre ces derniers. ThĂ©oriquement, trois possibi-litĂ©s peuvent ĂȘtre envisagĂ©es : – homonymie : les diffĂ©rents effets de sens constituent autant d’en-trĂ©es lexicales distinctes ; – monosĂ©mie (sous-spĂ©cification) : seul un invariant sĂ©mantique ou noyau est stockĂ© en mĂ©moire ; – polysĂ©mie : un invariant sĂ©mantique est reprĂ©sentĂ© en mĂ©moire ainsi qu’un certain nombre de sens plus spĂ©cifiĂ©s (sous forme de rĂ©seau sĂ©mantique par exemple, cf. Kronning (1996)). Pour autant que nous sachions, personne ne dĂ©fend actuellement la thĂšse de l’homonymie 9. En revanche, le choix entre polysĂ©mie et sous-spĂ©cification est plus compliquĂ©. Pour le français, l’hypo-thĂšse polysĂ©mique a Ă©tĂ© dĂ©fendue ces derniĂšres annĂ©es par, entre autres, Kronning (1996) et Gosselin (2010). Les analyses monosĂ©-miques sont rares en français (voir cependant Honeste (2004)), bien qu’elles soient courantes dans les Ă©tudes anglo-saxonnes 10. Barbet (2013, chap. 8 et 10) Ă©tudie cette question sous un angle psycholin-guistique. GrĂące Ă  une expĂ©rience d’eye tracking en lecture, elle ar-rive Ă  une hypothĂšse plausible et originale : devoir serait polysĂ©mique, tandis que pouvoir serait sous-spĂ©cifiĂ©. Elle se dĂ©marque ainsi de l’idĂ©e reçue que pouvoir et devoir sont des verbes de mĂȘme nature, que l’on analyse souvent parallĂšlement (cf. Sueur (1975, 1979, 1983) ou Vetters (2004)). Dans l’analyse de Barbet (2013), le sens sous-spĂ©cifiĂ© de pouvoir ou, en d’autres termes, son seul sens encodĂ© est la possibilitĂ© unilatĂ©rale (contra Sueur (1983) par exemple), qui ne s’oppose qu’à l’impossible, et non au nĂ©cessaire comme la possibi-litĂ© bilatĂ©rale. Les interprĂ©tations radicales, ou Ă©pistĂ©mique en termes de prise en charge par le locuteur, sont des enrichissements contex-tuels de cette possibilitĂ©. La question du rapport entre les diffĂ©rents effets de sens, qu’il relĂšve de la polysĂ©mie ou de la sous-spĂ©cification, peut Ă©galement ĂȘtre abordĂ©e d’un point de vue diachronique. En partant de l’ana- 8. Cf. DesclĂ©s & GuentchĂ©va (2001) et DesclĂ©s (2009). 9. Le point de vue homonymique de Huot (1974) ou Sueur (1975, 1979) leur est plus attribuĂ© par leurs successeurs et commentateurs (dont Kronning (1996) et, citant ce dernier, Gosselin (2010)) qu’il n’est rĂ©ellement dĂ©fendu ou explicitĂ© dans leurs travaux. 10. Pour une prĂ©sentation in extenso des approches anglo-saxonnes (notamment l’approche formelle de Kratzer (1977) et les approches pertinentistes), voir Barbet (2013, section 4.4).

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LES EMPLOIS ILLOCUTOIRES DE POUVOIR 175

lyse proposée par Bybee, Perkins & Pagliuca (1994), nous avons proposé le schéma suivant (cf. Vetters (2012 : 37), Barbet & Vetters (2013 : 319)) :

L’expression de la modalitĂ© du faire est antĂ©rieure Ă  celle de la modalitĂ© de l’ĂȘtre. Barbet (2013) montre que, de mĂȘme que pour may en anglais (cf. Bybee, Perkins & Pagliuca (1994)), l’expression de la modalitĂ© de l’ĂȘtre Ă©pistĂ©mique par pouvoir s’est probablement dĂ©veloppĂ©e par conventionnalisation d’implicature. Dans un Ă©noncĂ© comme Paul peut venir, la lecture “Paul a la possibilitĂ© de venir” peut dĂ©clencher l’infĂ©rence alĂ©thique / Ă©pistĂ©mique “Il est possible que Paul vienne”. Étant donnĂ©e la frĂ©quence en ancien français de contextes dans lesquels cette implicature peut ĂȘtre tirĂ©e, elle a pu devenir conventionnelle et l’effet de sens Ă©pistĂ©mique a fini par se manifester dans des contextes oĂč seule cette interprĂ©tation est pos-sible (avec des verbes impersonnels par exemple), sans ĂȘtre une im-plicature d’un effet de sens radical. La suite de cet article sera consacrĂ©e Ă  la partie de droite du schĂ©ma ci-dessus : les emplois de pouvoir que van der Auwera & Plungian (1998) appellent « postmodaux », qui sont dans la majoritĂ© des cas de nature illocutoire (les autres sont temporels ou Ă©videntiels, cf. infra). Le grand nombre d’emplois postmodaux qu’a dĂ©veloppĂ©s pouvoirconstitue peut-ĂȘtre une preuve circonstancielle de sa sous-spĂ©cifi-cation (monosĂ©mie). On peut en effet penser que plus le matĂ©riel sĂ©mantique d’un item s’amenuise, plus ce dernier est susceptible d’entrer dans des contextes variĂ©s (cf. Bybee, Perkins & Pagliuca (1994)) et de dĂ©velopper des effets de sens nombreux et divers ou des emplois presque optionnels ou redondants (cf. infra). Devoir,polysĂ©mique selon l’analyse de Kronning (1996) ou Barbet (2013), a quant Ă  lui dĂ©veloppĂ© beaucoup moins d’emplois postmodaux (cf. Barbet & Vetters (2013)).

2. LES EFFETS DE SENS POSTMODAUX

Le prĂ©fixe post- rĂ©fĂšre Ă  un dĂ©veloppement diachronique ultĂ©rieur (Ă  partir de la modalitĂ© du faire ou de l’ĂȘtre) dont l’effet de sens ne peut pas ĂȘtre dĂ©crit exclusivement par les notions modales logiques de nĂ©cessitĂ© et de possibilitĂ©. Van der Auwera & Plungian (1998) prĂ©voient toute une sĂ©rie d’effets de sens, crĂ©Ă©s Ă  partir de la moda-

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litĂ© du faire et de la modalitĂ© de l’ĂȘtre, dont certains sont attestĂ©s en français, comme par exemple la valeur optative (15), tandis que d’autres n’y sont pas attestĂ©s, comme par exemple l’emploi citation-nel, exprimĂ© en français par le conditionnel (16) :

(15) PUISSE périr comme eux quiconque leur ressemble ! (Racine, Athalie,IV, 2)

(16) NĂ©erlandais : Het MOET een goede film zijn (van der Auwera & Plungian (1998 : 109))

Litt. : “Ça DOIT ĂȘtre un bon film” Sens : “Ce SERAIT un bon film”

Dans des travaux antĂ©rieurs, nous avons d’une part confrontĂ© les prĂ©dictions des cartes sĂ©mantiques de van der Auwera & Plungian (1998) aux emplois attestĂ©s en français (voir Barbet & Vetters (2013)) et d’autre part Ă©tudiĂ© l’expression du futur par le verbe modal de-voir en français. Cet effet de sens est postmodal – dans le sens de van der Auwera & Plungian – dans la mesure oĂč il dĂ©passe une ana-lyse en termes stricts de nĂ©cessitĂ©. La tradition classe l’effet de sens futural de devoir parmi les effets de sens Ă©pistĂ©miques, tandis que Kronning (1996, 2001) le considĂšre comme Ă©tant alĂ©thique. Dans Vetters & Barbet (2006), nous avons distinguĂ© deux effets de sens postmodaux, l’un basĂ© sur la modalitĂ© du faire, que nous avons ap-pelĂ© futur convenu, en nous inspirant de Damourette & Pichon (1911-1940) :

(17) François Hollande DOIT rencontrer Barack Obama demain

L’autre, que nous avons appelĂ© futur de la destinĂ©e, est basĂ© sur la modalitĂ© de l’ĂȘtre et reprend le futur alĂ©thique de Kronning (1996, 2001) :

(18) Il attrapa une maladie dont il ne DEVAIT jamais guĂ©rir / DEVAIT mourir(19) Vois ! cet enfant DOIT amener la chute et le relĂšvement d’un grand

nombre en Israël (Luc, 2, cité par Kronning (1996, 2001))

Mise Ă  part la temporalitĂ© future de devoir, les valeurs postmodales de pouvoir et devoir restent relativement peu Ă©tudiĂ©es en français 11.Le prĂ©sent article se propose de faire un inventaire non exhaustif des effets de sens postmodaux de pouvoir qui sont liĂ©s Ă  la valeur illocutoire de l’énoncĂ©.

11. Pour pouvoir, on peut citer – en dehors de nos propres travaux – entre autres Boissel & al. (1989), Guimier (1989), Roulet (1980), Defrancq (2001) et Le Querler (1996, 2001).

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3. LES EMPLOIS ILLOCUTOIRES DE POUVOIR

Dans des Ă©noncĂ©s avec pouvoir comme (20-26), bien que le lien conceptuel avec la possibilitĂ© reste dans la plupart des cas Ă©vident, nous avons affaire Ă  des effets de sens que l’on ne peut pas dĂ©crire de façon satisfaisante en termes de possibilitĂ©. Une telle description n’épuiserait pas le sens des Ă©noncĂ©s et serait donc insatisfaisante.

(20) OĂč PEUVENT bien ĂȘtre mes clĂ©s ?(21) Qu’est-ce qu’il POUVAIT gigoter !(22) Ça POUVAIT aller(23) Il PEUT ĂȘtre bon Ă  ce prix-lĂ (24) Vous AURIEZ PU faire attention(25) POUVEZ-vous ouvrir la fenĂȘtre ?(26) Vous POUVEZ disposer

Le Querler considĂšre ces valeurs comme « discursives », car l’ef-fet de sens n’y est pas marquĂ© par le modal seul ; le co(n)texte y joue un rĂŽle au moins aussi important que le verbe. Pour elle, ces effets de sens sont « la rĂ©sultante de la prise en compte de l’énoncĂ© dans son ensemble, voire mĂȘme d’une partie plus large du discours, ou encore de la situation de communication » (2001 : 22). Les effets de sens contextuels que nous allons Ă©tudier ici se re-groupent en trois ensembles, selon que pouvoir : – s’intĂšgre dans une injonction par acte de langage indirect, cf. (25) et (26) ; – contribue Ă  une modulation de la force illocutoire, sans change-ment de type Ă©nonciatif, cf. (20) Ă  (23) ; – permet d’exprimer un acte de langage ordinaire tel que le reproche ou la menace, pour lequel il n’existe pas de forme syntaxique spĂ©-cifique comme l’impĂ©ratif pour l’injonction, cf. (24).

3.1. Pouvoir dans les injonctions et les requĂȘtes par acte de langage indirect

Les verbes modaux devoir et pouvoir s’emploient couramment dans des actes de langage directifs. Ainsi, l’emploi d’un marqueur de nĂ©cessitĂ© de faire Ă  la deuxiĂšme personne s’interprĂšte facilement comme un ordre :

(27) Vous DEVEZ m’écouter. (Navarre, citĂ© par Kronning (1996 : 17))

Cela ne signifie pas pour autant que devoir aurait un sens impĂ©-ratif. Comme le rappelle Ă  juste titre Kronning, il « ne fait que con-tribuer, avec le contexte, la situation de discours et les propriĂ©tĂ©s sĂ©mantiques des Ă©lĂ©ments grammaticaux et lexicaux de la phrase, Ă  dĂ©terminer la valeur illocutoire de l’énoncĂ© » (1996 : 88). Il s’agit donc d’un effet de sens discursif qui fonctionne par dĂ©rivation illo-cutoire. L’acte d’injonction est rĂ©alisĂ© en accomplissant un acte d’as-

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sertion. Bien que la valeur illocutoire injonctive l’emporte sur la valeur assertive, celle-ci n’est pas occultĂ©e. L’un des effets de sens discursifs, ou illocutoires en nos termes, les plus connus du verbe modal pouvoir est sans doute son emploi dans des actes de langage indirects de requĂȘte. Un Ă©noncĂ© comme (28a) est considĂ©rĂ© comme une façon polie de dire (28b). La prĂ©-sence optionnelle de s’il vous plaĂźt dans (28a) montre qu’on a bien ici affaire Ă  une requĂȘte (cf. Searle (1982 : 91)) :

(28) a) Pouvez-vous ouvrir la fenĂȘtre, (s’il vous plaĂźt) ? b) Ouvrez-la fenĂȘtre !

La rĂ©ponse littĂ©rale Ă  (28a) – Oui, je le peux – sans l’exĂ©cution de l’action demandĂ©e par la requĂȘte serait totalement sous-informa-tive dans les contextes oĂč elle est posĂ©e, car le locuteur sait que son interlocuteur est normalement capable d’ouvrir la fenĂȘtre. On peut se demander pourquoi, dans des Ă©noncĂ©s comme (28a), la dĂ©rivation illocutoire avec pouvoir – mĂȘme sans le marqueur de politesse s’il vous plaĂźt – est ressentie comme Ă©tant plus polie que l’injonction ou la dĂ©rivation illocutoire avec devoir. L’acte de lan-gage indirect avec pouvoir permet au locuteur de mĂ©nager son inter-locuteur (cf. Roulet (1980 : 230-231)). MalgrĂ© une conventionna-lisation Ă©vidente, une idiomisation en formule-type de certains actes de langage indirects avec pouvoir, la valeur littĂ©rale, interrogative, d’un Ă©noncĂ© comme (28a) n’est pas complĂštement occultĂ©e et reste accessible, preuve en est la rĂ©ponse de l’auteur (autiste de haut ni-veau) de Je suis Ă  l’Est ! en (28c) :

(28) c) L’exemple le plus classique est peut-ĂȘtre la fameuse blague du contrĂŽ-leur dans le train qui arrive et vous demande : « Est-ce que je PEUX voir votre billet ? » Et vous, vous rĂ©pondez : « Non, vous ne pouvez pas le voir, il est dans ma poche. » (J. Schovanec, Je suis Ă  l’Est !,p. 113)

La valeur littĂ©rale permet Ă©ventuellement Ă  l’interlocuteur d’esqui-ver la requĂȘte sans faire perdre la face au locuteur, non par un refus, mais en donnant une rĂ©ponse au niveau de la modalitĂ© (radicale vrai-semblablement, puisqu’il s’agit le plus souvent de demande de faire), en exprimant l’impossibilitĂ© de faire ce qui lui est demandĂ©, cf. (29) :

(29) – POUVEZ-vous ouvrir la fenĂȘtre, (s’il vous plaĂźt) ? a) – Je suis dĂ©solĂ©, c’est trop haut, je n’y arrive pas b) – Zut, je n’ai pas assez de force c) – HĂ©las, c’est interdit par le rĂšglement

La requĂȘte Ă  la deuxiĂšme personne n’est pas le seul emploi de pou-voir dans des actes de langage indirects. On le retrouve Ă©galement dans des actes directifs d’invitation oĂč, de mĂȘme que dans le cas de requĂȘte, le sens directif est dĂ©rivĂ© pragmatiquement, Ă  partir du simple sens sous-spĂ©cifiĂ© de pouvoir, ou Ă  partir d’un sens enrichi (radical en (30) ci-dessous) accessible dans le contexte :

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(30) Tu PEUX passer ce soir si tu veux (Le Querler (2001 : 30))

L’effet de politesse dĂ©crit ci-dessus n’est pas toujours prĂ©sent dans les actes de langage indirects avec pouvoir, comme on peut le cons-tater dans (31), oĂč le modal est Ă  la forme nĂ©gative :

(31) Eh tu PEUX PAS faire attention oĂč tu mets les pieds t’as marchĂ© sur mon Ɠuf. (C. Rochefort, Encore heureux qu’on va vers l’étĂ©, Paris, Grasset, p. 159)

De mĂȘme que dans les actes de langage indirects de requĂȘte, la rĂ©ponse littĂ©rale Ă  la question serait sous-informative : on est nor-malement en mesure de faire attention oĂč l’on met ses propres pieds. Comme le remarquait dĂ©jĂ  Gougenheim (1929 : 303), « un droit, une autorisation accordĂ©e par une certaine personne sur un certain ton Ă©quivaut Ă  un ordre » :

(32) Vous POUVEZ disposer

Si le locuteur, en (32), est le supĂ©rieur hiĂ©rarchique de l’interlocu-teur, ce dernier comprendra qu’il est priĂ© de quitter la piĂšce, et non qu’il a l’autorisation de partir s’il le souhaite. Cet Ă©noncĂ© joue d’ail-leurs sur un effet de litote, dans la mesure oĂč l’effet de sens voulu est plus proche de celui de devoir.

3.2. Pouvoir et la modulation de la force illocutoire de l’énoncĂ©

On peut constater que, dans certains emplois discursifs, le verbe modal pouvoir n’entre pas dans des actes de langage indirects, comme dans les Ă©noncĂ©s dĂ©crits dans la section prĂ©cĂ©dente, mais contribue Ă  une modulation de la force illocutoire de l’énoncĂ©, qui peut aussi bien aller dans le sens d’un renforcement que dans celui d’un affai-blissement. Le cas de l’emploi dĂ©libĂ©ratif de pouvoir est bien connu et a Ă©tĂ© dĂ©crit par, entre autres, Le Querler (2001) et Defrancq (2001).

(33) OĂč PEUT-il (bien) ĂȘtre ?(34) OĂč AI-je (bien) PU mettre mes clĂ©s ? 12(35) On se demandait avec angoisse ce qui AVAIT bien PU t’arriver. (C. Brown,

Adios Chiquita, Gallimard, Carré noir 127, p. 146)

Des Ă©noncĂ©s interrogatifs contenant pouvoir peuvent ĂȘtre de vraies demandes d’information, cf. (13) (section 1.), ou avoir une valeur plus « exclamative ou “ruminative” » (Guimier (1989 : 16)). Le mo-

12. Un emploi de pouvoir dans une interrogative n’induit pas forcĂ©ment un effet de sens dĂ©libĂ©ratif. En (34), ou (37) plus bas, l’interprĂ©tation en termes de demande d’information est nĂ©anmoins bloquĂ©e par le « je » : en effet, a priori, on ne se de-mande pas d’information Ă  soi-mĂȘme.

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dal pouvoir – Ă©ventuellement accompagnĂ© de bien, adverbe sur le-quel nous reviendrons – renforce le caractĂšre interrogatif de l’énoncĂ©. Il semble diminuer la probabilitĂ© de trouver facilement la rĂ©ponse Ă  la question. On peut se demander si l’effet de sens dĂ©libĂ©ratif se construit sur la modalitĂ© du faire ou sur celle de l’ĂȘtre. Le Querler souligne sa nature extraprĂ©dicative en proposant une paraphrase extraprĂ©dica-tive pour (36) :

(36) Je me demande comment il a pu faire cela a) ≅ Je me demande comment il se peut qu’il ait fait cela (2001 : 26)

Elle souligne Ă©galement la proximitĂ© avec la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique, car cet effet marque « le degrĂ© de certitude du locuteur par rapport au contenu propositionnel » (2001 : 29). La modalitĂ© de l’ĂȘtre est donc une source plausible pour l’emploi dĂ©libĂ©ratif de pouvoir. Pourtant, il est Ă©galement possible de para-phraser diffĂ©remment (36), par des paraphrases qui rapprochent cet Ă©noncĂ© plutĂŽt de la modalitĂ© du faire :

(36) Je me demande comment il a pu faire cela b) ≅ Je me demande comment il a Ă©tĂ© capable de faire cela c) ≅ Je me demande quelles circonstances l’ont poussĂ© Ă  / lui ont permis

de faire cela

Si aucun Ă©lĂ©ment particulier dans le contexte n’oriente vers une lec-ture radicale ou Ă©pistĂ©mique, pouvoir en reste Ă  sa valeur de possi-bilitĂ© sous-spĂ©cifiĂ©e. Que peuvent bien apporter pouvoir et bien Ă  la phrase interroga-tive ? Dans Barbet & Vetters (2013), nous avons avancĂ© qu’il existe une gradation entre l’interrogative simple, celle avec pouvoir et celle avec pouvoir bien :

(37) a) OĂč ai-je mis mes clĂ©s ? b) OĂč ai-je pu mettre mes clĂ©s ? c) OĂč ai-je bien pu mettre mes clĂ©s ?

(37a) convient pour une situation oĂč le locuteur commence Ă  cher-cher ses clĂ©s, (37b) quand il cherche depuis un moment et (37c) quand il commence Ă  douter des chances de les retrouver. Cette observation est compatible avec celle de Guimier (1989 : 13-14), pour qui l’ad-verbe bien aurait pour effet de rompre l’équilibre « chances d’ĂȘtre / chances de ne pas ĂȘtre », cependant son analyse part du principe que la possibilitĂ© encodĂ©e par pouvoir est bilatĂ©rale, ce qui ne semble pas ĂȘtre le cas (cf. Barbet (2013) et section 1.). L’interrogative avec pouvoir bien a Ă©tĂ© rapprochĂ©e de la question rhĂ©torique. Selon Defrancq (2001 : 45), elle relĂšve d’un type parti-culier de question rhĂ©torique qui montrerait que la rĂ©ponse est im-possible Ă  trouver ou, dans certains contextes, par gĂ©nĂ©ralisation, qu’elle est nĂ©gative, comme dans (38) :

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(38) Pff, qu’est-ce que ça PEUT BIEN faire ? On s’en fiche. (B. Bayon, Le LycĂ©en, 1987, p. 137, Frantext)

Parfois, le point d’interrogation est remplacĂ© par un point d’excla-mation, ce qui renforce l’effet rhĂ©torique, ou l’effet exclamatif, cons-tatĂ© par Guimier (1989 : 16) :

(39) [
] Dormons encore un peu. – Non, j’ai quelqu’un à voir. Oh, ce n’est pas une fille !
 Qu’est-ce

que ça PEUT BIEN me faire ! Je fourre mon nez dans l’épaule de Julien [
] (A. Sarrazin, L’Astragale, 1965, p. 166, Frantext)

En dehors de l’interrogation, la valeur d’intensification de l’énoncĂ© se manifeste dans d’autres Ă©noncĂ©s exclamatifs avec pouvoir :

(40) Ce que tu PEUX ĂȘtre mal embouchĂ©e, ma pauvre mĂšre ! (San-Antonio, Les soupirs du prince, Fleuve Noir, p. 18)

(41) Regarde, Maman, ce que cela PEUT pleuvoir ! (cité par Damourette & Pichon (1911-1940, t. V, p. 160))

Pour Le Querler, cet emploi extraprédicatif relÚve de la modalité appréciative. Elle propose pour des énoncés comme (40) des para-phrases comme (40a) :

(40) a) Je trouve que tu es particuliÚrement mal embouchée, ma pauvre mÚre

Cette paraphrase indique que (40) ne vĂ©rifie pas la rĂšgle de la conversion complĂ©mentaire (‘il est possible que p’ implique ‘il est possible que non p’, cf. Sueur (1979), Kleiber (1983)), ce qui n’est nĂ©anmoins plus problĂ©matique si l’on accepte que pouvoir n’encode que la possibilitĂ© unilatĂ©rale, et que la possibilitĂ© qu’il exprime n’est donc pas nĂ©cessairement dans tous les contextes bilatĂ©rale. Pouvoird’intensification semble donc avoir basculĂ© du cĂŽtĂ© du « certain », ou, comme le note Ă©galement Kleiber (1983 : 197), la possibilitĂ© de gloser (42) par (42a) « montre bien que la vĂ©ritĂ© de Jean est odieuxn’est pas mise en cause ».

(42) Qu’est-ce qu’il PEUT ĂȘtre odieux ! a) Ce n’est pas possible ce qu’il est odieux

Dans les Ă©noncĂ©s exclamatifs, pouvoir peut souvent recevoir une interprĂ©tation sporadique temporelle (d’ailleurs possible en (40) mais perdue dans la paraphrase du type de celles de Le Querler (40a)). La sporadicitĂ© n’épuise nĂ©anmoins pas tous les cas. En (43), en ef-fet, une paraphrase avec un quantificateur tel que parfois n’est plus possible :

(43) J’en ai sorti juste une fois le bout de l’oreille pour apprendre que j’allais mourir. Mais ce que je POUVAIS m’en foutre, ah ! lĂ  lĂ  ! (A. Benzimra, La mort dans le fossĂ©, Le Masque 1454, p. 167)

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Reste Ă  savoir de quelle façon pouvoir contribue Ă  l’effet d’inten-sification. Selon Rys (2003, 2006) et GĂ©rard (1980), le destinataire fait une interprĂ©tation intensive des exclamatives par enrichissement infĂ©rentiel.

(40) b) Ce que tu es mal embouchée ! Tu es trÚs mal embouchée

L’effet d’intensification est donc tirĂ© de l’exclamation et se pro-duit dĂ©jĂ  en dehors de la prĂ©sence de pouvoir, comme le montre (40b). On a cependant l’intuition que le modal renforce l’exclama-tion et la question reste de savoir comment un marqueur modal faible (de possibilitĂ©) peut renforcer une exclamation marquant le haut degrĂ©. Barbet (2012) avance qu’en utilisant pouvoir le locuteur montre que son univers de croyance vient d’ĂȘtre ou a Ă©tĂ© modifiĂ©. L’excla-mative communique un haut degrĂ© et le verbe modal que ce haut degrĂ© ne faisait pas partie des hypothĂšses envisagĂ©es par le locuteur. En d’autres termes, un prĂ©dicat qui porte sur un sujet “toi ĂȘtre si mal embouchĂ©e” n’était pas considĂ©rĂ© comme Ă©tant possible par le locuteur. Cette hypothĂšse n’est pas Ă©vidente Ă  prouver mais corres-pond Ă  l’intuition de Kleiber (1983), qui paraphrase un Ă©noncĂ© comme (42) par (42a) (cf. supra). Dans d’autres contextes, pouvoir affaiblit des assertions. Van der Auwera & Plungian (1998 : 94) signalent que les marqueurs de pos-sibilitĂ© peuvent s’associer Ă  certains types de propositions complĂ©-tives. En anglais, should a parfois cette valeur (44), alors qu’en fran-çais pouvoir s’associe souvent au subjonctif (45) :

(44) I suggest that you SHOULD call immediately(45) Je priais le ciel de me laisser vivre quelques heures de plus qu’elle.

Si ma mĂšre n’avait pas Ă©tĂ© si profondĂ©ment croyante, elle aurait mis fin Ă  ses jours aprĂšs la mort de Robert. Je ne voulais pas qu’elle PUISSErevivre une pareille Ă©preuve. (P. Darcis, Un pavĂ© pour l’enfer, Le Masque, p. 184)

Le verbe modal et le tiroir employĂ© semblent en quelque sorte re-dondants, « plĂ©onastiques », comme l’écrivait Gougenheim (1929). Boissel & al. (1989 : 29) suggĂšrent dans un cadre guillaumien que « [c]omme le verbe pouvoir, le mode subjonctif est un signifiant du doute (je ne sache pas
), par le recul chronogĂ©nĂ©tique qu’il im-plique chez le locuteur ». On pourrait dire en d’autres termes que, par rapport Ă  l’indicatif, mode du jugement, de l’assertion (cf. Le Goffic (1993, § 52)), le subjonctif indique une suspension de juge-ment, qui rapproche ce mode de la notion logique de possibilitĂ©. En superposant deux marqueurs similaires, le locuteur affaiblit son pro-pos, s’exprime avec plus de prudence (cf. (46a-b)) :

(46) a) Je doute qu’il soit malade b) Je doute qu’il PUISSE ĂȘtre malade

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L’emploi de pouvoir comme marqueur qui affaiblit des assertions n’est pas limitĂ© Ă  sa cooccurrence avec le subjonctif. Il suffit de com-parer les variantes a) et b) de (47) et (48) pour s’en rendre compte :

(47) a) Ça PEUT aller b) Ça va (48) a) Elle a, dans son boudoir, un petit canapĂ© – sur lequel j’ai passĂ© la nuit

d’ailleurs, et qui, mon Dieu, sans ĂȘtre confortable PEUT ĂȘtre suffisant.(S. Guitry, N’écoutez pas mesdames, Livre de poche 1454, p. 35)

b) Elle a, dans son boudoir, un petit canapĂ© – sur lequel j’ai passĂ© la nuit d’ailleurs, et qui, mon Dieu, sans ĂȘtre confortable est suffisant

Lorsque le locuteur utilise les variantes a), il est moins affirmatif – en prĂ©sentant une situation comme Ă©tant seulement possible – que lorsqu’il utilise les variantes b) sans pouvoir. Un autre effet de sens discursif frĂ©quent de pouvoir se rencontre dans des phrases concessives. Dans (49) et (50), pouvoir peut ĂȘtre paraphrasĂ© par avoir beau, avec lequel il est coordonnĂ© dans (51) :

(49) Alors, je POUVAIS toujours me moquer de Christa. Elle Ă©tait peut-ĂȘtre prĂ©tentieuse et vaine et sotte, mais elle au moins, elle se faisait aimer.(A. Nothomb, AntĂ©christa, Albin Michel, p. 43)

a) J’avais beau me moquer de Christa
 (50) Tu PEUX ĂȘtre moche, boiteux, bossu, mais si tu as la voix douce et que

tu sais chanter, tu leur fais tourner la tĂȘte. (N. Kazantzaki, Alexis Zorba,trad. par Y. Gauthier & al., Presses Pocket, p. 121)

a) Tu as beau ĂȘtre moche
 b) Il se peut que tu sois moche, 
 (51) Le PrĂ©sident A BEAU exhorter les banquiers Ă  modĂ©rer leur voracitĂ©,

Christine Lagarde PEUT bien menacer de leur couper les vivres, rien n’y fait. (Le Canard enchaĂźnĂ©, 21 janvier 2009)

Cet effet de sens est parfois rapprochĂ© de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique (cf. van der Auwera & Plungian (1998), Morel (1996)). Cette ana-lyse peut convenir pour (50), pour lequel une paraphrase par il se peut que
 (50b) est Ă©galement possible (concessive de type mĂȘme si). Pourtant, en (49) et (51), le fait mentionnĂ© est rĂ©alisĂ© et une paraphrase avec il se peut que
 inappropriĂ©e (concessive de type bien que). Dans ces Ă©noncĂ©s, le locuteur semble donner une permis-sion, manifestement non pertinente, car l’activitĂ© en question est dĂ©jĂ  rĂ©alisĂ©e, ou plus gĂ©nĂ©ralement apprĂ©cier ses possibilitĂ©s de faire certaines choses, de toute façon vaines. Quoiqu’il en soit, considĂ©rant que pouvoir n’encode que la pos-sibilitĂ© unilatĂ©rale, l’analyse n’a plus de difficultĂ© Ă  rendre compte des concessives de type bien que, Ă  la diffĂ©rence des analyses en termes de modalitĂ© extraprĂ©dicative Ă©pistĂ©mique de Guimier (1989) ou Le Querler (2001). Le dernier effet de sens discursif de cette section fonctionne comme la figure rhĂ©torique de la litote. Dans un Ă©noncĂ© comme (52), le lo-cuteur utilise le marqueur de possibilitĂ© pouvoir, alors qu’il vise en rĂ©alitĂ© la notion plus forte de la nĂ©cessitĂ© :

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(52) Elle but une gorgĂ©e de Margaux – Enfin, le vin est bon, n’est-ce pas ? – Il PEUT l’ĂȘtre, au prix qu’ils le comptent, rĂ©pondit aigrement Shalik

qui détestait gaspiller son argent. (J.H. Chase, Le vautour attend tou-jours, Gallimard, Carré Noir 31, p. 42)

L’effet de sens est appelĂ© « lĂ©gitimation » (Fuchs & Guimier (1989)) ou « justification de la relation prĂ©dicative » (Le Querler (1996, 2001)). Dans ces cas-lĂ , pouvoir est paraphrasable par devoir :

(52) a) Il doit l’ĂȘtre au prix qu’ils le comptent


En utilisant un marqueur de possibilitĂ© dans un contexte oĂč Ă©non-cer une nĂ©cessitĂ© serait plus appropriĂ©, le locuteur en dit moins pour en faire entendre plus. Des Ă©noncĂ©s comme (52) ont souvent un effet d’ironie ou de sarcasme. Pour que cet effet fonctionne, l’interlocu-teur doit reconnaĂźtre que la possibilitĂ© Ă©noncĂ©e est sous-informative. Cette reconnaissance est vraisemblable, dans la mesure oĂč l’on peut s’attendre Ă  ce que parmi les savoirs partagĂ©s par le locuteur et l’in-terlocuteur figure l’attente qu’un produit cher soit de qualitĂ©, par exemple pour (52).

3.3. Pouvoir et les actes de langage ordinaires

Cette derniĂšre section rĂ©unit des emplois discursifs dans lesquels pouvoir s’utilise dans des actes de langage ordinaires correspondant Ă  des verbes performatifs tels que reprocher, menacer, souhaiterou candidater. Prenons les Ă©noncĂ©s suivants :

(53) Tu AURAIS PU faire un effort(54) Ça POURRAIT vous coĂ»ter cher, Monsieur Fennel, dit-il. (J.H. Chase,

Le vautour attend toujours, Gallimard, Carré Noir 31, p. 207) (55) PUISSE périr comme eux quiconque leur ressemble ! (Racine, Athalie

IV, 2) (= 15) (56) – Le cours de sĂ©mantique diachronique est vacant, suite au congĂ© de

M. Dubois – Je PEUX assurer ce cours, si vous voulez

Dans ces Ă©noncĂ©s, les actes de langage ordinaires sont rĂ©alisĂ©s de façon indirecte par une construction qui comprend le marqueur de possibilitĂ© pouvoir. L’effet de reproche en (53) est le rĂ©sultat de la combinaison du modal avec le conditionnel passĂ©, signalant la non-rĂ©alisation de l’action. Il peut aussi ĂȘtre obtenu avec devoir :

(53) a) Tu AURAIS DÛ faire un effort

Il y a cependant une diffĂ©rence. Dans (53a), le reproche est cons-truit sur l’affirmation de la nĂ©cessitĂ© d’une action non rĂ©alisĂ©e, tan-dis que (53) Ă©nonce uniquement la possibilitĂ© de l’action non rĂ©ali-

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sĂ©e. On a donc de nouveau un effet de litote avec pouvoir ici (cf. (32) et (52) ci-dessus), Ă©tant donnĂ© que c’est en rĂ©alitĂ© la nĂ©cessitĂ© qui est visĂ©e. L’effet de menace en (54) combine Ă©galement le modal pouvoiravec le conditionnel, mais cette fois au prĂ©sent. Une situation non souhaitĂ©e par l’interlocuteur y est prĂ©sentĂ©e comme une possibilitĂ©. Si celui-ci sait que le locuteur est en mesure de faire se rĂ©aliser la situation en question, il peut interprĂ©ter la possibilitĂ© de cette rĂ©ali-sation comme une menace. La nature indirecte de celle-ci permet au locuteur, si besoin en est, de nier avoir menacĂ© son interlocuteur avec une parade du type Je n’ai pas dit que j’allais faire cela, j’ai juste exprimĂ© mon inquiĂ©tude. L’association entre le verbe pouvoir et le subjonctif a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© discutĂ©e en section 3.2. ci-dessus (cf. (45)). En (55), cette associa-tion permet d’exprimer le souhait. Cet emploi a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© dĂ©crit par Gougenheim (1929 : 289), pour qui « [s]ouhaiter qu’une chose puisses’accomplir a quelque chose de plus modeste que souhaiter qu’une chose s’accomplisse. L’introduction de l’idĂ©e de possibilitĂ© dans la formule de souhait semble laisser plus de latitude Ă  la destinĂ©e ». Avec pouvoir, le souhait devient indirect : on ne souhaite pas que la relation prĂ©dicative se rĂ©alise, mais que sa rĂ©alisation soit possible. Nous avons Ă©crit dans la section 3.1. ci-dessus, en nous fondant sur Roulet (1980), que la dĂ©rivation illocutoire dans des requĂȘtes comme Pouvez-vous fermer la fenĂȘtre ? permet d’une part au locuteur d’ĂȘtre clair, tout en mĂ©nageant son interlocuteur, et permet d’autre part Ă  celui-ci, grĂące Ă  l’existence de la valeur littĂ©rale de l’énoncĂ©, d’esquiver la requĂȘte sans faire perdre la face au locuteur. Cette ana-lyse s’applique Ă©galement au pouvoir de “candidature” de (56). En utilisant pouvoir plutĂŽt que vouloir, le locuteur laisse cette Ă©chappa-toire Ă  son interlocuteur, de sorte que deux volontĂ©s ne s’opposent pas littĂ©ralement.

4. CONCLUSION

Les effets de sens postmodaux ne sont pas une particularitĂ© des verbes modaux français. Ils ont Ă©tĂ© dĂ©crits pour d’autres langues par des travaux qui relĂšvent de la typologie des langues ou de la grammaire universelle (Bybee, Perkins & Pagliuca (1994), van der Auwera & Plungian (1998)). Dans cet article, nous avons dĂ©crit trois types d’effets de sens post-modaux de pouvoir, que nous avons renommĂ©s illocutoires Ă©tant donnĂ© leurs fonctions : (i) les requĂȘtes et injonctions par dĂ©rivation illocutoire, (ii) la modulation de la force illocutoire et (iii) l’utilisa-tion de pouvoir pour rĂ©aliser un acte de langage ordinaire correspon-dant Ă  un verbe performatif. Comme prĂ©vu dans le schĂ©ma Ă  la fin de la section 1., ces effets de sens illocutoires peuvent s’appuyer aussi bien sur la modalitĂ© du

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faire que sur la modalitĂ© de l’ĂȘtre. L’analyse des emplois dĂ©libĂ©ra-tifs et concessifs a nĂ©anmoins montrĂ© qu’il n’est pas toujours Ă©vident de dĂ©terminer quelle modalitĂ© est Ă  l’origine de tel ou tel effet illo-cutoire. À la suite de Barbet (2013), nous sommes partis du principe que pouvoir Ă©tait monosĂ©mique, n’encodant que la possibilitĂ© unilatĂ©rale. Ceci permet d’expliquer certains cas, tels que l’intensification, dans lesquels la rĂšgle de conversion complĂ©mentaire n’est pas respectĂ©e, de mĂȘme que les cas dans lesquels une dĂ©rivation Ă  partir de la moda-litĂ© radicale ou Ă©pistĂ©mique ne rend pas compte de l’effet de sens illocutoire. Bien qu’étant souvent sous-informative (cf. les cas de dĂ©rivation illocutoire), la valeur modale littĂ©rale de possibilitĂ© unilatĂ©rale ou de possibilitĂ© enrichie radicale ou Ă©pistĂ©mique reste accessible. Dans les contextes de requĂȘte ou de candidature, elle peut ĂȘtre Ă  l’origine de l’effet de politesse, dans la mesure oĂč elle permet Ă  l’interlocuteur d’esquiver la demande en avançant l’impossibilitĂ© de faire l’action demandĂ©e ou suggĂ©rĂ©e. On constate Ă©galement que ces Ă©noncĂ©s avec pouvoir ont parfois un effet de litote, car le locuteur utilise un marqueur de possibilitĂ©, moins fort que la nĂ©cessitĂ© de faire qui est en rĂ©alitĂ© visĂ©e (cf. les analyses de (32) et (52)).

CARL VETTERSUniversité du Littoral

Cîte d’OpaleEA 4030 HLLI

CÉCILE BARBETUniversitĂ© de NeuchĂątel

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LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 189-221

EspĂ©rer et souhaiter : le subjonctif, la ronde des modalitĂ©s et l’euphorie

Philippe Rothstein

« On est jeune quand on souhaite que chaque jour diffÚre de la veille ; vieux quand on espÚre que chaque année ressemblera à la précédente. »

Gilbert Cesbron, Journal sans date, t. 2, Paris, Robert Laffont, 1967

1. UN ÉTAT DES LIEUX : LA QUERELLE DES DEUX MODES

Les Ă©tudes lexicales associent souvent les verbes espĂ©rer et sou-haiter Ă  la problĂ©matique du contexte formel dĂ©clenchant le mode subjonctif. Pour souhaiter, la prĂ©sence de ce mode dans les com-plĂ©tives Ă  formes flĂ©chies est toujours requise et ce n’est que dans quelques cas seulement, qui ne font d’ailleurs pas toujours l’unani-mitĂ©, qu’elle l’est pour espĂ©rer. Dans les processus de justification de la prĂ©sence du subjonctif dans certaines complĂ©tives du verbe espĂ©rer, plusieurs Ă©tudes (Gaa-tone (2003), Kupferman (1996), Gosselin (2010 et 2011), Grevisse (1986), etc.) font intervenir un certain nombre de valeurs modales liĂ©es Ă  cette lexie verbale, au premier rang desquelles on trouve les modalitĂ©s dĂ©sidĂ©ratives, optatives et volitives et, beaucoup moins frĂ©quemment, les modalitĂ©s Ă©pistĂ©miques et dĂ©ontiques, ou radicales. En revanche, il n’est fait rĂ©fĂ©rence aux modalitĂ©s vĂ©ridictoires, ou alĂ©thiques, que pour exclure souhaiter du champ d’application de ces derniĂšres et, Ă  tort selon l’hypothĂšse dĂ©veloppĂ©e dans cette Ă©tude, justifier pourquoi espĂ©rer ne devrait pas davantage y figurer dans les cas oĂč il rĂ©git le subjonctif. En premiĂšre approximation, espĂ©rer et souhaiter sont des verbes qui rĂ©gissent deux modes diffĂ©rents, l’indicatif pour le premier (J’es-pĂšre qu’il pleuvra / fera beau demain) et le subjonctif pour le second (Je souhaite qu’il pleuve / fasse beau demain). C’est du moins ce que l’on pouvait avancer jusqu’à la fin des annĂ©es 1980, Ă  l’écoute de la plupart des idiolectes des locuteurs francophones. Depuis plus

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190 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

de vingt ans, les mĂ©dias font de plus en plus entendre le mode sub-jonctif dans l’emploi des complĂ©tives du verbe espĂ©rer (?*J’espĂšrequ’il rĂ©ussisse / fasse beau rapidement).

2. LES APPARENCES DES DIVERS IDIOLECTES SONT-ELLES VRAIMENT TROMPEUSES ?

2.1. L’assimilation sĂ©mantico-pragmatique d’une lexie Ă  une autre ?

Le futur de l’indicatif rĂ©siste encore bien dans les complĂ©tives du verbe espĂ©rer. Force est pourtant de constater que ce que l’on pour-rait considĂ©rer au dĂ©part comme une simple analogie morpho-syn-taxique avec le comportement recteur du verbe souhaiter dĂ©bouche dans les faits sur une vĂ©ritable homologie. Cette homologie entre le nĂ©cessaire subjonctif rĂ©gi par souhaiter et un mode subjonctif lĂ  oĂč l’indicatif futur prĂ©valait, avec espĂ©rer, est plus ou moins subie, compte tenu du lien dĂ©licat que l’espĂ©rance, un des deux dĂ©verbaux du verbe espĂ©rer, entretient avec le dĂ©sir (voir § 3.1.). Nous assis-terions donc en direct, depuis les annĂ©es 1980, Ă  la naissance de deux lexies verbales homologues, toutes diffĂ©rences sĂ©mantiques acces-soires mises Ă  part, sauf bien entendu Ă  considĂ©rer que, dans les idio-lectes de certains locuteurs, de plus en plus nombreux, les caractĂ©-ristiques sĂ©mantico-pragmatiques de souhaiter devraient “tout natu-rellement” prendre le pas sur celles d’espĂ©rer. Ces derniĂšres carac-tĂ©ristiques perdraient alors leur spĂ©cificitĂ©, puisqu’elles seraient en quelque sorte absorbĂ©es par celles de souhaiter, un peu comme le masculin est encore en français un absorbant du fĂ©minin dans les accords de genre au pluriel (cf., pour cette notion d’« absorbant », Culioli (1999 : 27, n. 13)). EspĂ©rer deviendrait alors une sorte de variante idiolectale de souhaiter, une variante oĂč le souhait et l’es-poir, voire l’espĂ©rance, feraient cause commune. Ce serait par exem-ple le cas d’un Ă©noncĂ© comme celui qu’on observe dans la premiĂšre partie de l’épigraphe : « On est jeune quand on souhaite que chaque jour diffĂšre de la veille » et qu’on le compare Ă  la seconde partie, modifiĂ©e pour les besoins de la cause, oĂč le subjonctif remplace le futur de l’indicatif original : On est vieux quand on espĂšre que chaque annĂ©e ?ressemble Ă  la prĂ©cĂ©dente. Les deux parties de cette Ă©pigraphe modifiĂ©e deviendraient alors sĂ©mantico-pragmatiquement indiffĂ©renciĂ©es, au motif que, lorsque le locuteur dit J’espĂšre que X, c’est une sorte de Je souhaite que X qu’il entend signifier. Nous ne ferons pas l’insulte Ă  l’écrivain de talent que fut Gilbert Cesbron de penser qu’il ne savait pas avec prĂ©cision ce qu’il vou-lait dire, puisqu’il a bien, lui, employĂ© le futur de l’indicatif avec « on espĂšre », non par quelque souci que ce soit de la norme ou Ă 

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ESPÉRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITÉS ET EUPHORIE 191

cause d’une supposĂ©e « servitude grammaticale » 1, mais bien parce que, pour lui aussi, Ă©crivain, espĂ©rer, ce n’est pas souhaiter. Plus dĂ©licate encore, peut-ĂȘtre, serait l’hypothĂšse oĂč le locuteur ferait certes la diffĂ©rence entre les deux lexies mais considĂ©rerait que ceux des traits sĂ©mantiques qui justifient, avec souhaiter, la rec-tion du subjonctif s’imposent Ă©galement Ă  ceux d’espĂ©rer, sans pour autant faire perdre Ă  cette derniĂšre lexie l’identitĂ© qu’elle a comme source de ses deux dĂ©verbaux, espoir et espĂ©rance, en regard de souhaiter et son unique dĂ©verbal, souhait. Le futur de l’indicatif avec espĂ©rer n’était pas lĂ  par hasard, comme ne l’était et ne l’est d’ailleurs pas davantage la prĂ©sence du subjonc-tif avec souhaiter. Faut-il donc envisager une vĂ©ritable modification des structures sous-jacentes qui relient espĂ©rer et souhaiter ? Doit-on s’attendre Ă  ce que l’indicatif futur, dans ces cas sĂ©mantico-pragmatiquement marquĂ©s que nous identifierons par la suite, cĂšde la place au subjonc-tif ou bien qu’il la partage avec ce mode, avec la contribution bien involontaire d’idiolectes de plus en plus majoritaires ?

2.2. Une démarche onomasiologique ou sémasiologique ?

Si l’on ne peut que ressentir une relative proximitĂ© conceptuelle, certes Ă  prĂ©ciser, entre espĂ©rer et souhaiter, la mise au jour d’un vĂ©ritable ensemble conceptuel supposĂ© nous commande d’isoler un champ lexical qui serait susceptible de les regrouper. Une dĂ©marche onomasiologique serait donc requise, qui partirait du champ lexical ainsi dĂ©fini afin de dĂ©terminer la structure sous-jacente des lexies verbales espĂ©rer et souhaiter, et qui serait ensuite croisĂ©e avec une dĂ©marche sĂ©masiologique. Mais peut-on parler de champ lexical du volitif, de l’optatif, de l’intentionnel, du dĂ©sidĂ©ratif, voire de l’in-jonctif comme si ces champs Ă©taient constituĂ©s une fois pour toutes et reprĂ©sentaient un donnĂ© primitif d’accueil lexical ? Doit-on, au contraire, les mettre en question en rendant ces champs lexicaux permĂ©ables, modulables, croisables, voire partiellement fusionnables ? Les domaines conceptuels interactifs des jugements de valeur, de l’“euphorique”, du “dysphorique”, du “phorique” (euphorique etdysphorique) et de l’“aphorique” (ni euphorique, ni dysphorique), dans la perspective sĂ©miotique axiologique ouverte par Greimas & CourtĂšs (1979), puis CourtĂšs (1991), ne permettent-ils pas eux aussi de perturber le jeu peut-ĂȘtre trop simple et donc moins pro-ductif qu’espĂ©rĂ© (et non « 
que souhaitĂ© » !) des modalitĂ©s volitives, optatives, dĂ©sidĂ©ratives, et autres ? Avant d’entreprendre un dĂ©shabillage mĂ©thodique de ces deux lexies – ainsi que des dĂ©verbaux espoir, espĂ©rance et souhait – et d’analyser les liens qu’elles entretiennent, d’une part, avec les modes

1. Formule empruntée à Brunot (1922 : 709) et reprise par Gougenheim (1938 / 1962 : 195).

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192 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

indicatif et subjonctif et, d’autre part, avec plusieurs types de moda-litĂ©, considĂ©rons les citations-exemples (1)-(3) dans la section sui-vante.

3. PRÉAMBULE MODAL AVANT LA MISE À NU DES LEXÈMES

(1) Je n’ai pas d’espĂ©rance, car, pour espĂ©rer, il faut avoir un dĂ©sir, une certaine propension Ă  souhaiter que les choses tournent d’une maniĂšre plutĂŽt que d’une autre. (ThĂ©ophile Gauthier, Mademoiselle de Maupin,1835, ch. I, Ă©dition numĂ©risĂ©e Google books, p. 78)

(2) Car quoique ce soit naturellement & librement, ou sans contrainte, que l’on aime le bien en gĂ©nĂ©ral, puisqu’on ne peut aimer que par sa volontĂ©, & qu’il y a contradiction que la volontĂ© puisse jamais ĂȘtre contrainte ; on ne l’aime pourtant pas librement, dans le sens que je viens d’expliquer, puisqu’il n’est pas au pouvoir de notre volontĂ© de ne pas souhaiter d’ĂȘtre heureux. (Nicolas de Malebranche, De la re-cherche de la vĂ©ritĂ©, livre premier, Des sens, Ă©dition numĂ©risĂ©e Google books, ch. 1, p. 14)

(3) EspĂ©rer, ce n’est pas vouloir. (Émile-Auguste Chartier dit Alain, Pro-pos sur le bonheur, 1928, Folio essais n° 21, p. 76)

S’il faut se garder de tout enthousiasme excessif devant des for-mulations qui sont loin d’ĂȘtre toujours argumentĂ©es, elles peuvent sans doute nous mettre sur des pistes qui ne sont pas nĂ©cessaire-ment fausses. Nous allons le constater ici.

3.1. EspĂ©rer et souhaiter : quelques pistes oĂč les champs lexicaux se croisent et se recroisent

Notons qu’en (1), le narrateur prĂȘte au premier soupirant de Ma-deleine de Maupin, Albert, toute une sĂ©rie de liens Ă©tablis, d’abord entre le dĂ©verbal espĂ©rance et le verbe espĂ©rer (mais, notons-le, pas entre l’autre dĂ©verbal, espoir, et espĂ©rer), ensuite entre espĂ©rer et dĂ©sir(er), et enfin entre le dĂ©sir et le souhait ou, plus exactement, une propension au souhait. Le dĂ©sir serait donc cette condition prĂ©a-lable Ă  la mise en Ɠuvre d’une espĂ©rance, cette tendance naturelle (propension) qu’a le sujet Ă  choisir un sens donnĂ© (et donc Ă  le “sou-haiter”) parmi les deux orientations possibles, positive ou nĂ©gative, d’un Ă©vĂ©nement ou d’un Ă©tat du monde sur lesquels, a priori, il n’a pas de prise. La sĂ©quence oĂč Albert continue la description de son Ă©tat, immĂ©diatement aprĂšs le passage de la lettre Ă  son ami, citĂ© en (1), nous le dit explicitement. Cette fois-ci, le lien entre espĂ©rer et attendre, lien que l’étymologie rend on ne peut plus Ă©vident, sera prĂ©cisĂ© :

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ESPÉRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITÉS ET EUPHORIE 193

(1’) Je ne dĂ©sire rien, car je dĂ©sire tout. Je n’espĂšre pas, ou plutĂŽt je n’es-pĂšre plus ; – cela est trop niais, – et il m’est profondĂ©ment Ă©gal qu’une chose soit ou ne soit pas. – J’attends, – quoi ? – Je ne sais, mais j’at-tends.

C’est une attente frĂ©missante, pleine d’impatience, coupĂ©e de soubre-sauts et de mouvements nerveux comme doit l’ĂȘtre celle d’un amant qui attend sa maĂźtresse. – Rien ne vient, – j’entre en furie ou me mets Ă  pleurer. (T. Gauthier, cf. Ă©noncĂ© (1), ibid.)

Si nous suivons la logique du discours d’Albert, l’absence de dĂ©sirest rĂ©itĂ©rĂ©e (“il m’est profondĂ©ment Ă©gal qu’une chose soit ou ne soit pas”), mais, le dĂ©sir Ă©tant liĂ© au souhait qu’une chose soit orien-tĂ©e dans un sens donnĂ©, il rĂ©itĂšre Ă©galement l’absence de souhait.Si la modalitĂ© dĂ©sidĂ©rative n’inclut pas nĂ©cessairement le fait d’es-pĂ©rer (par exemple, Je dĂ©sire ĂȘtre le roi du pĂ©trole mais je sais fort bien que je n’ai pas l’ombre d’une chance d’y parvenir), qu’en est-il de l’attente, reliĂ©e Ă©tymologiquement dans les langues latines Ă  espĂ©rer ? Il faudrait donc, si l’on en croit (1) et (1’), inclure le dĂ©sirdans le champ lexical qui accueille la lexie espĂ©rer mais ne pas in-clure de maniĂšre automatique l’espĂ©rance, le fait d’espĂ©rer, dans le champ lexical qui accueille le dĂ©sir. Deux champs lexicaux donc, le premier oĂč le dĂ©sir est accueilli, Ă  moins qu’il en soit lui-mĂȘme la vedette, et oĂč l’espĂ©rance ne s’articulera pas nĂ©cessairement, et un autre champ, qui, lui, accueillera “le fait d’espĂ©rer”, l’espĂ©rance,oĂč le dĂ©sir trouvera sa place dans la structure conceptuelle sous-jacente. La question du “vouloir”, Ă©voquĂ©e en (3), devra s’y articuler conceptuellement elle aussi, comme nous le dĂ©velopperons infra.Il faudra donc vĂ©rifier si la logique d’Albert en (1) et (1’) nous met sur une bonne piste et ainsi nous demander si la relation entre espĂ©-rer et dĂ©sirer est, ou non (comme le “pense” Albert), biunivoque. Pour l’instant, dĂ©sirer quelque chose, c’est bien le vouloir, ce n’est pas nĂ©cessairement l’espĂ©rer.

3.2. Une premiĂšre esquisse du subjonctif comme modalitĂ© de l’inter-locution

Si espĂ©rer c’est considĂ©rer ce que l’on dĂ©sire comme devant (c’est-Ă -dire “ne pouvant pas ne pas”) se rĂ©aliser, cette lexie verbale est, dans la totalitĂ© des grammaires, suivie du mode indicatif. EspĂ©rerest inclus dans le champ du dĂ©sir. Si, en revanche, espĂ©rer c’est “espĂ©rer l’impossible”, ce qu’il est convenu d’appeler un “verbe de sentiment” (tout comme souhaiter, dĂ©sirer, craindre ou
 aimer),il tombe alors dans l’irrealis et l’on croit pouvoir justifier, comme Gaatone (2003), Kupferman (1996), Gosselin (2010, 2011) et Gre-visse (1986, § 1071 b), le mode subjonctif dans la complĂ©tive, puis-qu’en fait le dĂ©sir est mort-nĂ©, sans espĂ©rance vĂ©ritable. EspĂ©rer suivi du subjonctif, ce ne serait plus espĂ©rer, ce serait alors un complexe modal construit autour d’un cas particulier du dĂ©sir, dĂ©sirer-sans-espoir-de-voir-se-rĂ©aliser-ce-dĂ©sir, comme cet exemple qui nous est donnĂ© par Jean Giraudoux, avec un subjonctif :

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194 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

(4) Il dĂ©nie tout rĂ©alisme Ă  ceux qui espĂšrent que son redressement puisse ĂȘtre obtenu par l’enthousiasme d’un quatre AoĂ»t. (Jean Giraudoux, Sans pouvoirs, 1946, Monaco, Éditions du Rocher, p. 10)

Cet Ă©noncĂ© est introduit par un dĂ©sactualisateur fort, « Il dĂ©nie tout rĂ©alisme », qui, pour le locuteur, fait basculer la lexie verbale espĂ©-rer dans le champ de l’irrealis, et qui, de fait, effectue une vĂ©ri-table dĂ©sactivation du processus d’espĂ©rance. La validitĂ© de ce pro-cessus d’espĂ©rance est niĂ©e dĂšs le dĂ©part. L’assertion a ainsi une orientation nĂ©gative, bien que cette nĂ©gation soit indirecte (voir la section 7.). Le passage de l’actuel (ils espĂšrent que son redressement pourra ĂȘtre obtenu
) au non actuel, ici au non rĂ©alisable (« espĂšrent que son redressement puisse ĂȘtre obtenu
 ») puisqu’induit par la dĂ©sactualisation du procĂšs espĂ©rer, justifie Ă  lui tout seul, pour le locuteur, l’emploi du subjonctif. Nous montrerons dans la section 7. et, en 8., Ă  partir d’un rĂ©sumĂ© de Rothstein (2011), que si, Ă  la rigueur, on peut accepter que la nĂ©gation indirecte du procĂšs espĂ©rer “dĂ©clenche” le subjonctif, c’est seulement parce que la prise en charge du contenu propositionnel, <X espĂšre que Y> est modalisĂ©e pragmatiquement par le locuteur (« Il dĂ©nie
 Ă  ceux qui espĂšrent ») et non en raison du nĂ©gatif censĂ© “dĂ©clencher” le subjonctif. Elle est modalisĂ©e de telle maniĂšre (“il dĂ©nie tout rĂ©alisme
”) qu’elle peut constituer une ouverture aux allocutaires potentiels pour aller soit dans le sens proposĂ© de l’asser-tion, soit dans l’autre, voire ne choisir aucun des deux. C’est cette notion d’« assertion partagĂ©e », avec le subjonctif (Roth-stein (2009a, 2009b, 2011)), qui s’oppose Ă  celle d’« assertion sin-guliĂšre », avec l’indicatif. Cette thĂ©orisation fera l’objet d’un dĂ©ve-loppement dans la section 8. Dans (4), le fait qu’un dĂ©calage existe entre l’état du monde tel qu’il est et l’état du monde tel que je dĂ©sire qu’il soit demande Ă  ĂȘtre reconnu par l’allocutaire. Non que la demande lui en soit faite directement, mais c’est la situation sĂ©mantico-pragmatique qui le demande. C’est cette nĂ©cessitĂ© de reconnaissance d’un rĂŽle actif de l’allocutaire qui toujours justifie dans notre thĂ©orie le recours au mode subjonctif. Que ce soit “mon” propre sentiment de sujet de l’énoncĂ© ou celui d’une tierce personne n’a aucune pertinence dans mon choix de locuteur. Que l’allocutaire puisse ou non partager ce sentiment tel qu’il est assertĂ©, qu’il veuille ou non en partager l’assertion n’a au-cune importance non plus. Dans notre thĂ©orisation de ce mode, nous ne sommes pas dans le dialogisme. L’important, c’est l’ouverture de sa propre assertion par le locuteur, ce qui a pour effet immĂ©-diat de relativiser de facto cette assertion. Cette ouverture Ă  l’allo-cutaire justifie pourquoi il est possible de continuer Ă  employer es-pĂ©rer, et non dĂ©sirer, lorsque le dĂ©sir est confrontĂ© Ă  un Ă©tat du monde oĂč la raison d’espĂ©rer est absente. Pour l’instant, contentons-nous de constater que si la lexie dĂ©si-rer est toujours suivie du mode subjonctif, car un dĂ©sir est d’em-blĂ©e marquĂ© du sceau de la relativitĂ© vis-Ă -vis de l’état rĂ©el du monde

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et de la reprĂ©sentation que je m’en fais, il y aurait en revanche un choix apparent entre les deux modes dans les complĂ©tives du verbe espĂ©rer. Ce choix n’existerait que lorsque le dĂ©sir ne pourrait pas dĂ©boucher sur une espĂ©rance de le voir se rĂ©aliser et que ce serait alors l’allocutaire qui pourrait potentiellement ĂȘtre pris Ă  tĂ©moin par le locuteur de cet irrealis.

4. LE DÉSIR, L’IRREALIS, L’ATTENTE, L’ESPÉRANCE, L’ESPOIR, LE SOUHAIT ET LA VOLONTÉ

4.1. Espérer et la modalité volitive

En (3), le philosophe Alain nous met en situation sinon d’exclure, du moins de mettre de la distance entre espĂ©rer et le champ de la modalitĂ© volitive. Les champs du dĂ©sidĂ©ratif et de l’optatif font inter-venir une forme de volition virtualisante, qui devrait, si l’on suit Alain, ĂȘtre radicalement distinguĂ©e de la volontĂ© proprement dite, qui implique une dĂ©cision consciente du sujet modal (cf. enchea (1999)). Le rapport entre le sujet modal et le verbe espĂ©rer n’est de toute Ă©vidence pas le mĂȘme que celui entretenu par ce mĂȘme sujet modal et le verbe vouloir. Comme le souligne Ben Hamadi (2007 : 8), mĂȘme si certains aspects du comportement morphosyntaxique de vouloir en font Ă©galement un semi-auxiliaire, cette lexie n’en con-serve pas moins sa valeur verbale. Ainsi, selon Ben Hamadi (2007), « [
] vouloir, comme souhaiter ou dĂ©sirer, peut ĂȘtre mis en relief » ((5a) et (5b), ex. (4d) et (11’) dans Ben Hamadi (2007)), tandis que « ce n’est le cas ni de pouvoir, ni de devoir. [
] L’infinitif qui les [pouvoir et devoir] suit ne peut pas en ĂȘtre sĂ©parĂ© par une virgule, contrairement Ă  vouloir, qui bĂ©nĂ©ficie d’une certaine autonomie » ((5c) et (5d), ex. (4e) et (4f) dans Ben Hamadi (2007)).

(5) a) Ce qu’il veut, c’est pouvoir vaincre sa peur b) Ce qu’il souhaite (dĂ©sire), c’est vaincre sa peur c) *Ce qu’il peut, c’est vaincre sa peur d) *Ce qu’il doit, c’est vaincre sa peur

C’est bien parce qu’il nous faut identifier les rapports qu’espĂ©reret souhaiter sont susceptibles d’entretenir avec des champs lexicaux eux-mĂȘmes difficilement stabilisables qu’à partir de cet Ă©cart entre la volontĂ© et le souhait la question de la nature de la tension entre le sujet modal et l’objet de la volontĂ© ou du souhait sera posĂ©e. Corollairement, c’est donc celle du degrĂ© d’intentionnalitĂ© du sujet modal dans la relation qu’il entretient avec espĂ©rer et vouloir, certes, mais Ă©galement avec espĂ©rer et souhaiter, qui se pose. C’est ce que Nicolas de Malebranche nous invite Ă  considĂ©rer en (2), Ă  la fin de son argumentation, « puisqu’il n’est pas au pouvoir de notre volontĂ© de ne pas souhaiter d’ĂȘtre heureux ». Malebranche

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traite certes lĂ  d’un cas bien particulier de souhait, le souhait « d’ĂȘtre heureux », qui, selon lui, concerne tous les sujets modaux de cette modalitĂ© optative. On aime parce qu’on le veut et on est libre de vouloir. C’est librement que je veux aimer, mais, comme ma volontĂ© n’a pas le pouvoir d’intervenir sur mon souhait de l’euphorique, mon souhait « d’ĂȘtre heureux », dans ce cas particulier ma volontĂ©, n’est pas libre « de ne pas souhaiter d’ĂȘtre heureux », c’est-Ă -dire pas libre de “souhaiter ne pas ĂȘtre heureux” (voir la section 7.). Si nous gĂ©nĂ©ralisons la proposition de Malebranche, souhaiter X, oĂč X peut ĂȘtre soit une complĂ©tive flĂ©chie (souhaiter que X), soit une complĂ©tive non flĂ©chie (souhaiter (de) X, oĂč X est alors une proposition infinitive), nous devons nous poser la question de l’ins-tanciation possible de X. Quel que soit le contenu sĂ©mantico-prag-matique de X, peut-on toujours dire que la volontĂ© et donc le strict intentionnel n’ont pas de pouvoir sur l’évĂ©nement que reprĂ©sente le souhait ? Si la volontĂ© n’a pas de pouvoir sur cet Ă©vĂ©nement, cela signifie que le sujet modal intentionnel n’a pas de pouvoir sur le sujet modal du souhait. Le sujet modal intentionnel et le sujet modal du souhait, bien que renvoyant Ă  une seule et mĂȘme personne dans l’extralinguistique, doivent-ils rester Ă©trangers l’un Ă  l’autre lorsque le vouloir et le souhaiter interagissent ?

4.2. L’axiologique rentre dans le jeu de piste

Lorsqu’il s’agit de souhaiter le bien, de souhaiter ĂȘtre heureux,nous voyons apparaĂźtre la dimension axiologique greimassienne des jugements de valeur (morale, logique, esthĂ©tique), catĂ©gorie subjec-tive par excellence, car rattachĂ©e au vĂ©cu et Ă  l’expĂ©rience du sujet. C’est une catĂ©gorie d’une complexitĂ© qui ne se rĂ©duit pas au bien et au mal, au plaisir et au dĂ©plaisir, au bon et au mauvais ou au beau et au laid, mais qui les intĂšgre dans une perspective de microsys-tĂšmes sĂ©miotiques (cf. Greimas & CourtĂšs (1979), CourtĂšs (1991)). « [N]otre volontĂ© », en l’occurrence celle du sujet modal inten-tionnel, ne peut pas intervenir, selon Malebranche, pour modifier le rapport que le sujet modal entretient avec le procĂšs souhaiter lors-que ce dernier souhaite « le bien ». Cette fois-ci, le rapport devra ĂȘtre envisagĂ© en fonction de la nature mĂȘme de ce X qui reprĂ©sente la complĂ©tive Ă  forme flĂ©chie ou non flĂ©chie des verbes souhaiter X et espĂ©rer X. Peut-on en effet parler d’un rapport identique du sujet avec la volontĂ© et le souhait lorsqu’il s’agit de souhaiter « le bien commun » et lorsqu’il s’agit de souhaiter « conquĂ©rir le cƓur de toutes les dames du quartier » ? Il ne s’agit pas lĂ  d’une question futile et hors sujet, car, si la volontĂ©, selon Malebranche, ne peut s’opposer au bien en gĂ©nĂ©ral et au mien en particulier lorsque ce dernier s’inscrit dans « le bien en gĂ©nĂ©ral » (« 
 de ne pas souhai-ter d’ĂȘtre heureux »), elle peut fort bien s’opposer Ă  mon souhait de conquĂ©rir tous les cƓurs du quartier. L’existence d’un rapport particulier entre la volontĂ© et le souhait, tel qu’il est assertĂ© par Malebranche, signifie-t-elle que la lexie souhaiter peut ne pas avoir

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ce mĂȘme rapport particulier avec son dĂ©verbal, le souhait, dĂšs lors que la volontĂ© ne peut plus agir sur le souhait ? Revenons Ă  (1) (« 
 pour espĂ©rer, il faut avoir un dĂ©sir, 
 ») et faisons la supposition qu’il faut aussi un dĂ©sir comme prĂ©alable Ă  la mise en Ɠuvre du procĂšs souhaiter. La volontĂ© peut trĂšs bien s’opposer au dĂ©sir si des considĂ©rations morales (le bien et le mal, etc.) l’emportent sur mon dĂ©sir de possession des cƓurs. Malebranche ne parlait que du « bien commun ». Il y a bien de l’axiologique dans cette analyse des relations entre le sujet modal et le verbe Ă  con-tenu modal, puisque tous les arguments prĂ©dicatifs espĂ©rĂ©s (objets visĂ©s par l’espĂ©rance) ou souhaitĂ©s (objets du souhait) n’entretiennent pas nĂ©cessairement le mĂȘme rapport, euphorique ou dysphorique, voire phorique donc ambivalent (cf. Greimas & CourtĂšs (1979), CourtĂšs (1991), HĂ©bert (2006, 2007)), avec le sujet modal. La na-ture mĂȘme de l’argument prĂ©dicatif qui est espĂ©rĂ© ou souhaitĂ© est alors susceptible d’affecter le rapport entre sujet et verbe Ă  contenu modal.

5. LA RENCONTRE DE LA MODALITÉ ET DE L’ASPECT LORS DE LA MISE À NU DES DÉVERBAUX

ESPÉRANCE ET ESPOIR

Le Petit Larousse nous dit que mettre quelque chose Ă  nu, c’est le « dĂ©nuder : Mettre un fil Ă©lectrique Ă  nu ; dĂ©masquer, dĂ©voiler : Mettre Ă  nu l’hypocrisie de qqn. ». RĂ©vĂ©ler, dĂ©couvrir, dĂ©voiler, en fait, une vĂ©ritable apocalypse et, comme le signifie ce vocable en grec, un dĂ©voilement. Un dĂ©voilement de l’étymologie, bien sĂ»r, d’espĂ©rer et souhaiter, mais nous allons voir que les trois dĂ©ver-baux qui en sont issus, avec, pour espĂ©rer, Ă  la fois l’espoir et l’es-pĂ©rance, et seulement le souhait pour souhaiter, nous renseignent sur leur origine et sur leurs parents. Nous nous interrogerons d’abord sur les diffĂ©rences qui sous-tendent l’emploi d’espoir et d’espĂ©ranceet sur les restrictions de cooccurrence propres Ă  chacun d’eux.

5.1. État et processus, visĂ©e et processus intentionnel virtualisant

Lorsque nous faisons autour de nous un test spontanĂ© sur ce qu’évo-quent les notions d’espoir et d’espĂ©rance, les rĂ©sultats sont certes discordants, mais ils concordent nĂ©anmoins sur un point prĂ©cis. Le point de concordance porte sur espoir, qui est ressenti spontanĂ©-ment comme une ouverture, un espace non bornĂ©, une forme de temporalitĂ© sans terme dĂ©terminĂ©. Peu importe quand, pourvu que ça marche comme
 on l’espĂšre. L’espoir Ă©voque une ouverture, quasiment pour toutes les personnes consultĂ©es. Et l’espĂ©rance alors ? Les rĂ©ponses ne reflĂštent plus du tout la mĂȘme unanimitĂ©. Nous al-lons voir qu’une analyse serrĂ©e des collocations et contraintes de

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198 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

cooccurrence va Ă  l’encontre de cet impressionnisme spontanĂ© sur le dĂ©verbal espoir et ce ressenti d’“ouverture”. Commençons par espĂ©rance. Le suffixe -ance du dĂ©verbal espĂ©-rance a une double origine, celle du participe prĂ©sent du verbe dont il est dĂ©rivĂ©, donc une valeur implicitement durative, et celle d’une valeur rĂ©sultative 2 qui vient du latin -antia, qui permet de dĂ©noter Ă  la fois l’action proprement dite, son caractĂšre processuel et le rĂ©-sultat de l’action. Nous comprenons pourquoi l’autre dĂ©verbal d’es-pĂ©rer, espoir, qui, a priori, n’a ni de caractĂ©ristique Ă©tymologique processuelle, ni de caractĂ©ristique Ă©tymologique rĂ©sultative, sem-blerait bien inappropriĂ© dans le contexte de (1), oĂč le soupirant de Madeleine de Maupin dĂ©finit son Ă©tat psychologique. Par rapport Ă  espĂ©rance, qui “dit” le processus Ă©tymologiquement, espoir met davantage l’accent sur l’état d’attente du sujet que sur la visĂ©e, l’intention et le dĂ©sir. C’est l’état dans lequel se trouve le sujet “expĂ©rienceur” (“celui qui fait l’expĂ©rience de” (cf. Fillmore (1968), Gruber (1976), Jackendoff (1983)) qui est mis en avant, aux dĂ©pens du processus intentionnel qui vise le terme Ă  atteindre. La valeur de rĂ©sultat n’est certes pas absente du dĂ©verbal espoir, elle est seulement plus ou moins occultĂ©e par l’état d’attente. Les verbes anglais Ă©quivalents des lexies espĂ©rer et souhaiter sont classĂ©s par un grand nombre de linguistes anglo-saxons dans la catĂ©gorie des « psych verbs », ou « psychological verbs » 3, et ces derniers ont notĂ©, entre autres, que l’expĂ©rienceur, Jean dans Jean craint les fantĂŽmes, et ce mĂȘme expĂ©rienceur dans Les fantĂŽmes effraient Jean n’avaient pas la mĂȘme fonction syntaxique, et que les « psych verbs » n’avaient pas toujours la mĂȘme valeur actancielle. On aurait bien tort de considĂ©rer ce type de remarque comme insi-gnifiante. Nous verrons qu’il n’en est rien lorsque nous soumettrons espĂ©rer et souhaiter Ă  des tests de diathĂšse active vs passive. L’entrĂ©e lexicale espoir du TrĂ©sor de la langue française infor-matisĂ© [TLFi] donne de nombreux exemples oĂč l’autre dĂ©verbal, espĂ©rance, trouverait moins facilement sa place, comme cela semble bien ĂȘtre le cas avec « Il se mit en route sans espoir de fuite ou de dĂ©livrance » (Augustin Thierry, RĂ©cits des temps mĂ©rovingiens, t. 2, 1840, p. 83). Certes, l’accent est mis sur l’état de manque du per-sonnage (« sans espoir »), sur ce qu’il n’a pas, et cet Ă©tat nĂ©gatif est peu compatible avec une visĂ©e, une intention, un dĂ©sir d’atteindre un terme, peu compatible avec l’espĂ©rance, qui est davantage pro-cessus qu’état, mĂȘme si Ă©tat et processus interagissent toujours dans ce cas. Que penser de Il se mit en route sans espĂ©rance de ?fuite et mĂȘme d’une espĂ©rance de ?dĂ©livrance ? Que l’espĂ©rance ou l’espoirsoient sĂ©miotiquement reliĂ©s au jugement de valeur axiologique eu-phorique et non au dysphorique, voilĂ  qui ne semble pas faire dĂ©bat, mĂȘme si un mal pour l’un, le dysphorique, peut ĂȘtre l’euphorique,

2. Cf., dans le TLFi, les articles -ance, speciatim « Rem. 1 », et espoir : « DĂ©ver-bal de espĂ©rer* d’apr. les formes fortes de l’ind. prĂ©s. ([ j’]espoir, [tu] espoires, etc.). ». 3. La crĂ©atrice du terme mĂ©talinguistique anglais est Levin (1993).

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l’espoir ou l’espĂ©rance de l’autre. Cependant, si le sujet modal peut bien entendu « espĂ©rer une dĂ©livrance prochaine », en revanche, le dĂ©verbal dĂ©livrance reprĂ©sente lui-mĂȘme l’au-delĂ  d’un terme atteint, l’au-delĂ  d’un rĂ©sultat. On se situe aprĂšs le rĂ©sultat du pro-cĂšs dĂ©livrer. On ne peut parler de dĂ©livrance pour un individu qu’une fois qu’il est dĂ©livrĂ©, que le processus est non seulement accompli mais que cet accompli est stabilisĂ©, qu’on a franchi la borne de l’ac-compli. La dĂ©livrance des otages n’est pleine et entiĂšre qu’une fois seulement qu’ils sont en sĂ©curitĂ©. L’expĂ©rienceur qui espĂšre la dĂ©li-vrance a un espoir de dĂ©livrance, pas une ?espĂ©rance de dĂ©livrance.Il est dans un Ă©tat d’attente du rĂ©sultat Ă  venir. La cooccurrence d’es-pĂ©rance et de dĂ©livrance demeure souvent problĂ©matique, car l’es-pĂ©rance, qui est Ă  la fois processus de visĂ©e et reprĂ©sentation anti-cipĂ©e du rĂ©sultat (visĂ©), se trouve reliĂ©e au terme, dĂ©livrance, qui est lui-mĂȘme un processus et son rĂ©sultat, et non un Ă©tat. On ne peut passer sous silence le fait que, dans la partie nĂ©o-testamentaire de la Bible, l’espĂ©rance a une valeur Ă  la fois commune et singuliĂšre. C’est certes une projection du sujet expĂ©rienceur, sens commun, mais surtout une vertu thĂ©ologale, un devoir de projection du croyant, de dĂ©placement, visĂ© par le croyant, d’une vie temporelle vers une vie non-temporelle, une vie d’éternelle prĂ©sence dans le royaume de Dieu, la dĂ©livrance Ă©tant alors la dĂ©livrance du pĂ©chĂ©. Ainsi, l’es-pĂ©rance de la dĂ©livrance cesse de poser un problĂšme dĂ©licat de co-occurrence entre deux visĂ©es simultanĂ©es d’un au-delĂ  du rĂ©sultat. Il y a en effet un double processus. Le premier processus est com-mun Ă  toute espĂ©rance, il est la visĂ©e par le sujet expĂ©rienceur de l’espĂ©rance, la visĂ©e d’un au-delĂ  du rĂ©sultat, et le second processus, la dĂ©livrance, est, par lui-mĂȘme, son sens thĂ©ologique, une projection vers un au-delĂ , en l’occurrence, du pĂ©chĂ©. Si j’attends [le croyant attend] la dĂ©livrance, je suis dans l’espoir, repliĂ© sur mon Ă©tat, l’es-poir. En revanche, si je [le croyant] suis dans l’espĂ©rance de la dĂ©li-vrance, je vise un au-delĂ  (espĂ©rance) d’un au-delĂ  (du pĂ©chĂ©), la dĂ©livrance. Si l’espĂ©rance du salut est une vertu thĂ©ologale chez les chrĂ©-tiens, c’est qu’on considĂšre, dans ce cadre religieux, le salut comme un Ă©tat Ă  atteindre, celui de la personne sauvĂ©e. Le salut n’est pas un processus, mĂȘme si c’est tout un processus prĂ©alable que le croyantdoit mettre en Ɠuvre pour atteindre cet Ă©tat. L’espĂ©rance est un pro-cessus qui vise Ă  atteindre un rĂ©sultat, et ce rĂ©sultat, c’est un nou-vel Ă©tat de la personne qui en bĂ©nĂ©ficie, l’au-delĂ  du rĂ©sultat. Ainsi peut-on parler, avec l’espoir, du passage d’un Ă©tat Ă  un autre, d’un inchoatif lexical. Un espoir de dĂ©livrance, c’est le passage axio-logique d’un Ă©tat dysphorique Ă  un Ă©tat euphorique et, pour le sujet expĂ©rienceur, un arrĂȘt sur image sur l’état euphorique, en l’occurrence, l’état de non-prisonnier. C’est donc bien une forme d’incohatif ; un espoir de fuite, c’est le passage de l’état dysphorique dans lequel se trouve le sujet expĂ©rienceur Ă  un Ă©tat euphorique, lĂ  encore un inchoatif lexical axiologiquement marquĂ©. C’est d’une espĂ©rance de vie qu’il s’agira lorsque le cadre proces-suel (espĂ©rance) prend le pas sur le cadre statif (espoir). Certes, Il

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lui (l’accidentĂ©) reste encore un espoir de vie fonctionne trĂšs bien dĂšs lors que, pour le locuteur, il n’est pas encore totalement exclu que le dysphorique, l’état dans lequel l’accidentĂ© se trouve, puisse cĂ©der la place Ă  un Ă©tat euphorique, la vie. En revanche, c’est bien d’une espĂ©rance de vie et non d’un espoir de vie qu’il s’agit lors-qu’on envisage la vie sur la durĂ©e et non comme l’état du vivant. La vie n’est alors pas un terme Ă  atteindre, pas un Ă©tat mais un pro-cessus, qui, comme tout processus, a un Ă©tat initial et un Ă©tat final. Nous voyons qu’une mĂȘme lexie, la vie, change de valeur en fonc-tion du dĂ©verbal auquel elle est unie, car c’est bien le locuteur qui choisit d’établir une relation entre l’expĂ©rienceur et le terme objet, rĂ©sultat, processus ou Ă©tat. Certes, c’est peut-ĂȘtre le choix du dĂ©ver-bal qui s’adapte Ă  l’acception choisie de la lexie, mais peu importe, car le lien entre les deux est un lien contraint par des valeurs aspec-tuelles qui sous-tendent la totalitĂ© du syntagme nominal concernĂ©.

5.2. L’espĂ©rance comme processus “nominal”, l’espoir comme Ă©tat “nominal”

L’expression *Notre ami a une espĂ©rance de vie, sans marqueur quantitatif, est non plausible. L’énoncĂ© Il y a encore une espĂ©rance de vie sous les dĂ©combres est des plus attestĂ©s, mais on voit alors que vie change d’acception et n’est plus processus mais Ă©tat, puis-qu’il s’agit de retrouver des personnes en Ă©tat de vie sous les dĂ©-combres. En revanche, si l’on compare Compte tenu des donnĂ©es actuelles de la science, mon espĂ©rance de vie est de 81,6 ans Ă  Compte tenu des donnĂ©es actuelles de la science, mon *espoir de vie est de 81,6 ans, nous retrouvons la diffĂ©rence entre l’espĂ©rance-pro-cessus et l’espoir-Ă©tat. On pourra toujours trouver un contexte oĂč ce dernier syntagme ne sera pas absurde mais ce contexte rĂ©tablira sans doute l’acception processuelle de la vie. L’essentiel demeure qu’état d’attente du sujet modal expĂ©rienceur et processus visant un terme doivent permettre Ă  la fois de distinguer les deux dĂ©ver-baux pour, in fine, distinguer espĂ©rer et souhaiter beaucoup plus nettement. En rĂ©sumĂ©, avec une espĂ©rance de vie, le dĂ©verbal espĂ©rance con-jugue le processus issu de espĂ©rer, verbe de sentiment ou verbe psy-chologique, selon les approches, et une vĂ©ritable dissociation entre le terme visĂ©, dĂ©sirĂ©, le rĂ©sultat Ă  atteindre et le processus mĂȘme d’es-pĂ©rance, dissociation que fait le sujet modal expĂ©rienceur. La notion mĂȘme de processus nĂ©cessite le repĂ©rage possible d’un Ă©tat initial et d’un Ă©tat final. Par opposition, un espoir (de victoire, par exemple), c’est la vic-toire qui est dĂ©jĂ  prĂ©sente dans l’état d’attente oĂč se trouve le sujet expĂ©rienceur. État et rĂ©sultat ne sont pas dissociĂ©s. Ainsi, par exemple, C’est un des grands espoirs de la recherche sur le cancer, oĂč es-poir peut renvoyer aussi bien Ă  un individu, un chercheur promet-teur qu’à une dĂ©couverte, un traitement, lui aussi prometteur. Tout est dans la (con)fusion de l’attente et du rĂ©sultat. Une espĂ©rance

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de victoire, c’est le dĂ©sir de victoire portĂ© au-delĂ  du terme, aprĂšsla victoire. Le sujet expĂ©rienceur se situe de l’autre cĂŽtĂ© de la borne aspectuelle qui marque l’accompli, le rĂ©sultat. Il anticipe l’acquisi-tion du rĂ©sultat, mais le rĂ©sultat n’est pas posĂ© comme acquis au moment de l’actualisation de l’espĂ©rance. Jean Racine illustre parfaitement l’espoir dans sa diffĂ©rence avec l’espĂ©rance. Lorsqu’Hermione demande Ă  sa confidente ClĂ©one ce que fait Pyrrhus, elle rĂ©pond :

(6) Je l’ai vu vers le temple, oĂč son hymen s’apprĂȘte, / Mener en con-quĂ©rant sa nouvelle conquĂȘte ; / Et d’un Ɠil oĂč brillaient sa joie et son espoir / S’enivrer en marchant du plaisir de la voir. (Racine, An-dromaque, Acte V, scĂšne 2 (mes gras))

C’est l’espoir qui brille dans l’Ɠil de Pyrrhus, pas l’espĂ©rance. MĂȘme si un Ɠil peut briller de dĂ©sir, il ne brille pas d’espĂ©rance. L’es-poir de Pyrrhus est un Ă©tat, une attente du rĂ©sultat (l’hymen). L’Ɠil de Pyrrhus ne se projette pas vers le rĂ©sultat espĂ©rĂ©, l’hymen, c’est l’attente de ce rĂ©sultat qui le fait briller, l’attente que l’hymen vienne vers lui
 et qui est dĂ©jĂ  en lui. Avec l’espoir, dans l’état psychologique d’espoir, tel que les plau-sibilitĂ©s et non-plausibilitĂ©s de collocation nous l’indiquent, le mou-vement se fait de l’objet espĂ©rĂ© / attendu vers l’expĂ©rienceur, vers celui qui attend. Il s’agit d’une vĂ©ritable “transitivitĂ©â€ nominale in-versĂ©e. Nous retrouvons le mĂȘme phĂ©nomĂšne, mais orientĂ© dans le sens inverse, avec le syntagme sans espĂ©rance, tel qu’il apparaĂźt dans les Ă©noncĂ©s (7a) et (7b), tirĂ©s de l’entrĂ©e espĂ©rance du TLFi :

(7) a) M. Daigremont fut sans espérance le vingt-troisiÚme jour aprÚs notre arrivée, et mourut le vingt-cinquiÚme. (La Pérouse, Voyage autour du monde, t. 2, 1797, p. 360)

b) Son fils est sans espĂ©rance et ce qu’on peut lui souhaiter de mieux, c’est une prompte mort. (Constant, Journaux, 1805, p. 204)

Le rĂ©dacteur de cette entrĂ©e lexicale donne au syntagme sans espĂ©-rance le sens de “en parlant d’un malade, ĂȘtre condamnĂ©â€. C’est le point de vue de l’observateur-locuteur qui, ici, prime. Le locu-teur ne peut plus – se plaçant du point de vue du malade, qui est, lui, “hors du jeu discursif”, – dĂ©sirer que ce dernier continue Ă  es-pĂ©rer que le processus de vie n’ait pas encore atteint son terme, car lui sait le malade condamnĂ© et son espĂ©rance serait non seulement vaine mais dysphorique, synonyme de souffrance. Pourquoi conti-nuer Ă  espĂ©rer (l’observateur) lorsque toute espĂ©rance (pour le ma-lade) est vaine ? Certes, Guillaume d’Orange (ou Charles le TĂ©mĂ©-raire, dit-on parfois) pourrait rĂ©pondre Ă  ce locuteur que « Point n’est besoin d’espĂ©rer pour entreprendre ni de rĂ©ussir pour persĂ©-vĂ©rer » mais, outre qu’entreprendre de vivre n’est plus guĂšre d’ac-tualitĂ© pour ce malade dans un Ă©tat dĂ©sespĂ©rĂ©, ce qui nous importe ici, c’est bien cette diffĂ©rence aspectuelle entre les dĂ©verbaux espĂ©-rance et espoir.

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202 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Avec l’espĂ©rance, tel que les plausibilitĂ©s et non-plausibilitĂ©s de collocation nous l’indiquent, le mouvement se fait de l’expĂ©rien-ceur vers l’objet espĂ©rĂ© / attendu. Le mouvement va vers l’au-delĂ  du rĂ©sultat qu’est, dans ce cas, l’objet espĂ©rĂ© / attendu, la guĂ©rison. Il s’agit d’une vĂ©ritable “transitivitĂ©â€ nominale. Nous proposons un dernier passage, d’Emmanuel Kant cette fois-ci, pour renforcer notre hypothĂšse rĂ©sultant des tests de plausibilitĂ© sur espoir, considĂ©rĂ© avant tout comme un Ă©tat d’attente qui absorbe le rĂ©sultat attendu, et sur espĂ©rance, considĂ©rĂ© comme un processus qui vise un terme, un au-delĂ  du rĂ©sultat dont il est dissociĂ© et qui absorbe Ă  la fois l’état d’attente et le dĂ©sir, qui est un prĂ©alable Ă  sa mise en Ɠuvre :

(8) Cette espĂ©rance en des temps meilleurs, sans laquelle un dĂ©sir sĂ©rieuxde faire quelque chose d’utile au bien gĂ©nĂ©ral n’aurait jamais Ă©chauffĂ© le cƓur humain, a mĂȘme eu de tout temps une influence sur l’acti-vitĂ© des esprits droits et l’excellent Mendelssohn lui-mĂȘme a bien dĂ» compter lĂ -dessus quand il a dĂ©ployĂ© tant de zĂšle en faveur du pro-grĂšs des lumiĂšres et la prospĂ©ritĂ© de la nation Ă  laquelle il appartient.(Emmanuel Kant, Sur l’expression courante, il se peut que ce soit juste en thĂ©orie, mais en pratique cela ne vaut rien (1793), trad. L. Guiller-mit, 1980, Vrin, pp. 54-55)

L’« espĂ©rance en des temps meilleurs » est Ă  nouveau liĂ©e au dĂ©sir(cf. Ă©noncĂ© (1)). MĂȘme si la relation d’ordre entre les deux senti-ments n’est pas la mĂȘme en (1) et en (8), l’essentiel est qu’il y a un lien, renouvelĂ©, entre le dĂ©sidĂ©ratif et espĂ©rer. Si nous reprenons la dĂ©marche argumentative du philosophe, que voyons-nous ? Le locuteur philosophe pose une espĂ©rance en des temps meil-leurs. Sans cette espĂ©rance, nous dit-il, un « dĂ©sir sĂ©rieux de faire quelque chose d’utile au bien gĂ©nĂ©ral » ne serait jamais entrĂ© dans le cƓur des hommes. Il faut croire en la possibilitĂ© d’une amĂ©lio-ration pour l’espĂ©rer et donc en viser le produit. L’espĂ©rance des hommes, ce sont les hommes qui attendent et visent un au-delĂ  du rĂ©sultat de la pensĂ©e philosophique (« 
dĂ©ployĂ© tant de zĂšle en fa-veur du progrĂšs des lumiĂšres »). Cette espĂ©rance a une influence sur l’activitĂ© des « esprits droits ». C’est bien de cette activitĂ© que rĂ©sulte le produit espĂ©rĂ©, l’au-delĂ  du rĂ©sultat, Ă  savoir la prospĂ©-ritĂ© intellectuelle et Ă©conomique des nations. Dans le processus de visĂ©e de ce produit, le sujet modal – les esprits droits – n’est pas passif mais actif. Il va vers ce qu’il espĂšre, et la lexie espĂ©rer prend sa pleine dimension de processus, de visĂ©e intentionnelle virtuali-sante. La volontĂ© retrouve ses droits, qu’elle avait perdus avec Male-branche en (2), lorsqu’il s’agissait de souhaiter et non d’espĂ©rer le bien commun. L’« espĂ©rance en des temps meilleurs » est ainsi traversĂ©e par une “transitivitĂ©â€ nominale oĂč le sujet modal expĂ©rienceur (les « es-prits droits ») est en situation de rĂ©unir dĂ©sir, volontĂ© et espĂ©rancepour donner Ă  la lexie espĂ©rer sa pleine puissance. Ce sont maintenant les tests syntaxico-sĂ©mantico-pragmatiques qui vont, ou non, valider nos hypothĂšses.

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ESPÉRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITÉS ET EUPHORIE 203

6. ESPÉRER ET SOUHAITER AU CRIBLE DES TESTS SYNTAXICO-SÉMANTICO-PRAGMATIQUES

Parmi la multitude de tests syntaxiques auxquels on peut sou-mettre espĂ©rer et souhaiter, il semble pertinent de commencer par celui des schĂ©mas actanciels et de la valence (cf. TesniĂšre (1959 / 1982)) ainsi que des possibilitĂ©s de ne pas voir apparaĂźtre l’un des actants ou, dans la logique des prĂ©dicats, de ne pas voir instanciĂ©e par un argument explicite l’une des places de la relation prĂ©dica-tive.

6.1. Le crible des places non instanciées et des schémas actanciels

(9) – Tu crois qu’on va s’en sortir ? – Écoute-moi bien, espĂšre Ø et ressaisis-toi(10) a) – Tu crois qu’on va s’en sortir ? – En tout cas, espĂšre-le et ressaisis-toi b) – *Souhaite Ø et ressaisis-toi c) – Souhaite-le et ressaisis-toi(11) a) – Comment crois-tu que tout ça va finir ? – Tu sais, moi, je souhaite *Ø encore ! b) – Comment crois-tu que tout ça va finir ? – Tu sais, moi, j’espĂšre Ø encore ! c) – Tu sais, moi, je souhaite surtout une fin rapide !(12) a) – Tu sais, moi, j’espĂšre Ø et aprĂšs tout, peut-ĂȘtre qu’ils s’en sortiront ! b) – Tu sais, moi, je souhaite *Ø et aprĂšs-tout, peut-ĂȘtre qu’ils s’en sor-

tiront ! c) – Tu sais, moi, je souhaite qu’ils s’en sortent. Aprùs tout, je ne suis

pas un mauvais bougre ! d) – Tu sais, moi, j’espùre qu’ils s’en sortiront. Aprùs tout, je ne suis pas

un mauvais bougre !(13) a) – Tu crois qu’il va venir ? – J’espùre Ø, en tout cas / J’espùre bien / *Je souhaite bien, en tout

cas / Je le souhaite / Je le souhaite ??bien b) – Je voudrais bien ! / *Je voudrais Ø / Je (le) voudrais en tout cas(14) a) Pendant de longues minutes, j’ai espĂ©rĂ© Ø, puis j’ai compris qu’il

n’y avait plus rien Ă  faire et j’ai Ă©clatĂ© en sanglots b) Pendant de longues minutes, j’ai souhaitĂ© sa mort (tĂ©lique) / *sa vie

(atĂ©lique), puis j’ai compris que ça ne servirait Ă  rien

L’on doit s’interroger sur la valence des verbes espĂ©rer et sou-haiter, parce que si l’un des deux s’avĂ©rait avoir une version mono-valente, son statut hypothĂ©tique gĂ©nĂ©ralisĂ© de processus serait par lĂ -mĂȘme mis Ă  mal. Si l’on constate que souhaiter ne saurait ĂȘtre monovalent (cf. (10b), (11a), (12b) et (13a)), personne ne se lais-sera abuser dans le cas d’espĂ©rer par la place non instanciĂ©e (Ø) de (9), (11b), (12a) et (14a). Une premiĂšre rĂ©ponse se trouve dans (13a), qu’on peut rĂ©tablir en J’espĂšre bien (qu’il va venir), avec reprise de l’appel initial Ă 

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204 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

l’allocutaire (Crois-tu que X ?), suivi de l’assertion positive de Xdans la complĂ©tive objet, grĂące Ă  la prĂ©sence de bien. L’absence de cet opĂ©rateur de reprise assertive ne change rien Ă  la possibilitĂ© de rĂ©cupĂ©rer la valeur de X sous forme d’une assertion implicite. Les Ă©noncĂ©s (13a) ainsi que (9) le montrent bien. Ces Ă©noncĂ©s avec la modalitĂ© injonctive en rĂ©ponse Ă  l’appel qui est lancĂ© Ă  l’allocu-taire font de l’actant-acteur d’espĂ©rer un actant-patient soumis par l’énonciateur-locuteur de cette modalitĂ© injonctive. C’est le cas de l’ancienne place vide (Ø) en (9), maintenant instanciĂ©e, EspĂšre qu’on va s’en sortir. Cette place est explicitĂ©e grĂące Ă  l’anaphorisĂ© du pro-nom le en (10a). Il en va de mĂȘme avec Que fais-tu ? – Je lis Ø,oĂč lire Ø sera interprĂ©tĂ© comme bivalent : “Je lis (ce que je lis)”. Dans tous ces cas, l’actant-patient, l’espĂ©rĂ© ou le lu, est reprĂ©sentĂ© par une place argumentale (ou rĂŽle actanciel) vide, susceptible d’ĂȘtre instanciĂ©e. Souhaiter et espĂ©rer sont donc au minimum bivalents – souhaiter est certes souvent trivalent – et comme tels traduisent une interaction entre les deux actants qu’ils mĂ©diatisent, interaction que deux Ă©noncĂ©s problĂ©matiques, (15a) et (15b), vont permettre de prĂ©ciser dans la section suivante.

6.2. Bivalence stricte ou relative

Deux cas peuvent en effet trouver quelque difficultĂ© Ă  s’inscrire dans une bivalence stricte : une trivalence stricte pour souhaiter(15a) et, pour espĂ©rer, l’énoncĂ© (15b) :

(15) a) Je vous souhaite une bonne année / une bonne santé / de réussir b) Il faut espérer en des temps meilleurs

Pour (15a), Anscombre (1979 : 74-75) a fort bien traitĂ© de la valeur dĂ©locutive de souhaiter (souhaiter une bonne annĂ©e = “dire « bonne annĂ©e » sous forme de souhait”) et il a montrĂ© que de cette valeur dĂ©rivait une valeur performative possible de souhaiter, oĂč l’acte de souhait s’accomplit par la formule je souhaite. La citation ci-dessous, extraite de son article, rĂšgle dĂ©finitivement la question :

Comparez : – Pierre souhaite que Jacques rĂ©ussisse (ambigu). – Pierre souhaite Ă  Jacques de rĂ©ussir (sens perf.). C’est pourquoi, on peut dire sans contradiction : – Pierre a souhaitĂ© Ă  Jacques de rĂ©ussir, bien qu’au fond, il dĂ©sire le voir

Ă©chouer. car souhaiter y a le sens performatif. L’ambiguĂŻtĂ© du premier Ă©noncĂ© disparaĂźt si on ajoute fortement ou ardem-ment Ă  souhaite car ces locutions adverbiales ne sont compatibles qu’avec le sens non performatif : on ne peut d’ailleurs les adjoindre au second Ă©noncĂ© sans une certaine bizarrerie. (p. 74)

Cette valeur performative du verbe souhaiter suppose une triva-lence particuliÚre. Le schéma syntaxique est le suivant : sujet mo-

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dal optatif (acteur) + souhaiter + un actant bĂ©nĂ©ficiaire au datif + un actant-patient (l’objet du souhait). Le problĂšme, dans le cas d’un sens performatif, est celui de l’actant-patient, puisque l’objet du sou-hait, le souhaitĂ© (et non son bĂ©nĂ©ficiaire), peut fort bien, comme le souligne Anscombre, ne pas ĂȘtre dĂ©sirĂ© par l’acteur du souhait, qui actualise un souhait (le faire) par le seul dire du souhait. Ce phĂ©nomĂšne pointĂ© par Anscombre s’ajoute, une fois encore, Ă  cette « ronde des modalitĂ©s » Ă  laquelle le titre de notre Ă©tude fait allusion, puisque dĂ©sirer et espĂ©rer peuvent lĂ  encore ne pas se trouver en intersection modale, ce qui pouvait dĂ©jĂ  ĂȘtre le cas dans l’irrealis. Quand bien mĂȘme l’objet du souhait serait-il dĂ©sirĂ©, cela ne changerait pas le problĂšme. La tension entre le sujet modal et l’objet du souhait n’est plus la mĂȘme en (13a) et en (15a). Lors-que ce dernier a une valeur performative, souhait sincĂšre ou non, le fait que l’actant-bĂ©nĂ©ficiaire ressente souhaiter comme un per-formatif et non comme un verbe psychologique prive l’actant-acteur du procĂšs souhaiter de sa valeur modale. Il n’est plus insĂ©rĂ© dans un rĂ©seau de modalitĂ©s qui Ă©tablit une tension particuliĂšre 4, une intentionnalitĂ© virtualisante entre l’expĂ©rienceur du souhait et l’ob-jet visĂ© par le souhait. Le sujet devient acteur d’une formule dont le dire “fait (le) souhait” et oĂč la modalitĂ© optative doit alors ĂȘtre reconstruite par le bĂ©nĂ©ficiaire-destinataire, qui est libre d’interprĂ©-ter la formule comme il l’entend.

Souhaiter, qui, dans sa version trivalente, inclut un bĂ©nĂ©ficiaire, peut, en interprĂ©tation performative, se prĂȘter Ă  un changement de tension entre l’actant-acteur et l’actant-patient, objet du souhait, lĂ  oĂč espĂ©rer, bivalent, ne saurait recevoir d’interprĂ©tation performa-tive. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si souhaiter n’est pas, de facto, toujours un trivalent potentiel. En effet, si, pour espĂ©rer,le procĂšs a toujours comme bĂ©nĂ©ficiaire premier (dimension axiolo-gique euphorique) l’actant-acteur du processus, le procĂšs souhaitern’a-t-il pas, faute d’actant-bĂ©nĂ©ficiaire explicite, un actant-bĂ©nĂ©ficiaire implicite en la personne de l’actant-acteur du souhait ? Un Ă©noncĂ© comme Je (me) souhaite (de) vivre longtemps ne semble de toute Ă©vidence ni irrecevable, ni diffĂ©rent, dans la tension entre le sujet modal et l’objet du souhait, de l’énoncĂ© Je te souhaite de vivre long-temps. Un Ă©noncĂ© comme Je souhaite la victoire du Pays de Galles peut trĂšs bien avoir deux lectures, une lecture euphorique, “Je leur sou-haite de gagner le Tournoi de rugby des Six Nations parce que ce sont les plus combatifs”, ou une lecture dysphorique avec retourne-ment euphorique, “Je me souhaite qu’ils gagnent le Tournoi, mĂȘme 4. enchea (2001 : 21) cite Cristea (1981 : 61) : « Les modalitĂ©s dĂ©sidĂ©ratives et volitives reprĂ©sentent deux types de modalitĂ©s appartenant Ă  la zone de la voli-tion virtualisante. Les modalitĂ©s dĂ©sidĂ©ratives font intervenir une tension du sujet vers un but – tension qui est le rĂ©sultat d’une prĂ©disposition spontanĂ©e, tandis que les modalitĂ©s volitives sont l’expression d’une tension consciente ou intention, im-pliquant une dĂ©cision du sujet modal » (mes italiques).

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206 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

si je n’aime pas leur jeu, et comme ça les Anglais feront moins les fiers la prochaine fois”. En tout Ă©tat de cause, il semble bien que dĂ©sidĂ©ratifs et optatifs comprennent dans leur schĂ©mas actanciels un bĂ©nĂ©ficiaire implicite lorsque ce dernier n’est pas nommĂ©. Que celui du schĂ©ma actanciel d’espĂ©rer soit toujours d’abord l’actant-acteur du procĂšs “espĂ©rer” aura des consĂ©quences sur le mode indi-catif prĂ©sent dans la complĂ©tive, hors bien sĂ»r les cas lĂ©gitimes, dans notre thĂ©orisation, oĂč le subjonctif y est de plein droit. L’irreceva-bilitĂ© de Je *leur espĂšre de gagner la course vs J’espĂšre qu’ils ga-gneront la course montre bien que le datif est en dĂ©licatesse avec espĂ©rer. Le cas de (15b) (Il faut espĂ©rer en des temps meilleurs) est diffĂ©-rent. Avec espĂ©rer en quelque chose / quelqu’un, la valeur aspec-tuelle d’état semble bien prendre le pas sur la valeur de processus. La prĂ©position en, qui relie le procĂšs espĂ©rer Ă  l’objet espĂ©rĂ©, tra-duit une relation non plus directe mais indirecte entre le procĂšs et le groupe nominal. Dans une relation prĂ©dicative comme <x, CROIRE, en y>, la prĂ©position en traduit une relation qui modifie celle Ă©ta-blie par le prĂ©dicat croire avec l’argument <y>. Un lien indirect entre l’expĂ©rienceur de l’opinion, le croire et l’objet de la croyance est Ă©tabli. Il interrompt la transitivitĂ©, et si l’on parle alors de transiti-vitĂ© indirecte, c’est faute de mieux. Si <x, CROIRE, y> est consi-dĂ©rĂ© malgrĂ© tout comme un processus, c’est que l’argument <x>affecte l’argument <y> et lui attribue la valeur rĂ©sultative de “cru”. Avec en comme relateur entre <x> et <y>, y a-t-il encore une valeur rĂ©sultative affectant <y> ? Si Je crois Pierre / ce qu’il me dit affecte « Pierre = ce qu’il me dit » de la valeur rĂ©sultative de “cru”, que penser de Je crois en la dĂ©mocratie ? La dĂ©mocratie en laquelle x (= « je », ici) croit devient-elle affectĂ©e d’une valeur rĂ©sul-tative de “crue” ou reprĂ©sente-t-elle un lieu symbolique qui fonc-tionne comme un Ă©tat de croyance ? Je suis en vacances ou Je suis en retraite (Ă  ne pas confondre avec Ă  la retraite) reprĂ©sente l’état de “vacances” ou l’état de “mĂ©ditation loin du bruit du monde” dans lequel se trouve <x>. Ce locatif, en, sans faire de <y> un circons-tant (en vacances en Alsace, oĂč Alsace, lui, est circonstant), donne Ă  son statut conservĂ© d’actant une valeur d’identification du procĂšs croire. Cela devient croire en quelque chose / quelqu’un, et ce « quel-que chose » ou ce « quelqu’un » affecte l’expĂ©rienceur du « croire ». Il en fait un croyant. Un croyant en la dĂ©mocratie, un croyant en des temps meilleurs, un croyant en Dieu. Il y a donc en (15b) une modification du procĂšs espĂ©rer par le relateur supplĂ©mentaire intro-duit grĂące Ă  la prĂ©position en, modification qui est d’autant plus analogue Ă  celle introduite avec croire que ces deux prĂ©dicats, es-pĂ©rer en y et croire en y, sont sĂ©mantiquement trĂšs proches. EspĂ©-rer en y devient une sorte de verbe d’attitude propositionnelle sur-modalisĂ© par l’espoir (et non l’espĂ©rance), au mĂȘme titre que croire en y, par opposition Ă  croire y, qui, lui, est un verbe d’attitude pro-positionnelle au sens strict du terme. EspĂ©rer en se rapproche de la valeur d’état « nominal » du dĂ©verbal espoir, que nous avons poin-tĂ©e en 5.2., en interrompant la transitivitĂ© et en la retournant vers

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l’actant-acteur du procĂšs espĂ©rer. Non seulement il se rapproche du verbe d’opinion croire et s’éloigne du verbe de volontĂ© espĂ©rer,mais il transforme l’actant-acteur non pas en croyant mais en es-pĂ©rant. EspĂ©rer reste bivalent et ce n’est donc pas, mĂȘme en (15b), un inaccusatif, mais l’actant-acteur peut devenir Ă©galement actant-patient, ce qui accroĂźt l’amplitude de ses caractĂ©ristiques sĂ©miques et, partant, ses liens avec les diffĂ©rents champs lexicaux modaux. Dans ce que nous avons appelĂ© la « ronde des modalitĂ©s », le terme repĂšre qu’est l’actant-acteur d’espĂ©rer devient le terme repĂ©rĂ© par la modalitĂ© de la croyance, la modalitĂ© de l’opinion, puisque c’est lui qui devient alors affectĂ© par le groupe nominal Ă  droite de la prĂ©position en. Il y a inversion des termes “affecteur” et “affectĂ©â€, inversion de la direction modale et de la tension entre le sujet mo-dal et l’objet visĂ© par cette modalitĂ©.

6.3. Les phénomÚnes de reprise syntaxique et le schéma actanciel

(16) a) Je n’en n’espĂšre rien de particulier / pas grand-chose, de cette rĂ©u-nion Ă  vint-cinq !

b) Je n’espĂšre rien de particulier de cette rĂ©union Ă  vingt-cinq ! c) Je n’en *souhaite rien de particulier / *pas grand-chose, de cette rĂ©u-

nion Ă  vingt-cinq / de ce repas ! d) Je vous en souhaite de trĂšs bonnes, des vacances Ă  la mer

L’énoncĂ© (16c) montre qu’il ne peut y avoir de reprise anaphorique ou cataphorique avec le pronom personnel en lorsque souhaitern’entre pas dans un schĂ©ma actanciel avec un actant “bĂ©nĂ©ficiaire” distinct du sujet modal expĂ©rienceur. Il reste bivalent. En revanche, en (16d), dĂšs lors que souhaiter s’inscrit dans un schĂ©ma actanciel trivalent : <sujet modal-acteur (optatif) – actant-patient-visĂ© – actant-bĂ©nĂ©ficiaire>, la reprise par le pronom personnel en fonctionne par-faitement. Cela montre que notre hypothĂšse sur une trivalence cachĂ©e de souhaiter lorsque le bĂ©nĂ©ficiaire et l’acteur du souhait ne font qu’un dans l’extralinguistique ne fonctionne pas en (17a), car le bĂ©nĂ©ficiaire n’est pas explicitĂ©, alors que l’énoncĂ© (17b) fonctionne, mĂȘme si le jeu rhĂ©torique est ici Ă©vident :

(17) a) * J’en souhaite de trĂšs bonnes, des vacances Ă  la mer b) Je m’en souhaite de trĂšs bonnes, des vacances Ă  la mer(18) a) Je n’en attends rien de particulier, de cette rĂ©union Ă  vingt-cinq b) Je n’en espĂ©rais pas tant de lui / Je n’en souhaitais pas tant ?de lui

Attendre (18a), bien qu’il partage de nombreux sĂšmes avec espĂ©-rer, est un processus qui demeure rattachĂ© Ă  une valeur d’état sous-jacent qui justifie, en partie seulement, certes, qu’il ne soit pas rat-tachĂ© au champ sĂ©mantique du dĂ©sir. J’attends la pluie n’implique pas a priori le dĂ©sir de pluie, et J’attends le soleil, bien que n’im-pliquant pas nĂ©cessairement le dĂ©sir de soleil, l’implique cependant a priori, valeur axiologique de l’euphorique aidant. En revanche, aussi bien J’espĂšre la pluie que J’espĂšre le soleil impliquent tous

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les deux, a priori, un dĂ©sir de pluie ou de soleil. Si l’axiologique joue, il transforme la pluie en euphorique dĂšs lors que cette lexie nominale est l’actant-patient d’espĂ©rer. Nous pouvons nous demander si, avec un animĂ© humain, le schĂ©ma actanciel du verbe attendre est modifiĂ©. S’agit-il, en (19a), d’un pas-sage de l’état psychologique d’attente Ă  une valeur modale dĂ©ontique dont le schĂ©ma actanciel propre Ă  <x, attendre, y de z> serait la trace ? Remplaçons, en (19b), j’attends par j’espĂšre :

(19) a) J’attends de lui qu’il me traduise tout le texte pour demain soir b) J’espùre de lui qu’il me traduira tout le texte pour demain soir a’) J’attends qu’il me traduise tout le texte pour demain soir b’) J’espùre qu’il me traduira tout le texte pour demain soir

Cette valeur modale dĂ©ontique, dont on peut supposer qu’elle accom-pagne la version initiale de (19a), demeure-t-elle en (19b) ? La rĂ©-ponse semble ĂȘtre nĂ©gative. Supprimons le syntagme prĂ©position-nel de lui. Y a-t-il relation d’équivalence sĂ©mantique entre (19a) et (19a’) ? Nous ne le pensons pas. Si l’on peut considĂ©rer qu’avec (19b) et (19b’) il n’y a pas plus de valeur modale dĂ©ontique dans un cas que dans l’autre, en revanche, pour ce qui est de (19a) et (19a’), l’absence du syntagme prĂ©positionnel de lui fait perdre Ă  (19a’) la valeur modale dĂ©ontique prĂ©sente en (19a). Ainsi, attendrede x rattacherait cette lexie au dĂ©sir explicitĂ© de voir mis en Ɠuvre l’objet de l’attente, lĂ  oĂč attendre x ne ferait pas rentrer a priori le dĂ©sir dans l’attente. Cette entrĂ©e explicite du dĂ©sir dans l’attentetransforme la valeur dâ€™â€œĂ©tat psychologique du sujet en attente” en une valeur modale dĂ©ontique, certes modulĂ©e par rapport Ă  il fautou tu dois / il doit, mais une valeur dĂ©ontique nĂ©anmoins. L’allo-cutaire ressent, par son interpellation directe ou indirecte, cette en-trĂ©e du dĂ©sir (dans ce qui n’était au dĂ©part qu’une simple attente) comme une volition consciente et non plus simplement virtualisante (cf. enchea (2001)). Elle l’est et demeure virtualisante en revanche avec espĂ©rer. Avec cette derniĂšre lexie, l’allocutaire ne ressent pas la prĂ©sence de de lui ou de toi comme une entrĂ©e du dĂ©sir dans la sphĂšre de l’“espĂ©rer”, puisque le dĂ©sir y est dĂ©jĂ . Ainsi, rappelons qu’un dĂ©sir sans espĂ©rance reste un dĂ©sir mais qu’une espĂ©rance sans dĂ©sir n’est plus une espĂ©rance. Entre attendre et espĂ©rer, c’est bien la manifestation syntaxique explicite du dĂ©sir dans l’attente qui trans-forme attendre en modalitĂ© dĂ©ontique. Les Ă©noncĂ©s (20a) et (20b) nous permettront de clore cette deuxiĂšme sĂ©rie de tests :

(20) a) Bon, Pierre, j’espĂšre bien que tu seras rentrĂ© pour le match b) Bon, Pierre, je souhaite *bien que tu sois rentrĂ© pour le match

En (20b), l’astĂ©risque n’a pas lieu d’ĂȘtre, bien entendu, dans l’accep-tion “Oui, Pierre, tu as bien entendu, c’est ce que j’ai dit, je sou-haite que tu sois rentrĂ© pour le match”. Si les Ă©noncĂ©s (13a) et (13b) s’inscrivaient clairement dans le cadre de la reprise d’un appel adressĂ© Ă  l’allocutaire, (20a) peut fort bien,

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lui, ne reprendre explicitement aucune proposition oĂč il a Ă©tĂ© ques-tion du retour de Pierre. Culioli a trĂšs tĂŽt donnĂ©, dans ses sĂ©minaires, une explication du rĂŽle Ă©nonciatif et prĂ©dicatif de bien, reprise bien aprĂšs et dĂ©veloppĂ©e, entre autres, dans Culioli (1990, 1999) :

Comme auparavant, nous posons que bien marque les opĂ©rations suivantes : Ă  partir de e2 [= « Ă©noncĂ© 2 », P.R.], on re-construit une lexis [
] ; cette lexis est une relation prĂ©dicative, que l’on peut ramener Ă  une notion (p, p’) ; bien marque que l’on parcourt l’ouvert p (classe des occurrences possibles) mais qu’en fin de compte on atteint la frontiĂšre. (Culioli (1990 : 153))

Dans le cas qui nous intéresse, (20a), la notion prédicative p = <es-pérer (x, y)> :

On pourrait mĂȘme montrer que bien (bien que) ou beau (il a beau) sont l’image d’une assertion positive infiniment itĂ©rĂ©e. (Culioli (1999 : 50))

On aura compris que, mĂȘme s’il n’y a pas reprise explicite d’une relation prĂ©dicative servant de support Ă  la fois syntaxico-sĂ©mantique et cognitif Ă  l’opĂ©ration de stabilisation modale dont bien est la trace, il faut rĂ©tablir un cadre Ă  la fois prĂ©dicatif et Ă©nonciatif d’oĂč bienpourra tirer la valeur contextuellement dĂ©finitive de l’énoncĂ© sur lequel il porte. En (20a), si l’enjeu est <<Pierre, RENTRER> ÊTRE À 20 h 30 (= ‘heure du dĂ©but du match’)>, il s’agit pour le locuteur de sta-biliser le parcours des possibilitĂ©s de l’heure du retour de Pierre Ă  celle du dĂ©but du match, afin, et c’est lĂ  l’essentiel, de ne pas lais-ser le procĂšs espĂ©rer dans le cadre d’une volition uniquement vir-tualisante. Le locuteur (Ă©nonciateur) fait basculer son Ă©noncĂ© dans le plan de l’intentionnel. Il bloque les possibilitĂ©s de valider une autre heure limite de retour. EspĂ©rer acquiert alors un statut modal dĂ©ontique modulĂ©, mais oĂč la valeur du “nĂ©cessaire”, alĂ©thique, fil-trĂ©e par le pragmatique, trouve sa place. Cette modulation a une valeur apprĂ©ciative, puisque reconstruite par l’allocutaire qui la re-çoit Ă  partir d’une lexie verbale qui n’a pas, Ă  l’origine, de valeur modale dĂ©ontique.

EspĂ©rer et attendre, chacune Ă  leur maniĂšre, se rĂ©vĂšlent ĂȘtre des lexies verbales susceptibles de prendre, dans un contexte appropriĂ©, avec une participation appropriĂ©e de l’allocutaire et dans une cons-truction appropriĂ©e, une valeur modale dĂ©ontique.

Souhaiter, en revanche, ne peut acquĂ©rir une telle valeur, sauf bien entendu lors d’un emploi rhĂ©torique, de type pseudo-attĂ©nuatif, comme par exemple le PrĂ©sident qui dirait Ă  l’un de ses collabora-teurs qu’il souhaite qu’untel soit dĂ©mis de ses fonctions. La tension qui existe entre le sujet modal-acteur d’espĂ©rer et l’objet visĂ©, l’au-delĂ  du rĂ©sultat, a donnĂ© le dĂ©verbal espĂ©rance. En se situant au-delĂ  du rĂ©sultat, le sujet modal-acteur peut, dans certaines conditions, impliquer pragmatiquement l’allocutaire dans l’actualisation visĂ©e du produit qu’il espĂšre atteindre. On voit que souhaiter (cf. (20b)) ne peut accĂ©der, de par ses caractĂ©ristiques sĂ©miques, au statut de

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210 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

lexie Ă  visĂ©e intentionnelle pragmatique consciente (cf. (20a)). Un souhait est certes un acte pragmatique en lui-mĂȘme, puisque le sujet modal s’adresse toujours Ă  l’autre, cet autre ne fĂ»t-il que lui-mĂȘme. Mais il ne peut prendre une valeur modale dĂ©ontique, car il a dĂ©jĂ , dĂšs l’origine, une valeur volitive virtualisante qui Ă  la fois le place dans l’intersubjectivitĂ©, d’oĂč sa trivalence de facto, mais ne lui per-met pas de voir son curseur parcourir toutes les valeurs possibles que peut prendre l’objet du souhait et s’arrĂȘter sur une valeur qui s’imposerait Ă  l’allocutaire.

7. LA MONTÉE DE LA NÉGATION, SA PORTÉE LOGIQUE ET SON POINT D’INCIDENCE

7.1. Relations serrées et relations lùches entre le prédicat et son argument de droite

Nous allons tenter, Ă  partir des Ă©noncĂ©s (21) Ă  (23), de montrer pourquoi souhaiter, mais pas espĂ©rer, se prĂȘte Ă  la montĂ©e de la nĂ©gation 5 sans pour autant nous inspirer de la riche thĂ©orie modu-laire des modalitĂ©s dĂ©veloppĂ©e par Gosselin (2010). Notre souci n’est pas de donner une explication dĂ©finitive sur ce phĂ©nomĂšne de montĂ©e, mais bien d’éclairer davantage le lien entre le sujet modal-acteur de souhaiter et l’actant-patient visĂ© ainsi que celui du sujet modal-acteur d’espĂ©rer et l’actant-patient visĂ©.

(21) a) Je souhaite qu’il ne vienne pas b) Je ne souhaite pas qu’il vienne ( Je souhaite qu’il ne vienne pas)(22) a) Il est Ă©vident qu’il ne viendra pas b) Il n’est pas Ă©vident qu’il viendra ( Il est Ă©vident qu’il ne viendra

pas)(23) a) J’espùre qu’il ne viendra pas b) ??Je n’espùre pas qu’il viendra ( J’espùre qu’il ne viendra pas)

La lexie souhaiter en (21a) est compatible avec la montĂ©e de la nĂ©ga-tion en (21b), sans que l’opĂ©rateur ne
pas n’affecte les propriĂ©tĂ©s modales sĂ©miques et logiques de cette lexie. Ce n’est en effet pas l’absence de souhait (« je n’ai aucun souhait Ă  formuler ») qui est posĂ©e, mais bel et bien un souhait. Comment se fait-il alors que (23b) ne donne pas les mĂȘmes rĂ©sultats avec espĂ©rer ?

5. Au sujet des verbes Ă  valeur modale qui acceptent la montĂ©e de la nĂ©gation de la proposition vers le verbe en question, nous renvoyons le lecteur Ă  l’article de Gosselin (2008), oĂč ce dernier dresse un panorama complet de ce phĂ©nomĂšne, qui remonte Ă  l’AntiquitĂ© et oĂč l’opposition scolastique entre modus et dictum est convoquĂ©e. Au sujet des concepts de modus et dictum, voir Nef (1976), oĂč ils sont reliĂ©s Ă  ceux de modalis de re et modalis de dicto.

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ESPÉRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITÉS ET EUPHORIE 211

Notre hypothĂšse est que le lien entre le procĂšs souhaiter et l’ob-jet visĂ© du souhait est un lien serrĂ©, un lien qui permet Ă  l’ensemble du bloc prĂ©dicatif <souhaiter y> d’ĂȘtre reliĂ© au sujet modal-acteur du souhait. Ainsi, peu importe que le point d’incidence du marqueur discontinu de nĂ©gation ne
pas tombe soit sur la proposition-objet du souhait, soit sur le procĂšs modal souhaiter. Il s’agira toujours d’un souhait, avec une valeur euphorique a priori. Le point d’inci-dence de ne
pas importe fort peu, sauf bien sĂ»r Ă  rentrer dans la problĂ©matique pointue des phĂ©nomĂšnes de focalisation, hors de pro-pos dans notre analyse. Ainsi, la relation entre le sujet modal-acteur du souhait et le bloc prĂ©dicatif <souhaiter y> sera d’autant plus ser-rĂ©e que la valeur axiologique globale du procĂšs souhaiter ne dĂ©pend pas de la valeur de vĂ©ritĂ© potentiellement envisageable de l’objet du souhait. Ce dernier est totalement hors du champ de la modalitĂ© vĂ©ridictoire. Gosselin (2010 : 76-77) dĂ©finit deux « directions d’ajustement » entre l’énoncĂ© et le monde, qu’il applique aux modalitĂ©s. Il prĂ©cise qu’entre le plan sĂ©mantique et le plan pragmatique, de nombreuses pondĂ©rations interviennent, oĂč ces directions peuvent ĂȘtre complĂ©-mentaires mais toujours dans une relation d’ordre Ă  respecter. Dans une premiĂšre approximation, il symbolise par « D= » l’ajustement « de l’énoncĂ© au monde » et par « D= », l’ajustement « du monde vers l’énoncĂ© ». Il remarque alors :

La transposition du concept de direction d’ajustement du domaine pragmatique Ă  celui de la sĂ©mantique linguistique ne va pas sans en altĂ©rer profondĂ©ment le contenu. Car il ne s’agit plus de savoir si l’énoncĂ© exerce ou non des con-traintes rĂ©elles sur le monde, s’il oblige effectivement les sujets Ă  conformer leur pratique aux contraintes qui sont associĂ©es Ă  son Ă©nonciation, mais – de façon plus abstraite – si le monde est envisagĂ© comme se conformant Ă  l’énoncĂ© ou si c’est l’inverse, quel que soit le pouvoir rĂ©el des sujets sur le monde. (Gosselin (2010 : 77))

Ainsi, puisqu’avec souhaiter il n’y a pas de visĂ©e intentionnelle prag-matique consciente susceptible de sĂ©parer radicalement l’objet visĂ© et le processus de visĂ©e, mĂȘme si nous avons supposĂ© une trivalence de souhaiter, y compris dans les cas oĂč le sujet-acteur et l’actant-bĂ©nĂ©ficiaire ne font qu’un, (21a) et (21b) permettent Ă  la nĂ©gation de porter sur la totalitĂ© du procĂšs modal <x souhaiter y>, tout comme c’est Ă©galement le cas en (22a) et (22b), oĂč la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique doublĂ©e d’une valeur apprĂ©ciative fait Ă©galement bloc avec la pro-position-objet de la modalisation. Évidemment, dĂšs que la problĂ©-matique des phĂ©nomĂšnes de focalisation rentre en jeu et qu’on ne s’en tient plus Ă  la stricte portĂ©e logique de la nĂ©gation, (22a) et (22b) ne sont plus Ă©quivalents en termes d’effets de sens pragma-tiques. Aussi bien en (21) qu’en (22), cependant, c’est un bloc <sujet modal – procĂšs modal – objet modalisĂ©> qui fait l’objet d’une orien-tation nĂ©gative ne pouvant porter que sur le contenu propositionnel, le dictum, et non sur la modalitĂ© proprement dite, le modus. Nous voyons pourtant qu’en (22), ĂȘtre Ă©vident, modalitĂ© alĂ©thique pri-maire (+ certain) et apprĂ©ciative secondaire (+ Ă©vidence), a mani-

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festement une direction d’ajustement prioritaire « D= », « de l’énoncĂ© vers le monde », alors qu’en (21), souhaiter, tout en ne relevant ni du dĂ©ontique ni du volitif Ă  visĂ©e intentionnelle, demeure de l’ordre de l’ajustement du monde vers l’énoncĂ©, « D= », puisqu’il ressort de la volition virtualisante. Nous pouvons donc provisoirement con-firmer que ce n’est pas une direction d’ajustement plutĂŽt que l’autre qui, a priori, rendrait inopĂ©rante la montĂ©e de la nĂ©gation. L’énoncĂ© (23), avec espĂ©rer, ne se prĂȘte pas, lui, Ă  la montĂ©e de la nĂ©gation. Avec souhaiter, le lien serrĂ© entre le prĂ©dicat et son argument permet de traiter en un seul bloc la relation <x souhaiter y>, ce qui justifie Ă  nos yeux la montĂ©e “innocente” de la nĂ©gation vers le verbe modal de volition virtualisante. En revanche, nous avons constatĂ© en 5.1. qu’espĂ©rer dissocie le prĂ©dicat proprement dit et son argument de droite, l’au-delĂ  du rĂ©sultat visĂ©. La relation entre le prĂ©dicat et son argument n’est plus serrĂ©e, elle est lĂąche. Ainsi, nous ne pouvons plus avoir un glissement “innocent” de la nĂ©gation vers le verbe modal espĂ©rer, plus fortement marquĂ© par le volitif intentionnel. Certes, nous rappelle Alain en (3), « espĂ©rer, ce n’est pas vouloir », mais nous avons vu que c’est un volitif dont les caractĂ©ristiques sĂ©miques [+ intentionnel, –/+ virtualisant] se dĂ©-gagent de cette lexie. Rappelons qu’espĂ©rer peut avoir une place non instanciĂ©e, Ø, mais que ça ne fait pas de lui un inaccusatif pour autant. L’énoncĂ© (23b) ne peut plus recevoir indiffĂ©remment le mar-queur de nĂ©gation sur le verbe modal ou sur le prĂ©dicat de la com-plĂ©tive. Les deux sont dissociĂ©s, par les sĂšmes d’espĂ©rer, d’abord, par la tension entre le sujet modal-acteur et l’au-delĂ  du rĂ©sultat, d’autre part. La nĂ©gation sur espĂ©rer fait que c’est sa valeur sous-jacente d’attente qui prend le dessus sur sa valeur de procĂšs visĂ© non virtualisant, Ă  dĂ©faut, certes, d’ĂȘtre strictement intentionnel, puis-que cette valeur est niĂ©e. Changeons le ne
pas de (23b) en ne
plus :

(23) c) Je n’espùre plus ?qu’il viendra

et il ne reste qu’un point d’interrogation, au lieu de deux. S’il s’agit d’une reprise d’un Ă©noncĂ© oĂč c’est la venue de « il » qui est thĂ©-matisĂ©e, (23c) fonctionne. Sinon, le mode subjonctif s’imposera dans la complĂ©tive, car espĂ©rer cĂšde la place Ă  sa valeur secondaire d’at-tente, qui devient premiĂšre, et c’est en fait une forme de “Je n’at-tends plus qu’il vienne” qui devient la valeur contextuelle de cet Ă©noncĂ©. Pour des raisons rhĂ©toriques, entre autres, un tel choix peut ĂȘtre fait. C’est d’ailleurs le cas de (24) et, avec quelques modifica-tions, de (25) :

(24) a) Je n’espùre pas / plus qu’il soit là pour le düner b) Je n’espùre pas que tu me comprennes (= Je ne m’attends pas à ce que

tu me comprennes)(25) a) Je m’attends à ce qu’il ne soit pas là pour le düner b) Je ne m’attends pas à ce qu’il soit là pour le düner ( Je m’attends à

ce qu’il ne soit pas là pour le düner)

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ESPÉRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITÉS ET EUPHORIE 213

Les Ă©noncĂ©s (26) et (27) marquent sans ambiguĂŻtĂ© que le choix d’es-pĂ©rer et non d’attendre est un choix tactique. En (26), pour l’homme politique qu’est François Hollande, il faut appuyer sur le fait qu’il a cru aux 3% de dĂ©ficit, grĂące Ă  la nĂ©gation aspectuelle plus. En (27), pour l’entraĂźneur JosĂ© Mourinho, “Je n’espĂšre pas entraĂźner le PSG” s’oppose Ă  “parce que j’espĂšre qu’ils auront du succĂšs avec Carlo et Leonardo”, et c’est une autre version du dĂ©sir (il en avait parlĂ© Ă  des journalistes avant cette dĂ©claration) sans espĂ©rance, au nom du principe de rĂ©alitĂ©. Une « direction d’ajustement du monde vers l’énoncĂ© » qui revient Ă  la rĂ©alitĂ© de « l’ajustement de l’énoncĂ© au monde ».

(26) Hollande n’espĂšre plus rĂ©duire le dĂ©ficit public Ă  3% en 2013. (Le Monde 6)

(27) « Je n’espĂšre pas faire partie un jour du projet parisien, » a rĂ©pondu sans ambiguĂŻtĂ© le technicien portugais [JosĂ© Mourinho], questionnĂ© par Luis Fernandez sur l’antenne de RMC. « Parce que j’espĂšre qu’ils auront du succĂšs avec Carlo et Leonardo et qu’ils n’auront pas besoin d’un autre entraĂźneur. Je suis content que Paris ait ce projet. Il est fan-tastique », a-t-il ajoutĂ©. 7

7.2. Souhaiter et la diathĂšse passive

(28) a) Il est fortement souhaité que Pierre Bonnard démissionne b) On souhaite fortement que Pierre Bonnard démissionne(29) a) Il est ?espéré que Pierre Bonnard démissionne / démissionnera b) On espÚre que Pierre Bonnard démissionnera / ??démissionne (sauf

peut-ĂȘtre, et encore, si la lecture en est : « On s’attend Ă  ce qu’il dĂ©-missionne »)

Il n’est nul besoin de commenter ces exemples, qui parlent d’eux-mĂȘmes, sauf Ă  souligner qu’avec souhaiter, le volitif qui n’est que virtualisant s’accommode de la non-prĂ©sence de la source agentive, de l’actant-acteur du souhait. En revanche, une valeur, certes encore virtualisante mais parallĂšlement intentionnelle, du volitif avec es-pĂ©rer rend la disparition de l’expĂ©rienceur-acteur plus que problĂ©-matique pour la mise en Ɠuvre d’une diathĂšse passive. Dans toutes les occurrences de il est espĂ©rĂ© consultĂ©es sur Google, on s’aperçoit en effet que l’absence de rĂ©fĂ©rence Ă  l’agent expĂ©rienceur du proces-sus d’espĂ©rance n’est finalement qu’une non-prĂ©sence et pas une vĂ©ritable absence. On peut toujours, en effet, dans ces contextes, attribuer une identitĂ© Ă  ceux qui espĂšrent, aux expĂ©rienceurs, en gĂ©nĂ©-ral un collectif. On peut reconstruire cette identitĂ©, la rĂ©cupĂ©rer. Il s’agit alors de variations stylistiques qui non seulement n’affectent pas les conclusions de notre analyse mais, au contraire, les renforcent. Avec il est espĂ©rĂ© que + P, la source agentive de l’actant-acteur de

6. Le Monde, 13 mars 2013. 7. Site Internet Eurosport.com, 23 janvier 2013.

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214 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

l’espĂ©rance est tout juste masquĂ©e stylistiquement, mais sa prĂ©sence est identifiĂ©e, ou peut s’en faut. LĂ  encore, il faudrait pouvoir pro-poser un gradient entre le statut d’expĂ©rienceur et celui d’acteur des verbes psychologiques et redessiner la carte de la modalitĂ© du voli-tif pour l’expĂ©rienceur d’une part et pour l’acteur d’autre part, en ayant soin de bien isoler les domaines d’intersection. Nous conclurons ce travail par une exposition partielle de notre thĂ©orisation du subjonctif (voir Rothstein (2009a, 2009b et 2011)). EspĂ©rer et souhaiter devraient y trouver leur compte.

8. LE SUBJONCTIF, UN RÉVÉLATEUR DU RÔLE DE L’ALLOCUTAIRE DANS L’ASSERTION PARTAGÉE

Puisque le point de dĂ©part de cette Ă©tude a consistĂ© Ă  mettre en regard des Ă©noncĂ©s oĂč espĂ©rer est suivi du futur de l’indicatif ver-sus des Ă©noncĂ©s oĂč de plus en plus de locuteurs emploient le sub-jonctif, nous revenons, pour la conclure, sur ce qui, Ă  l’origine, a motivĂ© le travail entrepris. Puisque le sort de souhaiter est Ă  peu prĂšs rĂ©glĂ©, si l’on peut dire, dans son rapport avec espĂ©rer, concen-trons-nous sur les raisons qui permettent aux auteurs citĂ©s dans la section 8.1. d’expliquer pourquoi il est tout Ă  fait justifiĂ© d’employer le subjonctif dans les complĂ©tives d’espĂ©rer. Nous n’avons jamais contestĂ© le fait que le mode subjonctif puisse ĂȘtre appliquĂ©, dans certains contextes, avec espĂ©rer. Nous avons soulignĂ© que, dans cer-tains cas, c’était la valeur sous-jacente de l’attente du sujet modal, Ă©tat psychologique l’affectant, qui pouvait prendre le pas sur le pro-cessus de visĂ©e d’un au-delĂ  du rĂ©sultat et que, dans d’autres, l’ir-realis posĂ© comme tel devait ĂȘtre ouvert au champ de l’allocutaire, ouverture qui, elle aussi, entraĂźnait le subjonctif. Voyons donc ce qu’en disent nos auteurs.

8.1. Quelques auteurs choisis sur la paire espérer / souhaiter

On trouve le subjonctif aprĂšs espĂ©rer que ou se flatter que pris affirmativement ; ces verbes se chargent alors d’une affectivitĂ© qui les fait tomber dans la mĂȘme orbite syntaxique que attendre ou souhaiter [
] (Grevisse (1986, § 1071 b))

Dans cette Ă©dition, les auteurs citent Ă  l’appui de leur thĂšse l’énoncĂ© de Giraudoux que nous avons repris en (4). Rien de nouveau sous le soleil, puisque la solution proposĂ©e pour justifier le subjonctif est l’assimilation sĂ©mantico-pragmatique d’une lexie Ă  une autre. Gaatone rĂ©sume les points de vue sur la paire espĂ©rer / souhaiterlorsque le subjonctif apparaĂźt (Gaatone (2003 : 66-67)) :

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ESPÉRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITÉS ET EUPHORIE 215

La paire souvent discutĂ©e dans la littĂ©rature, espĂ©rer / souhaiter (Kupferman 1996 : 146) 8, par exemple, illustre bien cette problĂ©matique. Tous deux im-pliquent le dĂ©sir, la volontĂ©, que quelque chose se produise. Cependant, seul le second rĂ©git impĂ©rativement le subjonctif, le premier prĂ©fĂ©rant en rĂšgle gĂ©nĂ©-rale l’indicatif. Gross (1978 : 54) rejette catĂ©goriquement toute tentative d’ex-pliquer cette opposition par l’apparentement de espĂ©rer aux verbes d’opinion ou de perception et de souhaiter aux verbes de souhait. Moignet (1959 : 100), en revanche, voit dans espĂ©rer un plus en faveur des chances d’ĂȘtre, ce qui le verserait tout entier dans la probabilitĂ©, domaine de l’indicatif. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce plus ne crĂšve pas les yeux. Martin (1983 : 126), quant Ă  lui, remarque que « le fait qu’en français moderne l’espoir soit situĂ© du cĂŽtĂ© du probable et non du possible (alors que c’est l’inverse en italien) Ă©chappe Ă  la prĂ©diction ». Pour Le Goffic (1993 : 255), espĂ©rer est plus « intellectuel et rationalisant » que le performatif souhaiter. Mais pour Weinrich (1989 : 177), espĂ©rer est tout simplement une exception. On en reviendrait alors Ă  la position de Gross (1978 : 59) et Larochette (1980 : 109), pour lesquels il n’y a d’autre recours que d’énumĂ©rer les mots soumis Ă  la norme qui impose tel ou tel mode, autrement dit, faire des listes. Notons cependant, avec Nordahl (1969 : 242) et Martinet (1979 : 124), que le subjonctif est possible, bien que moins frĂ©quent que l’indicatif, derriĂšre l’espoir que, peut-ĂȘtre par sa plus grande capacitĂ© Ă  « actualiser une nuance dubitative / volitive ». Pour ajouter Ă  notre perplexitĂ©, remarquons que le verbe attendre, qui paraĂźt pourtant parfaitement neutre quant au dĂ©sir du locuteur, mais pas pour Togeby (1982 : 107), qui y voit un verbe volitif, exige le subjonctif.

Le lecteur constatera que dĂ©sir et volontĂ© sont Ă©voquĂ©s, que la fron-tiĂšre entre le probable et le possible est envisagĂ©e et que la nuance dubitative / volitive est reliĂ©e Ă  la capacitĂ© du subjonctif Ă  actualiser une valeur plutĂŽt qu’une autre. 9

8.2. L’assertion partagĂ©e vs l’assertion autocentrĂ©e, une des clĂ©s du problĂšme

Dans Rothstein (2009b) (premiĂšre version de notre thĂ©orie du sub-jonctif), il est fait Ă©tat d’un type d’énoncĂ© qui avait suscitĂ© dĂšs 1982 une rĂ©flexion qui se poursuit encore en 2013. Les Ă©noncĂ©s avec jene sache pas que
 et 
que je sache Ă©taient, et sont encore, consi-dĂ©rĂ©s par beaucoup comme des bizarreries dont l’étymologie vou-drait pouvoir rendre compte – sache est-il vraiment un subjonctif ? se demande-t-on parfois (Garner (1880) dĂ©jĂ  !) – mais qui continuent Ă  interpeller ceux qui ne sauraient se satisfaire d’une telle fuite en avant. Lors de la campagne pour les Ă©lections prĂ©sidentielles de 2007 en France, l’énoncĂ© suivant, prononcĂ© Ă  la tĂ©lĂ©vision, contenait un 8. Cf. Kupferman (1996). Nous ne donnons pas les indications bibliographiques des autres ouvrages citĂ©s dans Gaatone (2003), car le rĂ©sumĂ© qu’il en fait dans la citation nous semble, en l’espĂšce, suffisant. 9. Voir enchea (2001), en particulier de 2.2.2.1 Ă  2.2.2.4, « L’acte SOUHAI-TER », oĂč il est fait une large place au point de vue de Gustave Guillaume, et Gos-selin (2011, diapositives 32 et 33).

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exemple de ce sache rebelle, souvent repris ensuite par les commen-tateurs :

(30) Avec ce que je propose, la France reviendra au nombre de fonction-naires qu’il y avait en 1992. Je ne sache pas qu’à l’époque la France Ă©tait sous-administrĂ©e. (mes gras) 10

Notre thĂ©orie sur l’assertion partagĂ©e trouvait lĂ  un exemple “de choix”, car nombreux Ă©taient les interlocuteurs qui disaient que les Ă©noncĂ©s avec Je ne sache pas que X ou X, que je sache Ă©taient vieillots et tombaient en dĂ©suĂ©tude. Il suffisait d’ailleurs de leur montrer ce type d’énoncĂ©s pour qu’ils disent dans le mois qui sui-vait
 qu’ils n’entendaient plus que ça ! Nous avons donc tentĂ© d’ajouter quelques flĂšches au carquois de notre thĂ©orie, dont nous proposons en conclusion un rĂ©sumĂ©.

8.3. Le subjonctif et la dĂ©volution par le locuteur Ă  l’allocutaire du rĂŽle central dans l’assertion

AprĂšs avoir analysĂ© des milliers d’énoncĂ©s au subjonctif en con-texte, nous avons donc Ă©tĂ© conduit, dans le cadre d’une linguistique de l’énonciation, Ă  proposer une valeur consubstantielle Ă  tous les emplois du mode subjonctif dans l’effet de sens qu’ils produisent. Il s’agit d’une focalisation par le locuteur, plus ou moins forte mais toujours prĂ©sente, du rĂŽle de l’allocutaire au sein de la relation locu-teur - allocutaire, telle qu’a priori elle sert de cadre discursif Ă  l’as-sertion d’un contenu propositionnel dans l’énoncĂ©. Ce contenu pro-positionnel peut ĂȘtre modalisĂ© par un verbe d’opinion, un prĂ©dicat apprĂ©ciatif ou un verbe modal dĂ©ontique ou Ă©pistĂ©mique. Il peut aussi faire partie d’un syntagme superlatif (C’est le seul que
, C’est le plus grand / meilleur que
) ou d’un syntagme nominal intro-duit par le fait que
 11, mais, dans tous les cas, l’ouverture de l’as-sertion Ă  l’allocutaire par le locuteur demeure le vecteur central de la prĂ©sence du subjonctif dans la proposition. Nous ne discutons pas ici de la distinction faite par Gustave Guil-laume (1929 / 1993) entre le subjonctif comme le mode personnel et non actuel et l’indicatif comme le mode personnel et actuel, mĂȘme si nous posons qu’il s’agit davantage pour le subjonctif d’une ab-sence de prise en charge directe du procĂšs par le locuteur – les mar-ques de repĂ©rage aspectuo-temporel sont en effet distanciĂ©es – que d’un non-ancrage temporel, alors que la prise en charge est directe(non distanciĂ©e) avec l’indicatif. L’histoire du subjonctif le relie au grec et au latin prioritairement, mais aussi plus gĂ©nĂ©ralement Ă  l’indo-europĂ©en, dans la construc- 10. Pendant la campagne pour les Ă©lections Ă  la prĂ©sidence de la RĂ©publique fran-çaise, Nicolas Sarkozy, alors candidat, dans l’émission de la chaĂźne TF1 « J’ai une question Ă  vous poser », Ă  21 h 17 le 2 mai 2007. 11. Voir Loengarov (2005) sur le fait que.

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tion du futur, et c’est Ă  partir de cette construction que le subjonctif se trouve associĂ© (de maniĂšre trop automatique) avec l’éventualitĂ© et le non actuel. Subjonctif et dĂ©sidĂ©ratif servent de substitut au temps futur en indo-europĂ©en, le subjonctif (Ă©ventualitĂ©) et le dĂ©sidĂ©ratif (fait prĂ©sentĂ© comme souhaitable et Ă©ventuel) ne prennent pas en compte l’aspect “rĂ©el” du futur mais envisagent nĂ©anmoins l’avenir. Certaines formes du subjonctif latin dĂ©rivent de l’optatif (souhait), mais le futur pĂ©riphrastique (ex. They will win, en anglais) ou syn-thĂ©tique (ex. Ils gagneront, en français) a partie liĂ©e avec le subjonc-tif, comme dans la formule dite “figĂ©e” faxo scias (“je ferai (en sorte que) tu saches”) et donc « tu sauras (par mon intermĂ©diaire) ». « En latin archaĂŻque, dans les tours introduits par faxo, subjonctif et futur permutent librement. » (Sznadjer (2003 : 35)). Prenons les quatre Ă©noncĂ©s suivants :

(31) a) La seule chose qu’on puisse reprocher Ă  ces dessins, ça n’est pas leur mauvais goĂ»t, c’est hĂ©las leur vĂ©ritĂ©. (Pascal Bruckner, « Les deux blasphĂšmes Ă  propos des caricatures du prophĂšte Mahomet », in Pro-Choix News, mardi 7 mars 2006 12)

a’) La seule chose qu’on peut reprocher Ă  ces dessins, ce n’est pas leur mauvais goĂ»t, c’est ?hĂ©las leur vĂ©ritĂ©

b) Une fois que j’ai eu quelques livres derriĂšre moi, je me suis dit : “Bon, peut-ĂȘtre que maintenant
 ce n’est pas que je sais Ă©crire, c’est que c’est la chose que je fais et la seule chose que je sais faire.” (Dit de femmes. Entretiens d’écrivaines françaises, recueillis par M.M. Magill & K.S. Stephenson, 2003, (chap. 1, « Marie Chaix »), Birmingham, Alabama, Summa Publications)

b’) Une fois que j’ai eu quelques livres derriĂšre moi, je me suis dit : “Bon, [
] ce n’est pas que je sais Ă©crire c’est que c’est la chose que je fais et la seule chose que je sache faire”

Des Ă©noncĂ©s comme (31a), par opposition Ă  (31b), montrent que c’est l’allocutaire, mĂȘme si c’est un allocutaire-lecteur, et non le locuteur, qui a un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant en se voyant, grĂące au subjonc-tif, ouvert au domaine de l’assertion par ce mĂȘme locuteur. Il peut ainsi acquiescer ou non (voire ne pas prendre en compte cette ouver-ture), peu importe, au propos tenu par le locuteur. Subjonctif, indice d’ouverture mais pas nĂ©cessairement d’appel, car le ressenti Ă©ven-tuel d’“appel” est un effet de sens secondaire qui vient ensuite, aprĂšsl’ouverture. Nous avons en effet utilisĂ© Ă  tort dans Rothstein (2009a, 2009b, 2011) la notion d’appel, qui induit une valeur dialogique qui n’est en aucun cas celle du subjonctif. Le subjonctif n’est qu’une ouverture a priori de l’assertion faite par le locuteur Ă  l’allocutaire, sans que le premier fasse quelque appel que ce soit au second. Ce dernier peut fort bien, en revanche, ressentir cette ouverture Ă  l’as-sertion comme un appel, puisque l’ouverture de l’assertion rĂ©alise de facto une assertion partagĂ©e. Que le partage se manifeste ou non est non pertinent. En (31b), l’allocutaire, en revanche, est mis “hors-

12. Revue consultable seulement en ligne.

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218 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

jeu” dans la validation assertive, ce qui ne l’empĂȘchera nullement de dĂ©cider de s’y insĂ©rer. Le rĂŽle central de l’allocutaire-lecteur dans le jeu de provocation du locuteur Bruckner apparaĂźt clairement. Le locuteur lui soumet (sous-met) son assertion sans pour autant l’interpeller. À ce dernier de rĂ©agir ou pas. En revanche, l’indicatif en (31a’), La seule chose qu’on peut reprocher Ă  ces dessins, ça n’est pas leur mauvais goĂ»t, c’est
, Ă  la fois ferait sortir le lecteur-allocutaire du jeu-provoca-tion des propos du locuteur mais couperait Ă©galement ledit lecteur-allocutaire d’une participation possible, adhĂ©sion ou rejet, au mar-queur d’argumentation et d’affectivitĂ© hĂ©las. En (31b), la locutrice n’ouvre pas le dĂ©bat, ne cherche en rien la connivence de l’allocutaire de l’entretien et pose un fait qui relaie l’assertion prĂ©cĂ©dente, « c’est la seule chose que je fais ». Son asser-tion est autocentrĂ©e et n’est ni ouverte ni soumise Ă  l’allocutaire, d’oĂč l’indicatif, choisi. En (31b’), avec le subjonctif, nous aurions une ouverture Ă  l’allo-cutaire par la locutrice, une sou(s)-mission de son assertion Ă  l’allo-cutaire de l’entretien, qui reprĂ©sente ici tous les allocutaires poten-tiels. Soumission afin de permettre ensuite la validation ou non du propos. Dans ceux des Ă©noncĂ©s au subjonctif oĂč la prise en compte de l’allocutaire se trouve explicitĂ©e dĂšs le dĂ©part par des marqueurs de modalitĂ© dĂ©ontique (il faut que), Ă©pistĂ©mique (impossible que),des marqueurs concessifs (bien que) ou apprĂ©ciatifs (dommage que),le subjonctif ne fait que souligner le rĂŽle de l’allocutaire dans la prise en charge assertive partagĂ©e et surtout partageable. Dans les autres Ă©noncĂ©s, c’est grĂące au subjonctif seul que le pointage de l’autre par le locuteur rĂ©vĂšle cette vĂ©ritable fonction qu’il a d’in-dex de monstration de l’autre, d’activateur de l’interlocution. L’allocutaire est ainsi rĂ©tabli dans son statut linguistique de par-tenaire de validation, partenaire contraint ou non, consensuel ou non, partenaire qui dĂ©cide ou non de jouer le jeu. Le subjonctif se rĂ©vĂšle ĂȘtre une modalitĂ© de l’interlocution, prĂ©a-lable Ă  l’interprĂ©tation des autres modalitĂ©s. Ce n’est pas une moda-litĂ© pragmatique pour autant, dans la mesure oĂč ce mode sert de cadre interlocutif prĂ©alable Ă  l’exercice de la modalisation, que cette modalisation soit alĂ©thique, pragmatique, Ă©pistĂ©mique, thymique, optative, volitive ou autre. C’est cette modalitĂ© de l’orientation inter-locutive qui, en amont – avant l’intervention modale proprement dite –, donne une orientation interlocutive aux diffĂ©rentes modalitĂ©s qui affectent la proposition ou la relation prĂ©dicative, orientation qui permettra de moduler les effets des modalitĂ©s en question. Le subjonctif pose un cadre interlocutif a priori. EspĂ©rons qu’espĂ©rer saura faire son profit de cette version des faits au subjonctif, pour rester Ă  l’indicatif tant que le volitif inten-tionnel l’emportera sur le volitif virtualisant, qu’il restera centrĂ© sur le sujet modal qui espĂšre et ne dĂ©signe pas de bĂ©nĂ©ficiaire extĂ©rieur Ă  lui-mĂȘme, ce qui ne l’empĂȘche nullement par ailleurs d’espĂ©rer pour les autres. EspĂ©rer restera dans le domaine de l’assertion auto-

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ESPÉRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITÉS ET EUPHORIE 219

centrĂ©e sur le locuteur (indicatif) et ne s’ouvrira au partage que lorsqu’il prĂ©sentera l’irrealis Ă  l’apprĂ©ciation de l’allocutaire (sub-jonctif).

Souhaiter restera, lui, dans le domaine de l’assertion partagĂ©e, puis-que, quand bien mĂȘme l’actant-bĂ©nĂ©ficiaire ne serait pas explicitĂ© ou renverrait au sujet modal auteur du souhait, il y aura toujours un allocutaire-rĂ©cepteur mis en situation de se saisir de cette assertion optative et d’en partager le contenu propositionnel. Mis en situa-tion de
 par le locuteur, tout simplement, et non appelĂ© Ă  se saisir de
 13 par ce mĂȘme locuteur, car il ne s’agit pas ici de polyphonie, ni « externe », ni « interne » (NĂžlke (1985), Soutet (2000)). Il ne s’agit pas davantage de dialogisme 14. Notre thĂ©orisation se situe hors polyphonie et dialogisme et elle ne prend en compte l’opposi-tion Ă©ventuelle des points de vue qu’aprĂšs, seulement aprĂšs, et non avant l’ouverture par le locuteur de son assertion Ă  l’allocutaire. Il ne s’agit pas d’un prĂ©alable cognitif qui justifierait le choix du mode subjonctif, mais d’un prĂ©alable interlocutif qui ouvre l’assertion au domaine de la relativisation, quelle que soit la valeur de vĂ©ritĂ© de la proposition qui en est affectĂ©e. Ensuite seulement, l’opposition Ă©ventuelle des points de vue s’inscrira dans la polyphonie. Elle ne modifiera pas le choix interlocutif du locuteur et sa mise en situa-tion de partage de l’assertion avec l’allocutaire, qui est un prĂ©alable et non une consĂ©quence de la prĂ©sence du subjonctif dans l’énoncĂ©.

PHILIPPE ROTHSTEINUniversité Paul Valéry - Montpellier III

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LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 223-246

Sémantisme modal du verbe recteur et choix du mode de la complétive

Laurent Gosselin

1. INTRODUCTION

Le systĂšme standard actuel de l’emploi des modes, indicatif et subjonctif, dans les complĂ©tives objet s’est mis en place, dans ses grandes lignes, au cours du XVIIe s. Auparavant (en ancien fran-çais et jusque vers le milieu du XVIIe s.), l’emploi des modes Ă©tait, d’une part, beaucoup plus libre (tous les auteurs l’accordent) et, d’autre part, plus directement liĂ© Ă  la prise en charge par le locu-teur de la vĂ©ritĂ© de la complĂ©tive. Ainsi des verbes Ă©pistĂ©miques non factifs comme croire ou penser se faisaient suivre de l’indi-catif quand le locuteur prenait en charge la complĂ©tive, et du sub-jonctif dans le cas contraire :

(1) mais je treuve de plus, que lors qu’ils [les verbes Ă©pistĂ©miques] tendent entierement Ă  la certitude qu’ils doivent attirer aprĂšs soy les temps in-dicatifs, par exemple, si je croy une chose avec asseurance, je suis obligĂ© de dire, je croy que cela est ; autrement si ma croyance est douteuse, il faut que je dise, je croy que cela soit. (Oudin (1640 : 195))

Quant aux verbes factifs, qui prĂ©supposent la prise en charge par le locuteur du contenu de la complĂ©tive, ils Ă©taient gĂ©nĂ©ralement suivis de l’indicatif, qu’il s’agisse de factifs Ă©pistĂ©miques (savoir 1)ou apprĂ©ciatifs 2 (regretter) :

(2) De façon gĂ©nĂ©rale, les verbes qui expriment un sentiment : plaisir, dou-leur, regret, Ă©tonnement, n’exigent pas encore le verbe subordonnĂ© au subjonctif. La conception n’est visiblement pas la nĂŽtre encore, on Ă©nonce la cause de ce sentiment comme un fait, avec le mode des faits positifs. [
] Ie regrette de tout mon cueur que n’est icy Picrochole(Rab. [
]). (Brunot (1927 : 446))

Maupas (1607 : 311-312) pouvait ainsi affirmer que :

1. Pour autant, on ne peut pas dire que la factivitĂ© impliquait systĂ©matiquement l’indicatif, car un verbe comme ignorer pouvait aussi ĂȘtre suivi du subjonctif. 2. La distinction modale entre verbes Ă©pistĂ©miques / apprĂ©ciatifs Ă©quivaut Ă  l’op-position lexicale entre verbes cognitifs / Ă©motifs.

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224 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

(3) [
] si nous parlons de chose certaine & qui est realement & de fait, apres la conjonction Que [
] viendront verbes indicatifs, suivant la nature indicative de montrer ce qui est actuellement. Au contraire, Si nous parlons de chose non reellement existente, [
] viendront temps de mode optative [subjonctif].

Or ce systĂšme a subi, au cours du XVIIe s., une transformation profonde 3 qui se signale principalement par le fait que ni la prise en charge par le locuteur, ni mĂȘme la factivitĂ© n’impliquent plus l’indicatif et que, corollairement, la non-prise en charge n’impose plus le subjonctif : a) tous les verbes Ă©pistĂ©miques positifs entraĂźnent dĂ©sormais l’in-dicatif mĂȘme si p est prĂ©sentĂ©e comme fausse (ex. croire Ă  tort + indicatif) ; MoliĂšre s’est ainsi attirĂ© les foudres des commentateurs 4

pour avoir encore Ă©crit en 1667, conformĂ©ment Ă  l’ancien systĂšme :

(4) 
 je croyois d’abord que ce fĂ»t une tache. (Le Sicilien, XIII)

b) les factifs apprĂ©ciatifs (regretter, se rĂ©jouir, dĂ©plorer, etc.) se font systĂ©matiquement suivre du subjonctif et non plus de l’indica-tif. Il en rĂ©sulte que l’analyse de Maupas, qui s’est pourtant mainte-nue, sous des formes plus ou moins attĂ©nuĂ©es, dans les grammaires scolaires, ne correspond plus au nouveau systĂšme. Reste que les principes qui rĂ©gissent le systĂšme actuel ont paru si difficiles Ă  Ă©tablir qu’ils ont suscitĂ© une littĂ©rature extrĂȘmement abondante, discordante, et gĂ©nĂ©ralement tenue pour relativement insatisfaisante. Martin (1983 : 105) met ainsi en garde contre les « conceptions rigides » qui, Ă  ses yeux, « se vouent elles-mĂȘmes Ă  l’échec », car « [l]’emploi du subjonctif obĂ©it Ă  des tendances beau-coup plus qu’à des rĂšgles ». On peut au moins accorder que, par-delĂ  les variations diatopiques et diastratiques, divers facteurs linguistiques entrent en jeu (cf., entre autres, Togeby (1966), Huot (1986)), dont le lexĂšme verbal recteur, la nĂ©gation, l’interrogation totale, les constructions hypothĂ©tiques, l’impĂ©ratif, les contextes dĂ©clenchant l’“attraction modale”, etc. Nous nous concentrerons, dans cet article, sur le lexĂšme verbal, et plus prĂ©cisĂ©ment sur le rĂŽle de son sĂ©mantisme modal en français stan-dard. Mais auparavant, nous devons Ă©voquer briĂšvement les diffi-cultĂ©s rencontrĂ©es par les principales approches de la question.

3. Silenstam (1973) montre que le systĂšme actuel Ă©tait pratiquement Ă©tabli dĂšs 1660. Cf. aussi Becker (2010). 4. Voir Bret (1788 : 214).

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SÉMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLÉTIVE 225

2. LA RELATION DE COMPATIBILITÉ ENTRE LE VERBE RECTEUR ET LE MODE DE LA COMPLÉTIVE

Le problĂšme de l’alternance modale dans les complĂ©tives se prĂ©-sente Ă  la fois comme une question thĂ©orique concernant la relation de compatibilitĂ© entre le verbe recteur et le mode de la subordon-nĂ©e et comme une question pratique, indissociable de la prĂ©cĂ©dente, et cruciale, entre autres, pour l’enseignement du FLE 5 : « dans quels cas doit-on employer tel ou tel mode ? ». La relation de compatibilitĂ© entre le verbe recteur et le mode de la complĂ©tive peut prendre quatre valeurs distinctes, que nous illus-trons : a) la compatibilitĂ© exclusive : vouloir impose le subjonctif, affir-mer l’indicatif ; b) l’incompatibilitĂ© : vouloir exclut l’indicatif, affirmer exclut le sub-jonctif ; c) la compatibilitĂ© non exclusive avec diffĂ©rence de sens : dire + subjonctif prend une valeur injonctive, alors que dire + indicatif est assertif (Martin (1983 : 126), Lalaire (1998 : 92)) :

(5) a) Je lui ai dit qu’il dormait (assertif) b) Je lui ai dit qu’il dorme (injonctif)

d) la compatibilitĂ© non exclusive sans diffĂ©rence de sens aisĂ©ment identifiable (espĂ©rer + subjonctif / indicatif ; l’indicatif est condamnĂ© par la norme, mais de plus en plus utilisĂ©, mĂȘme Ă  l’écrit ; cf. Lager-qvist (2009)) :

(6) J’espùre qu’il viendra de bonne heure / vienne de bonne heure

Concernant la nature de cette relation de compatibilitĂ©, deux grandes options s’opposent. Soit l’on admet, avec la tradition structuraliste, qu’elle est purement morphosyntaxique, dĂ©pourvue de motivation sĂ©mantique 6 ; soit on considĂšre Ă  l’inverse qu’elle est fondamenta-lement sĂ©mantique ou mĂȘme pragmatique. L’analyse structuraliste (Touratier (1996 : 172-174)) repose sur la notion de « servitude grammaticale » (Gougenheim (1938 : 195 sqq.)). On considĂšre, dans la tradition fonctionnaliste structuraliste, qu’un Ă©lĂ©ment n’est porteur de sens que s’il fait l’objet d’un choix dans un paradigme de la part du locuteur. DĂšs lors qu’un verbe n’est compatible qu’avec un seul mode, l’absence de choix implique l’ab-sence de sens de la relation, il s’agit d’un lien purement arbitraire appelĂ© « servitude grammaticale ». Lorsque le choix est possible mais n’entraĂźne pas de diffĂ©rence de sens notable, on considĂšre qu’il s’agit d’une simple « variation stylistique », dont le linguiste n’a

5. Cf. Cellard (1996), Delbart (2007), Damar (2009). 6. Signalons toutefois que la thÚse selon laquelle « le subjonctif grammatical est purement arbitraire » (Buffier (1709 : 72)) est bien antérieure au structuralisme.

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226 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

pas Ă  se prĂ©occuper. Reste alors le cas de la compatibilitĂ© non ex-clusive avec diffĂ©rence de sens (ex. (5a, b) ci-dessus). La seule solu-tion qui permette d’éviter de recourir Ă  la sĂ©mantique serait d’adop-ter une analyse homonymique de ces verbes : il y aurait deux verbes dire, l’un, injonctif, qui exigerait le subjonctif, Ă  titre de servitude grammaticale ; l’autre, assertif, impliquant l’indicatif. Si ce type d’analyse est gĂ©nĂ©ralement rejetĂ© aujourd’hui, c’est que le traite-ment homonymique d’une expression ne se justifie que si les deux significations identifiĂ©es sont totalement disjointes (Victorri & Fuchs (1996)) ; ce qui n’est manifestement pas le cas ici 7. Admettre, Ă  l’inverse, que la relation de compatibilitĂ© morpho-syntaxique repose sur une compatibilitĂ© sĂ©mantique suppose que le sĂ©mantisme du verbe recteur et celui du mode de la complĂ©tive soient, de quelque façon, comparables. On peut distinguer, par-delĂ  les diffĂ©rences techniques, deux grandes orientations dans la littĂ©-rature : ou l’on envisage le statut modal du procĂšs de la complĂ©-tive, qui serait dĂ©terminĂ© Ă  la fois par le sĂ©mantisme du verbe rec-teur et par celui du mode, ou l’on considĂšre le statut Ă©nonciatif de la proposition complĂ©tive (dĂ©terminĂ©, lĂ  encore, par le verbe rec-teur et le mode). La tradition guillaumienne (Guillaume (1984 : 32), Moignet (1959), Curat (1991), Lagerqvist (2009)) relĂšve de la pre-miĂšre option, qui pose que le subjonctif est le mode du virtuel, du possible, tandis que l’indicatif est celui de l’actuel. Pour rĂ©pondre Ă  la difficultĂ© que soulĂšvent dans ce cadre les factifs apprĂ©ciatifs (regretter), qui imposent le subjonctif alors qu’ils prĂ©supposent le contenu de la complĂ©tive et donc l’actualisation effective du pro-cĂšs exprimĂ©, il a fallu assouplir la rĂšgle : le subjonctif n’implique pas que le procĂšs soit simplement possible, mais il suppose que dif-fĂ©rentes possibilitĂ©s soient envisagĂ©es et mises en relation (« re-gretter que p » Ă©voque simultanĂ©ment la possibilitĂ© que non p). La sĂ©mantique des mondes possibles fournit un cadre formel Ă  ce type d’analyse (Martin (1983), Farkas (1992), Kupferman (1996)). À l’in-verse, l’indicatif indiquerait, selon cette perspective, que seule la situation dĂ©signĂ©e par la complĂ©tive est prise en compte (sans que soient Ă©voquĂ©es d’autres possibilitĂ©s). Cette analyse, outre les pro-blĂšmes dĂ©finitionnels qu’elle soulĂšve (Rihs (2013 : 128) rappelle que, dans le cadre de la sĂ©mantique des mondes possibles, tout verbe Ă©pistĂ©mique Ă©voque une pluralitĂ© de possibles), se heurte Ă  des contre-exemples absolument incontournables 8 comme :

(7) Je parie / gage / mise dix euros que le six va encore tomber

7. Cf. Vet (1998). L’analyse homonymique du verbe dire est cependant adop-tĂ©e par Godard & De Mulder (2011 : 149). 8. Ces contre-exemples valent aussi comme tels pour l’analyse polyphonique de Donaire (2003), selon laquelle un verbe qui se prĂ©sente comme sĂ©lectionnant un « point de vue » au terme d’un « dĂ©bat » doit ĂȘtre suivi du subjonctif.

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SÉMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLÉTIVE 227

Aucun verbe n’exprime plus explicitement le choix d’une possi-bilitĂ© parmi d’autres, et pourtant le subjonctif est exclu au profit de l’indicatif. 9 La seconde option est illustrĂ©e par une tradition que l’on peut rattacher Ă  Damourette & Pichon 10. Elle pose que l’indicatif est le mode de l’assertion (de la prise en charge Ă©nonciative), alors que le subjonctif serait celui de la non-assertion (de la non-prise en charge). Pour rendre compte dans ce cadre d’exemples comme

(8) Pierre croit / s’imagine que Marie est partie

il faut Ă©tendre (singuliĂšrement) les notions d’assertion et de prise en charge aux attitudes Ă©pistĂ©miques positives attribuĂ©es au sujet du verbe recteur, conçu comme sujet modal, et pas forcĂ©ment au locuteur. Deux options se prĂ©sentent alors, qui conduisent Ă©galement Ă  des impasses : a) On adopte l’hypothĂšse de Giannakidou (2009) selon laquelle l’in-dicatif marque la vĂ©ridicitĂ© (veridicality) et le subjonctif la non-vĂ©ridicitĂ© (le concept de vĂ©ridicitĂ© recouvrant Ă  la fois le fait que la vĂ©ritĂ© de la complĂ©tive soit impliquĂ©e ou prĂ©supposĂ©e dans le modĂšle Ă©pistĂ©mique individuel du locuteur ou du sujet de la prin-cipale). Et l’on se heurte alors au cas des factifs apprĂ©ciatifs (re-gretter), qui imposent le subjonctif. b) On exclut (pour rendre compte de ces factifs apprĂ©ciatifs) la prĂ©-supposition de la prise en charge (Huot (1986 : 86), Soutet (2000 : 61)). Mais il devient alors impossible de comprendre pourquoi les factifs Ă©pistĂ©miques nĂ©gatifs (ignorer, oublier) sont suivis de l’in-dicatif. En effet, dans l’énoncĂ©

(9) Pierre ignore / oublie que Marie est lĂ  / *soit lĂ 

le sujet modal (Pierre) ne prend pas en charge le contenu de la com-plĂ©tive, qui est nĂ©anmoins prĂ©supposĂ© par le locuteur. Si l’on ex-clut la prĂ©supposition de la prise en charge, on doit logiquement considĂ©rer que toutes les conditions sont rĂ©unies pour que le sub-jonctif s’impose de façon exclusive, or c’est uniquement l’indicatif qui est acceptable. Godard & De Mulder (2011) occupent une position singuliĂšre, dans la mesure oĂč ils adoptent une solution hybride, qui emprunte simultanĂ©ment aux deux traditions que nous venons d’évoquer. Ils admettent ainsi que le subjonctif s’emploie quand une pluralitĂ© de situations est Ă©voquĂ©e, tandis que l’indicatif indique qu’un agent (qui peut ĂȘtre le locuteur ou le sujet de la principale) prend en charge la proposition exprimĂ©e par la complĂ©tive (il entretient une attitude de croyance Ă  son Ă©gard). Ces deux conditions d’emploi ont cepen- 9. De mĂȘme des verbes et locutions comme faire l’hypothĂšse que, supposer,espĂ©rer, dĂ©cider, dĂ©crĂ©ter devraient exclure l’indicatif, car ils Ă©voquent tous une pluralitĂ© de possibles. 10. Cf. Damourette & Pichon (1911-1936, §§ 1916, 1918, 1924, 1926), et Huot (1986 : 85-86).

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228 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

dant un poids diffĂ©rent : seule la condition d’emploi du subjonctif constitue une vĂ©ritable implication (p. 153). L’intĂ©rĂȘt de cette stra-tĂ©gie est qu’elle permet de traiter les cas oĂč les deux conditions sont remplies, comme les factifs apprĂ©ciatifs (« regretter que p » Ă©voque une pluralitĂ© de possibles et indique que p est prise en charge par le locuteur). C’est alors le subjonctif qui l’emporte, car la condi-tion d’emploi du subjonctif est plus contraignante que celle de l’in-dicatif. Si elle permet donc d’éviter d’avoir Ă  exclure la prĂ©suppo-sition de la prise en charge, cette analyse n’échappe cependant pas aux contre-exemples Ă  la thĂšse du subjonctif comme marqueur d’une prise en compte d’une pluralitĂ© de possibles (« parier / gager / mi-ser 10 euros que p » devraient, au moins, autoriser le subjonctif) 11. Une variante, rĂ©solument pragmatique, de l’approche Ă©nonciative a Ă©tĂ© rĂ©cemment dĂ©veloppĂ©e par Rihs (2013). Prenant appui sur Jary (2004, 2009), Rihs avance qu’une proposition au subjonctif n’est jamais pertinente en elle-mĂȘme, mais qu’une proposition Ă  l’indicatif l’est toujours (y compris dans le cas des complĂ©tives). Selon cette perspective, dans les constructions qui nous occupent « la contribution d’un indicatif enchĂąssĂ© a systĂ©matiquement Ă  voir avec la mise au premier plan de la valeur factuelle attachĂ©e au con-tenu subordonnĂ© » (p. 243), alors qu’au subjonctif « l’effet contex-tuel [
] est localisĂ© du cĂŽtĂ© de la structure enchĂąssante » (p. 241). MĂȘme s’il n’est pas toujours aisĂ© de dĂ©terminer si une proposition est pertinente par elle-mĂȘme ou uniquement en vertu du contexte, il semble bien que des exemples comme

(10) Ma femme sait / se doute / ignore que nous sommes ici

relĂšvent typiquement de la situation associĂ©e, par Rihs, Ă  l’emploi du subjonctif et non Ă  celle que serait censĂ© indiquer l’indicatif : la subordonnĂ©e ne peut ĂȘtre pertinente en elle-mĂȘme (puisqu’elle fait partie des connaissances mutuellement manifestes), l’effet contex-tuel paraĂźt directement liĂ© au contenu de la principale. Ces difficultĂ©s nous ont conduit Ă  envisager une analyse alter-native, dans un cadre permettant de penser de façon rigoureuse et explicite la relation de compatibilitĂ© entre le sĂ©mantisme du verbe recteur et celui du mode de la complĂ©tive.

3. LA THÉORIE MODULAIRE DES MODALITÉS

Nous faisons l’hypothĂšse que la partie commune aux sĂ©mantismes du verbe recteur et du mode de la complĂ©tive concerne la modalitĂ© exprimĂ©e. Le lien entre mode et modalitĂ© est gĂ©nĂ©ralement reconnu 11. Godard (2012) paraĂźt abandonner l’hypothĂšse d’une hiĂ©rarchisation des con-traintes, mais se trouve, de ce fait, conduite Ă  considĂ©rer que l’emploi du subjonctif aprĂšs les factifs apprĂ©ciatifs Ă©chappe Ă  l’analyse sĂ©mantique et relĂšve d’une servi-tude grammaticale (formulĂ©e en termes de grammaticalisation).

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SÉMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLÉTIVE 229

(cf. Wilmet (2010 : 170)). En revanche, le fait que le verbe recteur exprime, dans tous les cas, une modalitĂ© (celle-ci constituant le tout ou une partie seulement de son sĂ©mantisme) doit ĂȘtre explicitĂ©. Nous adoptons le cadre de la ThĂ©orie Modulaire des ModalitĂ©s (TMM, Gosselin (2010)). Cette thĂ©orie se donne pour objet les mo-dalitĂ©s au sens large (au sens de Brunot (1922) et Bally (1932)), qui englobent Ă  la fois les valeurs modales des lexĂšmes (par exemple, la valeur axiologique de assassiner), les grammĂšmes marqueurs de modalitĂ© (comme les semi-auxiliaires et les adverbes modaux), mais aussi les modalitĂ©s pragmatiquement infĂ©rĂ©es. Dans cette perspec-tive, la modalitĂ© apparaĂźt comme une catĂ©gorie fondamentalement hĂ©tĂ©rogĂšne, prĂ©sentant divers aspects syntaxiques, sĂ©mantiques et pragmatiques. Pour modĂ©liser cette hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©, la TMM met en Ɠuvre un formalisme informatique de type “orientĂ©-objet”, qui con-siste Ă  considĂ©rer chaque modalitĂ© comme un objet (notĂ© modi,j,k
)auquel sont systĂ©matiquement associĂ©s neuf paramĂštres (ou attri-buts), susceptibles de prendre diffĂ©rentes valeurs. Soit les neuf paramĂštres distinguĂ©s (cf. Gosselin (2010 : 57-142)) :

ParamĂštres conceptuels [dĂ©finissent des catĂ©gories et des valeurs modales] : I : instance de validation [rĂ©el, subjectivitĂ©, institution] D : direction d’ajustement [descriptive, mixte 12, injonctive] F : force de la validation [plus ou moins positive / nĂ©gative]. [Le degrĂ© de

force prĂ©cise la valeur Ă  l’intĂ©rieur d’une catĂ©gorie, par ex. probable ou certain pour l’épistĂ©mique].

En croisant les deux premiers paramÚtres, on obtient la classifica-tion suivante des catégories modales :

aléthique épistémique appréciative axiologique boulique déontiqueI réel subjectivité subjectivité institution subjectivité institution D descriptive descriptive mixte mixte injonctive injonctive

ParamĂštres fonctionnels [rendent compte du fonctionnement de la mod. dans l’énoncĂ©] : structuraux : N : niveau dans la hiĂ©rarchie syntaxique P : portĂ©e dans la structure logique Ă©nonciatifs : E : engagement du locuteur [marque le degrĂ© de prise en charge par le « lo-

cuteur de l’énoncĂ© » (l0) 13]R : relativitĂ© [indique la relation Ă©ventuelle de la mod. Ă  des Ă©lĂ©ments contex-

tuels] 12. Par souci de simplification, on appelle ici “mixtes” les valeurs qui sont dĂ©-crites comme prioritairement descriptives et secondairement injonctives dans Gosselin (2010 : 78). Il s’agit des jugements de valeur qui visent Ă  orienter l’attitude de l’in-terlocuteur. 13. Nous adoptons la terminologie de la ScaPoLine, qui distingue, entre autres, le « locuteur de l’énoncĂ© » (l0), responsable de l’énonciation, et le « locuteur tex-tuel » (L), image du sujet parlant, qui, Ă  la diffĂ©rence du prĂ©cĂ©dent, transcende le hic et nunc Ă©nonciatif, cf. NĂžlke (2005), Kronning (2012).

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230 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

T : temporalité [recouvre les caractéristiques temporelles et aspectuelles de la mod.]

MétaparamÚtre [indique si la valeur des autres paramÚtres a été obtenue par marquage linguistique ou par inférence] : M : marquage

Ainsi, le fait qu’une modalitĂ© (notĂ©e modi) exprime un jugement subjectif, par exemple, sera notĂ© comme suit : « I (modi) : subjec-tivitĂ© » ; ce qui se lit : la valeur de l’instance de validation de la modalitĂ© modi est la subjectivitĂ© (par opposition au rĂ©el ou Ă  l’ins-titution, qui caractĂ©risent respectivement les modalitĂ©s alĂ©thique et dĂ©ontique). À tout Ă©noncĂ© se trouve associĂ©e une structure modale, qui com-prend un certain nombre de modalitĂ©s reliĂ©es entre elles par des rela-tions logiques. Chacune de ces modalitĂ©s est pourvue de ses neuf paramĂštres, auxquels sont assignĂ©es des valeurs particuliĂšres. Le calcul de cette structure modale et des valeurs des paramĂštres est effectuĂ© par un systĂšme de rĂšgles (dont l’architecture est modulaire). Dans ce systĂšme, les rĂšgles sont susceptibles de remplir deux rĂŽles distincts : crĂ©er une modalitĂ© ou assigner une valeur Ă  un paramĂštre. On admet, Ă  la suite de Pietrandrea (2010) et Pietrandrea & Stathi (2010), que les « constructions » (au sens des grammaires de cons-truction, cf. Goldberg (2010)) peuvent servir d’entrĂ©es pour calculer des structures modales. Ainsi, aux constructions de type syntaxique « V que p », sont systĂ©matiquement associĂ©es, au plan sĂ©mantique, des structures modales de la forme

(11) Synt. : V que P Sem. : modi (modj (Pred (arg.)))

oĂč modi est une modalitĂ© extrinsĂšque qui correspond au verbe de la principale, et modj une modalitĂ© intrinsĂšque au lexĂšme prĂ©dica-tif (Pred) de la complĂ©tive. Ainsi, dans l’énoncĂ©

(12) Je doute qu’elle soit belle

modi dĂ©signe la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique de force nĂ©gative marquĂ©e par le verbe douter, tandis que modj reprĂ©sente la modalitĂ© apprĂ©-ciative intrinsĂšquement associĂ©e au prĂ©dicat belle. En outre, cette analyse peut ĂȘtre Ă©tendue aux constructions du type « ĂȘtre Adj quep » (ex. « ĂȘtre certain que p ») et « avoir SN que p » (ex. « avoir le sentiment que p »). Cette structure renvoie Ă  un frame correspondant Ă  l’expression d’un jugement (modi) sur un jugement (modj). Ce jugement (modi)peut ĂȘtre simplement conçu (verbes d’attitude propositionnelle) ou Ă©noncĂ© (verbes dicendi) ; ce peut ĂȘtre la conception ou l’émission du jugement qui se trouve profilĂ©e (penser / dire que) ou sa rĂ©cep-tion (comprendre / apprendre / entendre que) 14. Le recours au con- 14. Selon Goldberg (2010), une construction Ă©voque un frame dont une partie se trouve sĂ©lectionnĂ©e (profilĂ©e, au sens de Langacker (2009 : 7-8)).

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SÉMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLÉTIVE 231

cept de “construction” permet, outre la formulation d’une analyse trĂšs gĂ©nĂ©rale, la prise en compte de verbes qui sont normalement considĂ©rĂ©s comme intransitifs, par exemple trembler ou frĂ©mir dans « je tremble / frĂ©mis qu’il (ne) revienne ». Dans ce cadre, on avance une double hypothĂšse sur les rĂŽles res-pectifs du verbe recteur et du mode de la complĂ©tive : a) Le lexĂšme verbal recteur contraint (de façon plus ou moins prĂ©-cise) les valeurs possibles de I (instance de validation), D (direction d’ajustement) et F (force de validation) de modi et de E (engage-ment du locuteur) de modj.b) Le mode de la complĂ©tive contraint les valeurs de D et F de modi,ainsi, dans certains cas, que E de modj. Soit, sous forme graphique :

(13) Synt. : V que P Sem. : modi (modj (Pred (arg.))) I I D D Mode F F

N N P P

V E E R R T T M M

Ces paramĂštres Ă©tant en partie communs, on peut rendre compte des conditions d’emploi des modes en termes de relations de compati-bilitĂ© entre les contraintes exercĂ©es sur D et F de modi et sur E de modj. Ce cadre thĂ©orique permet ainsi de confronter explicitement le sĂ©mantisme d’un lexĂšme (le verbe) avec celui d’un grammĂšme (le mode). Il permet aussi d’apporter une rĂ©ponse au problĂšme de la « compositionnalitĂ© indirecte » (au sens de Barker & Jacobson (2007)) qui caractĂ©rise, Ă  premiĂšre vue, la sĂ©mantique de ces tours : le mode de la complĂ©tive affecte l’interprĂ©tation de la modalitĂ© as-sociĂ©e au verbe recteur, qui se situe par nature hors de sa proposi-tion. C’est le recours au concept de “construction” qui permet d’évi-ter d’avoir Ă  Ă©tablir de telles rĂšgles de compositionnalitĂ© indirecte. La structure sĂ©mantique est associĂ©e “en bloc” Ă  la structure syn-taxique. Nous devons, dans cette perspective 1) proposer un classement modal des verbes recteurs, 2) formuler une hypothĂšse sur la valeur sĂ©mantique des modes, 3) examiner leurs interactions (en termes de compatibilitĂ© / incompatibilitĂ©).

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232 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

4. LE CLASSEMENT MODAL DES VERBES

Les verbes contraignent plus ou moins prĂ©cisĂ©ment les valeurs de I et D de modi – ce qui les inscrit dans une catĂ©gorie modale (verbes alĂ©thiques, Ă©pistĂ©miques, etc.) – ainsi que F (modi), qui sert Ă  dĂ©finir une valeur modale Ă  l’intĂ©rieur de ces catĂ©gories (le certain Ă©pistĂ©mique, l’obligatoire dĂ©ontique, etc.). De plus, ils contraignent la valeur de E (modj), indiquant si le locuteur (l0) accorde ou se dissocie faiblement ou fortement de la modalitĂ© intrinsĂšque au prĂ©-dicat de la complĂ©tive. Le lien d’accord correspond Ă  la prĂ©suppo-sition du contenu de la complĂ©tive et donc Ă  la factivitĂ© du verbe. La dissociation faible correspond Ă  la non-prĂ©supposition (la non-factivitĂ©), et la dissociation forte Ă  la prĂ©supposition de la faussetĂ© de ce contenu (la contrefactivitĂ©). On rend ainsi compte 15 des op-positions entre savoir (factif), croire (non factif) et s’imaginer (con-trefactif), qui, par ailleurs, expriment tous trois une modalitĂ© Ă©pis-tĂ©mique positive (les valeurs de I, D et F de modi sont trĂšs voisines). Soit le classement modal de certains des verbes recteurs les plus courants :

Valeurs de modi

Valeurs de modj

I D F E caractérisation modale

voir,entendre,dĂ©couvrir,s’apercevoir,montrer

réel descriptive positive accord v. aléthiques positifs factifs

savoir,se douter subjectivité descriptive positive accord v. épistémiques

positifs factifs

ignorer subjectivité descriptive négative accord v. épistémique négatif factif

croire,penser subjectivité descriptive positive dissociation

faiblev. épistémiques positifs non factifs

douter subjectivité descriptive négative accord v. épistémique négatif non factif

15. Cf. Gosselin (2014).

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SÉMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLÉTIVE 233

Valeurs de modi

Valeurs de modj

I D F E caractérisation modale

apprĂ©cier,ĂȘtre heureux,trouver bon,aimer,adorer

subjectivité mixte positive accord 16 v. appréciatifs positifs factifs

regretter,détester subjectivité mixte négative accord v. appréciatifs

négatifs factifs trouver remarquable,admirer 17

institution mixte positive accord v. axiologiques positifs

trouver désolant / scandaleux

institution mixte négative accord v. axiologiques négatifs

vouloir,souhaiter,accepter 18

subjectivité injonctive positive dissociation v. bouliques positifs

refuser subjectivité injonctive négative dissociation v. bouliques négatifs

ordonner,permettre institution injonctive positive dissociation v. déontiques

positifs

interdire institution injonctive négative dissociation v. déontiques négatifs

Certains verbes peuvent appartenir Ă  plusieurs classes Ă  la fois, soit parce qu’ils ne contraignent que partiellement les valeurs des para-mĂštres concernĂ©s (ex. dire), soit parce qu’ils expriment simultanĂ©-ment deux modalitĂ©s distinctes (ex. craindre et espĂ©rer). Nous les Ă©tudierons de façon plus dĂ©taillĂ©e aux §§ 7.1. et 9., car ces verbes peuvent donner lieu Ă  l’alternance modale dans la complĂ©tive.

16. Aimer et adorer (comme dĂ©tester) portent gĂ©nĂ©ralement sur des sĂ©ries frĂ©quen-tatives (ex. « j’aime faire du vĂ©lo dans la campagne »). Ils n’en restent pas moins factifs (la sĂ©rie est prĂ©supposĂ©e). 17. Ces expressions peuvent marquer l’apprĂ©ciatif ou l’axiologique, selon que le jugement est purement subjectif ou rapportĂ© Ă  un systĂšme de conventions relative-ment stable (une morale, une idĂ©ologie, une religion, etc.). 18. On mĂ©lange Ă  dessein les verbes d’attitude propositionnelle et les verbes di-cendi, qui sont classĂ©s en fonction de la modalitĂ© qu’ils expriment.

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234 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

5. HYPOTHÈSES SUR LA SÉMANTIQUE DU MODE DE LA COMPLÉTIVE

Nous avançons une double hypothÚse sur la contribution séman-tique des modes dans ce type de construction :

(14) a) l’indicatif indique que la modalitĂ© extrinsĂšque (modi) est strictement descriptive (valeur de D ; modalitĂ© alĂ©thique ou Ă©pistĂ©mique) et de force de validation positive (valeur de F) :

(D (modi) = descriptive) ∧ (F (modi) = positive) b) le subjonctif indique que la modalitĂ© modi n’est pas strictement des-

criptive (valeur de D ; modalitĂ© apprĂ©ciative, axiologique, boulique ou dĂ©ontique) ou qu’elle est descriptive mais de force nĂ©gative (valeur de F) :

non [(D (modi) = descript.) ∧ (F (modi) = posit.)] ⇔ [(D (modi) descript.) ∹ (F (modi) posit.)]

On verra que le paramĂštre E de modj (qui correspond Ă  la prise en charge du contenu de la complĂ©tive par le locuteur) ne joue plus, dans le systĂšme actuel, qu’un rĂŽle marginal. Cette analyse des modes n’est, quant Ă  son contenu, ni originale (elle s’apparente Ă  celle de ClĂ©dat (1932), par exemple), ni exhaus-tive. Elle consiste Ă  dire que l’indicatif exprime un jugement des-criptif positif (les grammairiens du XVIIIe s. envisageaient dĂ©jĂ  de remplacer le terme d’indicatif par celui de positif 19), et que le sub-jonctif s’emploie lorsque l’indicatif ne convient pas (dans la lignĂ©e des analyses de Korzen (2003) et de Schlenker (2005)) 20. Elle ne dit rien des contraintes exercĂ©es par le mode sur les paramĂštres de modj, c’est-Ă -dire sur la modalitĂ© intrinsĂšque au prĂ©dicat de la com-plĂ©tive. Or on sait que le choix du mode dĂ©termine en particulier le fait que le procĂšs exprimĂ© par ce prĂ©dicat soit prĂ©sentĂ© comme possible ou comme irrĂ©vocable (cf. Gosselin (2005), Peltola (2011)). Notre objectif se limite ici Ă  rendre compte des relations de com-patibilitĂ© entre le verbe et le mode, selon que l’un et l’autre de ces marqueurs expriment des contraintes convergentes ou divergentes.

6. LA COMPATIBILITÉ : CONVERGENCE, DIVERGENCE, CONVERGENCE PARTIELLE

Trois cas doivent ĂȘtre distinguĂ©s : a) La convergence totale des contraintes entraĂźne la compatibilitĂ© exclusive. 19. Cf. Regnier Desmarais (1707 : 343), Girard (1747 : 11). 20. Contrairement Ă  ce que suppose Quer (2009 : 1781), cette analyse n’implique pas que le subjonctif soit dĂ©pourvu de contenu sĂ©mantique, mais simplement que celui-ci se dĂ©finit par son opposition Ă  l’indicatif.

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SÉMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLÉTIVE 235

b) La divergence totale implique l’incompatibilitĂ©.c) La convergence et/ou divergence partielle donne lieu Ă  diffĂ©rents cas de figure. Soit les deux modes sont possibles, soit l’un des deux est obligatoire, moyennant l’intervention d’un facteur supplĂ©men-taire. Les cas de convergence / divergence totale sont les suivants : – les verbes alĂ©thiques et Ă©pistĂ©miques positifs imposent l’indica-tif (ex. voir, savoir, croire, s’imaginer) ; – les verbes alĂ©thiques et Ă©pistĂ©miques nĂ©gatifs exigent le subjonc-tif (ex. douter) ; – les verbes apprĂ©ciatifs, axiologiques, bouliques et dĂ©ontiques se font suivre du subjonctif (ex. aimer, dĂ©tester, trouver bon, vouloir,ordonner, interdire). Quatre types de convergence partielle peuvent ĂȘtre distinguĂ©s : a) le verbe exprime une valeur large (relativement indĂ©terminĂ©e) sur D ou sur F de modi ; b) le verbe peut exprimer deux modalitĂ©s diffĂ©rentes (modi1 √ modi2)dont les valeurs des paramĂštres D et/ou F sont opposĂ©es ; c) le verbe exprime Ă  la fois deux modalitĂ©s distinctes (modi1 ∧ modi2)dont les valeurs de D et/ou F sont opposĂ©es ; d) le verbe exprime une modalitĂ© qui se trouve ĂȘtre, en vertu du con-texte gauche, dans la portĂ©e d’une autre modalitĂ© dont les valeurs de D et/ou de F sont diffĂ©rentes (modi1 (modi2
)).On parle de convergence partielle dans chacun de ces cas dans la mesure oĂč les contraintes exprimĂ©es par les modes sont convergentes avec une seule des valeurs possibles de modi. Dans les cas a (va-leurs intermĂ©diaires) et b (modi1 √ modi2), l’alternance modale en-traĂźne une diffĂ©rence sĂ©mantique notable. Dans les cas c (modi1 ∧modi2) et d (modi1 (modi2
)), aucune diffĂ©rence sĂ©mantique clai-rement identifiable n’est corrĂ©lĂ©e Ă  l’alternance modale. Examinons comment se rĂ©alisent ces quatre configurations, soit respectivement les cas a (§ 7.), b (§ 8.), c (§ 9.) et d (§ 10.).

7. LES VALEURS LARGES

Les valeurs de D et F sont reprĂ©sentĂ©es par des portions (des in-tervalles) sur des continuums. Partant, elles peuvent ĂȘtre larges et recouvrir la frontiĂšre pertinente pour le choix du mode.

7.1 Valeurs larges sur D

Une valeur large sur D recouvre Ă  la fois l’injonctif et le descrip-tif. C’est typiquement le cas de certains performatifs directifs comme dĂ©crĂ©ter ou dĂ©cider. Parce qu’il s’agit de directifs, la valeur de D est injonctive (modalitĂ© dĂ©ontique et/ou boulique), mais, dans la me-sure oĂč l’obligation prend effet immĂ©diatement, au moment mĂȘme

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236 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

de sa profĂ©ration, la distance entre le monde et l’énonciation se trouve en quelque sorte abolie (effet de performativitĂ©) et l’énoncĂ© dĂ©crit le monde tel qu’il est ou sera dorĂ©navant. C’est pourquoi ces verbes peuvent ĂȘtre suivis de l’indicatif ou, plus rarement, du subjonctif. On observe cependant une diffĂ©rence d’emploi : quand l’obligation prend effet instantanĂ©ment, ce qui nĂ©cessite gĂ©nĂ©ralement un cadre institutionnel particulier, il n’y a pas, entre l’énoncĂ© et le monde, la distance temporelle indispensable pour que le monde puisse s’ajus-ter Ă  un Ă©noncĂ© prĂ©alable, et l’indicatif s’impose (ex. (15)). Le monde, par le pouvoir de l’institution, correspond ipso facto Ă  la description qui en est faite par une personne autorisĂ©e. En revanche, le subjonc-tif peut ĂȘtre employĂ© quand l’effet de l’obligation est diffĂ©rĂ©, le pro-cĂšs de la complĂ©tive Ă©tant alors nĂ©cessairement envisagĂ© comme ultĂ©rieur Ă  celui de la principale (ex. (16)) :

(15) a) Je dĂ©crĂšte / dĂ©cide que la sĂ©ance est / *soit terminĂ©e b) Le Conseil d’Administration a dĂ©crĂ©tĂ© / dĂ©cidĂ© qu’il y avait trop d’em-

ployĂ©s dans cette entreprise et qu’il fallait en licencier une partie(16) a) Je dĂ©crĂšte qu’il sera / soit mis fin Ă  ces agissements b) Le Conseil d’Administration a dĂ©crĂ©tĂ© / dĂ©cidĂ© qu’il y aurait / ait une

semaine de congé supplémentaire pour les employés

Le cas d’ordonner est intĂ©ressant Ă  cet Ă©gard (cf. Lalaire (1998 : 108), Soutet (2000 : 62-63)). Ce verbe (dĂ©ontique) est systĂ©matiquement suivi du subjonctif, mais, dans un emploi qualifiĂ© d’archaĂŻque par les dictionnaires, il peut ĂȘtre suivi de l’indicatif, dans un contexte juridique oĂč il prend valeur de dĂ©cret, d’obligation prenant effet dĂšs sa promulgation :

(17) [
] le Conseil ordonne que la façade de la maison Commune sera sur-le-champ illuminĂ©e. (France, Les dieux ont soif, XXVII, citĂ© par le Grand Robert, entrĂ©e ordonner)

7.2. Valeurs larges sur F

De mĂȘme, les valeurs de F (la force de la validation) se rĂ©partissent sur un continuum qui va du nĂ©gatif fort (invalidation totale) au po-sitif fort (validation maximale) en passant par une valeur mĂ©diane, indĂ©terminĂ©e, selon une structure du type :

(18)− 0 +

nég. fort nég. faible neutre pos. faible pos. fort

négatif large positif large

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SÉMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLÉTIVE 237

Or certains verbes Ă©pistĂ©miques 21 comme ignorer correspondent au nĂ©gatif large, qui englobe Ă  la fois le nĂ©gatif et la valeur intermĂ©-diaire, voire le positif faible, comme le montre la possibilitĂ© d’énon-cer :

(19) Il ignore que sa femme le trompe, mĂȘme s’il s’en doute un peu

D’autres, comme s’attendre et attendre, marquent le positif large, c’est-Ă -dire une valeur positive qui englobe la valeur intermĂ©diaire, voire le nĂ©gatif faible, comme l’attestent des Ă©noncĂ©s du type :

(20) a) Il vaut mieux s’attendre Ă  ce qu’il Ă©choue, mĂȘme si c’est trĂšs peu pro-bable

b) J’attends qu’il s’excuse, avant de renouer des relations

Si l’on examine le choix du mode aprĂšs ces verbes, on s’aperçoit que le systĂšme a Ă©voluĂ© nettement depuis la fin du XVIIe s. Ainsi, ignorer (nĂ©gatif large) a longtemps acceptĂ© les deux modes, avec une prĂ©fĂ©rence marquĂ©e pour le subjonctif (cf. FĂ©raud (1787-1788), LittrĂ© (1873-1877), entrĂ©e ignorer), mais aujourd’hui il se fait rĂ©gu-liĂšrement suivre de l’indicatif, avec une exception pour le tour vieil-li 22 :

(21) J’ignorais qu’il Ă©tait / fĂ»t lĂ 

Inversement, s’attendre (que / Ă  ce que) se faisait suivre prĂ©fĂ©rable-ment par l’indicatif (cf. FĂ©raud (1787-1788), LittrĂ© (1873-1877), entrĂ©e s’attendre), et ce n’est que depuis peu qu’il impose le sub-jonctif, tandis qu’attendre paraĂźt s’ĂȘtre toujours fait suivre du sub-jonctif. Il nous paraĂźt plausible de chercher l’explication de cette Ă©volu-tion rĂ©cente du systĂšme du cĂŽtĂ© de la factivitĂ© des verbes et donc de la prise en charge du contenu de la complĂ©tive (valeur de E de modj). Tout se passe en effet comme si, dĂ©sormais, dans le cas des valeurs larges sur F, qui ne permettent pas de trancher en faveur d’un mode, c’était la factivitĂ© qui dĂ©terminait le choix du mode. Actuellement ignorer et cacher requiĂšrent l’indicatif parce qu’ils sont factifs, alors que s’attendre et attendre prennent le subjonctif parce qu’ils sont non factifs. À l’appui de cette hypothĂšse sur le rĂŽle de la factivitĂ©, on mentionnera le fonctionnement de la nĂ©gation des-criptive avec des verbes comme voir, observer, remarquer ou se sou-venir. La nĂ©gation de ces verbes construit en effet une valeur nĂ©ga-tive large 23 : « ne pas voir que p » n’implique pas « voir que non

21. Avec les modalitĂ©s Ă©pistĂ©miques, la force de validation correspond au degrĂ© de croyance. 22. On observe le mĂȘme fonctionnement avec les verbes cacher et dissimuler(causatifs d’ignorer) : Il m’avait cachĂ© / dissimulĂ© qu’il y avait / eĂ»t Ă  manger. 23. La nĂ©gation descriptive exprime le contradictoire, valeur large sur F que l’on peut gloser par « non V que p », qui se distingue du contraire, valeur Ă©troite glo-sable par « V que non p ». Le contradictoire est large parce qu’il englobe le con-

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238 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

p ». Or, lorsqu’ils sont prĂ©cĂ©dĂ©s de la nĂ©gation, ces verbes peuvent se faire suivre du subjonctif, mais uniquement si le locuteur veut suspendre leur factivitĂ©, et donc se dissocier faiblement de modj (ne pas prendre en charge le contenu de la complĂ©tive). On oppose ainsi (cf. Lalaire (1998 : 302)) :

(22) a) Je ne vois pas qu’il est là (factif : je sais qu’il est là, mais je ne le vois pas)

b) Je ne vois pas qu’il soit lĂ  (non factif)(23) a) Il ne se souvient pas qu’il est allĂ© dans ce restaurant (factif) b) Il ne se souvient pas qu’il soit allĂ© dans ce restaurant (non factif)

Ainsi la factivitĂ©, qui jouait un rĂŽle essentiel dans l’ancien systĂšme, ne paraĂźt plus dĂ©terminer l’emploi des modes que dans le cas des valeurs larges sur F.

8. CAS D’AMBIGUÏTÉ VIRTUELLE

La convergence partielle peut aussi concerner des verbes suscep-tibles de donner lieu Ă  une ambiguĂŻtĂ© virtuelle, soit parce qu’ils ne contraignent pas la valeur de D (certains verbes dicendi, comme dire, rĂ©pondre, sont sous-dĂ©terminĂ©s Ă  cet Ă©gard), soit parce qu’ils autorisent deux interprĂ©tations nettement disjointes (les verbes ad-mettre, comprendre, entendre, etc. sont polysĂ©miques 24). Dans tous ces cas, les deux modes sont possibles, avec une diffĂ©rence de sens trĂšs sensible. Les verbes dicendi sous-dĂ©terminĂ©s prennent une valeur assertive avec l’indicatif et injonctive avec le subjonctif (cf. ex. (5) ci-dessus). On ne peut parler de vĂ©ritable polysĂ©mie du verbe dans ce cas, mais plutĂŽt de sous-dĂ©termination : la valeur de D n’est pas contrainte par le verbe, mais uniquement par le choix du mode. D’oĂč la pos-sibilitĂ© de coordonner l’indicatif et le subjonctif :

(24) a) Elle a dit qu’elle Ă©tait stupide et que je vous la rende (Feydeau, Un fil Ă  la patte I, 9)

b) Albertine fit rĂ©pondre qu’elle ne pouvait pas descendre, qu’on dĂźnĂąt sans l’attendre (Proust, citĂ© par Touratier (1996 : 169))

Avec les verbes polysĂ©miques, le choix du mode permet de sĂ©lec-tionner l’une des valeurs modales possibles du verbe (celle qui est convergente avec le sens du mode) : admettre et comprendre reçoivent une lecture Ă©pistĂ©mique avec l’indicatif, et une lecture axiologique avec le subjonctif :

traire : le contraire implique le contradictoire alors que la rĂ©ciproque est fausse (cf. Gosselin (2010 : 169)). 24. Nous suivons l’analyse de Vet (1998 : 590, 593).

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SÉMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLÉTIVE 239

(25) a) Je comprends / admets qu’il a tuĂ© son pĂšre (Ă©pistĂ©mique positif) b) Je comprends / admets qu’il ait tuĂ© son pĂšre (axiologique positif large

je ne condamne pas le fait que p 25).

Entendre prend une valeur alĂ©thique avec l’indicatif, et une valeur boulique-dĂ©ontique avec le subjonctif :

(26) a) J’entends qu’il marche dans le grenier b) J’entends qu’il m’obĂ©isse

9. CAS DE DOUBLE VALEUR MODALE

Certains verbes sont mixtes au sens oĂč ils expriment Ă  la fois deux modalitĂ©s distinctes. Nous admettons que ces modalitĂ©s sont con-nectĂ©es conjonctivement : espĂ©rer indique Ă  la fois une croyance (modalitĂ© Ă©pistĂ©mique) et un souhait (modalitĂ© boulique), craindreexprime simultanĂ©ment une croyance et une aversion (une volition nĂ©gative). Ainsi (27a) sera analysable comme (27b) :

(27) a) J’espùre qu’il viendra b) Je crois qu’il viendra et je souhaite qu’il vienne

Nous avons observĂ© (cf. Gosselin (2010 : 390 sq.)), en prenant ap-pui sur Kreutz (1999), que lorsque des modalitĂ©s reliĂ©es conjoncti-vement se trouvent dans la portĂ©e d’une modalitĂ© de force positive, celle-ci se distribue conjonctivement sur chacune d’elles, alors que si cette modalitĂ© est de force nĂ©gative, elle se distribue disjoncti-vement. Ce critĂšre confirme notre analyse des verbes espĂ©rer et craindre. Lorsqu’ils sont dans la portĂ©e d’une autre modalitĂ© extrin-sĂšque, celle-ci se distribue, conjonctivement ou disjonctivement selon que sa force est positive ou nĂ©gative, sur les deux modalitĂ©s connectĂ©es qui sont conjointement exprimĂ©es par le verbe mixte :

(28)

25. Nous nous Ă©cartons Ă  la fois de l’analyse de Soutet (2000 : 62), pour qui com-prendre + subjonctif signifierait approuver (modalitĂ© axiologique positive forte), et de celle de Rihs (2013 : 265), qui considĂšre, Ă  l’inverse, que comprendre ren-voie toujours Ă  un acte d’intellection (modalitĂ© Ă©pistĂ©mique) qui porte sur le fait lui-mĂȘme, avec l’indicatif, et sur les raisons de ce fait, avec le subjonctif. Car, dans ce cas, comprendre + subjonctif devrait toujours ĂȘtre Ă©quivalent Ă  comprendre pourquoi,ce qui n’est pas exact. Ce n’est pas la mĂȘme chose de dire Je comprends pourquoi les voleurs ont tuĂ© le bijoutier et Je comprends que les voleurs aient tuĂ© le bijoutier.

Il est raisonnable de craindre que la Turquie intÚgre la communautéeuropéenne

Il est raisonnable de croire que la Turquie intégrera la communauté européenneetIl est raisonnable de ne pas vouloir que la Turquie intÚgre lacommunauté européenne

=>

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240 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

(29)

La modalitĂ© axiologique de force positive (marquĂ©e par raisonnable)se distribue conjonctivement sur les deux modalitĂ©s, Ă©pistĂ©mique et boulique ; tandis que la modalitĂ© axiologique de force nĂ©gative (exprimĂ©e par ridicule) se distribue disjonctivement 26. Dans ces conditions, on peut s’attendre Ă  ce que les deux modes soient compatibles avec ces verbes mixtes, car ils convergent avec l’une des deux modalitĂ©s connectĂ©es conjonctivement (le subjonc-tif avec la modalitĂ© boulique et l’indicatif avec la modalitĂ© Ă©pistĂ©-mique positive). On sait que la norme impose l’indicatif aprĂšs es-pĂ©rer et le subjonctif aprĂšs craindre, mais on observe qu’espĂ©rerse fait couramment suivre du subjonctif (y compris dans la presse Ă©crite, cf. Lagerqvist (2009)). Remarquons que souhaiter, qui est purement boulique, ne tolĂšre que le subjonctif. Quant Ă  craindre,qui se fait rĂ©guliĂšrement suivre du subjonctif, il a continuĂ© Ă  accep-ter aussi l’indicatif jusqu’au seuil du XVIIIe s., comme l’attestent les exemples de FĂ©nelon :

(30) a) Nous avons craint que quelque Ă©tranger viendrait faire la conquĂȘte de l’üle de CrĂšte. (TĂ©lĂ©maque)

b) On craignait toujours qu’il finirait trop tît. (ibid.) c) Je crains bien que tous ces petits sophistes grecs achùveront de cor-

rompre les mƓurs romaines. (Dialogues des morts)

De plus, l’indicatif est restĂ© prĂ©sent dans certains usages non stan-dard, comme le montre une rapide consultation d’internet, ou cette rĂ©plique attribuĂ©e Ă  une domestique dans une piĂšce de Courteline :

(31) a) Je crains qu’il aura une vie trùs solitaire s’il continue dans cette logique.(internet)

b) Je craignais qu’il aurait tournĂ©. Le temps est tellement Ă  l’orage. (Cour-teline, Le MadĂšre)

26. Signalons toutefois que, dans de nombreux contextes, l’une des deux moda-litĂ©s est prĂ©supposĂ©e dans le discours, et n’entre pas dans le champ de la modalitĂ© extrinsĂšque, positive ou nĂ©gative. Ainsi, selon toute vraisemblance, l’énoncĂ© Il ne faut pas espĂ©rer que vous vous en sortirez vivant prĂ©suppose (au sens discursif) la modalitĂ© boulique (« vous voulez vous en sortir vivant »), de sorte que la moda-litĂ© dĂ©ontique de force nĂ©gative n’affecte que la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique de la croyance (« il ne faut pas croire que vous vous en sortirez vivant »).

Il est ridicule de craindre que la Turquie intÚgre la communauté européenne

Il est ridicule de croire que la Turquie intégrera la communauté européenneet/ouIl est ridicule de ne pas vouloir que la Turquie intÚgre la communauté européenne

=>

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SÉMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLÉTIVE 241

10. RÔLE DU CONTEXTE GAUCHE

Divers Ă©lĂ©ments du contexte gauche (interrogation, nĂ©gation, cons-truction hypothĂ©tique, etc.) influent sur le choix du mode de la com-plĂ©tive. Nous ne pouvons les analyser ici, mais seulement indiquer que leur rĂŽle se laisse expliquer par les mĂȘmes principes. Prenons simplement l’exemple de la nĂ©gation. On peut montrer (cf. Gosselin (2010 : 411)) que la nĂ©gation ne constitue pas une modalitĂ© Ă  part entiĂšre, mais qu’elle affecte les valeurs de certains paramĂštres de la modalitĂ© (intrinsĂšque ou extrinsĂšque) sur laquelle elle porte. Selon qu’elle est interprĂ©tĂ©e comme descriptive ou polĂ©mique, le paramĂštre affectĂ© sera diffĂ©rent : une nĂ©gation descriptive demande de prendre la valeur complĂ©mentaire de F (la force de validation opposĂ©e), tan-dis qu’une nĂ©gation polĂ©mique correspond au refus, par le locuteur, de prendre en charge la modalitĂ© (valeur de E). Il suit qu’avec un verbe Ă©pistĂ©mique non factif, comme croire, la nĂ©gation descrip-tive change la valeur de F, qui devient nĂ©gative. L’expression ne pas croire devient synonyme de douter et se fait suivre du subjonc-tif (conformĂ©ment Ă  la rĂšgle (14)). En revanche, la nĂ©gation polĂ©-mique, qui affecte la valeur de E (en marquant le refus de la prise en charge), laisse la valeur de F inchangĂ©e, et le verbe continue de rĂ©gir l’indicatif 27, comme dans cet exemple :

(32) Cette femme a longtemps Ă©tĂ© ma maĂźtresse, mais elle ne l’est plus. [
] vous ĂȘtes la meilleure comme la plus spirituelle des femmes [
]

Mais, dit-elle [
], si la meilleure et la plus spirituelle des femmes, Ă  qui vous venez d’avouer une liaison de dix ans, ne croyait pas que cette liaison est finie puisque vous et cette fille n’avez pas cessĂ© de vous voir, que pensez-vous que ferait cette meilleure et cette plus spirituelle des femmes, monsieur de Marigny ? (Barbey d’Aurevilly, Une vieille maĂź-tresse, Folio, 1979, pp. 100-101)

Un autre cas de figure consiste à construire une seconde moda-lité enchùssante, selon une structure du type :

(33) modi1 (modi2 (modj (Pred (arg))))

de telle sorte qu’une convergence peut s’établir entre le mode de la complĂ©tive et modi1, par-delĂ  modi2. C’est ainsi que l’on peut rendre compte du rĂŽle de l’impĂ©ratif (qui crĂ©e une modalitĂ© dĂ©ontico-boulique enchĂąssante) ou des phĂ©nomĂšnes traditionnellement dĂ©crits en termes “d’attraction modale” dans lesquels la modalitĂ© enchĂąssante est mar-quĂ©e par des lexĂšmes. Ainsi les exemples (34a) et (35a) recevront les structures respectives (34b) et (35b) :

(34) a) Supposons que Pierre vienne b) IMP supposer venir (Pierre) modi1 (modi2 (modj (Pred (arg))))

27. Pour une analyse comparable, cf. Martin (1983 : 122), Soutet (2000 : 83).

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242 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

Le subjonctif de la complĂ©tive converge avec la modalitĂ© dĂ©ontico-boulique marquĂ©e par l’impĂ©ratif, par-delĂ  la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique positive exprimĂ©e par supposer (qui exige normalement l’indicatif).

(35) a) Seigneur, ajouta-t-elle, vous devez ĂȘtre trĂšs heureux de voir que le Sau-veur se souvienne de vous. (Le Haut Livre du Graal, trad. A. Strubel, Le Livre de Poche, 2007, p. 177)

b) ĂȘtre trĂšs heureux voir se souvenir de (Le Sauveur, vous) modi1 (modi2 (modj (Pred (arg))))

LĂ  encore, le subjonctif converge avec la modalitĂ© apprĂ©ciative ex-primĂ©e par ĂȘtre trĂšs heureux que, par-delĂ  la modalitĂ© alĂ©thique mar-quĂ©e par le verbe recteur voir (« attraction modale »).

11. REMARQUES CONCLUSIVES SUR L’ÉVOLUTION DU SYSTÈME

RĂ©sumons-nous. L’hypothĂšse selon laquelle le choix du mode de la complĂ©tive en fonction du verbe recteur dĂ©pendrait d’une relation sĂ©mantique entre ces deux Ă©lĂ©ments de natures diffĂ©rentes (gram-maticale et lexicale) suppose qu’ils aient, dans leurs sĂ©mantismes respectifs, quelque chose de comparable, sinon de commun. Elle implique aussi qu’un lien puisse s’établir Ă  distance, puisque le choix du mode de la complĂ©tive peut influer, dans certains cas, sur l’in-terprĂ©tation du verbe recteur (ex. dire, comprendre, entendre, etc.). La solution avancĂ©e dans cet article consiste Ă  considĂ©rer que nous sommes en prĂ©sence d’une construction, comportant, au plan sĂ©man-tique, deux modalitĂ©s, et que le verbe recteur comme le mode de la complĂ©tive ont chacun un sĂ©mantisme modal, exprimable, dans les deux cas, en termes de contraintes sur les valeurs de ces deux modalitĂ©s. DĂšs lors, il devient possible de comparer ces sĂ©mantismes modaux et d’identifier des relations de compatibilitĂ©, totale, partielle ou nulle. Quand la compatibilitĂ© est totale, le choix du mode s’im-pose de façon exclusive. Lorsqu’elle est nulle, le mode est exclu. Dans les diffĂ©rents cas de compatibilitĂ© partielle, les deux modes sont virtuellement possibles, et seuls des facteurs supplĂ©mentaires peuvent, dans certains cas, privilĂ©gier l’un des deux. Cette analyse permet en outre de suggĂ©rer une hypothĂšse sur l’évo-lution du systĂšme. En effet, nous n’avons plus Ă  considĂ©rer que les modes auraient soudainement et radicalement changĂ© de valeur au XVIIe s., mais simplement que la rĂ©partition du poids des contraintes sur les valeurs des paramĂštres s’est progressivement modifiĂ©e, ame-nant ainsi un bouleversement apparent du systĂšme. L’hypothĂšse que nous aimerions soumettre est celle d’un renforcement progressif de la contrainte sur D(modi), accompagnĂ© d’un affaiblissement com-plĂ©mentaire de la contrainte sur E(modj). Alors que, dans l’ancien systĂšme, c’était la prise en charge qui jouait le rĂŽle principal, c’est

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SÉMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLÉTIVE 243

dĂ©sormais la direction d’ajustement qui prime (la prise en charge ne joue plus qu’un rĂŽle marginal, cf. ex. (22), (23)). Et l’on peut voir les prĂ©misses de ce changement dĂšs l’ancien français. Becker (2010) observe, en effet, que les expressions apprĂ©ciatives Ă©taient ordinairement suivies de l’indicatif en ancien français, et que les premiĂšres Ă  avoir acceptĂ© le subjonctif sont celles qui prenaient, en contexte, une valeur dĂ©ontique, indiquant prĂ©cisĂ©ment que le monde avait Ă  s’ajuster Ă  l’énoncĂ©. Exemple :

(36) [
] il est bon que no gent soient armés. (Le Ménestrel de Reims, cité par Becker (2010 : 217))

Tout ceci n’est Ă©videmment qu’une suggestion, qui, si elle se con-firmait, contribuerait Ă  donner une explication systĂ©mique Ă  l’émer-gence d’un nouvel emploi des modes au XVIIe s., qui reste, dans ses grandes lignes, celui du français d’aujourd’hui.

LAURENT GOSSELINNormandie Université

UR DYSOLA, EA 4701

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LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 247-250

Résumés en français

Tatiana MILLIARESSI : La structuration interne du procĂšs et la morphologie aspectuelle L’étude s’attache Ă  comparer, sur l’exemple du russe et du fran-çais, l’expression morphologique de la structuration interne des pro-cĂšs dans les langues slaves et la dĂ©limitation externe des procĂšs (la taxis) exprimĂ©e par la morphologie flexionnelle dans les langues ro-manes. L’étude montre, sur le plan lexical, que la structuration interne du procĂšs en trois phases (processus, terme naturel, Ă©tat) est relative Ă  sa nature ontologique. Par contre, la dĂ©limitation externe concerne la durĂ©e du procĂšs (dĂ©but et fin) indĂ©pendamment de sa structure interne. Les deux types de segmentation, interne et externe, s’arti-culent diffĂ©remment dans les langues slaves et dans les langues ger-maniques et romanes : les langues slaves grammaticalisent la struc-turation interne et lexicalisent la dĂ©limitation externe du procĂšs, alors que les langues romanes et germaniques lexicalisent la structuration interne et grammaticalisent la structuration externe. L’analyse porte Ă©galement sur la diffĂ©rence, conditionnĂ©e par la typologie des langues, entre la structuration rĂ©fĂ©rentielle des procĂšs et la structuration sĂ©man-tique des modes d’action (Aktionsart), l’interaction entre les modes d’action et l’aspect, ainsi que la relation entre la tĂ©licitĂ© et sa mise en forme morphologique (lexicale ou grammaticale).

DaniĂšle VAN DE VELDE : Les conditions aspectuelles de l’inter-prĂ©tation Ă©vĂ©nementielle des nominalisations Le titre de cet article indique qu’une nominalisation peut, dans certaines conditions, ĂȘtre interprĂ©tĂ©e comme rĂ©fĂ©rant Ă  un Ă©vĂ©nement, sans que cette interprĂ©tation soit jamais la seule disponible : un seul et mĂȘme nom dĂ©rivĂ© peut, par exemple, rĂ©fĂ©rer (au moins) Ă  un pro-cĂšs, Ă  un Ă©vĂ©nement ou Ă  un fait. L’essentiel de l’article est consa-crĂ© aux conditions auxquelles l’interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle est dis-ponible – conditions principalement aspectuelles, dans la mesure oĂč on soutient que l’une des propriĂ©tĂ©s essentielles des Ă©vĂ©nements est leur ponctualitĂ©. Cette propriĂ©tĂ© impose aux nominalisations Ă©vĂ©-nementielles d’avoir pour base un prĂ©dicat dont l’aspect soit lui-mĂȘme intrinsĂšquement ponctuel ou, sinon, susceptible de le deve-nir, au prix d’un changement de point de vue. On montre que cette possibilitĂ© existe pour les prĂ©dicats du type “accomplissement” ou mĂȘme â€œĂ©tat”, beaucoup plus difficilement pour ceux d’activitĂ© et pas du tout pour les prĂ©dicats de qualitĂ© (IL predicates). Il est clair que l’auteur de l’article prend le terme aspect non seulement dans le sens linguistique, mais aussi dans une interprĂ©tation de type phĂ©-nomĂ©nologique, oĂč cette notion renvoie aux divers points de vue que les locuteurs peuvent prendre sur une seule et mĂȘme chose, ce

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qui arrive, par exemple, lorsqu’un Ă©tat, bornĂ© mais pourvu d’une certaine durĂ©e, est “vu” d’un point de vue extĂ©rieur et suffisamment lointain pour valoir comme Ă©vĂ©nement.

Adeline PATARD & Walter DE MULDER : La prĂ©vĂ©rbation en en-en ancien français : un cas de prĂ©fixation aspectuelle ? Il est gĂ©nĂ©ralement admis que l’ancien français disposait d’un sys-tĂšme de prĂ©verbes servant Ă  exprimer des distinctions aspectuelles. Dans cette contribution, nous Ă©tudions deux prĂ©verbes homonymes : (i) en- provenant de la prĂ©position in, et (ii) en- issu de l’adverbe anaphorique latin inde. L’analyse de dictionnaires et d’un corpus diachronique rĂ©vĂšle d’abord que ces deux prĂ©verbes dĂ©clinent en français mĂ©diĂ©val. Nous montrons ensuite que les prĂ©verbes en- ne permettent pas de construire un systĂšme aspectuel transparent, no-tamment du fait de la polysĂ©mie des bases verbales et des verbes prĂ©verbĂ©s et de la variabilitĂ© des interprĂ©tations aspectuelles que cette polysĂ©mie engendre. Par ailleurs, le dĂ©clin observĂ© des prĂ©verbes aspectuels en- peut aussi ĂȘtre vu en continuitĂ© avec une Ă©volution dĂ©jĂ  entamĂ©e en latin tardif (cf. Haverling (2000, 2008, 2010)), oĂč le changement sĂ©mantique subi par l’imparfait et le parfait a annulĂ© les oppositions aspectuelles existant entre certains verbes non prĂ©-verbĂ©s et les verbes correspondants avec prĂ©verbes. Dans la derniĂšre partie, nous nous intĂ©ressons Ă  l’interaction complexe entre l’aspect lexical et l’aspect grammatical et Ă  l’influence qu’exercent ces deux types d’aspect sur l’emploi des temps.

Dany AMIOT & Dejan STOSIC : Morphologie aspectuelle et Ă©valua-tive en français et en serbe Cet article teste l’hypothĂšse de Grandi (2009 : 62), selon laquelle il existerait, dans la morphologie verbale, une sorte de partage des tĂąches entre langues Ă  dĂ©rivation Ă©valuative et langues Ă  dĂ©rivation aspectuelle, sur deux langues typologiquement diffĂ©rentes, le serbe (une langue slave Ă  morphologie aspectuelle dĂ©veloppĂ©e) et le fran-çais (une langue romane Ă  morphologie aspectuelle pauvre). Nos analyses ne confirment pas rĂ©ellement l’hypothĂšse de Grandi : nous montrons que, si effectivement le français moderne, comme l’italien, correspond au modĂšle proposĂ© par Grandi, ce n’est le cas ni de l’an-cien, ni du moyen français, oĂč Ă©valuation et aspect morphologiques coexistaient, et cela est encore plus Ă©vident en serbe Ă  l’heure ac-tuelle, oĂč aspect et Ă©valuation morphologiques sont complĂštement intriquĂ©s.

Svetlana VOGELEER : Pouvoir et devoir : interaction entre la mo-dalitĂ©, l’aspect et la temporalitĂ© L’objectif de cette Ă©tude est d’examiner la contribution de l’aspect et de la temporalitĂ© Ă  la variation des sens modaux des verbes pou-voir et devoir. Trois types d’aspect sont pris en considĂ©ration : l’as-pect “point de vue” exprimĂ© par les temps verbaux, l’aspect lexical du verbe Ă  l’infinitif et, pour l’aspect perfectif, l’aspect en tant qu’opĂ©-rateur sĂ©mantique abstrait. L’aspect “point de vue” imperfectif, vĂ©hi-

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RÉSUMÉS EN FRANÇAIS 249

culĂ© par le prĂ©sent et l’imparfait, est compatible avec toutes les mo-dalitĂ©s radicales et avec la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Dans le cadre de ces deux temps verbaux, une interdĂ©pendance est Ă©tablie entre l’as-pect lexical du verbe Ă  l’infinitif et le type de modalitĂ©. Quant au passĂ© composĂ©, ce temps soit dĂ©modalise le verbe modal, soit dĂ©-clenche la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. L’étude soutient que l’interprĂ©ta-tion factuelle (dĂ©modalisĂ©e) a lieu lorsque le passĂ© composĂ© se voit associer l’opĂ©rateur perfectif sĂ©mantique. Cette interprĂ©tation n’est disponible que lorsque le verbe Ă  l’infinitif dĂ©note un procĂšs agen-tif. Quant Ă  l’interprĂ©tation Ă©pistĂ©mique, disponible aussi bien avec des procĂšs agentifs qu’avec des procĂšs non agentifs, elle est associĂ©e Ă  l’interprĂ©tation du passĂ© composĂ© sur le mode de parfait.

Carl VETTERS & CĂ©cile BARBET : Les emplois illocutoires de pou-voir L’article propose d’étudier les effets de sens illocutoires du verbe modal pouvoir. La tradition distingue entre emplois “radicaux” re-levant de la modalitĂ© du faire et emplois relevant de la modalitĂ© de l’ĂȘtre, que H. Kronning subdivise en emplois alĂ©thiques et Ă©pistĂ©-miques. Depuis les annĂ©es 1980, on a observĂ© que certains effets de sens de pouvoir – mais Ă©galement de devoir – Ă©chappent Ă  cette catĂ©gorisation. Van der Auwera & Plungian (1998) ont qualifiĂ© ces emplois comme « postmodaux » dans la mesure oĂč 1) ils ne se lais-sent pas dĂ©crire de façon satisfaisante en termes de nĂ©cessitĂ© et de possibilitĂ© et 2) en diachronie, ils sont crĂ©Ă©s Ă  partir des emplois mo-daux radicaux, Ă©pistĂ©miques ou alĂ©thiques. Ces effets, observĂ©s dans beaucoup de langues, sont pour la plupart de nature illocutoire. En linguistique française, ces emplois sont relativement peu Ă©tudiĂ©s. Cet article propose un inventaire non exhaustif des emplois illocu-toires du verbe pouvoir et tentera d’expliquer ces valeurs Ă  partir de sa valeur modale littĂ©rale. On distinguera trois grandes catĂ©gories d’emplois illocutoires de pouvoir selon que le verbe : 1) s’intĂšgre dans une injonction ou requĂȘte par acte de langage indirect ou 2) con-tribue Ă  une modulation de la force illocutoire de l’énoncĂ©, sans changement de type Ă©nonciatif, ou 3) permet d’exprimer un acte de langage ordinaire tel que le reproche ou la menace, pour lequel il n’existe pas de forme syntaxique spĂ©cifique.

Philippe ROTHSTEIN : EspĂ©rer et souhaiter : le subjonctif, la ronde des modalitĂ©s et l’euphorie Le titre de cet article dit bien qu’entre espĂ©rer et souhaiter il s’agit d’une « ronde des modalitĂ©s », d’une interfĂ©rence de moda-litĂ©s les unes avec les autres, mais aussi d’une ronde, qui convoquera la notion de “repĂ©rage circulaire”, un repĂ©rage modal oĂč le terme repĂšre et le terme repĂ©rĂ© ont tendance, comme le serpent, Ă  se mor-dre la queue. Il dit aussi que les jugements de valeur, l’euphorique et le dysphorique en l’occurrence, peuvent Ă©galement interfĂ©rer, plai-sir et dĂ©plaisir, bien-ĂȘtre et mal-ĂȘtre, et ĂȘtre ainsi des empĂȘcheurs de tourner en rond ; il dit surtout que le rĂ©vĂ©lateur de cette profusion de phĂ©nomĂšnes interfĂ©rentiels sera le choix du mode dans les com-

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plĂ©tives d’espĂ©rer et souhaiter et que ce choix, quand bien mĂȘme contraint, va bien au-delĂ  de l’opposition actuel versus non ac-tuel, telle qu’elle est supposĂ©e, Ă  tort selon nous, ĂȘtre le recteur de l’emploi des modes indicatif et subjonctif. Comme Ă©lĂ©ment dĂ©cisif du choix du mode, un critĂšre central d’orientation du schĂ©ma inter-locutif en faveur de l’allocutaire sera proposĂ©.

Laurent GOSSELIN : SĂ©mantisme modal du verbe recteur et choix du mode de la complĂ©tive Cet article Ă©tudie l’interaction entre le sĂ©mantisme modal du verbe recteur et celui du mode de la complĂ©tive dans les constructions du type « V que p ». On considĂšre ainsi, sous un angle rĂ©solument mo-dal, la question de l’alternance de mode dans les complĂ©tives objet. On montre que les grands types d’explication classiques se heurtent Ă  des contre-exemples incontournables. On propose donc une nou-velle analyse de ces constructions dans le cadre de la ThĂ©orie Modu-laire des ModalitĂ©s (Gosselin (2010)). C’est parce que la modalitĂ©, dans ce cadre thĂ©orique, reçoit une dĂ©finition trĂšs large, que cette notion est utilisable aussi bien pour dĂ©crire le sĂ©mantisme des modes que celui des lexĂšmes verbaux. Elle est cependant suffisamment rigou-reuse pour que l’on puisse Ă©tudier trĂšs prĂ©cisĂ©ment leurs interactions, en termes de convergence, totale, partielle ou nulle. L’examen de ces cas de figure conduit Ă  une analyse approfondie du sĂ©mantisme modal de certaines classes de verbes recteurs.

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LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 251-254

English Abstracts

Tatiana MILLIARESSI : Internal structuring of eventualities and aspectual morphology This study aims to compare, on the basis of Russian and French, the morphological expression of the internal structure of eventual-ities (in the Davidsonian sense of this term) in Slavic languages and their external delimitation (“taxis”) expressed by inflectional mor-phology in Romance languages. The study concentrates on the lex-ical level. It shows that the internal structuring, which consists of three stages (process, natural term, state), is relative to the ontol-ogy of eventualities. By contrast, the external boundaries (starting point and end point) are relative to the duration of the eventuality, independently of its internal structure. These two types of structuring, internal and external, are articulated differently in Slavic languages and in Germanic and Romance languages. In Slavic languages, the internal structure is grammaticalized while the external delimitation is lexicalized. In Germanic and in Romance languages, however, the internal structure is lexicalized, while the external structure is grammaticalized. Our analysis also focuses on the typologically de-termined distinction between the referential structuring of eventual-ities and the semantic structuring of Aktionsart, as well as the inter-action between Aktionsart and aspect, and the relationship between telicity and its morphological (either lexical or grammatical) shape.

Daniùle VAN DE VELDE : Aspectual conditions of interpreting nominalizations in terms of events The starting point of this article is the idea that there are no “event nouns” in the sense of nouns uniquely referring to events: every de-verbal noun can be interpreted as referring, for instance, to an ac-tion, a process, an event or a fact. The eventive interpretation itself is context-sensitive, but its very existence depends on the aspectual properties of the verbal base. The reason for that dependency lies in the fact that, in our view, the main semantic property of events as such is to be punctual, which implies that the best candidates for eventive interpretation are nominalizations derived from an achieve-ment verbal base. However, any verbal (and even adjectival) pred-icate can provide a basis for an eventive nominalization, provided that: 1) it is intrinsically bound or can be bound by some external device; 2) its duration can be reduced to nothing. These conditions are aspectual in another, non strictly linguistic sense of the word, since they rely upon the various “points of view” that one can adopt on one and the same thing: a certain state, for instance, although being durative (but also bound) can easily be “viewed” as an event, from an external and distant point of view. In other words, every

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252 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

event appears to be connected to aspect in two different ways: the first one has to do with the aspect of the verbal base of the noun that refers to it, the other with the point of view (in a phenomenological sense) that the speaker is adopting on the situation in point.

Adeline PATARD & Walter DE MULDER : En-preverbs in Old French: a case of aspectual prefixation? It is well known that Old French developed a system of preverbs expressing aspectual distinctions. In this paper, we concentrate on two homonymic preverbs: (i) en- which originates from the Latin preposition in and (ii) en- originating from the anaphoric adverb inde. The analysis of a set of dictionaries and a diachronic corpus reveals that these two preverbs are declining in medieval French. This can be explained by the fact that the en-preverbs do not allow the construction of a transparent aspectual system, because the pre-fixed verbs and the verbal bases are polysemous and because this polysemy gives rise to variable aspectual interpretations. However, the decline of the aspectual system in Middle French can also be seen in continuity with an evolution that already started in Late Lat-in (Haverling (2000, 2008, 2010)), where semantic changes affect-ing the imperfect and the perfect have neutralized the aspectual op-position between certain bare verbs and their corresponding prefixed forms. In the last part of the paper, we look into the complex inter-action between verbal and grammatical aspect and its influence on the use of tenses.

Dany AMIOT & Dejan STOSIC : Aspectual and evaluative mor-phology in French and Serbian This paper sets out to test Grandi’s (2009: 62) hypothesis that there must be in verbal morphology some sort of typological task-sharing between aspectual marking and evaluation marking. In order to do this, we rely on data from two typologically different languages, Serbian (a Slavonic language with a developed aspectual morpho-logy) and French (a Romance language with a poor aspectual mor-phology). Our study does not confirm Grandi’s assumption: we show that, even though Modern French, just like Italian, complies with Grandi’s hypothesis, it was not the case in Old French and in Middle French, in which developed morphological aspect and morphologi-cal evaluation coexisted. This is even more obvious in present-day Serbian, in which aspectual marking and evaluation marking are fully conflated.

Svetlana VOGELEER : Pouvoir and devoir: interaction between modality, aspect and temporality The aim of this study is to examine to what extent aspect and tem-porality contribute to the variation of modal meanings of pouvoirand devoir. Three kinds of aspect are taken into account: “viewpoint” aspect expressed by tenses, lexical aspect of non-finite complement verbs and, as regards perfective aspect, aspect as an abstract semantic operator. The imperfective “viewpoint” aspect is conveyed by the

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ENGLISH ABSTRACTS 253

présent and the imparfait. This aspect is compatible with any type of root modality as well as with epistemic modality. Within this aspect, the interdependence is established between lexical aspect of non-finite complement verbs and specific types of modalities. As for the passé composé, this tense is compatible with two read-ings of pouvoir and devoir: demodalized (factual) reading and epis-temic modality. I argue that the demodalized reading is licensed when the passé composé is associated with the semantic perfective operator. The analysis shows that this reading is available only if the non-finite verb denotes an agentive process. As for the epistemic reading, it is compatible with both agentive and non-agentive pro-cesses. I claim that this reading is licensed when the passé composé is assigned a present perfect reading.

Carl VETTERS & CĂ©cile BARBET : Illocutionary uses of pouvoir In this paper, we study the illocutionary uses of the French modal verb pouvoir (“can” / “may”). Traditionally, linguists only distin-guish root and epistemic uses of modal verbs. More recently, it has been observed that some uses of pouvoir and devoir (“must”) do not belong to any of the root or epistemic category. Van der Auwera & Plungian (1998) described such uses as “post-modal” because: a) in contrast to the other uses of modal verbs, they can hardly be described in terms of possibility or necessity; b) in diachrony, they appear later than the others and seem to derive from them. These “post-modal” uses, which have been observed in many languages, are mostly of an illocutionary nature. In the literature on French, the post-modal uses of the modal verbs have remained relatively overlooked. This paper proposes a non-exhaustive inventory of the post-modal uses of pouvoir and tries to explain their meanings on the basis of the literal meaning of pouvoir. We distinguish three different categories of illocutionary uses depending on whether: a) the modal is in an indirect speech act of request; b) the modal modulates the illocutionary force of the sentence without any change of sentence type (from assertion to interrogation as in a) for exam-ple); c) the modal is used to perform an ordinary speech act for which there is no specific syntactic form, such as threatening or reproaching.

Philippe ROTHSTEIN : EspĂ©rer and souhaiter. Subjunctive mode in French, whirlwind of modals and the axiological category of euphoria The title of the paper hints at the interference of modals, which turns out to be a true whirlwind, when the issue of French verbs espĂ©rer and souhaiter is dealt with in depth. The French title of this article speaks of a round dance (“une ronde”) of modalities because we claim that, in the case of these two verbs, there is a twofold modal reference point, where the modal starting and ending points are bound to merge into one single point. It also points at a possible interference between such axiological values as euphoric and dysphoric judgements. Pleasure and displeasure, satisfaction and dissatisfaction or well-being and ill-being can indeed prove to

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254 ASPECTUALITÉ ET MODALITÉ LEXICALES

hamper this too easy (modal) going around in circles. But first and foremost, the title asserts that this profusion of interference-prone phenomena will be put into full light by the choice of the subjunc-tive or indicative mood in the complement clause of espérer and souhaiter. I contend that this choice of mood goes far beyond what is usually deemed to be its one and only governing factor, namely the truth value of the complement clause. I shall posit what I con-sider to be a new decisive criterion, viz. the orientation of the inter-locutionary pattern in favour of the addressee.

Laurent GOSSELIN : Modal meaning of the main clause verb and the choice of mood in the complement clause This paper deals with the interaction between the modality of the main clause verb in constructions “V that p” and the modal mean-ing of the mood in the complement clause. I consider, from a modal point of view, the issue of alternation of moods in complement clauses. The article shows that classic explanations are confronted with counter-examples and proposes a new analysis of these con-structions within the framework of the Modular Theory of Modal-ities (Gosselin (2010)). It is because modality receives a very wide definition in this theoretical framework that this notion is usable for describing both the modal meaning of moods and the modality of the main clause verbs. It is however rigorous enough so that their interactions can be studied with a great precision, in terms of total, partial or zero convergence. The examination of these cases leads to a thorough analysis of the modal meaning of certain classes of verbs.

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AchevĂ© d’imprimer - juin 2015 Imprimerie de Lille 3

DépÎt légal - juillet 2015

Villeneuve d’Ascq - France