0 lexique 21 - blanche tampon
TRANSCRIPT
LEXIQUE 22
Aspectua l i t Ă© e t modal i t Ă© l ex ica le s
Numéro coordonné par T. Milliaressi & S. Vogeleer
D. Amiot, C. Barbet, W. De Mulder, L. Gosselin, T. Milliaressi, A. Patard, P. Rothstein, D. Stosic,
D. Van de Velde, C. Vetters, S. Vogeleer
PRESSES UNIVERSITAIRES DU SEPTENTRION
Secrétariat éditorial : Nicolas DelargilliÚre Normalisation, mise en page et révision : Pierre Corbin, Nathalie Gasiglia
© Presses Universitaires du Septentrion, 2015
En application de la loi du 1er juillet 1992 relative au code de la propriĂ©tĂ© intellectuelle, il est interdit de reproduire intĂ©gralement ou partiellement le prĂ©sent ouvrage sans autorisation de lâĂ©diteur ou du Centre Français dâExploitation du Droit de Copie.
(20, rue des Grands Augustins - 75006 Paris)
ISBN 978-2-7574-1142-1 ISSN 0756-7138
Livre imprimé en France
Table des matiĂšres
TATIANA MILLIARESSI & SVETLANA VOGELEER Aspectualité et modalité : entre le lexique et la grammaire 7
I. Aspectualité
TATIANA MILLIARESSILa structuration interne du procĂšs et la morphologie aspectuelle....................................................................... 25
DANIĂLE VAN DE VELDE Les conditions aspectuelles de lâinterprĂ©tation Ă©vĂ©nemen-
tielle des nominalisations................................................. 55 ADELINE PATARD & WALTER DE MULDER La préverbation en en- en ancien français : un cas de pré-
fixation aspectuelle ? ....................................................... 85 DANY AMIOT & DEJAN STOSIC Morphologie aspectuelle et évaluative en français et en
serbe................................................................................. 111
II. Modalité
SVETLANA VOGELEERPouvoir et devoir : interaction entre la modalitĂ©, lâaspect et la temporalitĂ© ............................................................... 145
CARL VETTERS & CĂCILE BARBET Les emplois illocutoires de pouvoir................................. 171 PHILIPPE ROTHSTEIN
EspĂ©rer et souhaiter : le subjonctif, la ronde des modalitĂ©s et lâeuphorie..................................................................... 189
LAURENT GOSSELIN SĂ©mantisme modal du verbe recteur et choix du mode
de la complétive............................................................... 223
Résumés en français............................................................... 247
English Abstracts ................................................................... 251
LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 7-21
Aspectualité et modalité : entre le lexique et la grammaire
Tatiana Milliaressi, Svetlana Vogeleer
0. INTRODUCTION
LâaspectualitĂ© et la modalitĂ© sont deux catĂ©gories sĂ©mantiques complexes et interactives qui suscitent dâinnombrables discussions. Leur mise en forme, grammaticale ou lexicale, est conditionnĂ©e par le type de langue. Ainsi, les langues slaves grammaticalisent lâaspect (le systĂšme verbal y prĂ©sentant des paradigmes de conjugaison de lâimperfectif et du perfectif), alors que les langues romanes et ger-maniques le lexicalisent. En revanche, les langues romanes et ger-maniques grammaticalisent le mode (le subjonctif en français et le subjunctive en anglais), que les langues slaves lexicalisent. La question qui se pose est de comprendre les raisons de ce partage dâinfluence entre aspectualitĂ© et modalitĂ©. Les interactions entre lâaspectualitĂ© et la modalitĂ© sont souvent sou-lignĂ©es par des linguistes (Gosselin (2005), Wiemer (2006), Ć melĂ«v & Zaliznjak (2006), Klimonow (2007), Abraham & Leiss (2008), Vojvodi (2012)) sur lâexemple de langues de types diffĂ©rents. Les frontiĂšres entre aspectualitĂ© et modalitĂ© ne sont pas toujours nettes 1.En effet, les paramĂštres qui sont dĂ©finitoires pour lâaspectualitĂ© et la modalitĂ© sont souvent communs : la nature ontologique des pro-cĂšs (voir les articles de Van de Velde et de Milliaressi (dans ce vo-lume)), lâĂ©valuation (voir les articles de Gosselin, de Milliaressi, dâAmiot & Stosic), le dĂ©calage entre les points de vue et lâĂ©viden-tialitĂ© (voir les articles de Rothstein et de Vetters & Barbet), le rĂŽle de la dĂ©limitation du procĂšs et sa relation Ă la tĂ©licitĂ© (voir les ar-ticles de Van de Velde, de Vogeleer, de Patard & de Mulder et de Milliaressi). LâaspectualitĂ© et la modalitĂ© sont analysĂ©es en tant que deux catĂ©-gories Ă sĂ©mantisme de subjectivitĂ© impliquant lâexistence dâun Ă©va-luateur. Ces propriĂ©tĂ©s partagĂ©es entre lâaspectualitĂ© et la modalitĂ© posent plusieurs questions que les auteurs permettront, nous lâespĂ©-
1. Voir, par exemple, Landman (1992), Portner (1998) sur la sémantique aspec-tuelle et modale du progressif anglais, Vojvodi (2012) sur le futur imperfectif et la modalité dans les langues slaves.
8 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
rons, dâĂ©clairer sur lâexemple de langues de types diffĂ©rents (russe, serbe, latin, français, anglais) : â Quel est le rĂŽle du type de langue dans la mise en forme lexi-cale ou grammaticale du sens aspectuel ? (Milliaressi ; Patard & De Mulder)â Quelle est la nature de lâĂ©valuation aspectuelle et celle de lâĂ©valua-tion modale ? (Gosselin ; Rothstein ; Vetters & Barbet ; Vogeleer) â Quel est le rapport entre les catĂ©gories ontologiques (actions, Ă©vĂ©-nements, Ă©tats, qualitĂ©s) dans les nominalisations et lâaspect ? (Van de Velde) â Quelles sont les formes dâĂ©valuation prises en charge par lâaffixa-tion ? (Amiot & Stosic ; Milliaressi) â Quelle est lâinfluence rĂ©ciproque entre le sens lexical du verbe recteur et le mode dans les complĂ©tives ? (Gosselin ; Rothstein) â Quelles sont les causes de la variation de sens modal des verbes modaux ? (Vetters & Barbet ; Vogeleer)
1. ASPECTUALITĂ VERBALE
Le terme aspectualitĂ© reflĂšte lâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© et la complexitĂ© de cette catĂ©gorie (cf. Ă ce sujet Bondarko (2003 [1987] : 41)). Il em-brasse Ă la fois lâaspect grammatical et lâaspect lexical et rĂ©sulte de lâinteraction de plusieurs paramĂštres de niveaux diffĂ©rents. Au-trement dit, pour dĂ©finir lâaspect grammatical et lâaspect lexical, il est indispensable tout dâabord de dĂ©finir lâaspect en tant que catĂ©-gorie sĂ©mantique.
1.1. Aspect : définitions et classifications
Sur le plan conceptuel de lâaspect, câest la structure interne du dĂ©roulement du procĂšs (temps interne) qui a une importance capi-tale par rapport Ă la durĂ©e du procĂšs sur lâaxe temporel (temps ex-terne) (voir lâarticle de Milliaressi). Le dĂ©roulement interne des procĂšs prĂ©sente trois phases internes successives : processus, terme naturel et Ă©tat. Le terme naturel est un aboutissement qualitatif dâun processus, il est suivi dâun Ă©tat. Le temps externe comporte deux points quantitatifs sur lâaxe tem-porel : dĂ©but et fin. Sur le plan rĂ©fĂ©rentiel, le procĂšs peut sâarticuler Ă chacune de ces phases : 1) dĂ©veloppement seul (âtravaillerâ) ; 2) dĂ©veloppement + terme naturel (âlire (un livre)â) ; 3) terme naturel seul (âĂ©claterâ) ;
ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ : ENTRE LE LEXIQUE ET LA GRAMMAIRE 9
4) terme naturel + Ă©tat (âtomber amoureux, sâĂ©prendreâ) ; 5) Ă©tat seul (âsavoirâ). 2 Sur le plan sĂ©mantique, lâopposition fondamentale de lâarticulation interne du procĂšs est tĂ©lique / atĂ©lique. Sur le plan de la dĂ©limitation temporelle du dĂ©but et de la fin de la durĂ©e du procĂšs (dĂ©limitation quantitative), la structure externe du procĂšs prĂ©sente lâun des deux cas de figure suivants : a) dĂ©but + dĂ©veloppement (par exemple, les perfectifs inchoatifs russes du type zakri atâ âcommencer Ă crierâ ; le passĂ© simple dans le contexte suivant : Tout Ă coup, il parla) ; b) dĂ©but + dĂ©veloppement + fin (par exemple, les perfectifs dĂ©limi-tatifs russes du type pokri atâ âcrier un peuâ ou le passĂ© composĂ© français, qui marque le procĂšs avec un dĂ©but et une fin : Hier, il a travaillĂ© dans son jardin).Lâopposition sĂ©mantique dĂ©limitĂ© / non dĂ©limitĂ© est relative Ă lâarti-culation externe de la durĂ©e du procĂšs (par exemple, dans lâopposi-tion du passĂ© composĂ© Ă lâimparfait). Ces deux oppositions primitives (tĂ©lique / atĂ©lique et dĂ©limitĂ© / non dĂ©limitĂ©) se retrouvent Ă lâorigine des dĂ©finitions de lâaspect les plus citĂ©es : â pour tĂ©lique / atĂ©lique :
[âŠ] les aspects sont les maniĂšres diverses de concevoir lâĂ©coulement du pro-cĂšs mĂȘme. (Holt (1943 : 6)) [âŠ] aspects are different ways of viewing the internal temporal constituency of a situation. (Comrie (1976 : 3))
â pour dĂ©limitĂ© / non dĂ©limitĂ© :
[âŠ] dans les diffĂ©rentes langues [âŠ] la base sur laquelle se dĂ©ploie lâopposi-tion aspective est partout celle de la dĂ©limitation [âŠ] (Cohen (1989 : 63) Cette opposition fondamentale entre lâaspect dĂ©limitĂ© (B) et lâaspect non dĂ©li-mitĂ© (A) peut constituer Ă elle seule lâensemble du systĂšme. (id. : 71) [âŠ] ASPECT (repĂ©rage non dĂ©ictique de la DURĂE et des LIMITES du pro-cĂšs) [âŠ] (Laurendeau (1995)) Aspect is the semantic domain of temporal point of view in language. (Smith (2009 : 25))
Les deux paramĂštres peuvent interagir. En effet, le terme naturel (tĂ©los) implique la fin temporelle du procĂšs (borne finale). Cepen-dant, lâinverse nâest pas vrai, puisque le temps interne du procĂšs et le temps externe nâont rien en commun sur le plan conceptuel (cf. Karolak (1998 : 170)). Par consĂ©quent, la structuration interne carac-tĂ©rise la sĂ©mantique aspectuelle, alors que la dĂ©limitation externe est inhĂ©rente Ă la vision dynamique du temps. 2. Pour des procĂšs similaires, cette articulation nâest pas toujours identique dans diffĂ©rentes langues. Par exemple, le procĂšs âarriverâ est conceptualisĂ© en français comme relevant du type 3, alors quâen russe il est conceptualisĂ© comme relevant du type 2.
10 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
La vision dynamique du temps est opposĂ©e Ă sa vision statique (cf. Lyons (1977)), qui peut se traduire en termes dâopposition de points de vue, Ă©pistĂ©mique et perceptuel, du locuteur (Vogeleer (1994a, 1994b)). La vision dynamique du temps rĂ©sulte du point de vue Ă©pis-tĂ©mique lorsque le locuteur sait (ou pense savoir) quâil existe une situation dâun certain type. Le point de vue Ă©pistĂ©mique est externe Ă la situation, ce qui permet au locuteur de dĂ©limiter le procĂšs dans le temps. En revanche, le point de vue perceptuel implique une vi-sion statique, expĂ©rientielle du temps, lorsque le locuteur voit (ou pense voir) une situation dans son dĂ©roulement, sans percevoir son dĂ©but ni sa fin, et Ă laquelle il participe Ă©motionnellement. Lâopposition dĂ©limitĂ© / non dĂ©limitĂ© concerne donc lâexpression de lâordre des procĂšs dans le temps, elle est diffĂ©rente de lâĂ©valuation du dĂ©roulement interne du procĂšs. Cette opposition est souvent as-sociĂ©e Ă la sĂ©mantique aspectuelle (cf., par exemple, lâaspect âpoint de vueâ de Smith (1997 [1991])). Cependant, elle est diffĂ©rente de lâopposition tĂ©lique / atĂ©lique, qui caractĂ©rise le dĂ©roulement interne du procĂšs. Cette diffĂ©rence entre grammaticalisation de la structure interne du procĂšs pour les langues slaves et grammaticalisation de la dĂ©li-mitation externe du procĂšs pour les langues romanes et germaniques est la consĂ©quence de deux systĂšmes opposĂ©s : les langues slaves construisent les relations temporelles (expression de lâordre des pro-cĂšs) autour des formes verbales aspectives, alors que les langues ro-manes et germaniques construisent les relations aspectuelles autour des formes verbales temporelles.
1.2. Ăvaluation aspectuelle et tĂ©licitĂ©
Ătant lâune des caractĂ©ristiques essentielles de lâaspect slave, la tĂ©licitĂ© est souvent considĂ©rĂ©e comme une propriĂ©tĂ© dĂ©finitoire et inhĂ©rente Ă lâaspect perfectif (Smith (1986), Comrie (1989), Bondarko (2003 [1987]), Ć eljakin (2001), Breu (2004 : 252)). Cependant, ce nâest pas une propriĂ©tĂ© exclusive de lâaspect russe. En effet, certains affixes perfectivisants (prĂ©fixes et suffixes) marquent dans les langues slaves une dĂ©limitation externe (temporelle) du procĂšs indĂ©pendam-ment de sa structuration interne : pospatâPerf âdormir un peuâ, vzgrust-nutâ Perf âsâadonner pendant un court moment Ă la nostalgie du passĂ©â. Il sâagit, en rĂ©alitĂ©, dâun perfectif atĂ©lique, ce qui met en cause lâop-position aspectuelle de base : imperfectif (atĂ©lique) / perfectif (tĂ©lique). Pour Ă©viter lâĂ©clatement des valeurs aspectives 3, certains aspecto-logues choisissent dâĂ©largir la notion de tĂ©licitĂ© pour quâelle puisse couvrir tous les emplois perfectifs du russe (Bondarko (2003 [1987] : 50-51), Ć eljakin (2008 [2007] : 36)) ; dâautres nient lâexistence mĂȘme
3. Nous opposons les valeurs aspectives grammaticales, relatives Ă lâopposition imperfectif / perfectif, aux propriĂ©tĂ©s aspectuelles en gĂ©nĂ©ral, qui concernent lâen-semble des procĂ©dĂ©s dâexpression de lâaspectualitĂ©.
ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ : ENTRE LE LEXIQUE ET LA GRAMMAIRE 11
du noyau sĂ©mantique stable du perfectif et de lâimperfectif russes (Timberlake (1982), Apresjan (1997), Zaliznjak & Ć melĂ«v (1997)). Les emplois les plus discutĂ©s du perfectif atĂ©lique russe sont les suivants : 1) perfectifs dĂ©signant des procĂšs progressivement Ă©volutifs du type âaugmenterâ ; 2) perfectifs Ă sens dĂ©limitatif du type porabotatâ âtravailler un cer-tain tempsâ ; 3) perfectifs Ă sens inchoatif du type zagovoritâ âcommencer Ă par-lerâ. 4 Les perfectifs atĂ©liques dĂ©notant des procĂšs progressivement Ă©vo-lutifs du type ponizitâsja âbaisserâ (âdevenir plus basâ) sont souvent dĂ©rivĂ©s des adjectifs graduables, câest-Ă -dire quâils sont graduables par paliers non Ă©quivalents de croissance ou de dĂ©croissance. Ce type de procĂšs nâa pas Ă©tĂ© initialement inclus dans la classification de Vendler (1967 [1957]) ; Dowty (1979 : 88) les qualifie de « degree achievements », Padu eva (2010 [1996] : 117), de « gradatifs ». En effet, lorsque lâintensitĂ© du procĂšs augmente ou diminue, il nây a aucun terme naturel sur le plan conceptuel. Le perfectif marque, Ă notre avis (voir Milliaressi (2009, 2010)), une Ă©valuation du dĂ©rou-lement du procĂšs Ă un moment donnĂ© (moment de lâĂ©nonciation et/ou moment de rĂ©fĂ©rence). Câest le moment de lâinterruption imaginaire (externe) du procĂšs (arrĂȘt sur image) et lâĂ©valuation de son Ă©volution interne, comme le montre la comparaison de (1a) et (1b) :
(1) a) Poezd zamedljal Imp xod âLe train Ă©tait en train de ralentirâ b) Poezd zamedlil Perf xod 5 âLe train a ralentiâ
Lâimperfectif de (1a) constate un processus de ralentissement, alors que le perfectif de (1b) Ă©value le rĂ©sultat du ralentissement au mo-ment de lâĂ©nonciation par rapport Ă un point antĂ©rieur oĂč le procĂšs est considĂ©rĂ© comme nâayant pas lieu. Cette Ă©valuation du procĂšs est inhĂ©rente Ă tous les emplois atĂ©liques du perfectif. Prenons lâexemple des perfectifs dĂ©notant des procĂšs dĂ©limitĂ©s de lâextĂ©rieur. Ce mode dâaction est appelĂ© dĂ©limitatif (pospatâ Perf âdor-mir quelque tempsâ, sosnutâ Perf âdormir un peuâ) et perduratif (pro-spatâ Perf dva asa âdormir deux heuresâ) (cf. Maslov (2004 [1984] : 32), Karavanov (1991), Padu eva (2010 [1996] : 145-146), Tommola (2013)). La particularitĂ© de ces perfectifs est dâadmettre les circons-tants de durĂ©e, contrairement Ă tous les autres modes dâaction du per-fectif (par exemple, *Ja napisal Perf dva asa âJâai Ă©crit deux heuresâ). 4. Pour un dĂ©veloppement plus approfondi de la sĂ©mantique du perfectif atĂ©lique russe, voir Milliaressi (Ă paraĂźtre, § 2.3). 5. Bondarko (2003 [1987] : 50) considĂšre ce type de procĂšs comme tĂ©liques, puisquâils sont pourvus de « tĂ©los relatif ». Il distingue le tĂ©los relatif, qui est une limite relative de lâĂ©puisement du procĂšs, et le tĂ©los absolu, qui est une limite ab-solue de lâĂ©puisement du procĂšs au-delĂ de laquelle il ne peut plus continuer.
12 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Ainsi, Jâai dormi (pendant) deux heures peut correspondre Ă trois perfectifs (pospal, prospal et sosnul) et Ă lâimperfectif (spal) :
(2) a) Ja pospal Perf dva asa b) Ja prospal Perf dva asa c) Ja sosnul Perf dva asa d) Ja spal Imp dva asa
Dans lâexemple (2a), la durĂ©e est perçue comme courte ; dans (2b), comme prolongĂ©e ; dans (2c), comme passĂ©e trĂšs rapidement ; et enfin, dans lâexemple (2d), avec lâimperfectif, la durĂ©e du sommeil est constatĂ©e de façon neutre. La conclusion qui sâimpose est que lâimperfectif est neutre, alors que le perfectif Ă©value la durĂ©e. On remarquera que lâimperfectif ne dĂ©limite pas la durĂ©e du pro-cĂšs. Le sens aspectuel de lâimperfectif est processif et non dĂ©limi-tatif. Le procĂšs est perçu comme dĂ©limitĂ© dans (2d) grĂące au circons-tant (pendant) deux heures. En effet, la dĂ©limitation externe nâest pas dĂ©finitoire pour le systĂšme aspectuel russe. Quant Ă la durĂ©e du procĂšs marquĂ©e par le perfectif, la dĂ©limitation de ce procĂšs est une consĂ©quence de son Ă©valuation aspectuelle ex-primĂ©e par le sens lexical des prĂ©fixes. Ainsi, la durĂ©e dĂ©limitĂ©e peut ĂȘtre perçue en fonction de son dĂ©roulement interne (longue si le pro-cĂšs est pĂ©nible, courte sâil est agrĂ©able, ou encore pas prolongĂ©e mais suffisante, etc.). Par consĂ©quent, il est important, Ă notre avis, de dis-tinguer le sens aspectuel (Ă©valuation du procĂšs pour le perfectif en gĂ©nĂ©ral) dâune part, et le sens lexical du prĂ©verbe po- (durĂ©e perçue comme courte mais suffisante) dâautre part. Cette distinction concerne plusieurs modes dâaction (voir lâarticle dâAmiot & Stosic sur lâĂ©va-luation lexicale du mode dâaction frĂ©quentatif). La propriĂ©tĂ© aspective du perfectif dĂ©notant un procĂšs extĂ©rieu-rement dĂ©limitĂ© est donc lâĂ©valuation aspectuelle du dĂ©roulement de ce procĂšs. Pour pouvoir ĂȘtre Ă©valuĂ©e, la durĂ©e du procĂšs est dĂ©limi-tĂ©e au dĂ©but et Ă la fin. Cette dĂ©limitation est une condition nĂ©ces-saire de lâĂ©valuation, elle nâa pas de statut autonome, elle est subor-donnĂ©e Ă lâaspect. En conclusion, lâĂ©valuation aspective du procĂšs est une propriĂ©tĂ© fondamentale primitive qui est antĂ©rieure aux deux oppositions aspec-tives spĂ©cifiques : tĂ©lique / atĂ©lique (pour les procĂšs avec change-ment qualitatif) et Ă©valuĂ© / non Ă©valuĂ© (pour les processus).
1.3. DĂ©limitation et ordre des procĂšs
Lâopposition sĂ©mantique dĂ©limitĂ© / non dĂ©limitĂ© est dĂ©finitoire pour lâexpression de lâordre des procĂšs (antĂ©rioritĂ©, postĂ©rioritĂ©, simul-tanĂ©itĂ©). En effet, pour que les procĂšs puissent se succĂ©der, ils doi-vent ĂȘtre dĂ©limitĂ©s (3a : Il y a des fraises sur la table. Paul a mangĂ© une fraise. Marie lâa vu et lui a proposĂ© tout de suite de la Chantilly pour les fraises restantes) ; pour quâun procĂšs soit accompli pendant que lâautre se dĂ©roule, il doit ĂȘtre dĂ©limitĂ© par rapport Ă cet autre
ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ : ENTRE LE LEXIQUE ET LA GRAMMAIRE 13
procĂšs non dĂ©limitĂ© (3b : Au moment oĂč Paul mangeait ses fraises, Marie lui a proposĂ© de la Chantilly) :
(3) a) Paul a mangé une fraise, Marie lui a proposé de la Chantilly b) Paul mangeait des fraises, Marie lui a proposé de la Chantilly
Cette opposition (dĂ©limitĂ© / non dĂ©limitĂ©) constitue lâaxe de lâarchi-tecture temporelle complexe et dĂ©veloppĂ©e des langues romanes et germaniques, dans lesquelles le temps est couplĂ© avec lâexpression de lâordre des procĂšs. En revanche, dans les langues slaves, dans les-quelles le temps est couplĂ© avec lâaspect, le systĂšme temporel est simple, il est construit autour de lâaspect ; les relations dâordre entre les procĂšs se construisent Ă©galement sur la sĂ©mantique aspectuelle ou, plus prĂ©cisĂ©ment, sur lâopposition entre la valeur processive et atĂ©lique de lâimperfectif et la valeur tĂ©lique du perfectif. En français, la tĂ©licitĂ© et lâatĂ©licitĂ© peuvent avoir une expression lexicale : rĂ©soudre, arriver (tĂ©liques) et marcher, rĂ©flĂ©chir (atĂ©liques). Ainsi, lâinfinitif français peut ĂȘtre porteur, dans certains cas, du sens tĂ©lique ou du sens atĂ©lique, indĂ©pendamment de son expression tem-porelle : se lever et partir (succession de procĂšs tĂ©liques), regarderet sourire (simultanĂ©itĂ© des procĂšs atĂ©liques). En revanche, en russe, la tĂ©licitĂ© et lâatĂ©licitĂ© sont exprimĂ©es non seulement lexicalement, mais aussi grammaticalement : si âregarderâ et âsourireâ sont prĂ©sentĂ©s comme une suite dâimperfectifs (smot-retâ Imp i ulybatâsja Imp âregarder et sourireâ), alors ils sont simultanĂ©s ; sâils sont prĂ©sentĂ©s par deux perfectifs (posmotretâ Perf i ulybnutâ-sja Perf âregarder et sourireâ), ils se succĂšdent. Par consĂ©quent, lâordre des procĂšs peut ĂȘtre exprimĂ© par des moyens aspectuels (sur la rela-tion entre lâordre des procĂšs et la modalitĂ©, voir lâarticle de Vogeleer (dans ce volume)).
Ainsi, lâaspect est relatif Ă la structuration interne du procĂšs en phases, il marque une Ă©volution quantitative (du processus) aboutis-sant Ă un changement qualitatif (le tĂ©los) suivi de lâinstauration dâune qualitĂ© stable (lâĂ©tat), qui, Ă son tour, peut donner lieu Ă une Ă©volu-tion. Lâaspect peut ĂȘtre prĂ©sentĂ© comme une Ă©valuation du dĂ©roule-ment interne du procĂšs. Cette propriĂ©tĂ© fondamentale, gĂ©nĂ©rale de lâaspect se rĂ©alise dans deux oppositions sĂ©mantiques spĂ©cifiques : 1) lâĂ©valuation du changement qualitatif : tĂ©lique / atĂ©lique (pour les verbes dĂ©signant des procĂšs avec un changement qualitatif) ; 2) lâĂ©valuation du dĂ©roulement du processus atĂ©lique : Ă©valuĂ© / non Ă©valuĂ© (pour les verbes dĂ©signant des procĂšs sans changement qua-litatif). Le rĂŽle des prĂ©fixes est fondamental pour les deux oppositions (voir Ă ce sujet lâarticle de Patard & De Mulder sur lâexemple du latin et de lâancien français et celui de Milliaressi sur lâexemple du russe). Les modes dâaction (Aktionsarten) spĂ©cifient les deux types de structuration (interne et externe) du procĂšs Ă travers la structure mor-
14 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
phologique des verbes ; câest une catĂ©gorie lexicale qui complĂšte la catĂ©gorie grammaticale de lâaspect (voir lâarticle dâAmiot & Stosic). La dĂ©limitation externe du procĂšs concerne sa durĂ©e indĂ©pendam-ment de sa structure interne, elle prĂ©sente deux points externes sur lâaxe temporel : dĂ©but et fin. Elle est Ă lâorigine des approches en termes dâaspect âpoint de vueâ (Smith (1997 [1991]) et Vogeleer (dans ce volume)). La superposition des deux structurations du procĂšs (interne et ex-terne) crĂ©e des conditions nĂ©cessaires Ă lâĂ©valuation aspectuelle de la situation par le locuteur (voir Milliaressi (2011) et Van de Velde (dans ce volume)).
2. MODALITĂ VERBALE
2.1. Modalité : définitions et classifications
Les dĂ©finitions de la modalitĂ© sont multiples, de la plus large, qui entend par modalitĂ© toute manifestation de subjectivitĂ© dans lâĂ©noncĂ© (cf. section 2.2.), Ă la plus Ă©troite, celle qui ramĂšne la modalitĂ© aux relations basiques de possibilitĂ© et de nĂ©cessitĂ© 6. Selon la dĂ©finition la plus usuelle (cf. Declerck (2011)), la modalitĂ© est une relation qui place lâactualisation de la situation du âprĂ©jacentâ, ou ârĂ©siduâ, câest-Ă -dire la situation qui reste si lâon supprime la modalitĂ© 7, dans un monde non factuel tout en reliant ce monde au monde factuel 8. Selon Gosselin (2010), la modalitĂ© est un mode dâĂ©valuation de la validitĂ© (et non de la vĂ©ritĂ©) du contenu propositionnel dâune phrase ou dâune proposition. Cette dĂ©finition a lâavantage de prendre en compte les attitudes propositionnelles apprĂ©ciatives (Je suis content / Je regrette que tu sois lĂ ), qui sont modales bien que la proposition quâelles introduisent soit actualisĂ©e dans le monde factuel (cf. Gos-selin (dans ce volume)). Tout en Ă©tant factives, ces attitudes propo-sitionnelles impliquent une rĂ©fĂ©rence Ă un monde non factuel, celui des prĂ©fĂ©rences du locuteur (ou de tout autre sujet de lâattitude). En adoptant une attitude euphorique (positive), celui-ci signale que le monde factuel, celui oĂč le prĂ©jacent est actualisĂ©, est prĂ©fĂ©rable aux mondes non factuels dans lesquels ce nâest pas le cas. En adoptant une attitude dysphorique (nĂ©gative), le locuteur signale que les mondes non factuels, dans lesquels le prĂ©jacent nâest pas actualisĂ©, sont prĂ©fĂ©- 6. Declerck (2011 : 21) observe que « modality is a most elusive concept, [âŠ] usually illustrated (rather than defined) by a list of possible meanings that âmodal auxiliariesâ can have ». 7. Le terme de ârĂ©siduâ est dĂ» Ă Declerck (cf., par exemple, Declerck (2011)). Nous utiliserons ici le terme de âprĂ©jacentâ, dĂ» Ă von Fintel (cf., entre autres, von Fintel & Iatridou (2009)). 8. Le monde factuel est un monde constituĂ© de âfaitsâ. Pour Frege (1956 : 307), « a fact is a thought that is true ».
ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ : ENTRE LE LEXIQUE ET LA GRAMMAIRE 15
rables au monde factuel, dans lequel lâactualisation a lieu (voir Roth-stein (dans ce volume) au sujet des modalitĂ©s euphoriques et dys-phoriques). Si lâon se fonde sur la dĂ©finition de Gosselin (2010) citĂ©e ci-dessus, lâĂ©valuation est inhĂ©rente au concept mĂȘme de modalitĂ©. Dans le domaine des possibilitĂ©s et nĂ©cessitĂ©s, les diffĂ©rentes moda-litĂ©s sont classĂ©es en groupes. Palmer (1986 : 103-104) ne distingue que deux groupes : modalitĂ© Ă©pistĂ©mique et modalitĂ©s radicales, ces derniĂšres Ă©tant dĂ©finies nĂ©gativement, comme toutes les modalitĂ©s Ă lâexception de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Hacquard (2006) distingue trois groupes : modalitĂ© Ă©pistĂ©mique, modalitĂ©s radicales, subdivi-sĂ©es en capacitĂ©s (« abilities ») et modalitĂ©s visant un but (« goal-oriented »), et les âvraisâ dĂ©ontiques (« true deontics »), ce dernier groupe ne contenant que des dĂ©ontiques performatifs (Tu dois partir). Van der Auwera & Plungian (1998) proposent une classification fondĂ©e sur la lexicalisation des modalitĂ©s dans des langues typolo-giquement diffĂ©rentes. Ils distinguent : â la modalitĂ© interne au participant (capacitĂ© / nĂ©cessitĂ©), â la modalitĂ© externe (circonstances), â la modalitĂ© dĂ©ontique (considĂ©rĂ©e comme un cas spĂ©cial de mo-dalitĂ© externe), â la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique 9. Il est bien connu que le sens des verbes modaux, surtout celui de pouvoir et devoir, varie selon leurs conditions dâemploi. Ces verbes sont aptes Ă exprimer toutes les modalitĂ©s rĂ©pertoriĂ©es ci-dessus, auxquelles on pourrait encore ajouter la modalitĂ© illocutoire, analy-sĂ©e dans lâarticle de Vetters & Barbet (dans ce volume). Pour cer-tains chercheurs, cette variation produit des sens suffisamment dif-fĂ©renciĂ©s pour considĂ©rer ces verbes comme polysĂ©miques (cf., par exemple, Lyons (1977), Palmer (1986)). Ce point de vue est Ă©gale-ment adoptĂ© par Gosselin (2010) dans le cadre de sa ThĂ©orie modu-laire des modalitĂ©s. Dans certaines autres approches, par exemple dans lâapproche quantificationnelle de Kratzer (1981, 1991) (cf. sec-tion 2.2.), on considĂšre que les verbes modaux sont sous-dĂ©terminĂ©s, de sorte que chaque verbe a un sens de base (« core meaning »), un invariant qui reste prĂ©servĂ© dans toutes ses interprĂ©tations.
2.2. Modalité et aspect : caractéristiques communes et interaction
Lâaspect et la modalitĂ© partagent plusieurs caractĂ©ristiques. La premiĂšre est que les deux notions impliquent lâĂ©valuation, et donc une certaine subjectivitĂ©. Pour lâaspect (morpho-)lexical, quâil soit grammaticalisĂ©, comme câest le cas dans les langues slaves, ou seu-lement lexicalisĂ©, comme câest le cas dans les langues romanes, lâĂ©va-luation porte sur le dĂ©roulement interne du procĂšs, sur sa structure temporelle interne (cf. Milliaressi (dans ce volume)). Pour la moda-
9. Cf. Vetters & Barbet (dans ce volume) pour dâautres classifications, relatives plus spĂ©cifiquement au domaine du français.
16 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
litĂ©, lâĂ©valuation porte, selon la dĂ©finition de Gosselin (2010) citĂ©e dans la section 2.1., sur la validitĂ© du contenu propositionnel dâune phrase ou dâune proposition. Le terme de modalitĂ© est parfois utilisĂ© dans un sens trĂšs large, dĂ©fini comme toute manifestation de subjectivitĂ©, et donc de lâĂ©va-luation, dans lâĂ©noncĂ©. Ainsi, selon Ducrot (1993 : 128), ce terme recouvre toute la gamme des « prises de position » qui marquent le discours du locuteur et qui traduisent « la vision du monde vĂ©hiculĂ©e par nos Ă©noncĂ©s ». Rappelons que lâaspect, au sens dâaspect âpoint de vueâ (Smith (1997 [1991])), celui qui concerne la structuration temporelle externe, lâordre des procĂšs, et qui est marquĂ© (ou impli-quĂ©) par les temps verbaux dans les langues romanes (cf. Milliaressi (dans ce volume)), traduit lui aussi une âvisionâ. Câest la vision que le locuteur a de lâĂ©vĂ©nement en adoptant un point de perspective in-terne sur lâĂ©vĂ©nement, inclus dans lâintervalle de lâĂ©vĂ©nement (aspect imperfectif), ou un point de perspective externe (aspect perfectif), localisĂ© aprĂšs ou avant lâĂ©vĂ©nement sur lâaxe du temps. La deuxiĂšme caractĂ©ristique partagĂ©e par lâaspect et la modalitĂ© est lâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© de leurs sources respectives et de leurs moyens dâexpression. En ce qui concerne lâaspect, les paramĂštres qui le dĂ©ter-minent se situent aux niveaux conceptuel, lexical, grammatical et discursif (cf. Milliaressi (dans ce volume)). Les sources de la moda-litĂ© sont tout aussi hĂ©tĂ©rogĂšnes. Selon la ThĂ©orie modulaire des modalitĂ©s (Gosselin (2010)), chaque modalitĂ© se caractĂ©rise par neuf paramĂštres susceptibles de prendre diffĂ©rentes valeurs. Ces paramĂštres se situent aux niveaux conceptuel (paramĂštres qui dĂ©finissent les catĂ©gories modales) et fonctionnel (paramĂštres qui rendent compte du fonctionnement de la modalitĂ© dans lâĂ©noncĂ©). Un Ă©noncĂ© peut se voir attribuer deux modalitĂ©s dif-fĂ©rentes. Ces deux modalitĂ©s interagissent entre elles, de sorte que les paramĂštres de lâune peuvent contraindre les valeurs attribuĂ©es Ă certains paramĂštres de lâautre. Câest notamment le cas des attitudes propositionnelles dans lesquelles la modalitĂ© exprimĂ©e par le verbe recteur (modalitĂ© lexicale) interagit avec le mode de la complĂ©tive (modalitĂ© grammaticale) (cf. Gosselin (dans ce volume)). Selon lâapproche quantificationnelle (Kratzer (1981, 1991)), une expression modale est un quantificateur, existentiel ou universel, qui quantifie sur un ensemble de mondes accessibles, câest-Ă -dire compatibles avec les croyances du locuteur. Cet ensemble de mondes est appelĂ© base modale (« modal base »). Un verbe de type pouvoirest un quantificateur existentiel. Il dit que la proposition du prĂ©ja-cent est vraie dans certains mondes compatibles avec les croyances du locuteur (mondes qui constituent la base modale). Un verbe de type devoir est un quantificateur universel. Il dit que la proposition du prĂ©jacent est vraie dans tous les mondes compatibles avec les croyances du locuteur. Les mondes qui constituent la base modale sont restreints et/ou ordonnĂ©s par une source dâordre (« ordering source »). La fonction de cette âsource dâordreâ consiste Ă classer les mondes de la base modale selon certains critĂšres. Ce sont des critĂšres sur lesquels le locuteur se fonde pour considĂ©rer certains
ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ : ENTRE LE LEXIQUE ET LA GRAMMAIRE 17
mondes comme âmeilleursâ (plus probables) que dâautres. Par exem-ple, le verbe modal devoir de Marie nâest pas lĂ . Elle doit ĂȘtre ma-lade quantifie sur une base modale (les croyances du locuteur) qui contient aussi bien les mondes dans lesquels Marie est malade que ceux dans lesquels elle est en bonne santĂ©. La source dâordre Ă©ta-blit que les mondes dans lesquels Marie est malade sont meilleurs que ceux dans lesquels ce nâest pas le cas. La sĂ©lection se fonde sur des critĂšres utilisĂ©s par le locuteur pour son infĂ©rence ou son hypo-thĂšse. Par exemple, la sĂ©lection peut se fonder sur une reprĂ©sentation stĂ©rĂ©otypĂ©e du locuteur, du genre Typiquement, quand quelquâun est absent (au bureau), câest parce quâil est malade, ou sur des faits connus du locuteur (le comportement prĂ©cĂ©dent de Marie), des nor-mes / rĂšgles, des circonstances, etc. Lâapproche quantificationnelle explique la variation de sens des verbes modaux par lâinteraction entre trois paramĂštres : la force quantificationnelle du verbe modal (possibilitĂ© / probabilitĂ© / nĂ©cessitĂ©), la base modale (croyances du locuteur) et la source dâordre (stĂ©rĂ©otypes, normes, circonstances, faits, etc.). Câest donc cette interaction complexe qui est responsable des diffĂ©rentes âsaveursâ (« flavours ») dâun verbe donnĂ©, tandis que son sens de base (« core meaning ») reste prĂ©servĂ© dans toutes ses interprĂ©tations (cf. section 2.1.). La diversitĂ© caractĂ©rise non seulement les sources de la modalitĂ©, mais aussi les expressions modales. DâaprĂšs la classification de Port-ner (2009 : 2-8), les phĂ©nomĂšnes modaux peuvent se situer au niveau phrastique (par exemple, des adverbes modaux comme probablement,peut-ĂȘtre), au niveau subphrastique (mode verbal, attitudes propo-sitionnelles) et au niveau discursif (Ă©videntialitĂ©, modalitĂ© illocutoire). Les articles qui traitent de la modalitĂ© dans ce volume se concen-trent sur la modalitĂ© exprimĂ©e par des verbes, en particulier sur lâin-teraction entre les verbes dâattitude propositionnelle et le mode dans la complĂ©tive (Gosselin ; Rothstein), et sur les semi-auxiliaires mo-daux pouvoir et devoir (Vetters & Barbet ; Vogeleer). Si lâon ap-plique la classification de Portner citĂ©e ci-dessus, la modalitĂ© exa-minĂ©e dans ces Ă©tudes se situe au niveau subphrastique (Gosselin ; Rothstein) et, pour lâarticle de Vetters & Barbet, qui propose une analyse des emplois illocutoires de pouvoir et devoir, au niveau dis-cursif. Dans le domaine de lâaspect, on distingue lâaspect lexical (relatif aux types de procĂšs) et lâaspect âpoint de vueâ (Smith (1997 [1991])), marquĂ© en français par les temps verbaux. Lorsque les deux aspects divergent, leur combinaison, ainsi que lâinfluence dâadverbes tem-porels, peut provoquer des phĂ©nomĂšnes de coercition. La coercition pourrait ĂȘtre illustrĂ©e par une phrase comme Tout Ă coup, il chanta,dans laquelle le verbe dâactivitĂ© (aspect lexical imperfectif) acquiert une lecture inchoative (aspect âpoint de vueâ perfectif). La coercition existe Ă©galement dans le domaine de la modalitĂ© verbale, oĂč elle est exercĂ©e par lâaspect et la temporalitĂ©. Vogeleer (dans ce volume) examine lâinteraction des verbes modaux pouvoiret devoir avec lâaspect lexical (type de procĂšs) du verbe Ă lâinfini-tif quâils introduisent et avec lâaspect grammatical (aspect âpoint
18 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
de vueâ) impliquĂ© par les temps verbaux. Selon son analyse, ces deux aspects, et les relations temporelles quâils autorisent ou bloquent, jouent un rĂŽle dĂ©terminant dans la variation des sens modaux de pouvoir et devoir.
3. CONCLUSION
Les deux types de segmentation (interne et externe) sâarticulent diffĂ©remment dans les langues slaves et dans les langues romanes. Les langues slaves grammaticalisent la structuration interne du pro-cĂšs et lexicalisent sa structuration externe sous la forme de modes dâaction. Les langues romanes grammaticalisent la dĂ©limitation ex-terne du procĂšs, alors que lâaspect (structuration interne) se prĂ©sente au niveau lexical, le niveau qui nous intĂ©resse ici, sous la forme de types de procĂšs et de modes dâaction. Cette derniĂšre catĂ©gorie peut ĂȘtre exprimĂ©e par des moyens lexicaux, par exemple des cons-tructions inchoatives (se mettre Ă ), et par la morphologie suffixale (par exemple des suffixes pluriactionnels). La modalitĂ© prĂ©sente un systĂšme dâinteractions complexes entre le sens lexical des verbes modaux et lâinfinitif ou le mode de la com-plĂ©tive quâils introduisent. Selon nous, la propriĂ©tĂ© commune la plus saillante partagĂ©e par ces deux catĂ©gories est lâĂ©valuation. Dans le domaine de lâaspect, lâĂ©valuation rĂ©sulte de la superposition de deux structurations du procĂšs, structuration interne et structuration externe. Quant Ă lâĂ©va-luation modale, elle porte sur la compatibilitĂ© entre les mondes pos-sibles et (les croyances du locuteur sur) le monde factuel. Les articles rĂ©unis dans ce volume apportent des Ă©lĂ©ments de rĂ©-ponse aux questions soulevĂ©es dans notre introduction et ouvrent de nouvelles pistes de recherche dans ces deux domaines oĂč lâinter-action entre le lexique et la grammaire joue un rĂŽle dĂ©terminant.
TATIANA MILLIARESSIUniversité Lille 3 - Charles de Gaulle
STL - UMR 8163 du CNRS
SVETLANA VOGELEERInstitut Libre Marie Haps
(Traduction - Interprétation) Centre de recherche
en linguistique LaDisco, Université Libre de Bruxelles
RĂFĂRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ABRAHAM W. & LEISS E. (2006), « Cross-linguistic aspect / Aktionsart-modality links », workshop 1, in SLE 39th Annual Meeting, pp. 125-145.
ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ : ENTRE LE LEXIQUE ET LA GRAMMAIRE 19
AMIOT D. & STOSIC D. (dans ce volume), « Morphologie aspectuelle et évaluative en français et en serbe », Lexique 22, 2015, pp. 111-142.
APRESJAN Ju.D. (1997), « Leksikografi eskaja traktovka vida: netrivialânye slu ai », in ertkova M.Ju. Ă©d., rudy aspektologi eskogo seminara filologi eskogo fakulâteta MGU im. M.V.Lomonosova, vol. 2, M skva,Izdatelâstvo MGU, pp. 7-20.
BONDARKO .V. (2003), « SoderĆŸanie i tipy aspektualânyx otnoĆĄenij », in Bondarko A.V. Ă©d., Teorija funkcionalânoj grammatiki, 3e Ă©d., Moskva, Editorial URSS, pp. 40-66 ; 1e Ă©d., 1987.
BREU W. (2004), « Teoreti eskaja modelâ vzaimodejstvija vida s leksikoj », in RemnĂ«va .L. & Polikarpov A.A. eds, Russkij jazyk: istori eskie sudâby i sovremennostâ: trudy i materialy. II MeĆŸdunarodnyj kongress issledovatelej russkogo jazyka. 18-21 marta 2004 g., Moskva, Izâdatelâstvo Moskovskogo universiteta, pp. 251-252.
ERTKOVA M.Ju. Ă©d. (1998), ipologija vida, skva, Ć kola Jazyki russkoj kulâtury.
COHEN D. (1989), Lâaspect verbal, Paris, Presses Universitaires de France. COMRIE B. (1976), Aspect. An introduction to the study of verbal aspect
and related problems, Cambridge (UK), Cambridge University Press. DECLERCK R. (2011), « The definition of modality », in Patard A. & Brisard
F. eds, Cognitive Approaches to Tense, Aspect and Epistemic Modality,Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, pp. 21-44.
DOWTY D.R. (1979), Word Meaning and Montague Grammar. The seman-tics of verbs and times in Generative Semantics and in Montagueâs PTQ, Dordrecht / Boston, D. Reidel Publishing Company.
DUCROT O. (1993), « à quoi sert le concept de modalité ? », in Dittmar N. & Reich A. eds, Modality in Language Acquisition / Modalitéet acquisition des langues, Berlin, Walter de Gruyter, pp. 111-130.
FREGE G. (1956), « The thought: a logical inquiry », Mind LXV, n° 259, pp. 289-311.
GLOVINSKAJA .Ja. (1998), « Invariant soverƥennogo vida v russkom jazy-ke », in ertkova M.Ju. éd., pp. 125-135.
GOSSELIN L. (2005), Temporalité et modalité, Bruxelles, De Boeck-Duculot. (2010), Les modalités en français. La validation des représentations,
Amsterdam / New York, Rodopi. (dans ce volume), « Sémantisme modal du verbe recteur et choix
du mode de la complétive », Lexique 22, 2015, pp. 223-246. HACQUARD V. (2006), Aspects of Modality, Ph. D. thesis, Massachusetts
Institute of Technology. HOLT J. (1943), Ătudes dâaspect, Copenhague, Munksgaard. KARAVANOV . . (1991), S mnyj sostav sposobov glagolânogo dejstvija
soverƥennogo vida s pristavkoj po-, thÚse de doctorat, Moskva, MGU. ROLAK S. (1998), « voprosu o tipologii vida v slavjanskix i romanskix
jazykax », in ertkova M.Ju. Ă©d., pp. 167-182. KLIMONOW V. (2007), « Modalânye funkcii vidovyx form nastojaĆĄ ego
vremeni v russkom jazyke », in Russkaja slovesnostâ v kontekste mirovoj kulâtury, NiĆŸnij Novgorod, Izdatelâstvo NiĆŸegorodskogo universiteta, pp. 34-39.
KRATZER A. (1981), « The notional category of modality », in Eikmeyer H.-J. & Rieser H. eds, Words, Worlds, and Contexts. New approaches in word semantics, Berlin, Walter de Gruyter, pp. 38-74.
(1991), « Modality », in von Stechow A. & Wunderlich D. eds, Se-mantik / Semantics. Ein internationales Handbuch der zeitgenös-
20 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
sischen Forschung. An international handbook of contemporary re-search, Berlin, Mouton de Gruyter, pp. 639-650.
LANDMAN F. (1992), « The progressive », Natural Language Semantics1.1, pp. 1-32.
LAURENDEAU P. (1995), « Exploitation du cadre de la thĂ©orie des repĂ©rages Ă©nonciatifs en linguistique descriptive : le cas du tiroir de lâimpar-fait », in Bouscaren J., Franckel J.-J. & Robert S. Ă©ds, Langues et langage. ProblĂšmes et raisonnement en linguistique. MĂ©langes offerts Ă Antoine Culioli, Paris, Presses Universitaires de France, pp. 331-343.
LYONS J. (1977), Semantics, Cambridge (UK), Cambridge University Press. MASLOV Ju.S. (2004), « erki po aspektologii », in Maslov Ju.S., Izbrannye
trudy: aspektologija. bĆĄ ee jazykoznanie, skva, Jazyki slavjanskoj kulâtury, pp. 18-302 ; 1e Ă©d., 1984.
MILLIARESSI T. (2009), « Opposition aspectuelle en russe et en français », in Vogeleer S., Brisard F., De Brabanter P., Dendale P. & Le Bruyn B. éds, Studies van de BKL - Travaux du CBL - Papers of the LSB4, 18 p., http://webh01.ua.ac.be/linguist/SBKL/sbkl2009/mil2009.pdf.
(2010), « La catĂ©gorie de lâaspect en français », in Neveu F., Muni Toke V., Durand J., Klingler T., Mondada L. & PrĂ©vost S. Ă©ds, CMLF 2010 â 2Ăšme CongrĂšs mondial de linguistique française. La Nouvelle-OrlĂ©ans, Ătats-Unis, 12-15 juillet 2010, Paris, Institut de Linguistique Française, pp. 1399-1414, http://www.linguistiquefran caise.org/articles/cmlf/pdf/2010/01/cmlf2010_000197.pdf.
(2011), « La traduction de la postĂ©rioritĂ© des procĂšs passĂ©s », in Mil-liaressi T. Ă©d., De la linguistique Ă la traductologie. InterprĂ©ter / traduire, Villeneuve dâAscq, Presses Universitaires du Septentrion, pp. 75-90.
(dans ce volume), « La structuration interne du procÚs et la morpho-logie aspectuelle », Lexique 22, 2015, pp. 25-54.
(Ă paraĂźtre), Aspects et temporalitĂ©, Villeneuve dâAscq, Presses Uni-versitaires du Septentrion.
PADU EVA E.V. (2010), S manti eskie issledovanija, 2 Ă©d., oskva, Jakyki slavjanskoj kulâtury ; 1e Ă©d., 1996.
PALMER F.R. (1986), Mood and Modality, Cambridge (UK), Cambridge University Press.
PATARD A. & DE MULDER W. (dans ce volume), « La préverbation en en-en ancien français : un cas de préfixation aspectuelle ? », Lexique22, 2015, pp. 85-110.
PORTNER P. (1998), « The progressive in modal semantics », Language74.4, pp. 760-787.
(2009), Modality, Oxford / New York, Oxford University Press. ROTHSTEIN P. (dans ce volume), « Espérer et souhaiter : le subjonctif, la
ronde des modalitĂ©s et lâeuphorie », Lexique 22, 2015, pp. 189-221. SLE 39th Annual Meeting = Societas Linguistica Europaea, SLE 39th Annual
Meeting. Relativism and Universalism in Linguistics. 30 August-2September 2006, UniversitÀt Bremen, http://www.fb10.uni-bremen. de/sle2006/pdf/Tagungsband.pdf.
SMITH C. (1986), « A speaker-based approach to aspect », Linguistics and Philosophy 9.1, pp. 97-115.
(1997), The Parameter of Aspect, Dordrecht / Boston, Kluwer Aca-demic Publishers ; 1e Ă©d., 1991.
ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ : ENTRE LE LEXIQUE ET LA GRAMMAIRE 21
(2009), « Aspectual categories in Navajo », in Meier R.P., Aristar-Dry H. & Destruel E. eds, Text, Time, and Context. Selected Papers of Carlota S. Smith, Dordrecht / Heidelberg / London / New York, Springer, pp. 25-59.
Ć ELJAKIN . . (2008), tegorija aspektualânosti russkogo glagola, Moskva, Editorial URSS ; 1e Ă©d., 2007.
Ć MELĂV A.D. & ZALIZNJAK A.A. (2006), « Aspect, modality, and closely-related categories: the case of Russian », in SLE 39th Annual Meet-ing, p. 81.
TIMBERLAKE A. (1982), « Invariance and the syntax of Russian aspect », in Hopper P.J. ed., Tense-Aspect. Between semantics & pragmatics,Amsterdam / Philadelphia, John Benjamins Publishing Company, pp. 305-331.
TO LA H. (2013), « Status delimitativa, tak nazyvaemyx sposobov dej-stvija i âpustyxâ pristavok », in Nilsson M. & Zorikhina Nilsson N. eds, The Semantic Scope of Slavic Aspect. Fourth Conference of the International Commission on Aspectology of the International Committee of Slavists, Göteborg, Göteborgs Universitet, pp. 150-152.
VAN DER AUWERA J. & PLUNGIAN V. (1998), « Modalityâs semantic map », Linguistic Typology 2, pp. 79-124.
VAN DE VELDE D. (dans ce volume), « Les conditions aspectuelles de lâin-terprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle des nominalisations », Lexique 22, 2015, pp. 55-84.
VENDLER Z. (1967), « Verbs and times », in Linguistics in Philosophy,Ithaca, Cornell University Press, pp. 97-121 ; 1e éd., The Philosophi-cal Review 66.2, 1957, pp. 143-160.
VETTERS C. & BARBET C. (dans ce volume), « Les emplois illocutoires de pouvoir », Lexique 22, 2015, pp. 171-188.
VOGELEER S. (1994a), « LâaccĂšs perceptuel Ă lâinformation : Ă propos des expressions un homme arrive â on voit arriver un homme », Langue française 102, pp. 69-83.
(1994b), « Le point de vue et les valeurs des temps verbaux », Tra-vaux de linguistique 29, pp. 39-58.
(dans ce volume), « Pouvoir et devoir : interaction entre la modalitĂ©, lâaspect et la temporalitĂ© », Lexique 22, 2015, pp. 145-170.
VOJVODI D.P. (2012), Problematika razvoja futura i njegove gramma-tikalisacije u slovenskim jezicima: (s posebnim osvrtom na situaciju u srpskom, ruskom i poljskom), Ruse, Leni-An.
VON FINTEL K. & IATRIDOU S. (2009), Morphology, Syntax, and Seman-tics of Modals, materials for LSA Institute class (LSA 220), Univer-sity of California, Berkeley, http://web.mit.edu/fintel/fintel-iatridou- 2009-lsa-modals.pdf.
WIEMER B. (2006), « Aspect choice in modal contexts: Russian and the other Slavic languages », in SLE 39th Annual Meeting, pp. 142-144.
ZALIZNJAK A.A. & Ć MELĂV A.D. (1997), L kcii po russkoj aspektologii,MĂŒnchen, Verlag Otto Sagner.
I. ASPECTUALITĂ
LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 25-54
La structuration interne du procĂšs et la morphologie aspectuelle
Tatiana Milliaressi
1. INTRODUCTION
La notion dâaspect nâest pas univoque. Sa complexitĂ© sâexplique par une multitude de paramĂštres diffĂ©rents qui entrent en jeu tant sur les plans conceptuel et lexical que sur les plans grammatical et Ă©nonciatif. De plus, le systĂšme aspectuo-temporel sâarticule diffĂ©rem-ment en langues slaves et en langues romanes et germaniques. Ainsi, en langues slaves, lâĂ©valuation du dĂ©roulement interne du procĂšs (sa structuration interne) a une expression morphologique (dĂ©rivation par affixation), alors quâen langues germaniques et romanes câest la dĂ©limitation externe du procĂšs qui a une expression flexionnelle (par exemple, lâopposition passĂ© composĂ© / imparfait) (Milliaressi (2010)). Pour comprendre les modalitĂ©s de lâexpression morpholo-gique de la structuration interne du procĂšs, il me semble pertinent de superposer les deux systĂšmes aspectuo-temporels, celui des lan-gues romanes (sur lâexemple du français) et celui des langues slaves (sur lâexemple du russe). Jâutilise le terme morphologique dans un sens large, câest-Ă -dire relatif non seulement aux morphĂšmes affixaux et aux morphĂšmes flexionnels, mais aussi aux morphĂšmes radicaux. Lâobjectif de cet article est donc de montrer sur le plan lexical la diffĂ©rence entre structuration rĂ©fĂ©rentielle des procĂšs et structuration sĂ©mantique des modes dâaction des verbes, conditionnĂ©e par la typo-logie des langues, ainsi que la relation entre la tĂ©licitĂ© et sa mise en forme morphologique (lexicale ou grammaticale).
2. LES CLASSES RĂFĂRENTIELLES DE PROCĂS
Du point de vue conceptuel, tous les procĂšs peuvent ĂȘtre classĂ©s en fonction des modalitĂ©s de leur dĂ©roulement dans le monde rĂ©el. En effet, les types de conceptualisation de situations dans le temps sont universels : les situations peuvent Ă©voluer ou rester stables, elles peuvent durer ou ĂȘtre trĂšs courtes. La conceptualisation tient compte de la nature ontologique du procĂšs : un procĂšs momentanĂ© (âĂ©claterâ)
26 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
nâest pas conceptualisĂ© comme duratif (Ă moins de le prĂ©senter comme rĂ©pĂ©titif), un procĂšs qui dure et qui ne peut pas avoir de terme natu-rel nâest pas conceptualisĂ© comme momentanĂ© (âse promenerâ). La cĂ©lĂšbre classification des procĂšs de Vendler (accomplishments,activities, achievements, states) en est un des exemples (Vendler (1967 [1957])). Elle est conçue comme classification des verbes an-glais au niveau lexical et au niveau syntagmatique. Cependant, tout comme celle de Mourelatos (1978), celle de Vikner (1986) et bien dâautres, elle nâest pas en rĂ©alitĂ© une classification linguistique, mais une typologie des procĂšs 1, pertinente non seulement pour lâanglais, mais aussi pour dâautres langues. Pourtant, la nature de ces classifications nâest pas ontologique, mais rĂ©fĂ©rentielle, puisquâelles se trouvent en rapport avec une articula-tion du monde opĂ©rĂ©e par chaque type de langue. Ainsi, Vetters (1996 : 104) remarque que « [l]a classification de Mourelatos est typique pour les Ă©tudes anglo-saxonnes : les Ă©tats y sont isolĂ©s des autres situations. La classification de Vikner est typique pour les Ă©tudes romanes ». En effet, pour les Ă©tudes romanes, lâaccent est mis sur lâopposition binaire des situations non rĂ©sultatives (Ă©tats et activitĂ©s) aux situations rĂ©sultatives (accomplissements, achĂšvements) (Garey (1957), Vikner (1986)). Pour ce qui est des langues germa-niques, les Ă©tats occupent une place prĂ©pondĂ©rante, quâil sâagisse dâune classification binaire (Ă©tats et Ă©vĂ©nements) (Dowty (1977), Sasse (2002)) ou trinaire (Ă©tats, Ă©vĂ©nements, processus) (Comrie (1976), Mourelatos (1978)). Pour les langues slaves, ce sont les processus qui sont prioritaires, soit dans une classification binaire simple (pro-cĂšs continus, procĂšs non continus) (Karolak (1998)) ou complexe (procĂšs statiques, procĂšs dynamiques, avec des subdivisions de chaque classe 2) (Padu eva (2010 [1996] : 107) ; sur ce type de classifica-tions et la multiplication des classes, voir Plungian (2009 : 61 sqq.)), soit dans une classification trinaire (processus, Ă©tats et Ă©vĂ©nements) (GuentchĂ©va (1990, 2010 : 70), Zaliznjak & Ć melĂ«v (2000 : 35-36)). En effet, ce sont les processus qui rentrent de façon rĂ©guliĂšre en cor-rĂ©lation aspectuelle avec les achĂšvements (procĂšs momentanĂ©s non continus de Karolak 3). Il est important de souligner que la nature de continuitĂ© et de non-continuitĂ© du procĂšs sâapplique au temps in-terne du procĂšs. Ainsi, Ă la suite de Guillaume (1970 [1929], 1964 [1951]), Karolak (1998 : 170), jâoppose lâaspect (le temps interne du procĂšs) au temps (le temps externe), qui, « sur le plan conceptuel, nâont rien en commun ». Toutes ces classifications diffĂ©rentes (pour les langues romanes, germaniques et slaves) se distinguent au niveau de la hiĂ©rarchisation 1. Voir Ă ce sujet de Vuyst (1983 : 162), Mourelatos (1978), Vetters (1996 : 105). 2. Ainsi, Padu eva (2010 [1996] : 86) subdivise les situations dynamiques en contrĂŽlables et non contrĂŽlables. Cette caractĂ©ristique sâavĂšre dĂ©finitoire pour le russe. 3. Remarquons que les procĂšs momentanĂ©s, selon Karolak, ne sont pas forcĂ©-ment rĂ©sultatifs (Karolak (2008 : 146)), contrairement Ă Padu eva, qui considĂšre quâils expriment une transition momentanĂ©e vers un nouvel Ă©tat (Padu eva (2010 [1996] : 87)).
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 27
des mĂȘmes constituants primitifs du dĂ©veloppement naturel (interne) dâune situation.
2.1. Articulation naturelle de la situation interne
Lâarticulation naturelle de la situation interne en gĂ©nĂ©ral peut ĂȘtre prĂ©sentĂ©e de la façon suivante : le dĂ©but, le dĂ©veloppement, le terme naturel et lâĂ©tat.
Figure 1
Ce schĂ©ma prĂ©sente en quelque sorte lâĂ©volution de la situation dyna-mique vers lâĂ©tat, Ă partir des lois de dĂ©veloppement de la nature et de la sociĂ©tĂ© humaine, selon la dialectique de la pensĂ©e et de la matiĂšre (Hegel (1840 : 217), Engels (2001 [1968 [1883]] : 52-58)). Celle des trois lois qui nous intĂ©resse ici est la loi du passage de la quantitĂ© Ă la qualitĂ©, qui implique deux points importants : 1) les changements qualitatifs ne peuvent avoir lieu que par addi-tion ou retrait quantitatifs de matiĂšre et de mouvement ; 2) le mouvement est conçu au sens le plus gĂ©nĂ©ral comme mode dâexistence de la matiĂšre. Pour illustrer cette loi, Hegel donne lâexemple que jâinterprĂšte ici par rapport au schĂ©ma proposĂ© pour lâanalyse des procĂšs (figure 1). Ima-ginons le processus du rĂ©chauffement de lâeau. Tout dâabord la liqui-ditĂ© est indiffĂ©rente Ă la tempĂ©rature de lâeau, et mĂȘme si la tempĂ©-rature augmente progressivement, lâeau ne change pas de propriĂ©tĂ© physique. Ă un certain moment, par addition quantitative dâĂ©nergie, lâeau se transforme en vapeur. Ce moment de transformation ultime est celui du changement qualitatif ou le terme naturel du processus suivi de lâĂ©tat (vaporeux). On pourra obtenir le mĂȘme type dâĂ©volu-tion par refroidissement de lâeau et sa transformation en glace. On notera que, du point de vue dialectique, les situations stables nâexistent pas, puisque le mouvement de la matiĂšre ne sâarrĂȘte ja-mais. En voici lâexplication donnĂ©e par Engels (2001 [1968 [1883]] : 59) :
Toute la nature qui nous est accessible constitue un systĂšme, un ensemble co-hĂ©rent de corps, Ă©tant admis que nous entendons par corps toutes les rĂ©alitĂ©s matĂ©rielles, de lâastre Ă lâatome [âŠ]. Le fait que ces corps sont en relation rĂ©ci-proque implique dĂ©jĂ quâils agissent les uns sur les autres, et cette action rĂ©ci-proque est prĂ©cisĂ©ment le mouvement. Ici dĂ©jĂ il apparaĂźt que la matiĂšre est impensable sans le mouvement.
Il sâensuit que le mouvement est inhĂ©rent au monde physique et que les situations stables sont impossibles. En revanche, elles sont con-cevables Ă travers notre perception primitive de lâĂ©volution, puisque
28 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
chaque nouvelle qualitĂ© est associĂ©e Ă une stabilitĂ©, Ă©quivalente Ă lâabsence de changements perceptibles par nos sens. Cependant, la comprĂ©hension de lâĂ©tat varie dâune langue Ă lâautre 4.Par exemple, les situations conceptualisĂ©es comme Ă©tats en français âĂȘtre maladeâ, âavoir froidâ correspondent aux verbes actifs en russe bolĂ©tâ, mĂ«rznutâ, ce qui les âdynamiseâ et modifie leur reprĂ©senta-tion rĂ©fĂ©rentielle 5. Ainsi, la notion dâĂ©tat est trĂšs importante pour la comprĂ©hension de lâopposition aspectuelle et pour sa mise en forme linguistique. Câest pourquoi il me semble important de rĂ©flĂ©chir au statut de lâĂ©tat par rapport aux changements qualitatifs. Voici le point de vue rĂ©pandu en aspectologie :
Un Ă©tat (non permanent) est bornĂ© par deux Ă©vĂ©nements : un Ă©vĂ©nement qui fait entrer dans lâĂ©tat ; un Ă©vĂ©nement qui en fait sortir. (DesclĂ©s & GuentchĂ©va (2010 : 1678)) [ParamĂštre de base du sens perfectif - T. M.] [âŠ] la situation dĂ©notĂ©e par le verbe reprĂ©sente un changement dâĂ©tat ; autrement dit, le dĂ©veloppement na-turel de la situation implique tĂŽt ou tard un Ă©tat conclusif ou un Ă©tat nouveau. (Padu eva (2010 [1996] : 86) ; je traduis - T. M.)
Les deux dĂ©finitions mettent lâaccent sur le changement dâĂ©tat. Pour-tant, lâĂ©tat est une situation stable par dĂ©finition, câest-Ă -dire non Ă©volutive et qui ne peut donc aboutir Ă un changement qualitatif. Sur le plan ontologique, la transformation dâun Ă©tat en un autre Ă©tat est impossible sans passer par la phase processive de lâĂ©volution. Par exemple, si lâon considĂšre que la situation statique dans (1) âle livre nâest pas luâ se transforme en une nouvelle situation statique âle livre est luâ, on omettra la phase intermĂ©diaire Ă©volutive corres-pondant au processus de la lecture du livre :
(1) Jâai lu ce livre lâannĂ©e derniĂšre
En effet, un changement qualitatif ne peut provenir de rien (de lâĂ©tat), il est forcĂ©ment le rĂ©sultat dâune Ă©volution. LâĂ©tat est conçu comme une situation stable survenue aprĂšs un changement qualita-tif de la situation. Autrement dit, mĂȘme si la stativitĂ© nâest pas une propriĂ©tĂ© du monde rĂ©el, nous pouvons adopter une approche sensi-tive de la perception de lâabsence de changement. Pour ma dĂ©mons-tration, jâai choisi le critĂšre de continuitĂ© sensitive pour la dĂ©finition de lâĂ©tat, câest-Ă -dire que la stabilitĂ©, le non-changement de la situa-tion, est perçue par un de nos sens (la vue, lâouĂŻe, lâodorat, etc.). Par exemple, les procĂšs ârester immobileâ (en parlant de lâhomme),
4. Câest pourquoi, plutĂŽt que de qualifier ces types de procĂšs de conceptuels, je prĂ©fĂšre les qualifier de rĂ©fĂ©rentiels, compte tenu du caractĂšre relatif de toute abs-traction basĂ©e sur les conceptualisations dans les langues romanes, germaniques et slaves uniquement. 5. Ainsi Padu eva (2010 [1996] : 136) subdivise les situations statiques en Ă©tats stables (znatâ âsavoirâ) et Ă©tats provisoires (toĆĄnitâ âavoir des nausĂ©esâ).
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 29
ârĂ©flĂ©chirâ ne sont pas statiques, puisquâils sâaccompagnent de chan-gements sensitifs dans le temps (effort physique ou mental). Ainsi, pour le dĂ©veloppement naturel du procĂšs, il est possible de relever trois phases essentielles : un processus (Ă©volution), un changement qualitatif et un Ă©tat. Le terme naturel (changement quali-tatif) prĂ©sente le passage de la quantitĂ© Ă la qualitĂ©, quâil sâagisse dâun procĂšs Ă©volutif (âguĂ©rirâ), ou dâun procĂšs impliquant un Ă©pui-sement ou la construction dâun objet (âmanger une pommeâ, âcons-truire une maisonâ) ou dâun sujet (âla neige a fonduâ, âles pommes ont mĂ»riâ). Autrement dit, le terme naturel survient comme rĂ©sultat dâadditions ou de retraits quantitatifs. Le dĂ©but du procĂšs ne fait pas partie de ces trois phases naturelles. Cependant, câest un point important pour la mise en place de la si-tuation : tout doit commencer pour avoir lieu. Plungian (1998 : 377) remarque que le dĂ©but fixe la frontiĂšre entre la situation et lâabsence de la situation. En revanche, le dĂ©but nâest pas interne au dĂ©velop-pement naturel. En effet, deux cas de figure se prĂ©sentent : 1) le dĂ©but et la fin ne sont pas contrĂŽlables ; 2) le dĂ©but et la fin sont contrĂŽlables. Ainsi, si la glace fond au soleil et se transforme en eau (procĂšs non contrĂŽlable), le dĂ©but ne peut ĂȘtre constatĂ© que de façon subjective et extĂ©rieure au procĂšs lui-mĂȘme, puisque le processus est progres-sif (2). Lorsque le procĂšs est contrĂŽlable (3), le dĂ©but ne montre pas de changement qualitatif inhĂ©rent au dĂ©veloppement du procĂšs :
(2) Ce matin, la glace a fondu(3) Hier, jâai travaillĂ© dans mon jardin
Par conséquent, il est indispensable de distinguer la structuration interne du procÚs de sa délimitation externe.
2.2. Structure interne dâun procĂšs gĂ©nĂ©rique
La structuration interne du procĂšs gĂ©nĂ©rique peut ĂȘtre prĂ©sentĂ©e comme une succession de trois phases : (i) processus, (ii) change-ment qualitatif et (iii) Ă©tat. En revanche, la conceptualisation dâun procĂšs concret peut sĂ©lectionner des phases diffĂ©rentes. Elle prĂ©sente un segment de lâĂ©volution du procĂšs et peut donc sâarticuler de la façon suivante (voir la figure 1) :
1) dĂ©veloppement seul : âtravaillerâ 2) dĂ©veloppement + terme naturel : âlire (un livre)â 3) terme naturel seul : âĂ©claterâ 4) terme naturel + Ă©tat : âtomber amoureux, sâĂ©prendreâ 5) Ă©tat seul : âsavoirâ
En ce qui concerne les types 4 ou 5, la phase Ă©volutive du procĂšs est omise, bien quâelle soit toujours envisageable. Par exemple, âsâĂ©pren-dre de qqnâ est conceptualisĂ© comme un procĂšs ponctuel suivi dâun Ă©tat âĂȘtre amoureuxâ, bien que ce changement qualitatif ait Ă©tĂ© prĂ©-
30 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
cĂ©dĂ© par une phase Ă©volutive relative Ă lâimpression visuelle et Ă©mo-tionnelle, qui avait eu une certaine durĂ©e, mĂȘme trĂšs courte, qui a amenĂ© Ă la prise de conscience de ce changement. Câest pour cette raison que la conceptualisation des procĂšs simi-laires peut sâarticuler en phases diffĂ©rentes dans des langues. Par exemple, le procĂšs ârĂ©soudreâ est conceptualisĂ© en français comme Ă©tant de type 3 et en russe comme Ă©tant de type 2. Par consĂ©quent, la conceptualisation et lâarticulation de la situation peuvent ĂȘtre diffĂ©rentes dans telle ou telle langue, mais les compo-santes de cette articulation restent universelles.
2.3. DĂ©limitation temporelle externe
La dĂ©limitation temporelle externe du procĂšs est diffĂ©rente de sa structure interne. En effet, le procĂšs peut avoir un dĂ©but et/ou une fin qui ne prĂ©sente pas de changement qualitatif de la situation. Il ne sâagit pas, dans ce cas, de la segmentation interne du procĂšs, mais de la dĂ©limitation de sa durĂ©e. Je rejoins pleinement Plungian (2012 [2000] : 304-305), qui met en question le caractĂšre aspectuel dâune division temporelle. Le dĂ©but est un point important pour le russe. Certains processus peuvent ĂȘtre conçus non par rapport au changement qualitatif, mais par rapport Ă un point initial du procĂšs sur lâaxe temporel. Le dĂ©but est donc un point temporel externe qui dĂ©limite le procĂšs. Les Ă©tats ne sont pas conceptualisĂ©s par rapport Ă leur point initial externe, mais seulement par rapport Ă leur point initial interne (changement qualitatif). En revanche, un processus peut avoir une borne initiale externe, non inhĂ©rente au procĂšs lui-mĂȘme. Ainsi, en russe, le dĂ©but dâun procĂšs dynamique sans terme naturel peut ĂȘtre marquĂ© morpho-logiquement par un prĂ©fixe lorsquâil sâagit de types sĂ©mantiques particuliers :
a) dĂ©but + dĂ©veloppement : zaĆĄumetâ Perf âcommencer Ă faire du bruitâ (formĂ© sur ĆĄumetâ Imp âfaire du bruitâ)
Le procĂšs dynamique sans terme naturel peut ĂȘtre dĂ©limitĂ© extĂ©rieu-rement pour marquer le dĂ©but et la fin :
b) dĂ©but + dĂ©veloppement + fin : poguljatâ Perf âse promener (un certain temps)â (formĂ© sur guljatâ Imp âse promenerâ)
(Il) a travaillé (le passé composé marque que le procÚs a eu une cer-taine durée)
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 31
Les perfectifs de ces deux types ((a) et (b)) sont hors couple aspec-tif 6, bien quâils soient formĂ©s sur lâimperfectif par prĂ©fixation : ils ne rentrent pas en relation de substitution avec lui et ne forment pas le mĂȘme paradigme grammatical. Par consĂ©quent, ils relĂšvent de la dĂ©rivation lexicale.
Les deux types de segmentation du procĂšs, interne et externe, ont des consĂ©quences grammaticales et lexicales diffĂ©rentes. Dans ce qui suit, je montrerai que la structuration interne est Ă lâorigine de lâopposition aspective grammaticale en russe et implique la dĂ©riva-tion grammaticale (relative Ă la formation du paradigme des formes verbales), alors que la structuration externe nâest pas porteuse dâune opposition aspective et entraĂźne la dĂ©rivation lexicale (relative Ă la formation de mots nouveaux).
3. LES TYPES SĂMANTIQUES DE VERBES
3.1. Modes dâaction
La mise en forme morphologique des primitifs conceptuels est conforme Ă lâarticulation sĂ©mantique du monde opĂ©rĂ©e par chaque langue. Les types morphologiques de la mise en forme linguistique des procĂšs sont connus en aspectologie sous le nom de mode(s) dâac-tion ou Aktionsart(en). On identifie souvent les types de procĂšs (ca-tĂ©gorie rĂ©fĂ©rentielle) aux modes dâaction (catĂ©gorie sĂ©mantique) 7.Cependant, le terme dâAktionsart, dans son emploi originel, a Ă©tĂ© choisi par Agrell (1962 [1908]) pour les langues slaves pour dĂ©signer des fonctions sĂ©mantiques des verbes prĂ©fixĂ©s (ainsi que de certains verbes non prĂ©fixĂ©s et des verbes suffixĂ©s) qui prĂ©cisent le mode et le moyen de rĂ©alisation dâune action (Agrell (1962 [1908] : 36)). Koschmieder a soulignĂ© par la suite que les modes dâaction ne cor-respondent pas forcĂ©ment aux classes dĂ©rivationnelles des verbes. Il nâen reste pas moins que lâAktionsart est une catĂ©gorie morpho-logique et non conceptuelle. Voici des exemples trĂšs Ă©clairants de modes dâaction proposĂ©s par Koschmieder (1996 [1929] : 44) :
[âŠ] le verbe polonais powyci ga , âretirer un Ă la foisâ, marque quâil sâagit de lâaction de retirer plusieurs objets lâun aprĂšs lâautre. De façon analogue, le russe pozakrywĂĄtâ [ pozakryvatâ - T. M.] signifie ârecouvrir un Ă la foisâ, la valeur distributive se trouvant donc contenue dans le verbe lui-mĂȘme. Câest ainsi quâil existe des itĂ©ratifs comme le polonais mawia , âavoir coutume de direâ, des verbes âmomentanĂ©sâ comme le russe kriknĂștâ [kriknutâ - T. M.] âpous- 6. Jâopposerai les propriĂ©tĂ©s sĂ©mantiques aspectuelles, au sens large du terme, aux propriĂ©tĂ©s aspectives inhĂ©rentes Ă lâaspect grammatical. 7. Voir, par exemple, Vetters (1996, chap. 2).
32 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
ser un criâ, des inchoatifs comme le tchĂšque zazpĂvati, âentamer une chansonâ, âse mettre Ă chanterâ [âŠ] On les a appelĂ©s Aktionsarten parce que les verbes en question caractĂ©risent la façon dont est accomplie lâactivitĂ© exprimĂ©e par la racine.
Ces exemples montrent que lâAktionsart, dans la terminologie dâAgrell et de Koschmieder 8, est une catĂ©gorie sĂ©mantique : ce ne sont pas que les morphĂšmes qui marquent les modes dâaction (par exemple, inchoativitĂ©, itĂ©rativitĂ©, procĂ©duralitĂ©, ponctualitĂ© et bien dâautres), mais aussi le contexte linguistique. Le mode dâaction et lâaspect sont interdĂ©pendants : ainsi, le mode inchoatif correspond Ă lâaspect perfectif, mais celui-ci ne se rĂ©sume pas au seul mode inchoatif, tout comme le mode itĂ©ratif correspond Ă lâaspect imperfectif, alors que lâaspect imperfectif marque plusieurs modes dâaction. Le statut, conceptuel ou sĂ©mantique, des modes dâaction est im-portant pour la construction de la thĂ©orie aspectuelle. Ainsi, Samain (1996 : XVI), dans sa prĂ©face Ă la traduction de Koschmieder, sou-ligne la double nature de lâAktionsart par rapport Ă lâaspect :
[âŠ] la diffĂ©rence entre aspect et Aktionsart nâest pas encore vĂ©ritablement thĂ©orisĂ©e. [âŠ] Soit le mode dâaction est un cas particulier de lâaspect, soit câest lâaspect qui fait figure de cas spĂ©cifique [âŠ].
Je lui rĂ©pondrais que, si lâAktionsart est compris comme une catĂ©-gorie conceptuelle, câest lâaspect qui reprĂ©sente sa rĂ©alisation spĂ©-cifique. En revanche, si câest une catĂ©gorie morphologique, câest lâas-pect qui est superordonnĂ© aux modes dâaction. Puisque lâAktions-art est conçu comme une catĂ©gorie morphologique, il sâensuit que la classification rĂ©fĂ©rentielle des procĂšs 9, impliquant une dĂ©marche onomasiologique, sâoppose aux modes dâaction, issus dâune analyse sĂ©masiologique 10. LâunitĂ© dâanalyse de lâAktionsart est le verbe ou le syntagme ver-bal ; il sâagit donc dâune approche lexicale. Le terme Aktionsart ou mode dâaction est ambigu, puisquâil couvre deux classifications op-posĂ©es : les phases internes du procĂšs Ă©tablies Ă partir des structu-rations morphologiques et syntaxiques et les phases externes de la durĂ©e du procĂšs. En effet, le mode inchoatif, par exemple, concerne
8. Voir aussi Isa enko (1976 [1962]), FlĂ€mig (1965), Maslov (2004c [1972]). 9. Les aspectologues slavisants ont adoptĂ© le terme akcionalânostâ (âactionnalitĂ©â) pour dĂ©signer la typologie rĂ©fĂ©rentielle des procĂšs (voir, par exemple, Breu (1998), Tatevosov (2005), Plungian (2009)). Ce terme a Ă©tĂ© inventĂ© par FlĂ€mig (1965, 1971) ; sur le modĂšle de Modus ModalitĂ€t, Tempus TemporalitĂ€t, il a formĂ© Aktions-art AktionalitĂ€t. 10. La relation entre les modes dâaction, en tant que catĂ©gorie sĂ©mantique, et lâas-pect, catĂ©gorie grammaticale, est formulĂ©e par Sasse (1991) comme une relation entre les deux pĂŽles dâun mĂȘme continuum, pĂŽle de sens lexicalisĂ© et pĂŽle de sens grammaticalisĂ©.
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 33
la structuration externe, tandis que le mode ingressif concerne la struc-turation interne 11. La structuration interne et la dĂ©limitation externe du procĂšs con-cernent respectivement la dĂ©rivation aspective (grammaticale) et la dĂ©rivation aspectuelle (lexicale). Jâentends par dĂ©rivation une opĂ©-ration par affixation (prĂ©fixation ou suffixation). Dans la morpho-logie traditionnelle, ce terme sâapplique Ă la formation des mots nou-veaux (morphologie lexicale) et non Ă la formation des formes du mĂȘme mot (morphologie flexionnelle). Lâune des particularitĂ©s des langues slaves est une rĂ©gularitĂ© quasi systĂ©matique dâopĂ©rations affixales, sâappliquant Ă tout le systĂšme verbal, qui ont pour fonction de former le perfectif Ă partir de lâimperfectif (par prĂ©fixation ou par suffixation) ou bien de former lâimperfectif Ă partir du perfectif (par suffixation). Cette rĂ©gularitĂ© de dĂ©rivation affixale aspective est comparable Ă la flexion et se rapproche donc de la morphologie grammaticale. Je distinguerai donc dĂ©rivation lexicale (formation des mots nouveaux par affixation) et dĂ©rivation grammaticale (for-mation des formes du mĂȘme mot par affixation).
3.2. Typologie sémantique et mise en forme morphologique
Il est important de souligner que la mise en forme du sens aspec-tuel nâest pas traitĂ©e ici dans le cadre dâune des thĂ©ories morpholo-giques sĂ©masiologiques (Aronoff (1994), Fradin (2003), Booij (2010), Stump (2001), Ackerman, Blevins & Malouf (2009), etc.). En effet, la perspective adoptĂ©e ici est onomasiologique, câest-Ă -dire axĂ©e sur la mise en forme morphologique des phases de types de procĂšs (pro-cessus, termes naturels et Ă©tats). Autrement dit, lâapproche sĂ©man-tique est issue de la structuration onomasiologique. Ainsi, Ă partir de lâarticulation naturelle des procĂšs (§ 2.1.) et des modes dâaction des verbes (§ 3.1.), il est possible de proposer une typologie sĂ©man-tique relative aux phases internes des procĂšs : 1) verbes tĂ©liques et verbes atĂ©liques ; 2) verbes duratifs et verbes ponctuels. La premiĂšre opposition concerne la nature qualitative du procĂšs ; la deuxiĂšme opposition, son aspect quantitatif. Les deux paramĂštres sâentrecroisent : le verbe atĂ©lique ou tĂ©lique peut ĂȘtre duratif ou ponc-tuel. Remarquons que le terme ponctuel est synonyme de momentanĂ©et de non continu de Karolak (1998 : 169), dâinstantanĂ© de Vetters (1996 : 106) ; il qualifie un Ă©vĂ©nement tellement court quâil peut ĂȘtre associĂ© Ă un point sur un axe temporel 12.
11. Pour la prĂ©sentation synthĂ©tique des classifications en modes dâaction, voir Gaschkowa (2005). 12. Ce terme est parfois utilisĂ© pour caractĂ©riser la durĂ©e dĂ©limitĂ©e dâun Ă©vĂ©ne-ment ; voir la critique de ce terme par Molendijk (1990 : 21) et par Leeman (2003 : 21-22). En effet, cet emploi ne met pas en valeur la diffĂ©rence entre dĂ©limitation initiale interne (ingressive) et dĂ©limitation initiale externe (inchoative) du procĂšs.
34 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
La propriĂ©tĂ© sĂ©mantique âduratifâ / âponctuelâ est relative au dĂ©-roulement interne du procĂšs, elle est diffĂ©rente de la propriĂ©tĂ© âdĂ©-limitĂ©â / ânon dĂ©limitĂ©â, qui concerne la dĂ©limitation externe de la durĂ©e du procĂšs. La propriĂ©tĂ© sĂ©mantique âtĂ©liqueâ / âatĂ©liqueâ, relative Ă la pro-priĂ©tĂ© rĂ©fĂ©rentielle âavec terme naturelâ / âsans terme naturelâ, sâap-plique aux formes morphologiques du verbe. Examinons les configurations possibles de la mise en forme mor-phologique de la structure interne des procĂšs (voir la figure 1). Le verbe duratif (A) ainsi que le verbe non duratif (B) peuvent ĂȘtre atĂ©-liques (a) ou tĂ©liques (b) : â Aa Le verbe duratif atĂ©lique peut ĂȘtre statique (savoir â znatâ Imp) ou dynamique (travailler â rabotatâ Imp). Le verbe dynamique peut ĂȘtre dĂ©limitĂ© extĂ©rieurement, câest-Ă -dire comporter des bornes du dĂ©but et de la fin de la durĂ©e du procĂšs lorsque le locuteur a besoin dâĂ©va-luer de façon subjective la durĂ©e liĂ©e Ă lâĂ©volution du procĂšs : pora-botatâ Perf âtravailler (un certain temps qui semble court)â (Milliaressi (2010)) ; en revanche, le verbe statique ne peut pas ĂȘtre dĂ©limitĂ© dans le temps, puisque la stativitĂ© nâest ni quantisable, ni Ă©valuable. â Ab Le verbe duratif tĂ©lique peut ĂȘtre statique ou dynamique. Le pro-cĂšs statique, on lâa vu, ne peut pas aboutir Ă un changement quali-tatif (voir la figure 1). En revanche, lâĂ©tat rĂ©sulte dâun changement qualitatif. Les verbes ingressifs dĂ©notent un changement qualitatif suivi dâun Ă©tat. Le verbe statique tĂ©lique est donc forcĂ©ment ingres-sif 13 : voznenavidetâ Perf âcommencer soudainement Ă haĂŻr qqn ou qqch.â (verbe hors couple aspectif formĂ© sur nenavidetâ Imp âhaĂŻrâ). Le verbe dynamique peut comporter un tĂ©los final, comme lâabou-tissement dâune Ă©volution : ubeditâ Perf âarriver Ă convaincreâ. En revanche, le verbe dynamique ne peut pas ĂȘtre ingressif, puisque la dĂ©limitation initiale est externe au procĂšs et concerne donc la durĂ©e temporelle : zakri atâ Perf âcommencer Ă crierâ (verbe hors couple aspectif formĂ© sur kri atâ Imp âcrierâ) 14. Ainsi, les verbes inchoatifsdĂ©notent un dĂ©but externe (non qualitatif) du processus 15.â B Le verbe ponctuel peut ĂȘtre tĂ©lique (remarquer) ou atĂ©lique ( fris-sonner âune foisâ). Les verbes ponctuels ne dĂ©notent pas toujours 13. En français, les verbes dâĂ©tat peuvent avoir une valeur ingressive au passĂ© simple : quand il fut vieux (exemple dâA. Borillo). Borillo (1998 : 88) distingue les Ă©tats continus et les Ă©tats rĂ©currents. Sur les subdivisions possibles de la classe des Ă©tats, voir Vetters (1996 : 102 sqq.) et Plungian (2009 : 67). 14. FlĂ€mig (1965), pour les Aktionsarten en allemand, distingue lâIngressivum,qui correspond au dĂ©but subit et brusque dâun procĂšs, et lâInchoativum, qui marque le dĂ©but doucement progressif. On pourrait rajouter la distinction âintensifâ/ânon intensifâ. 15. Il sâagit uniquement de la dĂ©limitation initiale qui a pour fonction de marquer lâimportance du procĂšs et dâĂ©tablir un lien indiciaire entre lâarrivĂ©e du procĂšs et une autre situation (Milliaressi (Ă paraĂźtre, § 2.3.4)).
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 35
des procĂšs instantanĂ©s : ces procĂšs ont une certaine durĂ©e, mĂȘme si elle est trĂšs courte (Bache (1982)). Il sâagit donc de procĂšs con-ceptualisĂ©s comme infiniment courts sans que leur dĂ©veloppement puisse franchir le terme naturel ; ou bien on peut considĂ©rer que la durĂ©e courte a Ă©tĂ© suffisante pour que le tĂ©los soit atteint. Ainsi, Ka-rolak (2008 : 146), Padu eva (2004 : 475) classent les verbes mo-mentanĂ©s dans la catĂ©gorie atĂ©lique 16. Cependant, la question de leur nature est extrĂȘmement complexe, puisquâil nây a pas dâoutils for-mels pour dĂ©finir leur caractĂšre tĂ©lique ou atĂ©lique. Le perfectif russe, obligatoire pour ces types de procĂšs, marque la ponctualitĂ© et non forcĂ©ment la tĂ©licitĂ© 17. Ă mon avis, on peut considĂ©rer quâil y a deux types de verbes ponctuels : tĂ©liques qui impliquent sans le marquer le nouvel Ă©tat qui suit le tĂ©los (opomnitâsja Perf âreprendre ses es-pritsâ, remarquer) et atĂ©liques qui nâimpliquent pas de nouvel Ă©tat (vzdrognutâ Perf â tressaillir). Cependant, il nâest pas toujours facile de dĂ©finir si le nouvel Ă©tat fait partie de la sĂ©mantique du verbe ponc-tuel. Lâune des pistes de solution possibles pourrait ĂȘtre exploitĂ©e par rapport au modĂšle de dĂ©rivation : âą Ba âmultiplicatifâ âsemelfactifâ (atĂ©lique) : droĆŸatâ Imp drog-nutâ Perf âtremblerâ ; kri atâ Imp kriknutâ Perf âcrierâ ; stu atâ Imp
stuknutâ Perf âfrapperâ ; kaĆĄljatâ Imp kaĆĄljanutâ Perf âtousserâ) ; âą Bb âsemelfactifâ simple (atĂ©lique) âsemelfactifâ prĂ©fixĂ© en vz-/vs- (tĂ©lique, oĂč le prĂ©fixe spatial appliquĂ© aux verbes de mouve-ment marque une montĂ©e brusque et, lorsquâil sâadjoint aux bases semelfactives, donne le sens dâintensitĂ© brusque et soudaine) : drog-nutâ Perf vzdrognutâ Perf âtrembler (mouvement unique)â âavoir un frissonâ ; kriknutâ Perf vskriknutâ Perf âpousser un criâ. Les semel-factifs tĂ©liques forment des multiplicatifs : vzdrognutâ Perf vzdra-givatâ Imp âavoir un frisson (des frissons)â ; vskriknutâ Perf vskri-kivatâ Imp âpousser un cri (des cris)â. La dĂ©limitation externe de la durĂ©e du procĂšs peut coĂŻncider ou non avec le tĂ©los. Par exemple, Quâest-ce que tu as fait hier soir ? â Jâai lu un livre est tĂ©lique si le livre est lu jusquâau bout, atĂ©lique si le livre nâest pas entiĂšrement lu.
4. LA TĂLICITĂ ET LâATĂLICITĂ
La tĂ©licitĂ© est une propriĂ©tĂ© sĂ©mantique importante relative au chan-gement qualitatif dans la structuration interne du procĂšs. Câest une
16. Selon Padu eva, « les verbes momentanĂ©s sont tous les verbes perfectifs qui ne sont pas tĂ©liques, câest-Ă -dire quâils ne forment pas de couples aspectifs. Le couple aspectif est tĂ©lique si le perfectif signifie un tĂ©los (une limite) vers lequel lâactivitĂ©, ou le processus, marquĂ©e par lâimperfectif est orientĂ©e » (Je traduis - T. M.). 17. Plungian (1998 : 376) note lâimportance de la propriĂ©tĂ© âponctuelâ pour les langues slaves. En russe, cette propriĂ©tĂ© est marquĂ© au perfectif par le suffixe -nu-.
36 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
des propriĂ©tĂ©s fondamentales de la sĂ©mantique aspectuelle. Elle est souvent considĂ©rĂ©e comme une propriĂ©tĂ© lexicale et non grammati-cale (voir, par exemple, Glovinskaja (1998 : 127), Lehmann (1997 : 57), Thelin (1985 [1980] : 258)). Thelin considĂšre que non seulement la propriĂ©tĂ© âtĂ©liqueâ, mais aussi lâopposition mĂȘme âtĂ©liqueâ / âatĂ©-liqueâ, fait partie de la sĂ©mantique lexicale. Ă mon avis, les opposi-tions sĂ©mantiques primitives nâont pas de statut grammatical ou lexi-cal, câest leur mise en forme qui peut ĂȘtre lexicale (par lâintermĂ©-diaire de morphĂšmes radicaux) ou grammaticale (marquĂ©e par une flexion). En effet, le sens lexical est marquĂ© prototypiquement par la racine, alors que le sens grammatical est associĂ© Ă la flexion. Quant aux affixes, leur statut dans les langues slaves est diffĂ©rent en fonction de leur rĂŽle : dĂ©rivationnel (pour former des mots nouveaux) ou gram-matical (pour former des paradigmes grammaticaux de la mĂȘme unitĂ© lexicale). Câest pourquoi il me semble important, pour les langues slaves, dâassocier le sens lexical Ă la racine et non Ă la base verbale. 18
La racine est dĂ©finie, en synchronie, comme un segment de la base commun Ă tous les reprĂ©sentants dâune mĂȘme famille de mots, alors que la base est un segment du mot commun Ă un groupe de formes flĂ©chies du mĂȘme mot. La base est donc composĂ©e non seulement dâaffixes dĂ©rivationnels, mais aussi dâaffixes Ă valeur grammaticale. Autrement dit, la base peut comporter un affixe grammatical ( itatâ Imp
âlireâ pro itatâ Perf âlire jusquâau boutâ pro ityvatâ Imp âĂȘtre en train de lire jusquâau boutâ ou âlire jusquâau bout Ă plusieurs reprisesâ) ainsi quâun affixe de dĂ©rivation lexicale (igratâ Imp âjouerâ
proigratâ Perf âperdre (dans un jeu)â proigryvatâ Imp âĂȘtre en train de perdre (dans un jeu)â ou âperdre (dans le jeu) Ă plusieurs reprisesâ). Cela concerne tout particuliĂšrement les langues flexion-nelles dans lesquelles un mĂȘme affixe peut avoir plusieurs fonctions sĂ©mantiques et dans lesquelles les flexions sont intrinsĂšquement liĂ©es aux affixes qui les prĂ©cĂšdent. Ainsi, un mĂȘme affixe peut ĂȘtre porteur dâun rĂŽle dĂ©rivationnel mais aussi dâun rĂŽle flexionnel, et marquer les paradigmes de flexions (voir Vinogradov (1972 [1947] : 350-352)) 19 en rĂ©dupliquant du contenu sĂ©mantique des flexions. 20
La base ne peut donc pas ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme porteuse unique de sens lexical, puisque les affixes qui la constituent ne sont pas tous sĂ©mantiquement homogĂšnes.
18. Pour une rĂ©flexion sĂ©masiologique sur la racine et le radical dans les langues de types diffĂ©rents, voir Lahrouchi & Villoing dir. (2010). 19. Vinogradov donne lâexemple de conjugaisons des verbes russes au prĂ©sent oĂč les flexions (par exemple : -iĆĄâ, -it, etc.) sont fusionnĂ©es avec le suffixe antĂ©-cĂ©dent -i- : belitâ âblanchirâ : bel-i-ĆĄâ â(tu) blanchisâ, bel-i-t â(il) blanchitâ, etc. Cet exemple illustre aussi la rĂ©duplication du contenu sĂ©mantique des flexions : -i- mar-que les verbes russes du deuxiĂšme groupe, -iĆĄâ marque la deuxiĂšme personne du singulier et les verbes du deuxiĂšme groupe. 20. Remarquons que les rĂ©duplications du contenu sĂ©mantique par des morphĂšmes diffĂ©rents sont caractĂ©ristiques en gĂ©nĂ©ral des langues flexionnelles (Ć ajkevi (2010 [2009], § 46)).
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 37
La question de la mise en forme lexicale (par la racine et/ou par un affixe dĂ©rivationnel) ou grammaticale (par la flexion et/ou par un affixe formant un paradigme grammatical) de lâopposition âtĂ©-liqueâ / âatĂ©liqueâ est trĂšs importante : si la tĂ©licitĂ© nâest pas quâune propriĂ©tĂ© lexicale, la nature grammaticale de lâaspect russe sera con-firmĂ©e. La tĂ©licitĂ© est donc comprise ici comme une expression mor-phologique (par un morphĂšme lexical ou grammatical) dâun chan-gement qualitatif du procĂšs. La problĂ©matique concernant la nature lexicale ou grammaticale de lâaspect slave reste parmi les questions Ă©ternelles de la slavistique qui nâarrivent pas Ă trouver leur solution. Il y a trois points de vue sur ce sujet, dont les deux premiers soulignent le caractĂšre gram-matical, alors que le troisiĂšme opte pour la nature lexicale de lâas-pect slave : 1) lâaspect est une catĂ©gorie grammaticale comparable aux paradigmes de formes flĂ©chies dâun mĂȘme mot (cf. Vinogradov (1972 [1947), Isa enko (1976 [1962]), Bogus awski (1992)) ; 2) lâaspect est une catĂ©gorie grammaticale reposant sur la rĂ©partition des mots dans des classes, comparable au genre des noms inanimĂ©s (cf. Padu eva (1996 : 85), Bondarko (1997 : 145), Lehmann (1997 : 54)) ; 3) lâaspect est une catĂ©gorie dĂ©rivationnelle (lexico-grammaticale) (cf. Dahl (1985 : 85), Bybee, Perkins & Pagliuca (1994), Mehlig (1997 : 184-185)). De fait, les deux premiers points de vue soulignent le caractĂšre complexe de la catĂ©gorie de lâaspect, qui peut se comporter comme un paradigme des formes flĂ©chies dâun verbe (systĂšme de conjugai-son) ou bien comme une classe de mots rĂ©unissant la catĂ©gorisation des propriĂ©tĂ©s formelles associĂ©e Ă une catĂ©gorisation rĂ©fĂ©rentielle. Par exemple, le processus (catĂ©gorisation rĂ©fĂ©rentielle) est associĂ© Ă lâimperfectif verbal (catĂ©gorisation grammaticale) tout comme le genre naturel des substances au genre nominal. En revanche, le troi-siĂšme point de vue prend en considĂ©ration le type affixal de la for-mation des formes aspectives, ce qui les rapproche de la dĂ©rivation lexicale. Pour comprendre la nature de lâaspect, examinons la mise en forme en russe et en français de lâopposition sĂ©mantique primitive âtĂ©liqueâ / âatĂ©liqueâ marquĂ©e au niveau de la racine et/ou de lâaffixe (prĂ©fixe et/ou suffixe).
4.1. Racine : télicité lexicale
Lorsque la tĂ©licitĂ© est portĂ©e par la racine, il sâagit de la tĂ©licitĂ© lexicale. En russe, lâopposition âtĂ©liqueâ / âatĂ©liqueâ marquĂ©e lexi-
38 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
calement peut avoir une fonction grammaticale 21. Deux cas de figure se prĂ©sentent : 1) la supplĂ©tion ou lâalternance supplĂ©tive rĂ©sultant dâune Ă©volution diachronique (a, b) ; 2) lâalternance synchronique (allomorphie) (c) 22. La racine atĂ©lique marque alors lâimperfectif, et la racine tĂ©lique, le perfectif ; autrement dit, la phase processive et la phase tĂ©lique du mĂȘme procĂšs :
a) âdireâ : govoritâ Imp / skazatâ Perf
b) âprendreâ : bratâ Imp / vzjatâ Perf
c) âramasserâ : sobratâ Perf / sobiratâ Imp 23
Lâopposition supplĂ©tive ou lâalternance au niveau de la racine sont des procĂ©dĂ©s lexicaux qui acquiĂšrent ici une fonction grammaticale consistant Ă marquer le couple aspectif. En effet, le perfectif est incompatible avec le prĂ©sent (ce qui est dĂ©jĂ accompli appartient au tiroir du passĂ©) ; lâimperfectif et le perfectif se trouvent donc en relation de substitution ; ils font partie du mĂȘme paradigme aspectuo-temporel. Cette fonction grammaticale acquise lors de lâĂ©volution historique du procĂ©dĂ© lexical est comparable aux paradigmes sup-plĂ©tifs de conjugaison en français (par exemple : aller, je vais, tuiras, etc.) (cf. Boukreeva (1996), Bonami & BoyĂ© (2003)). Chaque couple aspectif russe (a, b, c) correspond Ă un seul lexĂšme français exprimant les deux phases (processive et rĂ©sultative) du mĂȘme procĂšs (prendre, dire, ramasser). LâaspectualitĂ© ne se mani-feste donc pas en français dans ces cas-lĂ au niveau lexical, mais au niveau syntagmatique (par exemple, dire des bĂȘtises, ramasserdes fleurs (atĂ©liques) / dire une (deux) bĂȘtise(s), ramasser toutes les fleurs (tĂ©liques) 24 ; elle nâest pas portĂ©e par le lexĂšme lui-mĂȘme, mais par le caractĂšre quantisable du sujet ou de lâobjet. En revanche, lorsque le passage de lâatĂ©licitĂ© Ă la tĂ©licitĂ© se rĂ©a-lise comme une transition qualitative, le français opte pour la con-ceptualisation sĂ©parĂ©e des deux phases, contrairement au russe, qui les articule comme faisant partie du mĂȘme procĂšs 25 :
d) se reposer (otdyxatâ Imp) / rĂ©cupĂ©rer (otdoxnutâ Perf)e) passer (sdavatâ Imp) un examen / rĂ©ussir (sdatâ Perf) un examen
21. Vetters (1996 : 84) oppose la « rĂ©fĂ©rence virtuelle » Ă la « rĂ©fĂ©rence actuelle », Gosselin (2005 : 35), le procĂšs tel quâil est « montrĂ© / perçu » (aspect grammatical) au procĂšs tel quâil est « conçu » (aspect lexical). 22. Sur ces trois procĂ©dĂ©s, voir Boukreeva (1996). 23. Les ordres imperfectif / perfectif (a, b) et perfectif / imperfectif (c) correspon-dent ici Ă lâordre dĂ©rivationnel. 24. Comparer au russe govoritâ gluposti âdire des bĂȘtisesâ, sobiratâ cvety âramas-ser des fleursâ (atĂ©liques, imperfectifs) / skazatâ glupostâ âdire une bĂȘtiseâ, sobratâcvety âramasser les fleursâ (tĂ©liques, perfectifs). 25. Sur les Ă©quivalences traductives françaises des couples aspectifs russes, voir Milliaressi (2006).
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 39
Ces oppositions lexicales du français nâont pas de statut gramma-tical, puisque les deux lexĂšmes, lâun rĂ©fĂ©rentiellement atĂ©lique et lâautre tĂ©lique, peuvent se conjuguer au prĂ©sent et avoir une valeur atĂ©lique (4). Et de mĂȘme, au passĂ© dĂ©limitĂ© (passĂ© composĂ©, passĂ© simple, plus-que-parfait, etc.) 26, les deux lexĂšmes peuvent avoir une valeur tĂ©lique (5, 6) :
(4) Je me repose / Je rĂ©cupĂšre (atĂ©liques) (5) Je me suis reposĂ© (tĂ©lique ou atĂ©lique) (6) Jâai rĂ©cupĂ©rĂ© (tĂ©lique)
Le français sélectionne souvent la phase télique pour lui donner un équivalent lexical ; quant à la phase atélique, elle est souvent ex-primée par une périphrase, comme le montre la comparaison avec le russe :
f) ubeĆŸdatâ Imp âessayer de convaincreâ / ubeditâ Perf âconvaincreâ g) reĆĄatâ Imp âessayer de rĂ©soudreâ / reĆĄitâ Perf ârĂ©soudreâ
On notera donc que la tĂ©licitĂ© lexicale dans (a, b, c) a une fonc-tion grammaticale en russe, alors que la tĂ©licitĂ© lexicale dans (d, e) a une fonction lexicale en français. Autrement dit, le transfert mĂ©to-nymique âprocessusâ / ârĂ©sultatâ a une valeur grammaticale en russe, mais non en français. Les procĂšs de transition qualitative font partie des procĂšs dits « cu-mulatifs », selon lâapproche mĂ©rĂ©ologique de Krifka (Krifka (1986, 1998) ; voir aussi Filip (1999), Verkuyl (1999)). Les procĂšs cumu-latifs ne sont jamais tĂ©liques en anglais. Cette particularitĂ© est trans-posable au français. En rĂ©alitĂ©, on peut toujours imaginer un tĂ©los : par exemple, ingressif ou terminatif. Cependant, cela ne signifie pas que le procĂšs dynamique suivi du tĂ©los soit conceptualisĂ© dans la langue comme un seul procĂšs 27. Sur le plan conceptuel, les procĂšs de transition qualitative sont diffĂ©rents des procĂšs quantisables. Par exemple, Nathalie a mangĂ© la pomme en cinq minutes veut dire que le procĂšs âmanger une pommeâ a durĂ© cinq minutes et quâau bout de ces cinq minutes, au moment de lâanĂ©antissement de la partie comestible de la pomme, le tĂ©los du procĂšs a Ă©tĂ© atteint. Par contre, la relation entre les deux phases des procĂšs de transition quantitĂ© / qualitĂ© est moins mĂ©canique. Ainsi, Nathalie mâa convaincu en cinq minutes (f) ne veut pas dire que Nathalie a essayĂ© de me convaincre pendant cinq minutes (il est possible quâelle ait mis beaucoup plus de temps pour apporter ses arguments), mais que ces cinq derniĂšres minutes se sont rĂ©vĂ©lĂ©es
26. Jâappelle temps dĂ©limitĂ©s les tiroirs marquant une durĂ©e dĂ©limitĂ©e dans le temps. 27. Comparer avec les verbes russes qui ne forment pas de couples aspectifs, mais qui peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme prĂ©sentant une Ă©volution quantitative et une Ă©volution qualitative du mĂȘme procĂšs : guljatâ âse promenerâ et, au sens figurĂ©, âfaire la fĂȘteâ naguljatâsja âen avoir assez de se promener ou de faire la fĂȘte (arriver Ă saturation)â, zaguljatâ âsâadonner (tout dâun coup) Ă la vie festiveâ.
40 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
dĂ©cisives pour que je sois enfin convaincu. Autrement dit, les deux formes aspectives russes soulignent quâune partie ou la totalitĂ© de la phase quantitĂ© (atĂ©lique) est indispensable Ă la rĂ©alisation de la phase qualitĂ© (tĂ©lique).
4.2. Préverbe perfectivisant : télicité grammaticale, télicité lexicale ou télicité lexico-grammaticale
La tĂ©licitĂ© peut ĂȘtre portĂ©e par le prĂ©fixe. Dans ce cas, le verbe primitif atĂ©lique dĂ©note un Ă©tat ou un processus. Si lâimperfectif primitif est un verbe dâĂ©tat, la prĂ©fixation du per-fectif peut marquer lâingressivitĂ© ou avoir une fonction dĂ©limitative. Le verbe ingressif est tĂ©lique (lâĂ©tat est prĂ©cĂ©dĂ© dâun changement qualitatif) (h), alors que le verbe dĂ©limitatif est atĂ©lique (le prĂ©fixe marque la dĂ©limitation externe) (i) :
h) âĂȘtre maladeâ âtomber maladeâ : boletâ Imp zaboletâ Perf
i) âĂȘtre maladeâ âĂȘtre malade pendant quelque tempsâ : boletâ Imp po-boletâ Perf
Si lâimperfectif primitif dĂ©note un processus, le prĂ©fixe perfecti-visant peut marquer lâinchoativitĂ© atĂ©lique (j), lâarrivĂ©e du proces-sus Ă son terme naturel (k) ou bien la dĂ©limitation atĂ©lique externe (l) :
j) âcrierâ âcommencer Ă crierâ : kri atâ Imp zakri atâ Perf
k) âlireâ âlire qqch. jusquâau boutâ : itatâ Imp pro itatâ Perf
l) âlireâ âlire pendant quelque tempsâ : itatâ Imp po itatâ Perf
Les perfectifs tĂ©liques marquent une dĂ©limitation qualitative du procĂšs initiale (h) ou finale (k), alors que les perfectifs atĂ©liques marquent une dĂ©limitation quantitative externe du procĂšs au dĂ©but (h, j) ou au dĂ©but et Ă la fin (i, l). Par consĂ©quent, la prĂ©fixation perfectivisante marque la structura-tion interne (h, k) ainsi que la structuration externe (i, j, l) du pro-cĂšs. Sur le plan dĂ©rivationnel, il sâagit de deux types diffĂ©rents : 1) La dĂ©rivation grammaticale 28 (la formation du perfectif Ă partir de lâimperfectif ; les deux formes du verbe, imperfective et perfec-tive, se trouvent en relation dâopposition aspective) sâĂ©tablit entre les formes verbales dĂ©notant des processus et leur terme naturel (k). 2a) La dĂ©rivation lexicale suivie de la dĂ©rivation grammaticale con-cerne les verbes dâĂ©tat qui forment par prĂ©fixation un mode dâaction ingressif (perfectif) imperfectivisĂ© par la suite par un suffixe :
hâ) boletâ Imp âĂȘtre maladeâ zaboletâ Perf âtomber maladeâ zabolevatâ Imp
âĂȘtre en train de tomber maladeâ ou âtomber malade plusieurs foisâ
28. Ce terme, dérivation grammaticale, est proposé par Lehmann (1997).
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 41
Sur le plan grammatical, lâimperfectif boletâ âĂȘtre maladeâ nâa pas de corrĂ©latif aspectif. En revanche, son dĂ©rivĂ© perfectif zaboletâ âtom-ber maladeâ forme son corrĂ©latif imperfectif zabolevatâ âĂȘtre en train de tomber maladeâ ou âtomber malade plusieurs foisâ. 2b) La dĂ©rivation lexico-grammaticale est une formation de perfec-tiva tantum : inchoatifs ( j) ou dĂ©limitatifs (l). Ces modes dâaction sont marquĂ©s par le perfectif, qui nâa pas de corrĂ©latif imperfectif sur le plan grammatical 29. Ainsi, le russe marque lâopposition sĂ©mantique âtĂ©liqueâ / âatĂ©liqueâ par les oppositions morphologiques verbe non prĂ©fixĂ© (atĂ©lique) / verbe prĂ©fixĂ© (tĂ©lique) 30 (k) et verbe prĂ©fixĂ© (tĂ©lique) / verbe suffixĂ© (atĂ©lique) (hâ). Le couple aspectif reprĂ©sente le mĂȘme lexĂšme, oĂč les deux formes du verbe (imperfective et perfective) constituent le mĂȘme paradigme aspectuo-temporel. La dĂ©rivation aspective grammaticale (1) doit ĂȘtre distinguĂ©e de la dĂ©rivation aspectuelle lexicale (2a) ou lexico-grammaticale (2b), ainsi que de la dĂ©rivation lexicale verbale en gĂ©nĂ©ral, qui concerne la formation de nouveaux lexĂšmes (m) :
m) âlireâ / ârelireâ : itatâ Imp / pere itatâ Perf
En effet, le verbe primitif itatâ Imp ainsi que le verbe dĂ©rivĂ© pere-itatâ Perf forment des couples aspectifs diffĂ©rents (k et n) :
k) âlireâ âlire qqch. jusquâau boutâ : itatâ Imp pro itatâ Perf
n) ârelire (une fois)â / ârelire (plusieurs fois)â pere itatâ Perf / pere ityvatâ Imp
Dans les deux cas (k, n), il sâagit de prĂ©fixation, câest pourquoi le statut dĂ©rivationnel ou grammatical des oppositions aspectives est largement discutĂ© par les aspectologues slavisants. En effet, le nombre de prĂ©fixes est trĂšs important et ils sont issus des prĂ©fixes spatiaux, ce qui laisse supposer quâils ne sont pas porteurs que de propriĂ©tĂ©s aspectives (grammaticales), mais quâils comportent aussi des propriĂ©tĂ©s sĂ©mantiques supplĂ©mentaires (lexicales) (par exemple : na- âsurâ, po- âle long deâ, pro- âĂ traversâ, etc.), sinon un seul prĂ©-fixe aurait suffi 31.
29. Le perfectif et lâimperfectif qui forment un couple aspectif doivent ĂȘtre sĂ©man-tiquement substituables dans un contexte du prĂ©sent historique (cf. Maslov (2004c [1972] : 109)). 30. Des exceptions existent lorsque le modĂšle prĂ©fixal est en concurrence avec le modĂšle suffixal : kupitâ Perf / pokupatâ Imp âacheterâ. 31. Il y a deux groupes de prĂ©fixes en russe : le sens des premiers est issu des rela-tions spatiales et celui des seconds, de la nĂ©gation. Les prĂ©fixes de nĂ©gation ne per-fectivisent pas lâimperfectif. Quant aux prĂ©fixes spatiaux, ils sont rĂ©partis en deux groupes : ceux qui sĂ©lectionnent des bases statiques et dynamiques (par exemple, za- âderriĂšreâ : zadvorki âarriĂšre-courâ, zabeĆŸatâ âpasser en coup de ventâ (âder-riĂšre + courirâ)) et ceux qui sĂ©lectionnent uniquement des bases dynamiques (par exemple, v- âdansâ (âdirigĂ© vers lâintĂ©rieurâ), vy- âenâ (âdirigĂ© de lâintĂ©rieur vers lâextĂ©rieurâ) : vxoditâ âentrer (Ă pied)â (âdans + marcherâ), vyvintitâ âdĂ©visserâ (âen
42 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Le niveau de grammaticalisation de ces prĂ©fixes est diffĂ©rent. Ainsi, le prĂ©fixe s- dans delatâ Imp / sdelat Perf âfaireâ a perdu son sens spatial ; en revanche, le prĂ©fixe dynamique vy- dans pitâ Imp âboireâ / vypitâ Perf âboire la totalitĂ© de qqch.â (âfaire sortir qqch.â + âboireâ) ne lâa pas perdu complĂštement. En français moderne, il nây a pas de prĂ©fixes Ă valeur tĂ©lique. En revanche, en ancien français, certains prĂ©fixes Ă©taient porteurs de sens aspectuels et servaient Ă exprimer des distinctions aspectuelles (cf. Martin (1971), Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003), Patard & De Mulder (dans ce volume)). Selon ces auteurs, les deux prĂ©verbes les plus productifs Ă©taient a- et en- :
a- : penser / apenser âpenserâ / âcommencer Ă penserâ courir / acourir âcourirâ / âse mettre Ă courirâ
en- : dormir / endormir âdormirâ / âcommencer Ă dormirâ amer / enamer âaimerâ / âtomber amoureuxâ
Le préverbe a- dans apenser, acourir a une valeur inchoative ; le préfixe en- dans endormir et enamer est ingressif. Patard & De Mulder, qui ont analysé le préverbe en-, ont trouvé 144 bases avec lesquelles se combine ce préfixe inchoatif en an-cien français. Cependant, leur conclusion est sans appel :
[âŠ] mĂȘme si la prĂ©verbation en en- sâest rĂ©vĂ©lĂ©e productive en ancien fran-çais en comparaison avec la langue moderne, son rendement semble extrĂȘme-ment limitĂ© par rapport Ă dâauthentiques prĂ©verbes aspectuels comme ceux du russe. (p. 94) [âŠ] nous sommes loin des 1 500 bases des prĂ©verbes russes les plus produc-tifs. (ibid.)
En effet, le systÚme aspectuel a été hérité du latin classique (o, p) et perdu en moyen français (q) (voir Haverling (2000 : 292-315) cité par Patard & De Mulder) :
o) arescere âsĂ©cherâ / inarescere (ingressif) / exarescere (conclusif) 32p) suadere âessayer de persuaderâ / persuadere âpersuaderâ (conatif) 33q) suadere, persuadere âessayer de persuaderâ ou âpersuaderâ (conatif) 34
Archaimbault (1999 : 18) souligne que la comparaison du russe avec le latin classique doit ĂȘtre relativisĂ©e parce quâelle nâest valable que pour quelques crĂ©ations pĂ©riphĂ©riques :
+ visser (une vis)â). Les prĂ©verbes de cette deuxiĂšme catĂ©gorie sont porteurs de sens tĂ©lique (voir Boukreeva-Milliaressi (2001 : 162-176)). 32. Comparer avec le russe : soxnutâ Imp âsĂ©cherâ / vysoxnytâ Perf (prĂ©fixe direc-tionnel âsortirâ + âsĂ©cherâ) âĂȘtre complĂštement secâ. 33. Comparer avec lâopposition imperfectif / perfectif en russe : ubeĆŸdatâ Imp âes-sayer de convaincreâ / ubeditâ Perf âconvaincreâ. 34. Sur les conatifs, voir Forsyth (1970 : 49).
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 43
Ainsi le couple jacere / jactare ( jeter) aurait Ă©voluĂ© de la mĂȘme façon que le russe brositâ / brosatâ, par dĂ©rivation Ă valeur itĂ©rative Ă partir de la forme simple. Il en serait de mĂȘme du couple appariĂ© ejicere / ejectare (rejeter) et du russe vybrositâ / vybrasyvatâ. Mais de telles comparaisons, si elles sont Ă©clairantes, ne suffisent pas Ă expliquer la systĂ©maticitĂ© du phĂ©nomĂšne dans les langues slaves.
En français moderne, sur le plan synchronique, ces prĂ©fixes latins font partie de la racine du mot. La corrĂ©lation âtĂ©liqueâ / âatĂ©liqueâ se situe donc uniquement au niveau rĂ©fĂ©rentiel. Par exemple, le prĂ©fixe latin par- Ă©tait associĂ© Ă lâachĂšvement et la perfection. Le français lui attribue le sens de âarriver Ă un certain Ă©tat, degrĂ© ou rĂ©sultatâ : parcourir, parfaire, parvenir 35. Le prĂ©fixe latin per- Ă©tait associĂ© Ă âde bout en boutâ. En français, les verbes en per- correspondent Ă âĂ traversâ et âpendantâ : perdu-rer (âdurer longtempsâ : ce sens a disparu au XIXe siĂšcle au profit de âse perpĂ©tuerâ), perfection (âachĂšvement completâ). Le prĂ©fixe pour- signifie que lâaction est menĂ©e Ă son terme jus-quâĂ la limite : poursuivre, pourchasser, pourparler. On remarquera Ă©galement que, dans abdiquer, emmĂ©nager, ex-porter, propulser, il est possible de relever le sens directionnel des anciens prĂ©fixes, qui marquent la direction spatiale du mouvement exprimĂ© par la base. On notera que les prĂ©fixes spatiaux dynamiques marquent la di-rection vers le terme naturel ; ils sont forcĂ©ment porteurs de tĂ©licitĂ©, puisquâils sĂ©lectionnent des bases dynamiques, contrairement aux prĂ©fixes spatiaux statiques, qui peuvent sĂ©lectionner des bases sta-tiques ou des bases dynamiques. Autrement dit, les prĂ©verbes tout comme les racines peuvent ĂȘtre porteurs de tĂ©licitĂ© rĂ©fĂ©rentielle en russe et en français ; les prĂ©verbes peuvent Ă©galement ĂȘtre porteurs de tĂ©lĂ©citĂ© grammaticale en russe. La tĂ©licitĂ© grammaticale des prĂ©-fixes se rĂ©alise dans lâopposition verbe simple (atĂ©lique) / verbe prĂ©-fixĂ© (tĂ©lique) en russe.
4.3. Suffixes : atélicité grammaticale
Le suffixe peut ĂȘtre imperfectivisant (former lâimperfectif Ă partir du perfectif) ou perfectivisant (former le perfectif Ă partir de lâim-perfectif) en russe. Par exemple, le suffixe -yva-/-iva-, qui imperfectivise le perfectif, est porteur de sens atĂ©lique, puisquâil marque une action rĂ©pĂ©tĂ©e ou itĂ©rative :
r) razdumatâ Perf razdumyvatâ Imp âchanger dâavis une fois / plusieurs foisâ
En revanche, le suffixe -nu- perfectivise lâimperfectif sans ĂȘtre porteur de sens tĂ©lique ou atĂ©lique : 35. Voir le Dictionnaire historique de la langue française (Rey dir. (1992)).
44 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
s) stu atâ Imp âfrapper (Ă la porte)â stuknutâ Perf âcogner un coup (Ă la porte)â
t) kuritâ Imp âfumerâ kurnutâ Perf âprendre quelques bouffĂ©es dâune ciga-retteâ (parlĂ©)
4.3.1. Suffixes imperfectivisants
Le suffixe russe -yva-/-iva- a un statut particulier. Ainsi, Vinogra-dov (1972 [1947] : 351) souligne la position prĂ©flexionnelle de ce suffixe dans le paradigme du prĂ©sent et son caractĂšre fusionnel avec la flexion. On remarquera Ă©galement que lâabsence de suffixe alter-natif et la rĂ©gularitĂ© de son adjonction aux bases tĂ©liques verbales afin dâimperfectiviser le verbe primitif le rapprochent effectivement des flexions. Il porte le sens atĂ©lique indĂ©pendamment de la compo-sition morphologique du perfectif correspondant ; ce sens est donc identifiable indĂ©pendamment de lâopposition aspective (perfectif / imperfectif). En revanche, lâopposition des suffixes -a- (-ja-) / -i- est porteuse de sens tĂ©lique / atĂ©lique dans les oppositions aspectives perfectif / imperfectif :
u) ârĂ©soudreâ / âchercher la solutionâ : reĆĄitâ Perf / reĆĄatâ Imp
v) âpardonnerâ : prostitâ Perf / proĆĄ atâ Imp
w) âatterrirâ : prizemlitâ Perf / prizemljatâ Imp
Les suffixes verbaux français ne marquent pas lâopposition sĂ©man-tique âtĂ©liqueâ / âatĂ©liqueâ. En revanche, ils peuvent ĂȘtre porteurs de la propriĂ©tĂ© âduratifâ et impliquer, par consĂ©quent, lâatĂ©licitĂ© du verbe. En effet, lâopposition aspective âtĂ©liqueâ / âatĂ©liqueâ se trouve en relation avec lâopposition rĂ©fĂ©rentielle âponctuelâ / âduratifâ,puisque lâatĂ©licitĂ© est prototypiquement durative (âse promenerâ, ârĂ©flĂ©chirâ) et que le tĂ©los est ponctuel (âexploserâ, âĂ©claterâ). Ce-pendant, ce lien nâest pas automatique : tous les procĂšs atĂ©liques ne sont pas duratifs, de mĂȘme que tous les procĂšs tĂ©liques ne sont pas ponctuels. En effet, lâopposition âponctuelâ / âduratifâ ne con-cerne pas la durĂ©e rĂ©elle des procĂšs, mais leur structure temporelle interne. Autrement dit, la durĂ©e interne est conditionnĂ©e par la con-ceptualisation du prolongement relatif du procĂšs, qui peut soit ĂȘtre trop court pour avoir une durĂ©e (entrer, retentir, tressaillir), soit avoir une durĂ©e quelconque (acheter, rĂ©pondre, rester). Si lâon analyse la structuration interne du procĂšs, son caractĂšre duratif ou ponctuel, tel quâil est conceptualisĂ© dans la langue, con-cernera sa capacitĂ© Ă durer dans le temps, indĂ©pendamment de sa nature tĂ©lique ou atĂ©lique (par exemple, âlire un livreâ, âĂȘtre heu-reuxâ, âavoir conscience de qqch.â sont duratifs ; âtressaillirâ, âpous-ser un criâ, âavoir compris qqch.â sont non-duratifs). Dans cette optique, la propriĂ©tĂ© conceptuelle âduratifâ nâest pas opĂ©rationnelle pour distinguer lâimperfectif et le perfectif des verbes dĂ©notant des procĂšs duratifs. En revanche, la propriĂ©tĂ© âponctuelâ
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 45
peut ĂȘtre dĂ©finitoire, puisquâelle exige automatiquement le perfectif, sans que ce perfectif soit tĂ©lique.
4.3.2. Suffixe perfectivisant
Sur le plan rĂ©fĂ©rentiel, le russe sĂ©lectionne et conceptualise une microphase dâun procĂšs itĂ©ratif qui est toujours marquĂ©e par le per-fectif suffixĂ© en -nu- ; le perfectif dĂ©rivĂ© reste atĂ©lique :
(x) drognutâ Perf âavoir un frissonâ, formĂ© sur droĆŸatâ Imp âfrissonnerâ (y) skripnutâ Perf âfaire un grincementâ, formĂ© sur skripetâ Imp âgrincerâ
Ce type de procĂšs est associĂ© aux procĂšs ponctuels qui peuvent ĂȘtre marquĂ©s non seulement par un suffixe mais aussi par la racine (remarquer â zame atâ Imp / zametitâ Perf) Les procĂšs ponctuels ne sont pas forcĂ©ment instantanĂ©s, mais ils sont vus comme tels. Koschmieder (1962 [1934] : 144) remarque que les procĂšs ponctuels sont imprĂ©visibles, quâon constate leur avĂš-nement lorsquâils ont dĂ©jĂ eu lieu et donc appartiennent au passĂ©, quâils sont incompatibles avec le prĂ©sent actuel. Par consĂ©quent, les procĂšs ponctuels sont nĂ©cessairement non-intentionnels. Par exemple, le procĂšs âse tromperâ est conceptualisĂ© en français comme ponctuel, puisque le prĂ©sent de Vous vous trompez signifie en rĂ©alitĂ© que lâerreur est dĂ©jĂ faite ; mĂȘme lorsquâon dit Ă son in-terlocuteur Vous ĂȘtes en train de vous tromper, câest, en rĂ©alitĂ©, une maniĂšre voilĂ©e de dire que lâerreur est faite mais quâil est encore possible de la corriger. Pour identifier les verbes ponctuels, Koschmieder formule un test dâincompatibilitĂ© avec la question suivante : Quâest-ce que tu fais actuellement ? Glovinskaja (1982 : 44), quant Ă elle, propose un test de compatibilitĂ© avec le prĂ©sent actuel : on doit pouvoir complĂ©ter une phrase de type Regarde, ⊠Par exemple :
(7) a) Regarde, il atteint le sommet 36 b) Regarde, il nous remarque / *a remarqués
Atteindre nâest donc pas ponctuel, alors que remarquer lâest. La conceptualisation nâest pas forcĂ©ment liĂ©e Ă la nature objective du procĂšs. Ainsi, âarriverâ est conceptualisĂ© comme duratif en fran-çais (8a) et comme ponctuel en russe (8b) :
(8) a) Regarde ma grand-mĂšre qui arrive b) * Smotri, moja babuĆĄka prixodit
On peut Ă©galement donner lâexemple du mĂȘme procĂšs sur le plan conceptuel, mais articulĂ© diffĂ©remment non seulement dans deux langues, mais mĂȘme au sein de la mĂȘme langue. Par exemple, le 36. Je remercie Svetlana Vogeleer pour cet exemple.
46 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
verbe russe skon atâsja âdĂ©cĂ©derâ est conceptualisĂ© comme momen-tanĂ© et irrĂ©vocable, il ne peut pas avoir de durĂ©e et ne peut pas ĂȘtre employĂ© au prĂ©sent au sens de âĂȘtre en train de dĂ©cĂ©derâ. Ce nâest pas le cas de son Ă©quivalent français dĂ©cĂ©der (9), ni des synonymes russes (umiratâ Imp / umeretâ Perf âmourirâ) (10a) et français mourir(10b), qui peuvent ĂȘtre conçus comme exprimant des phases duratives antĂ©rieures au tĂ©los (Ă la mort) :
(9) Les soins palliatifs, câest pour les patients qui sont en train de dĂ©cĂ©-der. (N. Kentish-Barnes, DEA dâĂ©thique mĂ©dicale et biologie, 2003, Internet)
(10) a) On medlenno umiraet b) Il meurt lentement
Les procĂšs Ă caractĂšre ponctuel de ce type sont tĂ©liques et ne con-ceptualisent quâun tĂ©los sans dĂ©veloppement. Cela ne signifie pas quâune phase Ă©volutive est absente, cela veut dire tout simplement quâune phase antĂ©rieure au tĂ©los nâest pas conceptualisĂ©e. Ils sont conçus comme procĂšs uniques et marquĂ©s par le perfectif ; lâimper-fectif dĂ©rivĂ© est incompatible avec le prĂ©sent actuel, il ne marque que la rĂ©pĂ©tition. Autrement dit, câest la tĂ©licitĂ© qui reste la propriĂ©tĂ© dĂ©finitoire de ce type de procĂšs. En revanche, un groupe de procĂšs ponctuels, dits semelfactifs, sont dĂ©notĂ©s par des verbes atĂ©liques qui marquent une parcelle trĂšs courte du processus. Cette parcelle nâest pas un tĂ©los. Si cette petite parcelle atĂ©lique est choisie pour ĂȘtre conceptualisĂ©e comme une entitĂ©, câest parce quâelle reprĂ©sente une composante dâune entitĂ© composĂ©e de parcelles analogues (par exemple, âfris-sonnerâ est composĂ© dâune sĂ©rie de frissons). Cette parcelle est donc inhĂ©rente Ă la structure interne du procĂšs. Ainsi, le verbe dĂ©notant le procĂšs composĂ© de parcelles analogues est appelĂ© en slavistique multiplicatif, tandis que le verbe qui dĂ©signe une de ces parcelles est appelĂ© semelfactif. Les verbes multiplicatifs 37 impliquent une certaine durĂ©e et une absence du tĂ©los, ils sont marquĂ©s par lâimper-fectif. De façon trĂšs conventionnelle, ils peuvent ĂȘtre comparĂ©s avec les substantifs massifs, par opposition aux verbes semelfactifs per-fectifs, qui peuvent ĂȘtre comparĂ©s avec les substantifs comptables. Les verbes multiplicatifs sont imperfectifs en russe et dĂ©notent des procĂšs : â sonores :
skripetâ â grincerstu atâ â frapper
37. Ce terme a été proposé par Maslov (2004b [1965] : 393), qui fait référence à Andreiczin (1938 : 20). Sur la pluriactionnalité des prédicats, voir Xrakovskij (1997).
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 47
â lumineux :
migatâ â clignotersverkatâ â Ă©tinceler
â visuels :
ka atâ â balancermaxatâ â agiter
Ce sont des procĂšs homogĂšnes (sans Ă©volution) constituĂ©s dâune quantitĂ© de microphases. La seule microphase du procĂšs multipli-catif (imperfectif) est marquĂ©e en russe par le perfectif semelfactif suffixĂ© en -nu-, qui reste atĂ©lique : migatâ Imp mignutâ Perf âcli-gnoterâ. La question de savoir si le multiplicatif et son semelfactif forment le mĂȘme couple aspectif reste Ă dĂ©battre. Maslov (2004a [1964]) qualifie ce type de couples comme « aspectifs approximatifs ». Remarquons quâen français les verbes multiplicatifs peuvent avoir une lecture multiplicative (11a) aussi bien quâune interprĂ©tation semel-factive (11b), en fonction du contexte grammatical et situationnel :
(11) a) Elle frissonna pendant quelques secondes b) Elle entendit un bruit et frissonna
Il est toutefois à noter que le temps délimité déclenche prioritaire-ment la lecture semelfactive (12a), sauf indication contraire (11a). En revanche, le temps non délimité déclenche une interprétation multiplicative (12b) :
(12) a) Elle a frissonné b) Elle frissonnait
MalgrĂ© ce double emploi (multiplicatif / semelfactif), le français recourt Ă des moyens lexicaux pour spĂ©cifier le sens semelfactif de façon univoque : frissonner â avoir un frisson, cligner (les yeux)â faire un clin dâĆil, etc.
4.3.3. Suffixes fréquentatifs
En français, on peut mentionner les suffixes qui marquent une « pluriactionnalitĂ© interne » (cf. Tovena & Kihm (2008), Amiot & Stosic (2011)) et lâatĂ©licitĂ© rĂ©fĂ©rentielle ; cette atĂ©licitĂ© concerne le dĂ©roulement interne du procĂšs, elle implique lâabsence du terme naturel. On remarquera que ce type de dĂ©rivation est lexical (modes dâaction) et non grammatical (aspect). Il sâagit de suffixes frĂ©quen-tatifs de type -onn(er) (chantonner), -nich(er) (pleurnicher), -ot(er)(vivoter, neigeoter, pluvioter), -aill(er) (courailler, criailler), etc. Ces suffixes prĂ©sentent les procĂšs homogĂšnes dynamiques dĂ©notĂ©s par la base (vivre, neiger, pleuvoir, courir, crier) comme discontinus et divisĂ©s en de multiples parcelles qui se suivent dans le temps.
48 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Les suffixes frĂ©quentatifs français concernent la dĂ©rivation lexi-cale, puisquâils forment de nouveaux lexĂšmes et que le primitif et le dĂ©rivĂ© (chanter chantonner) ne sont pas grammaticalement substituables. Ces suffixes marquent donc le mode dâaction et non lâaspect. Parmi les verbes de pluridirectionnalitĂ© interne, il faut distinguer les verbes frĂ©quentatifs, dans lesquels le rĂŽle du suffixe est de mar-quer la discontinuitĂ© des procĂšs continus, et les verbes multiplica-tifs, dans lesquels la discontinuitĂ© du procĂšs est marquĂ©e par la base : frissonner, Ă©tinceler, frapper, etc. 38
5. CONCLUSION
Dans cet article, jâai voulu prĂ©senter et dĂ©velopper la distinction fondamentale de la thĂ©orie aspectuelle entre la structuration interne et la structuration externe du procĂšs, en soulignant son importance capitale non seulement sur le plan grammatical (voir Milliaressi (Ă paraĂźtre)), mais aussi sur le plan lexical. Voici quelques rĂ©sultats de cette recherche sur le plan lexical : â La structuration interne du procĂšs est relative Ă sa nature ontolo-gique et prĂ©sente sa segmentation en phases dâĂ©volution interne : (i) processus (ii) terme naturel (iii) Ă©tat. â La dĂ©limitation externe du procĂšs concerne sa durĂ©e indĂ©pendam-ment de sa structure interne, elle prĂ©sente deux points externes sur lâaxe temporel : dĂ©but et fin. â Les deux types de segmentation (interne et externe) sâarticulent diffĂ©remment dans les langues slaves et dans les langues romanes et germaniques : les langues slaves grammaticalisent la structuration interne et lexicalisent la dĂ©limitation externe du procĂšs, alors que les langues romanes et germaniques lexicalisent sa structuration in-terne et grammaticalisent sa structuration externe. â Les modes dâaction (Aktionsarten) spĂ©cifient les deux types de structuration (interne et externe) du procĂšs Ă travers la structure mor-phologique des verbes ; câest une catĂ©gorie lexicale qui complĂšte la catĂ©gorie grammaticale de lâaspect. â Les modes dâaction impliquent la dĂ©rivation lexicale et la forma-tion des mots ; la catĂ©gorie grammaticale de lâaspect implique la for-mation des formes de mots (comparables aux formes flĂ©chies). â Sur le plan sĂ©mantique, la structuration interne du procĂšs corres-pond Ă lâopposition âtĂ©liqueâ / âatĂ©liqueâ relative Ă lâarticulation sĂ©mantique et non conceptuelle (ontologique) du procĂšs. Elle varie
38. Le suffixe imperfectif russe -yva-/-iva- a une valeur frĂ©quentative lorsquâil sâapplique Ă des bases homogĂšnes dynamiques contrĂŽlables ; le sens du verbe dĂ©-rivĂ© est âavoir eu lâhabitude de faire qqch. dans le passĂ©â : govoritâ Imp âdireâ go-varivatâ Imp âavoir eu lâhabitude de dire qqch. dans le passĂ©â.
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 49
en fonction du type de langues et de la langue spĂ©cifique. Ainsi, le russe, en tant que langue flexionnelle, conceptualise le processus et le terme naturel comme un procĂšs unique Ă deux phases dĂ©notĂ©es chacune par une forme aspective du mĂȘme verbe tĂ©lique, alors que le français opte pour la prĂ©sentation plus analytique des deux phases, quâil conceptualise comme deux procĂšs autonomes prĂ©sentĂ©s par deux lexĂšmes diffĂ©rents (lorsquâil sâagit du passage de la quantitĂ© Ă la qualitĂ©) ou bien par un seul lexĂšme gĂ©nĂ©rique englobant la phase atĂ©lique et la phase tĂ©lique (lorsquâil sâagit des procĂšs quantisĂ©s). â Sur le plan lexical, la dĂ©limitation externe du procĂšs est en rela-tion avec les modes dâaction inchoatif et dĂ©limitatif en russe. Jâai dĂ©veloppĂ© ailleurs (voir Milliaressi (2010, Ă paraĂźtre), ainsi que la prĂ©sentation de ce volume (Milliaressi & Vogeleer (dans ce vo-lume))) le rĂŽle particulier de lâĂ©valuation du dĂ©roulement du procĂšs par le locuteur, qui fait partie du sens aspectuel de ce type de lexĂšmes. Plusieurs questions restent encore Ă approfondir, en particulier la relation entre lâĂ©valuation aspective et lâĂ©valuation modale dans les langues de diffĂ©rents types, ainsi que la relation entre leur gramma-ticalisation et leur lexicalisation.
TATIANA MILLIARESSIUniversité Charles de Gaulle - Lille 3
STL - UMR 8163 du CNRS
RĂFĂRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ACKERMAN F., BLEVINS J.P. & MALOUF R. (2009), « Parts and wholes: im-plicative patterns in inflectional paradigms », in Blevins J. & Blevins J.P. eds, Analogy in Grammar. Form and acquisition, Oxford, Oxford University Press, pp. 54-82.
AGRELL S. (1962), AspektÀnderung und Aktionsartbildung beim polnischen Zeitworte. Ein Beitrag zum Studium der indogermanischen PrÀver-bia und ihrer Bedeutungsfunktionen, Lund, HÄkan Ohlssons Buch-druckerei ; éd. orig., 1908.
AMIOT D. & STOSIC D. (2011), « Sautiller, voleter, dansoter : évaluation, pluriactionnalité, aspect », in Arjoca-Ieremia E., Avezard-Roger C., Goes J., Moline E. & Tihu A. éds, Temps, aspect et classes de mots : études théoriques et didactiques, Arras, Artois Presses Université, pp. 277-297.
ANDREJCZIN L. (1938), Kategorie znaczeniowe konjugacji bu garskiej, Kra-kĂłw, Nak adem Polskiej akademii umiejetno ci.
ARCHAIMBAULT S. (1999), PrĂ©histoire de lâaspect verbal. LâĂ©mergence de la notion dans les grammaires russes, Paris, CNRS Ăditions.
ARONOFF M. (1994), Morphology by itself. Stems and inflectional classes,Cambridge (Mass.), The MIT Press.
BACHE C. (1982), « Aspect and Aktionsart: towards a semantic distinction », Journal of Linguistics 18.1, pp. 57-72.
50 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
BOGUS AWSKI A. (1992), Two Essays on Inflection, Warszawa, Wydaw-nictwo Energeia.
BONAMI O. & BOYà G. (2003), « Supplétion et classes flexionnelles dans la conjugaison du français », Langages 152, pp. 102-126.
BONDARKO .V. (1997), « tvety na voprosy ankety aspektologi eskogo seminara filologi eskogo fakulâteta MGU », in ertkova M.Ju. Ă©d., pp. 143-145.
BOOIJ G. (2010), Construction Morphology, Oxford, Oxford University Press.
BORILLO A. (1988), « Quelques remarques sur quand connecteur tempo-rel », Langue française 77, pp. 71-91.
BOUKREEVA T. (1996), « Lâalternance et la supplĂ©tion lexicales (Ă©tude com-parative du français et du russe) », in Fougeron I. Ă©d., Ătudes russes. MĂ©langes offerts au professeur Louis Allain, Villeneuve dâAscq, Presses Universitaires du Septentrion, pp. 137-149.
BOUKREEVA-MILLIARESSI T. (2001), Vers un dictionnaire bilingue dâini-tiation aux mĂ©canismes de crĂ©ation lexicale (russe français),Villeneuve dâAscq, Presses Universitaires du Septentrion.
BREU W. (1998), « Komplexe aktionale Verbklassen, insbesondere Incho-ativa », in Berger T. & Raecke J. Hrsg., Slavistische Linguistik 1997. Referate des XXIII. Konstanzer Slavistischen Arbeitstreffens, Blau-beuren, 26.-28.8.1997, MĂŒnchen, Verlag Otto Sagner, pp. 55-80.
BYBEE J.L., PERKINS R. & PAGLIUCA W. (1994), The Evolution of Gram-mar. Tense, aspect and modality in the languages of the world, Chi-cago, The University of Chicago Press.
ERTKOVA M.Ju. Ă©d. (1997), rudy aspektologi eskogo seminara filologi-eskogo fakulâteta MGU im. M.V.Lomonosova, vol. 2, M skva, Iz-
datelâstvo MGU. (1998), ipologija vida, skva, Ć kola âJazyki russkoj kulâturyâ. COMRIE B. (1976), Aspect. An introduction to the study of verbal aspect
and related problems, Cambridge (UK), Cambridge University Press. DAHL Ă. (1985), Tense and Aspect Systems, Oxford / New York, Basil
Blackwell. DESCLĂS J.-P. (2000), « Imparfait narratif et imparfait de nouvel Ă©tat en fran-
çais », communication au colloque de Cracovie, septembre 2000, 27 p., http://lalic.paris-sorbonne.fr/PUBLICATIONS/descles/Imparfait Cracovie.pdf.
DESCLĂS J.-P. & GUENTCHĂVA Z. (2010), « RĂ©fĂ©rentiels aspecto-temporels : une approche formelle et cognitive appliquĂ©e au français », in Neveu F., Muni Toke V., Durand J., Klingler T., Mondada L. & PrĂ©vost S. Ă©ds, pp. 1675-1696, http://www.linguistiquefrancaise.org/articles/ cmlf/pdf/2010/01/cmlf2010_000259.pdf.
DE VUYST J. (1983), « Situations-descriptions: temporal and aspectual se-mantics », in ter Meulen A.G.B. ed., Studies in Modeltheoretic Se-mantics, Dordrecht, Foris Publications, pp. 161-176.
DOWTY D.R. (1977), « Toward a semantic analysis of verb aspect and the English âimperfectiveâ progressive », Linguistics and Philosophy1.1, pp. 45-77.
DUFRESNE M., DUPUIS F. & TREMBLAY M. (2003), « Preverbs and par-ticles in Old French », Yearbook of Morphology 2003, pp. 33-60.
ENGELS F. (2001), Dialectique de la nature, Ă©d. Ă©lectronique par J.-M. Trem-blay, http://www.meeus-d.be/marxisme/classiques/dialnatindex.html ;
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 51
1e Ă©d., Paris, Ăditions Sociales, 1968 ; Ă©d. russe, Dialektik der Natur,Moskva, MEGA, 1935 ; Ă©d. orig., 1883.
FILIP H. (1999), Aspect, Eventuality Types and Nominal Reference, New York, Routledge.
FLĂMIG W. (1965), « Zur Funktion des Verbs. III. Aktionsart und Aktiona-litĂ€t », Deutsch als Fremdsprache. Zeitschrift fĂŒr Theorie und Praxis des Deutschunterrichts fĂŒr AuslĂ€nder 2.2, pp. 4-12.
(1971), « Zur Funktion des Verbs: Tempus und TemporalitĂ€t â Modus und ModalitĂ€t â Aktionsart und AktionalitĂ€t », in Probleme der Sprach-wissenchaft. BeitrĂ€ge zur Linguistik, The Hague / Paris, Mouton, pp. 253-289.
FORSYTH J. (1970), A Grammar of Aspect. Usage and meaning in the Rus-sian verb, Cambridge (UK), Cambridge University Press.
FRADIN B. (2003), Nouvelles approches en morphologie, Paris, Presses Universitaires de France.
GAREY H.B. (1957), « Verbal aspect in French », Language 33.2, pp. 91-110.
GASCHKOWA M. (2005), Die Ausdrucksmittel der ingressiven und dimi-nutiven Aktionsarten im Deutschen im Vergleich mit dem Russischen,Regensburg, S. Roderer Verlag.
GLOVINSKAJA .Ja. (1982), Semanti eskie tipy vidovyx protivopostavlenij russkogo glagola, Moskva, Nauka.
(1998), « Invariant soverƥennogo vida v russkom jazyke », in ertkova M.Ju. éd., pp. 125-135.
GOSSELIN L. (2005), TemporalitĂ© et modalitĂ©, Bruxelles, De Boeck-Duculot. GUENTCHĂVA Z. (1990), Temps et aspect : lâexemple du bulgare contem-
porain, Paris, Ăditions du Centre National de la Recherche Scienti-fique.
(2010), « RĂ©fĂ©rentiels aspecto-temporels : imparfait et aoriste en bul-gare et imparfait et passĂ© simple en français », LâAnalisi linguistica e letteraria XVIII.1, pp. 69-80.
GUILLAUME G. (1964), « La reprĂ©sentation du temps dans la langue fran-çaise », in Langage et science du langage, Paris, Librairie A.-G. Nizet / QuĂ©bec, Presses de lâUniversitĂ© Laval, pp. 184-207 ; 1e Ă©d., 1951.
(1970), Temps et verbe. ThĂ©orie des aspects, des modes et des temps,rĂ©Ă©d., suivi de Lâarchitectonique des temps dans les langues romanes,Paris, Librairie HonorĂ© Champion ; 1e Ă©d., Librairie ancienne HonorĂ© Champion, 1929.
HAVERLING G. (2000), On sco-verbs, Prefixes and Semantic Functions. A study in the development of prefixed and unprefixed verbs from Early to Late Latin, Göteborg, Acta Universitatis Gothoburgensis.
HEGEL G.W.F. (1840), Werke, vol. 6, Berlin, Verlag von Duncker und Humblot ; en ligne : https://archive.org/details/georgwilhelmfri24 hegegoog.
ISA ENKO A.V. (1976), Die Russische Sprache der Gegenwart. Teil 1. Formenlehre, MĂŒnchen, Max Hueber Verlag ; 1e Ă©d., 1962.
ROLAK S. (1998), « voprosu o tipologii vida v slavjanskix i romanskix jazykax », in ertkova M.Ju. éd., pp. 167-182.
(2008), « CatĂ©gorisation aspectuelle des concepts », JuĆŸnoslovenski filolog 64, pp. 143-152.
KOSCHMIEDER E. (1962), « erk nauki o vidax polâskogo glagola. Opyt sinteza », tr. russe, in Maslov Ju.S. Ă©d., V prosy glagolânogo vida,
52 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
skva, Inostrannaja literatura, pp. 39-76 ; Ă©d. orig., Nauka o as-pektach czasownika w zarysie. Proba syntesy, Wilho, Towarzystwo przyjaciol nauk, 1934.
(1996), Les rapports temporels fondamentaux et leur expression lin-guistique : contribution Ă la question de lâaspect et du temps, trad. fr., Villeneuve dâAscq, Presses Universitaires du Septentrion ; Ă©d. orig., Zeitbezug und Sprache, ein Beitrag zur Aspekt- und Tempus-frage, Hambourg, Felix Meiner Verlag, 1971 [1929].
KRIFKA M. (1986), Nominalreferenz und Zeitkonstitution. Zur Semantik von Massentermen, Individualtermen, Aspektklassen, Ph. D., MĂŒnchen, Ludwig-Maximilians-UniversitĂ€t MĂŒnchen.
(1998), « The origins of telicity », in Rothstein S. ed., Events and grammar, Dordrecht / Boston / London, Kluwer Academic Publish-ers, pp. 197-235.
LAHROUCHI M. & VILLOING F. dir. (2010), Recherches linguistiques de Vincennes 39 (« Racine et radical »).
LEEMAN D. (2003), « Le passé simple et son co-texte : examen de quelques distributions », Langue française 138, pp. 20-34.
LEHMANN V. (1997), « Grammati eskaja derivacija u vida i tipy glagolânyx leksem », in ertkova M.Ju. Ă©d., pp. 54-68.
MARTIN R. (1971), Temps et aspect. Essai sur lâemploi des temps narra-tifs en moyen français, Paris, Ăditions Klincksieck.
MASLOV Ju.S. (2004a), « Zametki o vidovoj defektivnosti », in Maslov Ju.S. (2004d), pp. 411-425 ; 1 éd., 1964.
(2004b), « Sistema osnovnyx ponjatij i terminov slavjanskoj aspek-tologii », in Maslov Ju.S. (2004d), pp. 365-395 ; 1 éd., 1965.
(2004c), « Sistema astnyx vidovyx zna enij i tipy protivopostavlenij soverƥennogo i nesoverƥennogo vida », in Maslov Ju.S. (2004d), pp. 96-110 ; 1 éd., 1972.
(2004d), Izbrannye trudy, skva, Jazyki slavjanskoj kulâtury. MEHLIG H.R. (1997), « tvety na voprosy ankety aspektologi eskogo se-
minara filologi eskogo fakulâteta MGU », in ertkova M.Ju. Ă©d., pp. 183-186.
MILLIARESSI T. (2006), « Lâinformation aspectuelle dans un dictionnaire explicatif bilingue (sur lâexemple du russe et du français) », in Corino E., Marello C. & Onesti C. eds, Atti del XII Congresso Internazio-nale di Lessicografia. Torino, 6-9 settembre 2006 / Proceedings XII EURALEX International Congress. Torino, Italia, September 6th-9th,2006, vol. I, Alessandria, Edizioni dellâOrso, pp. 549-560 ; en ligne : http://www.euralex.org/elx_proceedings/Euralex2006/068_2006_V1_Tatiana%20MILLIARESSI_Linformation%20aspectuelle%20dans%20un%20dictionnaire%20bilingue%20explicatif.pdf.
(2010), « La catĂ©gorie de lâaspect en français », in Neveu F., Muni Toke V., Durand J., Klingler T., Mondada L. & PrĂ©vost S. Ă©ds, pp. 1399-1414, http://www.linguistiquefrancaise.org/articles/cmlf/pdf/2010 /01/cmlf2010_000197.pdf.
(Ă paraĂźtre), Aspects et temporalitĂ©, Villeneuve dâAscq, Presses Uni-versitaires du Septentrion.
MILLIARESSI T. & VOGELEER S. (dans ce volume), « Aspectualité et moda-lité : entre le lexique et la grammaire », Lexique 22, 2015, pp. 7-21.
MOLENDIJK A. (1990), Le passĂ© simple et lâimparfait : une approche rei-chenbachienne, Amsterdam / Atlanta, Rodopi.
STRUCTURATION INTERNE DU PROCĂS ET MORPHOLOGIE ASPECTUELLE 53
MOURELATOS A. (1978), « Events, processes, and states », Linguistics and Philosophy 2.3, pp. 415-434.
NEVEU F., MUNI TOKE V., DURAND J., KLINGLER T., MONDADA L. & PRĂ-VOST S. Ă©ds (2010), CMLF 2010 â 2Ăšme CongrĂšs mondial de linguis-tique française. La Nouvelle-OrlĂ©ans, Ătats-Unis, 12-15 juillet 2010,Paris, Institut de Linguistique Française, http://www.linguistique francaise.org/articles/cmlf/abs/2010/01/contents/contents.html.
PADU EVA E.V. (2010), S manti eskie issledovanija, 2e Ă©d., oskva, Jakyki slavjanskoj kulâtury ; 1 Ă©d., 1996.
PATARD A. & DE MULDER W. (dans ce volume), « La préverbation en en-en ancien français : un cas de préfixation aspectuelle ? », Lexique22, 2015, pp. 85-110.
PLUNGIAN V. . (1998), « Perfectif, kompletif, punctif: terminologija i tipo-logija », in ertkova M.Ju. éd., pp. 370-381.
(2009), « voprosu ob akcionalânoj klassifikacii predikatov: kcion-alâno svjazannye situacii », in Scholze L. & Wiemer B. Hrsg., VonZustĂ€nden, Dynamik und VerĂ€nderung bei PygmĂ€en und Giganten. Festschrift fur Walter Breu zu seinem 60. Geburtstag, Bochum, Uni-versitĂ€tsverlag Dr. N. Brockmeyer, pp. 57-74.
(2012), Obƥ aja morfologija, Moskva, Librokom ; 1 éd., 2000. REY A. dir. (1992), Dictionnaire historique de la langue française, 2 vol.,
Paris, Dictionnaires Le Robert. SAMAIN D. (1996), « Le concept dâaspect, aspects dâun concept », in Kosch-
mieder E. (1996), pp. VII-LIII. SASSE H.-J. (1991), « Aspect and Aktionsart: a reconciliation », Belgian
Journal of Linguistics 6, pp. 31-45. (2002), « Recent activity in the theory of aspect: accomplishments,
achievements, or just non-progressive state? », Linguistic Typology6.2, pp. 199-271.
STUMP G.T. (2001), Inflectional Morphology. A theory of paradigm struc-ture, Cambridge (UK), Cambridge University Press.
Ć AJKEVI A.Ja. (2010), Vvedenie v lingvistiku, Moskva, Izdatelâskij centr âAkademijaâ ; 1e Ă©d., 2009.
TATEVOSOV S.G. (2005), « kcionalânostâ, tipologija i teorija », V prosy jazykoznanija 1, pp. 108-141.
THELIN N.B. (1985), « Vid i sposob dejstvija v russkom jazyke », N voe v zarubeĆŸnoj lingvistike XV, pp. 250-260 ; Ă©d. orig., « Aspekt und AktionalitĂ€t im Russischen », Die Welt der Slaven. Internationale Halbjahresschrift fĂŒr Slavistik XXV.2, 1980, pp. 428-440.
TOVENA L.M. & KIHM A. (2008), « Event internal pluractional verbs in some Romance languages », Recherches linguistiques de Vincennes37, pp. 9-30.
VENDLER Z. (1967), « Verbs and times », in Vendler Z., Linguistics and Philosophy, Ithaca (New York), Cornell University Press, pp. 97-121 ; 1e éd., The Philosophical Review 66.2, 1957, pp. 143-160.
VERKUYL H.J. (1999), Aspectual issues. Studies on time and quantity, Stan-ford, CSLI Publications.
VETTERS C. (1996), Temps, aspect et narration, Amsterdam / Atlanta, Ro-dopi.
VIKNER C. (1986), « Aspect in French: the modification of Aktionsart », in SÞrensen F. ed., Aspects of Aspect. Three studies on aspect in English, French and Russian, CEBAL Series 9, Copenhagen, Nyt Nordisk Forlag Arnold Busck, pp. 58-101.
54 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
VINOGRADOV V.V. (1972), Russkij jazyk (grammati eskoe u enie o slove),M skva / Leningrad, Izdatelâstvo VysĆĄaja ĆĄkola ; 1e Ă©d., 1947.
XRAKOVSKIJ V.S. (1997), « Ponjatijnaja baza i opyt klassifikacii semanti-eskix tipov mnoĆŸestva situacij », in ertkova M.Ju. Ă©d., pp. 128-
139.ZALIZNJAK A.A. & Ć MELĂV A.D. (2000), Vvedenie v russkuju aspektolo-
giju, skva, Jazyki russkoj kulâtury.
LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 55-84
Les conditions aspectuelles de lâinterprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle des nominalisations
DaniĂšle Van de Velde
1. INTRODUCTION
Lâobjectif de ce texte est de montrer que les conditions auxquelles un prĂ©dicat nominalisĂ© peut arriver Ă faire rĂ©fĂ©rence Ă un Ă©vĂ©nement dĂ©rivent dâune propriĂ©tĂ© essentielle du concept dâĂ©vĂ©nement lui-mĂȘme, sa ponctualitĂ©. PrĂ©cisons tout de suite que ce quâon appelle ici âpropriĂ©tĂ© du con-cept dâĂ©vĂ©nementâ est une propriĂ©tĂ© ontologique, certes, mais qui se dĂ©couvre dans, ou se dĂ©gage de, lâanalyse du fonctionnement du langage ordinaire, et qui appartient donc Ă ce quâon peut appeler lâontologie ânaturelleâ commune Ă tous les locuteurs dâune langue, et peut-ĂȘtre au moins partiellement commune Ă tous les locuteurs de toutes les langues. Autant dire que le caractĂšre ponctuel de lâĂ©vĂ©-nement dĂ©pend au moins autant du point de vue pris sur les choses que des choses mĂȘmes, ce qui implique que des situations duratives peuvent trĂšs bien, Ă travers lâusage linguistique, faire lâobjet dâune visĂ©e ponctuelle, et donc Ă©vĂ©nementielle. En abordant lâexpression linguistique des Ă©vĂ©nements par le biais des nominalisations, on se rend compte que la forme nominalisĂ©e dâun prĂ©dicat rĂ©vĂšle souvent des propriĂ©tĂ©s de sa base qui restent latentes quand celle-ci est rĂ©alisĂ©e comme verbe ou adjectif, et mĂȘme que la nominalisation peut dans certains cas ĂȘtre la condition dâune interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle.
2. ACTIONS ET ĂVĂNEMENTS
On parle couramment, dans la littĂ©rature linguistique, de âprĂ©di-cats Ă©vĂ©nementielsâ, en entendant par lĂ les noms prĂ©dicatifs suscep-tibles de dĂ©noter des Ă©vĂ©nements. Or, cet usage est assez peu rigou-
56 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
reux, puisque les mĂȘmes noms peuvent selon les contextes dĂ©noter des actions 1, des Ă©vĂ©nements ou mĂȘme des faits, si bien que le pri-vilĂšge accordĂ© Ă leur dĂ©notation Ă©vĂ©nementielle paraĂźt injustifiĂ©. Dâautre part, lâĂ©pithĂšte âĂ©vĂ©nementielâ sâapplique tout aussi couram-ment Ă des phrases, et il est parfois difficile de dĂ©terminer ce qui distingue les phrases dites âdâactionâ de celles dites âĂ©vĂ©nementiellesâ. On commencera ici par essayer de clarifier ce dernier point.
2.1. Phrases dâaction, phrases dâĂ©vĂ©nement et nominalisations
Dans son cĂ©lĂšbre sixiĂšme essai sur les actions et les Ă©vĂ©nements, « The logical form of action sentences », Davidson (1980) propose dâattribuer Ă toutes les âphrases dâactionâ une forme logique con-tenant une variable Ă©vĂ©nementielle qui occupe une place dans la structure argumentale de tout verbe dâaction, ce qui implique que dâune maniĂšre ou dâune autre toute action âestâ un Ă©vĂ©nement. 2 Il nâest pas question de revenir ici sur lâintĂ©rĂȘt quâil y a Ă poser une variable Ă©vĂ©nementielle, mais de se demander Ă quoi peuvent rĂ©fĂ©-rer les phrases contenant un verbe dâaction. Pour rĂ©pondre Ă cette question, on peut sâappuyer sur lâusage de lâanaphore, lorsque celle-ci reprend ce quâune phrase antĂ©cĂ©dente asserte. Entre deux phrases successives dâun mĂȘme discours, le sujet ana-phorique de la seconde, sâil est constituĂ© par une variante de il, ne peut avoir pour antĂ©cĂ©dent quâun groupe nominal classifiant le rĂ©fĂ©-rent dans une catĂ©gorie dĂ©terminĂ©e (Corblin (1995)), par exemple celle des humains ou celle des artefacts respectivement en (1) et (2) :
(1) Mon frĂšre sâest achetĂ© un vĂ©lo. Il en est trĂšs content(2) Mon frĂšre sâest achetĂ© un vĂ©lo. Il est dĂ©jĂ cassĂ©
Lorsque le groupe nominal antĂ©cĂ©dent est constituĂ© dâune suite de noms rĂ©fĂ©rant globalement Ă une collection plus ou moins hĂ©tĂ©ro-clite dâobjets, câest cela qui assure lâanaphore, comme en (3) :
(3) On a servi en mĂȘme temps le poulet, les pĂątes et la compote. Cela nâal-lait pas trĂšs bien ensemble
Mais trĂšs souvent, aucun groupe nominal, mĂȘme de ce genre, nâest disponible comme antĂ©cĂ©dent de cela en fonction de sujet. Voici quelques exemples illustrant cette situation :
1. Seront ici appelĂ©s âdâactionâ, dans un sens large qui ne suppose pas dâagent, tous les prĂ©dicats de sĂ©mantisme dynamique, opposĂ©s aux prĂ©dicats statifs. Nous verrons cependant que le dynamisme ne constitue pas une condition nĂ©cessaire pour quâun prĂ©dicat puisse ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme Ă©vĂ©nementiel. 2. Pour une critique de Davidson, voir Van de Velde (2006).
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 57
(4) Boris a signĂ© son engagement Ă lâOpĂ©ra. Cela le rend heureux(5) Boris a signĂ© son engagement Ă lâOpĂ©ra. Cela sâest produit hier(6) Boris a signĂ© son engagement Ă lâOpĂ©ra. Cela lui a pris cinq minutes
Dans la seconde phrase de chacune des suites ci-dessus, lâinterprĂ©-tation de cela repose sur une relation anaphorique, mais qui nâest jamais la mĂȘme, seul le prĂ©dicat dont le pronom est le sujet pou-vant faire la diffĂ©rence. Ainsi, ce qui est susceptible de rendre quel-quâun heureux, câest-Ă -dire de constituer une cause, de bonheur ou dâautre chose, ne peut ĂȘtre quâun fait 3, et la suite (4) peut ĂȘtre rem-placĂ©e par la phrase complexe suivante :
(7) (Le fait) que Boris ait signĂ© son engagement Ă lâOpĂ©ra le rend heureux
En revanche ce qui se produit Ă telle ou telle date est forcĂ©ment un Ă©vĂ©nement, si bien quâon peut rĂ©duire la suite (5) Ă :
(8) LâĂ©vĂ©nement quâa constituĂ© la signature par Boris de son engagement Ă lâOpĂ©ra sâest produit hier
Enfin, ce qui prend plus ou moins de temps ne pouvant ĂȘtre que lâaccomplissement dâune action, on peut paraphraser (6) par :
(9) Cela a pris Ă Boris cinq minutes, de signer son engagement Ă lâOpĂ©ra
â phrase dans laquelle cela est, cette fois, en relation cataphorique et intraphrastique avec le groupe verbal Ă lâinfinitif dĂ©notant lâaction accomplie. Ce que rĂ©vĂšlent ces faits, câest que, contrairement Ă ce que pense Davidson, lâinterprĂ©tation des âphrases dâactionâ est loin dâĂȘtre uni-voque. Sâil est clair, par exemple, quâen (4) et (5) le pronom anapho-rique a pour antĂ©cĂ©dent lâensemble de la phrase, ce nâest dĂ©jĂ plus exactement le cas en (6). La paraphrase (9) fait apparaĂźtre que la re-prise anaphorique concerne alors le groupe verbal, Ă lâexclusion non seulement du sujet, mais aussi de toutes les marques de temps et dâaspect, et donc en tant quâil renvoie, si on peut dire, Ă lâaction ânueâ. Que reste-t-il donc de commun aux trois pronoms cela de nos exemples ? Câest que leur antĂ©cĂ©dent nâest pas de la nature dâune chose, qui serait dĂ©notĂ©e par un groupe nominal tel que Boris ou son engagement Ă lâOpĂ©ra. En effet, en tant quâil peut ĂȘtre paraphĂ©, lâengagement dont il est question ici est non seulement le rĂ©sultat dâun procĂšs, mais il est mĂȘme le support matĂ©riel de ce rĂ©sultat : un papier officiel. Mais mĂȘme si ce nâĂ©tait pas le cas, par exemple dans
(10) Boris a renoncĂ© Ă son engagement Ă lâOpĂ©ra
3. Nous définissons un fait comme une situation (état de choses statif), un pro-cessus ou un événement (états de choses dynamiques respectivement duratif et ponc-tuel) posé ou supposé réel.
58 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
oĂč lâengagement est visĂ© comme une action que le sujet renonce Ă accomplir, ce nâest pas cette action âchosifiĂ©eâ par la nominalisation qui fait de la phrase (10) ce que Davidson appelle une « action sen-tence », mais bien le groupe verbal renoncer Ă son engagement Ă lâOpĂ©ra : ce dont la phrase (10) asserte lâexistence est un renonce-ment, non un engagement. Hors contexte, lâinterprĂ©tation des âphrases dâactionâ reste donc Ă©quivoque entre interprĂ©tation actionnelle, Ă©vĂ©nementielle / proces-suelle ou factuelle. Puisque, comme on essaiera de le montrer, lâin-terprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle est conditionnĂ©e par certaines propriĂ©tĂ©s du prĂ©dicat verbal, il sâensuit quâun verbe dâaction peut, mais ne doit pas, donner lieu Ă une interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle. Il nây a donc pas de âverbes Ă©vĂ©nementielsâ Ă proprement parler. Y a-t-il davantage de ânoms Ă©vĂ©nementielsâ ? Non, car les nominalisations de phrases dâaction conservent le caractĂšre Ă©quivoque des phrases elles-mĂȘmes, et sâinterprĂštent selon le contexte, intraphrastique cette fois, comme dĂ©notant des actions, des Ă©vĂ©nements ou processus, ou des faits. Dans les phrases suivantes, par exemple, le mĂȘme nom, entrĂ©e,dĂ©note successivement un fait, une action et un Ă©vĂ©nement :
(11) LâentrĂ©e en scĂšne du clown a suffi Ă calmer les enfants(12) LâentrĂ©e en scĂšne du clown a Ă©tĂ© parfaite(13) LâentrĂ©e en scĂšne du clown aura lieu Ă quatre heures
Les noms de ce type, dĂ©rivĂ©s de verbes de sĂ©mantisme actif, ont davantage de titres Ă sâappeler ânoms dâactionâ que ânoms dâĂ©vĂ©-nementâ 4, puisque les verbes correspondants ne dĂ©notent certaine-ment pas, en eux-mĂȘmes et par eux-mĂȘmes, des Ă©vĂ©nements, mais seulement des actions. Ainsi un verbe Ă lâinfinitif peut-il entrer sans difficultĂ© dans une structure dĂ©nominative oĂč le nom classifieur est action, mais pas dans une structure oĂč le mĂȘme nom serait Ă©vĂ©ne-ment :
(14) Cet article analyse lâaction de courir depuis son organisation motrice propre (Web)
(15) * Cet article analyse lâĂ©vĂ©nement de courir
Et lâĂ©vĂ©nement qui sâĂ©rige en quelque sorte sur lâaction correspon-dante ne peut, quant Ă lui, ĂȘtre dĂ©notĂ© que par un nom, comme dans :
(16) Ă les voir, on aurait pu penser que lâĂ©vĂ©nement dâune course devait dĂ©cider du destin de la rĂ©publique (Gibbon, Web)
4. Il vaut la peine de noter quâon ne parle jamais de ânoms de faitsâ, alors mĂȘme que les nominalisations Ă©vĂ©nementielles peuvent aussi dĂ©noter des faits. Peut-ĂȘtre est-ce parce que toute nominalisation, quelle que soit sa base verbale ou adjecti-vale, et indĂ©pendamment de toute condition aspectuelle, est susceptible de dĂ©noter un fait.
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 59
La comparaison entre phrases dâaction et nominalisations correspon-dantes rĂ©vĂšle donc une parfaite homologie, au moins pour ce qui concerne la non-univocitĂ© de leur interprĂ©tation.
2.2. Processus et Ă©vĂ©nements : deux points de vue sur la mĂȘme chose
Sâil importe, comme on vient de le montrer, de distinguer actions et Ă©vĂ©nements, pourra-t-on au moins dire que les unes (les actions) sont des espĂšces du genre que constituent les autres (les Ă©vĂ©nements) ? Si câĂ©tait le cas, les actions devraient possĂ©der toutes les propriĂ©tĂ©s des Ă©vĂ©nements, auxquelles sâen ajouteraient dâautres qui les distin-gueraient dâautres espĂšces du mĂȘme genre. Ainsi, la phrase (17) nâa pas pour implication (18), laquelle ne fait dâailleurs pas vraiment sens :
(17) Le propre dâun Ă©vĂ©nement est dâavoir lieu(18) ??Le propre dâune action est dâavoir lieu
Nous soutiendrons par la suite que la diffĂ©rence entre les deux est dâabord une question de niveau : les actions sont Ă la base (sĂ©man-tiquement et morphologiquement) des Ă©vĂ©nements, mais aussi de ce que nous appelons ici des processus, la diffĂ©rence entre les deux nâĂ©tant, elle, quâune question dâaspect.
2.2.1. Les événements sont des entités ponctuelles
Le rapport des Ă©vĂ©nements au temps, comme celui des choses Ă lâespace, tel du moins quâil peut se dĂ©gager de lâusage linguistique, est un rapport constitutif â au sens oĂč il faut des Ă©vĂ©nements pour que se constitue le temps. La condition initiale de la situation des Ă©vĂ©nements dans le temps est en effet toujours un Ă©vĂ©nement indĂ©-finiment rĂ©pĂ©tĂ©, fondateur de la rĂ©fĂ©rence, Ă savoir lâĂ©nonciation, puisque les Ă©vĂ©nements passĂ©s, prĂ©sents, futurs ne sont tels quâen vertu de leur relation avec cet Ă©vĂ©nement, Ă chacune de ses occur-rences. On peut montrer (voir Van de Velde (2013)) quâensuite lâĂ©la-boration dâun temps objectif, moins labile que celui reposant sur la deixis, suppose elle aussi quâon prenne appui sur dâautres Ă©vĂ©ne-ments, dâune autre nature, cosmiques et historiques. Mais indĂ©pen-damment mĂȘme de ces deux grands systĂšmes, dĂ©ictique et objectif, de localisation temporelle, nous utilisons couramment des Ă©vĂ©ne-ments connus dans notre univers de discours pour en dater de nou-veaux, comme lorsque nous disons :
(19) Sa décision de partir date de la mort de sa mÚre
60 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Les Ă©vĂ©nements sont donc utilisĂ©s, Ă la lettre, comme points de repĂšre, exactement comme certaines choses appartenant Ă notre « arche-originaire Terre » 5 sont utilisĂ©es pour en situer dâautres. Un tel usage, avec la gĂ©omĂ©trisation du temps quâil suppose, im-plique une visĂ©e ponctuelle de lâĂ©vĂ©nement 6. La notion de visĂ©e est importante ici, car une entitĂ© dotĂ©e dâune extension temporelle ne peut ĂȘtre constituĂ©e en Ă©vĂ©nement que si elle est visĂ©e comme ponctuelle. Ă propos dâun combat, Ă©vĂ©nement pourtant basĂ© sur un procĂšs occupant du temps, on ne dira pas :
(20) * Ce combat décisif fut un événement trÚs long
Mais on pourra en revanche affirmer :
(21) Ce combat fut lâĂ©vĂ©nement qui marqua le dĂ©but dâune nouvelle phase de la guerre
â et on sait bien que tout dĂ©but est un point. De mĂȘme, il est impossible dâattribuer un prĂ©dicat Ă©vĂ©nementiel 7,comme se produire ou avoir lieu, Ă un procĂšs envisagĂ© dans sa du-rĂ©e, comme dans lâexemple suivant :
(22) * Trois heures dâorage viennent dâavoir lieu
Dans cette phrase, le nom orage au singulier a pour dĂ©terminant un groupe nominal quantificateur, ce qui prouve quâil est ici un nom massif dĂ©notant une activitĂ© atmosphĂ©rique, non bornĂ©e en elle-mĂȘme, mais, surtout, considĂ©rĂ©e dâun point de vue interne, et prĂ©sentĂ©e dans son extension, dâoĂč son incompatibilitĂ© avec le prĂ©dicat Ă©vĂ©nemen-tiel, Ă la diffĂ©rence de ce qui se passe dans une autre phrase trĂšs proche comme :
(23) Un orage de trois heures vient dâavoir lieu
Ici, en effet, la mention de la durĂ©e est adjointe au nom, lequel est, cette fois, dĂ©terminĂ© par lâarticle un qui est en fait un nom dĂ©-nombrable, donc un nom dâaction, si bien que le prĂ©dicat peut sĂ©lec-
5. Husserl. Expression empruntĂ©e Ă un manuscrit de 1934 traduit en français et publiĂ© en 1984 (Ăditions de Minuit), dont le titre complet est « Renversement de la doctrine copernicienne dans lâinterprĂ©tation de la vision habituelle du monde. Lâarche-originaire Terre ne se meut pas. Recherches fondamentales sur lâorigine phĂ©nomĂ©nologique de la corporĂ©itĂ©, de la spatialitĂ© de la nature au sens premier des sciences de la nature ». 6. Lâusage de reprĂ©senter schĂ©matiquement le fonctionnement des temps ver-baux au moyen dâune ligne orientĂ©e sur laquelle figure comme âpoint de repĂšreâ le âmoment de lâĂ©nonciationâ prouve dâailleurs que tous les linguistes acceptent sans discussion cette rĂ©duction originaire Ă un point de lâacte sur lequel repose lâĂ©vĂ©nement fondateur du temps âsubjectifâ. 7. Lâexpression renvoie ici aux prĂ©dicats dâexistence rĂ©servĂ©s aux noms dâĂ©vĂ©-nements, et en particulier au nom Ă©vĂ©nement lui-mĂȘme.
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 61
tionner, parmi les interprĂ©tations possibles du nom (actionnelle, Ă©vĂ©-nementielle, factuelle), celle qui lui convient. On notera, enfin, que pour dater un Ă©vĂ©nement, il est possible de choisir entre une visĂ©e processuelle et une visĂ©e Ă©vĂ©nementielle de la mĂȘme rĂ©alitĂ©. Comparons par exemple les deux phrases suivantes :
(24) Il est mort pendant / lors de ma derniĂšre visite Ă lâhĂŽpital(25) Il est mort Ă ma derniĂšre visite Ă lâhĂŽpital
La phrase (24) illustre la visĂ©e de la visite comme procĂšs : lâĂ©vĂ©ne-ment Ă dater, une mort, est situĂ© de maniĂšre imprĂ©cise âĂ un mo-mentâ durant le procĂšs de ma visite. Dans la phrase (25), les deux Ă©vĂ©nements coĂŻncident, ce qui suppose que ma visite soit, comme la mort dont il est question, visĂ©e comme un achĂšvement, et donc vue de lâextĂ©rieur, et rĂ©duite Ă un point. Lâusage qui est fait ici de la prĂ©position Ă , lâune des plus abstraites des prĂ©positions locatives, dont lâusage, souvent, âdĂ©rĂ©aliseâ le nom quâelle introduit, est carac-tĂ©ristique de la datation : on la retrouve avec les noms, propres ou communs, de temps, comme dans Ă NoĂ«l, Ă PĂąques, Ă midi, Ă lâaube,avec les noms de limites en gĂ©nĂ©ral : au dĂ©but / Ă la fin de, et avec les noms dâĂ©vĂ©nements chaque fois quâils sont utilisĂ©s pour en dater dâautres. Cet usage de Ă fait de la nominalisation un instrument privilĂ©giĂ© de la datation des Ă©vĂ©nements. Ainsi en disant
(26) Lâincident sâest produit quand on signait le traitĂ©
on situe lâĂ©vĂ©nement lors du dĂ©roulement dâun procĂšs. Mais, pour le dater, câest-Ă -dire pour le faire coĂŻncider avec un autre Ă©vĂ©ne-ment, on passera soit par un nom temporel suivi dâune relative, comme en (27) :
(27) Lâincident sâest produit au moment oĂč on signait le traitĂ©
soit, mieux encore, par une nominalisation :
(28) Lâincident sâest produit Ă la signature du traitĂ©
2.2.2. Les achÚvements existent, et ils ont un lien privilégié avec les événements
Si la ponctualitĂ© est bien le trait aspectuel dominant des Ă©vĂ©ne-ments, et si les nominalisations Ă©vĂ©nementielles doivent avoir un lien privilĂ©giĂ© avec un certain type de verbe, on sâattend Ă ce que ce soit avec les verbes dits âdâachĂšvementâ dans la classification vendlerienne (Vendler (1957)). Je dirai ici un mot en dĂ©fense de la notion dââachĂšvementâ comme idĂ©e dâun passage ponctuel dâune situation Ă une autre, qui me semble dâailleurs valoir comme dĂ©finition de lâĂ©vĂ©nement lui-mĂȘme. La
62 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
pertinence de la catĂ©gorie verbale des achĂšvements est souvent re-mise en cause pour plusieurs raisons 8. Le premier argument linguistique dĂ©jĂ envisagĂ© par Vendler contre lâexistence dâactions ponctuelles est lâusage non seulement possible mais frĂ©quent des formes progressives avec les verbes signifiant ce type dâactions. Or, la forme progressive suppose une extension tem-porelle que les achĂšvements sont censĂ©s ne pas avoir. Mais, selon Vendler, la forme progressive dans une phrase telle que :
(29) I am reaching the top
est en quelque sorte âdĂ©placĂ©eâ de lâachĂšvement proprement dit (lâatteinte du sommet) sur le procĂšs prĂ©alable, et la phrase (29) doit sâinterprĂ©ter comme :
(30) Je suis en train de grimper pour atteindre le sommet
Le problĂšme, câest que ce que le verbe signifie, ce nâest pas âgrim-per pour atteindreâ, mais âatteindreâ. Prenons le cas un peu plus simple de arriver : quelle diffĂ©rence resterait-il entre aller (ou nâim-porte quel autre verbe de simple dĂ©placement) et arriver sâil fallait donner Ă ce dernier le sens de âse dĂ©placer vers un point finalâ ? Et quel verbe faudrait-il supposer pour donner Ă mourir le sens dâun achĂšvement ? Si on prend pour modĂšle le cas de lâascension de la montagne, dont lâarrivĂ©e au sommet marque le point final, mourirdevrait signifier quelque chose comme âaller vers la fin de sa vieâ, dĂ©finition assez peu satisfaisante il faut bien lâavouer. Il me semble au contraire quâon peut soutenir que les emplois pro-gressifs des verbes dâachĂšvements reposent prĂ©cisĂ©ment sur leur caractĂšre ponctuel, et sur une figure qui consiste Ă âdilaterâ le point quâils signifient : cela, en premier lieu, expliquerait bien que ces emplois soient restreints aux derniers moments avant le passage. Par exemple, on ne dira pas dâun malade incurable mais encore valide, et dont la mort, si elle est inĂ©vitable dans un avenir assez proche, nâest pas imminente :
(31) Ce malade est en train de mourir
Câest pourquoi je ne pense pas du tout, ni comme Vendler, ni comme ses critiques, quâen disant (29) je veuille dire (30), mĂȘme en prĂ©cisant comme le font par exemple Recanati & Recanati (1999), quâil sâagit de la phase finale de lâascension. Il me semble au con-traire quâen disant (29) on dilate en quelque sorte lâinstant de lâat-teinte et quâon fait comme si on âyâ Ă©tait (dans lâatteinte), câest-Ă -dire comme si lâatteinte elle-mĂȘme prenait un temps que rĂ©ellement elle ne prend pas. 8. Pour une ârĂ©habilitationâ de la notion dâachĂšvement, dans une perspective qui permet en outre de distinguer trois sous-classes dans cette classe, voir Haas & Jugnet (2013).
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 63
Un argument supplĂ©mentaire en faveur de cette vision des choses est fourni par un ensemble de faits concernant les emplois des verbes dâachĂšvement avec les complĂ©ments temporels de la forme en tant de temps, caractĂ©ristiques des accomplissements. On dit bien en effet des choses comme :
(32) Je suis arrivée à Lille en une heure et demie(33) Mon pÚre est mort en trois jours
Et ces phrases semblent en effet attribuer une durĂ©e Ă lâarrivĂ©e ou Ă la mort en question. Mais ce type dâemploi est loin dâĂȘtre libre, et de nouveau il a un caractĂšre figurĂ©, qui ne relĂšve dâaucune rĂšgle sĂ©mantique, et qui se rĂ©vĂšle en ceci que la durĂ©e en question doit toujours se prĂ©senter comme (relativement) brĂšve. Ainsi sâexpliquent les contrastes suivants :
(34) Nous sommes arrivés en peu de temps / en un temps trÚs court(35) * Nous sommes arrivés en beaucoup de temps / en un temps trÚs long(36) Mon pÚre est mort en quelques jours / *en plusieurs jours
Le contraste de (36), en particulier, repose sur une particularitĂ© remarquable du couple quelques / plusieurs (voir Van de Velde (2000a)) qui consiste en ceci, que lâun et lâautre peuvent ĂȘtre appro-priĂ©s dans la rĂ©fĂ©rence Ă un mĂȘme nombre dâentitĂ©s (ici trois jours)mais quâils prĂ©sentent ce nombre, lâun comme (relativement) bas, lâautre comme (relativement) haut 9. On peut supposer que cette exigence, qui ne peut ĂȘtre que rhĂ©-torique, dâune durĂ©e considĂ©rĂ©e comme brĂšve est liĂ©e Ă la figure prĂ©cĂ©demment supposĂ©e pour expliquer quâon puisse employer le progressif avec mourir, arriver et autres semblables : la figure qui consiste Ă dilater lâinstant du passage, figure qui suppose, justement, que le passage soit en lui-mĂȘme et dâabord conçu comme instantanĂ©. Cette âdilatationâ de lâinstant du passage peut ainsi apparaĂźtre comme le mouvement symĂ©trique et inverse de celui qui produit lâĂ©vĂ©ne-ment, Ă savoir une âcontractionâ de la durĂ©e. Lâun comme lâautre est question de vision : vision de prĂšs, grossissante, qui Ă©largit lâins-tant, dans un cas, vision Ă©loignĂ©e qui condense une durĂ©e en un point, dans lâautre. La nominalisation des verbes dâachĂšvement devrait donc produire des noms susceptibles de recevoir, outre leur interprĂ©tation âde pro-cessusâ, une interprĂ©tation âdâĂ©vĂ©nementâ qui ne suppose aucune âconversionâ dâune durĂ©e bornĂ©e en un instant, comme la supposent les noms dâaccomplissements employĂ©s dans un sens Ă©vĂ©nementiel. Cette congruence des achĂšvements et de la visĂ©e ponctuelle carac-tĂ©ristique des Ă©vĂ©nements se manifeste en particulier dans les locu- 9. La diffĂ©rence explique que le restrictif ne ⊠que ne soit compatible quâavec quelques, pas avec plusieurs : Je nâai que quelques jours de vacances, une semaine exactement / Jâai plusieurs jours de vacances, une semaine exactement / *Je nâai que plusieurs jours de vacances, une semaine exactement.
64 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
tions qui font coĂŻncider un instant avec un accomplissement, comme câest le cas dans les phrases suivantes :
(37) On a entendu une explosion Ă lâinstant du dĂ©part(38) Selon Mathieu, la terre trembla Ă lâinstant de la mort du Christ
Mais lâusage de ces locutions produit un rĂ©sultat bizarre avec des noms dĂ©rivĂ©s de verbes supposant une durĂ©e, que leur interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle va devoir contracter, comme course dans :
(39) ??Ă lâinstant de la course, il pleuvait Ă verse
Lorsque des noms dâachĂšvements sont utilisĂ©s pour dĂ©noter lâachĂš-vement lui-mĂȘme, câest-Ă -dire une action, cette action peut toujours recevoir une prĂ©dication qualifiante, comme dans lâexemple suivant :
(40) Le départ des coureurs a été impeccable
Dans cette phrase, lâadjectif qualifie la maniĂšre de lâaction, comme le ferait un adverbe avec un verbe. Mais ces noms sont incompatibles avec tout prĂ©dicat qui spĂ©cifierait non la maniĂšre mais la durĂ©e de lâaction, comme le montre lâinacceptabilitĂ© pour beaucoup de locu-teurs de :
(41) ??La mort de mon pÚre a duré trois jours
â et ceci en dĂ©pit de la parfaite acceptabilitĂ© de (33), rĂ©pĂ©tĂ© ici :
(42) Mon pĂšre est mort en trois jours
Mais câest que (42), rappelons-le, a un statut rhĂ©torique particulier. Enfin, lâimpossibilitĂ© illustrĂ©e en (43) de combiner les noms dâachĂš-vements avec des prĂ©positions telles que pendant, durant fournit la preuve quâil est impossible de prendre sur les entitĂ©s dĂ©notĂ©es par ces noms un point de vue interne : on nâentre pas Ă lâintĂ©rieur dâun point.
(43) * Pendant la mort du Christ, la terra trembla
Ajoutons que le contraste entre (41) et (42) apporte un argument supplĂ©mentaire Ă lâidĂ©e dĂ©jĂ suggĂ©rĂ©e que le nom est plus adpatĂ© Ă la visĂ©e exclusivement ponctuelle requise par la dĂ©notation dâun Ă©vĂ©nement. Cependant, il semble quâon puisse convertir un achĂšvement en activitĂ©, non bornĂ©e par dĂ©finition, sous les conditions dĂ©finies par Verkuyl (1989) et illustrĂ©es dans les exemples suivants :
(44) * Il franchit une frontiĂšre clandestinement chaque jour pendant une heure
(45) Il franchit des frontiÚres clandestinement chaque année pendant un mois ou deux
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 65
Quoique Verkuyl ne semble pas prendre en compte le fait quâun sujet puisse ne pas ĂȘtre un argument externe, mais interne, ajoutons que le mĂȘme phĂ©nomĂšne sâobserve dans :
(46) Il est encore mort des soldats pendant toute une semaine
puisque le sujet de mourir est lâargument interne de ce verbe. Nous reviendrons sur la question de savoir sâil faut ou non con-clure de ces faits, comme le fait le mĂȘme Verkuyl, que les verbes ne sont pas marquĂ©s âinitialementâ comme bornĂ©s ou non, mais seulement comme dynamiques ou statifs.
2.2.3. Accomplissements et événements
De tout ce qui prĂ©cĂšde on peut conclure que la ponctualitĂ© des achĂšvements en fait des bases prototypiques pour des nominalisa-tions Ă©vĂ©nementielles â Ă partir de quoi on peut aller jusquâĂ sou-tenir que tout nom susceptible de dĂ©noter un Ă©vĂ©nement repose sur un prĂ©dicat dâachĂšvement, prĂ©dicat dâachĂšvement âdâorigineâ comme les verbes du mĂȘme nom, ou prĂ©dicat dâachĂšvement âdĂ©rivĂ©â, ob-tenu par conversion de prĂ©dicats dâautres types. La classe verbale aspectuelle gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ©e comme la plus proche des achĂšvements est celle des accomplissements, lâune et lâautre pouvant mĂȘme passer pour deux espĂšces du mĂȘme genre : les uns et les autres sont en effet bornĂ©s de maniĂšre inhĂ©rente, ori-ginaire pour ainsi dire. Comme les achĂšvements, les accomplisse-ments peuvent se voir convertis en activitĂ©s lorsquâils sont expri-mĂ©s par un groupe comportant le verbe et un argument interne non bornĂ©. Câest ce qui se passe par exemple en :
(47) Il a vendu des maisons pendant dix ans / *en dix ans
Ă part ces cas, les nominalisations dâaccomplissements auront, selon le contexte, une interprĂ©tation dâaction ou dâĂ©vĂ©nement, comme dans les deux phrases suivantes :
(48) La visite du président a duré vingt-quatre heures(49) La visite du président a eu lieu le 10 mai, et a coïncidé avec le début
de la mousson
Comme le montre (48), lorsque la visite est visĂ©e comme processus, elle peut, Ă la diffĂ©rence dâune mort, recevoir un prĂ©dicat de durĂ©e â ce qui nâempĂȘche quâelle puisse aussi ĂȘtre lâobjet dâune visĂ©e âĂ distanceâ, qui la rĂ©duit Ă un point et la fait coĂŻncider avec un autre point. Câest la mĂȘme diffĂ©rence qui se trouve soulignĂ©e par le con-traste entre noms temporels simples et noms temporels suffixĂ©s en -Ă©e dans les deux phrases suivantes :
66 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
(50) La négociation du traité se déroulera pendant la journée de la pas-sation de pouvoir
(51) La négociation du traité aura lieu le jour de la passation de pouvoir
Le nom simple jour donne lui aussi sur une Ă©tendue temporelle une vision ponctuelle qui interdit par exemple de le combiner (dans lâusage contemporain) avec tout, puisque ce quantificateur appliquĂ© Ă un nom dĂ©terminĂ© au singulier impose une visĂ©e du rĂ©fĂ©rent dans son extension, temporelle ou spatiale. Et mĂȘme si lâaction sur laquelle sâĂ©difie lâĂ©vĂ©nement est un procĂšs dont lâaccomplissement prend une journĂ©e entiĂšre, on ne pourra pas superposer les deux points de vue, interne (celui de la durĂ©e Ă©coulĂ©e entre les deux bornes) et ex-terne (celui de lâĂ©vĂ©nement qui rĂ©duit lâaction Ă un point) et dire, par exemple :
(52) * La négociation du traité eut lieu toute la journée du dimanche
Cette impossibilitĂ© absolue de combiner un prĂ©dicat Ă©vĂ©nementiel, tel que avoir lieu ou tout autre, avec un complĂ©ment de durĂ©e cons-titue sans doute la preuve la plus simple et la plus claire de ce que tout accomplissement visĂ© comme Ă©vĂ©nement devient ipso factoun achĂšvement. Il sâensuit que, lorsquâon se trouve en prĂ©sence de phrases telles que la suivante :
(53) La négociation du traité eut lieu le dimanche, et elle dura toute la jour-née
il faut conclure que la premiĂšre prĂ©dication impose un aspect ponc-tuel au sujet, tandis que la seconde lui laisse son aspect duratif. En concluant ainsi, on choisit dâattribuer au nominal nĂ©gociation du traitĂ© un aspect inhĂ©rent duratif hĂ©ritĂ© du verbe de base, et qui peut ĂȘtre modifiĂ© par le prĂ©dicat quâil reçoit 10. On prĂ©suppose aussi quâune premiĂšre prĂ©dication ne fixe pas la valeur aspectuelle du nom de maniĂšre rigide, et nâempĂȘche pas de lui en attribuer une seconde, diffĂ©rente de la premiĂšre. Tout ceci, Ă©videmment, Ă condition que certaines conditions soient remplies â en lâoccurrence que lâentitĂ© visĂ©e soit durative, pour permettre un point de vue interne, et bor-nĂ©e, pour permettre un point de vue externe et distant sous lequel les deux bornes se confondent. Deux types dâactions, les achĂšvements et les accomplissements, peuvent donc donner lieu Ă une visĂ©e Ă©vĂ©nementielle : les premiers directement et par vocation, en quelque sorte, les seconds Ă la con-dition dâĂȘtre envisagĂ©s de lâextĂ©rieur, sous un point de vue qui per-mette dâen abolir (par la pensĂ©e) la durĂ©e.
10. Je proposerai de considérer comme prédicats en (53) les groupes avoir lieu le dimanche et durer toute la journée, ce qui revient à considérer avoir lieu et durer comme des variantes, aspectuellement différenciées, de la copule.
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 67
3. ĂVĂNEMENTS, QUALITĂS ET ĂTATS
La visĂ©e Ă©vĂ©nementielle, qui est ponctuelle par elle-mĂȘme, sâac-commode ainsi de la durĂ©e pourvu que celle-ci soit bornĂ©e. En effet, dans le temps aussi bien que dans lâespace, lâabolition de lâĂ©tendue, ou Ă tout le moins sa suspension, est une procĂ©dure non seulement courante mais fondamentale qui conditionne entiĂšrement le repĂ©rage (littĂ©ralement : la localisation par des points de repĂšre) des choses et des Ă©vĂ©nements â repĂ©rage basĂ© sur une sorte de gĂ©omĂ©trisation de lâespace et du temps. Les accomplissements, bornĂ©s par nature, sont donc de bons candidats Ă la visĂ©e Ă©vĂ©nementielle, et on sâattend au contraire Ă ce que les activitĂ©s, de mĂȘme que les Ă©tats et les qua-litĂ©s, nâen soient pas. Les activitĂ©s, situĂ©es par Vendler (1957) entre accomplissements et Ă©tats, ont en effet la dynamicitĂ© et la durĂ©e des premiers, mais sont, comme les Ă©tats, duratives elles aussi mais sta-tives, non bornĂ©es. On commencera cependant par examiner le rapport entre prĂ©di-cats statifs (qualitĂ©s, Ă©tats) et Ă©vĂ©nements, car cet examen fournira un Ă©clairage intĂ©ressant sur les rapports complexes entre activitĂ©s et Ă©tats. Dâautre part, les prĂ©dicats statifs pouvant ĂȘtre signifiĂ©s par des adjectifs, nous nâexclurons pas a priori que des nominaux dĂ©-rivĂ©s dâadjectifs puissent avoir, si les conditions aspectuelles sont remplies, une interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle.
3.1. Qualités et états
Cette distinction 11 recouvre en gros celle de Carlson (1977, 1989) entre SLP (« stage-level predicates ») et ILP (« individual-level predicates »), dans une terminologie diffĂ©rente, qui âgommeâ ce quâil y a chez Carlson de tributaire dâune certaine tendance de la philosophie du langage, reprĂ©sentĂ©e entre autres par Quine (1960) lorsquâil distingue, pour rĂ©soudre le paradoxe dâHĂ©raclite, entre la riviĂšre et les « stages » de la riviĂšre. Dans cette perspective, les prĂ©-dicats SL signifient des propriĂ©tĂ©s dâentitĂ©s quadridimensionnelles dotĂ©es de trois dimensions spatiales et dâune dimension temporelle. Il peut en effet paraĂźtre contre-intuitif de soutenir que le rĂ©fĂ©rent du sujet dâune phrase telle que :
(54) Pierre est furieux
est une âtranche spatio-temporelleâ de lâindividu nommĂ© Pierre,et non cet individu en personne. Sâil en Ă©tait ainsi, on ne voit pas en effet comment pourrait se construire lâinterprĂ©tation de :
(55) Pierre nâest plus furieux
11. Voir Van de Velde (1999).
68 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Cette phrase comporte les implications :
(56) Pierre Ă©tait furieux avant t(57) Pierre nâest pas furieux Ă t
Car, pour quâon puisse dire (55), il faut bien quâil y ait un seul sup-port du changement dâĂ©tat de Pierre, et que celui-ci soit une unitĂ©, et non pas une somme. Cependant le langage ordinaire ne traite pas tous les changements de la mĂȘme maniĂšre. Selon Kant 12, la permanence de lâindividu, ou substance, condition de possibilitĂ© de toute expĂ©rience, constitue le substrat nĂ©cessaire du changement, et il met sur le mĂȘme plan tous les changements, la permanence Ă©tant lâapanage de la seule substance. Il y a lĂ , dit-il, une supposition qui a, de tout temps, appartenu non seulement aux philosophes, mais aussi Ă lâentendement commun. Mais ce que semble rĂ©vĂ©ler lâusage ordinaire du langage, câest que âlâentendement communâ ne voit pas encore de changement dans un clignement dâyeux ou lâentrĂ©e dans un bref Ă©tat dâirritation. On dit en effet couramment des choses comme :
(58) Pierre a changé : il est devenu bienveillant
Mais le changement dâhumeur de Pierre ne peut pas ĂȘtre vu comme un changement de Pierre lui-mĂȘme â dâoĂč lâimpossibilitĂ© de :
(59) * Pierre a changé : il est maintenant trÚs irrité
Ce que montre le contraste entre (58) et (59), câest que, tels quâils sont conçus dans le langage commun, les changements dâĂ©tats nâaf-fectent pas lâindividu, ou plutĂŽt lui restent totalement extĂ©rieurs. Plus menaçante, en quelque sorte, pour la permanence dâune chose dans son ĂȘtre est lâacquisition ou la perte dâune qualitĂ© : la phrase (58) montre en effet que devenir bienveillant, câest ĂȘtre autre quâon Ă©tait, et, comme on dit souvent, âne plus ĂȘtre le mĂȘme hommeâ. Câest donc Ă travers les variations de ses qualitĂ©s, et non de ses Ă©tats, que lâindividu change, et que son identitĂ© ou sa permanence, qui se maintient de toute nĂ©cessitĂ©, comme condition du changement, ainsi que le dit Kant, apparaĂźt en mĂȘme temps stable (puisque câest lui qui change) et fluctuante (puisquâil change). Quant Ă ses chan-gements dâĂ©tats, ce sont des changements de ses Ă©tats, mais ce ne sont pas ses changements Ă lui â ce qui revient Ă dire que, dans lâon-tologie naturelle, les Ă©tats sont eux-mĂȘmes, âen personneâ, si on peut dire, dans le temps, tandis que les qualitĂ©s sont dans lâindividu, le-quel est dans le temps. Câest dâailleurs sur ce point que â termino-logie mise Ă part â la position de Carlson est irrĂ©futable : certaines propriĂ©tĂ©s, loin dâĂȘtre, comme on dit parfois malencontreusement en français, permanentes, ce qui supposerait encore quâelles soient 12. Critique de la raison pure â Analytique transcendantale â PremiĂšre analo-gie (in Kant (1980 : 919-924)).
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 69
dans le temps, échappent purement et simplement au temps. De là dérivent les « lifetime effects » tels que celui produit par la phrase suivante :
(60) Pierre était généreux
Cette phrase laisse en effet supposer que Pierre est mort. Cependant il ne sâagit pas dâune implication, mais dâune interprĂ©tation par dĂ©-faut, qui ne vaudra pas sâil est notoire que le sujet de la prĂ©dication existe encore, comme par exemple dans :
(61) Paris Ă©tait splendide
On comprendra alors quâil est question dâune Ă©poque passĂ©e oĂč la prĂ©dication Ă©tait valide. En (60) mĂȘme, le « lifetime effect » peut ĂȘtre annulĂ© par lâajout dâun complĂ©ment temporel tel que Ă cette Ă©poque, en ce temps-lĂ , alors, complĂ©ment qui trace pour la prĂ©-dication une limite de validitĂ©. Les prĂ©dicats de qualitĂ© tels que gĂ©nĂ©-reux ou splendide ne sont en effet pas nĂ©cessairement valides pour toute la durĂ©e de lâexistence de leur sujet. Il arrive mĂȘme que leur validitĂ© soit bien plus brĂšve, en valeur absolue, que celle de certains prĂ©dicats dâĂ©tats. MĂȘme sâil est vrai, par exemple, que la maigreur tend Ă ĂȘtre plus durable que la colĂšre, elle peut aussi nâaffecter un individu que pour une trĂšs brĂšve pĂ©riode de sa vie, alors que la dĂ©-pression, que la langue traite dâune tout autre maniĂšre, et quâelle range plutĂŽt avec la colĂšre, peut, quant Ă elle, sâinstaller trĂšs dura-blement. En termes absolus, il nây a donc pas de diffĂ©rence certaine dâextension temporelle entre les deux. Mais ce que les structures linguistiques soulignent, câest une dif-fĂ©rence profonde dans le type de rapport entretenu par les prĂ©dicats dâĂ©tat (dĂ©pression) et ceux de qualitĂ© (maigreur) et leurs sujets res-pectifs : rapport dâinhĂ©rence dans le cas des qualitĂ©s, rapport dâex-tĂ©rioritĂ© dans celui des Ă©tats. La diffĂ©rence se traduit, dans une langue comme le français, par deux dispositifs trĂšs diffĂ©rents de prĂ©dication. Lâun insĂšre les noms de qualitĂ© dans une structure, le gĂ©nitf de qua-litĂ©, qui a toutes les propriĂ©tĂ©s dâun adjectif, comme dans les exemples suivants :
(62) Cet homme est dâune maigreur effrayante / Un homme dâune maigreur effrayante
Lâautre est une construction locative du type de celle de (63) :
(63) Pierre est (plongé) dans une profonde dépression
Ici, le prĂ©dicat nâest plus Ă proprement parler constituĂ© par le nom dâĂ©tat, dĂ©pression, mais par la locution verbale locative ĂȘtre (plon-gĂ©) dans qui institue une relation entre deux arguments, dont lâun est le nom de lâĂ©tat lui-mĂȘme, lequel se trouve en quelque sorte rĂ©i-fiĂ© par la construction locative.
70 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Ce que la nominalisation des prĂ©dicats de qualitĂ© et dâĂ©tat rĂ©vĂšle, et que lâon nâaperçoit pas lorsque ces prĂ©dicats sont adjectivaux, câest le contraste entre la possibilitĂ© dâune visĂ©e des Ă©tats, mĂȘme psychologiques, comme des entitĂ©s autonomes, visĂ©e impossible sâil sâagit des qualitĂ©s. Ce contraste se reflĂšte en particulier dans le type de rapport que les uns et les autres entretiennent avec le temps. En ce qui concerne les Ă©tats, ce rapport est direct : comme toutes les entitĂ©s dont la nature mĂȘme est temporelle (qui se situent dans le temps et ont une extension temporelle), les Ă©tats peuvent se voir attribuer directement une durĂ©e, un dĂ©but, une fin, comme il appa-raĂźt dans les exemples suivants :
(64) La maladie de Pierre nâa durĂ© que quelques jours(65) Sa dĂ©pression a commencĂ© Ă la mort de sa femme, et nâest pas encore
terminée
Rien de tel nâest possible avec les qualitĂ©s, comme le montre lâagrammaticalitĂ© des phrases :
(66) * La maigreur de Pierre dure depuis longtemps(67) * Sa méchanceté a commencé quand il était enfant
Ce que montre le contraste entre ces deux couples dâexemples, câest que la dĂ©pression peut ĂȘtre vue comme dotĂ©e dâune vie propre : ap-paraissant, disparaissant, durant, mais quâil nâen va pas de mĂȘme de la maigreur. Lâexistence dâun Ă©tat reste bien Ă©videmment dĂ©pen-dante dâun âporteurâ de lâĂ©tat 13, mais ses limites temporelles ne coĂŻncident pas avec celles de lâexistence de ce porteur. Dans le cas dâune qualitĂ©, câest le porteur de la qualitĂ© qui fait venir celle-ci Ă lâexistence et Ă lâinexistence : aucune maigreur ne peut dâelle-mĂȘme ni ĂȘtre ni cesser dâĂȘtre, mais la personne maigre peut cesser dâĂȘtre maigre, câest-Ă -dire changer. DâoĂč le contraste entre les deux phrases :
(68) Pierre a changé : il est devenu trÚs maigre(69) * Pierre a changé : il est devenu trÚs malade
Car le passage dâun Ă©tat Ă un autre laisse au sujet son identitĂ© in-tacte, et il nây a aucune difficultĂ© Ă maintenir que, dans une phrase telle que (55), le sujet est bien une substance individuelle, dotĂ©e de permanence. Mais ce nâest pas le cas lorsquâil sâagit de lâacquisi-tion ou de la perte de qualitĂ©s, lesquelles font, comme on dit, que le sujet nâest plus ce quâil Ă©tait. Cette conclusion pose Ă nouveau la question de la permanence de la substance qui change, en tant que support du changement : si les qualitĂ©s sont vues comme inhĂ©-rentes Ă la substance quâelles qualifient, la permanence de celle-ci se trouve menacĂ©e dĂšs lors quâelle ne les possĂšde plus, ou en pos- 13. Encore cette affirmation peut-elle sembler discutable dans le cas des Ă©tats atmosphĂ©riques, comme le montrent les discussions autour de la question de savoir si les phrases mĂ©tĂ©orologiques ont ou non un sujet (voir sur ce point Paykin (2003)).
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 71
sĂšde dâautres. Lâusage linguistique fournit un indice intĂ©ressant de la prise en compte de ce problĂšme, dans la possibilitĂ© quâil offre de faire en quelque sorte Ă©clater un individu en plusieurs au grĂ© de ses changements, non pas dâĂ©tat, mais de nature. Câest ce que lâon fait lorsquâon forme des phrases telles que :
(70) Le Paris que jâai connu Ă©tait trĂšs provincial / *trĂšs enneigĂ©(71) Le Pierre dâalors Ă©tait ouvert aux idĂ©es nouvelles / *en colĂšre
En rĂ©solvant de cette maniĂšre le problĂšme, on laisse Ă la fois Ă la substance sa permanence (mais ce nâest plus la mĂȘme substance), et Ă la qualitĂ© son caractĂšre de propriĂ©tĂ© dâessence.
3.2. LâĂ©laboration des Ă©vĂ©nements sur la base des Ă©tats
Ce qui vient dâĂȘtre dit permet de reformuler la diffĂ©rence entre qualitĂ©s et Ă©tats, ou ILP et SLP, en termes aspectuels : si les noms signifiant des qualitĂ©s ne permettent pas la rĂ©fĂ©rence Ă des Ă©vĂ©ne-ments, câest parce quâils sont non bornables, puisque, en eux-mĂȘmes et par eux-mĂȘmes, ils ne sont ni finis ni non finis. Ils Ă©chappent ainsi totalement aux variations aspectuelles. Lorsquâon applique Ă lâun de ces noms lâopĂ©rateur de discontinuitĂ© que constitue lâarticle un, comme dans une maigreur, on ne produit pas une expression rĂ©fĂ©rant Ă un individu mais Ă une espĂšce, expression qui doit com-porter une modification spĂ©cifiante, justement, comme dans les ex-pressions maigreur Ă©pouvantable, inquiĂ©tante, maladive⊠Ce mĂȘme article appliquĂ© Ă un nom dâĂ©tat permet au contraire de rĂ©fĂ©rer Ă un individu, et en particulier Ă un Ă©vĂ©nement, comme câest le cas dans :
(72) Cela a provoqué chez lui une dépression
Pourtant, on lie souvent Ă©troitement Ă©vĂ©nements et actions, par-fois au point de les confondre, et il peut paraĂźtre improbable que les Ă©tats, statifs par dĂ©finition, puissent servir de base Ă la construction dâexpressions dĂ©notant des Ă©vĂ©nements, entitĂ©s dont on a lâintuition quâelles sont par nature dynamiques. Mais, justement, la dynamicitĂ© du prĂ©dicat de base ne constitue pas une condition Ă lâĂ©dification des Ă©vĂ©nements. Sâil est vrai, comme je le soutiens ici, que la visĂ©e Ă©vĂ©nementielle consiste Ă prendre un point de vue extĂ©rieur sur un Ă©tat ou un procĂšs bornĂ©s, et Ă rĂ©duire lâun ou lâautre Ă un point, la stativitĂ© de lâun et la dynamicitĂ© de lâautre disparaissent sous ce point de vue. Sâil y a une condition de dynamicitĂ©, elle est donc, si on peut dire, externe. Tout Ă©vĂ©nement consiste en effet dans lâirruption dâun chan-gement dans une situation donnĂ©e, comme le montrent la plupart des prĂ©dicats appropriĂ©s aux noms Ă©vĂ©nementiels : arriver, surve-nir, se produire, qui marquent non pas exactement lâexistence des Ă©vĂ©nements (Ă la diffĂ©rence de avoir lieu), mais leur venue Ă lâexis-
72 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
tence. Câest donc dans la rupture de continuitĂ© introduite par le sur-gissement de lâĂ©vĂ©nement que rĂ©side son caractĂšre dynamique : dans le passage toujours visĂ© comme instantanĂ©, quoique rĂ©ellement il ne le soit que rarement, dâune situation Ă une situation nouvelle. Et dans le cas oĂč lâĂ©vĂ©nement sâĂ©difie sur un Ă©tat, il nây a pas mĂȘme de passage Ă une situation nouvelle, mais passage par une situation nouvelle suivi dâun retour Ă la situation initiale : tout Ă©tat, sâil est visĂ© comme bornĂ©, suppose quâun sujet entre dans lâĂ©tat, y sĂ©journe, et en sorte. Ces deux âpassagesâ, entrĂ©e dans lâĂ©tat et sortie hors de lui, doi-vent cependant ĂȘtre confondus en un seul, puisque la derniĂšre con-dition logique Ă lâĂ©dification des Ă©vĂ©nements est la possibilitĂ© de les dater, ce qui revient Ă les âcontracterâ ou plus exactement Ă con-tracter leur durĂ©e en un point, ce point lui-mĂȘme pouvant trĂšs bien nâĂȘtre tel que par convention, et nullement dans la rĂ©alitĂ©. Si je dis, par exemple :
(73) La sécheresse de 1976 survint au pire moment pour les éleveurs
jâidentifie un Ă©vĂ©nement par une date, qui est un nom propre de temps (voir Van de Velde (2000b)), en lâoccurrence le nom dâune annĂ©e. Or, on sait bien quâune annĂ©e a une durĂ©e, et une famine aussi, mais lorsque lâune est visĂ©e comme date et lâautre comme Ă©vĂ©nement, tout se passe comme sâil sâagissait de deux points qui coĂŻncident, et cela que la sĂ©cheresse ait durĂ© seulement une partie de lâannĂ©e ou lâan-nĂ©e entiĂšre. La seule condition sine qua non pour quâon puisse parler dâĂ©vĂ©-nement est donc que lâentitĂ© dĂ©notĂ©e constitue une unitĂ© (temporelle) discrĂšte qui, ayant des bornes, peut voir sa durĂ©e, si elle en a une, rĂ©duite Ă un point. En français, dans le domaine nominal, lâaspect continu, homogĂšne et non bornĂ© est marquĂ© par lâemploi de lâarticle partitif, la discontinuitĂ©, lâhĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© et le bornage, par lâarticle un. En tant que tels, les Ă©tats sont dans le temps comme les matiĂšres dans lâespace, sans bornes prĂ©alablement fixĂ©es, mais susceptibles dâen recevoir de lâextĂ©rieur 14. Les noms dâĂ©tat prennent donc lâar-ticle partitif tant quâils dĂ©notent des Ă©tats, comme câest le cas dans les exemples :
(74) Jâai de la fiĂšvre(75) Cela a suscitĂ© en moi de la colĂšre
14. Il semble que le passage du massif au comptable soit beaucoup plus facile Ă effectuer, au moyen du seul article un, ou des, dans le domaine des Ă©tats que dans celui des matiĂšres, oĂč la plupart du temps un nom de mesure ou de forme est re-quis (une bouteille dâacide, un carrĂ© de chocolat, une pelote de laineâŠ). Il existe de tels noms pour les Ă©tats (crise de colĂšre, accĂšs de fiĂšvre), mais ils semblent moins nĂ©cessaires, sans doute Ă cause du caractĂšre unidimensionnel des Ă©tats, qui rend la limitation simple et univoque.
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 73
Mais ils peuvent dĂ©noter des Ă©vĂ©nements dĂšs lors quâils ont Ă©tĂ© cons-tituĂ©s en unitĂ©s discrĂštes par lâapplication de lâarticle indĂ©fini. On dira alors :
(76) Une fiĂšvre est survenue aprĂšs trois heures, chez la plupart des patients(77) Quand une colĂšre survient chez ce malade, il devient dangereux
Il est cependant important de noter quâil ne suffit pas encore que lâĂ©tat soit bornĂ© pour quâil devienne automatiquement un Ă©vĂ©nement : de mĂȘme quâun accomplissement peut ĂȘtre visĂ© soit comme procĂšs, soit comme Ă©vĂ©nement, de mĂȘme un Ă©tat, mĂȘme bornĂ©, reste un Ă©tat sâil est envisagĂ© dâun point de vue interne, dans sa durĂ©e, comme câest le cas dans la phrase suivante :
(78) Sa dépression a duré six mois
Câest donc par le contexte quâest sĂ©lectionnĂ©e la visĂ©e Ă©vĂ©nementielle disponible dans la signification des noms dâĂ©tats en emploi dĂ©nom-brable. Ainsi, dans les phrases :
(79) La premiĂšre dĂ©pression de ma mĂšre sâest produite quand jâavais quinze ans
(80) La derniĂšre colĂšre de Pierre date de lundi
les groupes nominaux sujets dont le nom tĂȘte est un nom dâĂ©tat rĂ©-fĂšrent bien Ă des Ă©vĂ©nements, parce que se produire et dater sont eux-mĂȘmes des prĂ©dicats Ă©vĂ©nementiels. Tout se passe, en (79) et (80), comme si la dĂ©notation des noms dĂ©pression et colĂšre nâĂ©tait plus exactement constituĂ©e par des Ă©tats, mais par des pĂ©riodes ârem-pliesâ ou occupĂ©es par les Ă©tats respectifs, rĂ©duites ensuite Ă des points. Ces noms acquiĂšrent alors des propriĂ©tĂ©s que les adjectifs correspondants, qui, eux, ne peuvent signifier que des Ă©tats, nâont pas. Ainsi sâexpliquent les contrastes suivants :
(81) * Lâan dernier elle Ă©tait dĂ©primĂ©e Ă Londres(82) Sa dĂ©pression de lâan dernier Ă Londres(83) * Hier, il Ă©tait en colĂšre en plein SĂ©nat(84) Sa colĂšre dâhier en plein SĂ©nat
On sait en effet que les prédicats de propriétés en général (SLP ou ILP) sont incompatibles avec des compléments locatifs, lesquels, à la différence des circonstanciels, sont internes au groupe verbal, puisque, justement, non compatibles avec tous les prédicats, verbaux ou autres, ce qui apparaßt dans les exemples (81) et (83) 15. En re-
15. On pourrait objecter ici quâen dĂ©plaçant le complĂ©ment locatif on obtient, sur la base de (81), une phrase parfaitement grammaticale : Lâan dernier, Ă Londres, elle Ă©tait dĂ©primĂ©e. Cette phrase nâest cependant pas un contre-exemple, car ici le complĂ©ment ne localise plus la dĂ©pression dans lâespace, mais dans le temps et la phrase Ă©quivaut Ă : Lâan dernier, quand elle Ă©tait Ă Londres, elle Ă©tait dĂ©primĂ©e.
74 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
vanche, la visĂ©e Ă©vĂ©nementielle effectuĂ©e par les noms dĂ©pressionet colĂšre en (82) et (84) lĂšve cette contrainte, puisque lâune des caractĂ©ristiques essentielles des Ă©vĂ©nements est prĂ©cisĂ©ment de pou-voir ĂȘtre localisĂ©s dans lâespace. Enfin, quoique lâon forme de trĂšs nombreux noms dâĂ©vĂ©nements sur la base de prĂ©dicats dâĂ©tats, la rĂ©duction des Ă©tats Ă des points du temps nâest pas, il sâen faut, toujours aussi facile que lorsque le prĂ©dicat de base signifie un accomplissement. Alors que le bornage ânaturelâ des accomplissements constitue un facteur favorable Ă leur interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle, si bien quâon peut dĂ©river des noms Ă©vĂ©nementiels sur toutes les bases verbales correspondant Ă des ac-complissements, on ne le peut pas sur toutes les bases verbales ou adjectivales signifiant des Ă©tats. Tout se passe donc comme si un bornage non inhĂ©rent, mais imposĂ© de lâextĂ©rieur, restait en quelque maniĂšre alĂ©atoire. Souvent on se trouve en face de cas Ă©quivoques, quâon pourrait appeler dâinterprĂ©tation âsemi-Ă©vĂ©nementielleâ, en entendant par lĂ des cas oĂč lâĂ©vĂ©nement consiste non pas dans lâĂ©tat lui-mĂȘme visĂ© avec sa durĂ©e rĂ©duite Ă un point, mais simplement dans le passage initial Ă lâĂ©tat. Il en est ainsi avec le nom angoissequi apparaĂźt dans les phrases suivantes :
(85) Quand une angoisse survient, câest plutĂŽt la nuit(86) ??Ma premiĂšre angoisse a eu lieu il y a un an(87) Ma premiĂšre crise dâangoisse a eu lieu il y a un an
Ces exemples nous donnent dâabord lâoccasion de comparer les verbes Ă©vĂ©nementiels survenir et avoir lieu. En (85), comme dans la plupart des emplois de survenir, lâĂ©vĂ©nement â car il y a bien Ă©vĂ©nement â consiste dans le dĂ©but dâune situation nouvelle, et non dans la situation prise comme un tout et rĂ©duite Ă un point. Le point, dans ce cas, ne rĂ©sulte pas dâune rĂ©duction, mais est constituĂ© par lâinstant initial, celui du passage, et câest pourquoi on ne peut pas toujours substituer avoir lieu Ă survenir, comme le montrent les contrastes suivants :
(88) La guerre est survenue (*a eu lieu) au moment oĂč nous partions en vacances
(89) Maintenant que la guerre a eu lieu (*est survenue), on peut dire quâelle Ă©tait inutile
LâinstantanĂ©itĂ© de lâĂ©vĂ©nement qui a lieu peut ĂȘtre, si on veut, fic-tive, comme dans le cas dâune guerre, celle de lâĂ©vĂ©nement qui survient est plus volontiers littĂ©rale, au sens oĂč il est ârĂ©ellementâ instantanĂ©, pour autant que instant et rĂ©alitĂ© soient compatibles. Or, ce que lâon remarque avec les noms dâĂ©tats, câest quâils sont en gĂ©nĂ©ral plus facilement compatibles avec survenir quâavec avoirlieu, comme si leur borne initiale Ă©tait plus facile Ă Ă©riger en Ă©vĂ©- Une confirmation de cette analyse est fournie par lâimpossibilitĂ© de questions telles que : *OĂč est-il joyeux / triste / dĂ©primé⊠?
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 75
nement que leur totalitĂ© rĂ©duite Ă un point, laquelle suppose la prise en compte de la borne finale. Lorsquâon veut combiner un nom dâĂ©tat Ă visĂ©e Ă©vĂ©nementielle avec le verbe avoir lieu, qui exige un bornage terminal de son sujet, on est souvent obligĂ© dâeffectuer celui-ci non par le simple article un, qui semble alors un opĂ©rateur de discontinuitĂ© trop faible, mais par un nom qui fonctionne comme une sorte de nom de mesure : crise (dâangoisse), accĂšs (de fiĂšvre), coup (de fatigue)⊠Et il arrive que mĂȘme ce recours ne soit pas disponible, comme dans le cas sui-vant :
(90) Une irritation de la peau est survenue quelques heures aprĂšs le trai-tement
(91) ??Une irritation / un accĂšs dâirritation de la peau a eu lieu
En effet, curieusement, un accĂšs dâirritation est compris comme un phĂ©nomĂšne psychique plutĂŽt que physique, ainsi quâil apparaĂźt dans la phrase :
(92) Ses accĂšs dâirritation se produisent toujours lorsquâil est hors de chez lui
Enfin, le bornage peut sâavĂ©rer tout Ă fait impossible, comme câest le cas avec les noms calme, tranquillitĂ©, sĂ©rĂ©nitĂ© :
(93) * Ma derniĂšre tranquillitĂ© est survenue / a eu lieu hier(94) * Mon dernier accĂšs de calme date dâhier
Comme si un Ă©tat Ă©tait dâautant moins facile Ă convertir en Ă©vĂ©ne-ment quâil est moins paroxystique 16. Ă la diffĂ©rence des prĂ©dicats IL, qui offrent une rĂ©sistance abso-lue Ă la visĂ©e Ă©vĂ©nementielle, les prĂ©dicats SL que sont les noms dâĂ©tats sont compatibles avec cette visĂ©e â mais Ă la condition quâils puissent recevoir une borne finale, et ils ne le peuvent pas tous, loin de lĂ . Ă dĂ©faut de borne finale, leur borne initiale au moins peut faire Ă©vĂ©nement, et on se retrouve alors, paradoxalement, dans une situation proche de celle des achĂšvements : une angoisse survient
16. Cette affirmation devrait, Ă©videmment, ĂȘtre Ă©tayĂ©e sur une Ă©tude large â et les faits semblent ĂȘtre dâune grande complexitĂ© : ainsi le nom calme peut-il ĂȘtre sujet de survenir Ă condition, soit de dĂ©noter un phĂ©nomĂšne atmosphĂ©rique (Un calme Ă©tait survenu au large des Açores), soit dâĂȘtre dĂ©terminĂ©, sâil dĂ©note un Ă©tat psychique, par lâarticle dĂ©fini singulier le, comme dans la phrase Le calme est fina-lement survenu. Or, comme lâexpression le calme ne peut signifier que âlâĂ©tat de calmeâ, câest ici la survenue du calme qui constitue lâĂ©vĂ©nement, alors quâen (85) lâangoisse est dĂ©jĂ convertie en Ă©vĂ©nement par lâopĂ©ration de bornage quâeffectue lâarticle un, avant mĂȘme que nâintervienne le prĂ©dicat survenir. Quant aux senti-ments, qui, selon les critĂšres adoptĂ©s ici, sont des Ă©tats, ils ne peuvent jamais, quâils soient exprimĂ©s par des verbes ou par des noms, ĂȘtre visĂ©s comme Ă©vĂ©nements. Seule, ici encore, lâentrĂ©e dans lâĂ©tat peut faire Ă©vĂ©nement, comme on le voit dans les phrases Pierre est tombĂ© amoureux de Marie en mai / Son amour pour Marie est nĂ© en mai / Son dĂ©goĂ»t pour la nourriture est survenu aprĂšs une maladie.
76 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
comme survient une mort, Ă savoir comme le passage dâun Ă©tat Ă un autre.
4. ĂVĂNEMENTS ET ACTIVITĂS
Les activitĂ©s, dans lâacception la plus commune, sont des actions (non nĂ©cessairement agentives, selon le sens qui a rĂ©guliĂšrement Ă©tĂ© donnĂ© ici Ă ce terme) homogĂšnes, en elles-mĂȘmes non bornĂ©es, ou bornĂ©es âde lâextĂ©rieurâ, en particulier par le caractĂšre non fini de leur argument interne, pour celles qui en ont un.
4.1. Les diffĂ©rentes espĂšces dâactivitĂ©s : premiĂšre espĂšce, les acti-vitĂ©s dĂ©notĂ©es par des noms dont le seul article est un
Quâil existe une catĂ©gorie verbale correspondant Ă la notion clas-sique dâactivitĂ© semble difficile Ă mettre en doute, en dĂ©pit de tout ce qui peut ĂȘtre dit â Ă raison â du caractĂšre compositionnel de lâaspect. En effet, beaucoup de verbes dâactivitĂ©s sont des verbes inergatifs, et donc dĂ©pourvus de lâargument interne qui pourrait venir dĂ©terminer de lâextĂ©rieur leur valeur aspectuelle.
Jardiner, danser, voyager, discuter rĂ©pondent aux tests habituels concernant le bornage, puisquâils prennent les complĂ©ments carac-tĂ©ristiques des actions non bornĂ©es, comme on le voit en :
(95) Jâai jardinĂ©, dansĂ©, voyagĂ©, discutĂ© pendant deux heures / *en deux heures
Quant Ă lâhomogĂ©nĂ©itĂ© elle est garantie par ceci (Smith (1997), Mourelatos (1978)) que, si jâai jardinĂ©, dansĂ©, discutĂ© pendant deux heures, au bout dâune heure jâavais dĂ©jĂ jardinĂ©, dansĂ©, discutĂ©. Mais la nominalisation rĂ©vĂšle, comme câest trĂšs souvent le cas, lâexistence dâau moins deux sous-classes bien distinctes dâactivitĂ©s, et mĂȘme peut-ĂȘtre une classe aspectuelle nouvelle : celle des pro-cĂšs homogĂšnes intrinsĂšquement bornĂ©s. Dans le domaine nominal, câest lâopposition massif / comptable qui correspond Ă lâopposition aspectuelle homogĂšne-non bornĂ© / hĂ©tĂ©rogĂšne-bornĂ©. Elle est marquĂ©e en premier lieu, en français, par lâusage de deux articles indĂ©finis diffĂ©rents : du et un. En ce qui concerne la catĂ©gorie nominale des activitĂ©s, la premiĂšre surprise vient justement des articles : si jardinage, danse acceptent le parti-tif, ce nâest pas le cas de voyage ni de discussion, comme on le voit dans les exemples suivants :
(96) Jâai fait du jardinage pendant toute la journĂ©e(97) Elle a fait de la danse jusquâĂ lâĂąge de seize ans
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 77
(98) * Pierre a toujours aimĂ© faire du voyage(99) * Jâaurais aimĂ© avoir de la discussion avec lui
Et cependant, on ne peut pas simplement conclure, de lâagramma-ticalitĂ© de (98) et (99), au caractĂšre non massif de voyage et discus-sion. Dâabord, ces noms ont pour base un verbe dâactivitĂ© typique, comme on le voit en (95). Ensuite, lâun des indices de la massivitĂ© dâun nom consiste dans le fait quâil peut prendre un dĂ©terminant de mesure tout en restant au singulier, comme cafĂ© par opposition Ă oranges dans lâexemple suivant :
(100) AchĂšte un kilo de cafĂ© / dâoranges !
â alors que les noms dâaccomplissements ou dâachĂšvements se comportent en tout comme des noms comptables, et se mettent au pluriel lorsquâils prennent comme dĂ©terminant un nom de mesure (toujours temporel) quantifiĂ©. Ainsi dans les phrases :
(101) Dix minutes de questions ont suffi Ă Ă©puiser le professeur(102) AprĂšs vingt minutes dâinsultes lâorateur sâest retirĂ©
Ă cet Ă©gard, les noms comme voyage, priĂšre, promenade, discus-sion se comportent bien comme des noms massifs, comme on peut le voir dans les exemples suivants, oĂč ils restent au singulier aprĂšs un dĂ©terminant de mesure :
(103) Deux heures de voyage, câest long(104) Deux heures de discussion nâont pas suffi Ă clarifier les choses
Ce qui est frappant avec les noms que nous venons dâisoler, câest quâils ne passent pas, comme tant de noms le font, de la classe des massifs Ă celle des comptables ou inversement, mais quâils possĂš-dent en mĂȘme temps des propriĂ©tĂ©s des deux classes. Ou plutĂŽt, ils possĂšdent toutes les propriĂ©tĂ©s des noms comptables sauf une, qui les assimile aux massifs, et interdit de les classer parmi les comp-tables, tout en ayant pour base un verbe qui est indubitablement un verbe dâactivitĂ©. On peut supposer que le caractĂšre mixte de tels noms sâexplique de la maniĂšre suivante : dâun cĂŽtĂ© ils dĂ©notent des entitĂ©s discrĂštes, puisquâils peuvent prendre lâarticle un, se pluraliser, ĂȘtre dĂ©terminĂ©s par des numĂ©raux :
(105) Nous faisions des priĂšres / Nous avons fait beaucoup de priĂšres / Nous avons fait chacun une priĂšreâŠ
De lâautre cĂŽtĂ©, ils dĂ©notent des entitĂ©s homogĂšnes, puisquâils peu-vent rester au singulier aprĂšs un dĂ©terminant de mesure, et entrent aussi bien dans la structure illustrĂ©e en (106), caractĂ©ristique des noms massifs, que dans celle illustrĂ©e en (107), caractĂ©ristique des noms comptables :
78 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
(106) Les moines font au moins quatre heures de priĂšre par jour(107) AprĂšs une priĂšre de quelques minutes, il a quittĂ© lâĂ©glise
LorsquâaprĂšs un quantificateur de mesure le nom est au pluriel, lâinterprĂ©tation de la structure est nĂ©cessairement que la quantitĂ© dĂ©notĂ©e par le groupe entier est discontinue, constituĂ©e dâentitĂ©s dis-crĂštes. Mais lorsque quâil est au singulier, la discontinuitĂ© disparaĂźt, et la dĂ©notation du groupe est une quantitĂ© continue, et donc homo-gĂšne. Nous avons donc affaire, avec voyage et autres semblables, Ă des entitĂ©s qui semblent Ă la fois homogĂšnes et bornĂ©es, deux pro-priĂ©tĂ©s ordinairement incompatibles. Un paradoxe supplĂ©mentaire est cependant quâaucun bornage ne soit impliquĂ© dans la signification mĂȘme du prĂ©dicat verbal voyager(puisque, si on a voyagĂ© pendant trois heures, on peut dire quâau bout de deux heures, on avait dĂ©jĂ voyagĂ©) â et cela mĂȘme alors que voyager ne peut jamais Ă©quivaloir Ă *faire du voyage, mais, selon les cas, Ă faire un voyage (108) ou faire des voyages (109) :
(108) Je suis en train de voyager / Je suis en train de faire un voyage(109) Jâai beaucoup voyagĂ© dans ma vie / Jâai fait beaucoup de voyages
dans ma vie
Et il en va de mĂȘme pour prier (= faire une / des priĂšre(s)), discuter(= avoir une / des discussion(s)), se promener (= faire une / des pro-menade(s)). On arrive donc Ă cette conclusion que certains prĂ©dicats, qui sous leur forme verbale nâoffrent aucun indice de bornage intrinsĂšque, apparaissent nĂ©anmoins sous leur forme nominale comme Ă la fois bornĂ©s et homogĂšnes. La solution que je propose dans Van de Velde (1997) pour rĂ©soudre cette contradiction est la suivante : si dâun cĂŽtĂ© aucune limite effec-tive ne doit avoir Ă©tĂ© atteinte pour quâon puisse parler de voyage (dâoĂč lâhomogĂ©nĂ©itĂ©), dâun autre cĂŽtĂ© tout voyage a une limite vir-tuelle consistant dans le but quâon lui assigne et vers lequel il est orientĂ©. On peut dire que le voyage nâa, en lui-mĂȘme, pas de limite, mais quâil sâoriente vers une limite, laquelle se profile en quelque sorte Ă son horizon. Cette proposition laisse cependant une large place Ă lâarbitraire dans la rĂ©partition des noms entre les diffĂ©rentes sous-classes pos-sibles. Une autre explication possible passerait Ă lâinverse par le caractĂšre trĂšs restrictif de lâusage des noms dâactivitĂ© avec lâarticle partitif : pratiquement ils ne se rencontrent que combinĂ©s avec le verbe faire, dans des locutions trĂšs spĂ©cialisĂ©es signifiant une acti-vitĂ© pratiquĂ©e sans aucune autre fin quâelle-mĂȘme ( faire de la course Ă pied, du jogging, de la natation). La rĂ©partition des noms dâacti-vitĂ©s entre ceux qui ne prennent que lâarticle comptable, comme ceux que nous venons dâexaminer, et ceux qui peuvent prendre (aussi ou seulement) lâarticle massif serait alors dĂ©terminĂ©e par des facteurs pratiques : il y aurait, dans nos habitudes collectives, des activitĂ©s dont il est admis que leur pratique constitue une fin en soi, et dâau-
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 79
tres non. Ainsi, dans nos sociĂ©tĂ©s, il serait entendu quâon peut mar-cher pour marcher, mais pas prier pour prier. Les voyages, priĂšres, discussions, promenades et autres semblables seront donc en tout cas, de tous les prĂ©dicats dâactivitĂ©, les meilleurs candidats Ă une interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle, leur bornage ne leur venant pas de lâextĂ©rieur, quoiquâil ne leur soit pas non plus inhĂ©rent, puisquâil nâest pas Ă proprement parler impliquĂ© dans leur significa-tion.
4.2. Les diffĂ©rentes espĂšces dâactivitĂ©s : deuxiĂšme espĂšce, les acti-vitĂ©s dĂ©notĂ©es par des noms dont lâarticle peut ou doit ĂȘtre le partitif
Cette deuxiĂšme espĂšce est constituĂ©e de noms dĂ©rivĂ©s de verbes dâactivitĂ© (marcher, danser, courir, jardiner, broder), qui ont toutes les propriĂ©tĂ©s des noms massifs, mais ou bien peuvent sans aucune difficultĂ©, ou bien ne peuvent jamais, ĂȘtre employĂ©s comme noms comptables, et cela sans quâil semble possible de dĂ©terminer un prin-cipe de leur rĂ©partition entre ces deux catĂ©gories. Dâun cĂŽtĂ© ils prennent tous lâarticle partitif, et restent au singulier aussi bien avec un nom de mesure temporelle quâavec beaucoup :
(110) Nous avons fait de la marche / trois heures de marche / beaucoupde marche hier
(111) Je fais du jardinage chaque jour / deux heures de jardinage par jour / beaucoup de jardinage
Dâun autre cĂŽtĂ© certains (danse et marche, mais pas jardinage)peuvent Ă©galement prendre lâindĂ©fini un et son pluriel des, recevoir des complĂ©ments de mesure, et apparaĂźtre au pluriel aprĂšs beaucoup :
(112) Hier nous avons fait une marche de trois heures(113) Ces derniers temps, nous avons fait beaucoup de marches(114) Les enfants ont joué puis ils ont fait une danse en rond(115) Les enfants jouent et font des danses en rond
Si on se fonde sur ces exemples, les noms du type de marche et danse semblent donc pouvoir ĂȘtre librement employĂ©s comme noms comptables aussi bien que massifs, Ă la diffĂ©rence de jardinage, qui est exclusivement massif. Pour les noms passant apparemment librement dâune catĂ©gorie Ă lâautre, celui des deux emplois dont lâinterprĂ©tation devrait ĂȘtre la plus proche de celle du verbe devrait ĂȘtre lâemploi massif, dotĂ© dâune dĂ©notation homogĂšne et non bornĂ©e, comme le verbe, lâem-ploi comptable dĂ©notant quant Ă lui des occurrences limitĂ©es dans le temps de lâactivitĂ©. Mais les choses semblent bien plus compli-quĂ©es, en premier lieu parce que lâemploi du verbe et celui du nom massif correspondant appuyĂ© sur un verbe support ne sont presque jamais interchangeables, comme on peut le voir dans les exemples suivants :
80 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
(116) Je marchais sur le trottoir quand la voiture mâa renversĂ© / Je faisais de la marche sur le trottoir quand la voiture mâa renversĂ©
(117) Marie a dansé avec Pierre / Marie a fait de la danse avec Pierre
Dans ces exemples, oĂč le nom est massif et appuyĂ© sur le verbe sup-port faire, il dĂ©note une activitĂ© dâun autre type que celle signifiĂ©e par le verbe : mĂ©thodique, organisĂ©e, souvent accomplie en groupe Ă des moments dĂ©terminĂ©s Ă lâavance. En second lieu, les emplois comptables de marche et de dansene semblent pas maintenir, lorsquâils prennent lâarticle un / des, le mĂȘme parallĂ©lisme quâon observe en (116) et (117) entre leurs em-plois massifs, comme on le voit en comparant les exemples qui sui-vent :
(118) Nous avons fait une marche dâune journĂ©e la semaine derniĂšre(119) Notre derniĂšre marche a eu lieu la semaine derniĂšre(120) Ils font une danse Ă la fin de la cĂ©rĂ©monie(121) Une danse a lieu Ă la fin de la cĂ©rĂ©monie
Ce que montrent ces phrases, câest que une marche dans faire une marche est plutĂŽt une occurrence de faire de la marche, alors que une danse dans faire une danse le serait plutĂŽt, simplement et directement, de danser. Tout semble donc se passer comme si lâexpression une marcheĂ©tait le rĂ©sultat de lâapplication de lâopĂ©rateur de discontinuitĂ© unĂ de la marche, comme un cafĂ© rĂ©sulte, de la mĂȘme maniĂšre, dâune conversion Ă partir de du cafĂ©. En dâautres termes, sâil y a bien un Ă©vĂ©nement susceptible dâĂȘtre dĂ©notĂ© par une marche, comme en (118), cet Ă©vĂ©nement ne repose pas sur lâactivitĂ© de marcher, mais sur celle de faire de la marche, ce qui nâest pas tout Ă fait la mĂȘme chose. Une danse, au contraire, dĂ©note ou en tout cas peut dĂ©noter, comme en (121), un Ă©vĂ©nement directement basĂ© sur lâactivitĂ© signi-fiĂ©e par le verbe danser et non sur celle, sensiblement diffĂ©rente, de faire de la danse. De mĂȘme que voyager signifie âfaire un ou des voyage(s)â, dan-ser est Ă©quivalent Ă âfaire une ou des danse(s)â, comme câest le cas dans :
(122) Les abeilles effectuent alors une danse pour communiquer aux autres la distance du butin
(123) Une danse a lieu chaque fois que du butin a été repéré
Mais, Ă la diffĂ©rence de voyager, qui ne peut pas servir de base Ă *faire du voyage, qui signifierait sâadonner rĂ©guliĂšrement Ă une activitĂ© rĂ©glĂ©e nâayant dâautre fin quâelle mĂȘme, danser permet la formation de faire de la danse. On peut donc conclure que les deux variĂ©tĂ©s de noms dâactivitĂ©s que constituent marcher et danser peuvent servir de base Ă des nomi-nalisations Ă©vĂ©nementielles moyennant lâapplication de lâopĂ©rateur un au nom, avec une diffĂ©rence dâinterprĂ©tation due au fait que, pour
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 81
construire le sens de une marche, il faut passer par faire de la marche,dĂ©tour qui nâest pas nĂ©cessaire pour interprĂ©ter une danse. Si nous revenons maintenant Ă jardinage et autres noms semblables (natation, saut en hauteur, course Ă pied), on peut dire quâils se com-portent, eu Ă©gard Ă la possibilitĂ© dâun bornage, comme beaucoup de noms de matiĂšre ou dâĂ©tat : on ne peut leur donner une limite quâau moyen dâun dĂ©terminant nominal, tel que sĂ©ance dans :
(124) La prochaine séance de jardinage aura lieu la semaine prochaine
Les noms disponibles pour effectuer ce bornage semblent cepen-dant peu nombreux : on trouve aussi stage, atelier, et mĂȘme journĂ©e,qui curieusement, dans cet emploi, sert Ă borner lâactivitĂ© et non Ă en mesurer la durĂ©e, comme on le voit par le contraste entre les deux phrases :
(125) Deux journées de jardinage auront lieu le mois prochain(126) *Deux jours de jardinage auront lieu le mois prochain
Dans tous les cas, et quel que soit le nom choisi pour le bornage, il semble que le sens dâactivitĂ© rĂ©glĂ©e et mĂ©thodique soit prĂ©servĂ©.
En conclusion, on peut dire que le bornage requis pour quâun nom dâactivitĂ© puisse recevoir une interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle peut ĂȘtre effectuĂ© soit par lâopĂ©rateur de discontinuitĂ© et de bornage prototy-pique quâest lâarticle un, soit, dans le cas des noms les plus rĂ©calci-trants, par lâoutil plus puissant que constituent les noms quantifieurs temporels du type de sĂ©ance, session, journĂ©eâŠ
5. CONCLUSIONS
Le survol des diffĂ©rents types de prĂ©dicats auquel il a Ă©tĂ© procĂ©dĂ© a fait apparaĂźtre en premier lieu deux pĂŽles opposĂ©s : celui des quali-tĂ©s et celui des achĂšvements. Les premiĂšres sont absolument rĂ©frac-taires Ă lâinterprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle, les seconds y sont au con-traire parfaitement adaptĂ©s. Lâexplication du contraste entre les deux est simple : les qualitĂ©s sont hors du temps, les achĂšvements sont ponctuels et prĂ©sentent avec les Ă©vĂ©nements une parfaite homologie aspectuelle. Mais il faut prendre ici le terme dâaspect au pied de la lettre, impliquant que ce qui est en jeu nâest pas la chose en elle-mĂȘme et pour elle-mĂȘme, mais le point de vue que lâon prend sur elle. Pour preuve, on peut fournir lâexemple des accomplissements, aussi bons candidats que les achĂšvements Ă lâinterprĂ©tation Ă©vĂ©ne-mentielle, lâĂ©tendue dans le temps se laissant facilement rĂ©duire, dans une vision Ă distance, Ă un point, pourvu quâelle soit bornĂ©e. Inversement les achĂšvements, passages instantanĂ©s, se laissent, comme
82 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
on lâa vu, facilement dilater un tant soit peu, dans une vision rappro-chĂ©e, ce qui explique lâemploi, souvent discutĂ© dans la littĂ©rature, des verbes dâachĂšvement au progressif, emploi dont nous avons es-sayĂ© de montrer quâil ne constituait pas une bonne raison pour mettre la classe en question. Entre ces deux pĂŽles figurent les nominalisations dâĂ©tats et dâac-tivitĂ©s, qui ont pour point commun de reposer sur des bases verbales ou adjectivales dont la signification est celle dâentitĂ©s Ă©tendues dans le temps mais ne comportant pas de bornes inhĂ©rentes, et pour dif-fĂ©rence que les unes sont statives, et les autres dynamiques. La nomi-nalisation de ces bases permet plus ou moins facilement une inter-prĂ©tation Ă©vĂ©nementielle moyennant lâapplication au nom dâun dĂ©ter-minant adaptĂ© aux grandeurs discontinues comme lâarticle un. Ce quâil faut ajouter concernant la possibilitĂ© dâĂ©difier des Ă©vĂ©ne-ments sur des Ă©tats ou des activitĂ©s, câest que la nominalisation en est une condition sine qua non, et non seulement la nominalisation, mais une nominalisation complĂšte, produisant des noms vĂ©ritables, ayant perdu toutes leurs propriĂ©tĂ©s verbales. Quâil faille une nominalisation pour donner une interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle Ă un Ă©tat ou une activitĂ©, on en a une preuve trĂšs simple avec les phĂ©nomĂšnes dâanaphore. Soient les deux phrases :
(127) Les enfants ont dansé en rond tous ensemble(128) Pierre a été trÚs en colÚre contre moi
Leur signification ne peut pas ĂȘtre reprise par un pronom anapho-rique sujet dâun prĂ©dicat Ă©vĂ©nementiel, comme le montre lâagram-maticalitĂ© de :
(129) Les enfants ont dansĂ© en rond tous ensemble. *Cela sâest produit Ă lâĂ©cole
(130) Pierre a Ă©tĂ© trĂšs en colĂšre contre moi. *Cela sâest produit chez moi
Ce que montrent ces exemples, câest quâun outil purement gram-matical, comme le temps verbal, en dĂ©pit du fait quâil impose une borne, ne suffit pas Ă permettre une visĂ©e Ă©vĂ©nementielle de lâĂ©tat ou de lâactivitĂ©, comme si ces derniers conservaient mĂȘme dans ce cas leurs limites inhĂ©rentes, comme on le voit bien dâailleurs dans des phrases telles que :
(131) Les enfants ont dansé pendant une heure / *en une heure
Le seul moyen de rendre leur acceptabilitĂ© Ă (129-130) serait dâuti-liser un outil aspectuel non pas grammatical mais lexical, comme en (132) :
(132) Pierre sâest mis trĂšs en colĂšre contre moi. Cela sâest produit chez moi
Une confirmation de la nĂ©cessitĂ© de passer par une nominalisation pour Ă©difier des Ă©vĂ©nements sur la base des Ă©tats ou des activitĂ©s est fournie par un autre fait remarquable : on sait quâil existe deux
ASPECT ET INTERPRĂTATION ĂVĂNEMENTIELLE DES NOMINALISATIONS 83
grands types syntactico-sĂ©mantiques de nominalisations Ă©vĂ©nemen-tielles. Dans les unes, le nom dĂ©verbal conserve une grande partie des propriĂ©tĂ©s du verbe de base, dans les autres, il les perd toutes et devient un nom vĂ©ritable. Lâun des moyens bien connus de les distinguer est que les nominalisations âinachevĂ©esâ restent au sin-gulier avec des prĂ©dicats de frĂ©quence, ce qui nâest pas possible pour les nominalisations achevĂ©es (voir Grimshaw (1990)). DâoĂč les contrastes suivants :
(133) Le départ de la navette a lieu toutes les heures(134) Le bombardement des villes est encore trop fréquent(135) *La colÚre de Pierre se répÚte tous les matins(136) *La manifestation des ouvriers est réguliÚre
Or, les nominalisations Ă©vĂ©nementielles de prĂ©dicats dâĂ©tat et dâac-tivitĂ© sont toujours du deuxiĂšme type, celui oĂč le nom nâa plus de propriĂ©tĂ©s verbales, mais est devenu en tout point un vrai nom. Tout se passe donc comme si lâaspect lexical non bornĂ© propre Ă ces prĂ©dicats sous leur forme verbale ou adjectivale offrait, Ă un bornage âde lâextĂ©rieurâ, une rĂ©sistance que seule une nominalisa-tion achevĂ©e peut rĂ©duire. Ou, pour dire les choses autrement, que les entitĂ©s temporelles non bornĂ©es se laissent plus facilement limi-ter, puis rĂ©duire Ă des points, si elles ont dâabord Ă©tĂ© rĂ©ifiĂ©es par la substantivation â ce qui reviendrait Ă dire que, au moins dans une langue comme le français, les articles et davantage encore les dĂ©ter-minants nominaux sont des outils aspectuels plus puissants, pour modifier lâaspect lexical, que les temps verbaux â hypothĂšse qui res-terait Ă©videmment Ă vĂ©rifier par dâautres voies.
DANIĂLE VAN DE VELDEUniversitĂ© Lille 3
STL - UMR 8163 du CNRS
RĂFĂRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
CARLSON G.N. (1977), Reference to Kinds in English, Ph. D. Dissertation, University of Massachusetts.
(1989), « On the semantic composition of English generic sentences », in Chierchia G., Partee B.H. & Turner R. eds, Properties, Types and Meaning, vol. II, Semantic issues, Dordrecht, Kluwer Academic Pub-lishers, pp. 167-192.
CORBLIN F. (1995), Les formes de la reprise dans le discours. Anaphores et chaßnes de référence, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
DAVIDSON D. (1980), Essays on Actions and Events, Oxford, Oxford Uni-versity Press.
GRIMSHAW J. (1990), Argument Structure, Cambridge (Mass.), The MIT Press.
84 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
HAAS P. & JUGNET A. (2013), « De lâexistence des prĂ©dicats dâachĂšvements », Linguisticae investigationes 36.1, pp. 56-89.
HUSSERL E. (1984 [1934]), « Lâarche-originaire-terre ne se meut pas », Phi-losophie 1, pp. 1-30.
KANT E. (1980), Ćuvres philosophiques, t. I, Paris, BibliothĂšque de la PlĂ©iade, Gallimard, 1980.
MOURELATOS A. (1978), « Events, processes, and states », Linguistics and Philosophy 2.3, pp. 415-434.
PAYKIN K. (2003), Noms et verbes météorologiques : des matiÚres aux évé-nements, thÚse de doctorat, Université Lille 3.
QUINE W. (1960), Word and Object, Cambridge (Mass.), The MIT Press. RECANATI C. & RECANATI F. (1999), « La classification de Vendler revue
et corrigée », Cahiers Chronos 4, pp. 169-186. SMITH C. (1997), The Parameter of Aspect, Dordrecht, Kluwer Academic
Publishers. VAN DE VELDE D. (1997), « Un dispositif linguistique propre à faire entrer
certaines activitĂ©s dans des taxinomies : faire + du + nom dâactivitĂ© », Revue de linguistique romane 61.243-244, pp. 369-395.
(1999), « Adjectifs dâĂ©tats, adjectifs de qualitĂ©s », in Amiot D., De Mulder W., Flaux N. & Tenchea M. Ă©ds, Fonctions syntaxiques et rĂŽles sĂ©mantiques, Arras, Artois Presses UniversitĂ©, pp. 151-160.
(2000a), « Les indĂ©finis comme adjectifs », in Bosveld-de Smet L., Van Peteghem M. & Van de Velde D. Ă©ds, De lâindĂ©termination Ă la qualification. Les indĂ©finis, Arras, Artois Presses UniversitĂ©, pp. 203-282.
(2000b), « Existe-t-il des noms propres de temps ? », Lexique 15, pp. 35-45.
(2006), Grammaire des Ă©vĂ©nements, Villeneuve dâAscq, Presses Uni-versitaires du Septentrion.
(2013), « La datation des événements », Langue française 179, pp. 49-68.
VENDLER Z. (1957), « Verbs and times », The Philosophical Review 66.2, pp. 143-160.
VERKUYL H.J. (1989), « Aspectual classes and aspectual composition », Linguistics and Philosophy 12.1, pp. 39-94.
LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 85-110
La préverbation en en- en ancien français : un cas de préfixation aspectuelle ?
Adeline Patard, Walter De Mulder
1. INTRODUCTION
La âprĂ©verbationâ peut ĂȘtre dĂ©finie comme lâopĂ©ration permettant de gĂ©nĂ©rer un nouveau verbe par lâadjonction dâun morphĂšme por-teur de sens Ă lâinitiale dâun lexĂšme. En tant que processus de dĂ©ri-vation (ou de composition 1), la prĂ©verbation fait partie des ressources internes dont la langue dispose pour enrichir son lexique, et les mor-phologues 2 sâaccordent gĂ©nĂ©ralement pour lui attribuer un rĂŽle ma-jeur dans la formation du lexique français. Selon les mĂȘmes auteurs, la prĂ©verbation a Ă©tĂ© particuliĂšrement productive en ancien français, oĂč elle a engendrĂ© de nombreuses crĂ©ations lexicales, dont une par-tie sâest ensuite perdue au cours de lâĂ©volution de la langue 3. Outre leur rĂŽle dans le renouvellement du lexique de lâancien fran-çais, les linguistes sâaccordent sur le fait que certains prĂ©verbes ont aussi, Ă cette Ă©poque, constituĂ© un mode dâexpression privilĂ©giĂ© de lâaspect 4. Deux Ă©tudes rĂ©centes portant sur le prĂ©fixe a- (Dufresne, Dupuis & Tremblay (2000), Dufresne, Dupuis & Longtin (2001)) proposent ainsi de voir la prĂ©verbation comme lâun des principaux ressorts du systĂšme aspectuel de lâancien français. Selon les auteures, les paires de verbes tels que porter / aporter (âporter Ă un destina-taire ou vers une destinationâ) ou penser / apenser (âse mettre Ă pen-serâ) permettent dâexprimer dans lâancienne langue lâopposition entre aspect imperfectif et aspect perfectif, opposition qui surpasse (câest-Ă -dire neutralise) lâopposition aspectuelle exprimĂ©e par les temps verbaux (par exemple lâopposition imparfait / passĂ© simple). Dans notre contribution, nous aimerions Ă©valuer cette hypothĂšse de la prĂ©verbation comme processus aspectuel. Pour ce faire, nous
1. Traditionnellement, le mot composĂ© se distingue du mot dĂ©rivĂ© par le fait quâil est formĂ© Ă partir dâunitĂ©s lexicales autonomes (voir Amiot (2006)). 2. Voir par exemple Wagner (1952 : 54), Brunot (1966 : 285) ou Buridant (1995 : 292-294). 3. Voir par exemple Wagner (1952 : 54) ou Galli (2006 : 118). 4. Cf. Martin (1971), Buridant (1987, 1995 : 299-312), Dufresne, Dupuis & Trem-blay (2000), Dufresne, Dupuis & Longtin (2001), Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003, 2008).
86 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
nous proposons dâĂ©tudier la diachronie dâun autre prĂ©verbe souvent citĂ© pour sa productivitĂ© en ancien français et/ou sa valeur perfec-tive : le prĂ©verbe en- 5. Ce prĂ©verbe est en effet gĂ©nĂ©ralement con-sidĂ©rĂ© comme un marqueur perfectivisant 6 permettant de former des verbes tĂ©liques (souvent inchoatifs 7) Ă partir de verbes gĂ©nĂ©ra-lement atĂ©liques (par exemple dormir / endormir). En raison de ce sĂ©mantisme et de sa productivitĂ© dans lâancienne langue 8, en- appa-raĂźt comme un candidat idĂ©al pour vĂ©rifier lâhypothĂšse de lâexistence de prĂ©verbes aspectuels en ancien français. Notre Ă©tude sâorganise en quatre parties. Nous rappellerons dâabord la double origine de la prĂ©verbation en en-, qui correspond Ă lâad-jonction de deux morphĂšmes diffĂ©rents issus du latin : in et inde. Nous retracerons ensuite, Ă partir de lâĂ©tude dâun corpus et du dĂ©-pouillement de dictionnaires, lâĂ©volution de la productivitĂ© de la prĂ©-verbation en en- Ă partir de lâancien français et jusquâen français classique. Puis nous proposerons une analyse sĂ©mantique de ce prĂ©-verbe, ce qui nous amĂšnera Ă nuancer son statut de prĂ©verbe aspec-tuel et Ă formuler quelques hypothĂšses sur le dĂ©clin du systĂšme des prĂ©verbes en ancien français, en nous inspirant des analyses de lâĂ©vo-lution du systĂšme de prĂ©verbes en latin effectuĂ©es par Haverling (2000, 2008, 2010).
2. LA PRĂFIXATION EN EN- : DEUX ORIGINES
Comme il a Ă©tĂ© soulignĂ© dans plusieurs travaux et dictionnaires 9, la prĂ©verbation en en- est un cas dâhomophonie qui rĂ©sulte de lâĂ©ro-sion phonĂ©tique de deux morphĂšmes hĂ©ritĂ©s du latin : le prĂ©fixe in- (âdansâ) et lâadverbe anaphorique inde (âde lĂ â).
2.1. En- < in-
AttestĂ© trĂšs tĂŽt en latin, le prĂ©verbe in- possĂšde un sens identique Ă celui de la prĂ©position in de mĂȘme forme. Le sens exprimĂ© peut
5. Nous ne nous occuperons pas, en revanche, du prĂ©verbe in- quâon trouve dans des verbes comme inclure, injecter, etc., qui ont souvent une origine plus rĂ©cente ; voir Ă ce propos, entre autres, Van Laer (2012). 6. Cf. Martin (1971 : 81), ArrivĂ©, Gadet & Galmiche (1986 : 81), Buridant (1995 : 294) ou Dufresne, Dupuis & Tremblay (2008 : 188). 7. Dans le cadre de lâarticle, nous ne faisons pas de distinction entre lâaspect inchoatif (touchant Ă des procĂšs atĂ©liques) et lâaspect ingressif (touchant Ă des pro-cĂšs tĂ©liques). 8. Voir par exemple Galli (2006 : 118-120). 9. Cf. Nyrop (1904 : 223-224), von Wartburg (1928 : 635), Wagner (1952 : 51), Martin (1971 : 82), Imbs dir. (1979 : 1006-1010), TÄnase (2011 : 62).
LA PRĂVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANĂAIS 87
alors ĂȘtre spatial ou temporel et renvoyer Ă lâentrĂ©e dans un espace dĂ©limitĂ© ou dans un nouvel Ă©tat ou processus 10 : (1) eo / ineo 11 (âaller, marcherâ / âaller dansâ) mitto / immitto 12 (âenvoyerâ / âenvoyer versâ) albesco / inalbesco (âblanchir, pĂąlirâ / â(commencer Ă ) devenir pĂąleâ) aresco / inaresco (âsĂ©cher, devenir secâ / â(commencer Ă ) sĂ©cherâ) Sâagissant dâun processus, in- indique, selon Haverling (2010 : 314), non seulement son dĂ©but, mais Ă©galement sa continuation. Nous verrons en section 4. que le prĂ©fixe en- du français a conservĂ© pour une trĂšs large part cette valeur sĂ©mantique. Un certain nombre de verbes latins dĂ©rivĂ©s comportant in- est passĂ© dans le lexique français. Ainsi, selon le dĂ©pouillement de sept dictionnaires (les dictionnaires Larousse de lâancien français, du moyen français et du français classique, le DMF, lâAnglo-Norman Dictionary, le Petit Robert et le TLFi), plus de 23 % des verbes en en- < in- recensĂ©s sont des verbes formĂ©s en latin 13 ; il sâagit de verbes tels que (sâ)endormir (< indormire), enchanter (< incantare), employer (< implicare), endurer (< indurare), etc. La prĂ©verbation en in- est demeurĂ©e opĂ©rante en français avec la transformation pho-nĂ©tique mentionnĂ©e prĂ©cĂ©demment : in- > en-, la graphie an- coexis-tant jusquâen moyen français.
2.2. En- < inde
Lâadverbe inde est formĂ© sur le thĂšme du pronom-adjectif ana-phorique is, auquel il ajoute un sens de provenance ou dâorigine, dâoĂč sa frĂ©quente traduction par âde lĂ â. AttestĂ© dĂšs le latin archaĂŻque, inde sâest surtout dĂ©veloppĂ© en latin postclassique et mĂ©diĂ©val (Pin-chon (1972 : 12)), oĂč il peut signifier la provenance ou la cause (2), ou renvoyer anaphoriquement au complĂ©ment dâun verbe, dâun subs-tantif ou dâun pronom (3) : (2) Aliud est ad veniam stare, aliud ad gloriam pervenire, aliud missum
in carcerem non exire inde, donec solvat novissimum quadrantem. âAutre chose est dâĂȘtre arrĂȘtĂ© en attendant le pardon, autre chose de
parvenir Ă la gloire, autre chose est de ne pas sortir de la prison, jus-quâĂ ce quâon ait payĂ© le dernier denier.â (Saint Cyprien, Lettres, tra-duit par A. Zeloni, Concordance des Ăcritures, des PĂšres et des con-ciles des cinq premiers siĂšcles avec la doctrine de lâĂglise catholique romaine, Paris, Dufour et C°, 1842)
10. Cf. Imbs dir. (1979 : 1006), Ernout & Meillet (2001 : 312), Haverling (2010 : 311-312, 314-315). 11. Les deux verbes peuvent ĂȘtre transitifs ou intransitifs. 12. Les deux verbes sont transitifs. 13. Les verbes recensĂ©s dans ces dictionnaires sont listĂ©s en annexe 2.
88 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
(3) ⊠sed aliquando sane cupiebam cum aliquo illorum librorum doctis-simo conferre singula, et experiri, quid inde sentiret.
â⊠mais nĂ©anmoins, je dĂ©sirais parfois en confĂ©rer en dĂ©tail avec quelque docteur profondĂ©ment versĂ© dans lâintelligence des saints li-vres.â (Saint Augustin, Confes., V, 11)
AprĂšs Ă©rosion sĂ©mantique, inde prend la forme en 14 en ancien français (4), oĂč il tend Ă sâagglutiner avec certains verbes comme mener, avec lequel il apparaĂźt fusionnĂ© dĂšs le 11e siĂšcle (5) : (4) Guenelun prist par la main destre ad deiz, Enz el verger lâen meinet
josquâal rei. La purparolent la traĂŻsun seinz dreit. â[Blancandrin] prend Ganelon par les doigts de la main droite et lâamĂšne
par le verger jusquâau roi. LĂ ils dĂ©battent de la trahison sans droit.â (Chanson de Roland, XXXVIII)
(5) Enz el verger sâen est alez li reis, Ses meillors humes enmeinet en-semblâod sei.
âLe roi sâest retirĂ© dans le verger. Il a emmenĂ© avec lui ses meilleurs vassaux.â (Chanson de Roland, XXXVIII)
Notons que cette agglutination de lâadverbe ne semble possible que lorsque en exprime lâorigine ou la cause (cf. (4) et (5)). En somme, la prĂ©verbation en en- est issue de deux processus distincts : (i) la prĂ©fixation dâun verbe Ă partir dâune prĂ©position et (ii) lâagglutination dâun adverbe anaphorique avec le verbe rĂ©gis-sant qui le suit. Nous verrons dans les sections suivantes que ces deux prĂ©verbations connaissent une fortune diffĂ©rente du point de vue de leur productivitĂ© et de leur frĂ©quence (section 3.) et se dis-tinguent sur le plan sĂ©mantique ainsi que par leur capacitĂ© Ă expri-mer des oppositions aspectuelles avec la forme non prĂ©verbĂ©e (sec-tion 4.).
3. PRODUCTIVITĂ DES PRĂVERBES EN-
3.1. Remarques méthodologiques
Les donnĂ©es qui vont ĂȘtre prĂ©sentĂ©es dans cette section et la sec-tion suivante proviennent de deux sources : (i) le dĂ©pouillement de cinq dictionnaires historiques (les diction-naires Larousse de lâancien français, du moyen français et du fran-çais classique, le DMF et lâAnglo-Norman Dictionary) et de deux dictionnaires du français moderne (le Petit Robert et le TLFi) ; (ii) lâexploitation dâun corpus historique sâĂ©tendant du 11e siĂšcle au 17
e siĂšcle et comptant un peu plus de 1 500 000 mots. Le corpus a
14. Les graphies ent, end et an se trouvent Ă©galement jusquâen moyen français (Pinchon (1972 : 11)).
LA PRĂVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANĂAIS 89
Ă©tĂ© constituĂ© Ă partir de 27 textes littĂ©raires en version Ă©lectronique (cf. la composition du corpus et les Ă©ditions en annexe 1). Le dĂ©pouillement des dictionnaires a consistĂ© Ă relever lâensemble des verbes formĂ©s en français par lâadjonction du prĂ©verbe en- Ă une base verbale 15, et Ă les classer chronologiquement en fonction de leur premiĂšre attestation 16. En lâabsence dâindication sur la nature de la base, verbale ou non-verbale, nous avons choisi de sĂ©lection-ner les verbes dont les formes nues sont attestĂ©es antĂ©rieurement ou Ă la mĂȘme Ă©poque et qui semblent sĂ©mantiquement liĂ©s Ă ces derniĂšres. Lorsque les dictionnaires donnaient des informations con-tradictoires, nous avons pris le parti de prĂ©fĂ©rer celles qui vont dans le sens dâune prĂ©verbation Ă partir dâune base verbale. Lâinventaire Ă©laborĂ© se veut donc âoptimisteâ, en nâexcluant aucune forme prĂ©-verbĂ©e susceptible dâavoir Ă©tĂ© formĂ©e Ă partir dâun verbe. Les verbes identifiĂ©s formĂ©s sur en- < inde sont donnĂ©s dans le tableau 1, et ceux formĂ©s sur en- < in- sont donnĂ©s en annexe 2. Concernant le corpus historique, nous avons groupĂ© les textes par siĂšcles, sauf pour les deux premiers siĂšcles (le 11
e et le 12
e) : ces parties du corpus ont Ă©tĂ© regroupĂ©es ensemble, de sorte que nous avons obtenu finalement des sous-corpus de taille Ă peu prĂšs Ă©qui-valente (entre 226 000 et 290 000 mots). Lors dâune premiĂšre Ă©tape, nous avons dâabord extrait, dans chaque sous-corpus, lâensemble des mots commençant par en- et ses diffĂ©rentes variantes graphiques (soit en-, em- et an-). Nous avons ensuite triĂ© manuellement les listes obtenues 17 : nous avons Ă©liminĂ© les mots qui ne sont pas issus dâune prĂ©verbation en en-, puis nous avons classĂ© les lexĂšmes restants selon leur formation (en latin ou en français), selon la nature de la base lexicale (nominale, verbale, adjectivale, etc.) et selon celle du lexĂšme formĂ© (nom, verbe, adjectif, etc.). Nous ne prĂ©senterons ici que les rĂ©sultats concernant les verbes formĂ©s en français (sections 3.2. et 3.3.). Enfin, lors dâune derniĂšre Ă©tape, nous avons extrait les contextes des occurrences sĂ©lectionnĂ©es (150 signes avant et 150 signes aprĂšs chaque occurrence), afin de pouvoir les analyser sĂ©mantiquement (cf. section 4.).
15. Sont ainsi exclus les verbes formĂ©s sur une base non-verbale, par exemple adjectivale (comme enrougir (< rouge), enhardir (< hardi ), etc.) ou nominale (comme encourager (< courage), enorgueillir (< orgueil ), etc.). 16. Le Dictionnaire du français classique ne mentionnant pas les premiĂšres attes-tations des mots, celles-ci ont Ă©tĂ© recherchĂ©es dans le Dictionnaire historique de la langue française (Rey dir. (1992)). Les informations sur les premiĂšres attestations ont Ă©tĂ© croisĂ©es avec celles donnĂ©es dans le dictionnaire de Godefroy (1881-1902). Les formations latines ont Ă©tĂ© vĂ©rifiĂ©es Ă partir du dictionnaire de Gaffiot (1934). Nous avons Ă©galement pris en compte les premiĂšres attestations trouvĂ©es dans le corpus. 17. Ce tri a Ă©tĂ© fait sur la base des informations obtenues dans les sept diction-naires prĂ©citĂ©s. Lorsque les informations recherchĂ©es nâĂ©taient pas fournies, nous avons consultĂ© des sources supplĂ©mentaires : le Dictionnaire historique de la langue française, le Dictionnaire de lâancienne langue française de Godefroy, le Franz-ösisches etymologisches Wörterbuch (Wartburg (1934)) et lâAltfranzösisches Wörter-buch (Tobler & Lommatzsch (1955)).
90 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
3.2. Productivité
Les premiÚres attestations fournies par les dictionnaires consultés nous ont permis de faire la somme, siÚcle par siÚcle, des verbes créés au moyen de la préverbation en en- < in- et < inde. Pour la préfixa-tion en en- < in- (cf. figure 1), les données indiquent que celle-ci a été trÚs productive au 12e siÚcle 18, mais que le nombre de créa-tions lexicales a rapidement décru à partir du 13e siÚcle, pour fina-lement devenir quasi nul au 17e siÚcle :
Figure 1. Productivité du préverbe en- < in- en français
(nombre de crĂ©ations lexicales par siĂšcle) Il est intĂ©ressant de mettre en contraste ces rĂ©sultats avec les don-nĂ©es obtenues par Galli (2006) Ă partir du Französisches etymolo-gisches Wörterbuch et qui incluent Ă©galement les cas de prĂ©fixation Ă partir de bases nominales et adjectivales. Galli (2006 : 119) cons-tate ainsi que, contrairement Ă la prĂ©fixation Ă partir de bases ver-bales, la prĂ©fixation Ă partir de bases nominales et adjectivales ne se restreint pas Ă lâancien français : (i) aprĂšs avoir subi une perte de productivitĂ©, la prĂ©fixation Ă partir dâadjectifs connaĂźt un second Ă©lan au 16e et au 17e siĂšcles, et (ii) celle Ă partir de noms est demeu-rĂ©e opĂ©rante jusquâĂ aujourdâhui (avec une variabilitĂ© parfois impor-tante selon les siĂšcles). Pour ce qui est de la crĂ©ation de verbes par lâagglutination de lâad-verbe en < inde avec la base verbale, celle-ci est extrĂȘmement limi-tĂ©e : selon les informations recueillies (cf. tableau 1), elle ne con-cerne que 13 verbes :
18. Nous avons choisi de ne pas indiquer les données correspondant aux 10
e et 11
e siĂšcles (11 verbes), car, Ă©tant donnĂ© le nombre trĂšs limitĂ© de textes auxquels le lexicographe a accĂšs en comparaison avec les siĂšcles suivants, les donnĂ©es in-duisent un biais trĂšs fort qui pourrait laisser croire (Ă tort ?) que les crĂ©ations lexi-cales nâont pas Ă©tĂ© aussi nombreuses Ă cette pĂ©riode.
LA PRĂVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANĂAIS 91
10
e siĂšcle 11
e siĂšcle 12
e siĂšcle 13
e siĂšcle 14
e siĂšcle emporter emmener
sâenfuir enlever envoler entraĂźner encourir
empartir 1 enaloigner ensacher
enaller endepartier embrouer
Tableau 1. Productivité du préverbe en- < inde en français (créations lexicales par siÚcle) 19
La prĂ©verbation en en- < inde apparaĂźt donc, en comparaison avec la prĂ©verbation en en- < in-, comme un phĂ©nomĂšne anecdotique qui nâa que trĂšs faiblement contribuĂ© Ă renouveler le lexique français.
3.3. Fréquence
Lâanalyse des frĂ©quences dans le corpus de textes nous donne des indications supplĂ©mentaires sur lâusage des verbes en en- par les locuteurs. La figure 2 prĂ©sente la frĂ©quence totale relative des verbes en en- < in- formĂ©s sur une base verbale ou nominale ainsi que celle des verbes en en- < inde. Pour les verbes formĂ©s sur base verbale, nous avons distinguĂ© les verbes de formation latine de ceux de formation française. Le premier fait notable est la trĂšs grande frĂ©quence des verbes en en- < in- formĂ©s en latin (en trait double) par rapport aux formations françaises : les verbes prĂ©fixĂ©s du latin sont en effet de trois Ă dix-neuf fois plus frĂ©quents que les verbes en en- formĂ©s en français. On note ensuite que les verbes formĂ©s en français sur in- et inde (en noir) ont une frĂ©quence Ă peu prĂšs similaire, mĂȘme si les verbes en en- < in- semblent plus frĂ©quents que les verbes en en- < inde. Cette similaritĂ© indique que les lemmes formĂ©s sur inde, qui sont dâun nombre trĂšs limitĂ© (13 verbes dĂ©nombrĂ©s), sont beaucoup plus frĂ©quents individuellement que les lemmes formĂ©s sur le prĂ©-fixe en-, qui sont beaucoup plus nombreux (293 verbes dĂ©nombrĂ©s) (cf. aussi la figure 3) 20. Enfin, les verbes en en- < in- Ă base nomi-nale (en trait gris) apparaissent au dĂ©part lĂ©gĂšrement moins frĂ©quents que ceux Ă base verbale. NĂ©anmoins, les premiers deviennent plus frĂ©quents que les seconds Ă partir du 15e siĂšcle, pĂ©riode oĂč la prĂ©-verbation Ă partir de bases verbales cesse progressivement dâĂȘtre opĂ©rante 21. 19. Pour les verbes empartir 1 (âpartir, sâĂ©loigner deâ), enaloigner (âĂ©loigner deâ), ensacher (âtirer, extraire deâ), endepartier (âpartir, sâĂ©loigner deâ), (sâ)embrouer (âsâen allerâ), le lien Ă©tymologique avec inde nâest pas Ă©tabli dans les dictionnaires. NĂ©anmoins, nous les avons classĂ©s parmi les verbes issus de la prĂ©verbation en en- < inde, car ces verbes dĂ©notent tous un mouvement vĂ©nitif (mouvement Ă partir dâun point) et, pour la plupart, la forme agglutinĂ©e (par exemple embrouer, ena-loigner) alterne avec la forme non agglutinĂ©e (en brouer, en aloigner). 20. Pour des rĂ©sultats comparables, voir Van Laer (2012 : 185). 21. Ces donnĂ©es permettent de prĂ©ciser lâobservation de Van Laer (2012), qui note que les formations âparasynthĂ©tiquesâ (nominales ou adjectivales) sont plus frĂ©-
92 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Figure 2. Fréquence totale relative des formes préverbées
en français ( par millions de mots) La frĂ©quence importante des verbes formĂ©s sur lâadverbe en < inde apparaĂźt clairement dans la figure 3, oĂč est reprĂ©sentĂ©e la frĂ©quence moyenne dâun verbe respectivement formĂ© sur le prĂ©fixe en- < in- et sur lâadverbe en < inde, Ă savoir 23,0 occurrences par million de mots en moyenne pour un verbe en en- < in-, contre 57,7 occur-rences par million de mots en moyenne pour un verbe en en- < inde :
Figure 3. Fréquence moyenne des verbes formés sur le préfixe en-
et sur lâadverbe en ( par millions de mots) La figure 4 donne des indications sur la richesse lexicale, câest-Ă -dire le nombre de lemmes diffĂ©rents employĂ©s dans les textes. Les donnĂ©es montrent que, pour la pĂ©riode Ă©tudiĂ©e (11e
-17e siĂšcles), les verbes en en- < in- sont de moins en moins utilisĂ©s par les locuteurs. Par contraste, les verbes en en- < inde se maintiennent et dĂ©passent mĂȘme la richesse lexicale des verbes prĂ©fixĂ©s en en- Ă partir du 17e siĂšcle.
quentes que les verbes préfixés en en-. Nos données suggÚrent que cela est effecti-vement le cas depuis le 15
e siĂšcle, mais quâantĂ©rieurement Ă cette pĂ©riode, ce sont les formations Ă partir de bases verbales qui ont Ă©tĂ© les plus frĂ©quentes.
LA PRĂVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANĂAIS 93
Figure 4. Richesse lexicale : nombre de lemmes formés sur le préfixe en-
et sur lâadverbe en ( par 100 000 mots)
3.4. Discussion
(i) La prĂ©verbation en en- nâa Ă©tĂ© rĂ©ellement productive quâen an-cien français (crĂ©ation de la trĂšs grande majoritĂ© des verbes en en-, cf. figure 1). Cela sâaccorde avec lâidĂ©e que les prĂ©verbes en- ont fonctionnĂ© comme des marqueurs aspectuels, mais que cette fonc-tion sâest perdue en moyen français : le nombre important de crĂ©a-tions lexicales en en- serait alors le reflet dâun systĂšme aspectuel basĂ© sur des prĂ©verbes et la chute des crĂ©ations lexicales serait le signe de la perte de ce systĂšme. Cette conclusion semble nĂ©anmoins contrariĂ©e par la prĂ©verbation Ă partir de bases nominales, qui est Ă©galement productive pour la pĂ©riode Ă©tudiĂ©e (cf. figure 2), mĂȘme si elle reste, en comparaison, moins importante que la prĂ©verbation Ă partir de bases verbales, du moins jusquâau 15e siĂšcle. Or, la prĂ©verbation Ă partir de noms ne saurait ĂȘtre liĂ©e Ă un systĂšme aspectuel basĂ© sur des prĂ©verbes : en effet, du fait quâelle crĂ©e un verbe Ă partir dâun nom (et non Ă par-tir dâun verbe), la prĂ©verbation Ă partir de noms ne permet norma-lement pas de former des paires de verbes qui sâopposent aspectuel-lement. Elle forme par contre souvent des paires de verbes antony-miques (enchaĂźner / dĂ©chaĂźner, enterrer / dĂ©terrer, etc. ; voir Van Laer (2012 : 191)). Ceci suggĂšre que la productivitĂ© de la prĂ©verba-tion en en- < in- traduit un enrichissement lexical permettant Ă lâan-cienne langue de se doter de nouveaux verbes (formĂ©s Ă partir de noms ou de verbes), plutĂŽt quâun systĂšme aspectuel fondĂ© sur des prĂ©fixes grammaticalisĂ©s exprimant lâaspect perfectif. Il nous fau-dra nĂ©anmoins expliquer pourquoi, en ancien et en moyen français, la prĂ©verbation sur base verbale est plus productive que celle sur base nominale, puis pourquoi la tendance sâinverse Ă partir du 15e
siĂšcle (cf. section 3.5.). (ii) Les deux types de prĂ©verbation sur en- < in- et en- < inde se distinguent sur le plan de la productivitĂ© et de la frĂ©quence : les verbes formĂ©s sur le prĂ©fixe en- sont beaucoup plus nombreux (ri-chesse lexicale) que les verbes formĂ©s sur lâadverbe en (cf. figure 4), alors que ces derniers sont nettement plus frĂ©quents, surtout aux
94 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
11e et 12e siĂšcles (figure 3). Au final, lâimpact en termes de frĂ©quence des deux types de prĂ©verbation reste nĂ©anmoins similaire (cf. la proxi-mitĂ© des deux courbes dans la figure 2). On doit en dĂ©duire que les deux prĂ©verbations en en- nâont jouĂ© quâun rĂŽle modeste dans lâexpression de lâaspect en ancien français, dâune part parce que les verbes issus de la prĂ©verbation en en- < in- nâont pas une trĂšs grande frĂ©quence et, dâautre part, parce que la prĂ©verbation en en- < inde nâa crĂ©Ă© que peu de lexĂšmes verbaux. (iii) Il est intĂ©ressant de mettre ces donnĂ©es en relation avec ce que lâon sait de langues possĂ©dant des prĂ©verbes aspectuels trĂšs gram-maticalisĂ©s, telles que le russe. Or, si lâon compare la situation du français avec celle observĂ©e aujourdâhui en russe, lâimportance de la prĂ©verbation en en- doit ĂȘtre largement relativisĂ©e. En effet, selon Paillard (1998 : 85), « les prĂ©verbes russes se combinent avec un nombre important de bases : ce nombre nâest jamais infĂ©rieur Ă cent, et dĂ©passe pour certains prĂ©verbes les mille cinq cent bases ». Selon Martin (1971 : 81), les principaux prĂ©verbes perfectifs de lâancien français seraient a- et en-. Or, dâaprĂšs les informations trouvĂ©es dans les dictionnaires historiques citĂ©s supra, en- < in- ne se com-bine au 13e siĂšcle quâavec 269 bases verbales (ou 200 bases si lâon exclut les formations latines) 22 : nous sommes loin des 1 500 bases des prĂ©verbes russes les plus productifs. Quant Ă la prĂ©verbation en en- < inde, elle est dâemblĂ©e disqualifiĂ©e avec ses seules 13 bases verbales. En conclusion, mĂȘme si la prĂ©verbation en en- sâest rĂ©vĂ©lĂ©e pro-ductive en ancien français en comparaison avec la langue moderne, son rendement semble extrĂȘmement limitĂ© par rapport Ă dâauthen-tiques prĂ©verbes aspectuels comme ceux du russe. Cela pourrait si-gnifier que la prĂ©verbation en en- nâavait quâune importance secon-daire dans le systĂšme aspectuel de lâancien français.
3.5. HypothĂšse explicative : lâeffondrement du systĂšme prĂ©verbal as-pectuel du latin
On peut faire remarquer que le systĂšme des prĂ©verbes en ancien français Ă©tait la continuation dâun systĂšme similaire en latin et que celui-ci Ă©tait dĂ©jĂ sur le dĂ©clin en latin tardif, comme lâa montrĂ© Haverling (2000, 2008, 2010). Selon cette auteure, le latin classique connaissait un systĂšme de prĂ©verbes Ă valeur aspectuelle trĂšs dĂ©ve-loppĂ©, dont faisait partie le prĂ©verbe in-, qui avait pour effet de foca-liser sur le dĂ©but de lâaction et Ă©tait donc, en gros, inchoatif, comme il ressort entre autres des exemples suivants, oĂč arescere signifie âsĂ©cherâ, exarescere âfinir de sĂ©cherâ et inarescere âcommencer Ă sĂ©cherâ (pour plus dâexemples, voir Haverling (2000 : 292-315)) : 22. Par comparaison, selon les donnĂ©es prĂ©sentĂ©es par Dufresne, Dupuis & Longtin (2001 : 37, 2003 : 38), le prĂ©verbe a- est plus productif, puisquâil se combine au 13
e siÚcle avec 312 bases verbales (dans des formations françaises).
LA PRĂVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANĂAIS 95
(6) a) Sin autem in craticiis tectoria erunt facienda, quibus necesse est in ar-rectariis et transversariis rimas fieri, ideo quod, luto quum linuntur, necessario recipiunt humorem ; quum autem arescunt extenuati, in tec-toriis faciunt rimas ; id ut non fiat, haec erit ratio.
âSi des enduits doivent ĂȘtre faits sur des murs de cloison, il arrivera infailliblement que les piĂšces de bois qui montent et celles qui tra-versent se tourmenteront, parce que, lorsquâon vient Ă les couvrir de terre grasse, elles prennent nĂ©cessairement lâhumiditĂ©, et quâen sĂ©chant elles se rĂ©trĂ©cissent, ce qui fait fendre les enduits.â
(Vitruve Pollion, De lâarchitecture, livre VII, citĂ© par Haverling (2000 : 296-297) et traduit par C.-L. Maufras, BibliothĂšque latine-française publiĂ©e par C.L.F. Pancoucke, 1847, disponible sur http://remacle. org/bloodwolf/erudits/Vitruve/livre7fr.htm)
b) Qui tamen fontes a quibusdam praesidiis aberant longius et celeriter aestibus exarescebant.
âAjoutez que ces puits Ă©taient fort Ă©loignĂ©s de quelques-uns de leurs postes, et que la chaleur les avait bientĂŽt taris.â
(César, Commentaires sur la guerre civile, livre III, cité par Haverling (2000 : 297), traduction de la Bibliotheca classica selecta, disponible sur http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/caesardbcIII/ligne05. cfm?numligne=50&mot=ex)
c) Recentes autem fossitiae quum in structuris tantas habeant virtutes, eae in tectoriis ideo non sunt utiles, quod pinguitudine eius calx, palea com-mixta, propter vehementiam non potest sine rimis inarescere ;
âToutefois le sable fossile nouvellement extrait, bien quâil convienne parfaitement Ă la maçonnerie, nâest pas aussi avantageux pour les crĂ©-pis, parce quâil est si gras et sĂšche si vite, que, mĂȘlĂ© Ă la chaux avec de la paille, il fait un mortier qui ne peut durcir (litt. commencer Ă sĂ©cher) sans se gercer.â
(Vitruve Pollion, De lâarchitecture, livre II, citĂ© par Haverling (2000 : 296-297) et traduit par C.-L. Maufras, BibliothĂšque latine-française publiĂ©e par C.L.F. Pancoucke, 1847, disponible sur http://remacle. org/bloodwolf/erudits/Vitruve/livre2fr.htm)
Or ce systĂšme a commencĂ© Ă sâĂ©crouler dĂšs le latin tardif, ce que Haverling illustre souvent par lâĂ©volution de la paire de verbes sua-dere / persuadere : en latin classique, suadere signifiait âessayer de persuaderâ, et persuadere, âpersuaderâ. Le verbe non prĂ©verbĂ© Ă©tait donc atĂ©lique, le verbe avec prĂ©verbe, tĂ©lique. Or, en latin tardif, les deux verbes pouvaient sâemployer lâun pour lâautre, persuadere si-gnifiant alors âessayer de persuaderâ et suadere âpersuaderâ : (7) a) noluit nec ultra ad suos reditum persuadere âelle ne voulait pas continuer Ă essayer de la persuader de retourner
Ă sa familleâ (Vulg., Ruth.18, citĂ© par Haverling (2008 : 78)) b) et cum ei suadere non possumus, quieuimus âet quand il ne voulait pas ĂȘtre persuadĂ©, nous avons cessĂ©â (Vulg., Act. 21.14, citĂ© par Haverling (2008 : 78)) De mĂȘme, en latin classique, il existait une opposition entre des ver-bes dâĂ©tat et des verbes exprimant un changement dâĂ©tat, illustrĂ©e par la diffĂ©rence entre tacere âĂȘtre silencieuxâ et conticescere âde-
96 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
venir silencieuxâ / âarrĂȘter de parlerâ. En latin tardif, de nouveau, lâopposition sâestompe et la forme non prĂ©fixĂ©e reprend la fonction de la forme prĂ©fixĂ©e : (8) a) qui tam diu conticuerunt âqui pour si longtemps ont Ă©tĂ© silencieuxâ (Ulp., Dig. 48.19.6, citĂ© par Haverling (2008 : 79)) b) in perpetuum conticescet ârestera silencieux pour toujoursâ (Lact., Inst. 4.27.14, citĂ© par Haverling (2008 : 79)) c) postquam tacuerunt, respondit Jacobus âquand ils se sont arrĂȘtĂ©s de parler, a rĂ©pondu Jacquesâ (Vulg., Act. 15.23, citĂ© par Haverling (2008 : 79)) On observe le mĂȘme type dâĂ©volution pour le prĂ©verbe in-. Haverling (2000 : 305) signale, par exemple, que le blanchissement des che-veux Ă©tait dĂ©crit en latin classique par les verbes candesco, albesco et canesco, mais quâAugustin employait inalbesco pour remplacer albesco et comme synonyme de canesco : (9) Videtis quemadmodum canescat caput, et inalbescat, quantumcumque
senectus accedit. (Aug., Psalm. 91.11, citĂ© par Haverling (2000 : 305)) âVous voyez la tĂȘte grisonner dâabord, puis blanchir totalement, Ă
mesure quâelle avance en Ăąge.â (traduction in Ćuvres complĂštes de Saint Augustin, traduites pour la
premiĂšre fois, sous la direction de M. Poujoulat et de M. lâabbĂ© Raulx, Bar-le-Duc, 1864-1872, Abbaye Saint BenoĂźt de Port-Valais, http:// www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/index.htm)
Ces faits nous incitent Ă considĂ©rer les prĂ©verbes Ă valeur aspectuelle de lâancien français comme lâhĂ©ritage du systĂšme aspectuel du latin. Cette hypothĂšse permet dâexpliquer pourquoi, Ă la fin de la pĂ©riode mĂ©diĂ©vale, les verbes en en- formĂ©s sur base verbale deviennent Ă la fois moins frĂ©quents et moins riches lexicalement que ceux for-mĂ©s sur base nominale (cf. figures 2 et 4) : cela manifesterait la fin du systĂšme aspectuel des prĂ©fixes latins qui finit de sâeffondrer en français entre le 15e et le 17e siĂšcles. Par ailleurs, dĂšs le latin classique, la plupart des prĂ©verbes avaient plusieurs valeurs, comme in-, qui avait une valeur spatiale et une valeur aspectuelle (Haverling (2000, 2008 : 76), Van Laer (2010, 2012)), mais aussi une valeur intensive qui accompagne souvent la valeur aspectuelle (voir ci-dessous), ce qui ne contribuait pas Ă crĂ©er un systĂšme aspectuel trĂšs transparent. En outre, plusieurs verbes ont dĂ©veloppĂ© des sens indĂ©pendants de leur sens dâorigine. Cela permet peut-ĂȘtre de comprendre pourquoi la valeur aspectuelle de prĂ©verbes comme en- devenait moins transparente et pourquoi ces prĂ©verbes sâemployaient de moins en moins frĂ©quemment pour for-mer des paires de verbes exprimant une opposition aspectuelle. Nous montrerons dans la partie suivante que cette Ă©volution sâest poursui-vie en ancien français.
LA PRĂVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANĂAIS 97
4. ANALYSE SĂMANTIQUE DES VERBES PRĂVERBĂS PAR EN- EN ANCIEN FRANĂAIS (DU 11e AU 13e SIĂCLE)
Le but de cette partie nâest pas de donner une analyse sĂ©mantique exhaustive des prĂ©verbes en- (< in- et < inde) en ancien français, mais de dĂ©terminer dans quelle mesure ces prĂ©verbes permettent, dans cet Ă©tat de la langue, (i) de signifier lâaspect perfectif (section 4.1.) et (ii) de former des paires de verbes qui sâopposent aspectuel-lement (section 4.2.). Ces deux faits doivent ĂȘtre Ă©tablis pour pou-voir conclure que les prĂ©verbes en- fonctionnent sĂ©mantiquement comme des prĂ©verbes aspectuels (Ă lâinstar des prĂ©verbes russes).
4.1. En- < in- et en- < inde signifient-ils lâaspect perfectif ?
LĂ encore, les deux prĂ©verbes se diffĂ©rencient du point de vue des nuances aspectuelles quâils peuvent exprimer. Le prĂ©fixe en- < in- affiche une gamme de valeurs plus large que lâadverbe en < inde, qui manifeste un fonctionnement sĂ©mantique beaucoup plus homo-gĂšne. Cette diffĂ©rence est sans aucun doute liĂ©e au fait que en- < in- se combine avec un grand nombre de bases verbales (pour rappel, on compte 269 bases verbales au 13e siĂšcle si lâon inclut les forma-tions latines), alors que en- < inde ne se combine quâavec 13 bases verbales selon nos sources. Pour dĂ©crire les valeurs de ces deux prĂ©-verbes, nous partirons de lâinterprĂ©tation 23 des verbes dans lesquels ils apparaissent dans le corpus historique pour la pĂ©riode qui va du 11e au 13e siĂšcle (pĂ©riode oĂč le français exhibe un systĂšme aspectuel fondĂ© sur les prĂ©fixes, selon Dufresne, Dupuis & Longtin (2001) et Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003)). Dans le corpus, nous avons relevĂ© 112 occurrences de verbes cons-truits sur le prĂ©fixe en- < in- qui correspondent Ă lâactualisation de 24 lemmes 24. Le prĂ©fixe en- y exhibe trois catĂ©gories de valeurs : spatiales, aspectuelles et intensives. Les valeurs spatiales renvoient Ă un mouvement dans lâespace qui peut ĂȘtre de deux types : (i) mou-vement vers lâintĂ©rieur dâun espace (ex. (sâ)embattre âenfoncerâ, âse prĂ©cipiter vers / dansâ) et (ii) mouvement de circonvolution au-tour dâun centre (ex. enseller âseller, harnacher (un cheval, une mule)â ou envelopper). Tout comme en latin, les verbes prĂ©fixĂ©s en en- sont par ailleurs porteurs dâune valeur aspectuelle perfective qui peut ĂȘtre de deux ordres. ConformĂ©ment Ă ce que lâon trouve dans la littĂ©ra-
23. Les interprĂ©tations observĂ©es en contexte dans le corpus sont indiquĂ©es entre guillemets. Ces interprĂ©tations ont Ă©tĂ© Ă©tablies Ă lâaide de traductions en français moderne. 24. Embattre, embesogner, embroncher, empoindre, emprendre, encacher, enchar-ger, enchasser, encommencer, enforcer, engrever, enhaĂŻr, enhaiter, enhatir, enocher, enoindre, enranger, enseller, enserrer, entailler, entĂącher, enteser, entoucher, en-velopper.
98 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
ture scientifique et dans les dictionnaires 25, les verbes prĂ©fixĂ©s en en- peuvent dâabord dĂ©crire lâinchoation dâun processus, câest-Ă -dire le commencement et la continuation de ce processus (ex. enchasser âprendre en chasseâ, âpoursuivreâ ou emprendre âse charger deâ) ; ces verbes peuvent Ă©galement renvoyer Ă lâachĂšvement dâun pro-cessus et/ou Ă lâentrĂ©e dans un nouvel Ă©tat (ex. enserrer âenfermerâ ou enhaĂŻr âprendre en haineâ). Enfin, les verbes prĂ©fixĂ©s en en- peu-vent parfois marquer lâintensitĂ© en soulignant lâinchoation ou lâachĂš-vement dĂ©jĂ signifiĂ©s par le verbe non prĂ©fixĂ© (ex. encommencer âcommencerâ ou encharger âmettre une charge surâ, âprendre en chargeâ). Les trois catĂ©gories de valeurs (spatiale, aspectuelle et in-tensive) semblent, pour la plupart des verbes 26, se combiner deux Ă deux selon le schĂ©ma suivant :
Figure 5. Valeurs du préfixe en- < in- en ancien français Les exemples suivants illustrent cette ambivalence des verbes pré-fixés en en- : (10) Engelers fiert Malprimis de Brigal ; Sis bons escuz un dener ne li valt :
Tute li freint la bucle de cristal, Lâune meitiet li turnet cuntreval ; Lâos-berc li rumpt entresque a la charn, Sun bon espiet enz el cors li enbat. Li paiens chet cuntreval a un quat ; [âŠ]
âEngelier frappe Malprimis de Brigal ; Son bon Ă©cu ne lui vaut plus un denier : La boucle de cristal en est toute renversĂ©e, La moitiĂ© roule en contrebas ; Il lui rompt le haubert jusquâĂ la chair, lui enfonce son bon Ă©pieu dans le corps. Le paĂŻen tombe Ă terre ; [âŠ]â (Chanson de Roland, XCVI)
(11) CrestĂŻens seme et fet semance Dâun romans que il ancomance, Et si le seme an si bon leu Quâil ne puet estre sanz grant preu.
âChrĂ©tien sĂšme et fait semence dâun roman quâil commence, et il le sĂšme en si bon lieu quâil ne peut ĂȘtre sans grand profit.â (ChrĂ©tien de Troyes, Perceval ou Le Conte du Graal, v. 7-10)
25. Voir, par exemple, Imbs (1979 : 1008), Buridant (1995 : 302) ou Dufresne, Dupuis & Tremblay (2008 : 188). 26. Envelopper apparaĂźt comme une exception, puisquâil exprime Ă la fois la cir-convolution, lâaspect perfectif et lâintensitĂ© (par rapport au verbe de base voleper âenvelopperâ, âenroulerâ).
mouvementdans
lâespace
aspect perfectif
valeur intensive
Ex. embattreâenfoncerâ Ex. encommencer
âcommencerâ
LA PRĂVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANĂAIS 99
Lâensemble des verbes observĂ©s dans le corpus peut exprimer un sens aspectuel perfectif (câest-Ă -dire renvoyer Ă un procĂšs qui com-mence ou qui sâachĂšve), que ce sens aspectuel soit liĂ© Ă une valeur spatiale (cf. (10)) et/ou quâil induise un effet dâintensification (cf. (11)). NĂ©anmoins, dans certains contextes, les valeurs perfectives dĂ©crites prĂ©cĂ©demment (inchoation ou achĂšvement / Ă©tat rĂ©sultatif ) ne sont plus focalisĂ©es, mais semblent relĂ©guĂ©es Ă lâarriĂšre-plan. Câest ce qui apparaĂźt dans lâexemple suivant : (12) A tant sâen sunt fuiant turnez ; le rei lâen enchauça essez ; se ne fussent
barges e nes kâil laisierent a lâariver, ja nâen peust un eschaper. âĂ tous ceux qui tentĂšrent de sâenfuir, le roi les en pourchassa rude-
ment ; sâil nây avait pas eu de barques ni de navires quâils laissĂšrent en arrivant, aucun nâaurait pu sâen Ă©chapper.â (Gormont et Isembart, v. 604-608)
ConformĂ©ment aux dĂ©finitions donnĂ©es dans les dictionnaires dâan-cien français, enchasser (enchauça dans le texte) peut ĂȘtre traduit par âprendre en chasseâ (sens inchoatif ), mais une autre lecture nous semble Ă©galement possible, celle de âpourchasserâ (cf. la traduction donnĂ©e). Dans cette interprĂ©tation, enchasser focaliserait alors, non pas sur le commencement du procĂšs, mais sur le dĂ©roulement de celui-ci, câest-Ă -dire le fait que le roi poursuive les fuyards. Pour ce qui est des verbes formĂ©s sur en- < inde, ils ont un sens inchoatif qui est dĂ©rivĂ© du sens originel de mouvement Ă partir dâun point (souvent le hic dĂ©notĂ© dans le contexte gauche) : (13) Puis, [Baliganz] est muntez en un soen destrer brun, Ensemblâod lui
emmeinet .iiii. dux. Tant chevalchet quâen Sarraguce fut. âPuis Baligant est montĂ© sur son cheval brun, Avec lui emmĂšne quatre
ducs, Et, sans sâarrĂȘter, chevauche jusquâĂ Saragosse.â (Chanson de Roland, CCII)
4.2. Lâopposition aspectuelle entre verbes prĂ©verbĂ©s et verbes non prĂ©verbĂ©s
Tout comme en latin tardif, lâopposition aspectuelle entre des verbes respectivement avec et sans en- < in- est limitĂ©e, pour plu-sieurs raisons : (a) Dâabord, le verbe prĂ©fixĂ© a dĂ©veloppĂ© de nouveaux sens contex-tuels qui sâĂ©loignent sĂ©mantiquement du sens exprimĂ© par le verbe non prĂ©fixĂ©. Il sâensuit que, dans ses nouvelles interprĂ©tations, le verbe prĂ©fixĂ© ne peut plus sâopposer aspectuellement au verbe non prĂ©fixĂ©. Pour lâillustrer, on peut citer certaines des principales accep-tions de (sâ)embattre : (14) (sâ)embattre 1. MĂȘmes sens que battre (avec une nuance perfective /
intensive) âbattre qc. (pour façonner ou pour en sĂ©parer qc.)â âparcourir un lieuâ
100 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
2. Nouveaux sens dĂ©veloppĂ©s par (sâ)embattre (non par-tagĂ©s avec battre)
âse jeter, se prĂ©cipiter (dans / sur)â âpĂ©nĂ©trer, sâintroduire qq. partâ âenfoncer, planter qc.â (b) Lorsque le verbe de base est trĂšs polysĂ©mique, le verbe prĂ©fixĂ© ne sâoppose aspectuellement quâĂ certaines acceptions du verbe non prĂ©fixĂ©, mais pas Ă toutes. Lâopposition aspectuelle sâen trouve donc aussi limitĂ©e. Câest justement le cas de battre et (sâ)embattre vus prĂ©cĂ©demment. En plus des sens Ă©voquĂ©s en (14), battre signifie Ă©galement âfrapper, donner des coups (rĂ©pĂ©tĂ©s) Ă quelquâunâ ou en-core âvaincre, dĂ©faire un ennemiâ, sens que le verbe prĂ©fixĂ© em-battre ne connaĂźt pas et par rapport auxquels il ne peut donc expri-mer de nuance aspectuelle. (c) Parfois, il nây a pas dâopposition aspectuelle claire entre la forme nue et le verbe prĂ©fixĂ©, pour diffĂ©rentes raisons. Dâabord, il arrive que le verbe de base possĂšde dĂ©jĂ une nuance perfective (par ex. encommencer vs commencer, enseller vs seller, encharger vs char-ger), si bien que les deux verbes nâexpriment pas dâopposition aspec-tuelle, mais traduisent une diffĂ©rence dâintensitĂ© (en focalisant ou non sur le franchissement dâune borne). Ensuite, lorsquâil est poly-sĂ©mique, le verbe de base peut avoir des emplois imperfectifs ou perfectifs et, dans ce dernier cas, son sens se rapproche du sens tĂ©lique du verbe prĂ©fixĂ©, voire se confond, avec lui (ex. chasser qn ou enchasser qn ârenvoyer, expulserâ, cf. (15)). (15) Quant il ot mort le bon vassal, ariere chaça (/ enchaça) le cheval ; puis
mist avant sun estandart : nâem la li baille un tuenard. âLorsquâil eut tuĂ© le bon vassal, il chassa son cheval. Il leva son Ă©ten-
dard et on lui tendit un nouveau bouclier.â (Gormont et Isembart, v. 5-8)
ParallĂšlement, comme nous lâavons dĂ©jĂ mentionnĂ© dans la section prĂ©cĂ©dente, le verbe prĂ©fixĂ© peut lui-mĂȘme dĂ©velopper un sens atĂ©-lique (cf. enchasser, qui renvoie Ă une activitĂ© en (12)). Dans ce cas, celui-ci peut converger sĂ©mantiquement avec son analogue non prĂ©fixĂ© (ex. chasser qn ou enchasser qn âpourchasserâ). (d) Enfin, le verbe non prĂ©fixĂ© est beaucoup moins frĂ©quent que le verbe prĂ©fixĂ©, ce qui peut affaiblir la reprĂ©sentation dâune opposi-tion aspectuelle entre ces deux verbes dans lâesprit des locuteurs : ex. voleper / envelopper (voleper non attestĂ© dans le corpus). La pertinence de ces facteurs est confirmĂ©e par les dĂ©rivĂ©s for-mĂ©s Ă lâaide de en- < inde, oĂč lâopposition aspectuelle est restĂ©e plus claire pour la plupart des paires de verbes. Rappelons quâil sâagit des paires suivantes : (16) porter vs emporter mener vs emmener fuir vs enfuir
LA PRĂVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANĂAIS 101
lever vs enlever voler vs envoler traĂźner vs entraĂźner courir vs encourir (âse mettre Ă courirâ) partir vs empartir (âpartir, sâĂ©loigner deâ) aloigner (â(sâ)Ă©loigner deâ) vs enaloigner (â(sâ)Ă©loigner deâ) sacher (âtirer â) vs ensacher (âtirer, extraire deâ) aller vs enaller (âpartirâ) departier (âquitter un lieuâ) vs endepartier (âpartir deâ) brouer (âsâenfuirâ) vs embrouer (âsâenfuirâ) NĂ©anmoins, certaines paires nâimpliquent pas dâopposition aspec-tuelle, mais plutĂŽt lâabsence ou la prĂ©sence dâun sens intensif, du fait que le verbe nu soit dĂ©jĂ perfectif : câest le cas de partir (vs empartir), aloigner (vs enaloigner), departier (vs endepartier) et brouer (vs embrouer) (cf. (16)). Dans les paires restantes, lâaspect perfectif (inchoatif ) de en- < inde est plus transparent que dans les verbes avec le prĂ©verbe en- < in-, puisque en- y implique clairement lâorigine spatiale et donc lâinchoation du mouvement exprimĂ©. Cela pourrait en partie expliquer pourquoi ces paires ont continuĂ© Ă ex-primer une opposition aspectuelle 27. Tous ces Ă©lĂ©ments font quâau final, pour les verbes comportant le prĂ©fixe en- < in-, lâĂ©quation âverbe prĂ©fixĂ© = verbe non prĂ©fixĂ© + aspect perfectif â nâest vraie que pour un nombre limitĂ© dâemplois contextuels. Dufresne, Dupuis & Longtin (2001 : 49), qui sont ar-rivĂ©es Ă une constatation comparable pour le prĂ©verbe a-, ont proposĂ© dâexpliquer la perte du sens aspectuel par lâintroduction du passĂ© composĂ© dans le systĂšme temporel : celui-ci aurait rompu lâopposi-tion « lexicale » (2001 : 51) perfectif / imperfectif en introduisant lâopposition accompli / inaccompli. Cette explication nâest toute-fois pas tout Ă fait convaincante, sâil est vrai que le systĂšme aspec-tuel a commencĂ© Ă se dissoudre dĂšs le latin tardif : si le latin em-ployait le parfait analytique âhabere + participe passĂ©â, câĂ©tait avant tout pour exprimer la valeur rĂ©sultative (au sens de Bybee, Perkins & Pagliuca (1994)) que le parfait latin synthĂ©tique ne pouvait pas exprimer. Toutefois, les emplois de la forme analytique pour expri-mer la pertinence actuelle (current relevance) deviennent dĂ©jĂ plus frĂ©quents au 6
e siĂšcle et les emplois du parfait pĂ©riphrastique pour exprimer un parfait perfectif se retrouvent dans des textes de roman prĂ©coce (Haverling (2010 : 373-374) ; pour le français, voir Ă©gale-ment Vetters (2010)). Haverling (2008, 2010) accorde plus dâimportance au dĂ©veloppe-ment du parfait synthĂ©tique latin. Ce temps a en effet subi une Ă©vo-lution qui a rendu possible la rĂ©interprĂ©tation dâau moins certains verbes prĂ©verbĂ©s. En effet, Ă lâopposĂ© de ce qui est le cas dans beau-coup de langues (comme le français actuel), le parfait pouvait sâem- 27. On a dĂ©jĂ notĂ© par ailleurs que, sâil y a moins de verbes formĂ©s Ă lâaide de en- < inde, ceux-ci sont plus frĂ©quents que les verbes formĂ©s avec en- < in-. Il nâest pas exclu que cette token-frĂ©quence plus Ă©levĂ©e explique aussi le maintien du sens aspectuel (voir Bybee (2010)).
102 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
ployer en latin pour signifier des Ă©tats permanents, sans que cela donne lieu Ă des rĂ©interprĂ©tations inchoatives comparables Ă celles que lâon peut observer en français moderne lorsquâon combine un verbe atĂ©lique avec le passĂ© simple. Ainsi, comme nous lâavons dĂ©jĂ signalĂ© ci-dessus, en latin classique le parfait tacui signifiait âje nâai pas parlĂ©â ou âjâai Ă©tĂ© silencieuxâ en (17) : (17) a) tacui adhuc : nunc < non > tacebo âje suis restĂ© silencieux jusque lĂ , mais maintenant je ne serai pas
silencieuxâ (Plaut., Truc. 817, citĂ© par Haverling (2010 : 463)) b) quo modo autem iis ⊠et de re dicentibus et ut referretur postulanti-
bus Clodius tacuit ? âet comment Clodius pouvait-il rester silencieux quand tous ces gens
Ă©taient en train de parler de cela et demandaient que ce soit discutĂ© ?â (Cic., Att. 3,15,6, citĂ© par Haverling (2010 : 463)) Pour exprimer le sens inchoatif, le latin devait faire appel Ă une forme prĂ©verbĂ©e : (18) recitatis litteris ⊠repente conticuit âquand la lettre eut Ă©tĂ© complĂštement lue, il sâest tu tout dâun coupâ (Cic., Catil. 3,10, citĂ© par Haverling (2010 : 463)) En latin tardif, en revanche, le parfait ne pouvait plus sâemployer pour signifier des Ă©tats permanents, comme il ressort de (19), oĂč tacui a le sens inchoatif âsâest arrĂȘtĂ© de parlerâ : (19) et Dorus euanuit, et Verissimus ilico tacuit âet Dorus a disparu et Verissimus sâest tu sur-le-champâ (Amm., 16,6,3, citĂ© par Haverling (2010 : 477)) Concluons avec Haverling (2010 : 481) : le parfait, qui Ă©tait en latin classique plutĂŽt un temps passĂ© gĂ©nĂ©rique, sâest transformĂ© en un temps passĂ© perfectif (pour cette opposition, voir Bybee, Per-kins & Pagliuca (1994 : 91-95)) et, du coup, le parfait du verbe non prĂ©verbĂ© tacui a acquis le sens perfectif qui Ă©tait exprimĂ© aupara-vant par conticui. LâĂ©volution du parfait allait dâailleurs de pair avec celle de lâim-parfait : quand le parfait ne pouvait plus signifier des Ă©tats perma-nents, lâimparfait, qui sâemployait dĂ©jĂ en latin classique pour signi-fier des Ă©tats moins permanents 28, a pris sa place (ce qui contribue Ă expliquer que ce temps est devenu de plus en plus frĂ©quent). Or, si lâimparfait prend une valeur pleinement imperfective, son emploi en combinaison avec une situation tĂ©lique peut donner lieu aux ef-fets dĂ©signĂ©s par le terme de âparadoxe imperfectif â. Cette Ă©volu-tion permet de nouveau de mieux comprendre celles subies par des paires de verbes exprimant une opposition aspectuelle en latin. Ainsi, 28. Lâimparfait latin provient dâune forme avec une valeur progressive ; or, dĂ©jĂ lorsquâil a cette valeur, la situation est prĂ©sentĂ©e sans ses bornes.
LA PRĂVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANĂAIS 103
en latin classique, persuasit avait une interprĂ©tation perfective / tĂ©-lique (âil a persuadĂ©â) et ne sâemployait Ă lâimparfait que pour situer la situation dĂ©notĂ©e Ă lâarriĂšre-plan ; lâĂ©quivalent sans prĂ©verbe, sua-sit, avait par contre une valeur âconativeâ lorsquâil signifiait âessayait de persuaderâ et suadere pouvait alors sâemployer Ă lâimparfait (sua-debat). En latin tardif, en revanche, persuadere pouvait sâemployer communĂ©ment Ă lâimparfait, mais il exprimait alors un sens âcona-tif â (âessayer de persuaderâ) (Haverling (2010 : 469)), comme en (20) : (20) nutricem quae illi secundas nuptias persuadebat, occidit âelle a tuĂ© sa nourrice, qui essayait de la persuader de se marier une
deuxiĂšme foisâ (Hier., Adv. Iovin. 1,45, fin., citĂ© par Haverling (2010 : 477)) Si le verbe se retrouve frĂ©quemment dans ce type dâemplois, on com-prend que le sens âconatif â (et atĂ©lique) sâassocie au verbe et que celui-ci puisse sâemployer par la suite avec cette valeur dans dâau-tres contextes. Bref, il semble que lâĂ©volution des prĂ©verbes soit plutĂŽt liĂ©e Ă celle du parfait et de lâimparfait quâĂ celle du passĂ© composĂ©, ce qui nâest pas surprenant, tout compte fait, dans la mesure oĂč ces deux temps ont une valeur aspectuelle qui concerne aussi la nature bornĂ©e ou non des situations Ă©voquĂ©es.
5. CONCLUSION
Il est gĂ©nĂ©ralement admis que lâancien français disposait dâun sys-tĂšme de prĂ©verbes servant Ă exprimer des distinctions aspectuelles. Dans cette contribution, nous avons Ă©tudiĂ© le prĂ©verbe en-, qui avait deux origines : soit le prĂ©verbe latin in- (de la prĂ©position in), soit lâadverbe anaphorique inde. Lâanalyse de dictionnaires et dâun cor-pus diachronique a rĂ©vĂ©lĂ© que ces deux prĂ©verbes nâont pas connu la mĂȘme fortune : lâun a produit de nombreux verbes, mais qui sont en moyenne peu frĂ©quents, lâautre a produit trĂšs peu de verbes, mais qui sont trĂšs frĂ©quents. Par ailleurs, lâanalyse de donnĂ©es suggĂšre que les verbes prĂ©verbĂ©s en en- < in- dĂ©clinent en français mĂ©diĂ©-val, Ă la fois du point de vue de leur productivitĂ©, de leur frĂ©quence et de leur richesse lexicale, câest-Ă -dire en ce qui concerne le nom-bre de lemmes diffĂ©rents employĂ©s dans les textes. Nous avons en-suite essayĂ© de montrer que les prĂ©verbes en- ne permettent pas de construire un systĂšme aspectuel transparent, notamment du fait de la polysĂ©mie des bases verbales et des verbes prĂ©verbĂ©s, et de la variabilitĂ© des interprĂ©tations aspectuelles que cette polysĂ©mie en-gendre. Une autre raison pouvant expliquer le dĂ©clin des prĂ©verbes aspectuels en- concerne lâinteraction entre lâaspect lexical et lâaspect grammatical. Il ressort en effet des Ă©tudes de Haverling (2000, 2008,
104 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
2010) que le dĂ©clin du systĂšme prĂ©verbal en moyen français peut aussi ĂȘtre vu en continuitĂ© avec une Ă©volution dĂ©jĂ entamĂ©e en latin tardif, oĂč le changement sĂ©mantique subi par lâimparfait et le parfait a annulĂ© les oppositions aspectuelles existant entre certains verbes non prĂ©verbĂ©s et les verbes correspondants avec prĂ©verbes. On aura notĂ© toutefois que, dans certains cas, le changement dâin-terprĂ©tation des verbes prĂ©verbĂ©s entraĂźne aussi lâemploi plus frĂ©quent dâun temps comme lâimparfait. Ce qui confirme que lâinteraction entre lâaspect lexical et lâaspect grammatical est un phĂ©nomĂšne com-plexe dans lequel les deux types dâaspect sâinfluencent mutuellement, mais exercent aussi une influence sur lâemploi des temps impliquĂ©s. Il est clair, par consĂ©quent, quâil nous faudra creuser davantage les phĂ©nomĂšnes dĂ©crits pour aller jusquâau fond des questions posĂ©es par cette interaction.
ADELINE PATARD Université de Caen
WALTER DE MULDER UniversitĂ© dâAnvers
RĂFĂRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
1. Dictionnaires
Anglo-Norman Dictionary, version 2012, Department of European Lan-guages, University of Aberystwyth, Aberystwyth (UK), http://www. anglo-norman.net/.
DMF = Dictionnaire du moyen français (1330-1500), version 2012, http:// www.atilf.fr/dmf.
ERNOUT A. & MEILLET A. (2001 [1951]), Dictionnaire étymologique de la langue latine, 4e éd. révisée, Paris, Klincksieck.
GAFFIOT F. (1934), Dictionnaire latin français, Paris, Hachette. GODEFROY F. (1881-1902), Dictionnaire de lâancienne langue française
et de tous ses dialectes du IX e au XV
e siÚcle, 10 vol. dont 2 de com-plément, Paris, F. Vieweg puis E. Bouillon.
IMBS P. dir. (1979), Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du XIX
e et du XX
e siĂšcle (1789-1960), t. 7, Paris, Ăditions du Centre National de la Recherche Scientifique.
Larousse de lâancien français = GREIMAS A.-J., Dictionnaire de lâancien français jusquâau milieu du XIV
e siÚcle, Paris, Larousse, 2001. Larousse du français classique = DUBOIS J., LAGANE R. & LEROND A.,
Dictionnaire du français classique. Le XVII e siÚcle, Paris, Larousse,
1992. Larousse du moyen français = GREIMAS A.-J. & KEANE T.M., Diction-
naire du moyen français. La Renaissance, Paris, Larousse, 1993. Petit Robert = REY-DEBOVE J. & REY A. dir., Le Nouveau Petit Robert.
Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert, 2003.
LA PRĂVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANĂAIS 105
REY A. dir. (1992), Dictionnaire historique de la langue française, 2 vol., Paris, Dictionnaires Le Robert.
TLFi = Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/tlfi. htm.
TOBLER A. & LOMMATZSCH E. (1955), Altfranzösisches Wörterbuch, Wies-baden, Franz Steiner.
WARTBURG W. VON (1934), Französisches etymologisches Wörterbuch, t. 4, Leipzig, Teubner.
2. Références scientifiques
AMIOT D. (2006), « Prépositions et préfixes », ModÚles linguistiques XXVII.1, pp. 19-34.
ARRIVĂ M., GADET F. & GALMICHE M. (1986), La grammaire dâaujour-dâhui : guide alphabĂ©tique de linguistique française, Paris, Flam-marion.
BRUNOT F. (1966), Histoire de la langue française des origines Ă nos jours, t. 1, De lâĂ©poque latine Ă la Renaissance, nouv. Ă©d., Paris, Librairie Armand Colin.
BURIDANT C. (1987), « Les particules séparées en ancien français », in Buridant C. éd., Romanistique-germanistique : une confrontation. Actes du colloque de Strasbourg, 23-24 mars 1984, Strasbourg, Asso-ciation des Publications prÚs les Universités de Strasbourg, pp. 185-204.
(1995), « Les prĂ©verbes en ancien français », in Rousseau A. Ă©d., Les prĂ©verbes dans les langues dâEurope. Introduction Ă lâĂ©tude de la prĂ©verbation, Villeneuve dâAscq, Presses Universitaires du Septentrion, pp. 287-323.
(2000), Grammaire nouvelle de lâancien français, Paris, SEDES. BYBEE J. (2010), Language, Usage and Cognition, Cambridge (UK), Cam-
bridge University Press. BYBEE J.L., PERKINS R. & PAGLIUCA W. (1994), The Evolution of Gram-
mar. Tense, aspect and modality in the languages of the world, Chi-cago, The University of Chicago Press.
DUFRESNE M., DUPUIS F. & LONGTIN C.-M. (2001), « Un changement dans la diachronie du français : la perte de la préfixation aspectuelle en a- », Revue québécoise de linguistique 29.2, pp. 33-54.
DUFRESNE M., DUPUIS F. & TREMBLAY M. (2000), « The role of features in historical change », in Dworkin S.N. & Wanner D. eds, New Approaches to Old Problems. Issues in Romance historical linguis-tics, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, pp. 129-148.
(2003), « Preverbs and particles in Old French », Yearbook of Mor-phology 2003, pp. 33-60.
(2008), « La prĂ©verbation en français mĂ©diĂ©val : polysĂ©mie et sens grammatical », in Durand J., Habert B. & Laks B. Ă©ds, CongrĂšs Mon-dial de Linguistique Française - CMLFâ08, Paris, Institut de Lin-guistique Française, pp. 187-197, http://www.linguistiquefrancaise. org/articles/cmlf/pdf/2008/01/cmlf08280.pdf.
GALLI H. (2006), « Interrogation sur la préfixation (de la concurrence de certains préfixes) », Lexique 17, pp. 117-132.
106 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
HAVERLING G. (2000), On sco-verbs, Prefixes and Semantic Functions. A study in the development of prefixed and unprefixed verbs from Early to Late Latin, Göteborg, Acta Universitatis Gothoburgensis.
(2008), « On the development of actionality, tense and viewpoint from Early to Late Latin », in Josephson F. & Söhrman I. eds, Inter-dependence of Diachronic and Synchronic Analyses, Amsterdam / Philadelphia, John Benjamins Publishing Company, pp. 73-104.
(2010), « Actionality, tense, and viewpoint », in Baldi P. & Cuzzolin P. eds, New Perspectives on Historical Latin Syntax, vol. 2, Con-stituent Syntax: Adverbial phrases, adverbs, mood, tense, Berlin, de Gruyter Mouton, pp. 277-523.
MARTIN R. (1971), Temps et aspect. Essai sur lâemploi des temps narra-tifs en moyen français, Paris, Ăditions Klincksieck.
NYROP K. (1904), Grammaire historique de la langue française, t. 3, For-mation des mots, Copenhague, Gyldendalske Boghandel / Paris, Al-phonse Picard.
PAILLARD D. (1998), « Les préverbes russes : division et discernement », Revue des études slaves 70.1, pp. 85-99.
PINCHON J. (1972), Les pronoms adverbiaux en et y. ProblÚmes généraux de la représentation pronominale, GenÚve, Librairie Droz.
TÄNASE E.-M. (2011), « Du prĂ©fixe inchoatif en- en français ? », Annals of the West University of Timisoara. Philological Studies Series 49, pp. 57-67.
VAN LAER S. (2010), La prĂ©verbation en latin : Ă©tude des prĂ©verbes ad-, in-, ob- et per- dans la poĂ©sie rĂ©publicaine et augustĂ©enne, Bruxelles, Ăditions Latomus.
(2012), « CrĂ©ation lexicale et Ă©volution linguistique : lâexemple du prĂ©verbe in- (fr. en-) », in Christol A. & Spevak O. dir., Les Ă©volu-tions du latin, Paris, LâHarmattan, pp. 181-199.
VETTERS C. (2010), « Développement et évolution des temps du passé en français : passé simple, passé composé et venir de + infinitif », Ca-hiers Chronos 21, pp. 277-298.
WAGNER R.-L. (1952), « Remarques sur la valeur des prĂ©verbes a- et en- (in-) en ancien français », in Festgabe Ernst Gamillscheg zur seinem fĂŒnfundsechzigsten Geburtstag am 28. Oktober 1952, von Freunden und SchĂŒlern ĂŒberreicht, TĂŒbingen, Max Niemeyer Verlag, pp. 51-65.
LA PRĂVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANĂAIS 107
ANNEXES
ANNEXE 1
Composition du corpus (textes et Ă©ditions) 29 11
e-12
e siĂšcles (226 198 mots) La vie de saint Alexis, poĂšme du 11
e siÚcle, texte critique publié par Gaston Paris, Paris, Vieweg, 1885.
Les textes de La Chanson de Roland, Ă©ditĂ©s par Raoul Mortier, Paris, Ădi-tions de la Geste francor, 1940-1944.
Gormont et Isembart, fragment de chanson de geste du 12
e siĂšcle, Ă©ditĂ© par Alphonse Bayot, Paris, HonorĂ© Champion (Les classiques français du Moyen Ăge, 14), 3
e Ă©d., 1931. Le roman de Renart, Ă©ditĂ© dâaprĂšs le manuscrit O (f. fr. 12583) par AurĂ©lie
Barre, Berlin, de Gruyter (Beihefte zur Zeitschrift fĂŒr romanische Philologie, vol. 356), 2010.
ChrĂ©tien de Troyes, Yvain ou Le chevalier au lion, retranscrit par Pierre Kunstmann et publiĂ© dans le Dictionnaire Ă©lectronique de ChrĂ©tien de Troyes par le Laboratoire de français ancien (LFA) de lâUniver-sitĂ© dâOttawa, Canada, et le laboratoire Analyse et traitement infor-matique de la langue française (ATILF), Centre National de la Re-cherche Scientifique, 2006.
ChrĂ©tien de Troyes, Perceval ou Le Conte du Graal, retranscrit par Pierre Kunstmann et publiĂ© dans le Dictionnaire Ă©lectronique de ChrĂ©tien de Troyes par le Laboratoire de français ancien (LFA) de lâUniver-sitĂ© dâOttawa, Canada, et le laboratoire Analyse et traitement infor-matique de la langue française (ATILF), Centre National de la Re-cherche Scientifique, 2006.
13
e siÚcle (232 807 mots) Guillaume de Lorris & Jean de Meun, Le roman de la Rose, publié par
FĂ©lix Lecoy, Paris, Librairie HonorĂ© Champion (Les classiques fran-çais du Moyen Ăge, vol. 92, 95 et 98), 1965-1970.
Le roman de Tristan en prose, t. I, édité par Philippe Ménard, GenÚve, Droz, 1987.
14
e siĂšcle (256 419 mots) Le jugement dou Roy de Behaingne, in Ćuvres de Guillaume de Machaut,
publiées par Ernest Hoepffner pour la Société des anciens textes français, t. 1, Paris, Librairie de Firmin-Didot et C
ie, 1908-1921. Histoire de saint Louis par Joinville, édité par Pierre-Claude-François Dau-
nou et Joseph Naudet, in Recueil des historiens des Gaules et de la France, t. 20, Paris, Imprimerie royale, 1840.
Miracle de lâenfant donnĂ© au diable, version Ă©lectronique Ă©tablie par Pierre Kunstmann Ă partir du texte Miracles de Nostre Dame par person-nages Ă©ditĂ© par Gaston Paris & Ulysse Robert, Paris, Firmin-Didot pour la SociĂ©tĂ© des anciens textes français, 1876-1893.
29. Les Ćuvres sont prĂ©sentĂ©es dans lâordre chronologique de leur composition.
108 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Froissart, Chroniques, derniÚre rédaction du premier livre, édition du ma-nuscrit de Rome Reg. lat. 869, édité par George T. Diller, GenÚve, Droz / Paris, Minard (Textes littéraires français, vol. 194), 1972.
15
e siÚcle (271 704 mots) Les .XV. joies de mariage, publié par Jean Rychner, GenÚve, Droz (Textes
littĂ©raires français, vol. 100), 1963. Enguerran de Monstrelet, Chronique, Ă©ditĂ© par Louis DouĂ«t dâArcq pour
la SociĂ©tĂ© de lâhistoire de France, Paris, Renouard, 1857-1862. Philippe de Commynes, MĂ©moires, Ă©ditĂ© par Joseph Calmette, Paris, Belles
Lettres (Classiques de lâhistoire de France au Moyen Ăge, vol. 3, 5, 6), 1924-1925.
16
e siĂšcle (283 209 mots) Lettres de Jean Calvin, 1
e partie, recueillies et publiées par Jules Bonnet, Paris, 2 vol., Librairie de Ch. Meyrueis et compagnie, 1854.
Pantagruel de François Rabelais, Lyon, C. Nourry, ca 1530. Ătienne Jodelle, ClĂ©opĂątre captive, Ă©ditĂ© par Charles Marty-Laveaux Ă par-
tir des textes imprimés de 1574 et 1583, Paris, Alphonse Lemerre, 1868.
Les Essais de Michel de Montaigne, Ă©dition conforme au texte de lâexem-plaire de Bordeaux par Pierre Villey, rĂ©imprimĂ©e sous la direction de V.-L. Saulnier, Paris, Presses Universitaires de France, 1965.
17
e siĂšcle (290 962 mots) La veuve, in Ćuvres de Pierre Corneille, publiĂ©es par Charles Marty-Laveaux,
t. 1, Paris, Librairie de L. Hachette et C
ie, 1910. Lâillusion comique, in Ćuvres complĂštes de Pierre Corneille, t. 1, Paris,
Firmin Didot frĂšres, 1855. Le discours de la mĂ©thode, in Ćuvres de Descartes, publiĂ©es par Victor
Cousin, t. 1, Paris, F.G. Levrault Libraire, 1820. La Princesse de ClĂšves, Paris, Claude Barbin, 1689. Jacques BĂ©nigne Bossuet, Discours sur lâHistoire universelle, Paris, SĂ©-
bastien Madre-Cramoisy, 1681. Bernard le Bovier de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes,
Lyon, Imprimerie de Leroy, 1820. Jean Racine, Athalie, tragĂ©die tirĂ©e de lâĂcriture sainte, Paris, Denys Thierry,
1691. Thomas Corneille, Médée, tragédie en musique, Amsterdam, Antoine Schelte,
1695.
LA PRĂVERBATION EN EN- EN ANCIEN FRANĂAIS 109
ANNEXE 2
Verbes issus de la préverbation en en- < in- et période estimée de leur premiÚre attestation 30
Latin embler, emboire, emmettre, empeindre 1, empeller, empendre, emperer,
emperir, empirer, emplager, empler, emplier, empliquer, emplir, employer, emposer, empreindre, empreinter, emprimer, emprunter, emputer, enceindre, enceinter, enchanter, encire, encliner, enclore, encoulper, encreper, endic-ter, endire, endormir, enducer, enduire, endure, enfler, enfondre, enformer, enfouir, enfreindre, engeindre, engendrer, enger, engerer, engigner, en-gloutir, engurgiter, enhorter, enjoindre, enjurer, enquérir, enscrire, ensei-gner, ensieuwer, enspirer, ensuivre, entamer, enteindre, entendre, enten-ter, enter, entinter, entordre, entoxiller, entoxiquer, entraire, envahir, en-vochier, envoluer
10
e siĂšcle enamer, envelopper 11
e siĂšcle embattre, embroncher, empoindre, enchasser, enconnaĂźtre, encroĂźtre, en-
haĂŻr, enhaiter, enranger 12
e siĂšcle embahir, embaisser, embesogner, embriver, embroyer, emmaigrir, emmĂȘ-
ler, emmieudrer, emparager, emparler, empasser, empenser, emplaider, emplaindre, empleurer, empleuvoir, emprendre, empresser, empulenter, enardre, enberser, enchapeler, encharger, enchauffer, enchercher, encheoir, enchoisir, encoillir, encomplir, encompter, enconchier, enconsuivre, en-conter, encontredire, enconvoyer, encoudre, encourroucer, encovir, encra-venter, encroisier, encultiver, endĂȘver, endresser, enfermer, enficher, en-fier, enfoer, enfondrer, enfourrer, enfrĂ©mir, enfrener, enfumer, engarder, engarnir, engehir, engeler, engĂ©noĂŻr, engrever, engrogner, enguier, enha-biter, enhalcier, enhausser, enhĂ©riter, enhicier, enhumilier, enjangler, en-jeter, enjouir, enlacer, enlaisser, enlier, enluer, enmouvoir, ennicher, en-nommer, ennoter, enocher, enoeuvrer, enoindre, enoster, enpreier, enrai-dir, enruire, enrungier, ensaigner, enseller, enserrer, ensevelir, ensoigner, ensuffrir, ensulenter, entĂącher, entailler, entapiner, entarier, enteser, en-tonner, entorser, entouiller, entourner, envaleir, envirer, envoucher
13
e siÚcle embacler, embailler, embaisser, emboisier, embramir, embriser, embrûler,
emmembrer, empartir 2, empeindre 2, emperdre, emprier, emprouver, ena-guser, enairer, encerner, enchanger, enchoser, encirographer, encombattre, encommencer, enconforter, encontrepenser, encontrevaleir, enconvenan-cer, enconvenir, encoucher, encoupler, encouvrir, endauber, endemander, endeviner, endevoir, endoler, enenflir, enexiller, enfendre, enflechir, enfor-
30. Recensement obtenu Ă partir du dĂ©pouillement des Larousse de lâancien fran-çais, du moyen français et du français classique, du DMF, de lâAnglo-Norman Dictionary, du Petit Robert et du TLFi. Les graphies des verbes donnĂ©es sont celles qui sont les plus rĂ©cemment attestĂ©es dans les dictionnaires. Les verbes homonymes sont distinguĂ©s Ă lâaide dâun numĂ©ro, par exemple empeindre 1 et empeindre 2.
110 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
cer, enfouler, enfournir, enfrotter, enfubler, engagner, engaiter, engarer, engronder, engrucer, enguluser, enhatir, enherrer, enjouter, enlire, enlouer, enmanier, enmentiver, enmirer, ennavrer, ennouer, enoïr, enoiter, enpur-chasser, enrésoner, enreter, enricher, enromancer, enrovir, ensaisir, en-saner, ensentir, ensouagier, ensourdre, ensovenir, entardier, entaster, en-temprer, entempter, entenir, entolir, entomir, entravailler, entraverser, entribouler, envendenger, enverdir
14
e siĂšcle emforjurer, emmenuiser, emmeurtrir, emmouiller, empercevoir, emplaquer,
empourrir, empuer, empuisnier, enatiser, enblessier, encertefier, enchal-lenger, enchastrer, enchevaucher, enconduire, enconseiller, encurer, ende-venir, endoubler, endouer, enfaire, enfarcir, enfleirer, enfretter, enfrois-ser, engermer, enguerpir, enhardier, enhonir, enmourdrer, enmusier, enor-ner, enpaier, enpainer, enraisnier, enratefier, enravoyer, enremercier, en-remirer, enrigoler, enrire, enrouler, ensavourer, ensignifier, ensouffler, ensupplier, entapir, enterminer, entraiter, entrancher, entroubler, entrous-ser, entrouver, envenir, envoider
15
e siĂšcle embercier, emblĂąmer, emmarier, emmonter, emmuteler, emplanter, empos-
sesser, empotionner, emprocurer, enabler, enamener, enarguer, encesser, enclamer, encombler, encrier, enemmener, eneswiller, enfasciner, enfenes-trer, enfortifier, engisir, engraver, enheaumer, enpursivre, enramener, en-séjourner, ensemer, ensertir, ensevrer, envendre
16
e siĂšcle embarbouiller, encapitonner, encouardir, enlustrer, ennoyer, ensoucier 17
e siĂšcle embraquer
LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 111-142
Morphologie aspectuelle et évaluative en français et en serbe 1
Dany Amiot, Dejan Stosic
1. INTRODUCTION
Câest une remarque de Grandi (2009) Ă propos du russe qui est Ă lâorigine de ce travail comparatif. Selon lâauteur en effet, « [i]n languages such as Russian their occurrence [= the occurrence of evaluative verbal suffixes] is blocked by âtrueâ aspectual markers, on which the whole verbal system rests. » (p. 62). En morphologie, pour les verbes formĂ©s par affixation, il y aurait donc une sorte de rĂ©partition des tĂąches entre le marquage aspectuel (i.e. fondamen-talement lâopposition perfectif / imperfectif, matĂ©rialisĂ©e par la prĂ©-fixation dans les langues slaves) et lâĂ©valuation morphologique (ma-tĂ©rialisĂ©e par des suffixes dans les langues romanes), les deux ne pouvant pas ĂȘtre assumĂ©s au mĂȘme titre au sein dâun systĂšme de langue. Lâauteur prend ainsi lâexemple de lâitalien, qui nâa pas de systĂšme dĂ©veloppĂ© dâaffixation aspectuelle, et qui serait ainsi libre et enclin Ă une utilisation importante des affixes (en lâoccurrence des suffixes) dans le domaine de lâĂ©valuation, Ă la diffĂ©rence du russe, dont les affixes (en lâoccurrence les prĂ©fixes) seraient essen-tiellement dĂ©volus Ă lâexpression de lâaspect. La remarque de Grandi ainsi que ses implications typologiques ont stimulĂ© notre curiositĂ©, et nous avons voulu tester cette affirma-tion sur deux langues autres que celles envisagĂ©es par lâauteur, mais de mĂȘme âsoucheâ, Ă savoir une langue romane, le français, et une langue slave, le serbe. LâintĂ©rĂȘt de cette hypothĂšse est quâelle nous invite Ă rĂ©flĂ©chir sur lâarticulation entre lâĂ©valuation et lâaspect 2 dans le domaine verbal et, indirectement, sur la rĂ©partition entre suffixa-tion et prĂ©fixation dans lâexpression des deux valeurs en question. Pour tester lâhypothĂšse de Grandi, nous commençons par Ă©tudier disjointement les deux notions, lâaspect morphologique (§ 2.1.) et lâĂ©valuation morphologique (§ 2.2.), pour ensuite Ă©tablir une sorte 1. Nous remercions nos deux relecteurs anonymes pour les suggestions stimu-lantes quâils nous ont faites et qui ont, nous lâespĂ©rons, permis de prĂ©ciser nos ana-lyses sur certains points. 2. Lâaspect sera pris ici dans un sens plus large que la simple opposition perfec-tif / imperfectif ; cf. infra § 2.2.
112 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
dâĂ©tat des lieux pour chacune des deux langues. Nous Ă©tudions plus prĂ©cisĂ©ment chaque langue, dâabord le français (§ 3.), ensuite le serbe (§ 4.). Si le français moderne correspond visiblement Ă ce que Grandi dit de lâitalien, nous verrons quâil nâen Ă©tait pas de mĂȘme en ancien français (AF) et en moyen français (MF), oĂč aspect et Ă©valuation morphologiques coexistaient. Et nous verrons que le serbe nâest pas davantage conforme Ă ce quâaffirme Grandi. Par ailleurs le serbe, comme toute langue slave, possĂšde une morphologie aspec-tuelle trĂšs dĂ©veloppĂ©e et un trĂšs grand jeu de prĂ©fixes ; nous avons donc fait le choix, pour circonscrire et approfondir lâanalyse, dâĂ©tu-dier le fonctionnement dâun seul prĂ©fixe, le prĂ©fixe po-, qui nous a semblĂ© reprĂ©sentatif de lâensemble des prĂ©fixes qualifiĂ©s dâaspec-tuels 3. Ce travail nous permet en outre de mener une rĂ©flexion dans une perspective comparative, peu frĂ©quente dans la littĂ©rature sur lâĂ©va-luation et celle sur la pluriactionnalitĂ©. En effet, si les travaux sur les verbes pluriactionnels se dĂ©veloppent, tant en sĂ©mantique de lâas-pect quâen morphologie (cf. Cusic (1981), Grandi (2009), Greenberg (2010), Amiot & Stosic (2011), Stosic & Amiot (2011)), rares sont ceux effectuĂ©s dans ce type de perspective (voir cependant Tovena & Kihm (2008)).
2. ĂVALUATION ET ASPECT EN MORPHOLOGIE
LâĂ©valuation et lâaspect sont deux concepts diffĂ©rents, en morpho-logie comme dans les autres domaines ; ce quâil y a toutefois de particulier, et câest ce qui a aiguisĂ© notre curiositĂ©, câest que, dans le domaine de la morphologie, il est possible que les deux valeurs se conjoignent dans le sens dâun mĂȘme lexĂšme. Nous allons donc passer en revue ce quâa de spĂ©cifique lâĂ©valuation morphologique, puis lâaspect morphologique, avant de voir dans quels cas les deux valeurs peuvent se conjoindre.
2.1. LâĂ©valuation morphologique
LâĂ©valuation se fait toujours par rapport Ă une norme, cependant, alors quâen syntaxe la norme est frĂ©quemment exprimĂ©e par le biais, par exemple, dâun systĂšme de comparaison (Pierre est plus grand que Paul) ou dâun superlatif relatif (Il est le plus douĂ© (dâentre nous)),en morphologie lâĂ©valuation se fait toujours par rapport Ă une norme
3. Est considĂ©rĂ© comme aspectuel tout prĂ©fixe dont lâadjonction Ă des bases ver-bales peut entraĂźner, au moins dans certains cas, le changement de la valeur aspec-tuelle (perfectif / imperfectif) de celles-ci, conformĂ©ment au fonctionnement dĂ©crit au § 2.2.2. ci-dessous.
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 113
implicite, fournie par le lexĂšme base (cf. Grandi (2002), Fradin & Montermini (2009), Stump (1993), Tovena (2010)) ; le lexĂšme dĂ©rivĂ© exprime alors un Ă©cart par rapport Ă cette norme. Melâ uk (1994) propose toutefois de distinguer au moins deux grands types dâĂ©valuation morphologique, en fonction des dimen-sions mises en Ćuvre : â une dimension mesurative, qui met en jeu lâopposition GRAND / PETIT ; cf. les ex. (1) ; 4
â une dimension apprĂ©ciative, qui repose sur lâopposition BON / MAU-VAIS ; cf. les ex. (2).
(1) a) grand : ita. pallone âballonâ, lit. âgrosse balleâ < palla âballeâ b) petit : fra. sachet âpetit sacâ (2) a) bon : fra. sĆurette âsĆurâ hypocoristique b) mauvais : fra. vinasse âmauvais vinâ
Dans la terminologie de Fradin (2003) et Fradin & Montermini (2009), lâensemble des interprĂ©tations impliquant la dimension mesu-rative et mettant en jeu la notion dâĂ©chelle (GRAND / PETIT) est re-groupĂ© sous le « pĂŽle RĂ©fĂ©rent », qui se situe dans une perspective descriptive, Ă savoir quâil « regroupe des significations ayant trait aux propriĂ©tĂ©s constitutives ou fonctionnelles de lâentitĂ© dĂ©notĂ©e » (Fradin & Montermini (2009 : 246)). Une des propriĂ©tĂ©s de ce pĂŽle est que lâĂ©valuation porte sur le rĂ©fĂ©rent. Lâensemble des interprĂ©-tations impliquant la dimension apprĂ©ciative (BON / MAUVAIS, mais aussi pĂ©joratif, mĂ©lioratif, hypocoristique) est regroupĂ©, quant Ă lui, sous le « pĂŽle Locuteur ». Ce type dâĂ©valuation « ne renseigne pas sur une propriĂ©tĂ© du rĂ©fĂ©rent, mais sur la relation que pose lâĂ©non-ciateur entre lui-mĂȘme et le rĂ©fĂ©rent » (Fradin (2003 : 60)). DâaprĂšs les auteurs, ce pĂŽle ne fait pas intervenir dâĂ©chelle 5. Voici une reprĂ©sentation de cette bipolaritĂ© inspirĂ©e de Fradin & Montermini (2009 : 240), elle-mĂȘme inspirĂ©e de Grandi (2002) dâune part, de Melâ uk (1994) dâautre part :
4. En ce qui concerne les valeurs sĂ©mantiques BIG / SMALL (GRAND / PETIT) et GOOD / BAD (BON / MAUVAIS), cf. Grandi (2002). 5. Une telle affirmation nous semble curieuse dans la mesure oĂč lâĂ©valuation met en jeu lâopposition GOOD / BAD et oĂč les prĂ©dicats qui servent de base Ă lâĂ©va-luation doivent ĂȘtre scalaires (sur cette notion, cf. par ex. Horn (1989), Kennedy (2001), Solt (2015)). Certains affixes ou combinaisons dâaffixes peuvent exprimer diffĂ©rents degrĂ©s de pĂ©joration ; cf. par exemple lâopposition entre srp. vetrinaâvent trĂšs fort et dĂ©sagrĂ©ableâ (augmentatif et pĂ©joratif) et srp. vetruĆĄina âvent trĂšs fort et trĂšs dĂ©sagrĂ©ableâ (augmentatif et trĂšs pĂ©joratif), et il est difficile de conce-voir cette diffĂ©rence sans scalaritĂ© sous-jacente.
114 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Figure 1. Représentation de la structure bipolaire des sens construits par la morphologie évaluative
Les auteurs distinguent par ailleurs un troisiĂšme pĂŽle, le « pĂŽle Interlocuteur », qui « regroupe les significations relatives Ă lâinter-action du locuteur avec lâinterlocuteur » (Fradin (2003 : 60)), « inter-action qui vise Ă lâintĂ©grer dans sa sphĂšre ou Ă se faire admettre dans la sienne. ». Comme ces significations nâapparaissent quâen discours, les auteurs ne font pas entrer ce pĂŽle dans leur reprĂ©sentation. En reprenant Ă notre compte lâorganisation bipolaire de Fradin & Montermini (2009), nous proposons de lâĂ©toffer par dâautres Ă©lĂ©-ments structurants afin quâelle puisse dĂ©crire un ensemble plus large de faits relevant de la morphologie Ă©valuative. Cette nĂ©cessitĂ© sâim-pose tout particuliĂšrement lorsquâon Ă©tudie les dĂ©rivĂ©s Ă©valuatifs (dĂ©)verbaux et la prĂ©fixation. (i) Tout dâabord, nous introduisons, sous le pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel, deux oppositions structurantes supplĂ©mentaires. En effet, le seul axe GRAND/ PETIT 6 ne semble pas suffisant pour expliquer la complexitĂ© des donnĂ©es observĂ©es, notamment si lâon tient compte de lâĂ©valuation construite par la prĂ©fixation, comme le suggĂšrent les exemples sui-vants, empruntĂ©s aux deux langues :
(3) a) extra-fin, hyper-occupĂ© b) na-se i âcouper beaucoup de (morceaux de) qqchâ na- ekati se âpasser beaucoup de temps Ă attendreâ
6. Les Ă©tiquettes GRAND / PETIT sont extrĂȘmement trompeuses dans la mesure oĂč il sâagit dâune Ă©valuation subjective (maison / maisonnette) qui, en tant que telle, ne correspond pas Ă une opĂ©ration de mesure effective chiffrĂ©e que lâon aurait avec, par exemple, Il est moins grand que moi (de X cm) ; cf. les « mesure phrases » de Kennedy (2001).
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 115
c) pro-kuvati âfaire cuire lĂ©gĂšrementâ pri- ekati âattendre un tout petit peuâ (4) a) surcharge, sous-alimentation b) sur- / sous-Ă©valuer, sur- / sous-payer c) pre-jesti (se) âmanger tropâ, pot-ceniti âsous-estimerâ
MĂȘme en prenant les concepts GRAND / PETIT dans une acception trĂšs large, nous ne pouvons rendre compte des effets de sens cons-truits, qui semblent relever plutĂŽt dâoppositions quantitatives BEAU-COUP / PEU, exemples sous (3), et TROP / PAS ASSEZ, exemples sous (4). Ces emplois sâexpliquent beaucoup mieux en termes dâexcĂšs ou dâinsuffisance, de quantitĂ© plus ou moins importante ou dâintensitĂ© plus ou moins forte. Le regroupement sous un mĂȘme pĂŽle des trois systĂšmes dâoppositions sâinspire aussi de Wierzbicka (1994), qui insiste sur lâinterdĂ©pendance des notions de taille, de quantitĂ© et dâintensitĂ© :
It is interesting to speculate why the three meanings BIG, MUCH/MANY and VERYtend to share some of their exponents, if they are not compositionally related. Evidently, there are some inherent links between size, quantity and intensity. (p. 495)
Tout en Ă©tant interdĂ©pendantes, ces notions ne sont cependant pas rĂ©ductibles lâune Ă lâautre, comme lâauteure le souligne plus loin en faisant part de nombreuses tentatives de regroupement qui ont Ă©chouĂ©. Nous ajoutons Ă ces concepts structurants lâopposition TROP / PAS ASSEZ, qui tient une place importante dans lâexpression de lâĂ©va-luation morphologique prĂ©fixale (cf. Amiot (2004) pour le haut de-grĂ©, Amiot (2012)). Le fait que ces oppositions structurantes soient Ă la fois interdĂ©-pendantes et irrĂ©ductibles plaide en faveur de leur regroupement en un seul pĂŽle, nĂ©cessairement composite. (ii) Par ailleurs, nous intĂ©grons dans un seul ensemble, que nous appelons pĂŽle pragmatique, les pĂŽles locuteur et interlocuteur de Fradin (2003) et Fradin & Montermini (2009) : dans les deux cas, la morphologie Ă©valuative exprime une attitude, positive ou nĂ©ga-tive, du locuteur soit vis-Ă -vis du rĂ©fĂ©rent (pĂŽle locuteur : (5a)), soit vis-Ă -vis de lâallocutaire (pĂŽle interlocuteur : (5b)) :
(5) a) fra. (pos.) garçonnet, pĂąquerette fra. (nĂ©g.) vinasse, paperasse b) fra. (pos.) Ouh, la coquinette ! srp. (pos.) Sada e moja beb-ica da jede sup-icu (< supa âsoupeâ) bĂ©bĂ©-DIM soupe-DIM âMaintenant mon petit bĂ©bĂ© va manger de la petite soupeâ srp. (nĂ©g.) Pomeri tu tvoju ru -erdu s mog ramena main-AUG.PĂJ âEnlĂšve ta grosse main de mon Ă©pauleâ
Les sens construits dans tous ces cas ne sont pas rĂ©fĂ©rentiellement motivĂ©s, dâoĂč notre choix du terme pragmatique. Il nous semble en
116 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
effet que le rĂŽle des marqueurs morphologiques Ă©valuatifs peut ĂȘtre de dĂ©clencher une interprĂ©tation mettant fondamentalement en jeu une relation dâinterlocution soit de connivence, soit de mise Ă dis-tance (cf. Dressler & Merlini Barbaresi (1994), Kiefer (2001), Merlini Barbaresi (2006)). Il existe un autre emploi qui peut ĂȘtre intĂ©grĂ© dans le pĂŽle prag-matique, dans lequel lâĂ©valuation sert Ă attĂ©nuer la force illocutoire dâun acte de langage, comme dans ita. Avrei una demandina âjâau-rais une petite demande (Ă vous faire)â (cf. par ex. Dressler & Mer-lini Barbaresi (1994), Fradin (1999)). Si le français ne connaĂźt qua-siment pas cet emploi (câest lâadjectif petit qui est lĂ aussi employĂ©), il est attestĂ© dans de trĂšs nombreuses langues, dont le serbe (ex. Imao bih jednu molbicu za vas âjâaurais une petite demande pour vousâ). Le pendant nĂ©gatif Ă cette interprĂ©tation, Ă savoir lâintensifi-cation illocutoire, ne semble cependant pas ĂȘtre pris en charge par la morphologie Ă©valuative, mais ceci mĂ©riterait une Ă©tude Ă part. Cette conceptualisation plus Ă©laborĂ©e des types de sens construits par la morphologie Ă©valuative est reprĂ©sentĂ©e sous la figure 2. Nous proposons de lâappeler âModĂšle 2PNâ, soit un modĂšle bipolaire (2P) â un pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel (PR) et un pĂŽle pragmatique (PP) â sâarticu-lant autour de la norme (N), Ă partir de laquelle sâeffectue le repĂ©-rage nĂ©cessaire Ă lâĂ©valuation 7 :
Figure 2. ModĂšle 2PN des types de sens construits par la morphologie Ă©valuative
7. NâĂ©tant pas sĂ»rs que lâintensification illocutoire puisse ĂȘtre construite par la morphologie, et pour ne pas exclure cette possibilitĂ©, nous la reprĂ©sentons dans le schĂ©ma sous forme de pointillĂ©s.
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 117
Il est Ă noter que chacun de ces axes structurants peut donner lieu Ă des interprĂ©tations trĂšs diffĂ©rentes, ceci en fonction de plusieurs paramĂštres : lâopĂ©ration morphologique, le prĂ©fixe ou le suffixe en jeu, la catĂ©gorie et la nature de la base, le domaine dâappartenance du dĂ©rivĂ© (lexique spĂ©cialisĂ© ou non), etc. Ă titre dâexemple, nous rappelons quelques-unes des variations dans les dimensions recen-sĂ©es par Fradin & Montermini (2009 : 249) pour lâopposition (GRAND/ PETIT) : la taille (sachet), le sexe (merlette), lâĂąge (porcelet), le prix (castorette), la quantitĂ© (rĂ©formette), etc. La variation, mĂȘme si elle est beaucoup plus restreinte, se retrouve aussi dans les lexĂšmes prĂ©-fixĂ©s ; ainsi les lexĂšmes en hyper- peuvent-ils exprimer lâexcĂšs ou lâintensitĂ© en fonction, par exemple, de leur appartenance ou non Ă des vocabulaires scientifiques (hypertension âtension trop forteâ vs hyperluciditĂ© âtrĂšs grande luciditĂ©â). Les interprĂ©tations associĂ©es aux deux pĂŽles sont par ailleurs sou-vent imbriquĂ©es dans les langues, ce qui a par exemple Ă©tĂ© notĂ© par (Stump (1993 : 1)) :
Because of the possibility of interpreting diminution and augmentation in affec-tive rather than purely objective terms (Wierzbicka, 1980: 53ff.; Szymanek, 1988: 106ff.), morphological expressions of diminution or augmentation are not always discrete from those of endearment or contempt;
Il est par ailleurs frĂ©quent que lâinterprĂ©tation dâun mĂȘme lexĂšme cumule au moins deux dimensions : par exemple, de nombreux dĂ©-rivĂ©s en -et du français dĂ©notent des entitĂ©s de petite taille plutĂŽt con-notĂ©es positivement, cf. fra. bleuet âpetite fleur bleueâ. En français comme en serbe, ces deux types dâĂ©valuation sont at-testĂ©s.
2.1.1. LâĂ©valuation morphologique en français
LâĂ©valuation morphologique est prise en charge par les deux types dâaffixation que connaĂźt la langue, la suffixation et la prĂ©fixation, avec une sorte de partage des tĂąches : â La suffixation construit fondamentalement une Ă©valuation qui as-socie les deux pĂŽles, le pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel, mais uniquement dans sa dimension GRAND / PETIT (bĂątonnet, pĂąlot, neigeoter), et le pĂŽle pragmatique, prioritairement dans sa dimension BIEN / MAL (blan-chĂątre, philosophailler pour la pĂ©joration ; poussette, beurette pour la « proximitĂ© du locuteur vis-Ă -vis du rĂ©fĂ©rent du dĂ©rivĂ© » (Fradin & Montermini (2009 : 260)) ; mais aussi, quoique de maniĂšre moins frĂ©quente, dans sa dimension EMPATHIE / ANTIPATHIE (Viens ma coquinette / mon frĂ©rot) ; dans ce second pĂŽle, il est relativement frĂ©quent que les lexĂšmes construits cumulent plusieurs affixes (6d), ce qui semble avoir pour but dâaccentuer lâeffet de proximitĂ© et/ou
118 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
de connivence : -ou 8 et -et pour papounet (avec une consonne épen-thétique -n- entre les deux), -ich et -on pour rùlichonner) 9 :
(6) a) N bùtonnet, poussette, beurette, coquinette, frérot b) A pùlot, blanchùtre c) V philosophailler, neigeoter d) papounet, rùlichonner
Signalons aussi une autre restriction : sur lâaxe GRAND / PETIT,seule la diminution (PETIT) est rĂ©ellement reprĂ©sentĂ©e ; en français, curieusement, la suffixation ne construit quasiment pas de sens aug-mentatif : les seuls lexĂšmes instanciant ce type de sens sont, Ă notre connaissance, les adjectifs en -issime (Ă©lĂ©gantissime, mitterrandis-sime, etc.), suffixe qui permet de construire des lexĂšmes sur base adjectivale ou nominale, et les emprunts (barcasse âgrosse barqueâ (cf. TLFi, s.v. barcasse) ou ballon âgrosse balleâ, par exemple, ont Ă©tĂ© empruntĂ©s tous deux Ă lâitalien). â LâĂ©valuation prĂ©fixale est quant Ă elle un peu plus complexe : (i) fondamentalement, elle permet de construire des lexĂšmes Ă sens quantitatif : lâexcĂšs ou lâinsuffisance par rapport Ă une norme (TROP / PAS ASSEZ), notamment lorsque le dĂ©rivĂ© est un nom (7a) ou un verbe (7b), et lâintensitĂ© (PLUS / MOINS), principalement lorsque le dĂ©rivĂ© est un adjectif (7c) :
(7) a) N hypertension / hypotension, surcharge / sous-alimentation b) V surévaluer / sous-évaluer c) A extrafort / hypersensible / archicompliqué, sous-doué / hypocalorique
Parfois, lâexcĂšs et lâinsuffisance peuvent ĂȘtre chiffrĂ©s, câest gĂ©nĂ©-ralement le cas lorsque le lexĂšme appartient Ă un domaine spĂ©cia-lisĂ©, par exemple le domaine mĂ©dical (hyper- / hypotension, hypo-calorique 10), ou un domaine impliquant des transactions financiĂšres (sur- / sous-Ă©valuer). LâinterprĂ©tation de certains lexĂšmes peut aussi mettre en jeu le pĂŽle pragmatique, dans sa dimension BIEN / MAL, mais ceci reste assez peu frĂ©quent, et apparaĂźt principalement avec le prĂ©fixe sous- :
(8) sous-homme, sous-doué
8. -ou est rarement recensĂ© comme suffixe Ă©valuatif (cf. tout de mĂȘme Hasselrot (1972)), mais sa prĂ©sence est frĂ©quente dans la langue familiĂšre actuelle (bisou, cali-nou, minou, canaillou), dans les noms de marque (Brebiou) ou les diminutifs (Na-nou, Lilou), sans doute pour manifester un fort degrĂ© dâempathie avec lâinterlocuteur. 9. Sur la suffixation Ă©valuative du français, outre Fradin (2003) et Fradin & Mon-termini (2009) dĂ©jĂ citĂ©s, nous pouvons mentionner Dal (1997), Delhay (1999). 10. Notons que hypocalorique ne sâinterprĂšte pas avec un sens intensif, et ceci pour deux raisons : outre quâil appartient Ă un lexique spĂ©cialisĂ©, câest un adjectif de relation, qui sâinterprĂšte par rapport au nom calorie, base de lâadjectif calorique : un rĂ©gime hypocalorique est un rĂ©gime pauvre en calories (il a moins de calories que la moyenne).
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 119
(ii) lâĂ©valuation prĂ©fixale peut aussi mettre en Ćuvre la dimension GRAND / PETIT (9), mais de maniĂšre beaucoup moins massive que la suffixation :
(9) GRAND : maxi-écran, maxi-confort méga-teuf PETIT : mini-jupe, mini-village micro-ordinateur, micro-société
Cependant, contrairement Ă ce qui se passe dans la suffixation, les lexĂšmes prĂ©fixĂ©s par maxi-, mini-, etc. se paraphrasent gĂ©nĂ©ra-lement par âplus petit / plus grand que Nbâ, sans que viennent se greffer des sens plus axiologiques ou affectifs typiques du pĂŽle prag-matique. De fait, si un locuteur souhaite donner une coloration plus affective Ă son Ă©valuation, il peut, en français non standard, employer bĂ©bĂ©- Ă la place de mini- (cf. Van Goethem & Amiot (2009)) :
(10) Oh, regarde, une bébé-casserole / une bébé-voiture !
En français, lâĂ©valuation suffixale et lâĂ©valuation prĂ©fixale sont donc assez diffĂ©renciĂ©es ; en effet, si lâĂ©valuation suffixale associe presque systĂ©matiquement les deux pĂŽles, rĂ©fĂ©rentiel et pragmatique, dans la construction du sens des dĂ©rivĂ©s, ce nâest pas le cas de lâĂ©va-luation prĂ©fixale, souvent considĂ©rĂ©e de ce fait comme non proto-typique. Par ailleurs, mĂȘme si lâĂ©valuation suffixale met souvent en jeu le pĂŽle pragmatique, câest la dimension BIEN / MAL qui est nettement privilĂ©giĂ©e, et non la dimension de lâinterlocution (que ce soit celle de lâEMPATHIE / ANTIPATHIE ou celle de lâATTĂNUATION ILLOCU-TOIRE), ce qui explique sans doute le manque de âproductivitĂ©â de la suffixation Ă©valuative en français : comme cela a souvent Ă©tĂ© notĂ© (Fradin (2003) notamment), ce type dâĂ©valuation est principalement pris en charge par la syntaxe, par lâemploi de lâadjectif petit, et moins par la morphologie.
2.1.2. LâĂ©valuation morphologique en serbe
En serbe lâĂ©valuation morphologique exploite, Ă lâinstar du fran-çais, la prĂ©fixation et la suffixation, avec cette diffĂ©rence que le par-tage relatif des tĂąches entre ces deux procĂ©dĂ©s dĂ©rivationnels qui se dessine en français est loin dâĂȘtre caractĂ©ristique du serbe. â La suffixation permet de construire des sens Ă©valuatifs associant le pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel dans ses dimensions GRAND / PETIT et BEAUCOUP/ PEU et le pĂŽle pragmatique dans ses trois dimensions BIEN / MAL,EMPATHIE / ANTIPATHIE et ATTĂNUATION (/ INTENSIFICATION) ILLO-CUTOIRE :
120 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
(11) N ku -ica ou ku -er-ak âpetite maisonâ < ku a âmaisonâ sob-i -ak âtoute petite chambreâ < sob-ica âpetite chambreâ < soba
âchambreâ(12) A mal-eĆĄan âtout petitâ < mali âpetitâ pun-a ak âdâun bon embonpointâ < pun âbien en chairâ crven-kast ârougeĂątreâ < crven ârougeâ (13) V pad-uck-ati âpleuvioterâ, âneigeoterâ < padati âtomberâ pen-uĆĄ-iti âmousser lĂ©gĂšrement, un peuâ < peniti âmousserâ rad-uck-ati âtravailloterâ < raditi âtravaillerâ
Contrairement au français, en serbe, la suffixation évaluative cons-truit couramment les sens augmentatifs, en particulier dans le do-maine nominal :
(14) a) ku -et-ina âgrande maisonâ < ku a âmaisonâ brad-ur-ina âĂ©norme barbeâ < brad-ura âgrande barbeâ < brada âbarbeâ b) juna- ina âvrai/grand hĂ©rosâ < junak âhĂ©rosâ poĆĄtenja- ina âqqn de remarquablement honnĂȘteâ < poĆĄtenjak âqqn
dâhonnĂȘteâ
Les lexÚmes de sens augmentatif sont, en rÚgle générale, conno-tés soit positivement (14b), soit négativement (15) :
(15) a) glavurda âgrande tĂȘteâ Ă propos de la tĂȘte de quelquâun que lâon nâaime pas et qui agace < glava âtĂȘteâ
b) torb-urina âaffreux grand sacâ < torba âsacâ
Notons enfin quâen serbe les Ă©valuatifs suffixĂ©s sont trĂšs frĂ©quem-ment exploitĂ©s pour suggĂ©rer la connivence ou la mise Ă distance vis-Ă -vis de lâinterlocuteur (cf. (5) ci-dessus, § 2.1. (ii)). â LâĂ©valuation prĂ©fixale en serbe paraĂźt beaucoup plus riche et di-versifiĂ©e que celle du français, et ceci pour deux raisons. La pre-miĂšre rĂ©side dans le fait quâil existe un plus grand nombre de prĂ©-fixes susceptibles dâentrer dans des formations exprimant des va-leurs Ă©valuatives et la seconde tient Ă la capacitĂ© de ces derniĂšres Ă produire des sens relevant des trois axes du pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel. Comme nous le verrons dans ce qui suit, cette richesse sâexplique en grande partie par lâexistence de plusieurs prĂ©fixes du fonds slave en plus de ceux relevant du fonds paneuropĂ©en, prĂ©sents aussi en français (ex. hyper-, hypo-, super-, maxi-, micro-, etc.). Il existe tout dâabord un ensemble de prĂ©fixes, assez analogues Ă ceux du français, qui entrent dans des patrons de formation de lexĂšmes exprimant lâexcĂšs ou lâinsuffisance par rapport Ă une norme, chiffrable ou pas selon le cas. Parmi les principaux reprĂ©sentants de ce type dâaffixes, on peut citer pre- âsurâ, nad- âsurâ, super- âsu-perâ, hiper- âhyperâ, arhi- âarchiâ, ultra- âultraâ, ekstra- âextraâ, dans des lexĂšmes exprimant lâexcĂšs, la supĂ©rioritĂ© ou le haut degrĂ© (16),
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 121
ou encore pod- âsousâ, pour le pĂŽle inverse 11, lâinsuffisance ou lâin-fĂ©rioritĂ© (17) :
(16) a) N pre-obilje âtrop grande abondanceâ pre-mo âsuprĂ©matieâ nad-mo âsurpuissanceâ arhi-lopov âle plus grand des voleursâ b) A pre-visok âtrop grandâ pre-osetljiv âhypersensibleâ nad-mo an âsurpuissantâ arhi-zao âtrop mĂ©chantâ c) Adv pre-viĆĄe lit. âsur-plusâ, âtropâ pre-malo âtrop peuâ nad-prose no âau-dessus de la moyenneâ d) V pre-ceniti âsurestimerâ pre-tovariti âsurchargerâ nad-mudriti âdĂ©passer qqn en sagesseâ, âlâemporter sur qqn grĂące
Ă son intelligence / habiletĂ©â (17) a) A pot-hranjen âsous-alimentĂ©â b) V pot-ceniti âsous-Ă©valuerâ pod-baciti lit. âsous-lancerâ, âne pas lancer assez loin pour atteindre
une cibleâ, âĂȘtre en dessous des performances attenduesâ
Mais, Ă cĂŽtĂ© de ce premier ensemble, il existe un autre groupe de prĂ©fixes qui, lorsquâils intĂšgrent des patrons qui ont pour input des bases verbales ou adjectivales, permettent de construire des lexĂšmes Ă valeur Ă©valuative relevant de lâopposition BEAUCOUP / PEU. Câest par exemple le cas des prĂ©fixes na-, po-, pri-, pro-, qui, selon la na-ture et le sĂ©mantisme de la base, peuvent indiquer une quantitĂ© / in-tensitĂ© faible (18)-(21) et /ou importante (22) de ce qui est exprimĂ© par la base :
(18) a) A na-gluv âun peu sourdâ na-kiseo âaigreletâ b) V na- uti âentendre vaguement parler deâ na-pu i âse fissurer trĂšs lĂ©gĂšrementâ (19) a) A po-bled âpĂąlotâ po-tanak âassez finâ b) V po- ekati âattendre un peuâ po-igrati se âjouer un peuâ (20) a) A pri-glup âun peu bĂȘteâ b) V pri- ekati âattendre un peuâ
pri- uvati âdĂ©panner qqn en lui gardant qqch un bref momentâ (21) a) A pro-sed âavoir quelques cheveux grisâ pro-hladan âlĂ©gĂšrement frais / froidâ
11. Nous nâavons pas pris en compte ici les prĂ©fixes polu- du serbe, demi-, semi-,mi- du français, qui sont mentionnĂ©s dans certains travaux parmi les Ă©valuatifs. Nous estimons en effet que leur statut nâest pas clairement Ă©tabli et quâils mĂ©riteraient une Ă©tude spĂ©cifique.
122 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
b) V pro-kuvati âfaire cuire un peuâ pro-suĆĄiti âsĂ©cher un peuâ (22) a) V na-cediti âpresser beaucoup (de jus)â na- ekati se âpasser beaucoup de temps Ă attendreâ b) V po-trajati âdurer un bon petit momentâ po-odma i âsâĂ©loigner pas malâ
Sây ajoutent les prĂ©fixes paneuropĂ©ens maksi-, mini-, makro-, mi-kro-, qui opĂšrent sur des bases nominales et qui, comme en fran-çais, mettent en jeu la dimension GRAND / PETIT :
(23) a) N minikuhinja âkitchenetteâ mikrovaga âpetite balance trĂšs sensibleâ b) N maksiukrĆĄtenica âmots croisĂ©s de grand formatâ makroklima âmacro-climatâ
Si les trois axes structurants du pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel sont bien reprĂ©-sentĂ©s dans le domaine de la prĂ©fixation Ă©valuative en serbe, le pĂŽle pragmatique est beaucoup moins saillant que dans la suffixation, le mĂȘme comportement ayant Ă©tĂ© observĂ© pour le français (cf. § 2.1.1. ci-dessus).
2.2. Lâaspect morphologique
Nous rappelons que nous adoptons ici une dĂ©finition large de lâas-pect, qui ne se limite pas Ă lâopposition traditionnelle perfectif / imperfectif, mais qui intĂšgre dâautres propriĂ©tĂ©s de la structure tem-porelle des Ă©ventualitĂ©s, dont lâAktionsart (ou aspect lexical) (cf. Comrie (1976), Smith (1991)). Selon cette perspective, il est pos-sible de distinguer au moins trois grands types dâaspects construits par la morphologie, ce qui peut paraĂźtre assez simplificateur, mais les distinctions que nous Ă©tablissons vont nous permettre de rendre compte sans trop de difficultĂ©s des spĂ©cificitĂ©s de lâaspect morpho-logique dans les deux langues que nous Ă©tudions (pour une mise en perspective trĂšs intĂ©ressante, cf. par ex. Cabredo Hofherr (2010)) : (i) un aspect qui concerne lâopposition perfectif / imperfectif. Dans certaines langues, dont les langues slaves, cette opposition est dâor-dre systĂ©mique, car Ă la fois intrinsĂšquement codĂ©e au niveau lexi-cal et morphologiquement marquĂ©e par lâaffixation. Une littĂ©rature trĂšs importante dĂ©crit ce type dâopposition (par exemple, parmi les rĂ©fĂ©rences les plus fondatrices, Guillaume (1929), Verkuyl (1972, 1993), Comrie (1976), Cohen (1989), Smith (1991)) ; (ii) un aspect qui met en jeu la pluralitĂ© verbale, Ă savoir la pluri-actionnalitĂ©, dĂ©finie de la maniĂšre suivante par Newmann (2012 : 195) :
Pluractionals indicate multiplicity of action or event in some manner or other but with a wide variety of manifestations. Pluractionals indicate repetition, fre-quentativeness, habitualness, and succession of action over time; expansive-
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 123
ness and scattered distribution in space; actions affecting multiple persons, animals, or objects, either in large number or individually; and actions (often embodied in intransitive verbs) carried out by multiple persons, either as a group or individually.
MĂȘme sâil y a peu dâĂ©tudes cherchant Ă dĂ©finir avec prĂ©cision le rapport entre la pluriactionnalitĂ© et lâaspect, les sens pluriactionnels sont gĂ©nĂ©ralement considĂ©rĂ©s comme faisant partie du domaine gĂ©nĂ©-ral de lâaspect (cf. Cusic (1981), Shluinsky (2009 : 176), Cabredo Hofherr & Laca (2012 : 4)). Dans cette Ă©tude, nous nous contenterons dâopposer deux valeurs principales selon que la pluralitĂ© porte sur lâĂ©vĂ©nement ou sur les participants (Corbett (2000)) : â La pluralitĂ© porte sur lâĂ©vĂ©nement : il est possible de distinguer, lĂ aussi, (au moins) deux cas de figure : (a) le procĂšs est pluralisĂ© en tant que tel, dans sa globalitĂ© (i.e. un mĂȘme procĂšs est rĂ©pĂ©tĂ©, une ou plusieurs fois), il sâagit de ce que Cusic (1981) dĂ©nomme la pluralitĂ© externe (ex. refaire, redĂ©marrer) ; (b) le procĂšs est subdivisĂ© en une pluralitĂ© de sous-procĂšs, il sâagit alors de pluralitĂ© interne (cf. Cusic (1981) ; ex. voleter, courailler).Xrakovskij (1997) parle Ă ce propos dâaspect lexical multiplicatif. Alors que lâitĂ©ratif (a) ne modifie pas la structure interne du procĂšs dĂ©notĂ© par le V de base, pas plus quâil nâa dâincidence sur la struc-ture argumentale du verbe, il a souvent Ă©tĂ© relevĂ© dans la littĂ©rature que le multiplicatif (b) avait des affinitĂ©s avec lâaspect imperfectif, des bases comme des dĂ©rivĂ©s (Grandi (2009)). â La pluralitĂ© concerne les participants au procĂšs : ceux-ci pouvant ĂȘtre le sujet ou lâobjet 12 : srp. pokupovati âacheter beaucoup de cho-sesâ, poskakati âsauter dans qqch. les uns aprĂšs les autresâ. Pour plus de simplicitĂ©, nous proposons de parler de distributivitĂ© uniquement dans ce cas. Notons que les sens qui viennent dâĂȘtre identifiĂ©s sont trĂšs sou-vent intriquĂ©s, car les phĂ©nomĂšnes de cumul sont frĂ©quents (cf. in-fra). Ces aspects liĂ©s Ă la pluralitĂ© sont frĂ©quemment pris en compte dans la littĂ©rature sur la pluriactionnalitĂ© (cf. par exemple Dressler (1968), Newman (1980, 2012), Cusic (1981), Greenberg (2010), etc.) ; (iii) un aspect qui permet de marquer les diffĂ©rentes phases internes au procĂšs (par exemple, lâaspect inchoatif en (24a)) ou la semelfac-tivitĂ© en (24b) (cf. Cohen (1989)) :
(24) a) lat. ama-sc-o âje commence Ă aimerâ < am-o âjâaimeâ srp. za-pevati âse mettre Ă chanterâ < pevati âchanterâ b) srp. gled-nu-ti âjeter un coup dâĆil rapideâ < gledati âregarderâ
12. Contrairement Ă Dressler (2007), nous nâintĂ©grons pas le lieu dans les parti-cipants.
124 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
2.2.1. Lâaspect morphologique en français
La morphologie purement aspectuelle du français moderne est trĂšs pauvre : elle ne permet de marquer ni lâopposition imperfectif / perfectif (principalement exprimĂ©e par les temps grammaticaux (par ex. Vetters (1996), Vetters & De Mulder (2000), Gosselin (1999)) 13),ni les phases du procĂšs (exprimĂ©es quant Ă elles par des pĂ©riphrases verbales telles que commencer Ă , ĂȘtre en train de, etc.). En revanche, la prĂ©fixation par re- permet de construire des lexĂšmes Ă sens gĂ©nĂ©ralement itĂ©ratif (pluralitĂ© externe), cela est vrai du fran-çais (25a), mais aussi des autres langues romanes (25b) et de lâan-glais (25c) :
(25) a) fra. redire âdire Ă nouveauâ refaire âfaire Ă nouveauâ reparler âparler Ă nouveauâ b) ita. ridire âredireâ spa. repintar ârepeindreâ por. ressaltar ârebondirâ ron. refasona ârefaireâ c) eng. redo ârefaireâ, resew ârecoudreâ, etc.
Dans tous les cas, la prĂ©fixation met en jeu deux prĂ©suppositions, dont une prĂ©supposition dâexistence, que ce soit lâexistence dâune premiĂšre occurrence de procĂšs (câest le cas le plus gĂ©nĂ©ral, cf. les ex. sous (25)), ou lâexistence dâune situation ou mĂȘme dâun Ă©tat an-tĂ©rieurs, par exemple lorsque la base du verbe prĂ©fixĂ© est un adjec-tif (cf. blond / reblondir) 14. Cette prĂ©fixation est extrĂȘmement productive en français actuel, et re- peut mĂȘme, en français non standard, sâadjoindre Ă des noms (26a), Ă des adjectifs (26b) ou mĂȘme Ă des syntagmes prĂ©position-nels dĂ©notant des Ă©tats (26c) 15 :
(26) a) La France a re peur (Web) b) Marre dâĂȘtre malade, re-malade, re-re malade⊠(Web) c) Il est re-en colĂšre La voiture est re-en panne
13. Il existe dans la littĂ©rature sur les temps verbaux une discussion toujours dâac-tualitĂ© pour savoir si lâopposition qui rĂ©git les temps verbaux du français est une opposition aspectuelle ou non (Vetters & De Mulder (2000), Kleiber (2003)), mais nous nâentrerons pas dans ce dĂ©bat dans le cadre de cet article. 14. Sur les prĂ©supposĂ©s sous-tendant la construction du sens dans la prĂ©fixation par re-, cf. Amiot (2002). On retrouve cette mĂȘme prĂ©supposition dâexistence en syntaxe avec lâemploi dâadverbes comme le français encore, lâitalien ancora, lâan-glais again, lâhĂ©breu od, cf., respectivement, Jayez & Tovena (2008), Rothstein (1995), Greenberg (2012). 15. Merci Ă lâun de nos relecteurs de nous avoir signalĂ© cet emploi. Sur la va-leur stative des constructions en en, cf. De Mulder & Amiot (2013).
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 125
La pluriactionnalité interne est aussi bien représentée en français (cf. Tovena & Kihm (2008), Amiot & Stosic (2011), Stosic & Amiot (2011)) :
(27) a) sautiller âfaire de petits sauts rĂ©pĂ©tĂ©sâ criailler âpousser de petits cris frĂ©quents, gĂ©nĂ©ralement dĂ©sagrĂ©ablesâ voleter âvoler ça et lĂ , en se posant souventâ tapoter âfrapper lĂ©gĂšrement, Ă petits coups rĂ©pĂ©tĂ©sâ courailler âcourir ça et lĂ â, etc. b) grapiller âcueillir quelques grappesâ / âprendre quelques grains dâune
grappe de raisinâ
Dans tous les verbes sous (27), il est possible dâidentifier un as-pect multiplicatif qui implique ou non une pluralitĂ© de lieux (vo-leter, courailler vs criailler, tapoter). Il est assez rare en français que la pluriactionnalitĂ© implique une pluralitĂ© de participants ; un verbe comme grapiller (27b) nous sem-ble illustrer un cas de ce type, mais, comme on le voit, il a un mode de formation particulier dans la mesure oĂč il est construit sur base nominale (grappe). Lâexpression de lâĂ©cart par rapport Ă la norme, qui est le rĂŽle fon-damental de la morphologie Ă©valuative (Delhay (1996), Grandi (2002, 2009), Fradin (2003), Amiot & Stosic (2011), Stosic & Amiot (2011), Tovena (2010)), peut donc donner lieu, dans le domaine verbal, Ă des interprĂ©tations aspectuelles pluriactionnelles classiques, ce qui montre clairement que lâaspect et lâĂ©valuation ne sont pas incompa-tibles, contrairement Ă la thĂšse de Grandi. En français, ces interprĂ©-tations restent relativement marginales, car il nâexiste pas de procĂ©dĂ© morphologique indĂ©pendant susceptible de construire des lexĂšmes ayant fondamentalement ce type de sens : celui-ci apparaĂźt toujours dans le cadre de la suffixation Ă©valuative, avec des verbes (et non avec les noms ou les adjectifs), lorsque le sĂ©mantisme de ceux-ci sây prĂȘte, ce qui est loin dâĂȘtre toujours le cas 16 : Ă la diffĂ©rence des verbes sous (27), neigeoter ou philosophailler, par exemple, ne peu-vent ĂȘtre analysĂ©s comme pluriactionnels. La thĂšse de Grandi se vĂ©rifie cependant pour le français moderne si lâon restreint lâaspect Ă lâopposition perfectif / imperfectif.
2.2.2. Lâaspect morphologique en serbe
En serbe, la morphologie joue un rĂŽle essentiel dans la construc-tion des valeurs aspectuelles. Lâobjectif de cette section est dâen don-ner un bref aperçu pour montrer en quoi consiste la morphologie aspectuelle dans les langues slaves.
16. Sur ce sujet, voir Grandi (2009), qui explicite, pour lâitalien, les contraintes pesant sur la suffixation Ă©valuative verbale ou, de maniĂšre beaucoup moins systĂ©-matique, Amiot & Stosic (2011), Stosic & Amiot (2011) pour le français.
126 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
(i) Lâincidence des prĂ©fixes sur lâaspect verbal dans les langues slaves, en particulier sâagissant de lâopposition perfectif / imperfectif 17, est un fait bien connu et largement dĂ©crit en linguistique (cf., pour une synthĂšse, Cohen (1989), Guiraud-Weber (1988)). Ainsi, en serbe, dans tout lexĂšme verbal, simple ou construit, on reconnaĂźt soit lâas-pect perfectif, soit lâaspect imperfectif 18. Certains verbes simples sont donc intrinsĂšquement perfectifs (ex. dati âdonnerâ, pasti âtom-berâ), dâautres â la grande majoritĂ© â sont imperfectifs (ex. tr atiâcourirâ, gledati âregarderâ). Le tableau 1 montre la façon dont la prĂ©fixation et la suffixation dĂ©clenchent le changement de la valeur de leur base :
Base Dérivépf ipf pf ipf
Simple dati do-dati da-va-titr ati u-tr ati
Complexe dodati doda-va-tiutr ati utr a-va-ti
Tableau 1. Marquage morphologique de lâaspect en serbe Gloses : dati, davati âdonnerâ, dodati âpasser qqch. Ă qqnâ, dodavati âĂȘtre en
train de donner qqch. Ă qqnâ ; tr ati âcourirâ, utr ati âentrer en courantâ, âcourir dansâ, utr avati âĂȘtre
en train dâentrer en courantâ ou âle faire pĂ©riodiquement ou rĂ©guliĂš-rementâ.
Contrairement aux verbes imperfectifs, qui prĂ©sentent le procĂšs dans son dĂ©roulement et donc partiellement, les verbes perfectifs en font une saisie globale, de lâextĂ©rieur et comme ayant obligatoi-rement un dĂ©but et/ou une fin, ce qui a pour rĂ©sultat lâexpression de procĂšs ponctuels ou dont la rĂ©alisation implique nĂ©cessairement une transition (cf. Cohen (1989), Vetters (1996), Smith (1991)). For-mellement, on reconnaĂźt les verbes perfectifs en serbe Ă deux types de comportement bien particuliers : ils sont incompatibles avec le gĂ©rondif prĂ©sent et lâimparfait, et leur conjugaison comporte un ao-riste (cf. Thomas (1993, 1998), Klajn (2002, ch. 5, 239 sq.), Stosic (2001)). Rappelons enfin que, dans certaines formations, le prĂ©fixe ne mar-que que la perfectivitĂ© (28), alors que, dans dâautres, diffĂ©rentes va-leurs sâajoutent Ă cette valeur fondamentale (29) :
17. Ceci est valable pour une quinzaine de prĂ©fixes du fonds slave sâassociant aux bases verbales (iz-, na-, pro-, po-, etc.), exceptĂ© pred-, su-, mimo-, naj-, pa-. Les prĂ©fixes empruntĂ©s aux autres langues trans-, de(z)-, dis-, ko-, re-, pre- (< lat. prae-)ne participent pas Ă la perfectivisation telle quâelle est dĂ©crite dans ce paragraphe (cf. Klajn (2002, §§ 5.2, 5.32)). 18. Il existe quelques rares verbes qui Ă©chappent Ă cette opposition, par exemple ve erati âdĂźnerâ (pf ou ipf selon le contexte).
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 127
(28) pisati (ipf) âĂ©crireâ > na-pisati (pismo) (pf) âfinir dâĂ©crire (une lettre)â (29) a) pri ati (ipf) âraconterâ > na-pri ati (pf) âraconter beaucoup de choses
Ă qqnâ b) leteti (ipf) âvolerâ > iz-leteti (pf) âsortir en volantâ
Quoi quâil en soit, la perfectivitĂ©, quâelle soit marquĂ©e lexicale-ment ou morphologiquement, est un trait grammatical fondamental structurant lâensemble du systĂšme verbal. (ii) La construction des sens pluriactionnels distinguĂ©s plus haut (cf. § 2.2.) fait appel Ă certains des Ă©lĂ©ments participant Ă lâexpression de lâopposition perfectif / imperfectif, mais aussi Ă dâautres moyens morphologiques, dont les principaux seront prĂ©sentĂ©s dans les lignes qui suivent. a) En ce qui concerne la pluralitĂ© portant sur lâĂ©vĂ©nement, son ex-pression morphologique repose sur deux types de suffixation diffĂ©-rents selon quâil sâagit de la pluriactionnalitĂ© externe ou interne. â La pluriactionnalitĂ© externe (lâaspect itĂ©ratif) est construite par des suffixes imperfectivisants permettant de former un verbe imper-fectif Ă partir dâune base perfective (voir la derniĂšre colonne du ta-bleau 1 et les exemples sous (30)). La rĂ©itĂ©ration dâun procĂšs perfec-tif donne ainsi naturellement un procĂšs sâinscrivant dans la durĂ©e et susceptible dâĂȘtre apprĂ©hendĂ© de lâintĂ©rieur :
(30) a) baciti âlancer, jeterâ > do-baciti âpasser qqch. Ă qqn en le lui lançant (une fois)â > do-bac-iva-ti âpasser qqch. Ă qqn en le lui lançant (plu-sieurs fois)â
b) kupiti âacheterâ > kup-ova-ti âacheter rĂ©guliĂšrementâ c) tr ati âcourirâ > is-tr -ava-ti âsortir en courant (tous les matins / rĂ©gu-
liĂšrement)â
â La pluriactionnalitĂ© interne, quant Ă elle, est construite Ă lâaide dâautres Ă©lĂ©ments suggĂ©rant une subdivision du procĂšs exprimĂ© par le verbe de base en plusieurs sous-procĂšs. On retrouve ces mĂȘmes Ă©lĂ©ments dans la formation de sens Ă©valuatifs, ce qui nâest guĂšre Ă©tonnant, le lien entre les deux se faisant principalement grĂące Ă la diminution du procĂšs dans une de ses dimensions lors de sa subdi-vision :
(31) a) let-ucka-ti âvoleterâ < leteti âvolerâ b) tr -kara-ti âcouraillerâ < tr ati âcourirâ c) kas-ka-ti âtrottinerâ < kasati âtrotterâ
Certains de ces verbes, couramment qualifiĂ©s de frĂ©quentatifs, sont formĂ©s sur des bases non verbales (onomatopĂ©es, interjections, etc.), trĂšs souvent Ă lâaide du suffixe -ka :
(32) a) ajde-ka-ti (ajde âallezâ) âdire souvent allezâ, âinviter Ă agirâ b) pljes-ka-ti ( pljes âclapâ, âploufâ, âpafâ) âfaire clap clap / plouf plouf,
etc.â c) mljac-ka-ti âproduire du bruit avec la langue en mangeantâ
128 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
b) Quant aux sens pluriactionnels issus dâune pluralitĂ© de partici-pants (sujets ou objets), ils sont fondamentalement formĂ©s Ă lâaide de prĂ©fixes, en particulier Ă lâaide de po-, soit, si lâon adopte la re-prĂ©sentation de Melâ uk et lâĂ©quipe du DEC (cf. PolguĂšre (2008)) :
(33) a) X[PL] po-skakati âX sauter / bondirâ b) X po-lepiti Y[PL] âX coller Yâ c) X iz-buĆĄiti Y[PL] âX percer / crever Yâ
Pour conclure sur lâaspect mettant en jeu la pluralitĂ©, les faits du serbe dessinent une zone dâintersection intĂ©ressante entre lâaspect et lâĂ©valuation et donnent la possibilitĂ© de distinguer deux types de pluriactionnalitĂ© : Ă©valuative et non-Ă©valuative. La premiĂšre est intimement liĂ©e Ă lâĂ©valuation (ex. let-uck-ati âvo-leterâ) et corrĂ©lĂ©e Ă la notion de maniĂšre dans la mesure oĂč lâĂ©va-luation modifie la reprĂ©sentation du procĂšs : voleter est une ma-niĂšre (non canonique) de voler (cf. Stosic & Amiot (2011), Stosic (2013)). Le procĂšs dĂ©notĂ© par voleter ne prĂ©sente pas suffisamment les propriĂ©tĂ©s requises pour ĂȘtre exprimĂ© par le verbe de base (letetiâvolerâ). Un repĂ©rage (et donc un Ă©cart) par rapport Ă la norme est Ă lâĆuvre et la subdivision en sous-procĂšs va de pair avec la dimi-nution affectant une des dimensions possibles du procĂšs. La pluriactionnalitĂ© non-Ă©valuative nâimplique aucunement un repĂ©rage par rapport Ă la norme. Il sâagit dâune multiplication du procĂšs tel quâil est dĂ©crit par la base, cette multiplication rĂ©sultant de la distribution du procĂšs dans le temps, sur plusieurs actants ou possiblement sur plusieurs dimensions Ă la fois (cf. kupovati, po-kupovati, po-is-padati). Lâaction dĂ©notĂ©e par le verbe de base, tou-jours identique Ă elle-mĂȘme et satisfaisant parfaitement sa reprĂ©sen-tation canonique, est rĂ©itĂ©rĂ©e Ă plusieurs reprises. Cette pluriaction-nalitĂ© nâa rien Ă voir avec la maniĂšre, elle est Ă mettre en rapport avec la quantification. (iii) En serbe, la morphologie affixale construit aussi de nombreuses valeurs permettant de saisir le procĂšs dans une des phases (le dĂ©-but (34a) ou la fin (34b)) ou de le rĂ©duire Ă un instant unique comme en (35), oĂč nous avons des verbes semelfactifs :
(34) a) po-tr ati (pf) âse mettre Ă courirâ < tr ati (ipf) âcourirâ za-pevati (pf) âse mettre Ă chanterâ < pevati (ipf) âchanterâ b) po-piti (pf) âfinir de boireâ, âfinir une bouteilleâ < piti (ipf) âboireâ is-proveravati (pf) âfinir de (tout) vĂ©rifierâ < proveriti (ipf) âvĂ©rifierâ (35) gur-nu-ti (pf) âpousser dâun coupâ < gurati (ipf) âpousserâ mjauk-nu-ti (pf) âfaire un miaouâ < mjaukati (ipf) âmiaulerâ
Il est Ă noter que la semelfactivitĂ© et lâexpression des phases du procĂšs apparaissent nĂ©cessairement comme des instanciations pos-sibles de la perfectivitĂ©.
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 129
3. ASPECT ET ĂVALUATION EN FRANĂAIS
Comme nous lâavons dit dans lâintroduction, Grandi (2009) sup-pose une sorte dâincompatibilitĂ©, au sein du systĂšme dâune langue, entre lâaspect morphologique et lâĂ©valuation morphologique ; pour lui, les langues Ă morphologie Ă©valuative dĂ©veloppĂ©e ne pourraient avoir une morphologie aspectuelle forte, et inversement. PrĂ©cisons toutefois que Grandi parle de « âtrueâ aspectual markers, on which the whole verbal system rests », i.e. de lâopposition imperfectif / perfectif telle quâelle peut ĂȘtre codĂ©e dans les langues slaves. Alors quâil Ă©met cette hypothĂšse Ă la fin dâun travail sur le russe et lâita-lien, nous allons maintenant la confronter au français (§ 3.1.) et au serbe (§ 3.2.).
3.1. En français moderne
Il semble que le français moderne (dĂ©sormais FM) prĂ©sente les mĂȘmes particularitĂ©s que lâitalien : il a aussi une morphologie Ă©va-luative relativement dĂ©veloppĂ©e (mĂȘme si elle lâest moins quâen ita-lien) et sa morphologie aspectuelle est trĂšs pauvre : il nâexiste pas en français dâaffixation aspectuelle systĂ©matique qui mettrait en Ćuvre lâopposition perfectif / imperfectif. Le seul sens aspectuel directement exprimĂ© par la morphologie est lâitĂ©ration (pluralitĂ© ex-terne ; § 2.2.), construite par la prĂ©fixation en re-, mais ce nâest pas de ce type dâaspect dont parle Grandi. Quant Ă la pluriactionnalitĂ© (pluralitĂ© interne), elle est bien attestĂ©e, mais systĂ©matiquement liĂ©e Ă la suffixation Ă©valuative. Cependant, si le FM paraĂźt confirmer lâaf-firmation de Grandi, il en va diffĂ©remment en AF et en MF. Comme des changements importants pour notre problĂ©matique ont eu lieu en MF, nous nous focaliserons principalement sur cette pĂ©riode.
3.2. En ancien et en moyen français
3.2.1. La morphologie aspectuelle de lâAF et du MF
La morphologie aspectuelle de lâAF et du MF Ă©tait trĂšs diffĂ©rente de celle du FM : â Tout dâabord, lâopposition morphologique imperfectif / perfectif existait ; elle Ă©tait construite par la prĂ©fixation et les prĂ©fixes Ă©taient relativement nombreux, par exemple a-, con-, en-, ex-, par-, pour-,sur-, tra- :
IPF PF (36) porter apporter âporter Ă â brisier âcasserâ conbrisier âbriser complĂštementâ amer âaimerâ enamer âtomber amoureuxâ
130 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
traire âtirerâ extraire âtirer (hors) deâ dire pardire âdire jusquâau boutâ fendre pourfendre âfendre de haut en basâ, âfendre com-
plĂštementâ saillir âsauterâ sursaillir âsursauterâ nager transnager âtraverser une Ă©tendue dâeau Ă la nageâ
Cette prĂ©fixation, selon Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003), Ă©tait bien attestĂ©e en AF comme en MF, mais elle a disparu Ă partir de la fin du MF, plus ou moins en mĂȘme temps que le systĂšme des particules, lui aussi extrĂȘmement vivant, prĂ©fixes et particules Ă©tant dâailleurs trĂšs proches (Buridant (2000), Dufresne, Dupuis & Long-tin (2001), Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003), Tremblay, Dupuis & Dufresne (2005), etc.). â Comme cela Ă©tait prĂ©visible, lâopposition imperfectif / perfectif Ă©tait souvent associĂ©e aux aspects liĂ©s aux phases du procĂšs, notam-ment aux aspects inchoatif ou terminatif ; voici dâautres exemples que ceux sous (36) 19 :
(37) a) inchoatif : a- : apenser âse mettre Ă penserâ en- : (sâ)endormir b) terminatif : a- : ademplir âemplir complĂštementâ par- : paraccompagner âaccompagner jusquâau boutâ trans- : transmordre âmordre de part en partâ
â LâAF et le MF connaissaient aussi lâaspect itĂ©ratif (pluralitĂ© ex-terne), dĂ©jĂ construit par le prĂ©fixe re- (38a), qui Ă©tait Ă lâĂ©poque un prĂ©fixe sĂ©parable (38b), ou par la particule arriere, nous y revien-drons :
(38) a) retorner ârevenir au point de dĂ©partâ rebannir âbannir de nouveauâ b) Ma femme ra enfant eĂŒ (Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003 : 42))
En (38b), le prĂ©fixe sâadjoint Ă lâauxiliaire et non Ă la forme lexi-cale du verbe, ce quâil serait impossible de faire en FM ; lâitĂ©ration, quant Ă elle, porte sur la locution verbale avoir un enfant.
3.2.2. La morphologie Ă©valuative de lâAF et du MF
La morphologie Ă©valuative de lâAF et du MF Ă©tait bien dĂ©velop-pĂ©e elle aussi et pouvait ĂȘtre construite par suffixation et prĂ©fixation. Ce nâest pas le lieu ici de proposer un traitement exhaustif de ce mode formation en AF et en MF, mais uniquement de montrer quâelle existait bel et bien.
19. Ces sens pouvaient aussi ĂȘtre exprimĂ©s en AF et en MF par des particules, par exemple fors pouvait marquer lâaspect terminatif : boire fors, manger fors âboire / manger entiĂšrement, complĂštementâ (Buridant (2000)).
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 131
â La suffixation Ă©valuative se faisait plus ou moins au moyen des mĂȘmes suffixes quâen FM (Hasselrot (1957)). Ainsi retrouve-t-on notamment -et / -ette, -ot / -otte (ou -ote), -on, -eau, -aille, -asse,-Ăątre. Pour mieux cerner lâĂ©tendue du phĂ©nomĂšne, nous nous som-mes livrĂ©s Ă un rapide dĂ©compte des lexĂšmes suffixĂ©s attestĂ©s dans le Dictionnaire du moyen français (dĂ©sormais DMF) :
-et -eau -ot -on -aille -asse -in -Ăątre TotalN 1200 300 230 225 135 28 15 7 2140 A 130 â 10 â â 1 â 14 155 V 7 â 10 1 5 3 3 1 30 T 1337 300 250 226 140 32 18 22 2325
Tableau 2 : Nombre de lexĂšmes par suffixe dans le DMF
Les chiffres montrent bien quâen MF lâĂ©valuation suffixale nâĂ©tait pas un phĂ©nomĂšne marginal, bien au contraire. Il semble dâailleurs que la suffixation par -et / -ette Ă©tait plus vivante quâelle ne lâest ac-tuellement, et quâelle permettait plus facilement quâaujourdâhui de construire des lexĂšmes dont lâinterprĂ©tation mettait en jeu le pĂŽle pragmatique, notamment dans sa dimension EMPATHIE / ANTIPATHIE,ce que semblent indiquer des lexĂšmes comme connette âpetite conneâ, damette / damelette 20, vieillette, veuvette, fĂ©lonnet, chĂ©tivet, bĂȘteloteâpetite bĂȘteâ, etc., dont nous donnons ici quelques contextes dâem-plois, tous issus du DMF : 21
(39) a) Que je voy la une connette Qui me regarde de guingois. b) ⊠[lâermite] prent un long baston percĂ© et creux dont il estoit hourdĂ©,
et, sans la vefvette esveiller, auprĂšs de son oreille lâarresta 22 c) Jâentray leans sans renchere Et dis : Ma douce damette, Va moy que-
rir Robinette d) une viellecte petite nef, goderonnĂ©e et mal dorĂ©e e) car me plĂ«ust Quâenfourmasses aucunement Ton chaitivĂ© entendement
Qui plus enquiert quâil ne dĂ«ust.
Lorsque le lexĂšme base nâest pas connotĂ© positivement, le dĂ©rivĂ© Ă©valuatif prend trĂšs facilement une valeur affective (veuvette, vieil-lette), voire ironique (chĂ©tivĂ©). 20. La variation Ă©tait de rĂšgle : un mĂȘme suffixe pouvait sâadjoindre aux diffĂ©-rentes formes dâun mĂȘme lexĂšme (doucet / doucelet / doucinet ; oison / oiselon / oisillon), la variation Ă©tant assez frĂ©quemment due Ă la prĂ©sence dâun interfixe (cf. par ex. douc- / doucel- ; sur ce point, voir par ex. PlĂ©nat (2005)). Un mĂȘme radical pouvait aussi servir de base Ă des suffixes diffĂ©rents (chevr- pour chevret / chevrot / chevreau / chevron). Les doublets entre -et et -ot Ă©taient extrĂȘmement frĂ©quents, dans le domaine nominal notamment. 21. Câest aussi de cette Ă©poque que datent, selon un de nos relecteurs, les dimi-nutifs tels que Claude / Claudette, Nicolas / Nicolette, Eudes / Odette, etc. 22. Lâauteur de lâentrĂ©e du DMF commente ainsi lâemploi de veuvette : « Le di-min. exprime ici la sympathie de lâauteur pour une femme constamment qualifiĂ©e de âsimpleâ dans le cours de la nouvelle, oĂč elle est la dupe dâun ermite sans scru-pule » (s.v. veuvette).
132 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
â LâĂ©valuation prĂ©fixale existait elle aussi, mĂȘme si elle Ă©tait sans doute moins dĂ©veloppĂ©e quâen FM, ne serait-ce que parce que la prĂ©fixation en maxi- / mini- nâĂ©tait pas attestĂ©e ; celle en hyper- / hypo-, super-, extra-, archi-, ultra- Ă©tait quant Ă elle encore balbu-tiante : la majoritĂ© des termes existants ayant Ă©tĂ© empruntĂ©s au grec ou au latin, selon le prĂ©fixe, les lexĂšmes construits en français Ă©taient encore extrĂȘmement rares ; mais cf. par exemple superajouter ou archipirate âchef de piratesâ 23. La prĂ©fixation en sur- / sous- Ă©tait en revanche dĂ©jĂ bien vivante (le DMF mentionne respectivement 230 / 150 lexĂšmes construits pour chacun de ces deux prĂ©fixes), mais seule la prĂ©fixation par sur-Ă©tait dĂ©jĂ rĂ©ellement Ă©valuative (41). Sous-, Ă cette Ă©poque, servait fondamentalement Ă exprimer lâinfĂ©rioritĂ©, quâelle soit spatiale (sous-allumer âmettre le feu par dessousâ) ou hiĂ©rarchique (sous-aumĂŽnier,sous-bailli) ; les seuls lexĂšmes prĂ©fixĂ©s par sous- Ă sens rĂ©ellement Ă©valuatif sont des adjectifs : sous-blanc âblanchĂątreâ, sous-pĂąle âun peu pĂąleâ, sous-rouge ârougeĂątreâ ; le DMF ne cite que ces trois-lĂ . Pour sur- en revanche, Ă cĂŽtĂ© bien sĂ»r dâautres types de sens, lâĂ©va-luation mettait dĂ©jĂ en jeu les dimensions TROP / PAS ASSEZ du pĂŽle rĂ©fĂ©rentiel : les lexĂšmes prĂ©fixĂ©s par sur- sâinterprĂ©taient en effet avec un sens dâexcĂšs (40a et c) ou un sens intensif (40b) :
(40) a) V surboire âboire avec excĂšsâ survendre âvendre, faire payer trop cherâ survaincre âvaincre complĂštementâ b) A sur-ĂągĂ© âtrĂšs ĂągĂ©â surblanc âtrĂšs blancâ surnoble âde grande noblesseâ c) N sursomme âcharge excessiveâ surdemande âdemande excessive de la part du seigneurâ surfait âce qui a Ă©tĂ© fait en tropâ, âexcĂ©dentâ
Il est cependant Ă noter que le prĂ©fixe sur- en MF sâadjoignait fondamentalement Ă des verbes, beaucoup moins Ă des adjectifs et encore moins Ă des noms. Ainsi, non seulement il nây avait aucune incompatibilitĂ© entre lâas-pect morphologique et lâĂ©valuation morphologique en AF et en MF, mais, alors que lâopposition imperfectif / perfectif Ă©tait bien vivante, lâĂ©valuation morphologique suffixale, i.e. lâĂ©valuation la plus pro-totypique, Ă©tait sans doute plus dĂ©veloppĂ©e quâen français actuel. Cependant, il pourrait ĂȘtre tentant de faire lâhypothĂšse que la dis-parition du systĂšme de la morphologie aspectuelle imperfectif / per-fectif Ă partir de la fin du MF pourrait ĂȘtre la consĂ©quence de cette situation. Il semble quâil nâen soit rien. Un certain nombre de tra-vaux ont Ă©tĂ© effectuĂ©s pour rendre compte des raisons de cette dis-parition (Dufresne, Dupuis & Longtin (2001), Tremblay, Dupuis & Dufresne (2005), Burnett, Petrik & Tremblay (2005), Burnett, Gauthier &Tremblay (2010), Burnett & Tremblay (2012a, 2012b), 23. Mais voir Corbin (1982, § 1.2.).
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 133
etc.) et, dans lâensemble, tous concordent pour attribuer celle-ci Ă plusieurs facteurs interdĂ©pendants : â Le marquage aspectuel, jusque lĂ assumĂ© par les prĂ©fixes verbaux et les particules, aurait Ă©tĂ© progressivement pris en charge par les temps verbaux, notamment par le dĂ©veloppement de lâopposition aspectuelle imperfectif (imparfait) / perfectif (passĂ© simple), ceci Ă©tant accentuĂ© par la rĂ©gression de lâemploi du passĂ© simple et la montĂ©e en puissance des temps composĂ©s, notamment du passĂ© com-posĂ© (cf. Dufresne, Dupuis & Longtin (2001)). â Cette pĂ©riode aurait vu un affaiblissement sĂ©mantique des prĂ©fixes verbaux et des particules, qui, elles aussi, ont disparu Ă la mĂȘme Ă©poque. PrĂ©fixes et particules Ă©taient des Ă©lĂ©ments de mĂȘme nature, qui pouvaient exprimer les mĂȘmes types de sens, aspectuels par-fois, nous lâavons mentionnĂ©, mais aussi directionnels :
(41) re aller / aller arriere saillir sus / sursaillir traire hors / extraire traire ens / entraire
Dufresne, Dupuis & Tremblay (2003) en font dâailleurs des sous-classes de la catĂ©gorie prĂ©position. Cet affaiblissement sĂ©mantique des deux types dâĂ©lĂ©ments a conduit Ă des phĂ©nomĂšnes de renfor-cement entre prĂ©fixes et particules ; on en trouve de nombreux exemples, largement dĂ©crits dans la littĂ©rature ; en voici deux avec re- / arriere :
(42) A Vivïen est retornez arrier (cité par Buridant (2000 : 546)) Si chantant en itel meniere resont tuit revenu arriere (cité par Bur-
nett, Gauthier & Tremblay (2010))
â Concomitamment Ă cette dĂ©sĂ©mantisation des prĂ©fixes verbaux, de nombreuses bases disparaissent de la langue :
(43) arriver / *river achever / *chever ajouter / *jouter
Et avec elles disparaĂźt aussi le sens compositionnel caractĂ©ris-tique des formations vivantes : comment dĂšs lors interprĂ©ter arriverpar rapport Ă river âlonger la riveâ si ce dernier lexĂšme a disparu 24 ? Lâensemble de ces facteurs montre donc, assez clairement nous semble-t-il, quâen MF, ce nâest pas un conflit entre la prĂ©sence dâune prĂ©fixation aspectuelle systĂ©matique et lâexistence dâune morpho-
24. Selon une autre analyse, arriver serait construit sur le nom rive. Dans ce cas, bien que la base soit toujours attestĂ©e, la compositionnalitĂ© est difficile Ă retrouver, car câest le patron de formation lui-mĂȘme qui a disparu. Quoiquâil en soit, la re-marque faite sur lâabsence de compositionnalitĂ© vaut pour les autres verbes citĂ©s.
134 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
logie Ă©valuative dĂ©veloppĂ©e qui a entraĂźnĂ© la perte de lâune et fa-vorisĂ© le maintien de lâautre.
4. ASPECT ET ĂVALUATION EN SERBE
Le serbe infirme lâhypothĂšse de Grandi pour plusieurs raisons. Nous avançons dans cette section un certain nombre dâarguments appuyant le fait quâun marquage dĂ©veloppĂ© des oppositions aspec-tuelles nâexclut pas celui de lâĂ©valuation.
4.1. Aspect et Ă©valuation au niveau du systĂšme
Au niveau du systĂšme, lâaspect et lâĂ©valuation ne sâexcluent pas. MĂȘme si le serbe possĂšde une morphologie aspectuelle trĂšs dĂ©ve-loppĂ©e, reposant essentiellement sur le recours Ă la prĂ©fixation et en partie Ă la suffixation (cf. § 2.2.2. ci-dessus), il existe une pro-fusion de suffixes (44) et seulement quelques prĂ©fixes (45) construi-sant des sens Ă©valuatifs (cf. Grickat (1955, 1995), Ćœibreg (1982), Risti (1997), Klajn (2003), Stosic (2013)) :
(44) -k-ati, -nu-ti, -uc-ati, -ck-ati, -uck-ati, -uk-ati, -ut-ati, -kara-ti, -ucnu-ti,-kari-ti, -ak-ati, -uĆĄi-ti, -ĆĄk-ati, -ulji-ti, -ta-ti, -uĆĄk-ati, -ik-ati, -as-ati,-at-ati, -ek-ati, -et-ati, -uknu-ti, -ket-ati, -olji-ti, -cnu-ti, -lji-ti, -ra-ti,-a-ti, -ota-ti
(45) na-, po-, pri-, pro-, pre-, nad-, pod-(46) a) hram-uck-ati (ipf) âboitillerâ < hramati (ipf) âboiterâ pev-uĆĄi-ti (ipf) âchantonnerâ < pevati (ipf) âchanterâ ĆŸivot-ari-ti (ipf) âvivoterâ < ĆŸiveti (ipf) âvivreâ b) pro-ĆĄetati se (pf) âfaire un petit tour / une petite promenadeâ < ĆĄetati
se (ipf) âse promenerâ na-se i (pf) âfaire une petite entailleâ < se i (ipf) âcouperâ
DâaprĂšs Stosic (2013), il y aurait plus de mille cinq cents verbes Ă prĂ©fixes et/ou suffixes Ă©valuatifs (1 570). Ce chiffre dĂ©passe lar-gement le nombre de verbes Ă©valuatifs en français (180) et en ita-lien (300), recensĂ©s respectivement dans le TLFi par Amiot & Stosic (2011) et dans GRADIT et DISC par Grandi (2009). Par consĂ©quent, lâexistence dâune morphologie aspectuelle dĂ©veloppĂ©e nâest en rien incompatible, au niveau du systĂšme, avec une morphologie Ă©valua-tive riche. Autrement dit, et en prenant lâhypothĂšse de Grandi dans son acception la plus stricte, il semble bien nây avoir aucune incom-patibilitĂ© entre les suffixes Ă©valuatifs et les « true aspectual markers » que sont les prĂ©fixes dans les langues slaves.
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 135
4.2. Aspect et Ă©valuation au niveau du lexĂšme
Lâabsence dâincompatibilitĂ© entre les deux types de morphologie sâobserve Ă©galement dans une mĂȘme construction. Il est en effet trĂšs courant en serbe dâavoir des lexĂšmes construits cumulant un ou plusieurs affixe(s) aspectuel(s) et un affixe Ă©valuatif. En voici quelques exemples :
(47) do-kas-ka-ti (pf) âvenir en trottinantâ < kas-ka-ti (ipf) âtrottinerâ < kasati (ipf) âtrotterâ
iz-rec-k-ati (pf) âfinir de dĂ©couper en petits morceauxâ < rec-k-ati(ipf) âdĂ©couper en petits morceauxâ < rezati (ipf) âcouperâ
po-iz-bac-ati (pf) âmettre dehorsâ (objet pluriel obligatoire) za-kaĆĄlj-uc-ati (pf) âse mettre Ă toussoterâ < kaĆĄlj-uc-ati (ipf) âtous-
soterâ < kaĆĄljati (ipf) âtousserâ
4.3. Cumul de valeurs aspectuelles et Ă©valuatives dans un mĂȘme Ă©lĂ©ment
Un troisiĂšme argument en faveur de la compatibilitĂ© de lâaspect et de lâĂ©valuation vient du fait que certains prĂ©fixes qui sont rĂ©putĂ©s marquer lâopposition perfectif / imperfectif sont susceptibles de cons-truire des valeurs Ă©valuatives (cf. aussi (22) ci-dessus). Câest notam-ment le cas de po-, na-, pro-, pri-, pre-, pod- :
(48) po-traĆŸiti (pf) âchercher un peuâ < traĆŸiti (ipf) âchercherâ na-smejati se (pf) âfaire un petit sourireâ < smejati se (ipf) ârireâ, âsourireâ pro-prati (pf) âlaver un peuâ, âlaver vite faitâ < prati (ipf) âlaverâ pri- ekati (pf) âattendre un peuâ < ekati (ipf) âattendreâ pre-puniti (pf) âtrop remplirâ < puniti (ipf) âremplirâ
Dans ces exemples, chacun des prĂ©fixes marque Ă la fois la per-fectivitĂ© et lâĂ©valuation.
4.4. Une étude de cas : le préfixe po-
Pour bien illustrer le fait quâil nây a pas de vĂ©ritable rĂ©partition de tĂąches entre lâaspect et lâĂ©valuation et que les deux peuvent ĂȘtre assumĂ©s au mĂȘme titre au sein dâun mĂȘme systĂšme de langue, nous examinerons le cas dâun « vrai marqueur aspectuel », selon la ter-minologie de Grandi (2009 : 62), Ă savoir le prĂ©fixe po- en serbe. Le prĂ©fixe po- sâadjoint Ă des bases nominales (49), adjectivales (50), adverbiales (51) et verbales (52) :
(49) po-majka âmĂšre adoptiveâ (< majka âmĂšreâ)(50) po-velik âassez grandâ (< veliki âgrandâ) po-debeo âassez grosâ, âun peu obĂšseâ (< debeo âgrosâ) (51) po-negde âpar endroitsâ (< negde âquelque partâ) po-dosta âpas malâ, âplutĂŽt assezâ (< dosta âassezâ)
136 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
(52) po-leteti âsâenvolerâ (< leteti âvoler) po-gledati âjeter un coup dâĆilâ (< gledati âregarderâ)
Lorsquâil est adjoint Ă des verbes, outre la valeur de perfectivitĂ©, qui apparaĂźt invariablement quel que soit le sĂ©mantisme du verbe de base, le prĂ©fixe po- est susceptible de construire sept valeurs dif-fĂ©rentes (cf. le RMS). Pour en dresser un profil plus prĂ©cis, nous avons extrait environ 2 000 verbes construits Ă lâaide de cet Ă©lĂ©ment recensĂ©s dans le Dic-tionnaire Ă©lectronique serbe (Simi (2005)). Par la mĂ©thode dâĂ©chan-tillonnage simple, nous en avons sĂ©lectionnĂ© 500 pour essayer de mesurer la reprĂ©sentativitĂ© de diffĂ©rentes valeurs vĂ©hiculĂ©es par po-dans les dĂ©rivĂ©s verbaux en question. Pour les besoins de lâanalyse, nous avons retenu trois valeurs principales : (i) valeur aspectuelle, regroupant des cas de pure perfectivitĂ©, ceux dâinchoativitĂ© et ceux dâachĂšvement ou de totalitĂ© ; (ii) valeur pluriactionnelle, qui, tout en relevant du domaine de lâas-pect, en constitue un type trĂšs spĂ©cifique ; (iii) valeur Ă©valuative. Le graphique 1 montre que lâaspectualitĂ©, y compris la pluriaction-nalitĂ©, constitue la valeur essentielle du prĂ©fixe po-, mais que le sens Ă©valuatif apparaĂźt dans un cinquiĂšme de dĂ©rivĂ©s du corpus. Sây ajou-tent des cas mixtes cumulant deux ou trois valeurs Ă la fois.
Graphique 1. Répartition des valeurs construites par le préfixe po-
On voit donc que le prĂ©fixe po-, qui prĂ©sente toutes les propriĂ©tĂ©s des prĂ©fixes aspectuels des langues slaves, cumule sans la moindre difficultĂ© les valeurs aspectuelles et Ă©valuative. Cette capacitĂ© sâob-serve non seulement au niveau du systĂšme de la langue, mais aussi dans une mĂȘme construction morphologique. En effet, dans tous les cas oĂč po- exprime lâĂ©valuation, il maintient son rĂŽle de marqueur
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 137
de la perfectivitĂ©, comme on peut lâobserver dans les exemples sui-vants (voir aussi ex. ci-dessus) :
(53) po-vlaĆŸiti (pf) âmouiller lĂ©gĂšrement et/ou superficiellementâ < vlaĆŸiti(ipf) âmouillerâ
po-ljuljati (pf) âbalancer un peu ou doucementâ < ljuljati (ipf) âba-lancerâ
po-kucati (pf) âtoquerâ, âfrapper lĂ©gĂšrementâ < kucati (ipf) âfrapper (Ă la porte)â
po- ekati (pf) âattendre un peuâ < ekati (ipf) âattendreâ
Ajoutons enfin que, dans lâinteraction avec certaines bases (ex. gnje iti âĂ©craserâ, âpresserâ, âbroyerâ), les lexĂšmes prĂ©fixĂ©s par po-prĂ©sentent une vĂ©ritable polysĂ©mie donnant lieu, selon le contexte dâemploi, soit Ă une interprĂ©tation Ă©valuative (54), soit Ă une lecture pluriactionnelle (55), accompagnĂ©e Ă chaque fois de la valeur per-fective :
(54) Ma i i su se malo pognje ili i onda su bez chaton-PL.NOM AUX PR.RĂF un peu po-Ă©craser-PP et aprĂšs⊠briĆŸno zaspali âLes chatons ont jouĂ© un peu en sâĂ©crasant lĂ©gĂšrement les uns les au-
tres et ensuite ils se sont endormis insouciantsâ (55) Marko je pognje io (sve puĆŸeve / *puĆŸa) Marc-NOM AUX po-Ă©craser-PP tous escargot-PL.ACC / escargot-SING.
ACC âMarko a Ă©crasĂ© tous les escargotsâ
5. CONCLUSION
Une prise en charge extensive de valeurs aspectuelles par des af-fixes dans une langue peut-elle freiner le dĂ©veloppement concomi-tant de sens Ă©valuatifs ? Telle est la question Ă laquelle tente de rĂ©-pondre cette Ă©tude qui prend comme point de dĂ©part une affirmation extrĂȘmement stimulante de Grandi (2009), qui, postulant une sorte de partage de tĂąches entre lâaspect et lâĂ©valuation, nous a amenĂ©s Ă interroger leur articulation. Une analyse approfondie des donnĂ©es du français dans deux pĂ©riodes de rĂ©fĂ©rence (ancien et moyen fran-çais) et des donnĂ©es du serbe contemporain nous permet de conclure quâil nây a pas dâincompatibilitĂ© entre lâexpression massive des op-positions aspectuelles et celle des valeurs Ă©valuatives au sein dâun mĂȘme systĂšme de langue, ni dâailleurs au sein dâune mĂȘme cons-truction morphologique. Nos donnĂ©es suggĂ©reraient mĂȘme plutĂŽt le contraire, Ă savoir que plus une langue fait appel Ă la morpholo-gie dans le domaine aspectuel, plus elle sâen sert pour construire les sens Ă©valuatifs. La place de la morphologie Ă©valuative dans une langue devrait donc ĂȘtre mise en rapport avec le rĂŽle de la morphologie en gĂ©nĂ©ral dans le systĂšme. En serbe, langue hautement flexionnelle,
138 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
lâaffixation est susceptible de construire de nombreuses valeurs, dont des valeurs aspectuelles et Ă©valuatives. Le français moderne, langue faiblement flexionnelle, y est moins enclin et accorde une plus grande importance Ă la syntaxe, et donc aux constructions analytiques. Lâita-lien semble se situer entre les deux. Lâextension de la morphologie Ă©valuative dans une langue pourrait donc ĂȘtre Ă©troitement liĂ©e Ă la richesse de sa morphologie flexionnelle ; une telle hypothĂšse demande cependant Ă ĂȘtre Ă©tayĂ©e par dâautres Ă©tudes (cf. Dressler (2007) pour une problĂ©matique proche).
DANY AMIOTUniversité Lille 3 STL - UMR 8163
DEJAN STOSICUniversité Toulouse-Le Mirail
CLLE-ERSS - UMR 5263
RĂFĂRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
1. Dictionnaires
DEC = MELâ UK I. & al., Dictionnaire explicatif et combinatoire du fran-çais contemporain. Recherches lexico-sĂ©mantiques, 4 vol., Mont-rĂ©al, Les Presses de lâUniversitĂ© de MontrĂ©al, 1984-1988-1992-1999.
DISC = SABATINI F. & COLETTI V. dir., Dizionario italiano Sabatini Coletti, Firenze, Giunti, 1992.
DMF = Dictionnaire du moyen français (1330-1500), http://www.atilf.fr/ dmf.
GRADIT = DE MAURO T. dir., Grande dizionario italiano dellâuso, 6 vol., Torino, Utet, 1999.
RMS = Re nik srpskohrvatskoga knjiĆŸevnog jezika, Novi Sad, Matica srpska, 1967.
SIMI M. (2005), Srpski elektronski re nik, http://www.rasprog.com/html/ 8_0_e_recnik.html.
TLFi = Le Trésor de la langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr/.
2. Références scientifiques
AMIOT D. (2002), « Re- préfixe aspectuel ? », Cahiers Chronos 10, pp. 1-20. (2004), « Haut degré et préfixation », Travaux linguistiques du Cerlico
17, pp. 91-104. (2012), « De la localisation Ă lâĂ©valuation : des verbes prĂ©fixĂ©s Ă©va-
luatifs au sens bien particulier », Corela HS-12, http://corela.revues. org/2775.
AMIOT D. & STOSIC D. (2011), « Sautiller, voleter, dansoter : évaluation, pluriactionnalité, aspect », in Arjoca-Ieremia E., Avezard-Roger C., Goes J., Moline E. & Tihu A. éds, Temps, aspect et classes de mots :
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 139
études théoriques et didactiques, Arras, Artois Presses Université, pp. 277-297.
BURIDANT C. (2000), Grammaire nouvelle de lâancien français, Paris, SEDES.
BURNETT H., GAUTHIER G. & TREMBLAY M. (2010), « La perte des parti-cules arriĂšre et avant en français mĂ©diĂ©val : Ă©tude quantitative », in Neveu F., Muni Toke V., Durand J., Klingler T., Mondada L. & PrĂ©vost S. Ă©ds, CMLF 2010 â 2Ăšme CongrĂšs mondial de linguistique française. La Nouvelle-OrlĂ©ans, Ătats-Unis, 12-15 juillet 2010, Paris, Institut de Linguistique Française, http://www.linguistiquefrancaise. org., pp. 125-136 (http://www.linguistiquefrancaise.org/articles/cmlf/ pdf/2010/01/cmlf2010_000246.pdf).
BURNETT H., PETRIK K. & TREMBLAY M. (2005), « La grammaire des particules en ancien français : sémantisme, distribution et perte de productivité », in Gurski C. ed., Proceedings of the 2005 Canadian Linguistics Association Annual Conference, http://westernlinguistics. ca/Publications/CLA-ACL/Burnett_Petrik_Tremblay.pdf.
BURNETT H. & TREMBLAY M. (2012a), « The evolution of the encoding of direction in the history of French. A quantitative approach to argument structure change », in van Kemenade A. & de Haas N. eds, Historical Linguistics 2009. Selected papers from the 19th Inter-national Conference on Historical Linguistics, Nijmegen, 10-14 August 2009, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, pp. 333-354.
(2012b), « DirectionalitĂ© et aspect en ancien français : lâapport du systĂšme prĂ©positionnel », in Barra-Jover M., Brun-Trigaud G., Dal-bera J.-P., Sauzet P. & Scheer T. Ă©ds, Ătudes de linguistique gallo-romane, Saint-Denis, Presses de lâUniversitĂ© de Vincennes, pp. 217-232.
CABREDO HOFHERR P. (2010), « Verbal plurality and event plurality », manuscrit du cours à la Summer School on Linguistic Typology, Leipzig, Max Planck Institute for Evolutionary Anthropology, 15 août - 3 septembre 2010, http://www.eva.mpg.de/lingua/conference/ 2010_summerschool/pdf/course_materials/Cabredo2010plV.pdf.
CABREDO HOFHERR P. & LACA B. (2012), « Introduction â event plural-ity, verbal plurality and distributivity », in Cabredo Hofherr P. & Laca B. eds, pp. 1-24.
CABREDO HOFHERR P. & LACA B. eds (2012), Verbal Plurality and Dis-tributivity, Berlin, de Gruyter.
COHEN D. (1989), Lâaspect verbal, Paris, Presses Universitaires de France. COMRIE B. (1976), Aspect. An introduction to the study of verbal aspect
and related problems, Cambridge (UK), Cambridge University Press. CORBETT G.G. (2000), Number, Cambridge (UK), Cambridge University
Press. CORBIN P. (1982), « Le monde étrange des dictionnaires (3). La faisselle
et autres contes, scolies sur le changement lexical », ModÚles linguis-tiques IV.1, pp. 125-184.
CUSIC D.D. (1981), Verbal Plurality and Aspect, Ph. D. thesis, Stanford University.
DAL G. (1997), Grammaire du suffixe -et(te), Paris, Didier Ărudition. DELHAY C. (1996), Il Ă©tait un « petit X ». Pour une approche nouvelle de
la catégorisation dite diminutive, Paris, Larousse.
140 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
DE MULDER W. & AMIOT D. (2013), « En : de la préposition à la cons-truction », Langue française 178, pp. 21-39.
DRESSLER W.U. (1968), Studien zur verbalen PluralitĂ€t. Iterativum, Dis-tributivum, Durativum, Intensivum in der allgemeinen Grammatik, im Lateinischen und Hethitischen, Habilitationschrift, Wien, Ăster-reichische Akademie der Wissenschaften.
(2007), « Introduction », Antwerp Papers in Linguistics 112, http:// uahost.uantwerpen.be/apil/apil112/apil112.pdf, pp. 3-9.
DRESSLER W.U. & MERLINI BARBARESI L. (1994), Morphopragmatics. Diminutives and intensifiers in Italian, German, and other languages,Berlin / New York, Mouton de Gruyter.
DUFRESNE M., DUPUIS F. & LONGTIN C.-M. (2001), « Un changement dans la diachronie du français : la perte de la préfixation aspectuelle en a- », Revue québecoise de linguistique 29.2, pp. 33-54.
DUFRESNE M., DUPUIS F. & TREMBLAY M. (2003), « Preverbs and par-ticles in Old French », Yearbook of Morphology 2003, pp. 33-60.
FRADIN B. (1999), « La suffixation en -et est-elle évaluative ? », in Corbin D., Dal G., Fradin B., Habert B., Kerleroux F., Plénat M. & Roché M. éds, La morphologie des dérivés évaluatifs. Forum de morpho-logie (2 es rencontres). Actes du colloque de Toulouse (29-30 avril 1999), Silexicales 2, U.M.R. 8528 du C.N.R.S. (SILEX) / Univer-sité de Lille III, pp. 69-82.
(2003), « Le traitement de la suffixation en -et », Langages 152, pp. 51-77.
FRADIN B. & MONTERMINI F. (2009), « La morphologie évaluative », inFradin B., Kerleroux F. & Plénat M. éds, Aperçus de morphologie du français, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, pp. 231-266.
GOSSELIN L. (1999), SĂ©mantique de la temporalitĂ© en français. Un mo-dĂšle calculatoire et cognitif du temps et de lâaspect, Louvain-la-Neuve, Duculot.
GRANDI N. (2002), Morfologie in contatto. Le costruzioni valutative nelle lingue del Mediterraneo, Milano, Franco Angeli.
(2009), « Restrictions on Italian verbal evaluative suffixes: the role of aspect and actionality », York Papers in Linguistics Series 2 10, pp. 46-66.
GREENBERG Y. (2010), « Event internal pluractionality in Modern Hebrew: a semantic analysis of one verbal reduplication pattern », Brillâs Annual of Afroasiatic Languages and Linguistics 2.1, pp. 119-164.
(2012), « Event-based additivity in English and in Modern Hebrew », in Cabredo Hofherr P. & Laca B. eds, pp. 127-158.
GRICKAT I. (1955), « Deminutivni glagoli u srpskohrvatskom jeziku », JuĆŸnoslovenski filolog XXI.1-4, pp. 45-96.
(1995), « O nekim osobenostima deminucije », JuĆŸnoslovenski filolog51, pp. 1-30.
GUILLAUME G. (1929), Temps et verbe. ThĂ©orie des aspects, des modes et des temps, Paris, Librairie ancienne HonorĂ© Champion ; rĂ©Ă©d., suivi de Lâarchitectonique des temps dans les langues romanes, Librairie HonorĂ© Champion, 1984.
GUIRAUD-WEBER M. (1988), Lâaspect du verbe russe : essais de prĂ©sen-tation, Aix-en-Provence, UniversitĂ© de Provence.
MORPHOLOGIE ASPECTUELLE ET ĂVALUATIVE 141
HASSELROT B. (1957), Ătudes sur la formation diminutive dans les langues romanes, Uppsala, A.-B. Lundequistska Bokhandekn / Wiesbaden, Otto Harrassowitz.
(1972), Ătude sur la vitalitĂ© de la formation diminutive française au XXe siĂšcle, Uppsala, Almqvist och Wiksell.
HORN L. (1989), A Natural History of Negation, Chicago, The University of Chicago Press.
JAYEZ J. & TOVENA L. (2008), « Presque and almost: how argumentation derives from comparative meaning », in Bonami O. & Cabredo Hofherr P. eds, Empirical Issues in Syntax and Semantics 7. Selected papers from CSSP 2007, http://www.cssp.cnrs.fr/eiss7/jayez-tovena-eiss7.pdf, pp. 217-239.
KENNEDY C. (2001), « Polar opposition and the ontology of âdegreesâ », Linguistics and Philosophy 24.1, pp. 33-70.
KIEFER F. (2001), « Morphology and pragmatics », in Spencer A. & Zwicky A.M. eds, The Handbook of Morphology, Oxford, Blackwell Pub-lishing, chap. 13, pp. 272-279.
KLAJN I. (2002), Tvorba re i u savremenom srpskom jeziku, vol. 1, Beo-grad, Zavod za udĆŸbenike.
(2003), Tvorba re i u savremenom srpskom jeziku, vol. 2, Beograd, Zavod za udĆŸbenike.
KLEIBER G. (2003), « Entre les deux mon cĆur balance ou Lâimparfait entre aspect et anaphore », Langue française 138, pp. 8-19.
MELâ UK I. (1994), Cours de morphologie gĂ©nĂ©rale (thĂ©orique et descrip-tive), vol. 2, MontrĂ©al, Les Presses de lâUniversitĂ© de MontrĂ©al / Paris, CNRS Ăditions.
MERLINI BARBARESI L. (2006), « Morphopragmatics », in Brown K. ed., Encyclopedia of Language and Linguistics, 2e ed., art. num. LALI: 00133, Oxford, Elsevier, pp. 332-335.
NEWMAN P. (1980), The Classification of Chadic within Afroasiatic, Leiden, Universitaire Pers Leiden.
(2012), « Pluractional verbs: an overview », in Cabredo Hofherr P. & Laca B. eds, pp. 185-209.
PLĂNAT M. (2005), « Rosinette, cousinette, putinette, starlinette, chipinette : dĂ©calage, infixation et Ă©penthĂšse devant -ette », in ChoĂŻ-Jonin I., Bras M., Dagnac A. & Rouquier M. Ă©ds, Questions de classifica-tion en linguistique : mĂ©thodes et descriptions. MĂ©langes offerts au professeur Christian Molinier, Bern, Peter Lang, pp. 275-298.
POLGUĂRE A. (2008), Lexicologie et sĂ©mantique lexicale. Notions fonda-mentales, nouv. Ă©d. revue et augmentĂ©e, MontrĂ©al, Les Presses de lâUniversitĂ© de MontrĂ©al.
RISTIC S. (1997), « Leksi ka semantika ekspresivnih glagola u savremenom srpskom jeziku », Zbornik Matice srpske za filologiju i lingvistiku40.1, pp. 167-176.
ROTHSTEIN S. (1995), « Adverbial quantification over events », Natural Language Semantics 3.1, pp. 1-31.
SHLUINSKY A. (2009), « Individual-level meanings in the semantic domain of pluractionality », in Epps P. & Arkhipov A. eds, New Challenges in Typology. Transcending the borders and refining the distinctions,Berlin / New York, Mouton de Gruyter, pp. 175-198.
SMITH C. (1991), The Parameter of Aspect, Dordrecht / Boston, Kluwer Academic Publishers.
142 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
SOLT S. (2015), « Measurement scales in natural language », Language and Linguistics Compass 9.1, pp. 14-32.
STOSIC D. (2001), « Le rĂŽle des prĂ©fixes dans lâexpression du dĂ©placement. ĂlĂ©ments dâanalyse Ă partir des donnĂ©es du serbo-croate et du fran-çais », Cahiers de grammaire 26, pp. 207-228.
(2013), « Manner of motion, evaluative and pluractional morpho-logy », Oslo Studies in Language 5.1, pp. 61-89.
STOSIC D. & AMIOT D. (2011), « Quand la morphologie fait des maniĂšres : les verbes Ă©valuatifs et lâexpression de la maniĂšre en français », inAmiot D., De Mulder W., Moline E. & Stosic D. Ă©ds, Ars Gram-matica. Hommages Ă Nelly Flaux, Bern, Peter Lang, pp. 403-430.
STUMP G. (1993), « How peculiar is evaluative morphology? », Journal of Linguistics 29.1, pp. 1-36.
THOMAS P.-L. (1993), « Bilan des recherches sur lâaspect en serbo-croate », Revue des Ă©tudes slaves 65.3, pp. 537-550.
(1998), « Remarques sur lâaspect en serbo-croate », Cahiers Chro-nos 2, pp. 231-246.
(2010), « When small is many in the event domain », Lexis 6, pp. 41-58.
TOVENA L. & KIHM A. (2008), « Event internal pluractional verbs in some Romance languages », Recherches linguistiques de Vincennes 37, pp. 9-30.
TREMBLAY M., DUPUIS F. & DUFRESNE M. (2005), « The reanalysis of the French prepositional system: a case of grammaticalization in com-peting grammars », in Batllori M., Hernanz M.-L., Picallo C. & Rosa F. eds, Grammaticalization and Parametric Variation, Oxford, Oxford University Press, pp. 109-123.
VAN GOETHEM K. & AMIOT D. (2009), « Affixisation processes in Dutch and French », communication au 7th Mediterranean Morphology Meeting, Nicosia, 10-13 septembre 2009.
VERKUYL H.J. (1972), On the Compositional Nature of the Aspects, Dord-recht, D. Reidel Publishing Company.
(1993), A Theory of Aspectuality. The interaction between temporal and atemporal structure, Cambridge (UK), Cambridge University Press.
VETTERS C. (1996), Temps, aspect et narration, Amsterdam, Rodopi. VETTERS C. & DE MULDER W. (2000), « Passé simple et imparfait : con-
tenus conceptuel et procédural », Cahiers Chronos 6, pp. 13-36. WIERZBICKA A. (1994), « Semantic primitives across languages: a critical
review », in Goddard C. & Wierzbicka A. eds, Semantics and Lexi-cal Universals. Theory and empirical findings, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, pp. 445-500.
XRAKOVSKIJ V.S. (1997), « Semantic types of the plurality of situations and their natural classification », in Xrakovskij V.S. ed., Typology of Iterative Constructions, MĂŒnchen, LINCOM Europa, pp. 3-68.
ĆœIBREG I. (1982), « Prilog upoznavanju glagolske deminucije u srpskohr-vatskom jeziku », Prilozi prou avanju jezika 18, pp. 79-85.
II. MODALITĂ
LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 145-170
Pouvoir et devoir : interaction entre la modalitĂ©, lâaspect et la temporalitĂ© 1
Svetlana Vogeleer
1. INTRODUCTION
Les verbes pouvoir et devoir sont connus pour leur versatilitĂ©. Ils peuvent exprimer toute la gamme des modalitĂ©s qui constituent le domaine du possible et du nĂ©cessaire. Certains auteurs considĂšrent ces verbes (et leurs homologues dans diffĂ©rentes langues) comme polysĂ©miques (cf. Lyons (1977), Gosselin (2010)), certains autres les considĂšrent comme sous-dĂ©terminĂ©s (cf. Kratzer (1981, 1991)). La derniĂšre approche attribue la variation de leurs sens modaux Ă une interaction complexe entre les croyances du locuteur (la base modale) et les critĂšres (faits, normes, circonstances, etc.) sur les-quels se fonde la sĂ©lection de certaines possibilitĂ©s au dĂ©triment de certaines autres (cf. Milliaressi & Vogeleer (dans ce volume)). Lâobjectif de cette Ă©tude est dâexaminer dans quelle mesure la va-riation des sens modaux de pouvoir et devoir est influencĂ©e par lâas-pect et la temporalitĂ©. Le sens du terme aspect varie selon lâapproche, les langues et le niveau (conceptuel, lexical, syntaxique) auquel il est appliquĂ© (cf. Milliaressi & Vogeleer (dans ce volume)). Dans cet article, ce terme sera utilisĂ© dans trois sens diffĂ©rents, prĂ©cisĂ©s dans chaque cas : (i) aspect lexical, au sens de types de procĂšs vendleriens (Ă©tat, acti-vitĂ©, accomplissement, achĂšvement) ; (ii) aspect âpoint de vueâ (Smith (1997 [1991])) tel quâil est vĂ©hiculĂ© par les temps verbaux en français ; Ă cet Ă©gard, nous nâexaminerons que lâopposition prĂ©sent / imparfait vs passĂ© composĂ© ; (iii) aspect, plus spĂ©cifiquement aspect perfectif, en tant quâopĂ©ra-teur aspectuel sĂ©mantique, indĂ©pendant des moyens linguistiques par lesquels il est exprimĂ©. Le terme de temporalitĂ© sera utilisĂ© dans son sens basique, pour dĂ©noter les relations de simultanĂ©itĂ©, postĂ©rioritĂ© et antĂ©rioritĂ© entre 1. Je remercie Marc Dominicy pour ses nombreuses suggestions et ses commen-taires stimulants. Je remercie Ă©galement le relecteur anonyme pour sa lecture atten-tive et ses remarques judicieuses.
146 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
le procĂšs et un point de rĂ©fĂ©rence (Reichenbach (1947)), qui peut ĂȘtre le point de lâĂ©nonciation ou un autre point mis en place par le discours, par exemple apportĂ© par un adverbe temporel. Une autre catĂ©gorie qui sera pertinente pour lâĂ©tude de la variation des sens modaux est celle dâagentivitĂ© / non-agentivitĂ© du procĂšs dĂ©notĂ© par le verbe Ă lâinfinitif, câest-Ă -dire la possibilitĂ© (ou non) dâattribuer au procĂšs un agent intentionnel. Nous montrerons que ce paramĂštre autorise certaines modalitĂ©s et en bloque dâautres. Dans la section 2., nous examinerons la combinaison de pouvoiret devoir avec le prĂ©sent et lâimparfait, deux temps verbaux qui vĂ©hi-culent lâaspect âpoint de vueâ imperfectif, qui converge avec lâas-pect lexical statif de ces verbes modaux. Lâobjectif de la section 2. est dâexaminer la contribution de lâaspect lexical du verbe Ă lâinfi-nitif Ă la mise en place des relations temporelles, Ă savoir les rela-tions de postĂ©rioritĂ© (2.1.), de simultanĂ©itĂ© habituelle (itĂ©rative) (2.2.) et de simultanĂ©itĂ© stative et progressive (2.3.). Nous montrerons que chacune de ces relations donne lieu Ă une modalitĂ©, ou Ă un groupe de modalitĂ©s, spĂ©cifique(s). La section 3. est centrĂ©e sur la divergence aspectuelle entre lâas-pect lexical statif de pouvoir et devoir et lâaspect âpoint de vueâ bornĂ© vĂ©hiculĂ© par le passĂ© composĂ©. AprĂšs avoir dĂ©fini, dans la section 3.1., la distinction entre deux interprĂ©tations du passĂ© composĂ©, Ă savoir son interprĂ©tation en termes dâopĂ©rateur perfectif sĂ©mantique et son interprĂ©tation en termes de parfait, nous montrerons que la combinaison de pouvoir et devoir avec le passĂ© composĂ© nâoffre que deux options : dĂ©modalisation (3.2.) et modalitĂ© Ă©pistĂ©mique (3.3.).
2. MODALITĂS DE POUVOIR ET DEVOIRAU PRĂSENT ET Ă LâIMPARFAIT
Les verbes modaux pouvoir et devoir et leurs homologues dans dâautres langues sont des verbes dâĂ©tat (cf., par exemple, Condoravdi (2002), Stowell (2004)). Leur aspect lexical statif converge avec lâaspect âpoint de vueâ imperfectif (dĂ©sormais aspect PdV ), câest-Ă -dire le trait sĂ©mantique /non bornĂ©/ inhĂ©rent au prĂ©sent et Ă lâim-parfait. Câest uniquement cette combinaison aspectuelle qui nous intĂ©ressera dans cette section 2. Il est gĂ©nĂ©ralement acceptĂ© que lâaspect PdV imperfectif est modal lui-mĂȘme, en ce sens que lâĂ©vĂ©nement dĂ©notĂ© par un verbe au prĂ©-sent ou Ă lâimparfait (Paul dort / mangeait une pomme) nâest pas entiĂšrement localisĂ© dans le monde factuel. Ătant dĂ©fini par lâinclu-sion du point de rĂ©fĂ©rence (tr) dans le temps de lâĂ©vĂ©nement (Ï(e))(tr â Ï(e)), lâaspect PdV imperfectif situe une partie de lâĂ©vĂ©nement, celle qui est postĂ©rieure au point de rĂ©fĂ©rence, dans des âmondes dâinertieâ (« inertia worlds ») (Dowty (1979)) ou, selon les termes de Landman (1992), sur la « branche de continuation » de lâaxe tem-
POUVOIR ET DEVOIR : MODALITĂ, ASPECT ET TEMPORALITĂ 147
porel. Cette « branche de continuation » est localisĂ©e dans des mondes possibles oĂč lâĂ©vĂ©nement nâest pas interrompu et oĂč ses circonstances sont maximalement similaires Ă celles du monde factuel (cf., entre autres, Portner (1998), Anand & Hacquard (2011)). Il sâensuit que lâaspect PdV imperfectif converge avec le sens lexical des verbes modaux, qui situent eux aussi leur prĂ©jacent 2 dans des mondes pos-sibles. Dans cette section, nous nâexaminerons que le cas oĂč le prĂ©jacent de pouvoir et devoir est dĂ©notĂ© par un infinitif simple (non composĂ©). Nous classerons les modalitĂ©s radicales (non Ă©pistĂ©miques, cf. Mil-liaressi & Vogeleer (dans ce volume)) en deux groupes : les modalitĂ©s circonstancielles, examinĂ©es dans la section 2.1., et la modalitĂ© de capacitĂ©, qui sera examinĂ©e dans la section 2.2. La raison de ce clas-sement est que les relations aspectuelles et temporelles sur lesquelles se fonde chacun de ces deux groupes ne sont pas identiques. La sec-tion 2.3. est centrĂ©e sur la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique.
2.1. Postériorité et modalités circonstancielles
Le groupe des modalitĂ©s circonstancielles comprend la modalitĂ© dĂ©ontique, la possibilitĂ© externe et la nĂ©cessitĂ© interne et externe (cf. van der Auwera & Plungian (1998)) 3. La modalitĂ© de capacitĂ© (pos-sibilitĂ© interne) ne fait pas partie de ce groupe (cf. section 2.2.). Les Ă©tats modaux circonstanciels sont incompatibles avec lâactua-lisation simultanĂ©e et lâactualisation antĂ©rieure du prĂ©jacent (P) : lâĂ©tat modal x peut (= a la possibilitĂ© de) / doit P (avec les sens Ă©nu-mĂ©rĂ©s ci-dessus) implique que P nâest pas (encore) le cas dans le monde factuel. Le point initial de lâactualisation de P met fin Ă lâĂ©tat modal, constituant ainsi sa dĂ©limitation externe. En dâautres termes, les modalitĂ©s circonstancielles rejettent lâactualisation du prĂ©jacent dans la futuritĂ© / postĂ©rioritĂ© (cf., par exemple, Condoravdi (2002)) 4. Câest lâinfinitif, bien quâil soit dĂ©pourvu de morphologie tempo-relle, qui apporte des informations sur lâordre des procĂšs. Lâinfini-
2. Le terme prĂ©jacent, dĂ» Ă von Fintel (cf. par exemple, von Fintel & Iatridou (2009)), dĂ©signe lâĂ©vĂ©nement que dĂ©note la proposition infinitive obtenue par la sup-pression du verbe modal : Pierre peut travailler prĂ©jacent : Pierre travailler. 3. Van der Auwera & Plungian (1998) classent les modalitĂ©s radicales en moda-litĂ©s internes (« participant-internal ») et modalitĂ©s externes (« participant-external »). Cette classification diffĂšre de celle de Palmer (1990), qui classe les modalitĂ©s radi-cales en modalitĂ© dĂ©ontique et modalitĂ©s dynamiques, ce dernier groupe rĂ©unissant toutes les modalitĂ©s radicales Ă lâexception de la modalitĂ© dĂ©ontique. 4. En ce qui concerne la modalitĂ© dĂ©ontique, nous ne tenons pas compte des rĂšgles, lois et autres normes gĂ©nĂ©rales lorsque celles-ci sont citĂ©es par le locuteur pour les appliquer, par infĂ©rence dĂ©ductive, Ă une situation particuliĂšre. Par exemple, la phrase Votre voisin peut tondre sa pelouse le samedi peut ĂȘtre Ă©noncĂ©e, suite Ă une plainte, par un agent de police locale lorsque le voisin du plaignant est en train de tondre ou a dĂ©jĂ tondu sa pelouse un samedi. Dans cet Ă©noncĂ©, lâĂ©tat modal (celui dâautori-sation) reste gĂ©nĂ©rique (Toute personne, et donc votre voisin, peut P), et donc indĂ©-pendant de lâactualisation du prĂ©jacent dans une situation spĂ©cifique.
148 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
tif en français ne permet que deux relations temporelles : la relation de postĂ©rioritĂ© et la relation de simultanĂ©itĂ©, qui sâĂ©tablissent par rap-port Ă un point de rĂ©fĂ©rence. Lorsque lâinfinitif est introduit par un verbe modal au prĂ©sent ou Ă lâimparfait, son point de rĂ©fĂ©rence est le mĂȘme que celui du verbe modal, Ă savoir le temps de lâĂ©noncia-tion si le verbe modal est au prĂ©sent et un point de rĂ©fĂ©rence contex-tuel (externe) si le verbe modal est Ă lâimparfait. Lâinfinitif en français nâest pas apte Ă exprimer la relation dâantĂ©-rioritĂ©. Sur le plan temporel, il sâoppose au participe, qui comporte le trait sĂ©mantique /antĂ©rioritĂ©/. Câest la raison pour laquelle la prĂ©-position aprĂšs, qui impose une relation dâantĂ©rioritĂ©, nâest pas com-patible avec un infinitif simple. Elle requiert un infinitif composĂ©, qui comporte, lui, un participe : *aprĂšs appeler le mĂ©decin vs aprĂšsavoir appelĂ© le mĂ©decin. Par contre, lâinfinitif simple sâassocie avec avant de, qui impose la relation de postĂ©rioritĂ© : avant dâappeler le mĂ©decin 5. Lâinfinitif des verbes dâachĂšvement (1a) situe lâĂ©vĂ©nement dans la postĂ©rioritĂ© 6. Il oriente donc lâinterprĂ©tation temporelle dans le mĂȘme sens que la contrainte de postĂ©rioritĂ© imposĂ©e par les moda-litĂ©s circonstancielles. Lâinfinitif des verbes dâactivitĂ© et dâaccom-plissement (1b) permet aussi bien une interprĂ©tation futurale quâune interprĂ©tation simultanĂ©e. Avec ces verbes, la modalitĂ© circonstan-cielle exerce une coercition en imposant une lecture futurale inchoa-tive. Lâinfinitif des verbes dâĂ©tat (1c) impose la simultanĂ©itĂ©. Or, cette relation temporelle est incompatible avec les modalitĂ©s circonstan-cielles. Comme nous le verrons dans la section 2.3., la relation de simultanĂ©itĂ© impose la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique.
(1) a) Marie peut / pouvait partir b) Jean peut chanter / devait Ă©crire un article c) Son grand-pĂšre peut / doit ĂȘtre trĂšs vieux ( modalitĂ©s circonstancielles) d) Tu dois ĂȘtre gentil avec ta grand-mĂšre
Les Ă©tats sont des procĂšs non agentifs : le sujet de (1c) nâest pas un agent, il nâa pas de contrĂŽle sur son Ă©tat. Cependant, lorsquâun verbe dâĂ©tat se prĂȘte Ă une interprĂ©tation agentive, celle-ci va de pair avec une interprĂ©tation futurale inchoative, qui impose, Ă son tour, la mo-dalitĂ© circonstancielle. Cette contrainte sâexerce dans les deux sens. Dans (1d), la lecture circonstancielle, en lâoccurrence dĂ©ontique, du verbe modal impose une lecture agentive du verbe Ă lâinfinitif (ĂȘtre gentil = se comporter dâune certaine maniĂšre).
5. Le français sâoppose sur ce plan Ă lâespagnol, oĂč la prĂ©position despuĂ©s de(âaprĂšsâ) est compatible avec un infinitif simple : despuĂ©s de llamar al mĂ©dico (cf. Laca (2012)). Cela implique que lâinfinitif simple en espagnol est compatible avec la relation dâantĂ©rioritĂ© lorsque celle-ci est imposĂ©e par un Ă©lĂ©ment externe. 6. Selon la âcontrainte dâĂ©vĂ©nement bornĂ©â (« bounded event constraint ») de Smith (1997 [1991]), un Ă©vĂ©nement de type âachĂšvementâ ne peut pas ĂȘtre simultanĂ© au point de lâĂ©nonciation.
POUVOIR ET DEVOIR : MODALITĂ, ASPECT ET TEMPORALITĂ 149
Les modalitĂ©s circonstancielles ne sont donc compatibles quâavec la relation de postĂ©rioritĂ©. Ce critĂšre est satisfait automatiquement si lâinfinitif est un verbe dâachĂšvement. Lorsque lâinfinitif est un verbe dâactivitĂ© ou dâaccomplissement, la modalitĂ© circonstancielle contraint une lecture futurale inchoative de celui-ci. La mĂȘme con-trainte peut sâexercer sur un verbe dâĂ©tat si celui-ci est susceptible dâavoir une lecture processuelle agentive. LâinterdĂ©pendance entre la modalitĂ© et lâaspect lexical du verbe Ă lâinfinitif sâexerce dans les deux sens : si lâinfinitif, par exemple dans (1b) ou (1d), se voit attri-buer une lecture futurale inchoative, cela dĂ©clenche une interprĂ©ta-tion circonstancielle de pouvoir et devoir.
2.2. Simultanéité habituelle (itérative) et modalité de capacité
Les choses sont plus complexes lorsquâil sâagit de la modalitĂ© de capacitĂ© (possibilitĂ© interne). Comme le constate Depraetere (2012 : 1003), il nây a pas dâunanimitĂ© dans la littĂ©rature au sujet de la ma-niĂšre dont le paramĂštre dâactualisation ou de non-actualisation dâune capacitĂ© dans le monde factuel influence lâinterprĂ©tation temporelle. La modalitĂ© de capacitĂ© contraste avec les modalitĂ©s circonstan-cielles en ce quâelle semble ĂȘtre compatible avec lâactualisation simul-tanĂ©e du prĂ©jacent dans le monde factuel. Câest le cas dans des phrases comme (2a), oĂč lâinfinitif dĂ©note une activitĂ© qui semble ĂȘtre actua-lisĂ©e simultanĂ©ment Ă lâĂ©tat modal de capacitĂ© :
(2) a) Regarde ! Paul peut marcher ! b) (*Regarde !) Paul peut ĂȘtre en train de marcher ( modalitĂ© de capa-
citĂ©) c) Paul peut boire une bouteille de whisky dâun trait
Cependant, on constate que la lecture simultanĂ©e dans (2a) nâĂ©qui-vaut pas Ă la lecture progressive de lâinfinitif. Lâexplicitation de la lecture progressive dans (2b) empĂȘche dâinterprĂ©ter pouvoir en ter-mes de capacitĂ©. Comme nous le verrons dans la section 2.3., la lec-ture progressive du verbe Ă lâinfinitif agit sur la modalitĂ© de la mĂȘme façon que les verbes dâĂ©tat : elle bloque les modalitĂ©s radicales et impose la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Lorsque lâinfinitif est un verbe dâachĂšvement ou dâaccomplisse-ment (2c), la modalitĂ© de capacitĂ© est compatible avec une lecture habituelle dans laquelle lâhabitude (actualisation rĂ©guliĂšre du prĂ©ja-cent) est simultanĂ©e Ă la capacitĂ©. La modalitĂ© de capacitĂ© est donc compatible avec lâactualisation simultanĂ©e du prĂ©jacent dans le monde factuel, mais elle requiert une lecture habituelle du verbe Ă lâinfinitif. Cependant, lâactualisation habituelle nâest pas une condition indis-pensable de la modalitĂ© de capacitĂ©. La particularitĂ© de cette moda-litĂ© consiste en ce quâelle nâimpose pas lâactualisation dans le monde factuel : dans (2c), il reste vrai, de Paul, quâil est capable de boire une bouteille de whisky dâun trait mĂȘme sâil ne lâa encore jamais
150 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
fait. Une phrase comme Ce robot peut faire la vaisselle est compa-tible avec la suite mais je nâai (encore) jamais employĂ© cette fonc-tion (cf. Mari & Martin (2009)). Cette sorte de capacitĂ© âvirtuelleâ partage certaines caractĂ©ristiques avec la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Tout comme dans celle-ci (cf. section 2.3.), le locuteur se fonde dans son assertion sur certaines informations disponibles, mais avec un plus grand degrĂ© de certitude que dans la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Quâil sâagisse dâune capacitĂ© actualisĂ©e habituellement ou dâune capacitĂ© qui nâa (encore) jamais Ă©tĂ© actualisĂ©e, la modalitĂ© de capa-citĂ© requiert quâune nouvelle, ou la premiĂšre, actualisation dans des mondes possibles soit postĂ©rieure au point de rĂ©fĂ©rence (cf. Palmer (1990 : 47)). Comme le montrent les exemples (2a) et (2b), lâactualisation simul-tanĂ©e dâune occurrence particuliĂšre de lâĂ©vĂ©nement nâest pas perti-nente en elle-mĂȘme, en tant quâĂ©vĂ©nement spĂ©cifique. Elle nâest per-tinente que dans la mesure oĂč son observation permet au locuteur dâinfĂ©rer la conclusion sur la capacitĂ© du sujet, câest-Ă -dire sur son aptitude Ă reproduire cette action dans le futur 7. LâincompatibilitĂ© avec lâinfinitif progressif dans (2b) prouve que la modalitĂ© de capa-citĂ© impose une lecture habituelle mĂȘme lorsque lâinfinitif semble dĂ©noter une seule occurrence de lâĂ©vĂ©nement 8. Pour cette mĂȘme rai-son (absence de lecture habituelle), la modalitĂ© de capacitĂ© nâest pas compatible avec lâinfinitif des verbes dâĂ©tat.
2.3. Simultanéité et modalité épistémique
La modalitĂ© Ă©pistĂ©mique a suscitĂ© une littĂ©rature bien plus abon-dante que celle qui porte sur toutes les autres modalitĂ©s (cf. Ă ce pro-pos Portner (2009 : 144)). MalgrĂ© cette profusion de travaux, elle continue Ă soulever beaucoup de questions. Selon Declerck (2011 : 33), dans la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique, le lo-cuteur (ou tout autre Ă©valuateur) Ă©value le degrĂ© de compatibilitĂ© entre les mondes possibles dans lesquels le prĂ©jacent est actualisĂ© et le monde factuel (ou, plus exactement, ses croyances ou des in-formations disponibles au sujet du monde factuel). La question po-sĂ©e par cette modalitĂ© nâest donc pas celle de savoir si le prĂ©jacent est actualisĂ© ou non dans certains mondes possibles, mais Ă quel de-grĂ© son actualisation dans des mondes possibles est compatible avec
7. Lâobservation dâune seule occurrence de lâĂ©vĂ©nement peut ĂȘtre suffisante pour en infĂ©rer une habitude (cf. Vogeleer (2012)). La lecture habituelle dans (i) et celle de lâinfinitif dans (2a) se fondent sur le mĂȘme principe pragmatique. (i) (En voyant passer le premier ministre) Regarde ! Notre premier ministre se
teint les cheveux ! (= lecture habituelle). 8. Selon un postulat gĂ©nĂ©ral, les prĂ©dicats habituels et progressifs se comportent par rapport Ă la modalitĂ© de la mĂȘme maniĂšre que les prĂ©dicats statifs (cf., par exemple, Stowell (2004 : 624)). Cependant, cette thĂšse nâest pas applicable Ă la modalitĂ© de capacitĂ© : celle-ci requiert une lecture habituelle de lâinfinitif, mais est incompa-tible avec les lectures progressive et stative.
POUVOIR ET DEVOIR : MODALITĂ, ASPECT ET TEMPORALITĂ 151
les croyances ou les connaissances du locuteur au moment de lâĂ©va-luation. Pour Lyons (1977), la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique ne relĂšve pas de la sĂ©mantique vĂ©riconditionnelle. Les verbes modaux Ă©pistĂ©miques affectent plutĂŽt lâacte de langage. Pour certains autres auteurs, les verbes modaux Ă©pistĂ©miques contribuent bien aux conditions de vĂ©ritĂ©, mais en plus, ils interviennent aussi au niveau de lâacte de langage. Cette double fonction se manifeste en ce que les Ă©noncĂ©s modaux Ă©pistĂ©miques ne se ramĂšnent pas Ă une simple assertion au sujet de lâactualisation du prĂ©jacent dans certains mondes pos-sibles (cf. von Fintel & Gillies (2007), Portner (2009 : 144)). Von Fintel & Gillies (2007) soutiennent que les Ă©noncĂ©s modaux Ă©pistĂ©-miques contiennent deux actes de langage : un acte assertif qui porte sur lâactualisation du prĂ©jacent dans des mondes possibles et un acte âperformatifâ, subjectif, qui exprime le jugement du locuteur. Selon ces auteurs, câest cet acte de langage âperformatifâ, subjectif, qui fait la diffĂ©rence entre les Ă©noncĂ©s avec les verbes modaux et les Ă©noncĂ©s dans lesquels la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique est exprimĂ©e par des marqueurs adverbiaux comme peut-ĂȘtre ou par des attitudes propo-sitionnelles comme il est possible que. Les verbes modaux pouvoir et devoir rĂ©fĂšrent, par dĂ©finition, Ă un Ă©tat modal. Dans les modalitĂ©s circonstancielles et la modalitĂ© de capacitĂ©, ils rĂ©fĂšrent Ă lâĂ©tat modal du sujet. Dans la modalitĂ© Ă©pis-tĂ©mique, la rĂ©ponse Ă cette question nâest pas simple. Pouvoir et de-voir dans (3a, b) rĂ©fĂšrent-ils Ă lâĂ©tat modal, câest-Ă -dire Ă lâĂ©tat de possible, du prĂ©jacent Paul ĂȘtre dans son bureau, ou plutĂŽt Ă lâĂ©tat Ă©pistĂ©mique (Ă©tat des croyances) du locuteur (3a) ou dâun autre Ă©va-luateur (Marie dans (3b)) ?
(3) a) Paul doit / peut ĂȘtre dans son bureau (maintenant) b) Paul devait ĂȘtre dans son bureau. Marie savait quâil Ă©tait toujours lĂ
Ă cette heure-ci
Avant de discuter cette question (cf. section 2.3.2.), nous examine-rons, dans la section 2.3.1., la relation temporelle qui caractĂ©rise la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique et les restrictions quâelle impose sur lâaspect lexical du verbe Ă lâinfinitif.
2.3.1. SimultanĂ©itĂ© et aspect lexical du verbe Ă lâinfinitif
Dans les phrases au prĂ©sent et Ă lâimparfait, câest la relation de simultanĂ©itĂ© qui assure les cas les plus clairs et non controversĂ©s de lâinterprĂ©tation Ă©pistĂ©mique du verbe modal. La relation de simul-tanĂ©itĂ© Ă©limine toutes les interprĂ©tations circonstancielles, puisque celles-ci requiĂšrent une relation de postĂ©rioritĂ© (cf. section 2.1.). LâinterprĂ©tation Ă©pistĂ©mique est particuliĂšrement favorisĂ©e par les verbes dâĂ©tat ((3a, b) et (4a)). Les verbes statifs Ă©liminent non seu-lement les modalitĂ©s circonstancielles, mais aussi la modalitĂ© de capa-citĂ©, incompatible avec les Ă©tats (cf. section 2.2.).
152 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
(4) a) Paul peut connaĂźtre le mot de passe (= Paul connaĂźt peut-ĂȘtre le mot de passe)
b) Jean doit dormir / lire un livre en ce moment (= Jean doit ĂȘtre en train de dormir / lire un livre)
c) Marc doit ĂȘtre en train de prendre le train en ce moment
La relation de simultanĂ©itĂ© est Ă©galement disponible avec des verbes dâactivitĂ© ou dâaccomplissement en lecture progressive (4b). Cepen-dant, la lecture progressive nĂ©cessite, surtout avec des accomplisse-ments, un appui additionnel externe sous la forme dâun adverbe tem-porel comme en ce moment dans (4b). Le progressif explicite (4c) dĂ©clenche la lecture Ă©pistĂ©mique du verbe modal mĂȘme avec des verbes dâachĂšvement âextensiblesâ (achĂšvements qui donnent lieu Ă une lecture progressive sous la coercition). Les Ă©tats sont des procĂšs non agentifs (non contrĂŽlables). Cepen-dant, comme nous lâavons vu dans la section 2.1., un verbe dâĂ©tat peut se voir attribuer une lecture processuelle agentive sous lâeffet de la coercition. LâinterprĂ©tation agentive dâun verbe dâĂ©tat est in-compatible avec la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Elle entraĂźne une lecture circonstancielle, gĂ©nĂ©ralement dĂ©ontique, du verbe modal. Cette lec-ture, qui situe le point initial de lâactualisation dans la postĂ©rioritĂ©, est possible dans (5a) et mĂȘme dans (5b). Ce dernier exemple peut ĂȘtre interprĂ©tĂ© comme une requĂȘte indirecte, adressĂ©e Ă lâallocutaire, de mettre le lait dans le frigo. LâimpossibilitĂ© de tout contrĂŽle dans (5c, d) ne laisse aucune autre option Ă lâexception de la lecture Ă©pis-tĂ©mique, qui se caractĂ©rise par la relation de simultanĂ©itĂ© 9.
(5) a) Jean doit ĂȘtre dans mon bureau (demain matin) (= Jean doit venir dans mon bureau)
b) Le lait doit ĂȘtre dans le frigo (= Tu dois mettre le lait dans le frigo) c) Cette riviĂšre doit ĂȘtre trĂšs longue d) Il peut pleuvoir en ce moment Ă New York
La question de savoir si les achÚvements, particuliÚrement tels que (6b), donnent lieu à la modalité épistémique est bien plus con-troversée.
(6) a) Marie peut / pouvait partir b) Jean doit / devait arriver dâune minute Ă lâautre
Les achĂšvements situent le prĂ©jacent dans la postĂ©rioritĂ© soit par rapport au point de lâĂ©nonciation (si le verbe modal est au prĂ©sent), soit, avec lâimparfait, par rapport Ă un point dâĂ©valuation localisĂ© dans le passĂ©, et donc par rapport Ă lâĂ©tat modal dĂ©notĂ© par le verbe modal. Dans (6a), la relation de postĂ©rioritĂ© impose prioritairement 9. LâinterprĂ©tation Ă©pistĂ©mique est une sorte dâoption âde derniĂšre chanceâ. Elle sâimpose quand aucune interprĂ©tation radicale (circonstancielle et celle de capacitĂ©) nâest disponible. Selon les donnĂ©es expĂ©rimentales de Champaud, Bassano & Hickmann (1993), la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique est acquise par les enfants francophones bien plus tard que les autres modalitĂ©s.
POUVOIR ET DEVOIR : MODALITĂ, ASPECT ET TEMPORALITĂ 153
des lectures circonstancielles, notamment la modalitĂ© dĂ©ontique (au-torisation donnĂ©e Ă Marie) et la possibilitĂ© interne (physique, morale) ou externe (circonstances). Dans (6b), le contenu lexical du complĂ©ment infinitival (Jean ar-river dâune minute Ă lâautre) est tel quâil Ă©limine la lecture dĂ©ontique et la possibilitĂ© interne. La lecture la plus probable est celle en termes de programmation : le locuteur (ou un autre Ă©nonciateur) dispose de certaines informations compatibles avec lâactualisation future du prĂ©jacent dans le monde factuel. Tout comme dans (4a, b, c), la base modale est donc Ă©pistĂ©mique (tenant compte de certaines infor-mations). Cependant, ce qui diffĂ©rencie la modalitĂ© dans (6b) de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique (cf. (3) et (4)) et la rapproche des modalitĂ©s circonstancielles, câest la relation de postĂ©rioritĂ©. Tout comme dans les modalitĂ©s circonstancielles, lâĂ©tat modal dans (6b) prendra fin au moment de lâactualisation du prĂ©jacent dans le monde factuel. Dans les exemples (3) et (4), suite Ă la relation de simultanĂ©itĂ© entre lâĂ©tat modal dĂ©notĂ© par le verbe modal et le prĂ©jacent, lâactualisation de celui-ci est entiĂšrement localisĂ©e dans des mondes possibles. La modalitĂ© Ă©pistĂ©mique ne suppose pas dâactualisation future dans le monde factuel. Pour cette raison nous classons la modalitĂ© de (6b) parmi les modalitĂ©s circonstancielles (programmation, possibilitĂ© externe). Cela nous permet de conclure que, lorsque le verbe modal est au prĂ©sent ou Ă lâimparfait, lâinterprĂ©tation Ă©pistĂ©mique est dĂ©clenchĂ©e par la relation de simultanĂ©itĂ© entre lâĂ©tat modal dĂ©signĂ© par le verbe modal et lâactualisation du prĂ©jacent, entiĂšrement localisĂ©e dans des mondes possibles. La relation de simultanĂ©itĂ© est disponible avec des verbes dâĂ©tat, des verbes dâactivitĂ© ou dâaccomplissement en lec-ture progressive, ainsi quâavec des achĂšvements âextensiblesâ en lecture progressive. La modalitĂ© Ă©pistĂ©mique est compatible aussi bien avec des procĂšs agentifs (ex. (4b, c)) quâavec des procĂšs non agentifs (ex. (5c, d)). Dans ce dernier cas, seule la lecture Ă©pistĂ©mique du verbe modal est disponible (cf. section 3.2.).
2.3.2. Point dâĂ©valuation et âatemporalitĂ©â du verbe modal
En relation avec les exemples (3a, b), repris ci-dessous dans (7a, b), nous avons posĂ© la question de savoir si pouvoir et devoir rĂ©fĂšrent Ă lâĂ©tat modal, câest-Ă -dire lâĂ©tat de possible, du prĂ©jacent Paul ĂȘtre dans son bureau ou plutĂŽt Ă lâĂ©tat Ă©pistĂ©mique (Ă©tat des croyances en fonction des informations disponibles) du locuteur (7a) ou dâun autre Ă©valuateur (Marie dans (7b)).
(7) a) Paul doit / peut ĂȘtre dans son bureau (maintenant) b) Paul devait ĂȘtre dans son bureau. Marie savait quâil Ă©tait toujours lĂ
Ă cette heure-ci
Selon une approche largement consensuelle, le verbe modal rĂ©fĂšre Ă lâĂ©tat Ă©pistĂ©mique du locuteur (Ă©valuateur) au moment de lâĂ©va-
154 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
luation (cf., entre autres, Palmer (1990), Condoravdi (2002), Stowell (2004), Hacquard (2006), Demirdache & Uribe-Etxebarria (2008)). Ainsi, Palmer (1990 : 44) estime que :
[w]ith epistemic modality only the proposition [= prĂ©jacent] can be past [âŠ]. The modality is not marked for past, for the obvious reason that an epistemic modal makes a (performative) judgment at the time of speaking [âŠ].
Cette position a des implications sur le traitement des relations tem-porelles. La thÚse principale soutenue par cette approche est repré-sentée dans (8) :
(8) MOD > T / ASP > P
La formule (8) postule que, comme le verbe modal, porteur de lâopĂ©-rateur modal (MOD), rĂ©fĂšre Ă lâĂ©tat Ă©pistĂ©mique de lâĂ©valuateur au moment de lâĂ©valuation, MOD se situe hors de la portĂ©e de lâopĂ©ra-teur temporel (T) et de lâopĂ©rateur aspectuel (ASP). Ătant toujours rattachĂ©, sur le plan temporel, au point de lâĂ©valuation, le verbe mo-dal, quelle que soit sa morphologie temporelle, est traitĂ© comme libre de temps (T) et dâaspect (ASP), ces deux opĂ©rateurs nâaffectant que le prĂ©jacent P. Cette conception âatemporelleâ de la modalitĂ© Ă©pis-tĂ©mique est supposĂ©e ĂȘtre universelle et indĂ©pendante de la langue. Pour simplifier la terminologie, nous appellerons lâapproche reprĂ©-sentĂ©e dans (8) approche âatemporelleâ. Au premier abord, la conception reprĂ©sentĂ©e dans (8) peut sem-bler quelque peu Ă©tonnante pour les langues qui, comme le français, marquent le temps sur le verbe modal. Cependant, lâidĂ©e centrale de lâapproche âatemporelleâ est que le temps de lâactualisation du prĂ©jacent (et, pour certains, lâaspect) peut ĂȘtre marquĂ© soit sur lâin-finitif, soit sur le verbe modal. Dans cette section, nous examinerons la maniĂšre dont cette approche sâapplique aux verbes modaux en français. Lâapproche âatemporelleâ sâappuie au dĂ©part sur lâanglais. En an-glais, les verbes modaux could, might, must, spĂ©cialisĂ©s dans lâex-pression de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique, ne marquent plus la diffĂ©rence entre le prĂ©sent et le passĂ© (cf., par exemple, Depraetere (2012)) et, selon certains auteurs, ils sont dĂ©pourvus de temps sĂ©mantique (cf. Abusch (1997), Condoravdi (2002), Demirdache & Uribe-Etxebarria(2008)) 10. Par consĂ©quent, câest lâinfinitif qui apporte des indications sur les relations temporelles. Dans (9a), lâinfinitif dâun verbe statif (ou un infinitif progressif) implique la relation de simultanĂ©itĂ©. Dans (9b), lâinfinitif composĂ© marque lâantĂ©rioritĂ©. La traduction française de (9a, b), oĂč nous Ă©vi-tons intentionnellement le conditionnel, ne rend pas compte de lâatem- 10. Portner (2009 : 223) observe Ă ce propos : « In English, it is difficult to see whether tense occurs in a modal sentence. (For this reason, it is unfortunate that English is the language on which most relevant theoretical research has been done [âŠ]) ».
POUVOIR ET DEVOIR : MODALITĂ, ASPECT ET TEMPORALITĂ 155
poralité du verbe modal anglais, puisque le verbe français porte la marque du présent.
(9) a) John must (could / might) be in London âJohn doit ĂȘtre Ă Londres (maintenant)â b) John must (could / might) have been in London Lit. : âJohn doit avoir Ă©tĂ© Ă Londresâ
Dans (9a), la relation de simultanĂ©itĂ© sâĂ©tablit par dĂ©faut par rapport au moment de lâĂ©nonciation. En lâabsence de contre-indications, lâĂ©va-luation modale est donc attribuĂ©e au locuteur, de sorte que le point de lâĂ©valuation se situe au moment de lâĂ©nonciation. Dans (9b), câest la relation dâantĂ©rioritĂ© qui sâĂ©tablit, Ă©galement par dĂ©faut, par rap-port au moment de lâĂ©nonciation, qui coĂŻncide avec le point de lâĂ©va-luation. La maniĂšre dont lâanalyse âatemporelleâ sâapplique au français est reprĂ©sentĂ©e dans (10) :
(10) TĂVAL prĂ©sent / passĂ© [MOD [TprĂ©sent / passĂ© [P]]]
Le verbe modal, porteur de lâopĂ©rateur modal (MOD), transmet son trait sĂ©mantique temporel, /prĂ©sent/ ou /passĂ©/, Ă lâinfinitif, qui dĂ©-note le prĂ©jacent (P) : TprĂ©sent / passĂ© [P]. Cet opĂ©rateur temporel loca-lise lâactualisation du prĂ©jacent dans le prĂ©sent ou dans le passĂ© par rapport au moment de lâĂ©nonciation. Quant au verbe modal, dĂ©pourvu de son trait temporel, il renvoie au point de lâĂ©valuation (TĂVAL), qui prend soit la valeur du temps de lâĂ©nonciation (TĂVAL prĂ©sent) (si lâĂ©va-luation est attribuĂ©e au locuteur), soit la valeur dâun temps dâĂ©non-ciation transfĂ©rĂ© dans le passĂ© (TĂVAL passĂ©), par exemple le temps de la pensĂ©e de Marie dans (7b), lorsquâil sâagit dâune sorte de dis-cours indirect libre. Les phrases au prĂ©sent (ex. (7a)) ne mettent pas en Ă©vidence ce mĂ©canisme, puisque le point de lâĂ©valuation se situe au moment de lâĂ©nonciation, de sorte que lâactualisation du prĂ©jacent est simulta-nĂ©e Ă ces deux points, qui nâen forment quâun seul. Les relations tem-porelles de (7a), repris dans (11a), sont reprĂ©sentĂ©es dans (11b), qui est explicitĂ© dans (11c). Le point de lâĂ©valuation, auquel est rattachĂ© le temps de lâĂ©tat modal Ă©pistĂ©mique dĂ©notĂ© par le verbe modal, câest le moment oĂč L (le locuteur) trouve possible que P. Cette for-mule rend compte du contenu subjectif de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Pour mettre en Ă©vidence les relations temporelles dans nos explici-tations (cf. 11c), le subjonctif normatif sera remplacĂ© par lâindicatif.
(11) a) Paul doit / peut ĂȘtre dans son bureau (maintenant) b) TĂVAL prĂ©sent [MOD [TprĂ©sent [P]]] c) Tenant compte des informations que L a maintenant, il trouve possible
(maintenant) que [Paul est dans son bureau (maintenant)]
Pour les phrases Ă lâimparfait (ou, pour lâanglais, lorsque le con-texte impose une interprĂ©tation analogue Ă celle de lâimparfait), on estime quâelles reprĂ©sentent toujours lâune ou lâautre variante du
156 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
discours indirect libre, oĂč lâĂ©valuation est effectuĂ©e par un person-nage Ă partir dâun point de lâĂ©valuation localisĂ© dans le monde du discours (cf. Palmer (1990 : 65), Abusch (1997), Hacquard (2006), Boogaart (2007), Portner (2009 : 229), Depraetere (2012 : 998)). Câest effectivement le cas dans (7b), repris dans (12a) :
(12) a) Paul devait ĂȘtre dans son bureau. Marie savait quâil Ă©tait toujours lĂ Ă cette heure-ci
b) TĂVAL passĂ© [MOD [TpassĂ© [P]]] c) Tenant compte des informations que Marie avait (au moment de sa
pensée), elle trouvait possible (alors) que [Paul était dans son bureau (alors)]
Notons que, dans (12), la localisation du point de lâĂ©valuation dans le passĂ© nâest pas due Ă lâimparfait en tant que tel, mais Ă lâinterprĂ©-tation de lâĂ©noncĂ© sur le mode de discours indirect libre. Cependant, tous les Ă©noncĂ©s Ă lâimparfait ne relĂšvent pas du dis-cours indirect libre. Le cas le plus frĂ©quent et le plus banal des Ă©non-cĂ©s Ă©pistĂ©miques Ă lâimparfait est illustrĂ© par (13a) et sa version an-glaise (13b), exemples provenant du corpus parallĂšle multilingue EUROPARL 11.
(13) a) Ils devaient ĂȘtre bien jeunes Ă lâĂ©poque de la guerre dâindĂ©pendance b) They must have been very young when the war of independence was
on (EUROPARL, orig.) c) TĂVAL prĂ©sent [MOD [TpassĂ© [P]]] d) Tenant compte des informations que L a maintenant, il trouve possible
(maintenant) que [ces gens Ă©taient bien jeunes (Ă lâĂ©poque de la guerre)]
Aussi bien dans (13a) que dans (13b), le point de lâĂ©valuation se si-tue au moment de lâĂ©nonciation, tandis que le prĂ©jacent est actualisĂ© dans le passĂ©. Dans (13a), câest le verbe modal Ă lâimparfait qui trans-met Ă lâinfinitif son trait temporel /passĂ©/. Dans (13b), câest lâinfi-nitif composĂ© qui porte le trait /antĂ©rioritĂ©/, interprĂ©tĂ© comme un opĂ©rateur du passĂ©. Il convient de souligner quâen français, le verbe modal transmet Ă lâinfinitif uniquement son trait temporel, /prĂ©sent/ ou /passĂ©/. Le trait aspectuel /bornĂ©/ ou /non bornĂ©/, impliquĂ© par le temps du verbe modal, nâest pas transmis Ă lâinfinitif. La raison en est que, contrai-rement Ă lâopĂ©rateur temporel (T), le trait aspectuel /(non) bornĂ©/ a une portĂ©e trĂšs Ă©troite, qui nâaffecte que le verbe porteur de ce trait. Par consĂ©quent, le verbe modal et le verbe Ă lâinfinitif peuvent avoir chacun leur propre trait aspectuel. Cette restriction nâest pas apparente dans (13), oĂč aussi bien lâimparfait du verbe modal que le verbe statif Ă lâinfinitif se caractĂ©risent par le mĂȘme trait /non 11. Le corpus EUROPARL, disponible sur les sites http://www.statmt.org/europarl et http://the.sketchengine.co.uk, contient des discours originaux prononcĂ©s au Par-lement europĂ©en ainsi que leurs traductions dans les langues de lâUnion europĂ©enne. Dans les exemples avec la rĂ©fĂ©rence EUROPARL, la version originale est indiquĂ©e par « orig. » ; la version sans cette indication est une traduction.
POUVOIR ET DEVOIR : MODALITĂ, ASPECT ET TEMPORALITĂ 157
bornĂ©/. En revanche, elle se manifeste clairement lorsque le verbe modal est au passĂ© composĂ©, qui implique le trait /bornĂ©/. Ainsi, dans (14a), la substitution du passĂ© composĂ© Ă lâimparfait de (13a) ne modifie pas le trait aspectuel /non bornĂ©/ du verbe Ă lâinfinitif, tra-duit par lâimparfait dans (14b) :
(14) a) Ils ont dĂ» ĂȘtre bien jeunes Ă lâĂ©poque de la guerre dâindĂ©pendance b) âŠL trouve possible (maintenant) que [ces gens Ă©taient bien jeunes
(Ă lâĂ©poque de la guerre)]
Contrairement Ă la thĂšse dĂ©fendue par lâapproche âatemporelleâ, on trouve aussi des cas oĂč le temps du verbe modal nâest pas ratta-chĂ© au point de lâĂ©valuation. Le verbe modal reste alors sous la por-tĂ©e de son opĂ©rateur temporel 12. Cela arrive lorsque le locuteur Ă©met un jugement a posteriori au sujet dâune possibilitĂ© localisĂ©e antĂ©rieu-rement. Comparons les exemples (15a) et (15b) et leurs reprĂ©sentations respectives dans (15aâ), (15aâ) et (15bâ), (15bâ) :
(15) a) Oui, il pouvait y avoir un risque gĂ©nocidaire (François Hollande, sur la Centrafrique, France info, 17 janvier 2014) (= Nous avons pensĂ© (Ă ce moment-lĂ ) quâil pouvait y avoirâŠ)
aâ) TĂVAL passĂ© [MOD [TpassĂ© [P]]] aâ) Tenant compte des informations que L avait alors, il trouvait possible
(alors) (que) [il y avait un risque gĂ©nocidaire (alors)] b) Oui, il pouvait y avoir un risque gĂ©nocidaire (au moment oĂč nous
avons pris la dĂ©cision). Nous en avons des preuves maintenant bâ) TĂVAL prĂ©sent [TpassĂ© [MOD [P]]] bâ) Tenant compte des informations que L a maintenant, il trouve (main-
tenant) quâil Ă©tait possible (alors) que [il y avait un risque gĂ©nocidaire (alors)]
LâĂ©noncĂ© (15a) est interprĂ©tĂ© par dĂ©faut comme une variante du dis-cours indirect libre (cf. (15aâ) et (15aâ)) : le locuteur dĂ©place son point de lâĂ©valuation dans le passĂ©, au moment oĂč il Ă©valuait le degrĂ© de possibilitĂ© dâun risque gĂ©nocidaire par rapport Ă ses croyances Ă ce moment. Dans la version manipulĂ©e (15b) (cf. (15bâ) et (15bâ)), le contexte signale que le point de lâĂ©valuation se situe au moment de lâĂ©nonciation (TĂVAL prĂ©sent), tandis que le verbe modal (MOD) reste sous la portĂ©e de lâopĂ©rateur du passĂ© (TpassĂ©) parce que la pos-sibilitĂ© est localisĂ©e dans le passĂ©. Le degrĂ© de possibilitĂ© dâun risque gĂ©nocidaire (Ă lâĂ©poque des faits) est ainsi Ă©valuĂ© par le locuteur par rapport aux informations disponibles au moment de lâĂ©nonciation (maintenant) 13.
12. Des cas oĂč le verbe modal reste sous la portĂ©e de lâopĂ©rateur temporel sont discutĂ©s dans von Fintel & Gillies (2007), Eide (2010), Martin (2011). 13. Marc Dominicy observe (communication personnelle) que le discours de M. Hollande citĂ© dans (15a) serait plus efficace du point de vue rhĂ©torique sâil Ă©tait formulĂ© sur le mode de (15b).
158 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Nous avons examinĂ© dans cette section la maniĂšre dont lâanalyse âatemporelleâ sâapplique au français, oĂč, contrairement Ă lâanglais, le temps est marquĂ© sur le verbe modal. Nous avons montrĂ© que, pour pouvoir ĂȘtre rattachĂ© au point de lâĂ©valuation, le verbe modal se dĂ©gage de son trait temporel en le transmettant Ă lâinfinitif. Lâana-lyse âatemporelleâ rend bien compte de la composante subjective, âperformativeâ, de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique (cf. Lyons (1977), von Fintel & Gillies (2007)). En posant que le verbe modal dĂ©note un Ă©tat modal simultanĂ© au point de lâĂ©valuation, lâanalyse âatemporelleâ traduit lâidĂ©e que le prĂ©jacent nâest actualisĂ© que dans les hypothĂšses du locuteur, simultanĂ©es Ă son Ă©valuation. Cependant, la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique contient, selon nous, une autre composante modale sous-jacente, une modalitĂ© âobjectiveâ, assertive (cf. von Fintel & Gillies (2007)), de type alĂ©thique 14, dans laquelle le verbe modal ne fait rien dâautre que dâindiquer que le prĂ©jacent est actualisĂ© dans des mondes possibles. EnchĂąssĂ©e dans la modalitĂ© subjective, cette composante âobjectiveâ se manifeste plus nettement dans les langues qui, comme le français, marquent le temps sur le verbe modal. Avant de transmettre son trait temporel au prĂ©jacent pour pouvoir renvoyer aux hypothĂšses du locuteur, le verbe modal dĂ©note lâĂ©tat de possible du prĂ©jacent et situe les mondes possibles dans lesquels celui-ci est actualisĂ© par rapport au point de lâĂ©noncia-tion sans tenir compte du point de lâĂ©valuation. Selon la dĂ©finition de Declerck (2011) citĂ©e dans lâintroduction de la section 3., la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique ne pose pas la question de savoir si le prĂ©jacent est actualisĂ© ou non dans des mondes possibles. La question quâelle pose concerne le degrĂ© auquel ces mondes pos-sibles sont compatibles avec lâĂ©tat Ă©pistĂ©mique (croyances, infor-mations disponibles) du locuteur. Or, si la question de lâactualisation du prĂ©jacent dans des mondes possibles ne se pose pas (ou plus) au moment de lâĂ©valuation, câest parce que ces mondes sont prĂ©ala-blement introduits et localisĂ©s dans le temps par la composante âob-jectiveâ de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique.
14. Lyons (1977) et Palmer (1990) distinguent une modalitĂ© Ă©pistĂ©mique objective et une modalitĂ© Ă©pistĂ©mique subjective. Certains autres auteurs estiment quâil est difficile de faire une distinction entre la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique objective et la moda-litĂ© alĂ©thique (voir Portner (2009 : 123)). Depraetere & Reed (2011) distinguent une modalitĂ©, quâelles appellent « possibilitĂ© gĂ©nĂ©rale de la situation », qui est similaire Ă la composante âobjectiveâ de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique.
POUVOIR ET DEVOIR : MODALITĂ, ASPECT ET TEMPORALITĂ 159
3. POUVOIR ET DEVOIR AU PASSĂ COMPOSĂ : DĂMODALISATION ET MODALITĂ ĂPISTĂMIQUE
3.1. Aspect perfectif sémantique et parfait
Dans la section 2., nous avons examinĂ© les cas de convergence aspectuelle entre lâaspect lexical statif des verbes modaux et lâaspect PdV imperfectif, exprimĂ© en français par le prĂ©sent et lâimparfait. Dans cette section 3., nous examinerons la divergence aspectuelle qui se produit lorsque le verbe modal est au passĂ© composĂ©. Le passĂ© composĂ© exprime lâaspect PdV perfectif en ce sens que ce temps implique le trait aspectuel /bornĂ©/. Cependant, la dĂ©finition de lâaspect perfectif que nous adoptons dans cette section dĂ©finit non pas lâaspect âpoint de vueâ, oĂč lâaspect perfectif se ramĂšne au bornage, mais lâopĂ©rateur perfectif sĂ©mantique (abstrait). Un temps verbal comme le passĂ© composĂ©, qui est perfectif en termes de âpoint de vueâ, câest-Ă -dire bornĂ©, peut, mais ne doit pas nĂ©cessairement se voir associer lâopĂ©rateur perfectif sĂ©mantique. Lâapproche que nous adoptons dĂ©finit lâaspect perfectif sĂ©mantique en recourant Ă la sĂ©mantique des intervalles (Klein (1994, 1995), Paslawska & von Stechow (2003 : 314)). Dans ce cadre, lâaspect perfectif sĂ©mantique est dĂ©fini par lâinclusion du temps de lâĂ©vĂ©ne-ment (Ï(e)) dans le temps de rĂ©fĂ©rence (tr) : Ï(e) tr. Lorsque lâopĂ©-rateur perfectif est associĂ© Ă un temps passĂ©, ce temps apporte lui-mĂȘme son temps de rĂ©fĂ©rence et agit comme un quantificateur exis-tentiel qui lie le temps de lâĂ©vĂ©nement en lâincluant dans le temps de rĂ©fĂ©rence et en attribuant Ă ce dernier une localisation sur lâaxe du temps 15. En clair, lâopĂ©rateur perfectif dit quâil y a (eu) un (et un seul) Ă©vĂ©nement de (+ nom de lâĂ©vĂ©nement) et que cet Ă©vĂ©nement a une localisation temporelle spĂ©cifique. Le fait que le temps verbal associĂ© Ă lâopĂ©rateur perfectif apporte lui-mĂȘme son temps de rĂ©fĂ©rence en fait un temps aoristique. De plus, ce temps de rĂ©fĂ©rence est localisĂ© dans le monde factuel. Lâas-pect perfectif sĂ©mantique, au sens oĂč il est dĂ©fini ici, nâest pas nĂ©ces-sairement grammaticalisĂ© sous lâespĂšce dâune forme temporelle (un temps verbal). Un temps verbal qui implique le trait aspectuel /bornĂ©/, par exemple le passĂ© composĂ©, peut sâassocier Ă lâopĂ©rateur perfec-tif sĂ©mantique sous certaines conditions, sans pour autant le gram-maticaliser.
15. Dans les langues slaves, oĂč lâaspect est autonome par rapport au temps externe, lâaspect ne situe pas lâĂ©vĂ©nement sur lâaxe temporel (voir Milliaressi (dans ce vo-lume)). Le temps de rĂ©fĂ©rence dans lequel lâĂ©vĂ©nement est inclus est apportĂ© non pas par un temps verbal, mais par des prĂ©fixes. Les prĂ©fixes dĂ©notent une âtrajec-toireâ de lâĂ©vĂ©nement (au sens de Talmy (2000)) et enferment celui-ci dans cette trajectoire. Par consĂ©quent, lâopĂ©rateur aspectuel lie lâĂ©vĂ©nement et le temps interne de celui-ci (lâĂ©vĂ©nement apparaĂźt comme fini, complet), mais ne situe pas lâintervalle de rĂ©fĂ©rence (la trajectoire) sur lâaxe temporel.
160 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Le passĂ© composĂ© peut Ă©galement ĂȘtre interprĂ©tĂ© en termes de par-fait. Le parfait se distingue de lâaspect perfectif en ce quâil est dĂ©fini par la postĂ©rioritĂ© du temps de rĂ©fĂ©rence par rapport au temps de lâĂ©vĂ©nement. Le temps de lâĂ©vĂ©nement et le temps de rĂ©fĂ©rence sont reliĂ©s par un intervalle, appelons-le intervalle de parcours du parfait(« perfect time span ») (cf., par exemple, McCoard (1978), Klein (1992), Paslawska & von Stechow (2003)). La particularitĂ© de cet intervalle de parcours consiste en ce quâil ne sâarrĂȘte pas juste avant le point de rĂ©fĂ©rence mais inclut celui-ci. Ainsi, le temps de lâĂ©vĂ©-nement et le temps de rĂ©fĂ©rence se retrouvent dans un mĂȘme inter-valle. Pour les besoins de cette Ă©tude, nous ne distinguerons que deux types de parfait : le parfait rĂ©sultatif et le parfait existentiel. Avec le parfait rĂ©sultatif, lâĂ©tat rĂ©sultant dâun Ă©vĂ©nement dĂ©notĂ© par un verbe tĂ©lique se maintient pendant lâintervalle de parcours et donc au point de rĂ©fĂ©rence (le point de lâĂ©nonciation pour le parfait prĂ©-sent) : Marie est arrivĂ©e Marie est ici (maintenant). Avec le par-fait existentiel, ce qui est pertinent au point de rĂ©fĂ©rence du parfait, câest la question de savoir si (oui ou non) lâintervalle de parcours contient au moins une occurrence de lâĂ©vĂ©nement : (Oui,) jâai (dĂ©jĂ )visitĂ© Paris (plus dâune fois) (depuis lâannĂ©e derniĂšre). Comme le montre cet exemple, lâintervalle de parcours peut ĂȘtre ouvert ou fermĂ© Ă gauche (depuis lâannĂ©e derniĂšre). Le verbe dĂ©notant lâĂ©vĂ©nement peut tout aussi bien ĂȘtre tĂ©lique (cf. (16b)) quâatĂ©lique. De maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, lâinterprĂ©tation sur le mode de parfait existentiel surgit lorsque la question de lâoccurrence, de la possibilitĂ© ou de la vraisem-blance dâun Ă©vĂ©nement antĂ©rieur est Ă©valuĂ©e au moment de lâĂ©non-ciation. Câest cette pertinence par rapport au moment de lâĂ©noncia-tion qui crĂ©e lâintervalle de parcours du parfait reliant le temps de lâĂ©vĂ©nement au temps de lâĂ©nonciation. Le passĂ© composĂ© français assume, dans la langue courante, une fonction de passĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©. Il permet aussi bien une interprĂ©tation aoristique, dans laquelle il est associĂ© Ă lâopĂ©rateur perfectif sĂ©man-tique (16a), quâune interprĂ©tation en termes de parfait (le parfait exis-tentiel dans (16b)) :
(16) a) Jâai rencontrĂ© Marie hier b) Jâai dĂ©jĂ rencontrĂ© Marie (= Jâai dĂ©jĂ eu au moins une occasion de
rencontrer Marie)
Nous reviendrons sur le cas du parfait dans la section 3.3. Dans la section 3.2., notre analyse se limitera au cas oĂč le passĂ© composĂ© est associĂ© Ă lâopĂ©rateur perfectif sĂ©mantique.
3.2. Aspect perfectif sémantique et démodalisation
Dans (17a) et (17b), le passĂ© composĂ© permet une interprĂ©tation dans laquelle ce temps est associĂ© Ă lâopĂ©rateur perfectif sĂ©mantique. Cette interprĂ©tation entraĂźne une lecture dĂ©modalisĂ©e de pouvoir et
POUVOIR ET DEVOIR : MODALITĂ, ASPECT ET TEMPORALITĂ 161
devoir. Appelée implicative (Karttunen (1971)), ou encore factuelle,cette lecture implique que le préjacent est actualisé dans le monde factuel : Marie a effectivement pris le train (17a), a chanté (17b) :
(17) a) Marie a pu prendre le train ( Marie a pris le train) b) Marie a dĂ» chanter ( Marie a chantĂ©) c) Marie a pu ĂȘtre malade ( lecture implicative)
La question soulevĂ©e par (17a, b) est de savoir pourquoi lâaspect perfectif dĂ©modalise le verbe modal. La rĂ©ponse Ă cette question dĂ©coule de la dĂ©finition de lâopĂ©rateur perfectif sĂ©mantique. Selon la dĂ©finition citĂ©e dans 3.1., lâopĂ©rateur perfectif agit comme un quan-tificateur existentiel qui produit un Ă©vĂ©nement. La portĂ©e de lâopĂ©-rateur perfectif sâĂ©tend non uniquement sur le verbe modal, qui ne produit pas dâĂ©vĂ©nement, mais sur lâensemble du bloc formĂ© par le verbe modal et lâinfinitif. Il lie le temps de lâĂ©tat modal et celui de lâĂ©vĂ©nement en les comprimant en un seul intervalle pour les enfer-mer dans le mĂȘme temps de rĂ©fĂ©rence localisĂ© dans le monde factuel. Cette opĂ©ration produit un Ă©vĂ©nement unique, dĂ©pourvu dâĂ©tat mo-dal, localisĂ© dans le monde factuel. Dans (17a), avec un verbe dâachĂš-vement, la lecture perfective implique quâil y a eu un Ă©vĂ©nement de Marie pouvoir-prendre le train, oĂč pouvoir fait partie du prĂ©di-cat dĂ©notant lâĂ©vĂ©nement. Dans (17b), avec un verbe dâactivitĂ©, lâopĂ©rateur perfectif produit une lecture inchoative de celui-ci : il y a eu un Ă©vĂ©nement de Marie devoir-chanter. Dans (17c), avec un verbe dâĂ©tat qui ne se prĂȘte pas Ă une interprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle, lâopĂ©rateur perfectif ne peut pas produire un Ă©vĂ©nement. La seule option disponible est alors la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique, dans laquelle le passĂ© composĂ© nâest pas associĂ© Ă lâopĂ©rateur perfectif (cf. plus bas). La lecture implicative est reprĂ©sentĂ©e dans (18), qui montre que câest le bloc [verbe modal + prĂ©jacent] qui se trouve dans la portĂ©e de lâopĂ©rateur perfectif (ASPperfectif). La reprĂ©sentation [MOD + P], et non pas MOD > P 16, rend compte de la dĂ©modalisation du verbe modal. Celui-ci nâa plus de portĂ©e modale sur P mais forme un bloc pĂ©riphrastique avec lâinfinitif pour dĂ©noter un Ă©vĂ©nement dĂ©pourvu dâĂ©tat modal.
(18) ASPperfectif [MOD + P] (interprétation implicative (factuelle))
Il est Ă©vident que la lecture implicative ne peut pas ĂȘtre obtenue avec lâimparfait (19) (cf. Hacquard (2006), Mari & Martin (2009), Martin (2011), Laca (2012)) :
(19) Marie pouvait / devait prendre le train / chanter
16. La représentation T / ASP > MOD > P est proposée dans Hacquard (2006), Laca (2012).
162 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Impliquant le trait /non bornĂ©/, ce temps nâest pas apte Ă sâassocier Ă lâopĂ©rateur perfectif. Ătant donnĂ© que le point de rĂ©fĂ©rence de lâim-parfait est localisĂ© âau milieuâ de lâĂ©tat modal, lâinfinitif des verbes Ă©vĂ©nementiels dans (19) situe le prĂ©jacent dans la postĂ©rioritĂ© par rapport au point de rĂ©fĂ©rence, ce qui produit une lecture circonstan-cielle (cf. section 2.1.). Pour mieux cerner le sens lexical de pouvoir et devoir dans la lecture implicative, nous examinerons dâabord les facteurs qui em-pĂȘchent cette lecture. Notons tout dâabord que la lecture implicative nâest pas la seule interprĂ©tation possible de (17a, b). Tout comme (17c), ces phrases permettent Ă©galement une interprĂ©tation Ă©pistĂ©mique du verbe mo-dal, paraphrasable, pour (17a), par Marie a peut-ĂȘtre pris le trainet, pour (17b), par Marie a sans doute chantĂ©. Cette interprĂ©tation est incompatible avec la lecture perfective du passĂ© composĂ©, puisque lâopĂ©rateur perfectif sĂ©mantique produit inĂ©vitablement un Ă©vĂ©ne-ment localisĂ© dans le monde factuel. La conclusion en est que la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique force une interprĂ©tation du passĂ© composĂ© sur le mode de parfait et, inversement, lâinterprĂ©tation du passĂ© composĂ© sur le mode de parfait entraĂźne la lecture Ă©pistĂ©mique du verbe mo-dal (cf. section 3.3.). La lecture implicative (factuelle) est bloquĂ©e lorsque lâinfinitif dĂ©-note un procĂšs non agentif (non contrĂŽlable) (cf. Laca (2012, n. 8), Mari & Martin (2009)). Dans (20a, b, c), oĂč il nây a aucun agent inten-tionnel, seule la lecture Ă©pistĂ©mique est disponible :
(20) a) (â Tiens ! La porte est fermĂ©e. Pourtant, je lâavais laissĂ©e ouverte) â Elle a dĂ» se fermer sous un coup de vent b) (â Je ne trouve pas ma clĂ©) â La clĂ© a pu tomber par terre quand tu as ouvert ton sac c) Cette situation a dĂ» ĂȘtre ingĂ©rable
Des phrases comme (20a, b), avec des verbes Ă©vĂ©nementiels, re-quiĂšrent un soutien important du contexte 17. Typiquement, les verbes modaux en lecture Ă©pistĂ©mique sont employĂ©s avec lâinfinitif dâun verbe dâĂ©tat (20c). Ătant des procĂšs non agentifs, les Ă©tats bloquent la lecture implicative (factuelle) (si le verbe ne se prĂȘte pas Ă la lec-ture Ă©vĂ©nementielle). En lâabsence dâagent intentionnel, la lecture Ă©pistĂ©mique reste la seule option disponible. Notons toutefois que lâagent intentionnel nâest pas nĂ©cessairement dĂ©notĂ© par le sujet syntaxique. Le procĂšs reste agentif lorsque le verbe modal est suivi de la forme passive de lâinfinitif (21a, b) :
17. Les phrases (20a, b) prĂ©supposent lâactualisation de lâĂ©vĂ©nement dans le monde factuel (la porte sâest fermĂ©e, la clĂ© a disparu). LâopĂ©rateur modal ne porte que sur la maniĂšre, la cause, les circonstances, etc. de lâactualisation. Le fait que lâinter-prĂ©tation Ă©pistĂ©mique requiĂšre, dans certains cas, une prĂ©supposition est mentionnĂ© dans Guimier (1989). Ce sujet mĂ©rite une Ă©tude plus approfondie.
POUVOIR ET DEVOIR : MODALITĂ, ASPECT ET TEMPORALITĂ 163
(21) a) La machine a pu ĂȘtre rĂ©parĂ©e b) Jean a dĂ» ĂȘtre hospitalisĂ© c) La porte a dĂ» ĂȘtre fermĂ©e de lâintĂ©rieur ( puisque je nâai pas rĂ©ussi Ă
lâouvrir hier)
Cette agentivitĂ© implicite autorise lâinterprĂ©tation implicative (fac-tuelle) : dans (21a), il y a eu un Ă©vĂ©nement de quelquâun pouvoir-rĂ©parer la machine ; dans (21b), il y a eu un Ă©vĂ©nement de quelquâun devoir-hospitaliser Jean. Dans (21c), le contexte citĂ© entre paren-thĂšses promeut la lecture modale Ă©pistĂ©mique. Sans ce contexte, le procĂšs peut ĂȘtre vu comme agentif (quelquâun a vite fermĂ© la porte de lâintĂ©rieur pour empĂȘcher une intrusion indĂ©sirable), ce qui donne lieu Ă la lecture implicative. Dans la lecture implicative de (21c), de mĂȘme que dans (21a, b), le passĂ© composĂ© agit comme un quantificateur existentiel qui pro-duit un Ă©vĂ©nement unique. Lâinfinitif Ă ĂȘtre (ĂȘtre fermĂ©(e) dans (21c)) ne dĂ©note pas un Ă©tat mais fait partie du prĂ©dicat dĂ©notant lâĂ©vĂ©ne-ment : il y a eu un Ă©vĂ©nement de quelquâun devoir-fermer la porte.Par contre, dans la lecture Ă©pistĂ©mique de (21c), lâinfinitif Ă ĂȘtre a une interprĂ©tation stative (= La porte Ă©tait sans doute fermĂ©e de lâintĂ©rieur). Ce contraste montre la diffĂ©rence entre un passĂ© com-posĂ© associĂ© Ă lâopĂ©rateur perfectif sĂ©mantique et un passĂ© composĂ© qui nâimplique que le trait aspectuel /bornĂ©/, qui reste confinĂ© au verbe modal. LâincompatibilitĂ© des procĂšs non agentifs avec la lecture implica-tive ne peut ĂȘtre due quâau sens lexical que pouvoir et devoir ac-quiĂšrent dans cette lecture. Pour capter le sens de pouvoir implicatif (factuel), nous ferons appel au perfectif grammaticalisĂ© en russe, oĂč le verbe mo (âpou-voirâ, imperf.) a son pendant perfectif smo 18. Ce verbe perfectif ne donne lieu quâĂ la lecture factuelle 19. Il requiert un agent inten-tionnel et dĂ©note une rĂ©alisation unique dâune possibilitĂ© interne. Dans (22a), avec lâinfinitif dâun verbe perfectif, il sâagit dâune action ponctuelle. Dans (22b), avec lâinfinitif dâun verbe dâactivitĂ© imper-fectif, smo impose une lecture inchoative de lâinfinitif. Lâexemple (22c) montre que smo est incompatible avec un procĂšs non agentif.
(22) a) On smog dostatâ bilety Il.NOM pouvoir.PERF.PASSĂ obtenir.PERF tickets âIl a pu obtenir les ticketsâ b) Blagodaria vra am, on smog xoditâ GrĂące mĂ©decins.DAT il.NOM pouvoir.PERF.PASSĂ marcher.IMPERF âGrĂące aux mĂ©decins, il a pu marcherâ
18. Selon van der Auwera & Plungian (1998), lâusage du verbe perfectif smone sâest stabilisĂ© quâau dĂ©but du XXe siĂšcle. Avant cette grammaticalisation, seul le verbe imperfectif mo Ă©tait disponible. 19. Le terme de lecture implicative ne convient pas dans ce cas, puisque le sens factuel nâest pas impliquĂ© mais constitue lâunique sens lexical de ce verbe perfectif.
164 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
c) *Kliu smog upastâ ClĂ©.NOM pouvoir.PERF.PASSĂ tomber.PERF âLa clĂ© a pu (= a rĂ©ussi Ă ) tomberâ
Contrairement aux autres verbes perfectifs Ă morphologie similaire, le verbe perfectif smo ne dĂ©note pas la rĂ©alisation dâune capacitĂ© prĂ©existante de lâagent 20. Il implique quâil y a des facteurs adverses, quelle que soit leur nature (matĂ©rielle, dĂ©ontique, morale), qui sâop-posent (ou sâopposaient) Ă la rĂ©alisation de lâaction. La modalitĂ© rĂ©si-duelle de smo est analogue Ă celle de lâexpression to be able toen anglais lorsque celle-ci dĂ©note une actualisation unique dans le passĂ© : He was able to lift the piano yesterday (cf. Depraetere (2012 : 999-1000)). Lâanalogue russe du verbe devoir nâest pas un verbe mais une forme adjectivale (forme courte) : on dolĆŸen 21. Ătant employĂ©e avec lâauxi-liaire bytâ (âĂȘtreâ), cette forme est dĂ©pourvue dâaspect. Cependant, il existe bien un verbe perfectif, employĂ© dans la construction dative emu priĆĄlosâ (âil a dĂ»â, perf.) (23) :
(23) a) Emu priĆĄlosâ prodatâ dom Il.DAT devoir.PERF.PASSĂ vendre.PERF.PASSĂ maison.ACC âIl a dĂ» vendre la maisonâ
Tout comme smo , ce verbe perfectif nâoffre que la lecture factuelle et requiert un agent intentionnel (dĂ©notĂ© par le datif). Son sens lexi-cal est limitĂ© Ă la nĂ©cessitĂ© externe (âĂȘtre obligĂ© par les circonstancesâ) et implique quâil y a des facteurs contraignants qui interviennent dans la rĂ©alisation de lâaction. Cette comparaison suggĂšre que le sens modal rĂ©siduel, celui qui subsiste dans les interprĂ©tations implicatives de pouvoir et devoir,est la rĂ©alisation dâune possibilitĂ© interne pour pouvoir et de la nĂ©ces-sitĂ© externe pour devoir, les deux cas exigeant un agent intentionnel. Nos conclusions dans cette section sont les suivantes : (i) lâopĂ©rateur perfectif sĂ©mantique, tel quâil est dĂ©fini dans 3.1., ne peut produire que la lecture implicative (factuelle) du verbe modal, dans laquelle celui-ci est dĂ©modalisĂ© (cf. ex. (17a, b) et (21a, b, c)) ; (ii) le sens de pouvoir et devoir dans la lecture implicative est tel quâil est incompatible avec les procĂšs non agentifs (non contrĂŽlables) (ex. (20a, b, c)) ; (iii) aussi bien les procĂšs agentifs (ex. (17a, b)) que les procĂšs non agentifs (ex. (20a, b, c)) sont compatibles avec lâinterprĂ©tation Ă©pis-tĂ©mique du verbe modal ; 20. Le prĂ©fixe perfectivant s- sâajoute typiquement aux verbes dâactivitĂ© imperfec-tifs pour produire un verbe dâaccomplissement perfectif (avec son point de culmi-nation), par ex. petâ (âchanterâ, activitĂ©, imperf.) â spetâ (âchanter (par ex. une chanson)â, accomplissement, perf.). Bien que le perfectif smo relĂšve du mĂȘme modĂšle dĂ©rivationnel, il ne dĂ©note pas la âculminationâ de lâĂ©tat de mo (âpouvoirâ), puisquâun Ă©tat nâĂ©volue pas vers une culmination. 21. DĂ©rivĂ© du nom dolg (âdetteâ), cet adjectif court a un sens lexical que lâon re-trouve aussi dans should anglais (cf. van der Auwera & Plungian (1998)).
POUVOIR ET DEVOIR : MODALITĂ, ASPECT ET TEMPORALITĂ 165
(iv) dans lâinterprĂ©tation Ă©pistĂ©mique, le passĂ© composĂ© nâest pas associĂ© Ă lâopĂ©rateur perfectif ; il ne lui reste donc que lâinterprĂ©ta-tion en termes de parfait (cf. la diffĂ©rence entre deux lectures de (21c)).
3.3. Modalité épistémique et parfait
En anglais, oĂč les verbes modaux Ă©pistĂ©miques could, might, mustsont compatibles aussi bien avec le prĂ©sent quâavec le passĂ©, câest lâinfinitif composĂ© qui apporte le trait temporel /antĂ©rioritĂ©/. Dans le cadre de lâapproche âatemporelleâ, on considĂšre que, dans les Ă©noncĂ©s modaux Ă©pistĂ©miques, lâinfinitif composĂ© est toujours inter-prĂ©tĂ© en termes de parfait prĂ©sent (ou de passĂ© du parfait sâil sâagit du discours indirect libre). En effet, lâinterprĂ©tation en termes de parfait est cohĂ©rente par rapport au sens mĂȘme de la modalitĂ© Ă©pis-tĂ©mique, puisque le locuteur Ă©value, au point de lâĂ©valuation, le de-grĂ© de possibilitĂ©, de vraisemblance, dâun Ă©vĂ©nement localisĂ© dans des mondes possibles. Ainsi le point de rĂ©fĂ©rence du parfait (cf. sec-tion 3.1.) coĂŻncide-t-il avec le point de lâĂ©valuation de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Pourtant, lâinfinitif composĂ© nâa pas les mĂȘmes caractĂ©ristiques temporelles que le parfait prĂ©sent. Ă la diffĂ©rence du parfait prĂ©sent, dont lâauxiliaire porte la marque du prĂ©sent, lâinfinitif composĂ© ne spĂ©cifie pas son point de rĂ©fĂ©rence. Il ne vĂ©hicule que le trait /antĂ©-rioritĂ©/, qui est dĂ» plutĂŽt au participe (cf. section 2.1.) quâĂ have. Il est bien connu que lâinfinitif composĂ© nâest pas soumis aux restric-tions qui caractĂ©risent le parfait prĂ©sent anglais. Notamment, si le parfait prĂ©sent est incompatible avec un adverbial temporel (24a), lâinfinitif composĂ© nây oppose aucune rĂ©sistance (24b) (= ex. (13b) dans Klein (1992)) :
(24) a) * John has left his wife yesterday b) John seems to have left his wife yesterday
Dans notre analyse de (24b), reprĂ©sentĂ©e dans (25), lâinfinitif com-posĂ© ne comporte que le trait /antĂ©rioritĂ©/. Ce trait est interprĂ©tĂ© comme opĂ©rateur du passĂ© (Tpast), qui est parfaitement compatible avec des adverbes temporels : le prĂ©jacent John leave his wife yes-terday est actualisĂ© dans des mondes possibles localisĂ©s dans le passĂ©.
(25) TĂVAL present [MOD [Tpast [P = John leave his wife yesterday]]]
Quant au sens de parfait, en lâoccurrence celui de parfait existen-tiel (cf. section 3.1.), il vient du fait quâau point de lâĂ©valuation TĂVAL present, fixĂ© au moment de lâĂ©nonciation, le locuteur Ă©value le degrĂ© de possibilitĂ©, de vraisemblance, dâun prĂ©jacent localisĂ© dans le passĂ©. De fait, lâinterprĂ©tation en termes de parfait sâimpose chaque fois que le temps passĂ© du prĂ©jacent est enchĂąssĂ© sous un point dâĂ©va-
166 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
luation au prĂ©sent, câest-Ă -dire dans la combinaison TĂVAL prĂ©sent[MOD [TpassĂ© [P]]]. La mĂȘme analyse sâapplique au passĂ© composĂ© en français (26a). LâinterprĂ©tation du passĂ© composĂ© en termes de parfait prĂ©sent exis-tentiel est contrainte par la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique lorsque le point de lâĂ©valuation se situe au moment de lâĂ©nonciation.
(26) a) Cela a dĂ» ĂȘtre un processus long et difficile (EUROPARL) b) This must have been a very difficult and time-consuming process (EURO-
PARL, orig.) c) TĂVAL prĂ©sent [MOD [TpassĂ© [P]]]
Poursuivant la logique de lâanalyse (26c), selon laquelle un temps passĂ© enchĂąssĂ© sous le prĂ©sent est interprĂ©tĂ© en termes de parfait prĂ©sent, on arrive Ă attribuer un sens de parfait prĂ©sent non seule-ment au passĂ© composĂ©, mais aussi Ă lâimparfait (ex. (13), rĂ©pĂ©tĂ© dans (27a, b)), puisquâon retrouve dans (27c) la mĂȘme configuration que dans (26c). Notons que dans (27b), tout comme dans (24b), lâin-finitif composĂ© anglais se combine parfaitement avec un adverbial temporel :
(27) a) Ils devaient ĂȘtre bien jeunes Ă lâĂ©poque de la guerre dâindĂ©pendance b) They must have been very young when the war of independence was
on (EUROPARL, orig.) c) TĂVAL prĂ©sent [MOD [TpassĂ© [P]]]
MĂȘme le passĂ© simple acquiert une valeur de parfait prĂ©sent exis-tentiel sous la contrainte de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique :
(28) a) Il avait remis sa dĂ©mission â ce qui dut sembler superflu aux prĂ©fets puisquâil [âŠ] (H. Dutrait Crozon, Gambetta et la dĂ©fense nationale,Ăditions du SiĂšcle, 1934, p. 340)
b) En tout cas sauver les apparences dut ĂȘtre le seul objectif en vue du-quel Eudoxe a agencĂ© ses sphĂšres tournantes [âŠ] (Encyclopaedia Uni-versalis, art. gĂ©ocentrisme)
c) TĂVAL prĂ©sent [MOD [TpassĂ© [P]]]
Selon Martin (2011), le passĂ© simple impose une lecture implica-tive (factuelle) de pouvoir et devoir. Une telle conclusion serait sus-ceptible de confirmer que ce temps grammaticalise lâopĂ©rateur per-fectif sĂ©mantique. Cependant, bien que dans la grande majoritĂ© des exemples qui nous ont Ă©tĂ© accessibles, le passĂ© simple produise effec-tivement une lecture implicative (factuelle), il y a aussi des cas comme (28a, b), oĂč le passĂ© simple donne lieu Ă la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Aussi rares et surannĂ©s quâils soient, ces exemples prouvent que le passĂ© simple ne grammaticalise pas lâopĂ©rateur perfectif sĂ©mantique. Comme nous lâavons mentionnĂ© dans la section 2.3.2., en français, contrairement Ă lâanglais, le temps est normalement marquĂ© sur le verbe modal et non pas sur lâinfinitif. Ce marquage promeut une interprĂ©tation du temps sur le mode de parfait existentiel. Quant Ă lâinfinitif composĂ©, combinĂ© au prĂ©sent du verbe modal, il marque
POUVOIR ET DEVOIR : MODALITĂ, ASPECT ET TEMPORALITĂ 167
une valeur de parfait rĂ©sultatif (29a, b, c). Avec le parfait rĂ©sultatif, lâĂ©valuation porte sur lâĂ©tat rĂ©sultant (possible), supposĂ© se mainte-nir au moment de lâĂ©nonciation, dâun Ă©vĂ©nement antĂ©rieur (possible). LâĂ©vĂ©nement en question nâest envisagĂ© quâen tant que cause de lâĂ©tat rĂ©sultant. Dans ces cas, le prĂ©jacent nâest pas lâĂ©vĂ©nement lui-mĂȘme, mais son Ă©tat rĂ©sultant : P = Paul avoir rĂ©ussi son examen(29a), P = ces rĂ©gions ĂȘtre devenues un fardeau (29b). Dans (29b, c), la rĂ©fĂ©rence au moment de lâĂ©nonciation et, partant, la valeur rĂ©sul-tative du parfait sont appuyĂ©es par lâadverbe aujourdâhui / today.
(29) a) Paul a lâair trĂšs content (maintenant). Il doit avoir rĂ©ussi son examen b) Aujourdâhui, ces rĂ©gions peuvent trĂšs bien ĂȘtre devenues un fardeau
(EUROPARL) c) Today those areas [areas where there were jobs in industry] might have
become a burden (EUROPARL, orig.)
LâinterprĂ©tation dâun temps verbal sur le mode de parfait suppose que lâintervalle de parcours du parfait inclut le point de rĂ©fĂ©rence (cf. section 3.1.). La modalitĂ© Ă©pistĂ©mique force lâinterprĂ©tation sur le mode de parfait en imposant le point de lâĂ©valuation en tant que point de rĂ©fĂ©rence du parfait. Le locuteur, situĂ© Ă son point de lâĂ©va-luation, et le prĂ©jacent actualisĂ© antĂ©rieurement se retrouvent inclus dans le mĂȘme intervalle, rĂ©unis par le parcours du parfait, quelle que soit la distance temporelle qui les sĂ©pare (voir, par exemple, (29b)). Plus simplement, le locuteur et le prĂ©jacent se retrouvent dans la mĂȘme dimension temporelle parce que le prĂ©jacent nâest actualisĂ© que dans les hypothĂšses du locuteur, simultanĂ©es au point de lâĂ©va-luation. En conclusion, la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique impose une relation de simultanĂ©itĂ©. Sur le plan technique, cette relation se manifeste sous la forme de lâintervalle de parcours du parfait. Sur le plan Ă©pistĂ©mique, elle se ramĂšne Ă la simultanĂ©itĂ© des hypothĂšses (croyances) du locu-teur par rapport Ă son Ă©valuation. Cette sorte de simultanĂ©itĂ© carac-tĂ©rise la composante subjective, âperformativeâ, de la modalitĂ© Ă©pis-tĂ©mique. Quant Ă la composante âobjectiveâ, assertive, dans laquelle le verbe modal dĂ©note lâĂ©tat modal (Ă©tat de possible) du prĂ©jacent (cf. sec-tion 2.3.2.), le temps du verbe modal en français localise les mondes possibles dans lesquels le prĂ©jacent est actualisĂ© par rapport au mo-ment de lâĂ©nonciation, sans tenir compte du point de lâĂ©valuation. Cet Ă©tat modal est nĂ©cessairement simultanĂ© Ă lâactualisation du prĂ©-jacent. Sans cette simultanĂ©itĂ©, le trait temporel (/prĂ©sent/ ou /passĂ©/) du verbe modal ne pourrait pas ĂȘtre transmis Ă lâinfinitif.
168 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
4. CONCLUSION
Cette Ă©tude a montrĂ© que lâaspect lexical du verbe Ă lâinfinitif et lâaspect âpoint de vueâ (prĂ©sent / imparfait vs passĂ© composĂ©) du verbe modal jouent le rĂŽle dĂ©terminant dans la variation des sens modaux des verbes pouvoir et devoir. Lorsque le verbe modal est au prĂ©sent ou Ă lâimparfait, lâinfinitif des verbes Ă©vĂ©nementiels dĂ©clenche la relation de postĂ©rioritĂ© par rapport au temps de lâĂ©tat modal. Cette relation impose des moda-litĂ©s circonstancielles. Si le verbe Ă lâinfinitif a une lecture habituelle, celle-ci donne lieu Ă la modalitĂ© de capacitĂ©. Lâinfinitif des verbes dâĂ©tat, ainsi que la lecture progressive des verbes Ă©vĂ©nementiels, produisent la relation de simultanĂ©itĂ©, qui dĂ©clenche la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Câest donc le niveau lexical (aspect lexical, types de procĂšs) qui est Ă la base de la variation des sens modaux de pou-voir et devoir au prĂ©sent et Ă lâimparfait. Le passĂ© composĂ© du verbe modal ne permet que deux interprĂ©ta-tions : une interprĂ©tation implicative (factuelle), dans laquelle le verbe modal est dĂ©modalisĂ©, et une interprĂ©tation Ă©pistĂ©mique. LâinterprĂ©-tation implicative (factuelle) a lieu lorsque le passĂ© composĂ© se voit associer lâopĂ©rateur perfectif sĂ©mantique dont la portĂ©e sâĂ©tend sur le verbe modal et lâinfinitif. Cet opĂ©rateur produit Ă la sortie un Ă©vĂ©-nement localisĂ© dans le monde factuel. LâinterprĂ©tation du passĂ© composĂ© en termes dâopĂ©rateur perfectif, et donc lâinterprĂ©tation implicative (factuelle) du verbe modal, sont autorisĂ©es si le verbe Ă lâinfinitif dĂ©note un procĂšs agentif. Câest donc Ă nouveau le ni-veau lexical (agentivitĂ©) qui intervient dans lâattribution dâun sens Ă pouvoir et devoir. Aussi bien les procĂšs agentifs que les procĂšs non agentifs (Ă©vĂ©ne-ments et Ă©tats) permettent une lecture Ă©pistĂ©mique du verbe modal au passĂ© composĂ©, qui impose une interprĂ©tation du passĂ© composĂ© sur le mode de parfait.
SVETLANA VOGELEERInstitut Libre Marie Haps
(Traduction - Interprétation) Centre de recherche en linguistique LaDisco,
Université Libre de Bruxelles
RĂFĂRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ABUSCH D. (1997), « Sequence of tense and temporal de re », Linguistics and Philosophy 20.1, pp. 1-50.
ANAND P. & HACQUARD V. (2011), « The role of the imperfect in Ro-mance counterfactuals », in Prinzhorn M., Schmitt V. & Zobel S.
POUVOIR ET DEVOIR : MODALITĂ, ASPECT ET TEMPORALITĂ 169
eds, Proceedings of Sinn und Bedeutung 14, pp. 37-50, http://www. univie.ac.at/sub14/proc/anand-hacquard.pdf.
BOOGAART R. (2007), « The past and perfect of epistemic modals », in de Saussure L., Moeschler J. & Puskås G. eds, Recent Advances in the Syntax and Semantics of Tense, Aspect and Modality, Berlin, Mouton de Gruyter, pp. 47-70.
CHAMPAUD C., BASSANO D. & HICKMANN M. (1993), « ModalitĂ© Ă©pistĂ©-mique et discours rapportĂ© chez lâenfant français », in Dittmar N. & Reich A. eds, Modality in Language Acquisition / ModalitĂ© et acquisition des langues, Berlin / New York, Walter de Gruyter, pp. 185-210.
CONDORAVDI C. (2002), « Temporal interpretation of modals. Modals for the present and for the past », in Beaver D.I., Casillas MartĂnez L.D., Clark B.Z. & Kaufmann S. eds, The Construction of Meaning,Stanford, CSLI Publications, pp. 59-88.
DECLERCK R. (2011), « The definition of modality », in Patard A. & Brisard F. eds, Cognitive Approaches to Tense, Aspect and Epistemic Modality,Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, pp. 21-44.
DEMIRDACHE H. & URIBE-ETXEBARRIA M. (2008), « On the temporal syntax of non-root modals », in Guéron J. & Lecarme J. eds, Time and Modality, Berlin, Springer, pp. 79-113.
DEPRAETERE I. (2012), « Time in sentences with modal auxiliaries », inBinnick R.I. ed., The Oxford Handbook of Tense and Aspect, Oxford, Oxford University Press, pp. 989-1019.
DEPRAETERE I. & REED S. (2011), « Towards a more explicit taxonomy of root possibility », English Language and Linguistics 15.1, pp. 1-29.
DOWTY D.R. (1979), Word Meaning and Montague Grammar. The seman-tics of verbs and times in Generative Semantics and in Montagueâs PTQ, Dordrecht / Boston, D. Reidel Publishing Company.
EIDE K.M. (2010), « Modals and the present perfect », Cahiers Chronos23, pp. 1-20.
GOSSELIN L. (2010), Les modalités en français. La validation des représen-tations, Amsterdam / New York, Rodopi.
GUIMIER C. (1989), « Constructions syntaxiques et interprétations de pou-voir », Langue française 84, pp. 9-23.
HACQUARD V. (2006), Aspects of Modality, Ph. D. thesis, Massachusetts Institute of Technology.
KARTTUNEN L. (1971), « Implicative verbs », Language 47.2, pp. 340-358. KLEIN W. (1992), « The present perfect puzzle », Language 68.3, pp. 525-
551. (1994), Time in Language, London / New York, Routledge. (1995), « A time-relational analysis of Russian aspect », Language
71.4, pp. 669-695. KRATZER A. (1981), « The notional category of modality », in Eikmeyer
H.-J. & Rieser H. eds, Words, Worlds, and Contexts. New approaches in word semantics, Berlin, Walter de Gruyter, pp. 38-74.
(1991), « Modality », in von Stechow A. & Wunderlich D. eds, Se-mantik / Semantics. Ein internationales Handbuch der zeitgenös-sischen Forschung. An international handbook of contemporary research, Berlin, Mouton de Gruyter, pp. 639-650.
LACA B. (2012), « On modal tenses and tensed modals », Cahiers Chronos 25, pp. 163-198.
170 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
LANDMAN F. (1992), « The progressive », Natural Language Semantics1.1, pp. 1-32.
LYONS J. (1977), Semantics, Cambridge (UK), Cambridge University Press. MARI A. & MARTIN F. (2009), « Interaction between aspect and verbal
polysemy. (Im)perfectivity and (non-)implicativity », communication au séminaire « Temporalité : typologie et acquisition » (FR 2559 du CNRS, 16 mars 2009), http://lumiere.ens.fr/~amari/PapersOnline/ temptac2.pdf.
MARTIN F. (2011), « Epistemic modals in the past », in Berns J., Jacobs H. & Scheer T. eds, Romance Languages and Linguistic Theory 2009. Selected papers from âGoing Romanceâ Nice 2009, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, pp. 185-202.
MCCOARD R.W. (1978), The English Perfect: tense choice and pragmatic inferences, Amsterdam, North-Holland.
MILLIARESSI T. (dans ce volume), « La structuration interne du procÚs et la morphologie aspectuelle », Lexique 22, 2015, pp. 25-54.
MILLIARESSI T. & VOGELEER S. (dans ce volume), « Aspectualité et moda-lité : entre le lexique et la grammaire », Lexique 22, 2015, pp. 7-21.
PALMER F.R. (1990), Modality and the English Modals, 2e ed., London / New York, Routledge.
PASLAWSKA A. & VON STECHOW A. (2003), « Perfect readings in Russian », in Alexiadou A., Rathert M. & von Stechow A. eds, Perfect Explo-rations, Berlin, Mouton de Gruyter, pp. 307-362.
PORTNER P. (1998), « The progressive in modal semantics », Language74.4, pp. 760-787.
(2009), Modality, Oxford / New York, Oxford University Press. REICHENBACH H. (1947), Elements of Symbolic Logic, New York, The Mac-
millan Company. SMITH C. (1997), The Parameter of Aspect, 2e Ă©d., Dordrecht / Boston, Kluwer
Academic Publishers ; 1e éd., 1991. STOWELL T. (2004), « Tense and modals », in Guéron J. & Lecarme J. eds,
The Syntax of Time, Cambridge (Mass.), The MIT Press, pp. 621-635.
TALMY L. (2000), Toward a Cognitive Semantics, 2 vol., Cambridge (Mass.), The MIT Press.
VAN DER AUWERA J. & PLUNGIAN V. (1998), « Modalityâs semantic map », Linguistic Typology 2, pp. 79-124.
VOGELEER S. (2012), « Habituals with indefinite singular objects: aspect and modality », Recherches linguistiques de Vincennes 41, pp. 191-214.
VON FINTEL K. & GILLIES A. (2007), « An opinionated guide to epistemic modality », in Szabó Gendler T. & Hawthorne J. eds, Oxford Studies in Epistemology, vol. 2, Oxford, Oxford University Press, pp. 32-62.
VON FINTEL K. & IATRIDOU S. (2009), Morphology, Syntax, and Seman-tics of Modals, materials for LSA Institute class (LSA 220), Univer-sity of California, Berkeley, http://web.mit.edu/fintel/fintel-iatridou- 2009-lsa-modals.pdf.
LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 171-188
Les emplois illocutoires de pouvoir
Carl Vetters, CĂ©cile Barbet
1. LES DIFFĂRENTS EFFETS DE SENS DE POUVOIR ET DEVOIR
Les verbes modaux pouvoir et devoir sont souvent analysĂ©s pa-rallĂšlement. La premiĂšre section de cet article les traitera donc en-semble. Suivis de lâinfinitif, ce sont des pĂ©riphrases verbales, ce qui signifie quâils occupent une place intermĂ©diaire entre grammaire et lexique : ils ont subi une certaine forme de grammaticalisation, moins dĂ©veloppĂ©e que celle dâĂ©lĂ©ments entiĂšrement grammaticalisĂ©s comme les auxiliaires ĂȘtre et avoir 1. Pouvoir et devoir ont tous deux diffĂ©-rents effets de sens qui peuvent ĂȘtre dĂ©crits respectivement en termes logiques de possibilitĂ© et de nĂ©cessitĂ© 2. On peut distinguer deux grands types dâinterprĂ©tations. La modalitĂ© du faire â appelĂ©e tradi-tionnellement modalitĂ© radicale 3 â est intraprĂ©dicative : le sujet a la possibilitĂ© ou la nĂ©cessitĂ© de faire lâaction exprimĂ©e par le groupe verbal. La modalitĂ© de lâĂȘtre est extraprĂ©dicative 4 : le marqueur mo-dal exprime la possibilitĂ© ou la nĂ©cessitĂ© que la proposition P sur laquelle il porte soit vraie 5.
(1) la modalitĂ© du faire Sujet â PossibilitĂ© / NĂ©cessitĂ© â Verbe GN a la possibilitĂ© / nĂ©cessitĂ© de FAIRE GV(2) la modalitĂ© de lâĂȘtre PossibilitĂ© / NĂ©cessitĂ© [Sujet â Verbe] La proposition P peut / doit ĂTRE vraie
Au sein de ces deux grandes catĂ©gories, les linguistes reconnaissent dâhabitude une sĂ©rie de sous-catĂ©gories. En ce qui concerne la mo- 1. Pour une discussion de lâauxiliaritĂ© des verbes modaux français, voir Kronning (1996), Barbet (2013, chap. 5). 2. Nous adoptons ici la conception Ă©troite de van der Auwera & Plungian (1998), qui restreint la modalitĂ© aux domaines de la nĂ©cessitĂ© et de la possibilitĂ©. Pour une discussion gĂ©nĂ©rale de la notion de modalitĂ©, voir Barbet (2013, chap. 1). 3. Cf. Sueur (1975, 1979). 4. On pourrait aussi dire, en dâautres termes, que dans les emplois relevant de la modalitĂ© du faire pouvoir fait partie du dictum, tandis que dans ceux relevant de la modalitĂ© de lâĂȘtre il appartient au modus (cf. aussi Kronning (1996 : 41 sqq.)). 5. Cf. Kronning (1996), Le Querler (1996, 2001).
172 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
dalité du faire, on distingue généralement trois emplois pour pouvoiret deux pour devoir 6.
(3) Luc peut venir en vĂ©lo a) Luc a la permission de venir en vĂ©lo PERMISSION â source : loi sociale, morale, religieuse, etc. b) Luc est capable de venir en vĂ©lo, (il est totalement rĂ©tabli) CAPACITĂ â source : possibilitĂ© inhĂ©rente au sujet c) Les circonstances permettent Ă Luc de venir en vĂ©lo, (car la route est
dĂ©neigĂ©e) POSSIBILITĂ MATĂRIELLE â source : les circonstances matĂ©rielles (4) Luc doit venir en vĂ©lo a) Luc est obligĂ© de venir en vĂ©lo, (son pĂšre lui a interdit de prendre la
voiture) OBLIGATION THĂORIQUE â source : loi sociale, morale, religieuse, etc. b) Luc est contraint de venir en vĂ©lo, (car sa voiture est tombĂ©e en panne) OBLIGATION PRATIQUE â source : but Ă atteindre (cf. Kratzer (1981),
Kronning (1996, 2001))
La modalitĂ© de lâĂȘtre nâest pas toujours subdivisĂ©e dans les Ă©tudes consacrĂ©es au français. Traditionnellement, on se contente de signa-ler lâeffet de sens Ă©pistĂ©mique de pouvoir et devoir, illustrĂ© dans (5) :
(5) Luc peut / doit ĂȘtre malade
En ce qui concerne devoir, lâeffet de sens est le plus souvent qua-lifiĂ© en termes de probabilitĂ© ou de supposition plutĂŽt quâen termes de nĂ©cessitĂ© dâĂȘtre. Il nâest cependant pas impossible de le rappro-cher de la nĂ©cessitĂ© si lâon distingue nĂ©cessitĂ© dâĂȘtre subjective et nĂ©cessitĂ© dâĂȘtre objective (cf. Coates, qui semble assimiler lâĂ©pistĂ©-mique objectif Ă lâalĂ©thique (1983 : 18, n. 2, p. 22), cf. ci-dessous). Le locuteur qui utilise devoir Ă©pistĂ©mique prĂ©sente subjectivement une situation comme Ă©tant nĂ©cessaire, bien quâil sache objectivement quâelle ne lâest pas, en Ă©cartant provisoirement dâĂ©ventuelles autres explications pour lâabsence de Luc en (5) (cf. aussi Tasmowski & Dendale (1994)). Pour le domaine du français, Kronning (1996, 2001) propose de distinguer entre la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique et la modalitĂ© alĂ©thique, illustrĂ©e par (6) :
(6) Si tu lances une pierre en lâair, elle doit retomber ⊠elle retombera nĂ©cessairement ⊠elle retombera probablement
6. Il nâest cependant pas impossible dâenvisager un troisiĂšme effet de sens intra-prĂ©dicatif pour devoir, que lâon pourrait appeler pulsion ou auto-obligation. Dans des Ă©noncĂ©s comme Ne tâen fais pas, il doit faire son numĂ©ro, il ne peut pas sâen empĂȘcher, la source de la nĂ©cessitĂ© intraprĂ©dicative semble ĂȘtre inhĂ©rente au sujet (cf. Vetters (2007 : 67)).
LES EMPLOIS ILLOCUTOIRES DE POUVOIR 173
Devoir alĂ©thique est vĂ©ridicible â justiciable dâune apprĂ©ciation en termes de vĂ©ritĂ© ou de faussetĂ© â, tandis que devoir Ă©pistĂ©mique ne lâest pas, ce que montre le comportement syntaxique diffĂ©rent de ces deux emplois face Ă deux tests proposĂ©s par Kronning : (i) la compatibilitĂ© avec lâinterrogation partielle, cf. (7) vs (9), et (ii) celle avec les subordonnĂ©es introduites par puisque, cf. (8) vs (10) :
(7) Que DOIVENTA ĂȘtre lâhomme et le monde pour que le rapport soit pos-sible entre eux ? (Sartre, citĂ© par Kronning (2001))
(8) Par lâintermĂ©diaire de la ressemblance de famille, la thĂ©orie du pro-totype devient une version Ă©tendue qui trouve Ă sâappliquer Ă tous les phĂ©nomĂšnes de catĂ©gorisation polysĂ©mique, câest-Ă -dire Ă tous les phĂ©-nomĂšnes de sens multiple dont les acceptions, puisque enchaĂźnement il DOITA y avoir, prĂ©sentent un lien ou des liens entre elles. (G. Kleiber, citĂ© par Kronning (2001 : 73))
(9) * Quand Luc DOITE-il ĂȘtre malade ?(10) * Puisquâil DOITE ĂȘtre malade, Luc ne peut pas participer Ă la rĂ©union
Ătant vĂ©ridicible, lâemploi alĂ©thique de devoir se distingue de lâem-ploi Ă©pistĂ©mique. Sa portĂ©e plus large, extraprĂ©dicative, le distingue de lâemploi radical, qui de plus, a priori, nĂ©cessite un agent (inexis-tant en (8)) de la nĂ©cessitĂ© de faire quâil communique (cf. Roulet (1980), Guimier (1989), Le Querler (1996) Vetters (2004, 2007)). Il semble Ă premiĂšre vue moins Ă©vident de distinguer modalitĂ© Ă©pistĂ©mique et modalitĂ© alĂ©thique ou Ă©pistĂ©mique objective pour pouvoir. Pourtant, un Ă©noncĂ© comme (11) peut sâinterprĂ©ter de deux façons diffĂ©rentes :
(11) Dreyfus PEUT ĂȘtre coupable
Soit le locuteur y exprime une conviction personnelle subjective â il soupçonne Dreyfus dâĂȘtre coupable â, soit, sans pour autant ĂȘtre convaincu de sa culpabilitĂ©, il reconnaĂźt que celle-ci est objective-ment possible. On constate Ă©galement que, de mĂȘme que devoir alĂ©-thique, pouvoir non radical peut ĂȘtre employĂ© dans des propositions introduites par puisque, ou dans des interrogatives partielles, ce qui plaide en faveur dâune interprĂ©tation alĂ©thique des Ă©noncĂ©s concer-nĂ©s 7 :
(12) Puisque Luc PEUT ĂȘtre impliquĂ© dans cette affaire, il vaut mieux ne pas le proposer pour le poste de directeur
(13) OĂč Pierre PEUT-il avoir mis ses clĂ©s ?
Pour le domaine de la modalitĂ© de lâĂȘtre se pose Ă©galement la question du rapport avec lâĂ©videntialitĂ©. Un Ă©noncĂ© comme (14), qui est de toute Ă©vidence le rĂ©sultat dâun raisonnement infĂ©rentiel ab-
7. En (12) et (13), une lecture radicale en termes de capacité serait également possible, dans un contexte plus contraint cependant.
174 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
ductif 8, peut ĂȘtre considĂ©rĂ© comme modal (Ă©pistĂ©mique) tout comme Ă©videntiel :
(14) Tiens, Luc nâest pas lĂ , il DOIT ĂȘtre malade
Selon nous, modalitĂ© Ă©pistĂ©mique et Ă©videntialitĂ© infĂ©rentielle sont intimement liĂ©es (cf. Vetters (2012 : 42), Kronning (1996, 2001), van der Auwera & Plungian (1998)). Ătant donnĂ©e la multitude dâeffets de sens, on doit se poser la ques-tion des rapports entre ces derniers. ThĂ©oriquement, trois possibi-litĂ©s peuvent ĂȘtre envisagĂ©es : â homonymie : les diffĂ©rents effets de sens constituent autant dâen-trĂ©es lexicales distinctes ; â monosĂ©mie (sous-spĂ©cification) : seul un invariant sĂ©mantique ou noyau est stockĂ© en mĂ©moire ; â polysĂ©mie : un invariant sĂ©mantique est reprĂ©sentĂ© en mĂ©moire ainsi quâun certain nombre de sens plus spĂ©cifiĂ©s (sous forme de rĂ©seau sĂ©mantique par exemple, cf. Kronning (1996)). Pour autant que nous sachions, personne ne dĂ©fend actuellement la thĂšse de lâhomonymie 9. En revanche, le choix entre polysĂ©mie et sous-spĂ©cification est plus compliquĂ©. Pour le français, lâhypo-thĂšse polysĂ©mique a Ă©tĂ© dĂ©fendue ces derniĂšres annĂ©es par, entre autres, Kronning (1996) et Gosselin (2010). Les analyses monosĂ©-miques sont rares en français (voir cependant Honeste (2004)), bien quâelles soient courantes dans les Ă©tudes anglo-saxonnes 10. Barbet (2013, chap. 8 et 10) Ă©tudie cette question sous un angle psycholin-guistique. GrĂące Ă une expĂ©rience dâeye tracking en lecture, elle ar-rive Ă une hypothĂšse plausible et originale : devoir serait polysĂ©mique, tandis que pouvoir serait sous-spĂ©cifiĂ©. Elle se dĂ©marque ainsi de lâidĂ©e reçue que pouvoir et devoir sont des verbes de mĂȘme nature, que lâon analyse souvent parallĂšlement (cf. Sueur (1975, 1979, 1983) ou Vetters (2004)). Dans lâanalyse de Barbet (2013), le sens sous-spĂ©cifiĂ© de pouvoir ou, en dâautres termes, son seul sens encodĂ© est la possibilitĂ© unilatĂ©rale (contra Sueur (1983) par exemple), qui ne sâoppose quâĂ lâimpossible, et non au nĂ©cessaire comme la possibi-litĂ© bilatĂ©rale. Les interprĂ©tations radicales, ou Ă©pistĂ©mique en termes de prise en charge par le locuteur, sont des enrichissements contex-tuels de cette possibilitĂ©. La question du rapport entre les diffĂ©rents effets de sens, quâil relĂšve de la polysĂ©mie ou de la sous-spĂ©cification, peut Ă©galement ĂȘtre abordĂ©e dâun point de vue diachronique. En partant de lâana- 8. Cf. DesclĂ©s & GuentchĂ©va (2001) et DesclĂ©s (2009). 9. Le point de vue homonymique de Huot (1974) ou Sueur (1975, 1979) leur est plus attribuĂ© par leurs successeurs et commentateurs (dont Kronning (1996) et, citant ce dernier, Gosselin (2010)) quâil nâest rĂ©ellement dĂ©fendu ou explicitĂ© dans leurs travaux. 10. Pour une prĂ©sentation in extenso des approches anglo-saxonnes (notamment lâapproche formelle de Kratzer (1977) et les approches pertinentistes), voir Barbet (2013, section 4.4).
LES EMPLOIS ILLOCUTOIRES DE POUVOIR 175
lyse proposée par Bybee, Perkins & Pagliuca (1994), nous avons proposé le schéma suivant (cf. Vetters (2012 : 37), Barbet & Vetters (2013 : 319)) :
Lâexpression de la modalitĂ© du faire est antĂ©rieure Ă celle de la modalitĂ© de lâĂȘtre. Barbet (2013) montre que, de mĂȘme que pour may en anglais (cf. Bybee, Perkins & Pagliuca (1994)), lâexpression de la modalitĂ© de lâĂȘtre Ă©pistĂ©mique par pouvoir sâest probablement dĂ©veloppĂ©e par conventionnalisation dâimplicature. Dans un Ă©noncĂ© comme Paul peut venir, la lecture âPaul a la possibilitĂ© de venirâ peut dĂ©clencher lâinfĂ©rence alĂ©thique / Ă©pistĂ©mique âIl est possible que Paul vienneâ. Ătant donnĂ©e la frĂ©quence en ancien français de contextes dans lesquels cette implicature peut ĂȘtre tirĂ©e, elle a pu devenir conventionnelle et lâeffet de sens Ă©pistĂ©mique a fini par se manifester dans des contextes oĂč seule cette interprĂ©tation est pos-sible (avec des verbes impersonnels par exemple), sans ĂȘtre une im-plicature dâun effet de sens radical. La suite de cet article sera consacrĂ©e Ă la partie de droite du schĂ©ma ci-dessus : les emplois de pouvoir que van der Auwera & Plungian (1998) appellent « postmodaux », qui sont dans la majoritĂ© des cas de nature illocutoire (les autres sont temporels ou Ă©videntiels, cf. infra). Le grand nombre dâemplois postmodaux quâa dĂ©veloppĂ©s pouvoirconstitue peut-ĂȘtre une preuve circonstancielle de sa sous-spĂ©cifi-cation (monosĂ©mie). On peut en effet penser que plus le matĂ©riel sĂ©mantique dâun item sâamenuise, plus ce dernier est susceptible dâentrer dans des contextes variĂ©s (cf. Bybee, Perkins & Pagliuca (1994)) et de dĂ©velopper des effets de sens nombreux et divers ou des emplois presque optionnels ou redondants (cf. infra). Devoir,polysĂ©mique selon lâanalyse de Kronning (1996) ou Barbet (2013), a quant Ă lui dĂ©veloppĂ© beaucoup moins dâemplois postmodaux (cf. Barbet & Vetters (2013)).
2. LES EFFETS DE SENS POSTMODAUX
Le prĂ©fixe post- rĂ©fĂšre Ă un dĂ©veloppement diachronique ultĂ©rieur (Ă partir de la modalitĂ© du faire ou de lâĂȘtre) dont lâeffet de sens ne peut pas ĂȘtre dĂ©crit exclusivement par les notions modales logiques de nĂ©cessitĂ© et de possibilitĂ©. Van der Auwera & Plungian (1998) prĂ©voient toute une sĂ©rie dâeffets de sens, crĂ©Ă©s Ă partir de la moda-
176 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
litĂ© du faire et de la modalitĂ© de lâĂȘtre, dont certains sont attestĂ©s en français, comme par exemple la valeur optative (15), tandis que dâautres nây sont pas attestĂ©s, comme par exemple lâemploi citation-nel, exprimĂ© en français par le conditionnel (16) :
(15) PUISSE périr comme eux quiconque leur ressemble ! (Racine, Athalie,IV, 2)
(16) NĂ©erlandais : Het MOET een goede film zijn (van der Auwera & Plungian (1998 : 109))
Litt. : âĂa DOIT ĂȘtre un bon filmâ Sens : âCe SERAIT un bon filmâ
Dans des travaux antĂ©rieurs, nous avons dâune part confrontĂ© les prĂ©dictions des cartes sĂ©mantiques de van der Auwera & Plungian (1998) aux emplois attestĂ©s en français (voir Barbet & Vetters (2013)) et dâautre part Ă©tudiĂ© lâexpression du futur par le verbe modal de-voir en français. Cet effet de sens est postmodal â dans le sens de van der Auwera & Plungian â dans la mesure oĂč il dĂ©passe une ana-lyse en termes stricts de nĂ©cessitĂ©. La tradition classe lâeffet de sens futural de devoir parmi les effets de sens Ă©pistĂ©miques, tandis que Kronning (1996, 2001) le considĂšre comme Ă©tant alĂ©thique. Dans Vetters & Barbet (2006), nous avons distinguĂ© deux effets de sens postmodaux, lâun basĂ© sur la modalitĂ© du faire, que nous avons ap-pelĂ© futur convenu, en nous inspirant de Damourette & Pichon (1911-1940) :
(17) François Hollande DOIT rencontrer Barack Obama demain
Lâautre, que nous avons appelĂ© futur de la destinĂ©e, est basĂ© sur la modalitĂ© de lâĂȘtre et reprend le futur alĂ©thique de Kronning (1996, 2001) :
(18) Il attrapa une maladie dont il ne DEVAIT jamais guĂ©rir / DEVAIT mourir(19) Vois ! cet enfant DOIT amener la chute et le relĂšvement dâun grand
nombre en Israël (Luc, 2, cité par Kronning (1996, 2001))
Mise Ă part la temporalitĂ© future de devoir, les valeurs postmodales de pouvoir et devoir restent relativement peu Ă©tudiĂ©es en français 11.Le prĂ©sent article se propose de faire un inventaire non exhaustif des effets de sens postmodaux de pouvoir qui sont liĂ©s Ă la valeur illocutoire de lâĂ©noncĂ©.
11. Pour pouvoir, on peut citer â en dehors de nos propres travaux â entre autres Boissel & al. (1989), Guimier (1989), Roulet (1980), Defrancq (2001) et Le Querler (1996, 2001).
LES EMPLOIS ILLOCUTOIRES DE POUVOIR 177
3. LES EMPLOIS ILLOCUTOIRES DE POUVOIR
Dans des Ă©noncĂ©s avec pouvoir comme (20-26), bien que le lien conceptuel avec la possibilitĂ© reste dans la plupart des cas Ă©vident, nous avons affaire Ă des effets de sens que lâon ne peut pas dĂ©crire de façon satisfaisante en termes de possibilitĂ©. Une telle description nâĂ©puiserait pas le sens des Ă©noncĂ©s et serait donc insatisfaisante.
(20) OĂč PEUVENT bien ĂȘtre mes clĂ©s ?(21) Quâest-ce quâil POUVAIT gigoter !(22) Ăa POUVAIT aller(23) Il PEUT ĂȘtre bon Ă ce prix-lĂ (24) Vous AURIEZ PU faire attention(25) POUVEZ-vous ouvrir la fenĂȘtre ?(26) Vous POUVEZ disposer
Le Querler considĂšre ces valeurs comme « discursives », car lâef-fet de sens nây est pas marquĂ© par le modal seul ; le co(n)texte y joue un rĂŽle au moins aussi important que le verbe. Pour elle, ces effets de sens sont « la rĂ©sultante de la prise en compte de lâĂ©noncĂ© dans son ensemble, voire mĂȘme dâune partie plus large du discours, ou encore de la situation de communication » (2001 : 22). Les effets de sens contextuels que nous allons Ă©tudier ici se re-groupent en trois ensembles, selon que pouvoir : â sâintĂšgre dans une injonction par acte de langage indirect, cf. (25) et (26) ; â contribue Ă une modulation de la force illocutoire, sans change-ment de type Ă©nonciatif, cf. (20) Ă (23) ; â permet dâexprimer un acte de langage ordinaire tel que le reproche ou la menace, pour lequel il nâexiste pas de forme syntaxique spĂ©-cifique comme lâimpĂ©ratif pour lâinjonction, cf. (24).
3.1. Pouvoir dans les injonctions et les requĂȘtes par acte de langage indirect
Les verbes modaux devoir et pouvoir sâemploient couramment dans des actes de langage directifs. Ainsi, lâemploi dâun marqueur de nĂ©cessitĂ© de faire Ă la deuxiĂšme personne sâinterprĂšte facilement comme un ordre :
(27) Vous DEVEZ mâĂ©couter. (Navarre, citĂ© par Kronning (1996 : 17))
Cela ne signifie pas pour autant que devoir aurait un sens impĂ©-ratif. Comme le rappelle Ă juste titre Kronning, il « ne fait que con-tribuer, avec le contexte, la situation de discours et les propriĂ©tĂ©s sĂ©mantiques des Ă©lĂ©ments grammaticaux et lexicaux de la phrase, Ă dĂ©terminer la valeur illocutoire de lâĂ©noncĂ© » (1996 : 88). Il sâagit donc dâun effet de sens discursif qui fonctionne par dĂ©rivation illo-cutoire. Lâacte dâinjonction est rĂ©alisĂ© en accomplissant un acte dâas-
178 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
sertion. Bien que la valeur illocutoire injonctive lâemporte sur la valeur assertive, celle-ci nâest pas occultĂ©e. Lâun des effets de sens discursifs, ou illocutoires en nos termes, les plus connus du verbe modal pouvoir est sans doute son emploi dans des actes de langage indirects de requĂȘte. Un Ă©noncĂ© comme (28a) est considĂ©rĂ© comme une façon polie de dire (28b). La prĂ©-sence optionnelle de sâil vous plaĂźt dans (28a) montre quâon a bien ici affaire Ă une requĂȘte (cf. Searle (1982 : 91)) :
(28) a) Pouvez-vous ouvrir la fenĂȘtre, (sâil vous plaĂźt) ? b) Ouvrez-la fenĂȘtre !
La rĂ©ponse littĂ©rale Ă (28a) â Oui, je le peux â sans lâexĂ©cution de lâaction demandĂ©e par la requĂȘte serait totalement sous-informa-tive dans les contextes oĂč elle est posĂ©e, car le locuteur sait que son interlocuteur est normalement capable dâouvrir la fenĂȘtre. On peut se demander pourquoi, dans des Ă©noncĂ©s comme (28a), la dĂ©rivation illocutoire avec pouvoir â mĂȘme sans le marqueur de politesse sâil vous plaĂźt â est ressentie comme Ă©tant plus polie que lâinjonction ou la dĂ©rivation illocutoire avec devoir. Lâacte de lan-gage indirect avec pouvoir permet au locuteur de mĂ©nager son inter-locuteur (cf. Roulet (1980 : 230-231)). MalgrĂ© une conventionna-lisation Ă©vidente, une idiomisation en formule-type de certains actes de langage indirects avec pouvoir, la valeur littĂ©rale, interrogative, dâun Ă©noncĂ© comme (28a) nâest pas complĂštement occultĂ©e et reste accessible, preuve en est la rĂ©ponse de lâauteur (autiste de haut ni-veau) de Je suis Ă lâEst ! en (28c) :
(28) c) Lâexemple le plus classique est peut-ĂȘtre la fameuse blague du contrĂŽ-leur dans le train qui arrive et vous demande : « Est-ce que je PEUX voir votre billet ? » Et vous, vous rĂ©pondez : « Non, vous ne pouvez pas le voir, il est dans ma poche. » (J. Schovanec, Je suis Ă lâEst !,p. 113)
La valeur littĂ©rale permet Ă©ventuellement Ă lâinterlocuteur dâesqui-ver la requĂȘte sans faire perdre la face au locuteur, non par un refus, mais en donnant une rĂ©ponse au niveau de la modalitĂ© (radicale vrai-semblablement, puisquâil sâagit le plus souvent de demande de faire), en exprimant lâimpossibilitĂ© de faire ce qui lui est demandĂ©, cf. (29) :
(29) â POUVEZ-vous ouvrir la fenĂȘtre, (sâil vous plaĂźt) ? a) â Je suis dĂ©solĂ©, câest trop haut, je nây arrive pas b) â Zut, je nâai pas assez de force c) â HĂ©las, câest interdit par le rĂšglement
La requĂȘte Ă la deuxiĂšme personne nâest pas le seul emploi de pou-voir dans des actes de langage indirects. On le retrouve Ă©galement dans des actes directifs dâinvitation oĂč, de mĂȘme que dans le cas de requĂȘte, le sens directif est dĂ©rivĂ© pragmatiquement, Ă partir du simple sens sous-spĂ©cifiĂ© de pouvoir, ou Ă partir dâun sens enrichi (radical en (30) ci-dessous) accessible dans le contexte :
LES EMPLOIS ILLOCUTOIRES DE POUVOIR 179
(30) Tu PEUX passer ce soir si tu veux (Le Querler (2001 : 30))
Lâeffet de politesse dĂ©crit ci-dessus nâest pas toujours prĂ©sent dans les actes de langage indirects avec pouvoir, comme on peut le cons-tater dans (31), oĂč le modal est Ă la forme nĂ©gative :
(31) Eh tu PEUX PAS faire attention oĂč tu mets les pieds tâas marchĂ© sur mon Ćuf. (C. Rochefort, Encore heureux quâon va vers lâĂ©tĂ©, Paris, Grasset, p. 159)
De mĂȘme que dans les actes de langage indirects de requĂȘte, la rĂ©ponse littĂ©rale Ă la question serait sous-informative : on est nor-malement en mesure de faire attention oĂč lâon met ses propres pieds. Comme le remarquait dĂ©jĂ Gougenheim (1929 : 303), « un droit, une autorisation accordĂ©e par une certaine personne sur un certain ton Ă©quivaut Ă un ordre » :
(32) Vous POUVEZ disposer
Si le locuteur, en (32), est le supĂ©rieur hiĂ©rarchique de lâinterlocu-teur, ce dernier comprendra quâil est priĂ© de quitter la piĂšce, et non quâil a lâautorisation de partir sâil le souhaite. Cet Ă©noncĂ© joue dâail-leurs sur un effet de litote, dans la mesure oĂč lâeffet de sens voulu est plus proche de celui de devoir.
3.2. Pouvoir et la modulation de la force illocutoire de lâĂ©noncĂ©
On peut constater que, dans certains emplois discursifs, le verbe modal pouvoir nâentre pas dans des actes de langage indirects, comme dans les Ă©noncĂ©s dĂ©crits dans la section prĂ©cĂ©dente, mais contribue Ă une modulation de la force illocutoire de lâĂ©noncĂ©, qui peut aussi bien aller dans le sens dâun renforcement que dans celui dâun affai-blissement. Le cas de lâemploi dĂ©libĂ©ratif de pouvoir est bien connu et a Ă©tĂ© dĂ©crit par, entre autres, Le Querler (2001) et Defrancq (2001).
(33) OĂč PEUT-il (bien) ĂȘtre ?(34) OĂč AI-je (bien) PU mettre mes clĂ©s ? 12(35) On se demandait avec angoisse ce qui AVAIT bien PU tâarriver. (C. Brown,
Adios Chiquita, Gallimard, Carré noir 127, p. 146)
Des Ă©noncĂ©s interrogatifs contenant pouvoir peuvent ĂȘtre de vraies demandes dâinformation, cf. (13) (section 1.), ou avoir une valeur plus « exclamative ou âruminativeâ » (Guimier (1989 : 16)). Le mo-
12. Un emploi de pouvoir dans une interrogative nâinduit pas forcĂ©ment un effet de sens dĂ©libĂ©ratif. En (34), ou (37) plus bas, lâinterprĂ©tation en termes de demande dâinformation est nĂ©anmoins bloquĂ©e par le « je » : en effet, a priori, on ne se de-mande pas dâinformation Ă soi-mĂȘme.
180 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
dal pouvoir â Ă©ventuellement accompagnĂ© de bien, adverbe sur le-quel nous reviendrons â renforce le caractĂšre interrogatif de lâĂ©noncĂ©. Il semble diminuer la probabilitĂ© de trouver facilement la rĂ©ponse Ă la question. On peut se demander si lâeffet de sens dĂ©libĂ©ratif se construit sur la modalitĂ© du faire ou sur celle de lâĂȘtre. Le Querler souligne sa nature extraprĂ©dicative en proposant une paraphrase extraprĂ©dica-tive pour (36) :
(36) Je me demande comment il a pu faire cela a) â Je me demande comment il se peut quâil ait fait cela (2001 : 26)
Elle souligne Ă©galement la proximitĂ© avec la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique, car cet effet marque « le degrĂ© de certitude du locuteur par rapport au contenu propositionnel » (2001 : 29). La modalitĂ© de lâĂȘtre est donc une source plausible pour lâemploi dĂ©libĂ©ratif de pouvoir. Pourtant, il est Ă©galement possible de para-phraser diffĂ©remment (36), par des paraphrases qui rapprochent cet Ă©noncĂ© plutĂŽt de la modalitĂ© du faire :
(36) Je me demande comment il a pu faire cela b) â Je me demande comment il a Ă©tĂ© capable de faire cela c) â Je me demande quelles circonstances lâont poussĂ© Ă / lui ont permis
de faire cela
Si aucun Ă©lĂ©ment particulier dans le contexte nâoriente vers une lec-ture radicale ou Ă©pistĂ©mique, pouvoir en reste Ă sa valeur de possi-bilitĂ© sous-spĂ©cifiĂ©e. Que peuvent bien apporter pouvoir et bien Ă la phrase interroga-tive ? Dans Barbet & Vetters (2013), nous avons avancĂ© quâil existe une gradation entre lâinterrogative simple, celle avec pouvoir et celle avec pouvoir bien :
(37) a) OĂč ai-je mis mes clĂ©s ? b) OĂč ai-je pu mettre mes clĂ©s ? c) OĂč ai-je bien pu mettre mes clĂ©s ?
(37a) convient pour une situation oĂč le locuteur commence Ă cher-cher ses clĂ©s, (37b) quand il cherche depuis un moment et (37c) quand il commence Ă douter des chances de les retrouver. Cette observation est compatible avec celle de Guimier (1989 : 13-14), pour qui lâad-verbe bien aurait pour effet de rompre lâĂ©quilibre « chances dâĂȘtre / chances de ne pas ĂȘtre », cependant son analyse part du principe que la possibilitĂ© encodĂ©e par pouvoir est bilatĂ©rale, ce qui ne semble pas ĂȘtre le cas (cf. Barbet (2013) et section 1.). Lâinterrogative avec pouvoir bien a Ă©tĂ© rapprochĂ©e de la question rhĂ©torique. Selon Defrancq (2001 : 45), elle relĂšve dâun type parti-culier de question rhĂ©torique qui montrerait que la rĂ©ponse est im-possible Ă trouver ou, dans certains contextes, par gĂ©nĂ©ralisation, quâelle est nĂ©gative, comme dans (38) :
LES EMPLOIS ILLOCUTOIRES DE POUVOIR 181
(38) Pff, quâest-ce que ça PEUT BIEN faire ? On sâen fiche. (B. Bayon, Le LycĂ©en, 1987, p. 137, Frantext)
Parfois, le point dâinterrogation est remplacĂ© par un point dâexcla-mation, ce qui renforce lâeffet rhĂ©torique, ou lâeffet exclamatif, cons-tatĂ© par Guimier (1989 : 16) :
(39) [âŠ] Dormons encore un peu. â Non, jâai quelquâun Ă voir. Oh, ce nâest pas une fille !⊠Quâest-ce
que ça PEUT BIEN me faire ! Je fourre mon nez dans lâĂ©paule de Julien [âŠ] (A. Sarrazin, LâAstragale, 1965, p. 166, Frantext)
En dehors de lâinterrogation, la valeur dâintensification de lâĂ©noncĂ© se manifeste dans dâautres Ă©noncĂ©s exclamatifs avec pouvoir :
(40) Ce que tu PEUX ĂȘtre mal embouchĂ©e, ma pauvre mĂšre ! (San-Antonio, Les soupirs du prince, Fleuve Noir, p. 18)
(41) Regarde, Maman, ce que cela PEUT pleuvoir ! (cité par Damourette & Pichon (1911-1940, t. V, p. 160))
Pour Le Querler, cet emploi extraprédicatif relÚve de la modalité appréciative. Elle propose pour des énoncés comme (40) des para-phrases comme (40a) :
(40) a) Je trouve que tu es particuliÚrement mal embouchée, ma pauvre mÚre
Cette paraphrase indique que (40) ne vĂ©rifie pas la rĂšgle de la conversion complĂ©mentaire (âil est possible que pâ implique âil est possible que non pâ, cf. Sueur (1979), Kleiber (1983)), ce qui nâest nĂ©anmoins plus problĂ©matique si lâon accepte que pouvoir nâencode que la possibilitĂ© unilatĂ©rale, et que la possibilitĂ© quâil exprime nâest donc pas nĂ©cessairement dans tous les contextes bilatĂ©rale. Pouvoirdâintensification semble donc avoir basculĂ© du cĂŽtĂ© du « certain », ou, comme le note Ă©galement Kleiber (1983 : 197), la possibilitĂ© de gloser (42) par (42a) « montre bien que la vĂ©ritĂ© de Jean est odieuxnâest pas mise en cause ».
(42) Quâest-ce quâil PEUT ĂȘtre odieux ! a) Ce nâest pas possible ce quâil est odieux
Dans les Ă©noncĂ©s exclamatifs, pouvoir peut souvent recevoir une interprĂ©tation sporadique temporelle (dâailleurs possible en (40) mais perdue dans la paraphrase du type de celles de Le Querler (40a)). La sporadicitĂ© nâĂ©puise nĂ©anmoins pas tous les cas. En (43), en ef-fet, une paraphrase avec un quantificateur tel que parfois nâest plus possible :
(43) Jâen ai sorti juste une fois le bout de lâoreille pour apprendre que jâallais mourir. Mais ce que je POUVAIS mâen foutre, ah ! lĂ lĂ ! (A. Benzimra, La mort dans le fossĂ©, Le Masque 1454, p. 167)
182 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Reste Ă savoir de quelle façon pouvoir contribue Ă lâeffet dâinten-sification. Selon Rys (2003, 2006) et GĂ©rard (1980), le destinataire fait une interprĂ©tation intensive des exclamatives par enrichissement infĂ©rentiel.
(40) b) Ce que tu es mal embouchée ! Tu es trÚs mal embouchée
Lâeffet dâintensification est donc tirĂ© de lâexclamation et se pro-duit dĂ©jĂ en dehors de la prĂ©sence de pouvoir, comme le montre (40b). On a cependant lâintuition que le modal renforce lâexclama-tion et la question reste de savoir comment un marqueur modal faible (de possibilitĂ©) peut renforcer une exclamation marquant le haut degrĂ©. Barbet (2012) avance quâen utilisant pouvoir le locuteur montre que son univers de croyance vient dâĂȘtre ou a Ă©tĂ© modifiĂ©. Lâexcla-mative communique un haut degrĂ© et le verbe modal que ce haut degrĂ© ne faisait pas partie des hypothĂšses envisagĂ©es par le locuteur. En dâautres termes, un prĂ©dicat qui porte sur un sujet âtoi ĂȘtre si mal embouchĂ©eâ nâĂ©tait pas considĂ©rĂ© comme Ă©tant possible par le locuteur. Cette hypothĂšse nâest pas Ă©vidente Ă prouver mais corres-pond Ă lâintuition de Kleiber (1983), qui paraphrase un Ă©noncĂ© comme (42) par (42a) (cf. supra). Dans dâautres contextes, pouvoir affaiblit des assertions. Van der Auwera & Plungian (1998 : 94) signalent que les marqueurs de pos-sibilitĂ© peuvent sâassocier Ă certains types de propositions complĂ©-tives. En anglais, should a parfois cette valeur (44), alors quâen fran-çais pouvoir sâassocie souvent au subjonctif (45) :
(44) I suggest that you SHOULD call immediately(45) Je priais le ciel de me laisser vivre quelques heures de plus quâelle.
Si ma mĂšre nâavait pas Ă©tĂ© si profondĂ©ment croyante, elle aurait mis fin Ă ses jours aprĂšs la mort de Robert. Je ne voulais pas quâelle PUISSErevivre une pareille Ă©preuve. (P. Darcis, Un pavĂ© pour lâenfer, Le Masque, p. 184)
Le verbe modal et le tiroir employĂ© semblent en quelque sorte re-dondants, « plĂ©onastiques », comme lâĂ©crivait Gougenheim (1929). Boissel & al. (1989 : 29) suggĂšrent dans un cadre guillaumien que « [c]omme le verbe pouvoir, le mode subjonctif est un signifiant du doute (je ne sache pasâŠ), par le recul chronogĂ©nĂ©tique quâil im-plique chez le locuteur ». On pourrait dire en dâautres termes que, par rapport Ă lâindicatif, mode du jugement, de lâassertion (cf. Le Goffic (1993, § 52)), le subjonctif indique une suspension de juge-ment, qui rapproche ce mode de la notion logique de possibilitĂ©. En superposant deux marqueurs similaires, le locuteur affaiblit son pro-pos, sâexprime avec plus de prudence (cf. (46a-b)) :
(46) a) Je doute quâil soit malade b) Je doute quâil PUISSE ĂȘtre malade
LES EMPLOIS ILLOCUTOIRES DE POUVOIR 183
Lâemploi de pouvoir comme marqueur qui affaiblit des assertions nâest pas limitĂ© Ă sa cooccurrence avec le subjonctif. Il suffit de com-parer les variantes a) et b) de (47) et (48) pour sâen rendre compte :
(47) a) Ăa PEUT aller b) Ăa va (48) a) Elle a, dans son boudoir, un petit canapĂ© â sur lequel jâai passĂ© la nuit
dâailleurs, et qui, mon Dieu, sans ĂȘtre confortable PEUT ĂȘtre suffisant.(S. Guitry, NâĂ©coutez pas mesdames, Livre de poche 1454, p. 35)
b) Elle a, dans son boudoir, un petit canapĂ© â sur lequel jâai passĂ© la nuit dâailleurs, et qui, mon Dieu, sans ĂȘtre confortable est suffisant
Lorsque le locuteur utilise les variantes a), il est moins affirmatif â en prĂ©sentant une situation comme Ă©tant seulement possible â que lorsquâil utilise les variantes b) sans pouvoir. Un autre effet de sens discursif frĂ©quent de pouvoir se rencontre dans des phrases concessives. Dans (49) et (50), pouvoir peut ĂȘtre paraphrasĂ© par avoir beau, avec lequel il est coordonnĂ© dans (51) :
(49) Alors, je POUVAIS toujours me moquer de Christa. Elle Ă©tait peut-ĂȘtre prĂ©tentieuse et vaine et sotte, mais elle au moins, elle se faisait aimer.(A. Nothomb, AntĂ©christa, Albin Michel, p. 43)
a) Jâavais beau me moquer de Christa⊠(50) Tu PEUX ĂȘtre moche, boiteux, bossu, mais si tu as la voix douce et que
tu sais chanter, tu leur fais tourner la tĂȘte. (N. Kazantzaki, Alexis Zorba,trad. par Y. Gauthier & al., Presses Pocket, p. 121)
a) Tu as beau ĂȘtre moche⊠b) Il se peut que tu sois moche, ⊠(51) Le PrĂ©sident A BEAU exhorter les banquiers Ă modĂ©rer leur voracitĂ©,
Christine Lagarde PEUT bien menacer de leur couper les vivres, rien nây fait. (Le Canard enchaĂźnĂ©, 21 janvier 2009)
Cet effet de sens est parfois rapprochĂ© de la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique (cf. van der Auwera & Plungian (1998), Morel (1996)). Cette ana-lyse peut convenir pour (50), pour lequel une paraphrase par il se peut que⊠(50b) est Ă©galement possible (concessive de type mĂȘme si). Pourtant, en (49) et (51), le fait mentionnĂ© est rĂ©alisĂ© et une paraphrase avec il se peut que⊠inappropriĂ©e (concessive de type bien que). Dans ces Ă©noncĂ©s, le locuteur semble donner une permis-sion, manifestement non pertinente, car lâactivitĂ© en question est dĂ©jĂ rĂ©alisĂ©e, ou plus gĂ©nĂ©ralement apprĂ©cier ses possibilitĂ©s de faire certaines choses, de toute façon vaines. Quoiquâil en soit, considĂ©rant que pouvoir nâencode que la pos-sibilitĂ© unilatĂ©rale, lâanalyse nâa plus de difficultĂ© Ă rendre compte des concessives de type bien que, Ă la diffĂ©rence des analyses en termes de modalitĂ© extraprĂ©dicative Ă©pistĂ©mique de Guimier (1989) ou Le Querler (2001). Le dernier effet de sens discursif de cette section fonctionne comme la figure rhĂ©torique de la litote. Dans un Ă©noncĂ© comme (52), le lo-cuteur utilise le marqueur de possibilitĂ© pouvoir, alors quâil vise en rĂ©alitĂ© la notion plus forte de la nĂ©cessitĂ© :
184 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
(52) Elle but une gorgĂ©e de Margaux â Enfin, le vin est bon, nâest-ce pas ? â Il PEUT lâĂȘtre, au prix quâils le comptent, rĂ©pondit aigrement Shalik
qui détestait gaspiller son argent. (J.H. Chase, Le vautour attend tou-jours, Gallimard, Carré Noir 31, p. 42)
Lâeffet de sens est appelĂ© « lĂ©gitimation » (Fuchs & Guimier (1989)) ou « justification de la relation prĂ©dicative » (Le Querler (1996, 2001)). Dans ces cas-lĂ , pouvoir est paraphrasable par devoir :
(52) a) Il doit lâĂȘtre au prix quâils le comptentâŠ
En utilisant un marqueur de possibilitĂ© dans un contexte oĂč Ă©non-cer une nĂ©cessitĂ© serait plus appropriĂ©, le locuteur en dit moins pour en faire entendre plus. Des Ă©noncĂ©s comme (52) ont souvent un effet dâironie ou de sarcasme. Pour que cet effet fonctionne, lâinterlocu-teur doit reconnaĂźtre que la possibilitĂ© Ă©noncĂ©e est sous-informative. Cette reconnaissance est vraisemblable, dans la mesure oĂč lâon peut sâattendre Ă ce que parmi les savoirs partagĂ©s par le locuteur et lâin-terlocuteur figure lâattente quâun produit cher soit de qualitĂ©, par exemple pour (52).
3.3. Pouvoir et les actes de langage ordinaires
Cette derniĂšre section rĂ©unit des emplois discursifs dans lesquels pouvoir sâutilise dans des actes de langage ordinaires correspondant Ă des verbes performatifs tels que reprocher, menacer, souhaiterou candidater. Prenons les Ă©noncĂ©s suivants :
(53) Tu AURAIS PU faire un effort(54) Ăa POURRAIT vous coĂ»ter cher, Monsieur Fennel, dit-il. (J.H. Chase,
Le vautour attend toujours, Gallimard, Carré Noir 31, p. 207) (55) PUISSE périr comme eux quiconque leur ressemble ! (Racine, Athalie
IV, 2) (= 15) (56) â Le cours de sĂ©mantique diachronique est vacant, suite au congĂ© de
M. Dubois â Je PEUX assurer ce cours, si vous voulez
Dans ces Ă©noncĂ©s, les actes de langage ordinaires sont rĂ©alisĂ©s de façon indirecte par une construction qui comprend le marqueur de possibilitĂ© pouvoir. Lâeffet de reproche en (53) est le rĂ©sultat de la combinaison du modal avec le conditionnel passĂ©, signalant la non-rĂ©alisation de lâaction. Il peut aussi ĂȘtre obtenu avec devoir :
(53) a) Tu AURAIS DĂ faire un effort
Il y a cependant une diffĂ©rence. Dans (53a), le reproche est cons-truit sur lâaffirmation de la nĂ©cessitĂ© dâune action non rĂ©alisĂ©e, tan-dis que (53) Ă©nonce uniquement la possibilitĂ© de lâaction non rĂ©ali-
LES EMPLOIS ILLOCUTOIRES DE POUVOIR 185
sĂ©e. On a donc de nouveau un effet de litote avec pouvoir ici (cf. (32) et (52) ci-dessus), Ă©tant donnĂ© que câest en rĂ©alitĂ© la nĂ©cessitĂ© qui est visĂ©e. Lâeffet de menace en (54) combine Ă©galement le modal pouvoiravec le conditionnel, mais cette fois au prĂ©sent. Une situation non souhaitĂ©e par lâinterlocuteur y est prĂ©sentĂ©e comme une possibilitĂ©. Si celui-ci sait que le locuteur est en mesure de faire se rĂ©aliser la situation en question, il peut interprĂ©ter la possibilitĂ© de cette rĂ©ali-sation comme une menace. La nature indirecte de celle-ci permet au locuteur, si besoin en est, de nier avoir menacĂ© son interlocuteur avec une parade du type Je nâai pas dit que jâallais faire cela, jâai juste exprimĂ© mon inquiĂ©tude. Lâassociation entre le verbe pouvoir et le subjonctif a dĂ©jĂ Ă©tĂ© discutĂ©e en section 3.2. ci-dessus (cf. (45)). En (55), cette associa-tion permet dâexprimer le souhait. Cet emploi a dĂ©jĂ Ă©tĂ© dĂ©crit par Gougenheim (1929 : 289), pour qui « [s]ouhaiter quâune chose puissesâaccomplir a quelque chose de plus modeste que souhaiter quâune chose sâaccomplisse. Lâintroduction de lâidĂ©e de possibilitĂ© dans la formule de souhait semble laisser plus de latitude Ă la destinĂ©e ». Avec pouvoir, le souhait devient indirect : on ne souhaite pas que la relation prĂ©dicative se rĂ©alise, mais que sa rĂ©alisation soit possible. Nous avons Ă©crit dans la section 3.1. ci-dessus, en nous fondant sur Roulet (1980), que la dĂ©rivation illocutoire dans des requĂȘtes comme Pouvez-vous fermer la fenĂȘtre ? permet dâune part au locuteur dâĂȘtre clair, tout en mĂ©nageant son interlocuteur, et permet dâautre part Ă celui-ci, grĂące Ă lâexistence de la valeur littĂ©rale de lâĂ©noncĂ©, dâesquiver la requĂȘte sans faire perdre la face au locuteur. Cette ana-lyse sâapplique Ă©galement au pouvoir de âcandidatureâ de (56). En utilisant pouvoir plutĂŽt que vouloir, le locuteur laisse cette Ă©chappa-toire Ă son interlocuteur, de sorte que deux volontĂ©s ne sâopposent pas littĂ©ralement.
4. CONCLUSION
Les effets de sens postmodaux ne sont pas une particularitĂ© des verbes modaux français. Ils ont Ă©tĂ© dĂ©crits pour dâautres langues par des travaux qui relĂšvent de la typologie des langues ou de la grammaire universelle (Bybee, Perkins & Pagliuca (1994), van der Auwera & Plungian (1998)). Dans cet article, nous avons dĂ©crit trois types dâeffets de sens post-modaux de pouvoir, que nous avons renommĂ©s illocutoires Ă©tant donnĂ© leurs fonctions : (i) les requĂȘtes et injonctions par dĂ©rivation illocutoire, (ii) la modulation de la force illocutoire et (iii) lâutilisa-tion de pouvoir pour rĂ©aliser un acte de langage ordinaire correspon-dant Ă un verbe performatif. Comme prĂ©vu dans le schĂ©ma Ă la fin de la section 1., ces effets de sens illocutoires peuvent sâappuyer aussi bien sur la modalitĂ© du
186 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
faire que sur la modalitĂ© de lâĂȘtre. Lâanalyse des emplois dĂ©libĂ©ra-tifs et concessifs a nĂ©anmoins montrĂ© quâil nâest pas toujours Ă©vident de dĂ©terminer quelle modalitĂ© est Ă lâorigine de tel ou tel effet illo-cutoire. Ă la suite de Barbet (2013), nous sommes partis du principe que pouvoir Ă©tait monosĂ©mique, nâencodant que la possibilitĂ© unilatĂ©rale. Ceci permet dâexpliquer certains cas, tels que lâintensification, dans lesquels la rĂšgle de conversion complĂ©mentaire nâest pas respectĂ©e, de mĂȘme que les cas dans lesquels une dĂ©rivation Ă partir de la moda-litĂ© radicale ou Ă©pistĂ©mique ne rend pas compte de lâeffet de sens illocutoire. Bien quâĂ©tant souvent sous-informative (cf. les cas de dĂ©rivation illocutoire), la valeur modale littĂ©rale de possibilitĂ© unilatĂ©rale ou de possibilitĂ© enrichie radicale ou Ă©pistĂ©mique reste accessible. Dans les contextes de requĂȘte ou de candidature, elle peut ĂȘtre Ă lâorigine de lâeffet de politesse, dans la mesure oĂč elle permet Ă lâinterlocuteur dâesquiver la demande en avançant lâimpossibilitĂ© de faire lâaction demandĂ©e ou suggĂ©rĂ©e. On constate Ă©galement que ces Ă©noncĂ©s avec pouvoir ont parfois un effet de litote, car le locuteur utilise un marqueur de possibilitĂ©, moins fort que la nĂ©cessitĂ© de faire qui est en rĂ©alitĂ© visĂ©e (cf. les analyses de (32) et (52)).
CARL VETTERSUniversité du Littoral
CĂŽte dâOpaleEA 4030 HLLI
CĂCILE BARBETUniversitĂ© de NeuchĂątel
RĂFĂRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BARBET C. (2012), « Pouvoir dans les exclamatives », Lâinformation gram-maticale 133, pp. 51-57.
(2013), SĂ©mantique et pragmatique des verbes modaux du français. DonnĂ©es synchroniques, diachroniques et expĂ©rimentales, thĂšse de doctorat, UniversitĂ© de NeuchĂątel / UniversitĂ© du Littoral CĂŽte dâOpale.
BARBET C. & VETTERS C. (2013), « Pour une Ă©tude diachronique du verbe modal pouvoir en français : les emplois âpostmodauxâ », Cahiers Chronos 26, pp. 315-336.
BOISSEL P. & al. (1989), « ParamÚtres énonciatifs et interprétations de pou-voir », Langue française 84, pp. 24-69.
BYBEE J., PERKINS R. & PAGLIUCA W. (1994), The Evolution of Grammar. Tense, aspect, and modality in the languages of the world, Chicago, The University of Chicago Press.
COATES J. (1983), The Semantics of the Modal Auxiliaries, London / Can-berra, Croom Helm.
DAMOURETTE J. & PICHON Ă. (1911-1940), Des mots Ă la pensĂ©e. Essai de grammaire de la langue française, 7 vol., Paris, Ăditions DâArtrey.
LES EMPLOIS ILLOCUTOIRES DE POUVOIR 187
DAVID J. & KLEIBER G. éds (1983), La notion sémantico-logique de moda-lité, Paris, Librairie Klincksieck.
DEFRANCQ B. (2001), « Que peuvent bien pouvoir et bien ? », Cahiers Chro-nos 8, pp. 33-46.
DESCLĂS J.-P. (2009), « Prise en charge, engagement et dĂ©sengagement », Langue française 162, pp. 29-53.
DESCLĂS J.-P. & GUENTCHĂVA Z. (2001), « La notion dâabduction et le verbe devoir Ă©pistĂ©mique », Cahiers Chronos 8, pp. 103-122.
FUCHS C. & GUIMIER C. (1989), « Introduction : la polysĂ©mie de âpouvoirâ », Langue française 84, pp. 4-8.
GĂRARD J. (1980), Lâexclamation en français. La syntaxe des phrases et des expressions exclamatives, TĂŒbingen, Max Niemeyer Verlag.
GOSSELIN L. (2010), Les modalités en français. La validation des repré-sentations, Amsterdam / New York, Rodopi.
GOUGENHEIM G. (1929), Ătude sur les pĂ©riphrases verbales de la langue française, Paris, Librairie A.-G. Nizet ; rĂ©Ă©d., 1971.
GUIMIER C. (1989), « Constructions syntaxiques et interprétations de pou-voir », Langue française 84, pp. 9-23.
HONESTE M.-L. (2004), « Langue et contexte : deux sources de signification. Lâexemple du verbe modal pouvoir », Le français moderne 72.2, pp. 146-156.
HUOT H. (1974), Le verbe devoir. Ătude synchronique et diachronique,Paris, Ăditions Klincksieck.
KLEIBER G. (1983), « Lâemploi âsporadiqueâ du verbe pouvoir en français », in David J. & Kleiber G. Ă©ds, pp. 183-203.
KRATZER A. (1977), « What âmustâ and âcanâ must and can mean », Linguis-tics and Philosophy 1.3, pp. 337-355.
(1981), « The notional category of modality », in Eikmeyer H.-J. & Rieser H. eds, Words, Worlds, and Contexts. New approaches in word semantics, Berlin, Walter de Gruyter, pp. 39-74.
KRONNING H. (1996), Modalité, cognition et polysémie : sémantique du verbe modal devoir, Uppsala, Acta Universitatis Upsaliensis / Stock-holm, Almqvist & Wiksell International.
(2001), « Pour une tripartition des emplois du modal devoir », Cahiers Chronos 8, pp. 67-84.
LE GOFFIC P. (1993), Grammaire de la phrase française, Paris, Hachette Supérieur.
LE QUERLER N. (1996), Typologie des modalités, Caen, Presses Universi-taires de Caen.
(2001), « La place du verbe modal pouvoir dans une typologie des modalités », Cahiers Chronos 8, pp. 17-32.
MOREL M.-A. (1996), La concession en français, Gap / Paris, Ophrys. ROULET E. (1980), « Modalité et illocution. Pouvoir et devoir dans les
actes de permission et de requĂȘte », Communications 32, pp. 216-239.
RYS K. (2003), « Lâexclamation de degrĂ© et lâabsence dâancrage », Travaux de linguistique 46, pp. 89-115.
(2006), « Lâexclamation : assertion non stabilisĂ©e ? Le cas des excla-matives Ă mot qu- », Revue romane 41.2, pp. 216-238.
SEARLE J. (1982), Sens et expression. Ătudes de thĂ©orie des actes de lan-gage, Paris, Les Ăditions de Minuit.
188 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
SUEUR J.-P. (1975), Ătude sĂ©mantique et syntaxique des verbes devoir et pouvoir. Recherches sur les modalitĂ©s en grammaire, thĂšse de doc-torat de 3e cycle, UniversitĂ© de Paris X - Nanterre.
(1979), « Une analyse sémantique des verbes devoir et pouvoir », Le français moderne 47.2, pp. 97-120.
(1983), « Les verbes modaux sont-ils ambigus ? », in David J. & Kleiber G. éds, pp. 165-182.
TASMOWSKI L. & DENDALE P. (1994), « PouvoirE : un marqueur dâĂ©viden-tialitĂ© », Langue française 102, pp. 41-55.
VAN DER AUWERA J. & PLUNGIAN V. (1998), « Modalityâs semantic map », Linguistic Typology 2, pp. 79-124.
VETTERS C. (2004), « Les verbes modaux pouvoir et devoir en français », Revue belge de philologie et dâhistoire 82.3, pp. 657-671.
(2007), « Lâemploi âsporadiqueâ de pouvoir est-il alĂ©thique ? », Ca-hiers Chronos 19, pp. 63-78.
(2012), « Modalité et évidentialité dans pouvoir et devoir : typolo-gie et discussions », Langue française 173, pp. 31-47.
VETTERS C. & BARBET C. (2006), « Les emplois temporels des verbes modaux en français : le cas de devoir », Cahiers de praxématique47, pp. 191-214.
LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 189-221
EspĂ©rer et souhaiter : le subjonctif, la ronde des modalitĂ©s et lâeuphorie
Philippe Rothstein
« On est jeune quand on souhaite que chaque jour diffÚre de la veille ; vieux quand on espÚre que chaque année ressemblera à la précédente. »
Gilbert Cesbron, Journal sans date, t. 2, Paris, Robert Laffont, 1967
1. UN ĂTAT DES LIEUX : LA QUERELLE DES DEUX MODES
Les Ă©tudes lexicales associent souvent les verbes espĂ©rer et sou-haiter Ă la problĂ©matique du contexte formel dĂ©clenchant le mode subjonctif. Pour souhaiter, la prĂ©sence de ce mode dans les com-plĂ©tives Ă formes flĂ©chies est toujours requise et ce nâest que dans quelques cas seulement, qui ne font dâailleurs pas toujours lâunani-mitĂ©, quâelle lâest pour espĂ©rer. Dans les processus de justification de la prĂ©sence du subjonctif dans certaines complĂ©tives du verbe espĂ©rer, plusieurs Ă©tudes (Gaa-tone (2003), Kupferman (1996), Gosselin (2010 et 2011), Grevisse (1986), etc.) font intervenir un certain nombre de valeurs modales liĂ©es Ă cette lexie verbale, au premier rang desquelles on trouve les modalitĂ©s dĂ©sidĂ©ratives, optatives et volitives et, beaucoup moins frĂ©quemment, les modalitĂ©s Ă©pistĂ©miques et dĂ©ontiques, ou radicales. En revanche, il nâest fait rĂ©fĂ©rence aux modalitĂ©s vĂ©ridictoires, ou alĂ©thiques, que pour exclure souhaiter du champ dâapplication de ces derniĂšres et, Ă tort selon lâhypothĂšse dĂ©veloppĂ©e dans cette Ă©tude, justifier pourquoi espĂ©rer ne devrait pas davantage y figurer dans les cas oĂč il rĂ©git le subjonctif. En premiĂšre approximation, espĂ©rer et souhaiter sont des verbes qui rĂ©gissent deux modes diffĂ©rents, lâindicatif pour le premier (Jâes-pĂšre quâil pleuvra / fera beau demain) et le subjonctif pour le second (Je souhaite quâil pleuve / fasse beau demain). Câest du moins ce que lâon pouvait avancer jusquâĂ la fin des annĂ©es 1980, Ă lâĂ©coute de la plupart des idiolectes des locuteurs francophones. Depuis plus
190 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
de vingt ans, les mĂ©dias font de plus en plus entendre le mode sub-jonctif dans lâemploi des complĂ©tives du verbe espĂ©rer (?*JâespĂšrequâil rĂ©ussisse / fasse beau rapidement).
2. LES APPARENCES DES DIVERS IDIOLECTES SONT-ELLES VRAIMENT TROMPEUSES ?
2.1. Lâassimilation sĂ©mantico-pragmatique dâune lexie Ă une autre ?
Le futur de lâindicatif rĂ©siste encore bien dans les complĂ©tives du verbe espĂ©rer. Force est pourtant de constater que ce que lâon pour-rait considĂ©rer au dĂ©part comme une simple analogie morpho-syn-taxique avec le comportement recteur du verbe souhaiter dĂ©bouche dans les faits sur une vĂ©ritable homologie. Cette homologie entre le nĂ©cessaire subjonctif rĂ©gi par souhaiter et un mode subjonctif lĂ oĂč lâindicatif futur prĂ©valait, avec espĂ©rer, est plus ou moins subie, compte tenu du lien dĂ©licat que lâespĂ©rance, un des deux dĂ©verbaux du verbe espĂ©rer, entretient avec le dĂ©sir (voir § 3.1.). Nous assis-terions donc en direct, depuis les annĂ©es 1980, Ă la naissance de deux lexies verbales homologues, toutes diffĂ©rences sĂ©mantiques acces-soires mises Ă part, sauf bien entendu Ă considĂ©rer que, dans les idio-lectes de certains locuteurs, de plus en plus nombreux, les caractĂ©-ristiques sĂ©mantico-pragmatiques de souhaiter devraient âtout natu-rellementâ prendre le pas sur celles dâespĂ©rer. Ces derniĂšres carac-tĂ©ristiques perdraient alors leur spĂ©cificitĂ©, puisquâelles seraient en quelque sorte absorbĂ©es par celles de souhaiter, un peu comme le masculin est encore en français un absorbant du fĂ©minin dans les accords de genre au pluriel (cf., pour cette notion dâ« absorbant », Culioli (1999 : 27, n. 13)). EspĂ©rer deviendrait alors une sorte de variante idiolectale de souhaiter, une variante oĂč le souhait et lâes-poir, voire lâespĂ©rance, feraient cause commune. Ce serait par exem-ple le cas dâun Ă©noncĂ© comme celui quâon observe dans la premiĂšre partie de lâĂ©pigraphe : « On est jeune quand on souhaite que chaque jour diffĂšre de la veille » et quâon le compare Ă la seconde partie, modifiĂ©e pour les besoins de la cause, oĂč le subjonctif remplace le futur de lâindicatif original : On est vieux quand on espĂšre que chaque annĂ©e ?ressemble Ă la prĂ©cĂ©dente. Les deux parties de cette Ă©pigraphe modifiĂ©e deviendraient alors sĂ©mantico-pragmatiquement indiffĂ©renciĂ©es, au motif que, lorsque le locuteur dit JâespĂšre que X, câest une sorte de Je souhaite que X quâil entend signifier. Nous ne ferons pas lâinsulte Ă lâĂ©crivain de talent que fut Gilbert Cesbron de penser quâil ne savait pas avec prĂ©cision ce quâil vou-lait dire, puisquâil a bien, lui, employĂ© le futur de lâindicatif avec « on espĂšre », non par quelque souci que ce soit de la norme ou Ă
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 191
cause dâune supposĂ©e « servitude grammaticale » 1, mais bien parce que, pour lui aussi, Ă©crivain, espĂ©rer, ce nâest pas souhaiter. Plus dĂ©licate encore, peut-ĂȘtre, serait lâhypothĂšse oĂč le locuteur ferait certes la diffĂ©rence entre les deux lexies mais considĂ©rerait que ceux des traits sĂ©mantiques qui justifient, avec souhaiter, la rec-tion du subjonctif sâimposent Ă©galement Ă ceux dâespĂ©rer, sans pour autant faire perdre Ă cette derniĂšre lexie lâidentitĂ© quâelle a comme source de ses deux dĂ©verbaux, espoir et espĂ©rance, en regard de souhaiter et son unique dĂ©verbal, souhait. Le futur de lâindicatif avec espĂ©rer nâĂ©tait pas lĂ par hasard, comme ne lâĂ©tait et ne lâest dâailleurs pas davantage la prĂ©sence du subjonc-tif avec souhaiter. Faut-il donc envisager une vĂ©ritable modification des structures sous-jacentes qui relient espĂ©rer et souhaiter ? Doit-on sâattendre Ă ce que lâindicatif futur, dans ces cas sĂ©mantico-pragmatiquement marquĂ©s que nous identifierons par la suite, cĂšde la place au subjonc-tif ou bien quâil la partage avec ce mode, avec la contribution bien involontaire dâidiolectes de plus en plus majoritaires ?
2.2. Une démarche onomasiologique ou sémasiologique ?
Si lâon ne peut que ressentir une relative proximitĂ© conceptuelle, certes Ă prĂ©ciser, entre espĂ©rer et souhaiter, la mise au jour dâun vĂ©ritable ensemble conceptuel supposĂ© nous commande dâisoler un champ lexical qui serait susceptible de les regrouper. Une dĂ©marche onomasiologique serait donc requise, qui partirait du champ lexical ainsi dĂ©fini afin de dĂ©terminer la structure sous-jacente des lexies verbales espĂ©rer et souhaiter, et qui serait ensuite croisĂ©e avec une dĂ©marche sĂ©masiologique. Mais peut-on parler de champ lexical du volitif, de lâoptatif, de lâintentionnel, du dĂ©sidĂ©ratif, voire de lâin-jonctif comme si ces champs Ă©taient constituĂ©s une fois pour toutes et reprĂ©sentaient un donnĂ© primitif dâaccueil lexical ? Doit-on, au contraire, les mettre en question en rendant ces champs lexicaux permĂ©ables, modulables, croisables, voire partiellement fusionnables ? Les domaines conceptuels interactifs des jugements de valeur, de lââeuphoriqueâ, du âdysphoriqueâ, du âphoriqueâ (euphorique etdysphorique) et de lââaphoriqueâ (ni euphorique, ni dysphorique), dans la perspective sĂ©miotique axiologique ouverte par Greimas & CourtĂšs (1979), puis CourtĂšs (1991), ne permettent-ils pas eux aussi de perturber le jeu peut-ĂȘtre trop simple et donc moins pro-ductif quâespĂ©rĂ© (et non « âŠque souhaitĂ© » !) des modalitĂ©s volitives, optatives, dĂ©sidĂ©ratives, et autres ? Avant dâentreprendre un dĂ©shabillage mĂ©thodique de ces deux lexies â ainsi que des dĂ©verbaux espoir, espĂ©rance et souhait â et dâanalyser les liens quâelles entretiennent, dâune part, avec les modes
1. Formule empruntée à Brunot (1922 : 709) et reprise par Gougenheim (1938 / 1962 : 195).
192 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
indicatif et subjonctif et, dâautre part, avec plusieurs types de moda-litĂ©, considĂ©rons les citations-exemples (1)-(3) dans la section sui-vante.
3. PRĂAMBULE MODAL AVANT LA MISE Ă NU DES LEXĂMES
(1) Je nâai pas dâespĂ©rance, car, pour espĂ©rer, il faut avoir un dĂ©sir, une certaine propension Ă souhaiter que les choses tournent dâune maniĂšre plutĂŽt que dâune autre. (ThĂ©ophile Gauthier, Mademoiselle de Maupin,1835, ch. I, Ă©dition numĂ©risĂ©e Google books, p. 78)
(2) Car quoique ce soit naturellement & librement, ou sans contrainte, que lâon aime le bien en gĂ©nĂ©ral, puisquâon ne peut aimer que par sa volontĂ©, & quâil y a contradiction que la volontĂ© puisse jamais ĂȘtre contrainte ; on ne lâaime pourtant pas librement, dans le sens que je viens dâexpliquer, puisquâil nâest pas au pouvoir de notre volontĂ© de ne pas souhaiter dâĂȘtre heureux. (Nicolas de Malebranche, De la re-cherche de la vĂ©ritĂ©, livre premier, Des sens, Ă©dition numĂ©risĂ©e Google books, ch. 1, p. 14)
(3) EspĂ©rer, ce nâest pas vouloir. (Ămile-Auguste Chartier dit Alain, Pro-pos sur le bonheur, 1928, Folio essais n° 21, p. 76)
Sâil faut se garder de tout enthousiasme excessif devant des for-mulations qui sont loin dâĂȘtre toujours argumentĂ©es, elles peuvent sans doute nous mettre sur des pistes qui ne sont pas nĂ©cessaire-ment fausses. Nous allons le constater ici.
3.1. EspĂ©rer et souhaiter : quelques pistes oĂč les champs lexicaux se croisent et se recroisent
Notons quâen (1), le narrateur prĂȘte au premier soupirant de Ma-deleine de Maupin, Albert, toute une sĂ©rie de liens Ă©tablis, dâabord entre le dĂ©verbal espĂ©rance et le verbe espĂ©rer (mais, notons-le, pas entre lâautre dĂ©verbal, espoir, et espĂ©rer), ensuite entre espĂ©rer et dĂ©sir(er), et enfin entre le dĂ©sir et le souhait ou, plus exactement, une propension au souhait. Le dĂ©sir serait donc cette condition prĂ©a-lable Ă la mise en Ćuvre dâune espĂ©rance, cette tendance naturelle (propension) quâa le sujet Ă choisir un sens donnĂ© (et donc Ă le âsou-haiterâ) parmi les deux orientations possibles, positive ou nĂ©gative, dâun Ă©vĂ©nement ou dâun Ă©tat du monde sur lesquels, a priori, il nâa pas de prise. La sĂ©quence oĂč Albert continue la description de son Ă©tat, immĂ©diatement aprĂšs le passage de la lettre Ă son ami, citĂ© en (1), nous le dit explicitement. Cette fois-ci, le lien entre espĂ©rer et attendre, lien que lâĂ©tymologie rend on ne peut plus Ă©vident, sera prĂ©cisĂ© :
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 193
(1â) Je ne dĂ©sire rien, car je dĂ©sire tout. Je nâespĂšre pas, ou plutĂŽt je nâes-pĂšre plus ; â cela est trop niais, â et il mâest profondĂ©ment Ă©gal quâune chose soit ou ne soit pas. â Jâattends, â quoi ? â Je ne sais, mais jâat-tends.
Câest une attente frĂ©missante, pleine dâimpatience, coupĂ©e de soubre-sauts et de mouvements nerveux comme doit lâĂȘtre celle dâun amant qui attend sa maĂźtresse. â Rien ne vient, â jâentre en furie ou me mets Ă pleurer. (T. Gauthier, cf. Ă©noncĂ© (1), ibid.)
Si nous suivons la logique du discours dâAlbert, lâabsence de dĂ©sirest rĂ©itĂ©rĂ©e (âil mâest profondĂ©ment Ă©gal quâune chose soit ou ne soit pasâ), mais, le dĂ©sir Ă©tant liĂ© au souhait quâune chose soit orien-tĂ©e dans un sens donnĂ©, il rĂ©itĂšre Ă©galement lâabsence de souhait.Si la modalitĂ© dĂ©sidĂ©rative nâinclut pas nĂ©cessairement le fait dâes-pĂ©rer (par exemple, Je dĂ©sire ĂȘtre le roi du pĂ©trole mais je sais fort bien que je nâai pas lâombre dâune chance dây parvenir), quâen est-il de lâattente, reliĂ©e Ă©tymologiquement dans les langues latines Ă espĂ©rer ? Il faudrait donc, si lâon en croit (1) et (1â), inclure le dĂ©sirdans le champ lexical qui accueille la lexie espĂ©rer mais ne pas in-clure de maniĂšre automatique lâespĂ©rance, le fait dâespĂ©rer, dans le champ lexical qui accueille le dĂ©sir. Deux champs lexicaux donc, le premier oĂč le dĂ©sir est accueilli, Ă moins quâil en soit lui-mĂȘme la vedette, et oĂč lâespĂ©rance ne sâarticulera pas nĂ©cessairement, et un autre champ, qui, lui, accueillera âle fait dâespĂ©rerâ, lâespĂ©rance,oĂč le dĂ©sir trouvera sa place dans la structure conceptuelle sous-jacente. La question du âvouloirâ, Ă©voquĂ©e en (3), devra sây articuler conceptuellement elle aussi, comme nous le dĂ©velopperons infra.Il faudra donc vĂ©rifier si la logique dâAlbert en (1) et (1â) nous met sur une bonne piste et ainsi nous demander si la relation entre espĂ©-rer et dĂ©sirer est, ou non (comme le âpenseâ Albert), biunivoque. Pour lâinstant, dĂ©sirer quelque chose, câest bien le vouloir, ce nâest pas nĂ©cessairement lâespĂ©rer.
3.2. Une premiĂšre esquisse du subjonctif comme modalitĂ© de lâinter-locution
Si espĂ©rer câest considĂ©rer ce que lâon dĂ©sire comme devant (câest-Ă -dire âne pouvant pas ne pasâ) se rĂ©aliser, cette lexie verbale est, dans la totalitĂ© des grammaires, suivie du mode indicatif. EspĂ©rerest inclus dans le champ du dĂ©sir. Si, en revanche, espĂ©rer câest âespĂ©rer lâimpossibleâ, ce quâil est convenu dâappeler un âverbe de sentimentâ (tout comme souhaiter, dĂ©sirer, craindre ou⊠aimer),il tombe alors dans lâirrealis et lâon croit pouvoir justifier, comme Gaatone (2003), Kupferman (1996), Gosselin (2010, 2011) et Gre-visse (1986, § 1071 b), le mode subjonctif dans la complĂ©tive, puis-quâen fait le dĂ©sir est mort-nĂ©, sans espĂ©rance vĂ©ritable. EspĂ©rer suivi du subjonctif, ce ne serait plus espĂ©rer, ce serait alors un complexe modal construit autour dâun cas particulier du dĂ©sir, dĂ©sirer-sans-espoir-de-voir-se-rĂ©aliser-ce-dĂ©sir, comme cet exemple qui nous est donnĂ© par Jean Giraudoux, avec un subjonctif :
194 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
(4) Il dĂ©nie tout rĂ©alisme Ă ceux qui espĂšrent que son redressement puisse ĂȘtre obtenu par lâenthousiasme dâun quatre AoĂ»t. (Jean Giraudoux, Sans pouvoirs, 1946, Monaco, Ăditions du Rocher, p. 10)
Cet Ă©noncĂ© est introduit par un dĂ©sactualisateur fort, « Il dĂ©nie tout rĂ©alisme », qui, pour le locuteur, fait basculer la lexie verbale espĂ©-rer dans le champ de lâirrealis, et qui, de fait, effectue une vĂ©ri-table dĂ©sactivation du processus dâespĂ©rance. La validitĂ© de ce pro-cessus dâespĂ©rance est niĂ©e dĂšs le dĂ©part. Lâassertion a ainsi une orientation nĂ©gative, bien que cette nĂ©gation soit indirecte (voir la section 7.). Le passage de lâactuel (ils espĂšrent que son redressement pourra ĂȘtre obtenuâŠ) au non actuel, ici au non rĂ©alisable (« espĂšrent que son redressement puisse ĂȘtre obtenu⊠») puisquâinduit par la dĂ©sactualisation du procĂšs espĂ©rer, justifie Ă lui tout seul, pour le locuteur, lâemploi du subjonctif. Nous montrerons dans la section 7. et, en 8., Ă partir dâun rĂ©sumĂ© de Rothstein (2011), que si, Ă la rigueur, on peut accepter que la nĂ©gation indirecte du procĂšs espĂ©rer âdĂ©clencheâ le subjonctif, câest seulement parce que la prise en charge du contenu propositionnel, <X espĂšre que Y> est modalisĂ©e pragmatiquement par le locuteur (« Il dĂ©nie⊠à ceux qui espĂšrent ») et non en raison du nĂ©gatif censĂ© âdĂ©clencherâ le subjonctif. Elle est modalisĂ©e de telle maniĂšre (âil dĂ©nie tout rĂ©alismeâŠâ) quâelle peut constituer une ouverture aux allocutaires potentiels pour aller soit dans le sens proposĂ© de lâasser-tion, soit dans lâautre, voire ne choisir aucun des deux. Câest cette notion dâ« assertion partagĂ©e », avec le subjonctif (Roth-stein (2009a, 2009b, 2011)), qui sâoppose Ă celle dâ« assertion sin-guliĂšre », avec lâindicatif. Cette thĂ©orisation fera lâobjet dâun dĂ©ve-loppement dans la section 8. Dans (4), le fait quâun dĂ©calage existe entre lâĂ©tat du monde tel quâil est et lâĂ©tat du monde tel que je dĂ©sire quâil soit demande Ă ĂȘtre reconnu par lâallocutaire. Non que la demande lui en soit faite directement, mais câest la situation sĂ©mantico-pragmatique qui le demande. Câest cette nĂ©cessitĂ© de reconnaissance dâun rĂŽle actif de lâallocutaire qui toujours justifie dans notre thĂ©orie le recours au mode subjonctif. Que ce soit âmonâ propre sentiment de sujet de lâĂ©noncĂ© ou celui dâune tierce personne nâa aucune pertinence dans mon choix de locuteur. Que lâallocutaire puisse ou non partager ce sentiment tel quâil est assertĂ©, quâil veuille ou non en partager lâassertion nâa au-cune importance non plus. Dans notre thĂ©orisation de ce mode, nous ne sommes pas dans le dialogisme. Lâimportant, câest lâouverture de sa propre assertion par le locuteur, ce qui a pour effet immĂ©-diat de relativiser de facto cette assertion. Cette ouverture Ă lâallo-cutaire justifie pourquoi il est possible de continuer Ă employer es-pĂ©rer, et non dĂ©sirer, lorsque le dĂ©sir est confrontĂ© Ă un Ă©tat du monde oĂč la raison dâespĂ©rer est absente. Pour lâinstant, contentons-nous de constater que si la lexie dĂ©si-rer est toujours suivie du mode subjonctif, car un dĂ©sir est dâem-blĂ©e marquĂ© du sceau de la relativitĂ© vis-Ă -vis de lâĂ©tat rĂ©el du monde
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 195
et de la reprĂ©sentation que je mâen fais, il y aurait en revanche un choix apparent entre les deux modes dans les complĂ©tives du verbe espĂ©rer. Ce choix nâexisterait que lorsque le dĂ©sir ne pourrait pas dĂ©boucher sur une espĂ©rance de le voir se rĂ©aliser et que ce serait alors lâallocutaire qui pourrait potentiellement ĂȘtre pris Ă tĂ©moin par le locuteur de cet irrealis.
4. LE DĂSIR, LâIRREALIS, LâATTENTE, LâESPĂRANCE, LâESPOIR, LE SOUHAIT ET LA VOLONTĂ
4.1. Espérer et la modalité volitive
En (3), le philosophe Alain nous met en situation sinon dâexclure, du moins de mettre de la distance entre espĂ©rer et le champ de la modalitĂ© volitive. Les champs du dĂ©sidĂ©ratif et de lâoptatif font inter-venir une forme de volition virtualisante, qui devrait, si lâon suit Alain, ĂȘtre radicalement distinguĂ©e de la volontĂ© proprement dite, qui implique une dĂ©cision consciente du sujet modal (cf. enchea (1999)). Le rapport entre le sujet modal et le verbe espĂ©rer nâest de toute Ă©vidence pas le mĂȘme que celui entretenu par ce mĂȘme sujet modal et le verbe vouloir. Comme le souligne Ben Hamadi (2007 : 8), mĂȘme si certains aspects du comportement morphosyntaxique de vouloir en font Ă©galement un semi-auxiliaire, cette lexie nâen con-serve pas moins sa valeur verbale. Ainsi, selon Ben Hamadi (2007), « [âŠ] vouloir, comme souhaiter ou dĂ©sirer, peut ĂȘtre mis en relief » ((5a) et (5b), ex. (4d) et (11â) dans Ben Hamadi (2007)), tandis que « ce nâest le cas ni de pouvoir, ni de devoir. [âŠ] Lâinfinitif qui les [pouvoir et devoir] suit ne peut pas en ĂȘtre sĂ©parĂ© par une virgule, contrairement Ă vouloir, qui bĂ©nĂ©ficie dâune certaine autonomie » ((5c) et (5d), ex. (4e) et (4f) dans Ben Hamadi (2007)).
(5) a) Ce quâil veut, câest pouvoir vaincre sa peur b) Ce quâil souhaite (dĂ©sire), câest vaincre sa peur c) *Ce quâil peut, câest vaincre sa peur d) *Ce quâil doit, câest vaincre sa peur
Câest bien parce quâil nous faut identifier les rapports quâespĂ©reret souhaiter sont susceptibles dâentretenir avec des champs lexicaux eux-mĂȘmes difficilement stabilisables quâĂ partir de cet Ă©cart entre la volontĂ© et le souhait la question de la nature de la tension entre le sujet modal et lâobjet de la volontĂ© ou du souhait sera posĂ©e. Corollairement, câest donc celle du degrĂ© dâintentionnalitĂ© du sujet modal dans la relation quâil entretient avec espĂ©rer et vouloir, certes, mais Ă©galement avec espĂ©rer et souhaiter, qui se pose. Câest ce que Nicolas de Malebranche nous invite Ă considĂ©rer en (2), Ă la fin de son argumentation, « puisquâil nâest pas au pouvoir de notre volontĂ© de ne pas souhaiter dâĂȘtre heureux ». Malebranche
196 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
traite certes lĂ dâun cas bien particulier de souhait, le souhait « dâĂȘtre heureux », qui, selon lui, concerne tous les sujets modaux de cette modalitĂ© optative. On aime parce quâon le veut et on est libre de vouloir. Câest librement que je veux aimer, mais, comme ma volontĂ© nâa pas le pouvoir dâintervenir sur mon souhait de lâeuphorique, mon souhait « dâĂȘtre heureux », dans ce cas particulier ma volontĂ©, nâest pas libre « de ne pas souhaiter dâĂȘtre heureux », câest-Ă -dire pas libre de âsouhaiter ne pas ĂȘtre heureuxâ (voir la section 7.). Si nous gĂ©nĂ©ralisons la proposition de Malebranche, souhaiter X, oĂč X peut ĂȘtre soit une complĂ©tive flĂ©chie (souhaiter que X), soit une complĂ©tive non flĂ©chie (souhaiter (de) X, oĂč X est alors une proposition infinitive), nous devons nous poser la question de lâins-tanciation possible de X. Quel que soit le contenu sĂ©mantico-prag-matique de X, peut-on toujours dire que la volontĂ© et donc le strict intentionnel nâont pas de pouvoir sur lâĂ©vĂ©nement que reprĂ©sente le souhait ? Si la volontĂ© nâa pas de pouvoir sur cet Ă©vĂ©nement, cela signifie que le sujet modal intentionnel nâa pas de pouvoir sur le sujet modal du souhait. Le sujet modal intentionnel et le sujet modal du souhait, bien que renvoyant Ă une seule et mĂȘme personne dans lâextralinguistique, doivent-ils rester Ă©trangers lâun Ă lâautre lorsque le vouloir et le souhaiter interagissent ?
4.2. Lâaxiologique rentre dans le jeu de piste
Lorsquâil sâagit de souhaiter le bien, de souhaiter ĂȘtre heureux,nous voyons apparaĂźtre la dimension axiologique greimassienne des jugements de valeur (morale, logique, esthĂ©tique), catĂ©gorie subjec-tive par excellence, car rattachĂ©e au vĂ©cu et Ă lâexpĂ©rience du sujet. Câest une catĂ©gorie dâune complexitĂ© qui ne se rĂ©duit pas au bien et au mal, au plaisir et au dĂ©plaisir, au bon et au mauvais ou au beau et au laid, mais qui les intĂšgre dans une perspective de microsys-tĂšmes sĂ©miotiques (cf. Greimas & CourtĂšs (1979), CourtĂšs (1991)). « [N]otre volontĂ© », en lâoccurrence celle du sujet modal inten-tionnel, ne peut pas intervenir, selon Malebranche, pour modifier le rapport que le sujet modal entretient avec le procĂšs souhaiter lors-que ce dernier souhaite « le bien ». Cette fois-ci, le rapport devra ĂȘtre envisagĂ© en fonction de la nature mĂȘme de ce X qui reprĂ©sente la complĂ©tive Ă forme flĂ©chie ou non flĂ©chie des verbes souhaiter X et espĂ©rer X. Peut-on en effet parler dâun rapport identique du sujet avec la volontĂ© et le souhait lorsquâil sâagit de souhaiter « le bien commun » et lorsquâil sâagit de souhaiter « conquĂ©rir le cĆur de toutes les dames du quartier » ? Il ne sâagit pas lĂ dâune question futile et hors sujet, car, si la volontĂ©, selon Malebranche, ne peut sâopposer au bien en gĂ©nĂ©ral et au mien en particulier lorsque ce dernier sâinscrit dans « le bien en gĂ©nĂ©ral » (« ⊠de ne pas souhai-ter dâĂȘtre heureux »), elle peut fort bien sâopposer Ă mon souhait de conquĂ©rir tous les cĆurs du quartier. Lâexistence dâun rapport particulier entre la volontĂ© et le souhait, tel quâil est assertĂ© par Malebranche, signifie-t-elle que la lexie souhaiter peut ne pas avoir
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 197
ce mĂȘme rapport particulier avec son dĂ©verbal, le souhait, dĂšs lors que la volontĂ© ne peut plus agir sur le souhait ? Revenons Ă (1) (« ⊠pour espĂ©rer, il faut avoir un dĂ©sir, ⊠») et faisons la supposition quâil faut aussi un dĂ©sir comme prĂ©alable Ă la mise en Ćuvre du procĂšs souhaiter. La volontĂ© peut trĂšs bien sâopposer au dĂ©sir si des considĂ©rations morales (le bien et le mal, etc.) lâemportent sur mon dĂ©sir de possession des cĆurs. Malebranche ne parlait que du « bien commun ». Il y a bien de lâaxiologique dans cette analyse des relations entre le sujet modal et le verbe Ă con-tenu modal, puisque tous les arguments prĂ©dicatifs espĂ©rĂ©s (objets visĂ©s par lâespĂ©rance) ou souhaitĂ©s (objets du souhait) nâentretiennent pas nĂ©cessairement le mĂȘme rapport, euphorique ou dysphorique, voire phorique donc ambivalent (cf. Greimas & CourtĂšs (1979), CourtĂšs (1991), HĂ©bert (2006, 2007)), avec le sujet modal. La na-ture mĂȘme de lâargument prĂ©dicatif qui est espĂ©rĂ© ou souhaitĂ© est alors susceptible dâaffecter le rapport entre sujet et verbe Ă contenu modal.
5. LA RENCONTRE DE LA MODALITĂ ET DE LâASPECT LORS DE LA MISE Ă NU DES DĂVERBAUX
ESPĂRANCE ET ESPOIR
Le Petit Larousse nous dit que mettre quelque chose Ă nu, câest le « dĂ©nuder : Mettre un fil Ă©lectrique Ă nu ; dĂ©masquer, dĂ©voiler : Mettre Ă nu lâhypocrisie de qqn. ». RĂ©vĂ©ler, dĂ©couvrir, dĂ©voiler, en fait, une vĂ©ritable apocalypse et, comme le signifie ce vocable en grec, un dĂ©voilement. Un dĂ©voilement de lâĂ©tymologie, bien sĂ»r, dâespĂ©rer et souhaiter, mais nous allons voir que les trois dĂ©ver-baux qui en sont issus, avec, pour espĂ©rer, Ă la fois lâespoir et lâes-pĂ©rance, et seulement le souhait pour souhaiter, nous renseignent sur leur origine et sur leurs parents. Nous nous interrogerons dâabord sur les diffĂ©rences qui sous-tendent lâemploi dâespoir et dâespĂ©ranceet sur les restrictions de cooccurrence propres Ă chacun dâeux.
5.1. Ătat et processus, visĂ©e et processus intentionnel virtualisant
Lorsque nous faisons autour de nous un test spontanĂ© sur ce quâĂ©vo-quent les notions dâespoir et dâespĂ©rance, les rĂ©sultats sont certes discordants, mais ils concordent nĂ©anmoins sur un point prĂ©cis. Le point de concordance porte sur espoir, qui est ressenti spontanĂ©-ment comme une ouverture, un espace non bornĂ©, une forme de temporalitĂ© sans terme dĂ©terminĂ©. Peu importe quand, pourvu que ça marche comme⊠on lâespĂšre. Lâespoir Ă©voque une ouverture, quasiment pour toutes les personnes consultĂ©es. Et lâespĂ©rance alors ? Les rĂ©ponses ne reflĂštent plus du tout la mĂȘme unanimitĂ©. Nous al-lons voir quâune analyse serrĂ©e des collocations et contraintes de
198 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
cooccurrence va Ă lâencontre de cet impressionnisme spontanĂ© sur le dĂ©verbal espoir et ce ressenti dââouvertureâ. Commençons par espĂ©rance. Le suffixe -ance du dĂ©verbal espĂ©-rance a une double origine, celle du participe prĂ©sent du verbe dont il est dĂ©rivĂ©, donc une valeur implicitement durative, et celle dâune valeur rĂ©sultative 2 qui vient du latin -antia, qui permet de dĂ©noter Ă la fois lâaction proprement dite, son caractĂšre processuel et le rĂ©-sultat de lâaction. Nous comprenons pourquoi lâautre dĂ©verbal dâes-pĂ©rer, espoir, qui, a priori, nâa ni de caractĂ©ristique Ă©tymologique processuelle, ni de caractĂ©ristique Ă©tymologique rĂ©sultative, sem-blerait bien inappropriĂ© dans le contexte de (1), oĂč le soupirant de Madeleine de Maupin dĂ©finit son Ă©tat psychologique. Par rapport Ă espĂ©rance, qui âditâ le processus Ă©tymologiquement, espoir met davantage lâaccent sur lâĂ©tat dâattente du sujet que sur la visĂ©e, lâintention et le dĂ©sir. Câest lâĂ©tat dans lequel se trouve le sujet âexpĂ©rienceurâ (âcelui qui fait lâexpĂ©rience deâ (cf. Fillmore (1968), Gruber (1976), Jackendoff (1983)) qui est mis en avant, aux dĂ©pens du processus intentionnel qui vise le terme Ă atteindre. La valeur de rĂ©sultat nâest certes pas absente du dĂ©verbal espoir, elle est seulement plus ou moins occultĂ©e par lâĂ©tat dâattente. Les verbes anglais Ă©quivalents des lexies espĂ©rer et souhaiter sont classĂ©s par un grand nombre de linguistes anglo-saxons dans la catĂ©gorie des « psych verbs », ou « psychological verbs » 3, et ces derniers ont notĂ©, entre autres, que lâexpĂ©rienceur, Jean dans Jean craint les fantĂŽmes, et ce mĂȘme expĂ©rienceur dans Les fantĂŽmes effraient Jean nâavaient pas la mĂȘme fonction syntaxique, et que les « psych verbs » nâavaient pas toujours la mĂȘme valeur actancielle. On aurait bien tort de considĂ©rer ce type de remarque comme insi-gnifiante. Nous verrons quâil nâen est rien lorsque nous soumettrons espĂ©rer et souhaiter Ă des tests de diathĂšse active vs passive. LâentrĂ©e lexicale espoir du TrĂ©sor de la langue française infor-matisĂ© [TLFi] donne de nombreux exemples oĂč lâautre dĂ©verbal, espĂ©rance, trouverait moins facilement sa place, comme cela semble bien ĂȘtre le cas avec « Il se mit en route sans espoir de fuite ou de dĂ©livrance » (Augustin Thierry, RĂ©cits des temps mĂ©rovingiens, t. 2, 1840, p. 83). Certes, lâaccent est mis sur lâĂ©tat de manque du per-sonnage (« sans espoir »), sur ce quâil nâa pas, et cet Ă©tat nĂ©gatif est peu compatible avec une visĂ©e, une intention, un dĂ©sir dâatteindre un terme, peu compatible avec lâespĂ©rance, qui est davantage pro-cessus quâĂ©tat, mĂȘme si Ă©tat et processus interagissent toujours dans ce cas. Que penser de Il se mit en route sans espĂ©rance de ?fuite et mĂȘme dâune espĂ©rance de ?dĂ©livrance ? Que lâespĂ©rance ou lâespoirsoient sĂ©miotiquement reliĂ©s au jugement de valeur axiologique eu-phorique et non au dysphorique, voilĂ qui ne semble pas faire dĂ©bat, mĂȘme si un mal pour lâun, le dysphorique, peut ĂȘtre lâeuphorique,
2. Cf., dans le TLFi, les articles -ance, speciatim « Rem. 1 », et espoir : « DĂ©ver-bal de espĂ©rer* dâapr. les formes fortes de lâind. prĂ©s. ([ jâ]espoir, [tu] espoires, etc.). ». 3. La crĂ©atrice du terme mĂ©talinguistique anglais est Levin (1993).
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 199
lâespoir ou lâespĂ©rance de lâautre. Cependant, si le sujet modal peut bien entendu « espĂ©rer une dĂ©livrance prochaine », en revanche, le dĂ©verbal dĂ©livrance reprĂ©sente lui-mĂȘme lâau-delĂ dâun terme atteint, lâau-delĂ dâun rĂ©sultat. On se situe aprĂšs le rĂ©sultat du pro-cĂšs dĂ©livrer. On ne peut parler de dĂ©livrance pour un individu quâune fois quâil est dĂ©livrĂ©, que le processus est non seulement accompli mais que cet accompli est stabilisĂ©, quâon a franchi la borne de lâac-compli. La dĂ©livrance des otages nâest pleine et entiĂšre quâune fois seulement quâils sont en sĂ©curitĂ©. LâexpĂ©rienceur qui espĂšre la dĂ©li-vrance a un espoir de dĂ©livrance, pas une ?espĂ©rance de dĂ©livrance.Il est dans un Ă©tat dâattente du rĂ©sultat Ă venir. La cooccurrence dâes-pĂ©rance et de dĂ©livrance demeure souvent problĂ©matique, car lâes-pĂ©rance, qui est Ă la fois processus de visĂ©e et reprĂ©sentation anti-cipĂ©e du rĂ©sultat (visĂ©), se trouve reliĂ©e au terme, dĂ©livrance, qui est lui-mĂȘme un processus et son rĂ©sultat, et non un Ă©tat. On ne peut passer sous silence le fait que, dans la partie nĂ©o-testamentaire de la Bible, lâespĂ©rance a une valeur Ă la fois commune et singuliĂšre. Câest certes une projection du sujet expĂ©rienceur, sens commun, mais surtout une vertu thĂ©ologale, un devoir de projection du croyant, de dĂ©placement, visĂ© par le croyant, dâune vie temporelle vers une vie non-temporelle, une vie dâĂ©ternelle prĂ©sence dans le royaume de Dieu, la dĂ©livrance Ă©tant alors la dĂ©livrance du pĂ©chĂ©. Ainsi, lâes-pĂ©rance de la dĂ©livrance cesse de poser un problĂšme dĂ©licat de co-occurrence entre deux visĂ©es simultanĂ©es dâun au-delĂ du rĂ©sultat. Il y a en effet un double processus. Le premier processus est com-mun Ă toute espĂ©rance, il est la visĂ©e par le sujet expĂ©rienceur de lâespĂ©rance, la visĂ©e dâun au-delĂ du rĂ©sultat, et le second processus, la dĂ©livrance, est, par lui-mĂȘme, son sens thĂ©ologique, une projection vers un au-delĂ , en lâoccurrence, du pĂ©chĂ©. Si jâattends [le croyant attend] la dĂ©livrance, je suis dans lâespoir, repliĂ© sur mon Ă©tat, lâes-poir. En revanche, si je [le croyant] suis dans lâespĂ©rance de la dĂ©li-vrance, je vise un au-delĂ (espĂ©rance) dâun au-delĂ (du pĂ©chĂ©), la dĂ©livrance. Si lâespĂ©rance du salut est une vertu thĂ©ologale chez les chrĂ©-tiens, câest quâon considĂšre, dans ce cadre religieux, le salut comme un Ă©tat Ă atteindre, celui de la personne sauvĂ©e. Le salut nâest pas un processus, mĂȘme si câest tout un processus prĂ©alable que le croyantdoit mettre en Ćuvre pour atteindre cet Ă©tat. LâespĂ©rance est un pro-cessus qui vise Ă atteindre un rĂ©sultat, et ce rĂ©sultat, câest un nou-vel Ă©tat de la personne qui en bĂ©nĂ©ficie, lâau-delĂ du rĂ©sultat. Ainsi peut-on parler, avec lâespoir, du passage dâun Ă©tat Ă un autre, dâun inchoatif lexical. Un espoir de dĂ©livrance, câest le passage axio-logique dâun Ă©tat dysphorique Ă un Ă©tat euphorique et, pour le sujet expĂ©rienceur, un arrĂȘt sur image sur lâĂ©tat euphorique, en lâoccurrence, lâĂ©tat de non-prisonnier. Câest donc bien une forme dâincohatif ; un espoir de fuite, câest le passage de lâĂ©tat dysphorique dans lequel se trouve le sujet expĂ©rienceur Ă un Ă©tat euphorique, lĂ encore un inchoatif lexical axiologiquement marquĂ©. Câest dâune espĂ©rance de vie quâil sâagira lorsque le cadre proces-suel (espĂ©rance) prend le pas sur le cadre statif (espoir). Certes, Il
200 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
lui (lâaccidentĂ©) reste encore un espoir de vie fonctionne trĂšs bien dĂšs lors que, pour le locuteur, il nâest pas encore totalement exclu que le dysphorique, lâĂ©tat dans lequel lâaccidentĂ© se trouve, puisse cĂ©der la place Ă un Ă©tat euphorique, la vie. En revanche, câest bien dâune espĂ©rance de vie et non dâun espoir de vie quâil sâagit lors-quâon envisage la vie sur la durĂ©e et non comme lâĂ©tat du vivant. La vie nâest alors pas un terme Ă atteindre, pas un Ă©tat mais un pro-cessus, qui, comme tout processus, a un Ă©tat initial et un Ă©tat final. Nous voyons quâune mĂȘme lexie, la vie, change de valeur en fonc-tion du dĂ©verbal auquel elle est unie, car câest bien le locuteur qui choisit dâĂ©tablir une relation entre lâexpĂ©rienceur et le terme objet, rĂ©sultat, processus ou Ă©tat. Certes, câest peut-ĂȘtre le choix du dĂ©ver-bal qui sâadapte Ă lâacception choisie de la lexie, mais peu importe, car le lien entre les deux est un lien contraint par des valeurs aspec-tuelles qui sous-tendent la totalitĂ© du syntagme nominal concernĂ©.
5.2. LâespĂ©rance comme processus ânominalâ, lâespoir comme Ă©tat ânominalâ
Lâexpression *Notre ami a une espĂ©rance de vie, sans marqueur quantitatif, est non plausible. LâĂ©noncĂ© Il y a encore une espĂ©rance de vie sous les dĂ©combres est des plus attestĂ©s, mais on voit alors que vie change dâacception et nâest plus processus mais Ă©tat, puis-quâil sâagit de retrouver des personnes en Ă©tat de vie sous les dĂ©-combres. En revanche, si lâon compare Compte tenu des donnĂ©es actuelles de la science, mon espĂ©rance de vie est de 81,6 ans Ă Compte tenu des donnĂ©es actuelles de la science, mon *espoir de vie est de 81,6 ans, nous retrouvons la diffĂ©rence entre lâespĂ©rance-pro-cessus et lâespoir-Ă©tat. On pourra toujours trouver un contexte oĂč ce dernier syntagme ne sera pas absurde mais ce contexte rĂ©tablira sans doute lâacception processuelle de la vie. Lâessentiel demeure quâĂ©tat dâattente du sujet modal expĂ©rienceur et processus visant un terme doivent permettre Ă la fois de distinguer les deux dĂ©ver-baux pour, in fine, distinguer espĂ©rer et souhaiter beaucoup plus nettement. En rĂ©sumĂ©, avec une espĂ©rance de vie, le dĂ©verbal espĂ©rance con-jugue le processus issu de espĂ©rer, verbe de sentiment ou verbe psy-chologique, selon les approches, et une vĂ©ritable dissociation entre le terme visĂ©, dĂ©sirĂ©, le rĂ©sultat Ă atteindre et le processus mĂȘme dâes-pĂ©rance, dissociation que fait le sujet modal expĂ©rienceur. La notion mĂȘme de processus nĂ©cessite le repĂ©rage possible dâun Ă©tat initial et dâun Ă©tat final. Par opposition, un espoir (de victoire, par exemple), câest la vic-toire qui est dĂ©jĂ prĂ©sente dans lâĂ©tat dâattente oĂč se trouve le sujet expĂ©rienceur. Ătat et rĂ©sultat ne sont pas dissociĂ©s. Ainsi, par exemple, Câest un des grands espoirs de la recherche sur le cancer, oĂč es-poir peut renvoyer aussi bien Ă un individu, un chercheur promet-teur quâĂ une dĂ©couverte, un traitement, lui aussi prometteur. Tout est dans la (con)fusion de lâattente et du rĂ©sultat. Une espĂ©rance
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 201
de victoire, câest le dĂ©sir de victoire portĂ© au-delĂ du terme, aprĂšsla victoire. Le sujet expĂ©rienceur se situe de lâautre cĂŽtĂ© de la borne aspectuelle qui marque lâaccompli, le rĂ©sultat. Il anticipe lâacquisi-tion du rĂ©sultat, mais le rĂ©sultat nâest pas posĂ© comme acquis au moment de lâactualisation de lâespĂ©rance. Jean Racine illustre parfaitement lâespoir dans sa diffĂ©rence avec lâespĂ©rance. LorsquâHermione demande Ă sa confidente ClĂ©one ce que fait Pyrrhus, elle rĂ©pond :
(6) Je lâai vu vers le temple, oĂč son hymen sâapprĂȘte, / Mener en con-quĂ©rant sa nouvelle conquĂȘte ; / Et dâun Ćil oĂč brillaient sa joie et son espoir / Sâenivrer en marchant du plaisir de la voir. (Racine, An-dromaque, Acte V, scĂšne 2 (mes gras))
Câest lâespoir qui brille dans lâĆil de Pyrrhus, pas lâespĂ©rance. MĂȘme si un Ćil peut briller de dĂ©sir, il ne brille pas dâespĂ©rance. Lâes-poir de Pyrrhus est un Ă©tat, une attente du rĂ©sultat (lâhymen). LâĆil de Pyrrhus ne se projette pas vers le rĂ©sultat espĂ©rĂ©, lâhymen, câest lâattente de ce rĂ©sultat qui le fait briller, lâattente que lâhymen vienne vers lui⊠et qui est dĂ©jĂ en lui. Avec lâespoir, dans lâĂ©tat psychologique dâespoir, tel que les plau-sibilitĂ©s et non-plausibilitĂ©s de collocation nous lâindiquent, le mou-vement se fait de lâobjet espĂ©rĂ© / attendu vers lâexpĂ©rienceur, vers celui qui attend. Il sâagit dâune vĂ©ritable âtransitivitĂ©â nominale in-versĂ©e. Nous retrouvons le mĂȘme phĂ©nomĂšne, mais orientĂ© dans le sens inverse, avec le syntagme sans espĂ©rance, tel quâil apparaĂźt dans les Ă©noncĂ©s (7a) et (7b), tirĂ©s de lâentrĂ©e espĂ©rance du TLFi :
(7) a) M. Daigremont fut sans espérance le vingt-troisiÚme jour aprÚs notre arrivée, et mourut le vingt-cinquiÚme. (La Pérouse, Voyage autour du monde, t. 2, 1797, p. 360)
b) Son fils est sans espĂ©rance et ce quâon peut lui souhaiter de mieux, câest une prompte mort. (Constant, Journaux, 1805, p. 204)
Le rĂ©dacteur de cette entrĂ©e lexicale donne au syntagme sans espĂ©-rance le sens de âen parlant dâun malade, ĂȘtre condamnĂ©â. Câest le point de vue de lâobservateur-locuteur qui, ici, prime. Le locu-teur ne peut plus â se plaçant du point de vue du malade, qui est, lui, âhors du jeu discursifâ, â dĂ©sirer que ce dernier continue Ă es-pĂ©rer que le processus de vie nâait pas encore atteint son terme, car lui sait le malade condamnĂ© et son espĂ©rance serait non seulement vaine mais dysphorique, synonyme de souffrance. Pourquoi conti-nuer Ă espĂ©rer (lâobservateur) lorsque toute espĂ©rance (pour le ma-lade) est vaine ? Certes, Guillaume dâOrange (ou Charles le TĂ©mĂ©-raire, dit-on parfois) pourrait rĂ©pondre Ă ce locuteur que « Point nâest besoin dâespĂ©rer pour entreprendre ni de rĂ©ussir pour persĂ©-vĂ©rer » mais, outre quâentreprendre de vivre nâest plus guĂšre dâac-tualitĂ© pour ce malade dans un Ă©tat dĂ©sespĂ©rĂ©, ce qui nous importe ici, câest bien cette diffĂ©rence aspectuelle entre les dĂ©verbaux espĂ©-rance et espoir.
202 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Avec lâespĂ©rance, tel que les plausibilitĂ©s et non-plausibilitĂ©s de collocation nous lâindiquent, le mouvement se fait de lâexpĂ©rien-ceur vers lâobjet espĂ©rĂ© / attendu. Le mouvement va vers lâau-delĂ du rĂ©sultat quâest, dans ce cas, lâobjet espĂ©rĂ© / attendu, la guĂ©rison. Il sâagit dâune vĂ©ritable âtransitivitĂ©â nominale. Nous proposons un dernier passage, dâEmmanuel Kant cette fois-ci, pour renforcer notre hypothĂšse rĂ©sultant des tests de plausibilitĂ© sur espoir, considĂ©rĂ© avant tout comme un Ă©tat dâattente qui absorbe le rĂ©sultat attendu, et sur espĂ©rance, considĂ©rĂ© comme un processus qui vise un terme, un au-delĂ du rĂ©sultat dont il est dissociĂ© et qui absorbe Ă la fois lâĂ©tat dâattente et le dĂ©sir, qui est un prĂ©alable Ă sa mise en Ćuvre :
(8) Cette espĂ©rance en des temps meilleurs, sans laquelle un dĂ©sir sĂ©rieuxde faire quelque chose dâutile au bien gĂ©nĂ©ral nâaurait jamais Ă©chauffĂ© le cĆur humain, a mĂȘme eu de tout temps une influence sur lâacti-vitĂ© des esprits droits et lâexcellent Mendelssohn lui-mĂȘme a bien dĂ» compter lĂ -dessus quand il a dĂ©ployĂ© tant de zĂšle en faveur du pro-grĂšs des lumiĂšres et la prospĂ©ritĂ© de la nation Ă laquelle il appartient.(Emmanuel Kant, Sur lâexpression courante, il se peut que ce soit juste en thĂ©orie, mais en pratique cela ne vaut rien (1793), trad. L. Guiller-mit, 1980, Vrin, pp. 54-55)
Lâ« espĂ©rance en des temps meilleurs » est Ă nouveau liĂ©e au dĂ©sir(cf. Ă©noncĂ© (1)). MĂȘme si la relation dâordre entre les deux senti-ments nâest pas la mĂȘme en (1) et en (8), lâessentiel est quâil y a un lien, renouvelĂ©, entre le dĂ©sidĂ©ratif et espĂ©rer. Si nous reprenons la dĂ©marche argumentative du philosophe, que voyons-nous ? Le locuteur philosophe pose une espĂ©rance en des temps meil-leurs. Sans cette espĂ©rance, nous dit-il, un « dĂ©sir sĂ©rieux de faire quelque chose dâutile au bien gĂ©nĂ©ral » ne serait jamais entrĂ© dans le cĆur des hommes. Il faut croire en la possibilitĂ© dâune amĂ©lio-ration pour lâespĂ©rer et donc en viser le produit. LâespĂ©rance des hommes, ce sont les hommes qui attendent et visent un au-delĂ du rĂ©sultat de la pensĂ©e philosophique (« âŠdĂ©ployĂ© tant de zĂšle en fa-veur du progrĂšs des lumiĂšres »). Cette espĂ©rance a une influence sur lâactivitĂ© des « esprits droits ». Câest bien de cette activitĂ© que rĂ©sulte le produit espĂ©rĂ©, lâau-delĂ du rĂ©sultat, Ă savoir la prospĂ©-ritĂ© intellectuelle et Ă©conomique des nations. Dans le processus de visĂ©e de ce produit, le sujet modal â les esprits droits â nâest pas passif mais actif. Il va vers ce quâil espĂšre, et la lexie espĂ©rer prend sa pleine dimension de processus, de visĂ©e intentionnelle virtuali-sante. La volontĂ© retrouve ses droits, quâelle avait perdus avec Male-branche en (2), lorsquâil sâagissait de souhaiter et non dâespĂ©rer le bien commun. Lâ« espĂ©rance en des temps meilleurs » est ainsi traversĂ©e par une âtransitivitĂ©â nominale oĂč le sujet modal expĂ©rienceur (les « es-prits droits ») est en situation de rĂ©unir dĂ©sir, volontĂ© et espĂ©rancepour donner Ă la lexie espĂ©rer sa pleine puissance. Ce sont maintenant les tests syntaxico-sĂ©mantico-pragmatiques qui vont, ou non, valider nos hypothĂšses.
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 203
6. ESPĂRER ET SOUHAITER AU CRIBLE DES TESTS SYNTAXICO-SĂMANTICO-PRAGMATIQUES
Parmi la multitude de tests syntaxiques auxquels on peut sou-mettre espĂ©rer et souhaiter, il semble pertinent de commencer par celui des schĂ©mas actanciels et de la valence (cf. TesniĂšre (1959 / 1982)) ainsi que des possibilitĂ©s de ne pas voir apparaĂźtre lâun des actants ou, dans la logique des prĂ©dicats, de ne pas voir instanciĂ©e par un argument explicite lâune des places de la relation prĂ©dica-tive.
6.1. Le crible des places non instanciées et des schémas actanciels
(9) â Tu crois quâon va sâen sortir ? â Ăcoute-moi bien, espĂšre Ă et ressaisis-toi(10) a) â Tu crois quâon va sâen sortir ? â En tout cas, espĂšre-le et ressaisis-toi b) â *Souhaite Ă et ressaisis-toi c) â Souhaite-le et ressaisis-toi(11) a) â Comment crois-tu que tout ça va finir ? â Tu sais, moi, je souhaite *Ă encore ! b) â Comment crois-tu que tout ça va finir ? â Tu sais, moi, jâespĂšre Ă encore ! c) â Tu sais, moi, je souhaite surtout une fin rapide !(12) a) â Tu sais, moi, jâespĂšre Ă et aprĂšs tout, peut-ĂȘtre quâils sâen sortiront ! b) â Tu sais, moi, je souhaite *Ă et aprĂšs-tout, peut-ĂȘtre quâils sâen sor-
tiront ! c) â Tu sais, moi, je souhaite quâils sâen sortent. AprĂšs tout, je ne suis
pas un mauvais bougre ! d) â Tu sais, moi, jâespĂšre quâils sâen sortiront. AprĂšs tout, je ne suis pas
un mauvais bougre !(13) a) â Tu crois quâil va venir ? â JâespĂšre Ă, en tout cas / JâespĂšre bien / *Je souhaite bien, en tout
cas / Je le souhaite / Je le souhaite ??bien b) â Je voudrais bien ! / *Je voudrais Ă / Je (le) voudrais en tout cas(14) a) Pendant de longues minutes, jâai espĂ©rĂ© Ă, puis jâai compris quâil
nây avait plus rien Ă faire et jâai Ă©clatĂ© en sanglots b) Pendant de longues minutes, jâai souhaitĂ© sa mort (tĂ©lique) / *sa vie
(atĂ©lique), puis jâai compris que ça ne servirait Ă rien
Lâon doit sâinterroger sur la valence des verbes espĂ©rer et sou-haiter, parce que si lâun des deux sâavĂ©rait avoir une version mono-valente, son statut hypothĂ©tique gĂ©nĂ©ralisĂ© de processus serait par lĂ -mĂȘme mis Ă mal. Si lâon constate que souhaiter ne saurait ĂȘtre monovalent (cf. (10b), (11a), (12b) et (13a)), personne ne se lais-sera abuser dans le cas dâespĂ©rer par la place non instanciĂ©e (Ă) de (9), (11b), (12a) et (14a). Une premiĂšre rĂ©ponse se trouve dans (13a), quâon peut rĂ©tablir en JâespĂšre bien (quâil va venir), avec reprise de lâappel initial Ă
204 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
lâallocutaire (Crois-tu que X ?), suivi de lâassertion positive de Xdans la complĂ©tive objet, grĂące Ă la prĂ©sence de bien. Lâabsence de cet opĂ©rateur de reprise assertive ne change rien Ă la possibilitĂ© de rĂ©cupĂ©rer la valeur de X sous forme dâune assertion implicite. Les Ă©noncĂ©s (13a) ainsi que (9) le montrent bien. Ces Ă©noncĂ©s avec la modalitĂ© injonctive en rĂ©ponse Ă lâappel qui est lancĂ© Ă lâallocu-taire font de lâactant-acteur dâespĂ©rer un actant-patient soumis par lâĂ©nonciateur-locuteur de cette modalitĂ© injonctive. Câest le cas de lâancienne place vide (Ă) en (9), maintenant instanciĂ©e, EspĂšre quâon va sâen sortir. Cette place est explicitĂ©e grĂące Ă lâanaphorisĂ© du pro-nom le en (10a). Il en va de mĂȘme avec Que fais-tu ? â Je lis Ă,oĂč lire Ă sera interprĂ©tĂ© comme bivalent : âJe lis (ce que je lis)â. Dans tous ces cas, lâactant-patient, lâespĂ©rĂ© ou le lu, est reprĂ©sentĂ© par une place argumentale (ou rĂŽle actanciel) vide, susceptible dâĂȘtre instanciĂ©e. Souhaiter et espĂ©rer sont donc au minimum bivalents â souhaiter est certes souvent trivalent â et comme tels traduisent une interaction entre les deux actants quâils mĂ©diatisent, interaction que deux Ă©noncĂ©s problĂ©matiques, (15a) et (15b), vont permettre de prĂ©ciser dans la section suivante.
6.2. Bivalence stricte ou relative
Deux cas peuvent en effet trouver quelque difficultĂ© Ă sâinscrire dans une bivalence stricte : une trivalence stricte pour souhaiter(15a) et, pour espĂ©rer, lâĂ©noncĂ© (15b) :
(15) a) Je vous souhaite une bonne année / une bonne santé / de réussir b) Il faut espérer en des temps meilleurs
Pour (15a), Anscombre (1979 : 74-75) a fort bien traitĂ© de la valeur dĂ©locutive de souhaiter (souhaiter une bonne annĂ©e = âdire « bonne annĂ©e » sous forme de souhaitâ) et il a montrĂ© que de cette valeur dĂ©rivait une valeur performative possible de souhaiter, oĂč lâacte de souhait sâaccomplit par la formule je souhaite. La citation ci-dessous, extraite de son article, rĂšgle dĂ©finitivement la question :
Comparez : â Pierre souhaite que Jacques rĂ©ussisse (ambigu). â Pierre souhaite Ă Jacques de rĂ©ussir (sens perf.). Câest pourquoi, on peut dire sans contradiction : â Pierre a souhaitĂ© Ă Jacques de rĂ©ussir, bien quâau fond, il dĂ©sire le voir
Ă©chouer. car souhaiter y a le sens performatif. LâambiguĂŻtĂ© du premier Ă©noncĂ© disparaĂźt si on ajoute fortement ou ardem-ment Ă souhaite car ces locutions adverbiales ne sont compatibles quâavec le sens non performatif : on ne peut dâailleurs les adjoindre au second Ă©noncĂ© sans une certaine bizarrerie. (p. 74)
Cette valeur performative du verbe souhaiter suppose une triva-lence particuliÚre. Le schéma syntaxique est le suivant : sujet mo-
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 205
dal optatif (acteur) + souhaiter + un actant bĂ©nĂ©ficiaire au datif + un actant-patient (lâobjet du souhait). Le problĂšme, dans le cas dâun sens performatif, est celui de lâactant-patient, puisque lâobjet du sou-hait, le souhaitĂ© (et non son bĂ©nĂ©ficiaire), peut fort bien, comme le souligne Anscombre, ne pas ĂȘtre dĂ©sirĂ© par lâacteur du souhait, qui actualise un souhait (le faire) par le seul dire du souhait. Ce phĂ©nomĂšne pointĂ© par Anscombre sâajoute, une fois encore, Ă cette « ronde des modalitĂ©s » Ă laquelle le titre de notre Ă©tude fait allusion, puisque dĂ©sirer et espĂ©rer peuvent lĂ encore ne pas se trouver en intersection modale, ce qui pouvait dĂ©jĂ ĂȘtre le cas dans lâirrealis. Quand bien mĂȘme lâobjet du souhait serait-il dĂ©sirĂ©, cela ne changerait pas le problĂšme. La tension entre le sujet modal et lâobjet du souhait nâest plus la mĂȘme en (13a) et en (15a). Lors-que ce dernier a une valeur performative, souhait sincĂšre ou non, le fait que lâactant-bĂ©nĂ©ficiaire ressente souhaiter comme un per-formatif et non comme un verbe psychologique prive lâactant-acteur du procĂšs souhaiter de sa valeur modale. Il nâest plus insĂ©rĂ© dans un rĂ©seau de modalitĂ©s qui Ă©tablit une tension particuliĂšre 4, une intentionnalitĂ© virtualisante entre lâexpĂ©rienceur du souhait et lâob-jet visĂ© par le souhait. Le sujet devient acteur dâune formule dont le dire âfait (le) souhaitâ et oĂč la modalitĂ© optative doit alors ĂȘtre reconstruite par le bĂ©nĂ©ficiaire-destinataire, qui est libre dâinterprĂ©-ter la formule comme il lâentend.
Souhaiter, qui, dans sa version trivalente, inclut un bĂ©nĂ©ficiaire, peut, en interprĂ©tation performative, se prĂȘter Ă un changement de tension entre lâactant-acteur et lâactant-patient, objet du souhait, lĂ oĂč espĂ©rer, bivalent, ne saurait recevoir dâinterprĂ©tation performa-tive. Nous pouvons dâailleurs nous demander si souhaiter nâest pas, de facto, toujours un trivalent potentiel. En effet, si, pour espĂ©rer,le procĂšs a toujours comme bĂ©nĂ©ficiaire premier (dimension axiolo-gique euphorique) lâactant-acteur du processus, le procĂšs souhaiternâa-t-il pas, faute dâactant-bĂ©nĂ©ficiaire explicite, un actant-bĂ©nĂ©ficiaire implicite en la personne de lâactant-acteur du souhait ? Un Ă©noncĂ© comme Je (me) souhaite (de) vivre longtemps ne semble de toute Ă©vidence ni irrecevable, ni diffĂ©rent, dans la tension entre le sujet modal et lâobjet du souhait, de lâĂ©noncĂ© Je te souhaite de vivre long-temps. Un Ă©noncĂ© comme Je souhaite la victoire du Pays de Galles peut trĂšs bien avoir deux lectures, une lecture euphorique, âJe leur sou-haite de gagner le Tournoi de rugby des Six Nations parce que ce sont les plus combatifsâ, ou une lecture dysphorique avec retourne-ment euphorique, âJe me souhaite quâils gagnent le Tournoi, mĂȘme 4. enchea (2001 : 21) cite Cristea (1981 : 61) : « Les modalitĂ©s dĂ©sidĂ©ratives et volitives reprĂ©sentent deux types de modalitĂ©s appartenant Ă la zone de la voli-tion virtualisante. Les modalitĂ©s dĂ©sidĂ©ratives font intervenir une tension du sujet vers un but â tension qui est le rĂ©sultat dâune prĂ©disposition spontanĂ©e, tandis que les modalitĂ©s volitives sont lâexpression dâune tension consciente ou intention, im-pliquant une dĂ©cision du sujet modal » (mes italiques).
206 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
si je nâaime pas leur jeu, et comme ça les Anglais feront moins les fiers la prochaine foisâ. En tout Ă©tat de cause, il semble bien que dĂ©sidĂ©ratifs et optatifs comprennent dans leur schĂ©mas actanciels un bĂ©nĂ©ficiaire implicite lorsque ce dernier nâest pas nommĂ©. Que celui du schĂ©ma actanciel dâespĂ©rer soit toujours dâabord lâactant-acteur du procĂšs âespĂ©rerâ aura des consĂ©quences sur le mode indi-catif prĂ©sent dans la complĂ©tive, hors bien sĂ»r les cas lĂ©gitimes, dans notre thĂ©orisation, oĂč le subjonctif y est de plein droit. Lâirreceva-bilitĂ© de Je *leur espĂšre de gagner la course vs JâespĂšre quâils ga-gneront la course montre bien que le datif est en dĂ©licatesse avec espĂ©rer. Le cas de (15b) (Il faut espĂ©rer en des temps meilleurs) est diffĂ©-rent. Avec espĂ©rer en quelque chose / quelquâun, la valeur aspec-tuelle dâĂ©tat semble bien prendre le pas sur la valeur de processus. La prĂ©position en, qui relie le procĂšs espĂ©rer Ă lâobjet espĂ©rĂ©, tra-duit une relation non plus directe mais indirecte entre le procĂšs et le groupe nominal. Dans une relation prĂ©dicative comme <x, CROIRE, en y>, la prĂ©position en traduit une relation qui modifie celle Ă©ta-blie par le prĂ©dicat croire avec lâargument <y>. Un lien indirect entre lâexpĂ©rienceur de lâopinion, le croire et lâobjet de la croyance est Ă©tabli. Il interrompt la transitivitĂ©, et si lâon parle alors de transiti-vitĂ© indirecte, câest faute de mieux. Si <x, CROIRE, y> est consi-dĂ©rĂ© malgrĂ© tout comme un processus, câest que lâargument <x>affecte lâargument <y> et lui attribue la valeur rĂ©sultative de âcruâ. Avec en comme relateur entre <x> et <y>, y a-t-il encore une valeur rĂ©sultative affectant <y> ? Si Je crois Pierre / ce quâil me dit affecte « Pierre = ce quâil me dit » de la valeur rĂ©sultative de âcruâ, que penser de Je crois en la dĂ©mocratie ? La dĂ©mocratie en laquelle x (= « je », ici) croit devient-elle affectĂ©e dâune valeur rĂ©sul-tative de âcrueâ ou reprĂ©sente-t-elle un lieu symbolique qui fonc-tionne comme un Ă©tat de croyance ? Je suis en vacances ou Je suis en retraite (Ă ne pas confondre avec Ă la retraite) reprĂ©sente lâĂ©tat de âvacancesâ ou lâĂ©tat de âmĂ©ditation loin du bruit du mondeâ dans lequel se trouve <x>. Ce locatif, en, sans faire de <y> un circons-tant (en vacances en Alsace, oĂč Alsace, lui, est circonstant), donne Ă son statut conservĂ© dâactant une valeur dâidentification du procĂšs croire. Cela devient croire en quelque chose / quelquâun, et ce « quel-que chose » ou ce « quelquâun » affecte lâexpĂ©rienceur du « croire ». Il en fait un croyant. Un croyant en la dĂ©mocratie, un croyant en des temps meilleurs, un croyant en Dieu. Il y a donc en (15b) une modification du procĂšs espĂ©rer par le relateur supplĂ©mentaire intro-duit grĂące Ă la prĂ©position en, modification qui est dâautant plus analogue Ă celle introduite avec croire que ces deux prĂ©dicats, es-pĂ©rer en y et croire en y, sont sĂ©mantiquement trĂšs proches. EspĂ©-rer en y devient une sorte de verbe dâattitude propositionnelle sur-modalisĂ© par lâespoir (et non lâespĂ©rance), au mĂȘme titre que croire en y, par opposition Ă croire y, qui, lui, est un verbe dâattitude pro-positionnelle au sens strict du terme. EspĂ©rer en se rapproche de la valeur dâĂ©tat « nominal » du dĂ©verbal espoir, que nous avons poin-tĂ©e en 5.2., en interrompant la transitivitĂ© et en la retournant vers
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 207
lâactant-acteur du procĂšs espĂ©rer. Non seulement il se rapproche du verbe dâopinion croire et sâĂ©loigne du verbe de volontĂ© espĂ©rer,mais il transforme lâactant-acteur non pas en croyant mais en es-pĂ©rant. EspĂ©rer reste bivalent et ce nâest donc pas, mĂȘme en (15b), un inaccusatif, mais lâactant-acteur peut devenir Ă©galement actant-patient, ce qui accroĂźt lâamplitude de ses caractĂ©ristiques sĂ©miques et, partant, ses liens avec les diffĂ©rents champs lexicaux modaux. Dans ce que nous avons appelĂ© la « ronde des modalitĂ©s », le terme repĂšre quâest lâactant-acteur dâespĂ©rer devient le terme repĂ©rĂ© par la modalitĂ© de la croyance, la modalitĂ© de lâopinion, puisque câest lui qui devient alors affectĂ© par le groupe nominal Ă droite de la prĂ©position en. Il y a inversion des termes âaffecteurâ et âaffectĂ©â, inversion de la direction modale et de la tension entre le sujet mo-dal et lâobjet visĂ© par cette modalitĂ©.
6.3. Les phénomÚnes de reprise syntaxique et le schéma actanciel
(16) a) Je nâen nâespĂšre rien de particulier / pas grand-chose, de cette rĂ©u-nion Ă vint-cinq !
b) Je nâespĂšre rien de particulier de cette rĂ©union Ă vingt-cinq ! c) Je nâen *souhaite rien de particulier / *pas grand-chose, de cette rĂ©u-
nion Ă vingt-cinq / de ce repas ! d) Je vous en souhaite de trĂšs bonnes, des vacances Ă la mer
LâĂ©noncĂ© (16c) montre quâil ne peut y avoir de reprise anaphorique ou cataphorique avec le pronom personnel en lorsque souhaiternâentre pas dans un schĂ©ma actanciel avec un actant âbĂ©nĂ©ficiaireâ distinct du sujet modal expĂ©rienceur. Il reste bivalent. En revanche, en (16d), dĂšs lors que souhaiter sâinscrit dans un schĂ©ma actanciel trivalent : <sujet modal-acteur (optatif) â actant-patient-visĂ© â actant-bĂ©nĂ©ficiaire>, la reprise par le pronom personnel en fonctionne par-faitement. Cela montre que notre hypothĂšse sur une trivalence cachĂ©e de souhaiter lorsque le bĂ©nĂ©ficiaire et lâacteur du souhait ne font quâun dans lâextralinguistique ne fonctionne pas en (17a), car le bĂ©nĂ©ficiaire nâest pas explicitĂ©, alors que lâĂ©noncĂ© (17b) fonctionne, mĂȘme si le jeu rhĂ©torique est ici Ă©vident :
(17) a) * Jâen souhaite de trĂšs bonnes, des vacances Ă la mer b) Je mâen souhaite de trĂšs bonnes, des vacances Ă la mer(18) a) Je nâen attends rien de particulier, de cette rĂ©union Ă vingt-cinq b) Je nâen espĂ©rais pas tant de lui / Je nâen souhaitais pas tant ?de lui
Attendre (18a), bien quâil partage de nombreux sĂšmes avec espĂ©-rer, est un processus qui demeure rattachĂ© Ă une valeur dâĂ©tat sous-jacent qui justifie, en partie seulement, certes, quâil ne soit pas rat-tachĂ© au champ sĂ©mantique du dĂ©sir. Jâattends la pluie nâimplique pas a priori le dĂ©sir de pluie, et Jâattends le soleil, bien que nâim-pliquant pas nĂ©cessairement le dĂ©sir de soleil, lâimplique cependant a priori, valeur axiologique de lâeuphorique aidant. En revanche, aussi bien JâespĂšre la pluie que JâespĂšre le soleil impliquent tous
208 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
les deux, a priori, un dĂ©sir de pluie ou de soleil. Si lâaxiologique joue, il transforme la pluie en euphorique dĂšs lors que cette lexie nominale est lâactant-patient dâespĂ©rer. Nous pouvons nous demander si, avec un animĂ© humain, le schĂ©ma actanciel du verbe attendre est modifiĂ©. Sâagit-il, en (19a), dâun pas-sage de lâĂ©tat psychologique dâattente Ă une valeur modale dĂ©ontique dont le schĂ©ma actanciel propre Ă <x, attendre, y de z> serait la trace ? Remplaçons, en (19b), jâattends par jâespĂšre :
(19) a) Jâattends de lui quâil me traduise tout le texte pour demain soir b) JâespĂšre de lui quâil me traduira tout le texte pour demain soir aâ) Jâattends quâil me traduise tout le texte pour demain soir bâ) JâespĂšre quâil me traduira tout le texte pour demain soir
Cette valeur modale dĂ©ontique, dont on peut supposer quâelle accom-pagne la version initiale de (19a), demeure-t-elle en (19b) ? La rĂ©-ponse semble ĂȘtre nĂ©gative. Supprimons le syntagme prĂ©position-nel de lui. Y a-t-il relation dâĂ©quivalence sĂ©mantique entre (19a) et (19aâ) ? Nous ne le pensons pas. Si lâon peut considĂ©rer quâavec (19b) et (19bâ) il nây a pas plus de valeur modale dĂ©ontique dans un cas que dans lâautre, en revanche, pour ce qui est de (19a) et (19aâ), lâabsence du syntagme prĂ©positionnel de lui fait perdre Ă (19aâ) la valeur modale dĂ©ontique prĂ©sente en (19a). Ainsi, attendrede x rattacherait cette lexie au dĂ©sir explicitĂ© de voir mis en Ćuvre lâobjet de lâattente, lĂ oĂč attendre x ne ferait pas rentrer a priori le dĂ©sir dans lâattente. Cette entrĂ©e explicite du dĂ©sir dans lâattentetransforme la valeur dââĂ©tat psychologique du sujet en attenteâ en une valeur modale dĂ©ontique, certes modulĂ©e par rapport Ă il fautou tu dois / il doit, mais une valeur dĂ©ontique nĂ©anmoins. Lâallo-cutaire ressent, par son interpellation directe ou indirecte, cette en-trĂ©e du dĂ©sir (dans ce qui nâĂ©tait au dĂ©part quâune simple attente) comme une volition consciente et non plus simplement virtualisante (cf. enchea (2001)). Elle lâest et demeure virtualisante en revanche avec espĂ©rer. Avec cette derniĂšre lexie, lâallocutaire ne ressent pas la prĂ©sence de de lui ou de toi comme une entrĂ©e du dĂ©sir dans la sphĂšre de lââespĂ©rerâ, puisque le dĂ©sir y est dĂ©jĂ . Ainsi, rappelons quâun dĂ©sir sans espĂ©rance reste un dĂ©sir mais quâune espĂ©rance sans dĂ©sir nâest plus une espĂ©rance. Entre attendre et espĂ©rer, câest bien la manifestation syntaxique explicite du dĂ©sir dans lâattente qui trans-forme attendre en modalitĂ© dĂ©ontique. Les Ă©noncĂ©s (20a) et (20b) nous permettront de clore cette deuxiĂšme sĂ©rie de tests :
(20) a) Bon, Pierre, jâespĂšre bien que tu seras rentrĂ© pour le match b) Bon, Pierre, je souhaite *bien que tu sois rentrĂ© pour le match
En (20b), lâastĂ©risque nâa pas lieu dâĂȘtre, bien entendu, dans lâaccep-tion âOui, Pierre, tu as bien entendu, câest ce que jâai dit, je sou-haite que tu sois rentrĂ© pour le matchâ. Si les Ă©noncĂ©s (13a) et (13b) sâinscrivaient clairement dans le cadre de la reprise dâun appel adressĂ© Ă lâallocutaire, (20a) peut fort bien,
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 209
lui, ne reprendre explicitement aucune proposition oĂč il a Ă©tĂ© ques-tion du retour de Pierre. Culioli a trĂšs tĂŽt donnĂ©, dans ses sĂ©minaires, une explication du rĂŽle Ă©nonciatif et prĂ©dicatif de bien, reprise bien aprĂšs et dĂ©veloppĂ©e, entre autres, dans Culioli (1990, 1999) :
Comme auparavant, nous posons que bien marque les opĂ©rations suivantes : Ă partir de e2 [= « Ă©noncĂ© 2 », P.R.], on re-construit une lexis [âŠ] ; cette lexis est une relation prĂ©dicative, que lâon peut ramener Ă une notion (p, pâ) ; bien marque que lâon parcourt lâouvert p (classe des occurrences possibles) mais quâen fin de compte on atteint la frontiĂšre. (Culioli (1990 : 153))
Dans le cas qui nous intéresse, (20a), la notion prédicative p = <es-pérer (x, y)> :
On pourrait mĂȘme montrer que bien (bien que) ou beau (il a beau) sont lâimage dâune assertion positive infiniment itĂ©rĂ©e. (Culioli (1999 : 50))
On aura compris que, mĂȘme sâil nây a pas reprise explicite dâune relation prĂ©dicative servant de support Ă la fois syntaxico-sĂ©mantique et cognitif Ă lâopĂ©ration de stabilisation modale dont bien est la trace, il faut rĂ©tablir un cadre Ă la fois prĂ©dicatif et Ă©nonciatif dâoĂč bienpourra tirer la valeur contextuellement dĂ©finitive de lâĂ©noncĂ© sur lequel il porte. En (20a), si lâenjeu est <<Pierre, RENTRER> ĂTRE Ă 20 h 30 (= âheure du dĂ©but du matchâ)>, il sâagit pour le locuteur de sta-biliser le parcours des possibilitĂ©s de lâheure du retour de Pierre Ă celle du dĂ©but du match, afin, et câest lĂ lâessentiel, de ne pas lais-ser le procĂšs espĂ©rer dans le cadre dâune volition uniquement vir-tualisante. Le locuteur (Ă©nonciateur) fait basculer son Ă©noncĂ© dans le plan de lâintentionnel. Il bloque les possibilitĂ©s de valider une autre heure limite de retour. EspĂ©rer acquiert alors un statut modal dĂ©ontique modulĂ©, mais oĂč la valeur du ânĂ©cessaireâ, alĂ©thique, fil-trĂ©e par le pragmatique, trouve sa place. Cette modulation a une valeur apprĂ©ciative, puisque reconstruite par lâallocutaire qui la re-çoit Ă partir dâune lexie verbale qui nâa pas, Ă lâorigine, de valeur modale dĂ©ontique.
EspĂ©rer et attendre, chacune Ă leur maniĂšre, se rĂ©vĂšlent ĂȘtre des lexies verbales susceptibles de prendre, dans un contexte appropriĂ©, avec une participation appropriĂ©e de lâallocutaire et dans une cons-truction appropriĂ©e, une valeur modale dĂ©ontique.
Souhaiter, en revanche, ne peut acquĂ©rir une telle valeur, sauf bien entendu lors dâun emploi rhĂ©torique, de type pseudo-attĂ©nuatif, comme par exemple le PrĂ©sident qui dirait Ă lâun de ses collabora-teurs quâil souhaite quâuntel soit dĂ©mis de ses fonctions. La tension qui existe entre le sujet modal-acteur dâespĂ©rer et lâobjet visĂ©, lâau-delĂ du rĂ©sultat, a donnĂ© le dĂ©verbal espĂ©rance. En se situant au-delĂ du rĂ©sultat, le sujet modal-acteur peut, dans certaines conditions, impliquer pragmatiquement lâallocutaire dans lâactualisation visĂ©e du produit quâil espĂšre atteindre. On voit que souhaiter (cf. (20b)) ne peut accĂ©der, de par ses caractĂ©ristiques sĂ©miques, au statut de
210 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
lexie Ă visĂ©e intentionnelle pragmatique consciente (cf. (20a)). Un souhait est certes un acte pragmatique en lui-mĂȘme, puisque le sujet modal sâadresse toujours Ă lâautre, cet autre ne fĂ»t-il que lui-mĂȘme. Mais il ne peut prendre une valeur modale dĂ©ontique, car il a dĂ©jĂ , dĂšs lâorigine, une valeur volitive virtualisante qui Ă la fois le place dans lâintersubjectivitĂ©, dâoĂč sa trivalence de facto, mais ne lui per-met pas de voir son curseur parcourir toutes les valeurs possibles que peut prendre lâobjet du souhait et sâarrĂȘter sur une valeur qui sâimposerait Ă lâallocutaire.
7. LA MONTĂE DE LA NĂGATION, SA PORTĂE LOGIQUE ET SON POINT DâINCIDENCE
7.1. Relations serrées et relations lùches entre le prédicat et son argument de droite
Nous allons tenter, Ă partir des Ă©noncĂ©s (21) Ă (23), de montrer pourquoi souhaiter, mais pas espĂ©rer, se prĂȘte Ă la montĂ©e de la nĂ©gation 5 sans pour autant nous inspirer de la riche thĂ©orie modu-laire des modalitĂ©s dĂ©veloppĂ©e par Gosselin (2010). Notre souci nâest pas de donner une explication dĂ©finitive sur ce phĂ©nomĂšne de montĂ©e, mais bien dâĂ©clairer davantage le lien entre le sujet modal-acteur de souhaiter et lâactant-patient visĂ© ainsi que celui du sujet modal-acteur dâespĂ©rer et lâactant-patient visĂ©.
(21) a) Je souhaite quâil ne vienne pas b) Je ne souhaite pas quâil vienne ( Je souhaite quâil ne vienne pas)(22) a) Il est Ă©vident quâil ne viendra pas b) Il nâest pas Ă©vident quâil viendra ( Il est Ă©vident quâil ne viendra
pas)(23) a) JâespĂšre quâil ne viendra pas b) ??Je nâespĂšre pas quâil viendra ( JâespĂšre quâil ne viendra pas)
La lexie souhaiter en (21a) est compatible avec la montĂ©e de la nĂ©ga-tion en (21b), sans que lâopĂ©rateur neâŠpas nâaffecte les propriĂ©tĂ©s modales sĂ©miques et logiques de cette lexie. Ce nâest en effet pas lâabsence de souhait (« je nâai aucun souhait Ă formuler ») qui est posĂ©e, mais bel et bien un souhait. Comment se fait-il alors que (23b) ne donne pas les mĂȘmes rĂ©sultats avec espĂ©rer ?
5. Au sujet des verbes Ă valeur modale qui acceptent la montĂ©e de la nĂ©gation de la proposition vers le verbe en question, nous renvoyons le lecteur Ă lâarticle de Gosselin (2008), oĂč ce dernier dresse un panorama complet de ce phĂ©nomĂšne, qui remonte Ă lâAntiquitĂ© et oĂč lâopposition scolastique entre modus et dictum est convoquĂ©e. Au sujet des concepts de modus et dictum, voir Nef (1976), oĂč ils sont reliĂ©s Ă ceux de modalis de re et modalis de dicto.
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 211
Notre hypothĂšse est que le lien entre le procĂšs souhaiter et lâob-jet visĂ© du souhait est un lien serrĂ©, un lien qui permet Ă lâensemble du bloc prĂ©dicatif <souhaiter y> dâĂȘtre reliĂ© au sujet modal-acteur du souhait. Ainsi, peu importe que le point dâincidence du marqueur discontinu de nĂ©gation neâŠpas tombe soit sur la proposition-objet du souhait, soit sur le procĂšs modal souhaiter. Il sâagira toujours dâun souhait, avec une valeur euphorique a priori. Le point dâinci-dence de neâŠpas importe fort peu, sauf bien sĂ»r Ă rentrer dans la problĂ©matique pointue des phĂ©nomĂšnes de focalisation, hors de pro-pos dans notre analyse. Ainsi, la relation entre le sujet modal-acteur du souhait et le bloc prĂ©dicatif <souhaiter y> sera dâautant plus ser-rĂ©e que la valeur axiologique globale du procĂšs souhaiter ne dĂ©pend pas de la valeur de vĂ©ritĂ© potentiellement envisageable de lâobjet du souhait. Ce dernier est totalement hors du champ de la modalitĂ© vĂ©ridictoire. Gosselin (2010 : 76-77) dĂ©finit deux « directions dâajustement » entre lâĂ©noncĂ© et le monde, quâil applique aux modalitĂ©s. Il prĂ©cise quâentre le plan sĂ©mantique et le plan pragmatique, de nombreuses pondĂ©rations interviennent, oĂč ces directions peuvent ĂȘtre complĂ©-mentaires mais toujours dans une relation dâordre Ă respecter. Dans une premiĂšre approximation, il symbolise par « D= » lâajustement « de lâĂ©noncĂ© au monde » et par « D= », lâajustement « du monde vers lâĂ©noncĂ© ». Il remarque alors :
La transposition du concept de direction dâajustement du domaine pragmatique Ă celui de la sĂ©mantique linguistique ne va pas sans en altĂ©rer profondĂ©ment le contenu. Car il ne sâagit plus de savoir si lâĂ©noncĂ© exerce ou non des con-traintes rĂ©elles sur le monde, sâil oblige effectivement les sujets Ă conformer leur pratique aux contraintes qui sont associĂ©es Ă son Ă©nonciation, mais â de façon plus abstraite â si le monde est envisagĂ© comme se conformant Ă lâĂ©noncĂ© ou si câest lâinverse, quel que soit le pouvoir rĂ©el des sujets sur le monde. (Gosselin (2010 : 77))
Ainsi, puisquâavec souhaiter il nây a pas de visĂ©e intentionnelle prag-matique consciente susceptible de sĂ©parer radicalement lâobjet visĂ© et le processus de visĂ©e, mĂȘme si nous avons supposĂ© une trivalence de souhaiter, y compris dans les cas oĂč le sujet-acteur et lâactant-bĂ©nĂ©ficiaire ne font quâun, (21a) et (21b) permettent Ă la nĂ©gation de porter sur la totalitĂ© du procĂšs modal <x souhaiter y>, tout comme câest Ă©galement le cas en (22a) et (22b), oĂč la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique doublĂ©e dâune valeur apprĂ©ciative fait Ă©galement bloc avec la pro-position-objet de la modalisation. Ăvidemment, dĂšs que la problĂ©-matique des phĂ©nomĂšnes de focalisation rentre en jeu et quâon ne sâen tient plus Ă la stricte portĂ©e logique de la nĂ©gation, (22a) et (22b) ne sont plus Ă©quivalents en termes dâeffets de sens pragma-tiques. Aussi bien en (21) quâen (22), cependant, câest un bloc <sujet modal â procĂšs modal â objet modalisĂ©> qui fait lâobjet dâune orien-tation nĂ©gative ne pouvant porter que sur le contenu propositionnel, le dictum, et non sur la modalitĂ© proprement dite, le modus. Nous voyons pourtant quâen (22), ĂȘtre Ă©vident, modalitĂ© alĂ©thique pri-maire (+ certain) et apprĂ©ciative secondaire (+ Ă©vidence), a mani-
212 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
festement une direction dâajustement prioritaire « D= », « de lâĂ©noncĂ© vers le monde », alors quâen (21), souhaiter, tout en ne relevant ni du dĂ©ontique ni du volitif Ă visĂ©e intentionnelle, demeure de lâordre de lâajustement du monde vers lâĂ©noncĂ©, « D= », puisquâil ressort de la volition virtualisante. Nous pouvons donc provisoirement con-firmer que ce nâest pas une direction dâajustement plutĂŽt que lâautre qui, a priori, rendrait inopĂ©rante la montĂ©e de la nĂ©gation. LâĂ©noncĂ© (23), avec espĂ©rer, ne se prĂȘte pas, lui, Ă la montĂ©e de la nĂ©gation. Avec souhaiter, le lien serrĂ© entre le prĂ©dicat et son argument permet de traiter en un seul bloc la relation <x souhaiter y>, ce qui justifie Ă nos yeux la montĂ©e âinnocenteâ de la nĂ©gation vers le verbe modal de volition virtualisante. En revanche, nous avons constatĂ© en 5.1. quâespĂ©rer dissocie le prĂ©dicat proprement dit et son argument de droite, lâau-delĂ du rĂ©sultat visĂ©. La relation entre le prĂ©dicat et son argument nâest plus serrĂ©e, elle est lĂąche. Ainsi, nous ne pouvons plus avoir un glissement âinnocentâ de la nĂ©gation vers le verbe modal espĂ©rer, plus fortement marquĂ© par le volitif intentionnel. Certes, nous rappelle Alain en (3), « espĂ©rer, ce nâest pas vouloir », mais nous avons vu que câest un volitif dont les caractĂ©ristiques sĂ©miques [+ intentionnel, â/+ virtualisant] se dĂ©-gagent de cette lexie. Rappelons quâespĂ©rer peut avoir une place non instanciĂ©e, Ă, mais que ça ne fait pas de lui un inaccusatif pour autant. LâĂ©noncĂ© (23b) ne peut plus recevoir indiffĂ©remment le mar-queur de nĂ©gation sur le verbe modal ou sur le prĂ©dicat de la com-plĂ©tive. Les deux sont dissociĂ©s, par les sĂšmes dâespĂ©rer, dâabord, par la tension entre le sujet modal-acteur et lâau-delĂ du rĂ©sultat, dâautre part. La nĂ©gation sur espĂ©rer fait que câest sa valeur sous-jacente dâattente qui prend le dessus sur sa valeur de procĂšs visĂ© non virtualisant, Ă dĂ©faut, certes, dâĂȘtre strictement intentionnel, puis-que cette valeur est niĂ©e. Changeons le neâŠpas de (23b) en neâŠplus :
(23) c) Je nâespĂšre plus ?quâil viendra
et il ne reste quâun point dâinterrogation, au lieu de deux. Sâil sâagit dâune reprise dâun Ă©noncĂ© oĂč câest la venue de « il » qui est thĂ©-matisĂ©e, (23c) fonctionne. Sinon, le mode subjonctif sâimposera dans la complĂ©tive, car espĂ©rer cĂšde la place Ă sa valeur secondaire dâat-tente, qui devient premiĂšre, et câest en fait une forme de âJe nâat-tends plus quâil vienneâ qui devient la valeur contextuelle de cet Ă©noncĂ©. Pour des raisons rhĂ©toriques, entre autres, un tel choix peut ĂȘtre fait. Câest dâailleurs le cas de (24) et, avec quelques modifica-tions, de (25) :
(24) a) Je nâespĂšre pas / plus quâil soit lĂ pour le dĂźner b) Je nâespĂšre pas que tu me comprennes (= Je ne mâattends pas Ă ce que
tu me comprennes)(25) a) Je mâattends Ă ce quâil ne soit pas lĂ pour le dĂźner b) Je ne mâattends pas Ă ce quâil soit lĂ pour le dĂźner ( Je mâattends Ă
ce quâil ne soit pas lĂ pour le dĂźner)
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 213
Les Ă©noncĂ©s (26) et (27) marquent sans ambiguĂŻtĂ© que le choix dâes-pĂ©rer et non dâattendre est un choix tactique. En (26), pour lâhomme politique quâest François Hollande, il faut appuyer sur le fait quâil a cru aux 3% de dĂ©ficit, grĂące Ă la nĂ©gation aspectuelle plus. En (27), pour lâentraĂźneur JosĂ© Mourinho, âJe nâespĂšre pas entraĂźner le PSGâ sâoppose Ă âparce que jâespĂšre quâils auront du succĂšs avec Carlo et Leonardoâ, et câest une autre version du dĂ©sir (il en avait parlĂ© Ă des journalistes avant cette dĂ©claration) sans espĂ©rance, au nom du principe de rĂ©alitĂ©. Une « direction dâajustement du monde vers lâĂ©noncĂ© » qui revient Ă la rĂ©alitĂ© de « lâajustement de lâĂ©noncĂ© au monde ».
(26) Hollande nâespĂšre plus rĂ©duire le dĂ©ficit public Ă 3% en 2013. (Le Monde 6)
(27) « Je nâespĂšre pas faire partie un jour du projet parisien, » a rĂ©pondu sans ambiguĂŻtĂ© le technicien portugais [JosĂ© Mourinho], questionnĂ© par Luis Fernandez sur lâantenne de RMC. « Parce que jâespĂšre quâils auront du succĂšs avec Carlo et Leonardo et quâils nâauront pas besoin dâun autre entraĂźneur. Je suis content que Paris ait ce projet. Il est fan-tastique », a-t-il ajoutĂ©. 7
7.2. Souhaiter et la diathĂšse passive
(28) a) Il est fortement souhaité que Pierre Bonnard démissionne b) On souhaite fortement que Pierre Bonnard démissionne(29) a) Il est ?espéré que Pierre Bonnard démissionne / démissionnera b) On espÚre que Pierre Bonnard démissionnera / ??démissionne (sauf
peut-ĂȘtre, et encore, si la lecture en est : « On sâattend Ă ce quâil dĂ©-missionne »)
Il nâest nul besoin de commenter ces exemples, qui parlent dâeux-mĂȘmes, sauf Ă souligner quâavec souhaiter, le volitif qui nâest que virtualisant sâaccommode de la non-prĂ©sence de la source agentive, de lâactant-acteur du souhait. En revanche, une valeur, certes encore virtualisante mais parallĂšlement intentionnelle, du volitif avec es-pĂ©rer rend la disparition de lâexpĂ©rienceur-acteur plus que problĂ©-matique pour la mise en Ćuvre dâune diathĂšse passive. Dans toutes les occurrences de il est espĂ©rĂ© consultĂ©es sur Google, on sâaperçoit en effet que lâabsence de rĂ©fĂ©rence Ă lâagent expĂ©rienceur du proces-sus dâespĂ©rance nâest finalement quâune non-prĂ©sence et pas une vĂ©ritable absence. On peut toujours, en effet, dans ces contextes, attribuer une identitĂ© Ă ceux qui espĂšrent, aux expĂ©rienceurs, en gĂ©nĂ©-ral un collectif. On peut reconstruire cette identitĂ©, la rĂ©cupĂ©rer. Il sâagit alors de variations stylistiques qui non seulement nâaffectent pas les conclusions de notre analyse mais, au contraire, les renforcent. Avec il est espĂ©rĂ© que + P, la source agentive de lâactant-acteur de
6. Le Monde, 13 mars 2013. 7. Site Internet Eurosport.com, 23 janvier 2013.
214 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
lâespĂ©rance est tout juste masquĂ©e stylistiquement, mais sa prĂ©sence est identifiĂ©e, ou peut sâen faut. LĂ encore, il faudrait pouvoir pro-poser un gradient entre le statut dâexpĂ©rienceur et celui dâacteur des verbes psychologiques et redessiner la carte de la modalitĂ© du voli-tif pour lâexpĂ©rienceur dâune part et pour lâacteur dâautre part, en ayant soin de bien isoler les domaines dâintersection. Nous conclurons ce travail par une exposition partielle de notre thĂ©orisation du subjonctif (voir Rothstein (2009a, 2009b et 2011)). EspĂ©rer et souhaiter devraient y trouver leur compte.
8. LE SUBJONCTIF, UN RĂVĂLATEUR DU RĂLE DE LâALLOCUTAIRE DANS LâASSERTION PARTAGĂE
Puisque le point de dĂ©part de cette Ă©tude a consistĂ© Ă mettre en regard des Ă©noncĂ©s oĂč espĂ©rer est suivi du futur de lâindicatif ver-sus des Ă©noncĂ©s oĂč de plus en plus de locuteurs emploient le sub-jonctif, nous revenons, pour la conclure, sur ce qui, Ă lâorigine, a motivĂ© le travail entrepris. Puisque le sort de souhaiter est Ă peu prĂšs rĂ©glĂ©, si lâon peut dire, dans son rapport avec espĂ©rer, concen-trons-nous sur les raisons qui permettent aux auteurs citĂ©s dans la section 8.1. dâexpliquer pourquoi il est tout Ă fait justifiĂ© dâemployer le subjonctif dans les complĂ©tives dâespĂ©rer. Nous nâavons jamais contestĂ© le fait que le mode subjonctif puisse ĂȘtre appliquĂ©, dans certains contextes, avec espĂ©rer. Nous avons soulignĂ© que, dans cer-tains cas, câĂ©tait la valeur sous-jacente de lâattente du sujet modal, Ă©tat psychologique lâaffectant, qui pouvait prendre le pas sur le pro-cessus de visĂ©e dâun au-delĂ du rĂ©sultat et que, dans dâautres, lâir-realis posĂ© comme tel devait ĂȘtre ouvert au champ de lâallocutaire, ouverture qui, elle aussi, entraĂźnait le subjonctif. Voyons donc ce quâen disent nos auteurs.
8.1. Quelques auteurs choisis sur la paire espérer / souhaiter
On trouve le subjonctif aprĂšs espĂ©rer que ou se flatter que pris affirmativement ; ces verbes se chargent alors dâune affectivitĂ© qui les fait tomber dans la mĂȘme orbite syntaxique que attendre ou souhaiter [âŠ] (Grevisse (1986, § 1071 b))
Dans cette Ă©dition, les auteurs citent Ă lâappui de leur thĂšse lâĂ©noncĂ© de Giraudoux que nous avons repris en (4). Rien de nouveau sous le soleil, puisque la solution proposĂ©e pour justifier le subjonctif est lâassimilation sĂ©mantico-pragmatique dâune lexie Ă une autre. Gaatone rĂ©sume les points de vue sur la paire espĂ©rer / souhaiterlorsque le subjonctif apparaĂźt (Gaatone (2003 : 66-67)) :
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 215
La paire souvent discutĂ©e dans la littĂ©rature, espĂ©rer / souhaiter (Kupferman 1996 : 146) 8, par exemple, illustre bien cette problĂ©matique. Tous deux im-pliquent le dĂ©sir, la volontĂ©, que quelque chose se produise. Cependant, seul le second rĂ©git impĂ©rativement le subjonctif, le premier prĂ©fĂ©rant en rĂšgle gĂ©nĂ©-rale lâindicatif. Gross (1978 : 54) rejette catĂ©goriquement toute tentative dâex-pliquer cette opposition par lâapparentement de espĂ©rer aux verbes dâopinion ou de perception et de souhaiter aux verbes de souhait. Moignet (1959 : 100), en revanche, voit dans espĂ©rer un plus en faveur des chances dâĂȘtre, ce qui le verserait tout entier dans la probabilitĂ©, domaine de lâindicatif. Le moins quâon puisse dire, câest que ce plus ne crĂšve pas les yeux. Martin (1983 : 126), quant Ă lui, remarque que « le fait quâen français moderne lâespoir soit situĂ© du cĂŽtĂ© du probable et non du possible (alors que câest lâinverse en italien) Ă©chappe Ă la prĂ©diction ». Pour Le Goffic (1993 : 255), espĂ©rer est plus « intellectuel et rationalisant » que le performatif souhaiter. Mais pour Weinrich (1989 : 177), espĂ©rer est tout simplement une exception. On en reviendrait alors Ă la position de Gross (1978 : 59) et Larochette (1980 : 109), pour lesquels il nây a dâautre recours que dâĂ©numĂ©rer les mots soumis Ă la norme qui impose tel ou tel mode, autrement dit, faire des listes. Notons cependant, avec Nordahl (1969 : 242) et Martinet (1979 : 124), que le subjonctif est possible, bien que moins frĂ©quent que lâindicatif, derriĂšre lâespoir que, peut-ĂȘtre par sa plus grande capacitĂ© à « actualiser une nuance dubitative / volitive ». Pour ajouter Ă notre perplexitĂ©, remarquons que le verbe attendre, qui paraĂźt pourtant parfaitement neutre quant au dĂ©sir du locuteur, mais pas pour Togeby (1982 : 107), qui y voit un verbe volitif, exige le subjonctif.
Le lecteur constatera que dĂ©sir et volontĂ© sont Ă©voquĂ©s, que la fron-tiĂšre entre le probable et le possible est envisagĂ©e et que la nuance dubitative / volitive est reliĂ©e Ă la capacitĂ© du subjonctif Ă actualiser une valeur plutĂŽt quâune autre. 9
8.2. Lâassertion partagĂ©e vs lâassertion autocentrĂ©e, une des clĂ©s du problĂšme
Dans Rothstein (2009b) (premiĂšre version de notre thĂ©orie du sub-jonctif), il est fait Ă©tat dâun type dâĂ©noncĂ© qui avait suscitĂ© dĂšs 1982 une rĂ©flexion qui se poursuit encore en 2013. Les Ă©noncĂ©s avec jene sache pas que⊠et âŠque je sache Ă©taient, et sont encore, consi-dĂ©rĂ©s par beaucoup comme des bizarreries dont lâĂ©tymologie vou-drait pouvoir rendre compte â sache est-il vraiment un subjonctif ? se demande-t-on parfois (Garner (1880) dĂ©jĂ !) â mais qui continuent Ă interpeller ceux qui ne sauraient se satisfaire dâune telle fuite en avant. Lors de la campagne pour les Ă©lections prĂ©sidentielles de 2007 en France, lâĂ©noncĂ© suivant, prononcĂ© Ă la tĂ©lĂ©vision, contenait un 8. Cf. Kupferman (1996). Nous ne donnons pas les indications bibliographiques des autres ouvrages citĂ©s dans Gaatone (2003), car le rĂ©sumĂ© quâil en fait dans la citation nous semble, en lâespĂšce, suffisant. 9. Voir enchea (2001), en particulier de 2.2.2.1 Ă 2.2.2.4, « Lâacte SOUHAI-TER », oĂč il est fait une large place au point de vue de Gustave Guillaume, et Gos-selin (2011, diapositives 32 et 33).
216 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
exemple de ce sache rebelle, souvent repris ensuite par les commen-tateurs :
(30) Avec ce que je propose, la France reviendra au nombre de fonction-naires quâil y avait en 1992. Je ne sache pas quâĂ lâĂ©poque la France Ă©tait sous-administrĂ©e. (mes gras) 10
Notre thĂ©orie sur lâassertion partagĂ©e trouvait lĂ un exemple âde choixâ, car nombreux Ă©taient les interlocuteurs qui disaient que les Ă©noncĂ©s avec Je ne sache pas que X ou X, que je sache Ă©taient vieillots et tombaient en dĂ©suĂ©tude. Il suffisait dâailleurs de leur montrer ce type dâĂ©noncĂ©s pour quâils disent dans le mois qui sui-vait⊠quâils nâentendaient plus que ça ! Nous avons donc tentĂ© dâajouter quelques flĂšches au carquois de notre thĂ©orie, dont nous proposons en conclusion un rĂ©sumĂ©.
8.3. Le subjonctif et la dĂ©volution par le locuteur Ă lâallocutaire du rĂŽle central dans lâassertion
AprĂšs avoir analysĂ© des milliers dâĂ©noncĂ©s au subjonctif en con-texte, nous avons donc Ă©tĂ© conduit, dans le cadre dâune linguistique de lâĂ©nonciation, Ă proposer une valeur consubstantielle Ă tous les emplois du mode subjonctif dans lâeffet de sens quâils produisent. Il sâagit dâune focalisation par le locuteur, plus ou moins forte mais toujours prĂ©sente, du rĂŽle de lâallocutaire au sein de la relation locu-teur - allocutaire, telle quâa priori elle sert de cadre discursif Ă lâas-sertion dâun contenu propositionnel dans lâĂ©noncĂ©. Ce contenu pro-positionnel peut ĂȘtre modalisĂ© par un verbe dâopinion, un prĂ©dicat apprĂ©ciatif ou un verbe modal dĂ©ontique ou Ă©pistĂ©mique. Il peut aussi faire partie dâun syntagme superlatif (Câest le seul queâŠ, Câest le plus grand / meilleur queâŠ) ou dâun syntagme nominal intro-duit par le fait que⊠11, mais, dans tous les cas, lâouverture de lâas-sertion Ă lâallocutaire par le locuteur demeure le vecteur central de la prĂ©sence du subjonctif dans la proposition. Nous ne discutons pas ici de la distinction faite par Gustave Guil-laume (1929 / 1993) entre le subjonctif comme le mode personnel et non actuel et lâindicatif comme le mode personnel et actuel, mĂȘme si nous posons quâil sâagit davantage pour le subjonctif dâune ab-sence de prise en charge directe du procĂšs par le locuteur â les mar-ques de repĂ©rage aspectuo-temporel sont en effet distanciĂ©es â que dâun non-ancrage temporel, alors que la prise en charge est directe(non distanciĂ©e) avec lâindicatif. Lâhistoire du subjonctif le relie au grec et au latin prioritairement, mais aussi plus gĂ©nĂ©ralement Ă lâindo-europĂ©en, dans la construc- 10. Pendant la campagne pour les Ă©lections Ă la prĂ©sidence de la RĂ©publique fran-çaise, Nicolas Sarkozy, alors candidat, dans lâĂ©mission de la chaĂźne TF1 « Jâai une question Ă vous poser », Ă 21 h 17 le 2 mai 2007. 11. Voir Loengarov (2005) sur le fait que.
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 217
tion du futur, et câest Ă partir de cette construction que le subjonctif se trouve associĂ© (de maniĂšre trop automatique) avec lâĂ©ventualitĂ© et le non actuel. Subjonctif et dĂ©sidĂ©ratif servent de substitut au temps futur en indo-europĂ©en, le subjonctif (Ă©ventualitĂ©) et le dĂ©sidĂ©ratif (fait prĂ©sentĂ© comme souhaitable et Ă©ventuel) ne prennent pas en compte lâaspect ârĂ©elâ du futur mais envisagent nĂ©anmoins lâavenir. Certaines formes du subjonctif latin dĂ©rivent de lâoptatif (souhait), mais le futur pĂ©riphrastique (ex. They will win, en anglais) ou syn-thĂ©tique (ex. Ils gagneront, en français) a partie liĂ©e avec le subjonc-tif, comme dans la formule dite âfigĂ©eâ faxo scias (âje ferai (en sorte que) tu sachesâ) et donc « tu sauras (par mon intermĂ©diaire) ». « En latin archaĂŻque, dans les tours introduits par faxo, subjonctif et futur permutent librement. » (Sznadjer (2003 : 35)). Prenons les quatre Ă©noncĂ©s suivants :
(31) a) La seule chose quâon puisse reprocher Ă ces dessins, ça nâest pas leur mauvais goĂ»t, câest hĂ©las leur vĂ©ritĂ©. (Pascal Bruckner, « Les deux blasphĂšmes Ă propos des caricatures du prophĂšte Mahomet », in Pro-Choix News, mardi 7 mars 2006 12)
aâ) La seule chose quâon peut reprocher Ă ces dessins, ce nâest pas leur mauvais goĂ»t, câest ?hĂ©las leur vĂ©ritĂ©
b) Une fois que jâai eu quelques livres derriĂšre moi, je me suis dit : âBon, peut-ĂȘtre que maintenant⊠ce nâest pas que je sais Ă©crire, câest que câest la chose que je fais et la seule chose que je sais faire.â (Dit de femmes. Entretiens dâĂ©crivaines françaises, recueillis par M.M. Magill & K.S. Stephenson, 2003, (chap. 1, « Marie Chaix »), Birmingham, Alabama, Summa Publications)
bâ) Une fois que jâai eu quelques livres derriĂšre moi, je me suis dit : âBon, [âŠ] ce nâest pas que je sais Ă©crire câest que câest la chose que je fais et la seule chose que je sache faireâ
Des Ă©noncĂ©s comme (31a), par opposition Ă (31b), montrent que câest lâallocutaire, mĂȘme si câest un allocutaire-lecteur, et non le locuteur, qui a un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant en se voyant, grĂące au subjonc-tif, ouvert au domaine de lâassertion par ce mĂȘme locuteur. Il peut ainsi acquiescer ou non (voire ne pas prendre en compte cette ouver-ture), peu importe, au propos tenu par le locuteur. Subjonctif, indice dâouverture mais pas nĂ©cessairement dâappel, car le ressenti Ă©ven-tuel dââappelâ est un effet de sens secondaire qui vient ensuite, aprĂšslâouverture. Nous avons en effet utilisĂ© Ă tort dans Rothstein (2009a, 2009b, 2011) la notion dâappel, qui induit une valeur dialogique qui nâest en aucun cas celle du subjonctif. Le subjonctif nâest quâune ouverture a priori de lâassertion faite par le locuteur Ă lâallocutaire, sans que le premier fasse quelque appel que ce soit au second. Ce dernier peut fort bien, en revanche, ressentir cette ouverture Ă lâas-sertion comme un appel, puisque lâouverture de lâassertion rĂ©alise de facto une assertion partagĂ©e. Que le partage se manifeste ou non est non pertinent. En (31b), lâallocutaire, en revanche, est mis âhors-
12. Revue consultable seulement en ligne.
218 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
jeuâ dans la validation assertive, ce qui ne lâempĂȘchera nullement de dĂ©cider de sây insĂ©rer. Le rĂŽle central de lâallocutaire-lecteur dans le jeu de provocation du locuteur Bruckner apparaĂźt clairement. Le locuteur lui soumet (sous-met) son assertion sans pour autant lâinterpeller. Ă ce dernier de rĂ©agir ou pas. En revanche, lâindicatif en (31aâ), La seule chose quâon peut reprocher Ă ces dessins, ça nâest pas leur mauvais goĂ»t, câestâŠ, Ă la fois ferait sortir le lecteur-allocutaire du jeu-provoca-tion des propos du locuteur mais couperait Ă©galement ledit lecteur-allocutaire dâune participation possible, adhĂ©sion ou rejet, au mar-queur dâargumentation et dâaffectivitĂ© hĂ©las. En (31b), la locutrice nâouvre pas le dĂ©bat, ne cherche en rien la connivence de lâallocutaire de lâentretien et pose un fait qui relaie lâassertion prĂ©cĂ©dente, « câest la seule chose que je fais ». Son asser-tion est autocentrĂ©e et nâest ni ouverte ni soumise Ă lâallocutaire, dâoĂč lâindicatif, choisi. En (31bâ), avec le subjonctif, nous aurions une ouverture Ă lâallo-cutaire par la locutrice, une sou(s)-mission de son assertion Ă lâallo-cutaire de lâentretien, qui reprĂ©sente ici tous les allocutaires poten-tiels. Soumission afin de permettre ensuite la validation ou non du propos. Dans ceux des Ă©noncĂ©s au subjonctif oĂč la prise en compte de lâallocutaire se trouve explicitĂ©e dĂšs le dĂ©part par des marqueurs de modalitĂ© dĂ©ontique (il faut que), Ă©pistĂ©mique (impossible que),des marqueurs concessifs (bien que) ou apprĂ©ciatifs (dommage que),le subjonctif ne fait que souligner le rĂŽle de lâallocutaire dans la prise en charge assertive partagĂ©e et surtout partageable. Dans les autres Ă©noncĂ©s, câest grĂące au subjonctif seul que le pointage de lâautre par le locuteur rĂ©vĂšle cette vĂ©ritable fonction quâil a dâin-dex de monstration de lâautre, dâactivateur de lâinterlocution. Lâallocutaire est ainsi rĂ©tabli dans son statut linguistique de par-tenaire de validation, partenaire contraint ou non, consensuel ou non, partenaire qui dĂ©cide ou non de jouer le jeu. Le subjonctif se rĂ©vĂšle ĂȘtre une modalitĂ© de lâinterlocution, prĂ©a-lable Ă lâinterprĂ©tation des autres modalitĂ©s. Ce nâest pas une moda-litĂ© pragmatique pour autant, dans la mesure oĂč ce mode sert de cadre interlocutif prĂ©alable Ă lâexercice de la modalisation, que cette modalisation soit alĂ©thique, pragmatique, Ă©pistĂ©mique, thymique, optative, volitive ou autre. Câest cette modalitĂ© de lâorientation inter-locutive qui, en amont â avant lâintervention modale proprement dite â, donne une orientation interlocutive aux diffĂ©rentes modalitĂ©s qui affectent la proposition ou la relation prĂ©dicative, orientation qui permettra de moduler les effets des modalitĂ©s en question. Le subjonctif pose un cadre interlocutif a priori. EspĂ©rons quâespĂ©rer saura faire son profit de cette version des faits au subjonctif, pour rester Ă lâindicatif tant que le volitif inten-tionnel lâemportera sur le volitif virtualisant, quâil restera centrĂ© sur le sujet modal qui espĂšre et ne dĂ©signe pas de bĂ©nĂ©ficiaire extĂ©rieur Ă lui-mĂȘme, ce qui ne lâempĂȘche nullement par ailleurs dâespĂ©rer pour les autres. EspĂ©rer restera dans le domaine de lâassertion auto-
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 219
centrĂ©e sur le locuteur (indicatif) et ne sâouvrira au partage que lorsquâil prĂ©sentera lâirrealis Ă lâapprĂ©ciation de lâallocutaire (sub-jonctif).
Souhaiter restera, lui, dans le domaine de lâassertion partagĂ©e, puis-que, quand bien mĂȘme lâactant-bĂ©nĂ©ficiaire ne serait pas explicitĂ© ou renverrait au sujet modal auteur du souhait, il y aura toujours un allocutaire-rĂ©cepteur mis en situation de se saisir de cette assertion optative et dâen partager le contenu propositionnel. Mis en situa-tion de⊠par le locuteur, tout simplement, et non appelĂ© Ă se saisir de⊠13 par ce mĂȘme locuteur, car il ne sâagit pas ici de polyphonie, ni « externe », ni « interne » (NĂžlke (1985), Soutet (2000)). Il ne sâagit pas davantage de dialogisme 14. Notre thĂ©orisation se situe hors polyphonie et dialogisme et elle ne prend en compte lâopposi-tion Ă©ventuelle des points de vue quâaprĂšs, seulement aprĂšs, et non avant lâouverture par le locuteur de son assertion Ă lâallocutaire. Il ne sâagit pas dâun prĂ©alable cognitif qui justifierait le choix du mode subjonctif, mais dâun prĂ©alable interlocutif qui ouvre lâassertion au domaine de la relativisation, quelle que soit la valeur de vĂ©ritĂ© de la proposition qui en est affectĂ©e. Ensuite seulement, lâopposition Ă©ventuelle des points de vue sâinscrira dans la polyphonie. Elle ne modifiera pas le choix interlocutif du locuteur et sa mise en situa-tion de partage de lâassertion avec lâallocutaire, qui est un prĂ©alable et non une consĂ©quence de la prĂ©sence du subjonctif dans lâĂ©noncĂ©.
PHILIPPE ROTHSTEINUniversité Paul Valéry - Montpellier III
RĂFĂRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ANSCOMBRE J.-C. (1979), « Délocutivité benvenistienne, délocutivité géné-ralisée et performativité », Langue française 42, pp. 69-84.
BEN HAMADI H. (2007), « RĂ©flexions sur lâemploi de certains auxiliaires de mode â Le cas de vouloir », Cahiers du CRISCO 23, pp. 5-14.
BRUNOT F. (1922), La pensĂ©e et la langue. MĂ©thode, principes et plan dâune thĂ©orie nouvelle du langage appliquĂ©e au français, Paris, Masson & Cie Ăditeurs.
COURTĂS J. (1991), Analyse sĂ©miotique du discours. De lâĂ©noncĂ© Ă lâĂ©non-ciation, Paris, Hachette SupĂ©rieur.
13. Nous corrigeons ainsi une possibilitĂ© erronĂ©e dâinterprĂ©tation « dialogique », permise par Rothstein (2011). 14. Cf. lâexcellent travail de synthĂšse des travaux sur le subjonctif, la polyphonie et le dialogisme de Lebas-Fraczac (2009), oĂč lâon pourra constater que notre thĂ©o-risation du subjonctif ne relĂšve ni de la polyphonie, ni du dialogisme.
220 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
CRISTEA T. (1981), « Lâintersection des auxiliants de modalitĂ© », in Ătudes contrastives. Les modalitĂ©s, Bucure ti, Tipografia Universit ii din Bucure ti, pp. 47-74.
CULIOLI A. (1990), Pour une linguistique de lâĂ©nonciation, t. 1, OpĂ©ra-tions et reprĂ©sentations, Gap, Ophrys.
(1999), Pour une linguistique de lâĂ©nonciation, t. 2, Formalisation et opĂ©rations de repĂ©rage, Gap / Paris, Ophrys.
FILLMORE C.J. (1968), « The case for case », in Bach E. & Harms R.T. eds, Universals in Linguistic Theory, London / New York / Sidney / Toronto, Holt, Rinehart and Winston, pp. 1-88.
GAATONE D. (2003), « La nature plurielle du subjonctif français », in Ha-dermann P., van Slijcke A. & BerrĂ© M. Ă©ds, La syntaxe raisonnĂ©e. MĂ©langes de linguistique gĂ©nĂ©rale et française offerts Ă Annie Boone Ă lâoccasion de son 60e anniversaire, Bruxelles, De Boeck-Duculot, pp. 57-78.
GARNER S. (1880), « The so-called âsubjonctif dubitatifâ, Je ne sache pas,in the principal clause », The American Journal of Philology 1.2, pp. 197-202.
GOSSELIN L. (2008), « Modalité et place de la négation », Scolia 23, pp. 65-84 ; en ligne : http://lidifra.free.fr/files/article%20scolia%20gosselin. pdf.
(2010), Les modalités en français. La validation des représentations,Amsterdam / New York, Rodopi.
(2011), « Le subjonctif dans les complétives objet, une approche modulaire », document PowerPoint, http://lidifra.free.fr/?q=node/ 799/pdf.
GOUGENHEIM G. (1938), SystĂšme grammatical de la langue française, Pa-ris, J.L.L. DâArtrey / A. Ronteix-DâArtrey ; rĂ©impr., 1962.
GREIMAS A.J. & COURTĂS J. (1979), SĂ©miotique. Dictionnaire raisonnĂ© de la thĂ©orie du langage, Paris, Classiques Hachette.
GREVISSE M. (1986), Le bon usage. Grammaire française, 12e éd. refon-due par A. Goosse, Paris / Gembloux, Duculot.
GRUBER J.S. (1976), Lexical Structure in Syntax and Semantics, New York, North-Holland.
GUILLAUME G. (1929), Temps et verbe. ThĂ©orie des aspects, des modes et des temps, suivi de Lâarchitechtonique du temps dans les langues classiques, Paris, Librairie HonorĂ© Champion ; rĂ©impr., 1993.
HĂBERT L. (2006), « Lâanalyse figurative, thĂ©matique et axiologique », re-vue Ă©lectronique Signo, http://www.signosemio.com/greimas/analyse- figurative-thematique-axiologique.asp.
(2007), Dispositifs pour lâanalyse des textes et des images. Introduc-tion Ă la sĂ©miotique appliquĂ©e, Limoges, Presses Universitaires de Limoges.
JACKENDOFF R.S. (1983), Semantics and Cognition, Cambridge (Mass.), The MIT Press.
KUPFERMAN L. (1996), « Observations sur le subjonctif dans les complĂ©-tives », in Muller C. Ă©d., DĂ©pendance et intĂ©gration syntaxique ; subordination, coordination, connexion. Actes du colloque « DĂ©pen-dances et intĂ©gration syntaxique », UniversitĂ© Michel de Montaigne, Bordeaux (5-8 octobre 1994), TĂŒbingen, Max Niemeyer Verlag, pp. 141-151.
LEBAS-FRACZAC L. (2009), « La notion de polyphonie et le subjonctif », Romanica Wratislaviensia LVI, pp. 129-140.
ESPĂRER ET SOUHAITER : SUBJONCTIF, MODALITĂS ET EUPHORIE 221
LEVIN B. (1993), English Verb Classes and Alternations. A preliminary investigation, Chicago, The University of Chicago Press.
LOENGAROV A. (2005), « Le fait que⊠et la question du subjonctif : la di-rectionnalité de la grammaticalisation », Cahiers Chronos 12, pp. 65-81.
NEF F. (1976), « De dicto, de re, formule de Barcan et sémantique des mondes possibles », Langages 43, pp. 28-38.
NĂLKE H. (1985), « Le subjonctif. Fragments dâune thĂ©orie Ă©nonciative », Langages 80, pp. 55-70.
Petit Larousse = Le Petit Larousse illustré, millésime 2012, Paris, Larousse, 2011.
ROTHSTEIN P. (2009a), « Le linguistique dans lâexpression de la subjectivitĂ© en traduction : une problĂ©matique du subjonctif », in Anamur H., Bulut A. & Uras-Yilmaz A. Ă©ds, Colloque international de traduc-tion. La traduction sous tous ses aspects au centre de gravitĂ© du dia-logue international. Istanbul, 21-23 octobre 2009. Communications,Istanbul, Dinç Ofset Matbaacilik San, pp. 319-333.
(2009b), « Traduit-on les formes verbales ? Le cas du subjonctif », in DâAmelio N. Ă©d., La forme comme paradigme du traduire, Mons, CIPA, pp. 155-172.
(2011), « Traduire le subjonctif et le renversement des sujets de lâin-terlocution », in Milliaressi T. Ă©d., De la linguistique Ă la traduc-tologie. InterprĂ©ter/traduire, Villeneuve dâAscq, Presses Universi-taires du Septentrion, pp. 129-145.
SZNADJER L. (2003), « Les complétives au subjectif sans conjoncteur », inBodelot C. éd., Grammaire fondamentale du latin, t. X, Les propo-sitions complétives en latin, Leuven, Peeters, pp. 13-95.
SOUTET O. (2000), Le subjonctif en français, Gap / Paris, Ophrys. ENCHEA M. (1999), Le subjonctif dans les phrases indépendantes. Syn-
taxe et pragmatique, Timi oara, Editura Hestia. TESNIĂRE L. (1959), ĂlĂ©ments de syntaxe structurale, Paris, Ăditions Klinck-
sieck ; réimpr., 1982. Trésor de la langue française informatisé [TLFi], http://atilf.atilf.fr/tlfi.htm.
LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 223-246
Sémantisme modal du verbe recteur et choix du mode de la complétive
Laurent Gosselin
1. INTRODUCTION
Le systĂšme standard actuel de lâemploi des modes, indicatif et subjonctif, dans les complĂ©tives objet sâest mis en place, dans ses grandes lignes, au cours du XVIIe s. Auparavant (en ancien fran-çais et jusque vers le milieu du XVIIe s.), lâemploi des modes Ă©tait, dâune part, beaucoup plus libre (tous les auteurs lâaccordent) et, dâautre part, plus directement liĂ© Ă la prise en charge par le locu-teur de la vĂ©ritĂ© de la complĂ©tive. Ainsi des verbes Ă©pistĂ©miques non factifs comme croire ou penser se faisaient suivre de lâindi-catif quand le locuteur prenait en charge la complĂ©tive, et du sub-jonctif dans le cas contraire :
(1) mais je treuve de plus, que lors quâils [les verbes Ă©pistĂ©miques] tendent entierement Ă la certitude quâils doivent attirer aprĂšs soy les temps in-dicatifs, par exemple, si je croy une chose avec asseurance, je suis obligĂ© de dire, je croy que cela est ; autrement si ma croyance est douteuse, il faut que je dise, je croy que cela soit. (Oudin (1640 : 195))
Quant aux verbes factifs, qui prĂ©supposent la prise en charge par le locuteur du contenu de la complĂ©tive, ils Ă©taient gĂ©nĂ©ralement suivis de lâindicatif, quâil sâagisse de factifs Ă©pistĂ©miques (savoir 1)ou apprĂ©ciatifs 2 (regretter) :
(2) De façon gĂ©nĂ©rale, les verbes qui expriment un sentiment : plaisir, dou-leur, regret, Ă©tonnement, nâexigent pas encore le verbe subordonnĂ© au subjonctif. La conception nâest visiblement pas la nĂŽtre encore, on Ă©nonce la cause de ce sentiment comme un fait, avec le mode des faits positifs. [âŠ] Ie regrette de tout mon cueur que nâest icy Picrochole(Rab. [âŠ]). (Brunot (1927 : 446))
Maupas (1607 : 311-312) pouvait ainsi affirmer que :
1. Pour autant, on ne peut pas dire que la factivitĂ© impliquait systĂ©matiquement lâindicatif, car un verbe comme ignorer pouvait aussi ĂȘtre suivi du subjonctif. 2. La distinction modale entre verbes Ă©pistĂ©miques / apprĂ©ciatifs Ă©quivaut Ă lâop-position lexicale entre verbes cognitifs / Ă©motifs.
224 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
(3) [âŠ] si nous parlons de chose certaine & qui est realement & de fait, apres la conjonction Que [âŠ] viendront verbes indicatifs, suivant la nature indicative de montrer ce qui est actuellement. Au contraire, Si nous parlons de chose non reellement existente, [âŠ] viendront temps de mode optative [subjonctif].
Or ce systĂšme a subi, au cours du XVIIe s., une transformation profonde 3 qui se signale principalement par le fait que ni la prise en charge par le locuteur, ni mĂȘme la factivitĂ© nâimpliquent plus lâindicatif et que, corollairement, la non-prise en charge nâimpose plus le subjonctif : a) tous les verbes Ă©pistĂ©miques positifs entraĂźnent dĂ©sormais lâin-dicatif mĂȘme si p est prĂ©sentĂ©e comme fausse (ex. croire Ă tort + indicatif) ; MoliĂšre sâest ainsi attirĂ© les foudres des commentateurs 4
pour avoir encore Ă©crit en 1667, conformĂ©ment Ă lâancien systĂšme :
(4) ⊠je croyois dâabord que ce fĂ»t une tache. (Le Sicilien, XIII)
b) les factifs apprĂ©ciatifs (regretter, se rĂ©jouir, dĂ©plorer, etc.) se font systĂ©matiquement suivre du subjonctif et non plus de lâindica-tif. Il en rĂ©sulte que lâanalyse de Maupas, qui sâest pourtant mainte-nue, sous des formes plus ou moins attĂ©nuĂ©es, dans les grammaires scolaires, ne correspond plus au nouveau systĂšme. Reste que les principes qui rĂ©gissent le systĂšme actuel ont paru si difficiles Ă Ă©tablir quâils ont suscitĂ© une littĂ©rature extrĂȘmement abondante, discordante, et gĂ©nĂ©ralement tenue pour relativement insatisfaisante. Martin (1983 : 105) met ainsi en garde contre les « conceptions rigides » qui, Ă ses yeux, « se vouent elles-mĂȘmes Ă lâĂ©chec », car « [l]âemploi du subjonctif obĂ©it Ă des tendances beau-coup plus quâĂ des rĂšgles ». On peut au moins accorder que, par-delĂ les variations diatopiques et diastratiques, divers facteurs linguistiques entrent en jeu (cf., entre autres, Togeby (1966), Huot (1986)), dont le lexĂšme verbal recteur, la nĂ©gation, lâinterrogation totale, les constructions hypothĂ©tiques, lâimpĂ©ratif, les contextes dĂ©clenchant lââattraction modaleâ, etc. Nous nous concentrerons, dans cet article, sur le lexĂšme verbal, et plus prĂ©cisĂ©ment sur le rĂŽle de son sĂ©mantisme modal en français stan-dard. Mais auparavant, nous devons Ă©voquer briĂšvement les diffi-cultĂ©s rencontrĂ©es par les principales approches de la question.
3. Silenstam (1973) montre que le systĂšme actuel Ă©tait pratiquement Ă©tabli dĂšs 1660. Cf. aussi Becker (2010). 4. Voir Bret (1788 : 214).
SĂMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLĂTIVE 225
2. LA RELATION DE COMPATIBILITĂ ENTRE LE VERBE RECTEUR ET LE MODE DE LA COMPLĂTIVE
Le problĂšme de lâalternance modale dans les complĂ©tives se prĂ©-sente Ă la fois comme une question thĂ©orique concernant la relation de compatibilitĂ© entre le verbe recteur et le mode de la subordon-nĂ©e et comme une question pratique, indissociable de la prĂ©cĂ©dente, et cruciale, entre autres, pour lâenseignement du FLE 5 : « dans quels cas doit-on employer tel ou tel mode ? ». La relation de compatibilitĂ© entre le verbe recteur et le mode de la complĂ©tive peut prendre quatre valeurs distinctes, que nous illus-trons : a) la compatibilitĂ© exclusive : vouloir impose le subjonctif, affir-mer lâindicatif ; b) lâincompatibilitĂ© : vouloir exclut lâindicatif, affirmer exclut le sub-jonctif ; c) la compatibilitĂ© non exclusive avec diffĂ©rence de sens : dire + subjonctif prend une valeur injonctive, alors que dire + indicatif est assertif (Martin (1983 : 126), Lalaire (1998 : 92)) :
(5) a) Je lui ai dit quâil dormait (assertif) b) Je lui ai dit quâil dorme (injonctif)
d) la compatibilitĂ© non exclusive sans diffĂ©rence de sens aisĂ©ment identifiable (espĂ©rer + subjonctif / indicatif ; lâindicatif est condamnĂ© par la norme, mais de plus en plus utilisĂ©, mĂȘme Ă lâĂ©crit ; cf. Lager-qvist (2009)) :
(6) JâespĂšre quâil viendra de bonne heure / vienne de bonne heure
Concernant la nature de cette relation de compatibilitĂ©, deux grandes options sâopposent. Soit lâon admet, avec la tradition structuraliste, quâelle est purement morphosyntaxique, dĂ©pourvue de motivation sĂ©mantique 6 ; soit on considĂšre Ă lâinverse quâelle est fondamenta-lement sĂ©mantique ou mĂȘme pragmatique. Lâanalyse structuraliste (Touratier (1996 : 172-174)) repose sur la notion de « servitude grammaticale » (Gougenheim (1938 : 195 sqq.)). On considĂšre, dans la tradition fonctionnaliste structuraliste, quâun Ă©lĂ©ment nâest porteur de sens que sâil fait lâobjet dâun choix dans un paradigme de la part du locuteur. DĂšs lors quâun verbe nâest compatible quâavec un seul mode, lâabsence de choix implique lâab-sence de sens de la relation, il sâagit dâun lien purement arbitraire appelĂ© « servitude grammaticale ». Lorsque le choix est possible mais nâentraĂźne pas de diffĂ©rence de sens notable, on considĂšre quâil sâagit dâune simple « variation stylistique », dont le linguiste nâa
5. Cf. Cellard (1996), Delbart (2007), Damar (2009). 6. Signalons toutefois que la thÚse selon laquelle « le subjonctif grammatical est purement arbitraire » (Buffier (1709 : 72)) est bien antérieure au structuralisme.
226 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
pas Ă se prĂ©occuper. Reste alors le cas de la compatibilitĂ© non ex-clusive avec diffĂ©rence de sens (ex. (5a, b) ci-dessus). La seule solu-tion qui permette dâĂ©viter de recourir Ă la sĂ©mantique serait dâadop-ter une analyse homonymique de ces verbes : il y aurait deux verbes dire, lâun, injonctif, qui exigerait le subjonctif, Ă titre de servitude grammaticale ; lâautre, assertif, impliquant lâindicatif. Si ce type dâanalyse est gĂ©nĂ©ralement rejetĂ© aujourdâhui, câest que le traite-ment homonymique dâune expression ne se justifie que si les deux significations identifiĂ©es sont totalement disjointes (Victorri & Fuchs (1996)) ; ce qui nâest manifestement pas le cas ici 7. Admettre, Ă lâinverse, que la relation de compatibilitĂ© morpho-syntaxique repose sur une compatibilitĂ© sĂ©mantique suppose que le sĂ©mantisme du verbe recteur et celui du mode de la complĂ©tive soient, de quelque façon, comparables. On peut distinguer, par-delĂ les diffĂ©rences techniques, deux grandes orientations dans la littĂ©-rature : ou lâon envisage le statut modal du procĂšs de la complĂ©-tive, qui serait dĂ©terminĂ© Ă la fois par le sĂ©mantisme du verbe rec-teur et par celui du mode, ou lâon considĂšre le statut Ă©nonciatif de la proposition complĂ©tive (dĂ©terminĂ©, lĂ encore, par le verbe rec-teur et le mode). La tradition guillaumienne (Guillaume (1984 : 32), Moignet (1959), Curat (1991), Lagerqvist (2009)) relĂšve de la pre-miĂšre option, qui pose que le subjonctif est le mode du virtuel, du possible, tandis que lâindicatif est celui de lâactuel. Pour rĂ©pondre Ă la difficultĂ© que soulĂšvent dans ce cadre les factifs apprĂ©ciatifs (regretter), qui imposent le subjonctif alors quâils prĂ©supposent le contenu de la complĂ©tive et donc lâactualisation effective du pro-cĂšs exprimĂ©, il a fallu assouplir la rĂšgle : le subjonctif nâimplique pas que le procĂšs soit simplement possible, mais il suppose que dif-fĂ©rentes possibilitĂ©s soient envisagĂ©es et mises en relation (« re-gretter que p » Ă©voque simultanĂ©ment la possibilitĂ© que non p). La sĂ©mantique des mondes possibles fournit un cadre formel Ă ce type dâanalyse (Martin (1983), Farkas (1992), Kupferman (1996)). Ă lâin-verse, lâindicatif indiquerait, selon cette perspective, que seule la situation dĂ©signĂ©e par la complĂ©tive est prise en compte (sans que soient Ă©voquĂ©es dâautres possibilitĂ©s). Cette analyse, outre les pro-blĂšmes dĂ©finitionnels quâelle soulĂšve (Rihs (2013 : 128) rappelle que, dans le cadre de la sĂ©mantique des mondes possibles, tout verbe Ă©pistĂ©mique Ă©voque une pluralitĂ© de possibles), se heurte Ă des contre-exemples absolument incontournables 8 comme :
(7) Je parie / gage / mise dix euros que le six va encore tomber
7. Cf. Vet (1998). Lâanalyse homonymique du verbe dire est cependant adop-tĂ©e par Godard & De Mulder (2011 : 149). 8. Ces contre-exemples valent aussi comme tels pour lâanalyse polyphonique de Donaire (2003), selon laquelle un verbe qui se prĂ©sente comme sĂ©lectionnant un « point de vue » au terme dâun « dĂ©bat » doit ĂȘtre suivi du subjonctif.
SĂMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLĂTIVE 227
Aucun verbe nâexprime plus explicitement le choix dâune possi-bilitĂ© parmi dâautres, et pourtant le subjonctif est exclu au profit de lâindicatif. 9 La seconde option est illustrĂ©e par une tradition que lâon peut rattacher Ă Damourette & Pichon 10. Elle pose que lâindicatif est le mode de lâassertion (de la prise en charge Ă©nonciative), alors que le subjonctif serait celui de la non-assertion (de la non-prise en charge). Pour rendre compte dans ce cadre dâexemples comme
(8) Pierre croit / sâimagine que Marie est partie
il faut Ă©tendre (singuliĂšrement) les notions dâassertion et de prise en charge aux attitudes Ă©pistĂ©miques positives attribuĂ©es au sujet du verbe recteur, conçu comme sujet modal, et pas forcĂ©ment au locuteur. Deux options se prĂ©sentent alors, qui conduisent Ă©galement Ă des impasses : a) On adopte lâhypothĂšse de Giannakidou (2009) selon laquelle lâin-dicatif marque la vĂ©ridicitĂ© (veridicality) et le subjonctif la non-vĂ©ridicitĂ© (le concept de vĂ©ridicitĂ© recouvrant Ă la fois le fait que la vĂ©ritĂ© de la complĂ©tive soit impliquĂ©e ou prĂ©supposĂ©e dans le modĂšle Ă©pistĂ©mique individuel du locuteur ou du sujet de la prin-cipale). Et lâon se heurte alors au cas des factifs apprĂ©ciatifs (re-gretter), qui imposent le subjonctif. b) On exclut (pour rendre compte de ces factifs apprĂ©ciatifs) la prĂ©-supposition de la prise en charge (Huot (1986 : 86), Soutet (2000 : 61)). Mais il devient alors impossible de comprendre pourquoi les factifs Ă©pistĂ©miques nĂ©gatifs (ignorer, oublier) sont suivis de lâin-dicatif. En effet, dans lâĂ©noncĂ©
(9) Pierre ignore / oublie que Marie est lĂ / *soit lĂ
le sujet modal (Pierre) ne prend pas en charge le contenu de la com-plĂ©tive, qui est nĂ©anmoins prĂ©supposĂ© par le locuteur. Si lâon ex-clut la prĂ©supposition de la prise en charge, on doit logiquement considĂ©rer que toutes les conditions sont rĂ©unies pour que le sub-jonctif sâimpose de façon exclusive, or câest uniquement lâindicatif qui est acceptable. Godard & De Mulder (2011) occupent une position singuliĂšre, dans la mesure oĂč ils adoptent une solution hybride, qui emprunte simultanĂ©ment aux deux traditions que nous venons dâĂ©voquer. Ils admettent ainsi que le subjonctif sâemploie quand une pluralitĂ© de situations est Ă©voquĂ©e, tandis que lâindicatif indique quâun agent (qui peut ĂȘtre le locuteur ou le sujet de la principale) prend en charge la proposition exprimĂ©e par la complĂ©tive (il entretient une attitude de croyance Ă son Ă©gard). Ces deux conditions dâemploi ont cepen- 9. De mĂȘme des verbes et locutions comme faire lâhypothĂšse que, supposer,espĂ©rer, dĂ©cider, dĂ©crĂ©ter devraient exclure lâindicatif, car ils Ă©voquent tous une pluralitĂ© de possibles. 10. Cf. Damourette & Pichon (1911-1936, §§ 1916, 1918, 1924, 1926), et Huot (1986 : 85-86).
228 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
dant un poids diffĂ©rent : seule la condition dâemploi du subjonctif constitue une vĂ©ritable implication (p. 153). LâintĂ©rĂȘt de cette stra-tĂ©gie est quâelle permet de traiter les cas oĂč les deux conditions sont remplies, comme les factifs apprĂ©ciatifs (« regretter que p » Ă©voque une pluralitĂ© de possibles et indique que p est prise en charge par le locuteur). Câest alors le subjonctif qui lâemporte, car la condi-tion dâemploi du subjonctif est plus contraignante que celle de lâin-dicatif. Si elle permet donc dâĂ©viter dâavoir Ă exclure la prĂ©suppo-sition de la prise en charge, cette analyse nâĂ©chappe cependant pas aux contre-exemples Ă la thĂšse du subjonctif comme marqueur dâune prise en compte dâune pluralitĂ© de possibles (« parier / gager / mi-ser 10 euros que p » devraient, au moins, autoriser le subjonctif) 11. Une variante, rĂ©solument pragmatique, de lâapproche Ă©nonciative a Ă©tĂ© rĂ©cemment dĂ©veloppĂ©e par Rihs (2013). Prenant appui sur Jary (2004, 2009), Rihs avance quâune proposition au subjonctif nâest jamais pertinente en elle-mĂȘme, mais quâune proposition Ă lâindicatif lâest toujours (y compris dans le cas des complĂ©tives). Selon cette perspective, dans les constructions qui nous occupent « la contribution dâun indicatif enchĂąssĂ© a systĂ©matiquement Ă voir avec la mise au premier plan de la valeur factuelle attachĂ©e au con-tenu subordonnĂ© » (p. 243), alors quâau subjonctif « lâeffet contex-tuel [âŠ] est localisĂ© du cĂŽtĂ© de la structure enchĂąssante » (p. 241). MĂȘme sâil nâest pas toujours aisĂ© de dĂ©terminer si une proposition est pertinente par elle-mĂȘme ou uniquement en vertu du contexte, il semble bien que des exemples comme
(10) Ma femme sait / se doute / ignore que nous sommes ici
relĂšvent typiquement de la situation associĂ©e, par Rihs, Ă lâemploi du subjonctif et non Ă celle que serait censĂ© indiquer lâindicatif : la subordonnĂ©e ne peut ĂȘtre pertinente en elle-mĂȘme (puisquâelle fait partie des connaissances mutuellement manifestes), lâeffet contex-tuel paraĂźt directement liĂ© au contenu de la principale. Ces difficultĂ©s nous ont conduit Ă envisager une analyse alter-native, dans un cadre permettant de penser de façon rigoureuse et explicite la relation de compatibilitĂ© entre le sĂ©mantisme du verbe recteur et celui du mode de la complĂ©tive.
3. LA THĂORIE MODULAIRE DES MODALITĂS
Nous faisons lâhypothĂšse que la partie commune aux sĂ©mantismes du verbe recteur et du mode de la complĂ©tive concerne la modalitĂ© exprimĂ©e. Le lien entre mode et modalitĂ© est gĂ©nĂ©ralement reconnu 11. Godard (2012) paraĂźt abandonner lâhypothĂšse dâune hiĂ©rarchisation des con-traintes, mais se trouve, de ce fait, conduite Ă considĂ©rer que lâemploi du subjonctif aprĂšs les factifs apprĂ©ciatifs Ă©chappe Ă lâanalyse sĂ©mantique et relĂšve dâune servi-tude grammaticale (formulĂ©e en termes de grammaticalisation).
SĂMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLĂTIVE 229
(cf. Wilmet (2010 : 170)). En revanche, le fait que le verbe recteur exprime, dans tous les cas, une modalitĂ© (celle-ci constituant le tout ou une partie seulement de son sĂ©mantisme) doit ĂȘtre explicitĂ©. Nous adoptons le cadre de la ThĂ©orie Modulaire des ModalitĂ©s (TMM, Gosselin (2010)). Cette thĂ©orie se donne pour objet les mo-dalitĂ©s au sens large (au sens de Brunot (1922) et Bally (1932)), qui englobent Ă la fois les valeurs modales des lexĂšmes (par exemple, la valeur axiologique de assassiner), les grammĂšmes marqueurs de modalitĂ© (comme les semi-auxiliaires et les adverbes modaux), mais aussi les modalitĂ©s pragmatiquement infĂ©rĂ©es. Dans cette perspec-tive, la modalitĂ© apparaĂźt comme une catĂ©gorie fondamentalement hĂ©tĂ©rogĂšne, prĂ©sentant divers aspects syntaxiques, sĂ©mantiques et pragmatiques. Pour modĂ©liser cette hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ©, la TMM met en Ćuvre un formalisme informatique de type âorientĂ©-objetâ, qui con-siste Ă considĂ©rer chaque modalitĂ© comme un objet (notĂ© modi,j,kâŠ)auquel sont systĂ©matiquement associĂ©s neuf paramĂštres (ou attri-buts), susceptibles de prendre diffĂ©rentes valeurs. Soit les neuf paramĂštres distinguĂ©s (cf. Gosselin (2010 : 57-142)) :
ParamĂštres conceptuels [dĂ©finissent des catĂ©gories et des valeurs modales] : I : instance de validation [rĂ©el, subjectivitĂ©, institution] D : direction dâajustement [descriptive, mixte 12, injonctive] F : force de la validation [plus ou moins positive / nĂ©gative]. [Le degrĂ© de
force prĂ©cise la valeur Ă lâintĂ©rieur dâune catĂ©gorie, par ex. probable ou certain pour lâĂ©pistĂ©mique].
En croisant les deux premiers paramÚtres, on obtient la classifica-tion suivante des catégories modales :
aléthique épistémique appréciative axiologique boulique déontiqueI réel subjectivité subjectivité institution subjectivité institution D descriptive descriptive mixte mixte injonctive injonctive
ParamĂštres fonctionnels [rendent compte du fonctionnement de la mod. dans lâĂ©noncĂ©] : structuraux : N : niveau dans la hiĂ©rarchie syntaxique P : portĂ©e dans la structure logique Ă©nonciatifs : E : engagement du locuteur [marque le degrĂ© de prise en charge par le « lo-
cuteur de lâĂ©noncĂ© » (l0) 13]R : relativitĂ© [indique la relation Ă©ventuelle de la mod. Ă des Ă©lĂ©ments contex-
tuels] 12. Par souci de simplification, on appelle ici âmixtesâ les valeurs qui sont dĂ©-crites comme prioritairement descriptives et secondairement injonctives dans Gosselin (2010 : 78). Il sâagit des jugements de valeur qui visent Ă orienter lâattitude de lâin-terlocuteur. 13. Nous adoptons la terminologie de la ScaPoLine, qui distingue, entre autres, le « locuteur de lâĂ©noncĂ© » (l0), responsable de lâĂ©nonciation, et le « locuteur tex-tuel » (L), image du sujet parlant, qui, Ă la diffĂ©rence du prĂ©cĂ©dent, transcende le hic et nunc Ă©nonciatif, cf. NĂžlke (2005), Kronning (2012).
230 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
T : temporalité [recouvre les caractéristiques temporelles et aspectuelles de la mod.]
MétaparamÚtre [indique si la valeur des autres paramÚtres a été obtenue par marquage linguistique ou par inférence] : M : marquage
Ainsi, le fait quâune modalitĂ© (notĂ©e modi) exprime un jugement subjectif, par exemple, sera notĂ© comme suit : « I (modi) : subjec-tivitĂ© » ; ce qui se lit : la valeur de lâinstance de validation de la modalitĂ© modi est la subjectivitĂ© (par opposition au rĂ©el ou Ă lâins-titution, qui caractĂ©risent respectivement les modalitĂ©s alĂ©thique et dĂ©ontique). Ă tout Ă©noncĂ© se trouve associĂ©e une structure modale, qui com-prend un certain nombre de modalitĂ©s reliĂ©es entre elles par des rela-tions logiques. Chacune de ces modalitĂ©s est pourvue de ses neuf paramĂštres, auxquels sont assignĂ©es des valeurs particuliĂšres. Le calcul de cette structure modale et des valeurs des paramĂštres est effectuĂ© par un systĂšme de rĂšgles (dont lâarchitecture est modulaire). Dans ce systĂšme, les rĂšgles sont susceptibles de remplir deux rĂŽles distincts : crĂ©er une modalitĂ© ou assigner une valeur Ă un paramĂštre. On admet, Ă la suite de Pietrandrea (2010) et Pietrandrea & Stathi (2010), que les « constructions » (au sens des grammaires de cons-truction, cf. Goldberg (2010)) peuvent servir dâentrĂ©es pour calculer des structures modales. Ainsi, aux constructions de type syntaxique « V que p », sont systĂ©matiquement associĂ©es, au plan sĂ©mantique, des structures modales de la forme
(11) Synt. : V que P Sem. : modi (modj (Pred (arg.)))
oĂč modi est une modalitĂ© extrinsĂšque qui correspond au verbe de la principale, et modj une modalitĂ© intrinsĂšque au lexĂšme prĂ©dica-tif (Pred) de la complĂ©tive. Ainsi, dans lâĂ©noncĂ©
(12) Je doute quâelle soit belle
modi dĂ©signe la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique de force nĂ©gative marquĂ©e par le verbe douter, tandis que modj reprĂ©sente la modalitĂ© apprĂ©-ciative intrinsĂšquement associĂ©e au prĂ©dicat belle. En outre, cette analyse peut ĂȘtre Ă©tendue aux constructions du type « ĂȘtre Adj quep » (ex. « ĂȘtre certain que p ») et « avoir SN que p » (ex. « avoir le sentiment que p »). Cette structure renvoie Ă un frame correspondant Ă lâexpression dâun jugement (modi) sur un jugement (modj). Ce jugement (modi)peut ĂȘtre simplement conçu (verbes dâattitude propositionnelle) ou Ă©noncĂ© (verbes dicendi) ; ce peut ĂȘtre la conception ou lâĂ©mission du jugement qui se trouve profilĂ©e (penser / dire que) ou sa rĂ©cep-tion (comprendre / apprendre / entendre que) 14. Le recours au con- 14. Selon Goldberg (2010), une construction Ă©voque un frame dont une partie se trouve sĂ©lectionnĂ©e (profilĂ©e, au sens de Langacker (2009 : 7-8)).
SĂMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLĂTIVE 231
cept de âconstructionâ permet, outre la formulation dâune analyse trĂšs gĂ©nĂ©rale, la prise en compte de verbes qui sont normalement considĂ©rĂ©s comme intransitifs, par exemple trembler ou frĂ©mir dans « je tremble / frĂ©mis quâil (ne) revienne ». Dans ce cadre, on avance une double hypothĂšse sur les rĂŽles res-pectifs du verbe recteur et du mode de la complĂ©tive : a) Le lexĂšme verbal recteur contraint (de façon plus ou moins prĂ©-cise) les valeurs possibles de I (instance de validation), D (direction dâajustement) et F (force de validation) de modi et de E (engage-ment du locuteur) de modj.b) Le mode de la complĂ©tive contraint les valeurs de D et F de modi,ainsi, dans certains cas, que E de modj. Soit, sous forme graphique :
(13) Synt. : V que P Sem. : modi (modj (Pred (arg.))) I I D D Mode F F
N N P P
V E E R R T T M M
Ces paramĂštres Ă©tant en partie communs, on peut rendre compte des conditions dâemploi des modes en termes de relations de compati-bilitĂ© entre les contraintes exercĂ©es sur D et F de modi et sur E de modj. Ce cadre thĂ©orique permet ainsi de confronter explicitement le sĂ©mantisme dâun lexĂšme (le verbe) avec celui dâun grammĂšme (le mode). Il permet aussi dâapporter une rĂ©ponse au problĂšme de la « compositionnalitĂ© indirecte » (au sens de Barker & Jacobson (2007)) qui caractĂ©rise, Ă premiĂšre vue, la sĂ©mantique de ces tours : le mode de la complĂ©tive affecte lâinterprĂ©tation de la modalitĂ© as-sociĂ©e au verbe recteur, qui se situe par nature hors de sa proposi-tion. Câest le recours au concept de âconstructionâ qui permet dâĂ©vi-ter dâavoir Ă Ă©tablir de telles rĂšgles de compositionnalitĂ© indirecte. La structure sĂ©mantique est associĂ©e âen blocâ Ă la structure syn-taxique. Nous devons, dans cette perspective 1) proposer un classement modal des verbes recteurs, 2) formuler une hypothĂšse sur la valeur sĂ©mantique des modes, 3) examiner leurs interactions (en termes de compatibilitĂ© / incompatibilitĂ©).
232 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
4. LE CLASSEMENT MODAL DES VERBES
Les verbes contraignent plus ou moins prĂ©cisĂ©ment les valeurs de I et D de modi â ce qui les inscrit dans une catĂ©gorie modale (verbes alĂ©thiques, Ă©pistĂ©miques, etc.) â ainsi que F (modi), qui sert Ă dĂ©finir une valeur modale Ă lâintĂ©rieur de ces catĂ©gories (le certain Ă©pistĂ©mique, lâobligatoire dĂ©ontique, etc.). De plus, ils contraignent la valeur de E (modj), indiquant si le locuteur (l0) accorde ou se dissocie faiblement ou fortement de la modalitĂ© intrinsĂšque au prĂ©-dicat de la complĂ©tive. Le lien dâaccord correspond Ă la prĂ©suppo-sition du contenu de la complĂ©tive et donc Ă la factivitĂ© du verbe. La dissociation faible correspond Ă la non-prĂ©supposition (la non-factivitĂ©), et la dissociation forte Ă la prĂ©supposition de la faussetĂ© de ce contenu (la contrefactivitĂ©). On rend ainsi compte 15 des op-positions entre savoir (factif), croire (non factif) et sâimaginer (con-trefactif), qui, par ailleurs, expriment tous trois une modalitĂ© Ă©pis-tĂ©mique positive (les valeurs de I, D et F de modi sont trĂšs voisines). Soit le classement modal de certains des verbes recteurs les plus courants :
Valeurs de modi
Valeurs de modj
I D F E caractérisation modale
voir,entendre,dĂ©couvrir,sâapercevoir,montrer
réel descriptive positive accord v. aléthiques positifs factifs
savoir,se douter subjectivité descriptive positive accord v. épistémiques
positifs factifs
ignorer subjectivité descriptive négative accord v. épistémique négatif factif
croire,penser subjectivité descriptive positive dissociation
faiblev. épistémiques positifs non factifs
douter subjectivité descriptive négative accord v. épistémique négatif non factif
15. Cf. Gosselin (2014).
SĂMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLĂTIVE 233
Valeurs de modi
Valeurs de modj
I D F E caractérisation modale
apprĂ©cier,ĂȘtre heureux,trouver bon,aimer,adorer
subjectivité mixte positive accord 16 v. appréciatifs positifs factifs
regretter,détester subjectivité mixte négative accord v. appréciatifs
négatifs factifs trouver remarquable,admirer 17
institution mixte positive accord v. axiologiques positifs
trouver désolant / scandaleux
institution mixte négative accord v. axiologiques négatifs
vouloir,souhaiter,accepter 18
subjectivité injonctive positive dissociation v. bouliques positifs
refuser subjectivité injonctive négative dissociation v. bouliques négatifs
ordonner,permettre institution injonctive positive dissociation v. déontiques
positifs
interdire institution injonctive négative dissociation v. déontiques négatifs
Certains verbes peuvent appartenir Ă plusieurs classes Ă la fois, soit parce quâils ne contraignent que partiellement les valeurs des para-mĂštres concernĂ©s (ex. dire), soit parce quâils expriment simultanĂ©-ment deux modalitĂ©s distinctes (ex. craindre et espĂ©rer). Nous les Ă©tudierons de façon plus dĂ©taillĂ©e aux §§ 7.1. et 9., car ces verbes peuvent donner lieu Ă lâalternance modale dans la complĂ©tive.
16. Aimer et adorer (comme dĂ©tester) portent gĂ©nĂ©ralement sur des sĂ©ries frĂ©quen-tatives (ex. « jâaime faire du vĂ©lo dans la campagne »). Ils nâen restent pas moins factifs (la sĂ©rie est prĂ©supposĂ©e). 17. Ces expressions peuvent marquer lâapprĂ©ciatif ou lâaxiologique, selon que le jugement est purement subjectif ou rapportĂ© Ă un systĂšme de conventions relative-ment stable (une morale, une idĂ©ologie, une religion, etc.). 18. On mĂ©lange Ă dessein les verbes dâattitude propositionnelle et les verbes di-cendi, qui sont classĂ©s en fonction de la modalitĂ© quâils expriment.
234 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
5. HYPOTHĂSES SUR LA SĂMANTIQUE DU MODE DE LA COMPLĂTIVE
Nous avançons une double hypothÚse sur la contribution séman-tique des modes dans ce type de construction :
(14) a) lâindicatif indique que la modalitĂ© extrinsĂšque (modi) est strictement descriptive (valeur de D ; modalitĂ© alĂ©thique ou Ă©pistĂ©mique) et de force de validation positive (valeur de F) :
(D (modi) = descriptive) ⧠(F (modi) = positive) b) le subjonctif indique que la modalitĂ© modi nâest pas strictement des-
criptive (valeur de D ; modalitĂ© apprĂ©ciative, axiologique, boulique ou dĂ©ontique) ou quâelle est descriptive mais de force nĂ©gative (valeur de F) :
non [(D (modi) = descript.) ⧠(F (modi) = posit.)] â [(D (modi) descript.) âš (F (modi) posit.)]
On verra que le paramĂštre E de modj (qui correspond Ă la prise en charge du contenu de la complĂ©tive par le locuteur) ne joue plus, dans le systĂšme actuel, quâun rĂŽle marginal. Cette analyse des modes nâest, quant Ă son contenu, ni originale (elle sâapparente Ă celle de ClĂ©dat (1932), par exemple), ni exhaus-tive. Elle consiste Ă dire que lâindicatif exprime un jugement des-criptif positif (les grammairiens du XVIIIe s. envisageaient dĂ©jĂ de remplacer le terme dâindicatif par celui de positif 19), et que le sub-jonctif sâemploie lorsque lâindicatif ne convient pas (dans la lignĂ©e des analyses de Korzen (2003) et de Schlenker (2005)) 20. Elle ne dit rien des contraintes exercĂ©es par le mode sur les paramĂštres de modj, câest-Ă -dire sur la modalitĂ© intrinsĂšque au prĂ©dicat de la com-plĂ©tive. Or on sait que le choix du mode dĂ©termine en particulier le fait que le procĂšs exprimĂ© par ce prĂ©dicat soit prĂ©sentĂ© comme possible ou comme irrĂ©vocable (cf. Gosselin (2005), Peltola (2011)). Notre objectif se limite ici Ă rendre compte des relations de com-patibilitĂ© entre le verbe et le mode, selon que lâun et lâautre de ces marqueurs expriment des contraintes convergentes ou divergentes.
6. LA COMPATIBILITĂ : CONVERGENCE, DIVERGENCE, CONVERGENCE PARTIELLE
Trois cas doivent ĂȘtre distinguĂ©s : a) La convergence totale des contraintes entraĂźne la compatibilitĂ© exclusive. 19. Cf. Regnier Desmarais (1707 : 343), Girard (1747 : 11). 20. Contrairement Ă ce que suppose Quer (2009 : 1781), cette analyse nâimplique pas que le subjonctif soit dĂ©pourvu de contenu sĂ©mantique, mais simplement que celui-ci se dĂ©finit par son opposition Ă lâindicatif.
SĂMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLĂTIVE 235
b) La divergence totale implique lâincompatibilitĂ©.c) La convergence et/ou divergence partielle donne lieu Ă diffĂ©rents cas de figure. Soit les deux modes sont possibles, soit lâun des deux est obligatoire, moyennant lâintervention dâun facteur supplĂ©men-taire. Les cas de convergence / divergence totale sont les suivants : â les verbes alĂ©thiques et Ă©pistĂ©miques positifs imposent lâindica-tif (ex. voir, savoir, croire, sâimaginer) ; â les verbes alĂ©thiques et Ă©pistĂ©miques nĂ©gatifs exigent le subjonc-tif (ex. douter) ; â les verbes apprĂ©ciatifs, axiologiques, bouliques et dĂ©ontiques se font suivre du subjonctif (ex. aimer, dĂ©tester, trouver bon, vouloir,ordonner, interdire). Quatre types de convergence partielle peuvent ĂȘtre distinguĂ©s : a) le verbe exprime une valeur large (relativement indĂ©terminĂ©e) sur D ou sur F de modi ; b) le verbe peut exprimer deux modalitĂ©s diffĂ©rentes (modi1 âš modi2)dont les valeurs des paramĂštres D et/ou F sont opposĂ©es ; c) le verbe exprime Ă la fois deux modalitĂ©s distinctes (modi1 ⧠modi2)dont les valeurs de D et/ou F sont opposĂ©es ; d) le verbe exprime une modalitĂ© qui se trouve ĂȘtre, en vertu du con-texte gauche, dans la portĂ©e dâune autre modalitĂ© dont les valeurs de D et/ou de F sont diffĂ©rentes (modi1 (modi2âŠ)).On parle de convergence partielle dans chacun de ces cas dans la mesure oĂč les contraintes exprimĂ©es par les modes sont convergentes avec une seule des valeurs possibles de modi. Dans les cas a (va-leurs intermĂ©diaires) et b (modi1 âš modi2), lâalternance modale en-traĂźne une diffĂ©rence sĂ©mantique notable. Dans les cas c (modi1 â§modi2) et d (modi1 (modi2âŠ)), aucune diffĂ©rence sĂ©mantique clai-rement identifiable nâest corrĂ©lĂ©e Ă lâalternance modale. Examinons comment se rĂ©alisent ces quatre configurations, soit respectivement les cas a (§ 7.), b (§ 8.), c (§ 9.) et d (§ 10.).
7. LES VALEURS LARGES
Les valeurs de D et F sont reprĂ©sentĂ©es par des portions (des in-tervalles) sur des continuums. Partant, elles peuvent ĂȘtre larges et recouvrir la frontiĂšre pertinente pour le choix du mode.
7.1 Valeurs larges sur D
Une valeur large sur D recouvre Ă la fois lâinjonctif et le descrip-tif. Câest typiquement le cas de certains performatifs directifs comme dĂ©crĂ©ter ou dĂ©cider. Parce quâil sâagit de directifs, la valeur de D est injonctive (modalitĂ© dĂ©ontique et/ou boulique), mais, dans la me-sure oĂč lâobligation prend effet immĂ©diatement, au moment mĂȘme
236 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
de sa profĂ©ration, la distance entre le monde et lâĂ©nonciation se trouve en quelque sorte abolie (effet de performativitĂ©) et lâĂ©noncĂ© dĂ©crit le monde tel quâil est ou sera dorĂ©navant. Câest pourquoi ces verbes peuvent ĂȘtre suivis de lâindicatif ou, plus rarement, du subjonctif. On observe cependant une diffĂ©rence dâemploi : quand lâobligation prend effet instantanĂ©ment, ce qui nĂ©cessite gĂ©nĂ©ralement un cadre institutionnel particulier, il nây a pas, entre lâĂ©noncĂ© et le monde, la distance temporelle indispensable pour que le monde puisse sâajus-ter Ă un Ă©noncĂ© prĂ©alable, et lâindicatif sâimpose (ex. (15)). Le monde, par le pouvoir de lâinstitution, correspond ipso facto Ă la description qui en est faite par une personne autorisĂ©e. En revanche, le subjonc-tif peut ĂȘtre employĂ© quand lâeffet de lâobligation est diffĂ©rĂ©, le pro-cĂšs de la complĂ©tive Ă©tant alors nĂ©cessairement envisagĂ© comme ultĂ©rieur Ă celui de la principale (ex. (16)) :
(15) a) Je dĂ©crĂšte / dĂ©cide que la sĂ©ance est / *soit terminĂ©e b) Le Conseil dâAdministration a dĂ©crĂ©tĂ© / dĂ©cidĂ© quâil y avait trop dâem-
ployĂ©s dans cette entreprise et quâil fallait en licencier une partie(16) a) Je dĂ©crĂšte quâil sera / soit mis fin Ă ces agissements b) Le Conseil dâAdministration a dĂ©crĂ©tĂ© / dĂ©cidĂ© quâil y aurait / ait une
semaine de congé supplémentaire pour les employés
Le cas dâordonner est intĂ©ressant Ă cet Ă©gard (cf. Lalaire (1998 : 108), Soutet (2000 : 62-63)). Ce verbe (dĂ©ontique) est systĂ©matiquement suivi du subjonctif, mais, dans un emploi qualifiĂ© dâarchaĂŻque par les dictionnaires, il peut ĂȘtre suivi de lâindicatif, dans un contexte juridique oĂč il prend valeur de dĂ©cret, dâobligation prenant effet dĂšs sa promulgation :
(17) [âŠ] le Conseil ordonne que la façade de la maison Commune sera sur-le-champ illuminĂ©e. (France, Les dieux ont soif, XXVII, citĂ© par le Grand Robert, entrĂ©e ordonner)
7.2. Valeurs larges sur F
De mĂȘme, les valeurs de F (la force de la validation) se rĂ©partissent sur un continuum qui va du nĂ©gatif fort (invalidation totale) au po-sitif fort (validation maximale) en passant par une valeur mĂ©diane, indĂ©terminĂ©e, selon une structure du type :
(18)â 0 +
nég. fort nég. faible neutre pos. faible pos. fort
négatif large positif large
SĂMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLĂTIVE 237
Or certains verbes Ă©pistĂ©miques 21 comme ignorer correspondent au nĂ©gatif large, qui englobe Ă la fois le nĂ©gatif et la valeur intermĂ©-diaire, voire le positif faible, comme le montre la possibilitĂ© dâĂ©non-cer :
(19) Il ignore que sa femme le trompe, mĂȘme sâil sâen doute un peu
Dâautres, comme sâattendre et attendre, marquent le positif large, câest-Ă -dire une valeur positive qui englobe la valeur intermĂ©diaire, voire le nĂ©gatif faible, comme lâattestent des Ă©noncĂ©s du type :
(20) a) Il vaut mieux sâattendre Ă ce quâil Ă©choue, mĂȘme si câest trĂšs peu pro-bable
b) Jâattends quâil sâexcuse, avant de renouer des relations
Si lâon examine le choix du mode aprĂšs ces verbes, on sâaperçoit que le systĂšme a Ă©voluĂ© nettement depuis la fin du XVIIe s. Ainsi, ignorer (nĂ©gatif large) a longtemps acceptĂ© les deux modes, avec une prĂ©fĂ©rence marquĂ©e pour le subjonctif (cf. FĂ©raud (1787-1788), LittrĂ© (1873-1877), entrĂ©e ignorer), mais aujourdâhui il se fait rĂ©gu-liĂšrement suivre de lâindicatif, avec une exception pour le tour vieil-li 22 :
(21) Jâignorais quâil Ă©tait / fĂ»t lĂ
Inversement, sâattendre (que / Ă ce que) se faisait suivre prĂ©fĂ©rable-ment par lâindicatif (cf. FĂ©raud (1787-1788), LittrĂ© (1873-1877), entrĂ©e sâattendre), et ce nâest que depuis peu quâil impose le sub-jonctif, tandis quâattendre paraĂźt sâĂȘtre toujours fait suivre du sub-jonctif. Il nous paraĂźt plausible de chercher lâexplication de cette Ă©volu-tion rĂ©cente du systĂšme du cĂŽtĂ© de la factivitĂ© des verbes et donc de la prise en charge du contenu de la complĂ©tive (valeur de E de modj). Tout se passe en effet comme si, dĂ©sormais, dans le cas des valeurs larges sur F, qui ne permettent pas de trancher en faveur dâun mode, câĂ©tait la factivitĂ© qui dĂ©terminait le choix du mode. Actuellement ignorer et cacher requiĂšrent lâindicatif parce quâils sont factifs, alors que sâattendre et attendre prennent le subjonctif parce quâils sont non factifs. Ă lâappui de cette hypothĂšse sur le rĂŽle de la factivitĂ©, on mentionnera le fonctionnement de la nĂ©gation des-criptive avec des verbes comme voir, observer, remarquer ou se sou-venir. La nĂ©gation de ces verbes construit en effet une valeur nĂ©ga-tive large 23 : « ne pas voir que p » nâimplique pas « voir que non
21. Avec les modalitĂ©s Ă©pistĂ©miques, la force de validation correspond au degrĂ© de croyance. 22. On observe le mĂȘme fonctionnement avec les verbes cacher et dissimuler(causatifs dâignorer) : Il mâavait cachĂ© / dissimulĂ© quâil y avait / eĂ»t Ă manger. 23. La nĂ©gation descriptive exprime le contradictoire, valeur large sur F que lâon peut gloser par « non V que p », qui se distingue du contraire, valeur Ă©troite glo-sable par « V que non p ». Le contradictoire est large parce quâil englobe le con-
238 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
p ». Or, lorsquâils sont prĂ©cĂ©dĂ©s de la nĂ©gation, ces verbes peuvent se faire suivre du subjonctif, mais uniquement si le locuteur veut suspendre leur factivitĂ©, et donc se dissocier faiblement de modj (ne pas prendre en charge le contenu de la complĂ©tive). On oppose ainsi (cf. Lalaire (1998 : 302)) :
(22) a) Je ne vois pas quâil est lĂ (factif : je sais quâil est lĂ , mais je ne le vois pas)
b) Je ne vois pas quâil soit lĂ (non factif)(23) a) Il ne se souvient pas quâil est allĂ© dans ce restaurant (factif) b) Il ne se souvient pas quâil soit allĂ© dans ce restaurant (non factif)
Ainsi la factivitĂ©, qui jouait un rĂŽle essentiel dans lâancien systĂšme, ne paraĂźt plus dĂ©terminer lâemploi des modes que dans le cas des valeurs larges sur F.
8. CAS DâAMBIGUĂTĂ VIRTUELLE
La convergence partielle peut aussi concerner des verbes suscep-tibles de donner lieu Ă une ambiguĂŻtĂ© virtuelle, soit parce quâils ne contraignent pas la valeur de D (certains verbes dicendi, comme dire, rĂ©pondre, sont sous-dĂ©terminĂ©s Ă cet Ă©gard), soit parce quâils autorisent deux interprĂ©tations nettement disjointes (les verbes ad-mettre, comprendre, entendre, etc. sont polysĂ©miques 24). Dans tous ces cas, les deux modes sont possibles, avec une diffĂ©rence de sens trĂšs sensible. Les verbes dicendi sous-dĂ©terminĂ©s prennent une valeur assertive avec lâindicatif et injonctive avec le subjonctif (cf. ex. (5) ci-dessus). On ne peut parler de vĂ©ritable polysĂ©mie du verbe dans ce cas, mais plutĂŽt de sous-dĂ©termination : la valeur de D nâest pas contrainte par le verbe, mais uniquement par le choix du mode. DâoĂč la pos-sibilitĂ© de coordonner lâindicatif et le subjonctif :
(24) a) Elle a dit quâelle Ă©tait stupide et que je vous la rende (Feydeau, Un fil Ă la patte I, 9)
b) Albertine fit rĂ©pondre quâelle ne pouvait pas descendre, quâon dĂźnĂąt sans lâattendre (Proust, citĂ© par Touratier (1996 : 169))
Avec les verbes polysĂ©miques, le choix du mode permet de sĂ©lec-tionner lâune des valeurs modales possibles du verbe (celle qui est convergente avec le sens du mode) : admettre et comprendre reçoivent une lecture Ă©pistĂ©mique avec lâindicatif, et une lecture axiologique avec le subjonctif :
traire : le contraire implique le contradictoire alors que la rĂ©ciproque est fausse (cf. Gosselin (2010 : 169)). 24. Nous suivons lâanalyse de Vet (1998 : 590, 593).
SĂMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLĂTIVE 239
(25) a) Je comprends / admets quâil a tuĂ© son pĂšre (Ă©pistĂ©mique positif) b) Je comprends / admets quâil ait tuĂ© son pĂšre (axiologique positif large
je ne condamne pas le fait que p 25).
Entendre prend une valeur alĂ©thique avec lâindicatif, et une valeur boulique-dĂ©ontique avec le subjonctif :
(26) a) Jâentends quâil marche dans le grenier b) Jâentends quâil mâobĂ©isse
9. CAS DE DOUBLE VALEUR MODALE
Certains verbes sont mixtes au sens oĂč ils expriment Ă la fois deux modalitĂ©s distinctes. Nous admettons que ces modalitĂ©s sont con-nectĂ©es conjonctivement : espĂ©rer indique Ă la fois une croyance (modalitĂ© Ă©pistĂ©mique) et un souhait (modalitĂ© boulique), craindreexprime simultanĂ©ment une croyance et une aversion (une volition nĂ©gative). Ainsi (27a) sera analysable comme (27b) :
(27) a) JâespĂšre quâil viendra b) Je crois quâil viendra et je souhaite quâil vienne
Nous avons observĂ© (cf. Gosselin (2010 : 390 sq.)), en prenant ap-pui sur Kreutz (1999), que lorsque des modalitĂ©s reliĂ©es conjoncti-vement se trouvent dans la portĂ©e dâune modalitĂ© de force positive, celle-ci se distribue conjonctivement sur chacune dâelles, alors que si cette modalitĂ© est de force nĂ©gative, elle se distribue disjoncti-vement. Ce critĂšre confirme notre analyse des verbes espĂ©rer et craindre. Lorsquâils sont dans la portĂ©e dâune autre modalitĂ© extrin-sĂšque, celle-ci se distribue, conjonctivement ou disjonctivement selon que sa force est positive ou nĂ©gative, sur les deux modalitĂ©s connectĂ©es qui sont conjointement exprimĂ©es par le verbe mixte :
(28)
25. Nous nous Ă©cartons Ă la fois de lâanalyse de Soutet (2000 : 62), pour qui com-prendre + subjonctif signifierait approuver (modalitĂ© axiologique positive forte), et de celle de Rihs (2013 : 265), qui considĂšre, Ă lâinverse, que comprendre ren-voie toujours Ă un acte dâintellection (modalitĂ© Ă©pistĂ©mique) qui porte sur le fait lui-mĂȘme, avec lâindicatif, et sur les raisons de ce fait, avec le subjonctif. Car, dans ce cas, comprendre + subjonctif devrait toujours ĂȘtre Ă©quivalent Ă comprendre pourquoi,ce qui nâest pas exact. Ce nâest pas la mĂȘme chose de dire Je comprends pourquoi les voleurs ont tuĂ© le bijoutier et Je comprends que les voleurs aient tuĂ© le bijoutier.
Il est raisonnable de craindre que la Turquie intÚgre la communautéeuropéenne
Il est raisonnable de croire que la Turquie intégrera la communauté européenneetIl est raisonnable de ne pas vouloir que la Turquie intÚgre lacommunauté européenne
=>
240 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
(29)
La modalitĂ© axiologique de force positive (marquĂ©e par raisonnable)se distribue conjonctivement sur les deux modalitĂ©s, Ă©pistĂ©mique et boulique ; tandis que la modalitĂ© axiologique de force nĂ©gative (exprimĂ©e par ridicule) se distribue disjonctivement 26. Dans ces conditions, on peut sâattendre Ă ce que les deux modes soient compatibles avec ces verbes mixtes, car ils convergent avec lâune des deux modalitĂ©s connectĂ©es conjonctivement (le subjonc-tif avec la modalitĂ© boulique et lâindicatif avec la modalitĂ© Ă©pistĂ©-mique positive). On sait que la norme impose lâindicatif aprĂšs es-pĂ©rer et le subjonctif aprĂšs craindre, mais on observe quâespĂ©rerse fait couramment suivre du subjonctif (y compris dans la presse Ă©crite, cf. Lagerqvist (2009)). Remarquons que souhaiter, qui est purement boulique, ne tolĂšre que le subjonctif. Quant Ă craindre,qui se fait rĂ©guliĂšrement suivre du subjonctif, il a continuĂ© Ă accep-ter aussi lâindicatif jusquâau seuil du XVIIIe s., comme lâattestent les exemples de FĂ©nelon :
(30) a) Nous avons craint que quelque Ă©tranger viendrait faire la conquĂȘte de lâĂźle de CrĂšte. (TĂ©lĂ©maque)
b) On craignait toujours quâil finirait trop tĂŽt. (ibid.) c) Je crains bien que tous ces petits sophistes grecs achĂšveront de cor-
rompre les mĆurs romaines. (Dialogues des morts)
De plus, lâindicatif est restĂ© prĂ©sent dans certains usages non stan-dard, comme le montre une rapide consultation dâinternet, ou cette rĂ©plique attribuĂ©e Ă une domestique dans une piĂšce de Courteline :
(31) a) Je crains quâil aura une vie trĂšs solitaire sâil continue dans cette logique.(internet)
b) Je craignais quâil aurait tournĂ©. Le temps est tellement Ă lâorage. (Cour-teline, Le MadĂšre)
26. Signalons toutefois que, dans de nombreux contextes, lâune des deux moda-litĂ©s est prĂ©supposĂ©e dans le discours, et nâentre pas dans le champ de la modalitĂ© extrinsĂšque, positive ou nĂ©gative. Ainsi, selon toute vraisemblance, lâĂ©noncĂ© Il ne faut pas espĂ©rer que vous vous en sortirez vivant prĂ©suppose (au sens discursif) la modalitĂ© boulique (« vous voulez vous en sortir vivant »), de sorte que la moda-litĂ© dĂ©ontique de force nĂ©gative nâaffecte que la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique de la croyance (« il ne faut pas croire que vous vous en sortirez vivant »).
Il est ridicule de craindre que la Turquie intÚgre la communauté européenne
Il est ridicule de croire que la Turquie intégrera la communauté européenneet/ouIl est ridicule de ne pas vouloir que la Turquie intÚgre la communauté européenne
=>
SĂMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLĂTIVE 241
10. RĂLE DU CONTEXTE GAUCHE
Divers Ă©lĂ©ments du contexte gauche (interrogation, nĂ©gation, cons-truction hypothĂ©tique, etc.) influent sur le choix du mode de la com-plĂ©tive. Nous ne pouvons les analyser ici, mais seulement indiquer que leur rĂŽle se laisse expliquer par les mĂȘmes principes. Prenons simplement lâexemple de la nĂ©gation. On peut montrer (cf. Gosselin (2010 : 411)) que la nĂ©gation ne constitue pas une modalitĂ© Ă part entiĂšre, mais quâelle affecte les valeurs de certains paramĂštres de la modalitĂ© (intrinsĂšque ou extrinsĂšque) sur laquelle elle porte. Selon quâelle est interprĂ©tĂ©e comme descriptive ou polĂ©mique, le paramĂštre affectĂ© sera diffĂ©rent : une nĂ©gation descriptive demande de prendre la valeur complĂ©mentaire de F (la force de validation opposĂ©e), tan-dis quâune nĂ©gation polĂ©mique correspond au refus, par le locuteur, de prendre en charge la modalitĂ© (valeur de E). Il suit quâavec un verbe Ă©pistĂ©mique non factif, comme croire, la nĂ©gation descrip-tive change la valeur de F, qui devient nĂ©gative. Lâexpression ne pas croire devient synonyme de douter et se fait suivre du subjonc-tif (conformĂ©ment Ă la rĂšgle (14)). En revanche, la nĂ©gation polĂ©-mique, qui affecte la valeur de E (en marquant le refus de la prise en charge), laisse la valeur de F inchangĂ©e, et le verbe continue de rĂ©gir lâindicatif 27, comme dans cet exemple :
(32) Cette femme a longtemps Ă©tĂ© ma maĂźtresse, mais elle ne lâest plus. [âŠ] vous ĂȘtes la meilleure comme la plus spirituelle des femmes [âŠ]
Mais, dit-elle [âŠ], si la meilleure et la plus spirituelle des femmes, Ă qui vous venez dâavouer une liaison de dix ans, ne croyait pas que cette liaison est finie puisque vous et cette fille nâavez pas cessĂ© de vous voir, que pensez-vous que ferait cette meilleure et cette plus spirituelle des femmes, monsieur de Marigny ? (Barbey dâAurevilly, Une vieille maĂź-tresse, Folio, 1979, pp. 100-101)
Un autre cas de figure consiste à construire une seconde moda-lité enchùssante, selon une structure du type :
(33) modi1 (modi2 (modj (Pred (arg))))
de telle sorte quâune convergence peut sâĂ©tablir entre le mode de la complĂ©tive et modi1, par-delĂ modi2. Câest ainsi que lâon peut rendre compte du rĂŽle de lâimpĂ©ratif (qui crĂ©e une modalitĂ© dĂ©ontico-boulique enchĂąssante) ou des phĂ©nomĂšnes traditionnellement dĂ©crits en termes âdâattraction modaleâ dans lesquels la modalitĂ© enchĂąssante est mar-quĂ©e par des lexĂšmes. Ainsi les exemples (34a) et (35a) recevront les structures respectives (34b) et (35b) :
(34) a) Supposons que Pierre vienne b) IMP supposer venir (Pierre) modi1 (modi2 (modj (Pred (arg))))
27. Pour une analyse comparable, cf. Martin (1983 : 122), Soutet (2000 : 83).
242 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
Le subjonctif de la complĂ©tive converge avec la modalitĂ© dĂ©ontico-boulique marquĂ©e par lâimpĂ©ratif, par-delĂ la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique positive exprimĂ©e par supposer (qui exige normalement lâindicatif).
(35) a) Seigneur, ajouta-t-elle, vous devez ĂȘtre trĂšs heureux de voir que le Sau-veur se souvienne de vous. (Le Haut Livre du Graal, trad. A. Strubel, Le Livre de Poche, 2007, p. 177)
b) ĂȘtre trĂšs heureux voir se souvenir de (Le Sauveur, vous) modi1 (modi2 (modj (Pred (arg))))
LĂ encore, le subjonctif converge avec la modalitĂ© apprĂ©ciative ex-primĂ©e par ĂȘtre trĂšs heureux que, par-delĂ la modalitĂ© alĂ©thique mar-quĂ©e par le verbe recteur voir (« attraction modale »).
11. REMARQUES CONCLUSIVES SUR LâĂVOLUTION DU SYSTĂME
RĂ©sumons-nous. LâhypothĂšse selon laquelle le choix du mode de la complĂ©tive en fonction du verbe recteur dĂ©pendrait dâune relation sĂ©mantique entre ces deux Ă©lĂ©ments de natures diffĂ©rentes (gram-maticale et lexicale) suppose quâils aient, dans leurs sĂ©mantismes respectifs, quelque chose de comparable, sinon de commun. Elle implique aussi quâun lien puisse sâĂ©tablir Ă distance, puisque le choix du mode de la complĂ©tive peut influer, dans certains cas, sur lâin-terprĂ©tation du verbe recteur (ex. dire, comprendre, entendre, etc.). La solution avancĂ©e dans cet article consiste Ă considĂ©rer que nous sommes en prĂ©sence dâune construction, comportant, au plan sĂ©man-tique, deux modalitĂ©s, et que le verbe recteur comme le mode de la complĂ©tive ont chacun un sĂ©mantisme modal, exprimable, dans les deux cas, en termes de contraintes sur les valeurs de ces deux modalitĂ©s. DĂšs lors, il devient possible de comparer ces sĂ©mantismes modaux et dâidentifier des relations de compatibilitĂ©, totale, partielle ou nulle. Quand la compatibilitĂ© est totale, le choix du mode sâim-pose de façon exclusive. Lorsquâelle est nulle, le mode est exclu. Dans les diffĂ©rents cas de compatibilitĂ© partielle, les deux modes sont virtuellement possibles, et seuls des facteurs supplĂ©mentaires peuvent, dans certains cas, privilĂ©gier lâun des deux. Cette analyse permet en outre de suggĂ©rer une hypothĂšse sur lâĂ©vo-lution du systĂšme. En effet, nous nâavons plus Ă considĂ©rer que les modes auraient soudainement et radicalement changĂ© de valeur au XVIIe s., mais simplement que la rĂ©partition du poids des contraintes sur les valeurs des paramĂštres sâest progressivement modifiĂ©e, ame-nant ainsi un bouleversement apparent du systĂšme. LâhypothĂšse que nous aimerions soumettre est celle dâun renforcement progressif de la contrainte sur D(modi), accompagnĂ© dâun affaiblissement com-plĂ©mentaire de la contrainte sur E(modj). Alors que, dans lâancien systĂšme, câĂ©tait la prise en charge qui jouait le rĂŽle principal, câest
SĂMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLĂTIVE 243
dĂ©sormais la direction dâajustement qui prime (la prise en charge ne joue plus quâun rĂŽle marginal, cf. ex. (22), (23)). Et lâon peut voir les prĂ©misses de ce changement dĂšs lâancien français. Becker (2010) observe, en effet, que les expressions apprĂ©ciatives Ă©taient ordinairement suivies de lâindicatif en ancien français, et que les premiĂšres Ă avoir acceptĂ© le subjonctif sont celles qui prenaient, en contexte, une valeur dĂ©ontique, indiquant prĂ©cisĂ©ment que le monde avait Ă sâajuster Ă lâĂ©noncĂ©. Exemple :
(36) [âŠ] il est bon que no gent soient armĂ©s. (Le MĂ©nestrel de Reims, citĂ© par Becker (2010 : 217))
Tout ceci nâest Ă©videmment quâune suggestion, qui, si elle se con-firmait, contribuerait Ă donner une explication systĂ©mique Ă lâĂ©mer-gence dâun nouvel emploi des modes au XVIIe s., qui reste, dans ses grandes lignes, celui du français dâaujourdâhui.
LAURENT GOSSELINNormandie Université
UR DYSOLA, EA 4701
RĂFĂRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
BALLY C. (1932), Linguistique générale et linguistique française, Paris, Ernest Leroux.
BARKER C. & JACOBSON P. eds (2007), Direct Compositionality, Oxford, Oxford University Press.
BECKER M.G. (2010), « Principles of mood change in evaluative contexts: the case of French », in Becker M.G. & Remberger E.-M. eds,Modality and Mood in Romance. Modal interpretation, mood selec-tion and mood alternation, Berlin, de Gruyter, pp. 209-234.
BRET A. (1788), Ćuvres de MoliĂšre, avec des remarques grammaticales, des avertissemens et des observations sur chaque piĂšce, t. 4, Paris, La Compagnie des libraires associĂ©s.
BRUNOT F. (1922), La pensĂ©e et la langue. MĂ©thode, principes et plan dâune thĂ©orie nouvelle du langage appliquĂ©e au français, Paris, Masson et Cie Ăditeurs.
(1927), Histoire de la langue française, t. II, Le XVIe siÚcle, 2e éd., Paris, Librairie Armand Colin.
BUFFIER C. (1709), Grammaire françoise sur un plan nouveau, Paris, Nico-las Leclerc / Michel Brunet / Leconte et Montalant.
CELLARD J. (1996), Le subjonctif. Comment lâĂ©crire ? â quand lâemployer ?,Louvain-la-Neuve, Duculot.
CLĂDAT L. (1932), En marge des grammaires, Paris, Librairie ancienne HonorĂ© Champion.
244 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
CURAT H. (1991), Morphologie verbale et référence temporelle en fran-çais moderne. Essai de sémantique grammaticale, GenÚve / Paris, Librairie Droz.
DAMAR M.-E. (2009), Pour une linguistique applicable. Lâexemple du sub-jonctif en FLE, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
DAMOURETTE J. & PICHON Ă. (1911-1936), Des mots Ă la pensĂ©e. Essai de grammaire de la langue française, tt. 1 Ă 5, Paris, Ăditions DâArtrey.
DELBART A.-R. (2007), « ChronogĂ©nĂšse et enseignement-apprentissage du mode subjonctif », in Bres J., Arabyan M., Ponchon T., Rosier L., Tremblay R. & Vachon-LâHeureux P., PsychomĂ©canique du lan-gage et linguistiques cognitives. Actes du XIe Colloque internatio-nal de lâAIPL, Association Internationale de PsychomĂ©canique du Langage, Montpellier, 8-10 juin 2006, Limoges, Lambert-Lucas, pp. 283-291.
DONAIRE M.L. (2003), « Les sĂ©lecteurs du subjonctif, un domaine sĂ©man-tique dĂ©fini ? », ThĂ©lĂšme, Revista Complutense de Estudios Fran-ceses, nĂșmero extraordinario, pp. 121-135.
FARKAS D.F. (1992), « On the semantics of subjunctive complements », in HirschbĂŒler P. & Koerner K. eds, Romance Languages and Mod-ern Linguistic Theory. Selected papers from the XX Linguistic Sym-posium on Romance Languages, University of Ottawa, April 10-14, 1990, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, pp. 69-103.
FĂRAUD J.-F. (1787-1788), Dictionnaire critique de la langue française,3 vol., Marseille, Jean Mossy pĂšre et fils.
GIANNAKIDOU A. (2009), « The dependency of the subjunctive revisited: temporal semantics and polarity », Lingua 119.12, pp. 1883-1908.
GIRARD G. (1747), Les vrais principes de la langue françoise, t. II, Paris, Le Breton.
GODARD D. (2012), « Indicative and subjunctive mood in complement clauses: from formal semantics to grammar writing », in Piñon C. ed., Empirical Issues in Syntax and Semantics 9, http://www.cssp. cnrs.fr/eiss9/, pp. 129-148.
GODARD D. & DE MULDER W. (2011), « Indicatif et subjonctif dans les complétives en français », Cahiers de lexicologie 98, pp. 145-160.
GOLDBERG A. (2010), « Verbs, construction, and semantic frames », inRappaport Hovav M., Doron E. & Sichel I. eds, Lexical Seman-tics, Syntax, and Event Structure, Oxford, Oxford University Press, pp. 39-58.
GOSSELIN L. (2005), Temporalité et modalité, Bruxelles, De Boeck-Duculot. (2010), Les modalités en français. La validation des représenta-
tions, Amsterdam / New York, Rodopi. (2014), « Sémantique des jugements épistémiques : degré de croyance
et prise en charge », Langages 193, pp. 63-81. GOUGENHEIM G. (1938), SystÚme grammatical de la langue française,
Paris, J.L.L. DâArtrey / A. Ronteix-DâArtrey. Grand Robert = Le Grand Robert de la langue française, Ă©dition Ă©lectro-
nique, version 3, en ligne sur abonnement, Paris, Le Robert, 2013, http://www.lerobert.com.
GUILLAUME G. (1984), Temps et verbe. ThĂ©orie des aspects, des modes et des temps, suivi de Lâarchitechtonique du temps dans les langues classiques, Paris, Librairie HonorĂ© Champion.
SĂMANTISME MODAL DU VERBE RECTEUR ET MODE DE LA COMPLĂTIVE 245
HUOT H. (1986), « Le subjonctif dans les complĂ©tives : subjectivitĂ© et moda-lisation », in Ronat M. & Couquaux D. Ă©ds, La grammaire modu-laire, Paris, Les Ăditions de Minuit, pp. 81-111.
JARY M. (2004), « Indicative mood, assertoric force and relevance », UCLWorking Papers in Linguistics 16, pp. 237-246.
(2009), « Relevance, assertion and possible worlds: a cognitive ap-proach to the spanish subjunctive », in De Brabanter P. & Kissine M. eds, Utterance Interpretation and Cognitive Models, Bingley, Emerald Group Publishing, pp. 235-277.
KORZEN H. (2003), « Subjonctif, indicatif et assertion ou : comment expli-quer le mode dans les subordonnĂ©es complĂ©tives ? », in Birkelund M., Boysen G. & SĂžren Kjaersgaard P. Ă©ds, Aspects de la modalitĂ©,TĂŒbingen, Max Niemeyer Verlag, pp. 113-129.
KREUTZ P. (1999), « âOuâ : la disjonction et les modalitĂ©s », Cahiers Chro-nos 4, pp. 53-76.
KRONNING H. (2012), « Le conditionnel épistémique : propriétés et fonc-tions discursives », Langue française 173, pp. 83-97.
KUPFERMAN L. (1996), « Observations sur le subjonctif dans les complĂ©-tives », in Muller C. Ă©d., DĂ©pendance et intĂ©gration syntaxique. Subor-dination, coordination, connexion, TĂŒbingen, Max Niemeyer Verlag, pp. 141-151.
LACHET C. (2010), « Variation modale et motivation sémantique », CahiersAFLS eJournal 16.1, http://afls.net/cahiers-e-journal/?lang=fr, pp. 25-62.
LAGERQVIST H. (2009), Le subjonctif en français moderne. Esquisse dâune thĂ©orie modale, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne.
LALAIRE L. (1998), La variation modale dans les subordonnées à temps fini du français moderne. Approche syntaxique, Bern, Peter Lang.
LANGACKER R.W. (2009), Investigations in Cognitive Grammar, Berlin / New York, Mouton de Gruyter.
LITTRĂ Ă. (1873-1877), Dictionnaire de la langue française, 4 vol. + 1 SupplĂ©ment, Paris, Librairie Hachette et Cie.
MARTIN R. (1983), Pour une logique du sens, Paris, Presses Universitaires de France.
MAUPAS C. (1607), Grammaire françoise [âŠ], Blois, Philippes Cottereau. MOIGNET G. (1959), Essai sur le mode subjonctif en latin postclassique
et en ancien français, Paris, Presses Universitaires de France. NĂLKE H. (2005), « Le locuteur comme constructeur de sens », in Bres
J., Haillet P.P., Mellet S., NĂžlke H. & Rosier L. Ă©ds, Dialogisme et polyphonie. Approches linguistiques, Bruxelles, De Boeck-Duculot, pp. 111-124.
OUDIN A. (1640), Grammaire françoise, rapportée au langage du temps,Paris, Antoine de Sommaville.
PELTOLA R. (2011), CohĂ©sion modale et subordination. Le conditionnel et le jussif finnois au miroir de la valeur sĂ©mantique et discursive du subjonctif français, thĂšse de doctorat, UniversitĂ© dâHelsinki.
PIETRANDREA P. (2010), Constructions grammaticales et discours, mĂ©-moire dâHDR, UniversitĂ© Sorbonne nouvelle Paris 3.
PIETRANDREA P. & STATHI K. (2010), « What counts as an evidential unit? The case of evidential complex constructions in Italian and Modern Greek », STUF - Sprachtypologie und Universalienforschung63.4, pp. 333-344.
246 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
QUER J. (2009), « Twists of mood: the distribution and interpretation of indicative and subjunctive », Lingua 119.12, pp. 1779-1787.
REGNIER DESMARAIS F.-S. (1707), Traité de la grammaire françoise, Ams-terdam, Henri Desbordes.
RIHS A. (2013), Subjonctif, gérondif et participe présent en français. Une pragmatique de la dépendance verbale, Bern, Peter Lang.
SCHLENKER P. (2005), « The lazy Frenchmanâs approach to the subjunc-tive. Speculations on reference to worlds and semantic defaults in the analysis of mood », in Geerts T., van Ginneken I. & Jacobs H. eds, Romance Languages and Linguistic Theory 2003, Amsterdam, John Benjamins Publishing Company, pp. 269-309.
SILENSTAM M. (1973), Lâemploi des modes dans les propositions complĂ©-tives Ă©tudiĂ© dans les textes français de la seconde moitiĂ© du XVIIe
siÚcle, Uppsala / Stockholm, Almqvist & Wiksell. SOUTET O. (2000), Le subjonctif en français, Gap / Paris, Ophrys. TOGEBY K. (1966), « La hiérarchie des emplois du subjonctif », Langages
3, pp. 67-71. TOURATIER C. (1996), Le systÚme verbal français (Description morpho-
logique et morphĂ©matique), Paris, Armand Colin. VET C. (1998), « Les sources de lâemploi du subjonctif dans les complĂ©-
tives », in Forsgren M., Jonasson K. & Kronning H. Ă©ds, PrĂ©dica-tion, assertion, information. Actes du colloque dâUppsala en linguis-tique française, 6-9 juin 1996, Uppsala, Uppsala University, pp. 587-594.
VICTORRI B. & FUCHS C. (1996), La polysémie. Construction dynamique du sens, Paris, HermÚs.
WILMET M. (2010), Grammaire critique du français, 5e éd. entiÚrement revue, Bruxelles, De Boeck-Duculot.
LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 247-250
Résumés en français
Tatiana MILLIARESSI : La structuration interne du procĂšs et la morphologie aspectuelle LâĂ©tude sâattache Ă comparer, sur lâexemple du russe et du fran-çais, lâexpression morphologique de la structuration interne des pro-cĂšs dans les langues slaves et la dĂ©limitation externe des procĂšs (la taxis) exprimĂ©e par la morphologie flexionnelle dans les langues ro-manes. LâĂ©tude montre, sur le plan lexical, que la structuration interne du procĂšs en trois phases (processus, terme naturel, Ă©tat) est relative Ă sa nature ontologique. Par contre, la dĂ©limitation externe concerne la durĂ©e du procĂšs (dĂ©but et fin) indĂ©pendamment de sa structure interne. Les deux types de segmentation, interne et externe, sâarti-culent diffĂ©remment dans les langues slaves et dans les langues ger-maniques et romanes : les langues slaves grammaticalisent la struc-turation interne et lexicalisent la dĂ©limitation externe du procĂšs, alors que les langues romanes et germaniques lexicalisent la structuration interne et grammaticalisent la structuration externe. Lâanalyse porte Ă©galement sur la diffĂ©rence, conditionnĂ©e par la typologie des langues, entre la structuration rĂ©fĂ©rentielle des procĂšs et la structuration sĂ©man-tique des modes dâaction (Aktionsart), lâinteraction entre les modes dâaction et lâaspect, ainsi que la relation entre la tĂ©licitĂ© et sa mise en forme morphologique (lexicale ou grammaticale).
DaniĂšle VAN DE VELDE : Les conditions aspectuelles de lâinter-prĂ©tation Ă©vĂ©nementielle des nominalisations Le titre de cet article indique quâune nominalisation peut, dans certaines conditions, ĂȘtre interprĂ©tĂ©e comme rĂ©fĂ©rant Ă un Ă©vĂ©nement, sans que cette interprĂ©tation soit jamais la seule disponible : un seul et mĂȘme nom dĂ©rivĂ© peut, par exemple, rĂ©fĂ©rer (au moins) Ă un pro-cĂšs, Ă un Ă©vĂ©nement ou Ă un fait. Lâessentiel de lâarticle est consa-crĂ© aux conditions auxquelles lâinterprĂ©tation Ă©vĂ©nementielle est dis-ponible â conditions principalement aspectuelles, dans la mesure oĂč on soutient que lâune des propriĂ©tĂ©s essentielles des Ă©vĂ©nements est leur ponctualitĂ©. Cette propriĂ©tĂ© impose aux nominalisations Ă©vĂ©-nementielles dâavoir pour base un prĂ©dicat dont lâaspect soit lui-mĂȘme intrinsĂšquement ponctuel ou, sinon, susceptible de le deve-nir, au prix dâun changement de point de vue. On montre que cette possibilitĂ© existe pour les prĂ©dicats du type âaccomplissementâ ou mĂȘme âĂ©tatâ, beaucoup plus difficilement pour ceux dâactivitĂ© et pas du tout pour les prĂ©dicats de qualitĂ© (IL predicates). Il est clair que lâauteur de lâarticle prend le terme aspect non seulement dans le sens linguistique, mais aussi dans une interprĂ©tation de type phĂ©-nomĂ©nologique, oĂč cette notion renvoie aux divers points de vue que les locuteurs peuvent prendre sur une seule et mĂȘme chose, ce
248 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
qui arrive, par exemple, lorsquâun Ă©tat, bornĂ© mais pourvu dâune certaine durĂ©e, est âvuâ dâun point de vue extĂ©rieur et suffisamment lointain pour valoir comme Ă©vĂ©nement.
Adeline PATARD & Walter DE MULDER : La prĂ©vĂ©rbation en en-en ancien français : un cas de prĂ©fixation aspectuelle ? Il est gĂ©nĂ©ralement admis que lâancien français disposait dâun sys-tĂšme de prĂ©verbes servant Ă exprimer des distinctions aspectuelles. Dans cette contribution, nous Ă©tudions deux prĂ©verbes homonymes : (i) en- provenant de la prĂ©position in, et (ii) en- issu de lâadverbe anaphorique latin inde. Lâanalyse de dictionnaires et dâun corpus diachronique rĂ©vĂšle dâabord que ces deux prĂ©verbes dĂ©clinent en français mĂ©diĂ©val. Nous montrons ensuite que les prĂ©verbes en- ne permettent pas de construire un systĂšme aspectuel transparent, no-tamment du fait de la polysĂ©mie des bases verbales et des verbes prĂ©verbĂ©s et de la variabilitĂ© des interprĂ©tations aspectuelles que cette polysĂ©mie engendre. Par ailleurs, le dĂ©clin observĂ© des prĂ©verbes aspectuels en- peut aussi ĂȘtre vu en continuitĂ© avec une Ă©volution dĂ©jĂ entamĂ©e en latin tardif (cf. Haverling (2000, 2008, 2010)), oĂč le changement sĂ©mantique subi par lâimparfait et le parfait a annulĂ© les oppositions aspectuelles existant entre certains verbes non prĂ©-verbĂ©s et les verbes correspondants avec prĂ©verbes. Dans la derniĂšre partie, nous nous intĂ©ressons Ă lâinteraction complexe entre lâaspect lexical et lâaspect grammatical et Ă lâinfluence quâexercent ces deux types dâaspect sur lâemploi des temps.
Dany AMIOT & Dejan STOSIC : Morphologie aspectuelle et Ă©valua-tive en français et en serbe Cet article teste lâhypothĂšse de Grandi (2009 : 62), selon laquelle il existerait, dans la morphologie verbale, une sorte de partage des tĂąches entre langues Ă dĂ©rivation Ă©valuative et langues Ă dĂ©rivation aspectuelle, sur deux langues typologiquement diffĂ©rentes, le serbe (une langue slave Ă morphologie aspectuelle dĂ©veloppĂ©e) et le fran-çais (une langue romane Ă morphologie aspectuelle pauvre). Nos analyses ne confirment pas rĂ©ellement lâhypothĂšse de Grandi : nous montrons que, si effectivement le français moderne, comme lâitalien, correspond au modĂšle proposĂ© par Grandi, ce nâest le cas ni de lâan-cien, ni du moyen français, oĂč Ă©valuation et aspect morphologiques coexistaient, et cela est encore plus Ă©vident en serbe Ă lâheure ac-tuelle, oĂč aspect et Ă©valuation morphologiques sont complĂštement intriquĂ©s.
Svetlana VOGELEER : Pouvoir et devoir : interaction entre la mo-dalitĂ©, lâaspect et la temporalitĂ© Lâobjectif de cette Ă©tude est dâexaminer la contribution de lâaspect et de la temporalitĂ© Ă la variation des sens modaux des verbes pou-voir et devoir. Trois types dâaspect sont pris en considĂ©ration : lâas-pect âpoint de vueâ exprimĂ© par les temps verbaux, lâaspect lexical du verbe Ă lâinfinitif et, pour lâaspect perfectif, lâaspect en tant quâopĂ©-rateur sĂ©mantique abstrait. Lâaspect âpoint de vueâ imperfectif, vĂ©hi-
RĂSUMĂS EN FRANĂAIS 249
culĂ© par le prĂ©sent et lâimparfait, est compatible avec toutes les mo-dalitĂ©s radicales et avec la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. Dans le cadre de ces deux temps verbaux, une interdĂ©pendance est Ă©tablie entre lâas-pect lexical du verbe Ă lâinfinitif et le type de modalitĂ©. Quant au passĂ© composĂ©, ce temps soit dĂ©modalise le verbe modal, soit dĂ©-clenche la modalitĂ© Ă©pistĂ©mique. LâĂ©tude soutient que lâinterprĂ©ta-tion factuelle (dĂ©modalisĂ©e) a lieu lorsque le passĂ© composĂ© se voit associer lâopĂ©rateur perfectif sĂ©mantique. Cette interprĂ©tation nâest disponible que lorsque le verbe Ă lâinfinitif dĂ©note un procĂšs agen-tif. Quant Ă lâinterprĂ©tation Ă©pistĂ©mique, disponible aussi bien avec des procĂšs agentifs quâavec des procĂšs non agentifs, elle est associĂ©e Ă lâinterprĂ©tation du passĂ© composĂ© sur le mode de parfait.
Carl VETTERS & CĂ©cile BARBET : Les emplois illocutoires de pou-voir Lâarticle propose dâĂ©tudier les effets de sens illocutoires du verbe modal pouvoir. La tradition distingue entre emplois âradicauxâ re-levant de la modalitĂ© du faire et emplois relevant de la modalitĂ© de lâĂȘtre, que H. Kronning subdivise en emplois alĂ©thiques et Ă©pistĂ©-miques. Depuis les annĂ©es 1980, on a observĂ© que certains effets de sens de pouvoir â mais Ă©galement de devoir â Ă©chappent Ă cette catĂ©gorisation. Van der Auwera & Plungian (1998) ont qualifiĂ© ces emplois comme « postmodaux » dans la mesure oĂč 1) ils ne se lais-sent pas dĂ©crire de façon satisfaisante en termes de nĂ©cessitĂ© et de possibilitĂ© et 2) en diachronie, ils sont crĂ©Ă©s Ă partir des emplois mo-daux radicaux, Ă©pistĂ©miques ou alĂ©thiques. Ces effets, observĂ©s dans beaucoup de langues, sont pour la plupart de nature illocutoire. En linguistique française, ces emplois sont relativement peu Ă©tudiĂ©s. Cet article propose un inventaire non exhaustif des emplois illocu-toires du verbe pouvoir et tentera dâexpliquer ces valeurs Ă partir de sa valeur modale littĂ©rale. On distinguera trois grandes catĂ©gories dâemplois illocutoires de pouvoir selon que le verbe : 1) sâintĂšgre dans une injonction ou requĂȘte par acte de langage indirect ou 2) con-tribue Ă une modulation de la force illocutoire de lâĂ©noncĂ©, sans changement de type Ă©nonciatif, ou 3) permet dâexprimer un acte de langage ordinaire tel que le reproche ou la menace, pour lequel il nâexiste pas de forme syntaxique spĂ©cifique.
Philippe ROTHSTEIN : EspĂ©rer et souhaiter : le subjonctif, la ronde des modalitĂ©s et lâeuphorie Le titre de cet article dit bien quâentre espĂ©rer et souhaiter il sâagit dâune « ronde des modalitĂ©s », dâune interfĂ©rence de moda-litĂ©s les unes avec les autres, mais aussi dâune ronde, qui convoquera la notion de ârepĂ©rage circulaireâ, un repĂ©rage modal oĂč le terme repĂšre et le terme repĂ©rĂ© ont tendance, comme le serpent, Ă se mor-dre la queue. Il dit aussi que les jugements de valeur, lâeuphorique et le dysphorique en lâoccurrence, peuvent Ă©galement interfĂ©rer, plai-sir et dĂ©plaisir, bien-ĂȘtre et mal-ĂȘtre, et ĂȘtre ainsi des empĂȘcheurs de tourner en rond ; il dit surtout que le rĂ©vĂ©lateur de cette profusion de phĂ©nomĂšnes interfĂ©rentiels sera le choix du mode dans les com-
250 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
plĂ©tives dâespĂ©rer et souhaiter et que ce choix, quand bien mĂȘme contraint, va bien au-delĂ de lâopposition actuel versus non ac-tuel, telle quâelle est supposĂ©e, Ă tort selon nous, ĂȘtre le recteur de lâemploi des modes indicatif et subjonctif. Comme Ă©lĂ©ment dĂ©cisif du choix du mode, un critĂšre central dâorientation du schĂ©ma inter-locutif en faveur de lâallocutaire sera proposĂ©.
Laurent GOSSELIN : SĂ©mantisme modal du verbe recteur et choix du mode de la complĂ©tive Cet article Ă©tudie lâinteraction entre le sĂ©mantisme modal du verbe recteur et celui du mode de la complĂ©tive dans les constructions du type « V que p ». On considĂšre ainsi, sous un angle rĂ©solument mo-dal, la question de lâalternance de mode dans les complĂ©tives objet. On montre que les grands types dâexplication classiques se heurtent Ă des contre-exemples incontournables. On propose donc une nou-velle analyse de ces constructions dans le cadre de la ThĂ©orie Modu-laire des ModalitĂ©s (Gosselin (2010)). Câest parce que la modalitĂ©, dans ce cadre thĂ©orique, reçoit une dĂ©finition trĂšs large, que cette notion est utilisable aussi bien pour dĂ©crire le sĂ©mantisme des modes que celui des lexĂšmes verbaux. Elle est cependant suffisamment rigou-reuse pour que lâon puisse Ă©tudier trĂšs prĂ©cisĂ©ment leurs interactions, en termes de convergence, totale, partielle ou nulle. Lâexamen de ces cas de figure conduit Ă une analyse approfondie du sĂ©mantisme modal de certaines classes de verbes recteurs.
LEXIQUE 22, P.U.S., 2015, pp. 251-254
English Abstracts
Tatiana MILLIARESSI : Internal structuring of eventualities and aspectual morphology This study aims to compare, on the basis of Russian and French, the morphological expression of the internal structure of eventual-ities (in the Davidsonian sense of this term) in Slavic languages and their external delimitation (âtaxisâ) expressed by inflectional mor-phology in Romance languages. The study concentrates on the lex-ical level. It shows that the internal structuring, which consists of three stages (process, natural term, state), is relative to the ontol-ogy of eventualities. By contrast, the external boundaries (starting point and end point) are relative to the duration of the eventuality, independently of its internal structure. These two types of structuring, internal and external, are articulated differently in Slavic languages and in Germanic and Romance languages. In Slavic languages, the internal structure is grammaticalized while the external delimitation is lexicalized. In Germanic and in Romance languages, however, the internal structure is lexicalized, while the external structure is grammaticalized. Our analysis also focuses on the typologically de-termined distinction between the referential structuring of eventual-ities and the semantic structuring of Aktionsart, as well as the inter-action between Aktionsart and aspect, and the relationship between telicity and its morphological (either lexical or grammatical) shape.
DaniĂšle VAN DE VELDE : Aspectual conditions of interpreting nominalizations in terms of events The starting point of this article is the idea that there are no âevent nounsâ in the sense of nouns uniquely referring to events: every de-verbal noun can be interpreted as referring, for instance, to an ac-tion, a process, an event or a fact. The eventive interpretation itself is context-sensitive, but its very existence depends on the aspectual properties of the verbal base. The reason for that dependency lies in the fact that, in our view, the main semantic property of events as such is to be punctual, which implies that the best candidates for eventive interpretation are nominalizations derived from an achieve-ment verbal base. However, any verbal (and even adjectival) pred-icate can provide a basis for an eventive nominalization, provided that: 1) it is intrinsically bound or can be bound by some external device; 2) its duration can be reduced to nothing. These conditions are aspectual in another, non strictly linguistic sense of the word, since they rely upon the various âpoints of viewâ that one can adopt on one and the same thing: a certain state, for instance, although being durative (but also bound) can easily be âviewedâ as an event, from an external and distant point of view. In other words, every
252 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
event appears to be connected to aspect in two different ways: the first one has to do with the aspect of the verbal base of the noun that refers to it, the other with the point of view (in a phenomenological sense) that the speaker is adopting on the situation in point.
Adeline PATARD & Walter DE MULDER : En-preverbs in Old French: a case of aspectual prefixation? It is well known that Old French developed a system of preverbs expressing aspectual distinctions. In this paper, we concentrate on two homonymic preverbs: (i) en- which originates from the Latin preposition in and (ii) en- originating from the anaphoric adverb inde. The analysis of a set of dictionaries and a diachronic corpus reveals that these two preverbs are declining in medieval French. This can be explained by the fact that the en-preverbs do not allow the construction of a transparent aspectual system, because the pre-fixed verbs and the verbal bases are polysemous and because this polysemy gives rise to variable aspectual interpretations. However, the decline of the aspectual system in Middle French can also be seen in continuity with an evolution that already started in Late Lat-in (Haverling (2000, 2008, 2010)), where semantic changes affect-ing the imperfect and the perfect have neutralized the aspectual op-position between certain bare verbs and their corresponding prefixed forms. In the last part of the paper, we look into the complex inter-action between verbal and grammatical aspect and its influence on the use of tenses.
Dany AMIOT & Dejan STOSIC : Aspectual and evaluative mor-phology in French and Serbian This paper sets out to test Grandiâs (2009: 62) hypothesis that there must be in verbal morphology some sort of typological task-sharing between aspectual marking and evaluation marking. In order to do this, we rely on data from two typologically different languages, Serbian (a Slavonic language with a developed aspectual morpho-logy) and French (a Romance language with a poor aspectual mor-phology). Our study does not confirm Grandiâs assumption: we show that, even though Modern French, just like Italian, complies with Grandiâs hypothesis, it was not the case in Old French and in Middle French, in which developed morphological aspect and morphologi-cal evaluation coexisted. This is even more obvious in present-day Serbian, in which aspectual marking and evaluation marking are fully conflated.
Svetlana VOGELEER : Pouvoir and devoir: interaction between modality, aspect and temporality The aim of this study is to examine to what extent aspect and tem-porality contribute to the variation of modal meanings of pouvoirand devoir. Three kinds of aspect are taken into account: âviewpointâ aspect expressed by tenses, lexical aspect of non-finite complement verbs and, as regards perfective aspect, aspect as an abstract semantic operator. The imperfective âviewpointâ aspect is conveyed by the
ENGLISH ABSTRACTS 253
présent and the imparfait. This aspect is compatible with any type of root modality as well as with epistemic modality. Within this aspect, the interdependence is established between lexical aspect of non-finite complement verbs and specific types of modalities. As for the passé composé, this tense is compatible with two read-ings of pouvoir and devoir: demodalized (factual) reading and epis-temic modality. I argue that the demodalized reading is licensed when the passé composé is associated with the semantic perfective operator. The analysis shows that this reading is available only if the non-finite verb denotes an agentive process. As for the epistemic reading, it is compatible with both agentive and non-agentive pro-cesses. I claim that this reading is licensed when the passé composé is assigned a present perfect reading.
Carl VETTERS & CĂ©cile BARBET : Illocutionary uses of pouvoir In this paper, we study the illocutionary uses of the French modal verb pouvoir (âcanâ / âmayâ). Traditionally, linguists only distin-guish root and epistemic uses of modal verbs. More recently, it has been observed that some uses of pouvoir and devoir (âmustâ) do not belong to any of the root or epistemic category. Van der Auwera & Plungian (1998) described such uses as âpost-modalâ because: a) in contrast to the other uses of modal verbs, they can hardly be described in terms of possibility or necessity; b) in diachrony, they appear later than the others and seem to derive from them. These âpost-modalâ uses, which have been observed in many languages, are mostly of an illocutionary nature. In the literature on French, the post-modal uses of the modal verbs have remained relatively overlooked. This paper proposes a non-exhaustive inventory of the post-modal uses of pouvoir and tries to explain their meanings on the basis of the literal meaning of pouvoir. We distinguish three different categories of illocutionary uses depending on whether: a) the modal is in an indirect speech act of request; b) the modal modulates the illocutionary force of the sentence without any change of sentence type (from assertion to interrogation as in a) for exam-ple); c) the modal is used to perform an ordinary speech act for which there is no specific syntactic form, such as threatening or reproaching.
Philippe ROTHSTEIN : EspĂ©rer and souhaiter. Subjunctive mode in French, whirlwind of modals and the axiological category of euphoria The title of the paper hints at the interference of modals, which turns out to be a true whirlwind, when the issue of French verbs espĂ©rer and souhaiter is dealt with in depth. The French title of this article speaks of a round dance (âune rondeâ) of modalities because we claim that, in the case of these two verbs, there is a twofold modal reference point, where the modal starting and ending points are bound to merge into one single point. It also points at a possible interference between such axiological values as euphoric and dysphoric judgements. Pleasure and displeasure, satisfaction and dissatisfaction or well-being and ill-being can indeed prove to
254 ASPECTUALITĂ ET MODALITĂ LEXICALES
hamper this too easy (modal) going around in circles. But first and foremost, the title asserts that this profusion of interference-prone phenomena will be put into full light by the choice of the subjunc-tive or indicative mood in the complement clause of espérer and souhaiter. I contend that this choice of mood goes far beyond what is usually deemed to be its one and only governing factor, namely the truth value of the complement clause. I shall posit what I con-sider to be a new decisive criterion, viz. the orientation of the inter-locutionary pattern in favour of the addressee.
Laurent GOSSELIN : Modal meaning of the main clause verb and the choice of mood in the complement clause This paper deals with the interaction between the modality of the main clause verb in constructions âV that pâ and the modal mean-ing of the mood in the complement clause. I consider, from a modal point of view, the issue of alternation of moods in complement clauses. The article shows that classic explanations are confronted with counter-examples and proposes a new analysis of these con-structions within the framework of the Modular Theory of Modal-ities (Gosselin (2010)). It is because modality receives a very wide definition in this theoretical framework that this notion is usable for describing both the modal meaning of moods and the modality of the main clause verbs. It is however rigorous enough so that their interactions can be studied with a great precision, in terms of total, partial or zero convergence. The examination of these cases leads to a thorough analysis of the modal meaning of certain classes of verbs.
AchevĂ© dâimprimer - juin 2015 Imprimerie de Lille 3
DépÎt légal - juillet 2015
Villeneuve dâAscq - France