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LE RETOUR DU CALIFAT Mathieu Guidère Gallimard | Le Débat 2014/5 - n° 182pages 79 à 96
ISSN 0246-2346
Article disponible en ligne à l'adresse:
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Pour citer cet article :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Guidère Mathieu, « Le retour du califat »,
Le Débat, 2014/5 n° 182, p. 79-96. DOI : 10.3917/deba.182.0079
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Mathieu Guidère est professeur d’islamologie à l’université de Toulouse2. Il est notamment l’auteur de Le Choc des révolutions arabes. De l’Algérie au Yémen, 22 pays sous tension et Les Cocus de la révolution. Voyage au cœur du Printemps arabe (Autrement, 2012 et 2013). Dans Le Débat: «Histoire immédiate du “printemps arabe”» (n° 168, janvierfévrier 2012).
Mathieu Guidère
Le retour du califat
En quelques mois à peine, le monde a assisté à l’annonce de trois califats successifs, tous proclamés par des organisations djihadistes classifiées terroristes. Ce fut d’abord Abou Bakr alBaghdadi, chef de «l’État islamique», qui a annoncé, le 22 juin 2014, l’instauration d’un califat à cheval sur l’Irak et la Syrie, dont il s’est autoproclamé chef sous le nom de «calife Ibrahim». Il a été suivi par Abubakar Shekhau, chef de Boko Haram, qui a annoncé, le 24 août 2014, l’instauration du «califat islamique» sur le nordest du Nigeria. Quelques jours plus tard, le 3 septembre précisément, ce fut le tour du chef d’AlQaida, l’Égyptien Ayman alZawahiri, successeur de Ben Laden, d’annoncer la création d’une nouvelle branche de l’organisation dans le souscontinent indien avec pour objectif la «renaissance du califat islamique».
Chaque fois, l’annonce a été accompagnée par une référence historique au passé glorieux du califat et par une remise en question des frontières existantes. Ainsi, AlQaida prétend vouloir
faire renaître le califat ottoman aboli par Kemal Atatürk en 1924, tandis que l’État islamique veut restaurer le califat abbasside disparu en 1258 après cinq siècles d’existence. Enfin, Boko Haram renvoie explicitement au califat de Sokoto ayant prospéré au XIXe siècle sur une partie des territoires actuels du Nigeria, du Cameroun et du Niger.
Ces renvois au passé servent à justifier les projets expansionnistes de ces organisations, mais elles annoncent également des bouleversements géopolitiques à venir. La «mode» du califat signe à la fois l’échec de l’«État nation» dans les pays touchés par ce phénomène et le retour en force du panislamisme après un siècle de domination du nationalisme arabe. N’ayant pas su offrir d’alternative idéologique crédible à leurs anciennes colonies, les pays occidentaux se retrouvent aujourd’hui confrontés au monstre idéologique né de la jonction entre nationalisme et islamisme.
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nuent à fixer les mêmes horizons culturels et à buter contre les mêmes obstacles sociopolitiques. Ils réaffirment également les mêmes convictions, notamment en ce qui concerne la résistance aux pressions militaires, diplomatiques, économiques et culturelles de l’Occident.
Le cas égyptien est très instructif à cet égard. Après avoir été le portedrapeau du nationalisme arabe sous Nasser (19521970), le pays a connu une lente mais irrésistible ascension de l’islamisme politique sous les traits des Frères musulmans. Cette confrérie religieuse à ses origines, longtemps opposée à la «démocratie occidentale» en tant que système politique, a donné lieu, à la faveur du Printemps arabe, à un parti de gouvernement, Liberté et justice, qui a réussi à faire élire le premier Président islamiste du monde arabe en la personne de Mohamed Morsi (30 juin 20123 juillet 2013).
Avec cette élection, contestée par ailleurs, les islamistes égyptiens – et leurs émules dans d’autres pays arabes – ont cru à l’avènement de leur règne sous la forme d’une sorte de «démocratie musulmane» qui fonctionnerait selon les règles du jeu démocratique, mais avec une forte référence aux principes de la charia. Cependant, les islamistes – comme leurs opposants – vont rapidement déchanter face à la réalité de l’exercice du pouvoir et aux problèmes économiques, poussant de nouveau à la révolte des peuples échaudés par des décennies d’autocratie et de corruption.
À travers la puissante «Organisation internationale des Frères musulmans», véritable internationale islamiste depuis 1982, les Égyptiens, appuyés par les Qataris, tentent de réactiver le projet d’unité arabe et musulmane en ouvrant les frontières à la circulation des idées et des prédicateurs islamistes. Mais cette stratégie s’avère contreproductive et réussit à unifier, contre ces
L’échec du «Printemps arabe»
Il paraît patent aujourd’hui que le mouvement populaire appelé «Printemps arabe» a échoué à répondre aux immenses espoirs qu’il avait fait naître en 2011, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des pays concernés. Mais cette déception est le résultat d’un malentendu dans l’interprétation du sens de ce mouvement. Celuici ne signait pas, en réalité, «le début de quelque chose», mais bien la fin d’un système et d’une idéologie, ceux du nationalisme arabe, et le retour en force des acteurs et des doctrines de son concurrent direct, l’islamisme politique.
En effet, le nationalisme arabe et l’islamisme politique sont, depuis près d’un siècle, les deux idéologies dominantes au Maghreb comme au Machrek. Les penseurs qui ont le mieux exprimé ces deux courants sont le Syrien Michel Aflaq (pour le nationalisme) et l’Égyptien Sayyid Qotb (pour l’islamisme). Mais les idéologies dont ils se réclament sont moins différentes entre elles qu’il n’y paraît de prime abord. Elles partagent des postulats et des objectifs communs, notamment l’existence d’un fond de combat anti occidental. On a pu d’ailleurs constater, lors du Printemps arabe, un mouvement de vaetvient entre ces deux doctrines politiques tant au niveau des idées que des hommes. Elles sont l’expression d’un même sentiment de révolte contre l’ordre – national et/ou international – considéré comme injuste.
Mais ces deux idéologies se sont avérées jusqu’ici incapables de transformer effectivement la société et de créer un monde meilleur. Partant d’une intention sociale réformiste, toutes deux ont abouti au renforcement des structures traditionnelles et à la perpétuation des réflexes culturels hérités du passé. Malgré une différence de ton et d’arguments, leurs partisans conti
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de ses cendres à l’issue du cheminement chaotique du Printemps arabe.
Pour comprendre les tendances idéologiques et théologiques qui traversent le monde arabe depuis 2011, il est important de rappeler, d’une part, l’ancrage sociohistorique des forces en présence et d’analyser, d’autre part, les référents historicopolitiques qui caractérisent les débats actuels, en particulier la question de l’État islamique et celle du califat.
Le «rêve» de califat
Il n’est pas exagéré d’affirmer que les musulmans n’ont jamais vécu sans «calife» jusqu’au début du XXe siècle. Même si l’institution califale a connu des hauts et des bas, des figures emblématiques et des représentants peu glorieux, il a toujours existé une autorité temporelle et spirituelle pour diriger les musulmans, à la suite de Mahomet (mort en 632), d’où d’ailleurs le mot calife qui signifie littéralement en arabe «successeur» (du prophète).
Ce fut d’abord le temps des quatre premiers califes dits «bien guidés» (632661) en Arabie, suivis par le califat omeyyade (661750), établi à Damas. L’âge d’or de l’Islam sera porté par le califat abbasside (7501258), établi à Bagdad pour l’essentiel. Après les invasions mongoles, le centre du pouvoir se déplace vers l’Égypte et un simulacre de califat est maintenu sous les Mamelouks, au Caire (12611517). Enfin, l’épisode le plus proche et le plus connu des Occidentaux est celui du califat ottoman, établi à Istanbul (15171924). C’est donc théoriquement, sans discontinuer depuis la mort de Mahomet, que les musulmans ont toujours vécu sous l’autorité d’un calife malgré la présence de dynasties et de souverains locaux. Plus que l’exercice direct du pouvoir, il s’agit d’un symbole fort d’unité et de
alliés de circonstance, les nationalistes et les libéraux et même certaines franges salafistes, à l’intérieur de l’Égypte, mais aussi dans les autres pays arabes.
Cette stratégie, dite du «double langage», a eu, en plus, l’inconvénient de libérer les forces obscures de l’islamisme qui se sont évertuées à phagocyter le processus démocratique et à réduire à néant l’espoir d’une société pacifique et prospère. Pour preuve, dans le Sinaï, l’activisme du groupe djihadiste «Les Défenseurs de Jérusalem» est concomitant de l’accession au pouvoir des Frères musulmans. Ce groupe va d’abord concentrer ses attaques contre Israël en lançant des roquettes et en sabotant les livraisons de gaz égyptien. Mais après la destitution de Morsi, ce même groupe se lance dans une véritable campagne terroriste visant l’armée et les forces de sécurité, frappant jusqu’au cœur du pouvoir, au Caire.
Le renversement des Frères musulmans égyptiens en juillet 2013 par les héritiers de Nasser signe ainsi le basculement dans le terrorisme des factions islamistes les moins récupérables, mais il ne doit pas être interprété comme une lutte entre deux idéologies ennemies. Il s’agit, en réalité, d’une tentative désespérée des militaires visant à sauver un vieux rêve d’unité – nationale et arabe – qu’ils ont senti menacé de disparition sous la férule de la présidence islamiste.
D’ailleurs, les premiers nationalistes arabes ne revendiquaient pas la création d’un «Étatnation», mais plutôt l’instauration d’une «unité arabe». La révolution anticalifale des JeunesTurcs en 1908, puis l’abolition du califat ottoman en 1924 n’ont fait que renforcer cette tendance. Aussi, le «fédéralisme religieux» fut peu à peu abandonné au profit d’un nationalisme strictement «arabe», avant qu’il ne renaisse
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À Paris, en 1884, il débat avec le philosophe Ernest Renan, en Sorbonne, à propos de «l’islam et la science» et fait paraître avec Abduh une revue en arabe, Al-‘urwa al-wuthqa (Le lien indéfectible). En 1891, en Iran, il fait partie des promoteurs du boycott de la régie des tabacs, dont le Shah avait accordé la concession aux Anglais. En 1892, à Istanbul, il apparaît comme le principal artisan de la politique panislamiste du sultan Abdulhamid II (18421918).
Finalement, il passe ses dernières années dans une captivité dorée et meurt empoisonné, selon plusieurs sources. Mais il laisse derrière lui de nombreux disciples et une idéologie puissante, le panislamisme, qui sera portée par la quasitotalité des mouvements islamistes, à commencer par les Frères musulmans, à partir de 1928.
Après sa disparition, l’une des figures marquantes dans le développement de l’idée de «califat» est celle du théologien Mohammed Rashid Rida, né au Liban en 1865 et mort au Caire en 1935. Ce dernier est considéré comme le principal réformiste musulman de la première moitié du XXe siècle. Disciple de Muhammad Abduh, luimême disciple d’alAfghani, il a passé sa vie à tenter de trouver des solutions au «retard» et à la «faiblesse» des musulmans visàvis de l’Occident.
En 1899, il fonde au Caire la revue Al-Manâr (Le Phare), mensuel qui a pris le relais d’Al-‘Urwa (Le Lien) d’alAfghani et d’Abduh. C’est dans cette revue qu’il poursuit l’œuvre de ses maîtres concernant la modernisation de l’islam et la lutte contre le colonialisme. Après la révolution des JeunesTurcs de 1908, il devient un fervent partisan de l’«unité» et s’attache à rapprocher les points de vue des nationalistes arabes et des réformistes musulmans.
À partir de 1916, il s’oppose aux visées fran
continuité de la «Oumma» (communauté des musulmans).
Même si la plupart des penseurs arabes et musulmans se sont exprimés au sujet du califat, à diverses époques, le concept est au cœur d’un mouvement politicoreligieux appelé «panislamisme». Celuici milite, depuis la fin du XIXe siècle, soit pour l’union de toutes les communautés musulmanes dans le monde, soit pour l’unification des territoires à majorité musulmane, sous une même autorité temporelle et spirituelle, le califat.
Ce mouvement a été d’abord promu par les sultans ottomans pour maintenir l’unité de leur immense empire face aux élans expansionnistes des puissances françaises et britanniques. Il se renforce après la Première Guerre mondiale, lorsque les nationalistes arabes se sentent floués par la mise en œuvre des accords SykesPicot (1916) qui mettent fin aux espoirs d’unité et enterrent définitivement le projet de création d’un grand État arabe libre et indépendant. En réaction, le panislamisme se présente alors comme un courant de pensée et de lutte anticolonialiste et antiimpérialiste, visant la restauration du califat et la réunification des peuples musulmans.
À l’époque, la figure de proue du panislamisme est un propagandiste musulman aux origines obscures mais au nom afghan, Jamal Eddine alAfghani (18381897). Il passe sa vie à se déplacer entre les pays musulmans pour propager ses idées de résistance à l’invasion occidentale sur tous les plans (politique, économique, culturel). Lors de son séjour en Égypte, de 1871 à 1879, il anime un cercle de réflexion dont les membres formeront plus tard l’élite du pays, notamment son disciple le plus célèbre, Muham mad Abduh, qui poursuivra son œuvre.
En Inde, en 1881, il publie un pamphlet contre les musulmans collaborateurs des Anglais.
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par son association à diverses organisations terroristes qui s’en sont arrogé le label.
Des califats concurrents
Des trois califats annoncés à l’été 2014, c’est celui de Boko Haram, au Nigeria, qui interpelle le plus parce qu’il met à mal une idée reçue concernant l’islam africain et qu’il annonce un basculement idéologique des sociétés musulmanes d’Afrique. L’idée reçue concerne l’image d’un islam africain réputé différent et beaucoup plus modéré que l’islam moyenoriental en raison de l’implantation historique des confréries soufies. C’est oublier, d’une part, que le soufisme africain a été très militant, notamment contre la présence coloniale, et, d’autre part, que l’islam subsaharien a été, dès la fin du XVIIIe siècle, très perméable aux influences salafistes venues d’Arabie sous leur forme wahhabite. Cellesci ne feront que se renforcer, à partir des années 1970, grâce à l’afflux des pétrodollars et des missionnaires saoudiens. Elles favoriseront, quelques décennies plus tard, l’apparition de puissants courants salafistes dans l’ensemble des pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Enfin, on oublie souvent que cet islam africain a donné lieu, au cours du XIXe et jusqu’au début du XXe siècle, à un califat transnational, celui de Sokoto, qui ne résiste pas, toutefois, à l’avancée de l’armée britannique investissant le Nigeria.
Le fait qu’il existe des califats concurrents ou des conceptions divergentes du califat n’est pas un phénomène inédit ni nouveau dans l’histoire musulmane. Le précédent historique le plus notable est celui de la coexistence de trois califats opposés au cours du Xe siècle.
Le premier et le plus puissant est le califat abbasside qui s’est maintenu, à Bagdad essentiellement, entre l’an 750 et 1258. Son âge d’or
çaises sur la Syrie et participe au Congrès syrien (1919), dont il devient rapidement le président. Il souhaitait voir émerger une «nation arabo islamique», avec le retour d’un «califat arabe» du fait de la «trahison turque de l’islam». Il affirme que le seul modèle de gouvernement islamique valable est le modèle califal, et se déclare partisan de la mise en place d’un «contrecalifat arabe» en face du califat ottoman moribond.
Après l’abolition du califat ottoman par Atatürk en 1924, Mohammed Rashid Rida insiste sur le caractère arabe de la fonction califale. Aussi, après la prise de La Mecque par les AlSaoud en 1932, il devient le principal défenseur de cette monarchie arabe dans laquelle il voyait un espoir de renaissance pour le monde musulman. Mais Rashid Rida meurt en 1935 sans voir se réaliser son rêve d’un califat arabe. Même si les Saoudiens ont toujours voulu réu ni fier l’Arabie, ils n’ont à aucun moment exprimé le projet de restaurer le califat. Bien au contraire, les souverains successifs se sont plutôt présentés comme les «Serviteurs des deux lieux saints de l’islam» (titre officiel des rois d’Arabie).
Mais, depuis 2005, le roi Abdallah appelle régulièrement à une plus grande intégration économique et politique des pays du Golfe. Dans son esprit, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) a vocation, à terme, à permettre la réunification des États arabes de la région. Aussi, il n’est pas exagéré d’affirmer que la récente annonce du califat par l’État islamique a pris de court tout le monde arabe. Elle agace particulièrement les Saoudiens, qui œuvraient plutôt à une réunification en douceur du monde musulman à travers notamment l’Organisation de la coopération islamique (OCI). De plus, cette annonce porte un coup fatal au projet de restauration pacifique du califat, concept désormais marqué au fer rouge
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Les califes fatimides fondent la ville du Caire (Al-Qahira en arabe, «la victorieuse») et la fameuse mosquée d’alAzhar, qui deviendra paradoxalement le centre de l’orthodoxie sunnite après leur chute. Ils étendent leur pouvoir sur la Syrie, Malte et la Sicile, mais s’effondrent sous les coups du royaume franc de Jérusalem. Malgré leur politique de tolérance religieuse à l’égard des chrétiens et des juifs, les historiens ont été marqués par l’intolérance et la cruauté de l’un d’entre eux, le calife alHakim (9961021). Ce dernier ordonne l’application stricte du pacte du calife Omar (634644) à l’égard des dhimmi (juifs et chrétiens), avec notamment la confiscation des biens des églises, la destruction des nouveaux bâtiments religieux et l’imposition de codes vestimentaires spécifiques. Cette politique atteint son paroxysme en 1009 lorsqu’alHakim ordonne la destruction de l’église du SaintSépulcre à Jérusalem, acte qui sera plus tard invoqué par les prédicateurs chrétiens pour appeler à la première croisade (1096).
AlHakim disparaît le 13 février 1021, lors d’une promenade nocturne sur le mont Muqattam. Quelques jours plus tard, on retrouva ses vêtements lacérés de coups de poignard. Il aurait été assassiné à l’instigation de sa sœur Sitt alMuk, qu’il avait dépouillée de ses propriétés. Mais une partie des chiites, les Druzes, qui subsistent de nos jours au Liban et en Syrie, croient à une occultation (ghayba) de ce calife, qui est devenu le centre de leur foi. Pour eux, alHakim est le Messie (Al-Mahdi) dont on attend le retour.
Cette croyance, même si elle est spécifique aux Druzes aujourd’hui, indique une différence de conception entre musulmans chiites et musulmans sunnites concernant la direction temporelle et spirituelle de la communauté musulmane (Oumma).
se situe autour de l’an 800 avec deux califes emblématiques dans l’imaginaire musulman, le calife Haroun alRachid (763809) et son fils, le calife alMamoun (786833). Le règne du premier fut si marquant qu’il a servi de source d’inspiration et de cadre narratif aux contes des Mille et Une Nuits. À noter que le plus grand calife musulman est contemporain de l’empereur d’Oc cident, Charlemagne (800814), et semble avoir entretenu avec lui de très bonnes relations diplomatiques.
Mais, un siècle plus tard, alors que le califat abbasside de Bagdad commençait à décliner, a été déclaré un autre califat concurrent dans la péninsule Ibérique. Il s’agit du califat de Cordoue, appelé également «califat occidental» par opposition au califat établi en Orient et sur lequel va régner une branche des Omeyyades chassée du pouvoir par les Abbassides en 750. Après avoir été un émirat indépendant depuis 756, le califat de Cordoue est déclaré le 16 janvier 929 par le prince Abd alRahman III qui s’autoproclame calife et impose, à partir de 950, son autorité au Maghreb, de Tanger à Alger. Le califat de Cordoue va perdurer jusqu’en 1031, mais sera confronté aux attaques des Fatimides, lesquels ne tardent pas à déclarer un califat concurrent des deux précédents.
Les Fatimides tirent leur nom de Fatima, fille de Mahomet et épouse du quatrième calife, Ali. La dynastie règne d’abord sur le Maghreb (909969) puis sur l’Égypte (9691171). Il s’agit d’une dynastie chiite issue de la branche ismaélienne, pour laquelle le calife doit être choisi parmi les descendants d’Ali, cousin et gendre du prophète. C’est pourquoi les Fatimides considéraient aussi bien les califes abbassides qu’omeyyades comme des usurpateurs de ce titre, car ils étaient sunnites et non descendants directs de la famille du prophète.
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qui lui succédèrent – inaugure la lignée des «imams».
Ce conflit de succession sur la reconnaissance du pouvoir prioritaire de la «famille du Prophète» ou bien des «califes bien guidés» a engendré une scission fondamentale (schisme) au sein de l’islam.
Ainsi, les sunnites et les chiites se sont affrontés dès les premiers temps de l’islam sur la question de savoir qui est le successeur légitime (calife, khalifa) de Mahomet. Les particularités doctrinales et les différences théologiques entre ces deux courants reposent à l’origine sur une querelle de succession politique, mais ils se sont construits par la suite sur un socle doctrinal et idéologique.
Pour les sunnites, le chef de la communauté musulmane doit être un homme ordinaire, élu par d’autres hommes, parmi les membres de la communauté des fidèles. Pour les chiites, la communauté musulmane ne peut être dirigée que par les descendants de la famille de Mahomet, des imams qui tirent directement leur autorité de Dieu et qui sont donc meilleurs et infaillibles.
Dans la jurisprudence chiite, la Sunna découle des traditions orales énoncées par Mahomet et de leur interprétation par les imams, qui étaient les descendants de Mahomet par sa fille Fatima et son mari Ali, considéré comme le premier imam. Ils accordent de l’importance à l’interprétation de la révélation divine, considérée comme un processus continu et nécessaire pour se conformer aux enseignements du Coran.
Les sunnites croient aussi qu’ils peuvent interpréter le Coran et les hadith, mais ils accordent une plus grande importance aux oulémas (savants) fondateurs de leurs écoles juridiques tels Abu Hanifa, Malik Ibn Anas, AshShafii et Ibn Hanbal. Ils le pensent d’autant plus qu’Abu Hanifa et Malik étaient des disciples du sixième imam
Imamat chiite versus califat sunnite
Dans la dogmatique islamique, les chiites sont ceux qui ont les croyances suivantes concernant la succession du prophète Mahomet: 1) la succession de Mahomet est une désignation divine; 2) comme Mahomet a été choisi par Dieu, son successeur (ou imam) doit aussi être choisi par Dieu; 3) le successeur immédiat de Mahomet devait/doit être Ali ou l’un de ses descendants.
Les chiites pensent que des personnes choisies parmi la famille du Prophète (Ahl al-bayt) et appelés «imams» étaient la meilleure source de connaissance à propos du Coran et de la Tradition. Ils s’appuient en cela sur un hadith du Prophète qui dit ceci: «Je suis la Cité du savoir, Ali en est la porte. Celui qui veut le savoir ainsi que la sagesse, qu’il passe donc par la porte.»
Mais ce hadith a été commenté par des théologiens sunnites, qui mettent en question son authenticité. L’imam AlBukhari dit par exemple: «Ce hadith ne possède pas de version authentique»; l’imam AtTirmidhi écrit: «hadith inconnu»; l’imam Ibn Ma‘in ajoute: «C’est un mensonge, ce hadith ne possède aucune source authentique»; enfin les deux imams sunnites Abu Hatim et Ibn Sa‘d confirment: «Ce hadith ne possède pas de source authentique.»
À l’inverse, les chiites estiment que le Prophète a désigné expressément Ali comme son successeur, et cela en de multiples occasions, et qu’il est, par conséquent, le véritable guide spirituel des musulmans, selon la mission divine révélée à Mahomet. Il l’est d’autant plus qu’il est le cousin du Prophète, son gendre (époux de Fatima, la fille de Mahomet) et le premier homme à s’être converti à l’islam. Pour eux, Ali – avec ses deux fils, alHassan et alHussein,
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l’islam (jusqu’en 632), puis de la pratique des quatre premiers «califes bien guidés» (jusqu’en 661).
Il faut cependant distinguer, à cet égard, la conception sunnite de la conception chiite du «gouvernement islamique».
Dans la conception chiite, en raison de la présence d’un clergé organisé et fortement hiérarchisé, le gouvernement doit être dirigé, «guidé», par un religieux, appelé «imam» ou «ayatollah», homme de foi auquel sont subordonnés les autres ordres et pouvoirs. C’est le cas en Iran, où un haut dignitaire religieux, l’ayatollah Khamanei (après Khomeyni) est au sommet de l’État. Cela signifie que son avis s’impose même à celui du président de la République islamique, Hassan Rohani, pourtant élu au suffrage universel.
Dans la conception sunnite, en revanche, une telle situation est théoriquement impossible parce qu’il n’existe pas de clergé formellement institué et que le religieux a été, historiquement et dogmatiquement, subordonné et soumis au politique. À la tête de l’État, il ne peut donc y avoir un «imam», ni même un «mufti», mais un chef politique ou militaire ayant un ancrage ou des alliances religieuses. C’est le cas, par exemple, en Arabie saoudite, où les rois, descendants du chef tribal Ibn Saoud, ne sont pas des dignitaires religieux mais fondent néanmoins leur pouvoir sur une alliance indéfectible avec les descendants du chef religieux Ibn Abd alWahhab (17031792).
Dans un cas (chiite), c’est le religieux qui domine le politique au sein d’une sorte de «théocratie parlementaire»; dans l’autre (sunnite), c’est le politique qui instrumentalise le religieux dans le cadre d’une sorte de «monarchie théocratique». Mais dans les deux cas, l’interpénétration du politique et du religieux est telle
reconnu par les chiites, l’imam Ja‘far asSadiq (mort en 765).
Enfin, la conception chiite de l’«imamat» est foncièrement opposée à celle du «califat» chez la majorité des sunnites. L’imam, incarnant à la fois le pouvoir temporel et spirituel, est considéré chez les chiites comme la continuation du cycle de la prophétie à la suite de Mahomet. Il est la «preuve de Dieu» (hujjatu Allah) sur terre et le gardien du sens caché de la révélation divine. Il n’en est rien pour le calife qui représente avant tout un symbole d’unité de la communauté et un garant du bon gouvernement islamique (hakimiyya).
République islamique versus État islamique
L’idée d’un «gouvernement islamique» a toujours été au cœur des revendications islamistes. Mais la définition exacte de ce type de gouvernement et ses modes de gouvernance ont rarement été explicités de façon claire et argumentée. La montée en puissance des forces et des partis islamistes à la faveur du Printemps arabe a permis – en libérant la parole des divers protagonistes – de se faire une idée plus précise de ce que recouvre cette revendication foncièrement politique.
Le «gouvernement islamique» se distingue d’abord par son refus de séparer le politique et le religieux dans l’exercice du pouvoir, en arguant du fait que l’islam est une «religion et un régime». Cette conception théocratique du pouvoir est marquée, à l’époque contemporaine, par l’expérience iranienne de la «République islamique». Mais historiquement, les partisans d’un «gouvernement islamique» se réclament de la pratique du prophète Mahomet en tant que chef spirituel et politique au début de
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islamistes et étudiants communistes, qu’à l’extérieur des pays d’origine, où les combattants islamistes résistent à l’Armée Rouge en Afghanistan et dament le pion aux thuriféraires du communisme partout ailleurs dans le monde musulman.
Au même moment (avant 1990), l’islamisme radical chiite est occupé à combattre «l’ennemi nationaliste arabe» sur deux fronts. D’un côté, la République islamique d’Iran mène une guerre de «défense sacrée» contre l’Irak de Saddam Hussein qui se positionne, depuis la mort de Nasser (1970), en champion du nationalisme arabe. La guerre IranIrak durera huit ans et prendra fin sans vainqueur ni vaincu en août 1988.
D’un autre côté, le Hezbollah chiite mène une «guerre de résistance» contre l’occupation israélienne du SudLiban et s’attaque à la présence occidentale au Liban. Les premières actions du mouvement chiite contre les intérêts occidentaux remontent à 1983, année au cours de laquelle le Hezbollah organise l’attentatsuicide contre l’ambassade américaine de Beyrouth (avril 1983, 63 morts) et deux attentatssuicides contre la force multinationale d’interposition (octobre 1983, 248 morts américains et 58 morts français dans l’attentat du Drakkar).
La pratique du terrorisme sous toutes ses formes (attentatssuicides, enlèvement et prise d’otages, détournement d’avion, etc.) est consacrée par le Hezbollah comme le mode d’action privilégié de l’islamisme radical contemporain, à l’intérieur comme à l’extérieur du Liban. Ainsi, entre février 1985 et septembre 1986, le «parti de Dieu» perpétue une série d’attentats en France, dont celui de la rue de Rennes (17 septembre 1986), provoquant au total la mort de quinze personnes et faisant trois cents blessés.
qu’aucune séparation n’est possible entre les affaires temporelles et les affaires spirituelles, au risque de faire exploser le régime ou de faire imploser la société.
Ces conceptions culturelles du pouvoir vont être mises à rude épreuve par l’islamisme radical qui se développe tout au long des années 19701980, aussi bien parmi les musulmans sunnites que parmi les musulmans chiites.
Chez les musulmans chiites, c’est l’ayatollah Khomeyni (19021989) qui établit les bases d’un islamisme révolutionnaire qui conduit au renversement du shah d’Iran et à l’instauration d’une «République islamique» (1979). Dans son sillage sont créés divers partis et organisations chiites prônant la lutte armée, dont le plus célèbre est le Hezbollah libanais, littéralement «parti de Dieu», créé en 1982 sous l’impulsion de Khomeyni justement, en pleine guerre civile libanaise.
Chez les musulmans sunnites, l’islamisme radical se développe à partir des écrits de Sayyid Qotb, mais trouve un champ d’application dans la «guerre sainte» (djihad) en Afghanistan contre l’Union soviétique. Cette guerre conduit également à la naissance d’AlQaida, sous l’effet d’un autre idéologue islamiste d’origine palestinienne, Abdallah Azzam (tué en 1989), maître à penser d’Oussama ben Laden. Tous leurs sympathisants se réclament alors d’un théologien médiéval, Ibn Taymiyya (mort en 1328), grand promoteur du «djihad contre les infidèles» et inspirateur du mouvement salafiste, dont les fondements seront renforcés par un disciple tardif issu de la péninsule Arabique, Ibn Abd alWahhab (mentionné supra).
Jusqu’en 1990, l’islamisme radical d’inspiration sunnite est occupé à combattre «l’ennemi communiste», aussi bien à l’intérieur du monde arabe, où une lutte intestine oppose militants
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bilisés d’Afghanistan – étaient représentés par le chef d’AlQaida, le Saoudien Oussama ben Laden. Face à l’invasion du Koweït par Saddam Hussein (1990), Ben Laden propose au souverain saoudien, le roi Fahd, de défendre le royaume grâce à ses moudjahidin et de combattre Saddam Hussein au Koweït comme il l’avait fait en Afghanistan. Le souverain saoudien refuse catégoriquement et fait appel à son allié américain pour défendre le royaume et libérer le Koweït du joug irakien.
La rupture entre Ben Laden et le roi Fahd est consommée en 1992, date à laquelle le chef d’AlQaida est expulsé d’Arabie saoudite vers le Soudan pour son soutien politique et financier aux miliciens islamistes. C’est de cette époque également que date la fracture entre les islamistes et l’Amérique. Le déploiement d’un demimillion de soldats américains dans le royaume saoudien, dont le territoire tout entier est considéré comme «sacré», suscite la colère des religieux et la haine des combattants islamistes de retour d’Afghanistan.
Dès lors, l’Amérique devient l’ennemi prioritaire pour Ben Laden et pour son organisation. Estimant qu’après la défaite de «l’ennemi communiste» et de «l’ennemi nationaliste», le seul ennemi qui demeure face aux islamistes est l’Amérique, Ben Laden va mobiliser progressivement son réseau international de combattants constitué pendant la guerre d’Afghanistan et lancer des attaques contre les ÉtatsUnis et ses alliés.
L’expérience talibane d’«Émirat islamique»
Après le Soudan (19921996), Ben Laden choisit de s’installer en Afghanistan où son organisation se place sous la protection du régime
De nouveaux ennemis
La chute de l’Union soviétique est concomitante avec la guerre du Golfe (1991) et constitue indéniablement un tournant dans les relations internationales et un changement de perception dans la mouvance islamiste.
D’une part, «l’ennemi communiste» est vaincu en 1989 et les islamistes – toutes tendances confondues – revendiquent la paternité de la victoire, estimant que c’est la guerre d’Afghanistan (19791989) qui a «saigné» l’Union soviétique et conduit à sa chute. En même temps, les Américains célèbrent «leur» victoire dans la guerre froide (19531990) et estiment que l’Union soviétique est tombée grâce au travail de sape qu’ils ont mené pendant des décennies, et notamment grâce à leur soutien militaire à tous les mouvements insurgés en Afghanistan, dont AlQaida, formé à l’époque de combattants arabes. On se trouve donc, en 1990, en présence de deux camps (les islamistes et les Américains) qui revendiquent, chacun, la paternité de la victoire en Afghanistan contre l’Union soviétique et qui sont convaincus de leur force et de la légitimité de leur combat.
D’autre part, l’«ennemi nationaliste» représenté par Saddam Hussein à la fin des années 1980 est vaincu lors de la guerre du Golfe (1991) et ses forces sont réduites à néant: une zone d’exclusion aérienne est instaurée par la coalition internationale et un embargo est imposé au régime jusqu’en 2003. Mais cet ennemi commun aux islamistes – l’Irak étant un régime laïc – et aux Américains – Saddam Hussein menaçait l’approvisionnement en pétrole des ÉtatsUnis – a donné lieu à une rupture d’alliance objective qui prévalait jusquelà et qui faisait l’union des deux camps. En effet, les islamistes radicaux – représentés en 1990 par les combattants arabes démo
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précèdent et annoncent les attentats majeurs du 11 septembre 2001.
Ces derniers attentats consacrent la tendance djihadiste globale de l’islamisme comme le nouvel ennemi de l’Amérique et, audelà, des démocraties occidentales, du moins dans la perception générale. Ils conduisent à l’invasion de l’Afghanistan fin 2001 et à la chute du régime taliban, puis à la mise en place d’une «guerre contre la terreur» (20022008) qui marque profondément les relations internationales au cours de la première décennie du XXIe siècle.
Les leçons de la tragédie algérienne
Mais, au même moment, se déroulait en Algérie une autre guerre, civile celleci, qui allait renforcer – au sein de l’islamisme radical – la pré éminence du «djihad global» (lutte contre l’Occident) sur le «djihad local» (lutte contre les régimes musulmans). La «décennie noire» (19922002) a en effet opposé le régime militaire algérien à divers groupes islamistes armés, à la suite de l’interruption du processus électoral en 1991. Le déroulement des événements au cours de cette décennie montre la dynamique interne à la mouvance islamiste qui a conduit progressivement, en Algérie même, à la domination des djihadistes de la tendance «globale» aux dépens des djihadistes de la tendance «locale».
Le cycle des violences est dû essentiellement aux «Afghans», ces Algériens partis se battre en Afghanistan contre les Soviétiques au cours des années 1980, dont beaucoup sont rentrés au pays à la fin de la guerre (1989). On estime leur nombre entre deux mille et trois mille combattants aguerris qui étaient passés par le «bureau arabe» de Ben Laden (noyau de la future AlQaida).
taliban (19962001). Il est rapidement suivi par bon nombre d’islamistes radicaux mécontents de la situation dans leur pays d’origine et ravis de retrouver un terrain qu’ils avaient connu lors de la guerre contre l’armée rouge.
L’Afghanistan vit alors sous administration talibane dans le cadre d’un «émirat islamique». Il a à sa tête un «commandeur des croyants», le mollah Mohammed Omar, et applique une version rigoriste de la charia (flagellation, amputation, lapidation, etc.). Les talibans, ayant unifié et pacifié l’Afghanistan, jouissent d’une relative sympathie de la part des pays environnants et notamment de la part du puissant voisin pakistanais qui voit là des alliés solides pour la stabilisation de la région après des décennies de guerre.
Mais l’«émirat islamique d’Afghanistan» devient rapidement la plaque tournante des groupes islamistes radicaux: des camps d’entraînement sont mis en place au vu et au su de tous les djihadistes du monde entier viennent s’entraîner avant de repartir vers leur pays. L’idéologie du «djihad global» se diffuse rapidement et les sympathisants d’AlQaida se multiplient à travers le monde.
En février 1998, Ben Laden lance officiellement son «Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés», où sont réunis les principaux chefs de la mouvance islamiste et djihadiste dans le monde. Les premiers actes terroristes de ce «Front» sont les attentats de Nairobi et de Dar esSalam (7 août 1998). Il s’agit d’attentatssuicides qui visent les ambassades américaines en Afrique et dont les auteurs sont des membres locaux d’AlQaida.
La tête de Ben Laden est mise à prix pour cinq millions de dollars. Elle sera doublée après l’attentatsuicide contre le destroyer USS Cole au large du Yémen (2000), également attribué à des membres d’AlQaida. Ces actions terroristes
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attentats à la bombe qui feront huit morts et près de deux cents blessés.
Au même moment, l’Algérie subit une série de massacres d’une brutalité et d’une ampleur sans précédent, visant des villages et des quartiers entiers, tuant des civils sans distinction d’âge, d’origine ou de sexe. Les massacres des villages de Raïs et de Bentalha en 1997 ont particulièrement marqué les esprits à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Algérie.
Ces massacres insoutenables ont conduit à des dissensions internes et à la sécession officielle d’un certain nombre de chefs régionaux du GIA, dont Hassan Hattab, alias Abou Hamza, chef d’une brigade basée dans les montagnes de Kabylie. Ce dernier crée, en septembre 1998, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC).
Entre 1998 et 2003, ce groupe réussit à s’implanter durablement dans la région et se renforce à la faveur de l’invasion américaine de l’Irak en 2003, puisqu’il devient le principal pourvoyeur de combattants destinés à «AlQaida en Mésopotamie», dirigée à l’époque par le Jordanien Abou Moussab alZarqawi (tué en juin 2006 par un raid aérien américain).
Au final, les tenants du «djihad global», admirateurs de Ben Laden et de Zarqawi, l’emportèrent sur la vieille garde du GSPC. Celleci appelait à poursuivre le même combat, mais à l’intérieur des frontières algériennes, et ce jusqu’à la chute du gouvernement et l’instauration de la charia. À l’inverse, pour la jeune génération conduite par Abdelmalek Droukdal, alias Abou Moussab Abdelwadoud, la création d’un État islamique en Algérie doit être pensée globalement dans le cadre du «califat» réunissant tous les pays musulmans, et ne pourra être réalisée que par une action coordonnée des djihadistes au niveau international. Pour lui, cela doit passer
De retour en Algérie, la plupart rejoignent le FIS (Front islamique du salut) sur la base d’une opposition farouche à la démocratie, considérée comme un système occidental importé et impie, préconisant l’action directe contre le gouvernement afin d’instaurer un «État islamique» en Algérie. C’était là la principale force radicale au sein du FIS lorsque ce dernier remporte les élections locales et législatives en 19901991, en pleine guerre du Golfe, événement qui fut à l’époque un extraordinaire catalyseur de l’emprise islamiste sur la jeunesse et, plus largement, de sa domination sur la scène politique arabe.
En janvier 1993, l’un des exmembres du FIS, Abdelhak Layada, alias Abou Adlène, fait sécession et crée, avec d’autres «Afghans algériens», le Groupe islamique armé (GIA), qui devient assez rapidement le groupe le plus en vue en Algérie et marginalise les autres groupes dont les combattants viennent progressivement grossir ses rangs. Entre 1994 et 1996, parallèlement aux massacres de civils, les règlements de comptes entre groupes islamistes armés se succèdent et les luttes intestines sont féroces.
Toutes les actions du GIA sont alors revendiquées par son canal médiatique et relayées à l’étranger par le journal Al-Ansar (Les Soutiens) qui paraît à Londres. En effet, grâce à des réseaux de soutien dans toute l’Europe et même aux ÉtatsUnis, le GIA devient l’organisation la plus puissante de la mouvance terroriste internationale et s’attaque particulièrement à la France, accusée de soutenir le régime algérien.
Après le détournement d’un avion d’Air France la veille de Noël 1994, avec comme objectif de le faire s’écraser sur Paris, le GIA est à l’origine d’une vague d’attentats qui vise la France et qui marque l’internationalisation de l’islamisme algérien. Ainsi, entre juillet et octobre 1995, le territoire national est touché par huit
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Le tournant de la guerre en Syrie
La mort de Ben Laden en mai 2011 et les péripéties du Printemps arabe, notamment la guerre en Libye, bouleversent profondément la donne géopolitique et obligent les leaders islamistes et djihadistes à revoir leurs stratégies. Mais c’est la guerre en Syrie qui focalise, à partir de 2012, l’attention de l’ensemble des groupes islamistes et pose la question d’une participation au djihad. En raison de son inaction au début du conflit, l’Occident a directement favorisé la montée en puissance des groupes islamistes puis contribué, indirectement, au renforcement de la mouvance djihadiste.
Dès 2013, la marginalisation de l’Armée syrienne libre (ASL) est acquise, et l’essentiel des forces combattantes se positionne du côté islamiste et djihadiste. Deux organisations en particulier se retrouvent au centre du conflit: le «Front AlNosra», dirigé par le Syrien Abou Mohammed alJoulani, et l’«État islamique», dirigé par l’Irakien Abou Bakr alBaghdadi. Tous deux sont des djihadistes convaincus, mais l’un (Joulani) est partisan du «djihad global» visant les puissances occidentales à la manière d’AlQaida, tandis que l’autre est favorable au «djihad local» visant les gouvernements nationaux et régionaux.
En avril 2013, alBaghdadi propose d’unir les forces djihadistes en Syrie et en Irak sous son autorité et annonce la création de l’«État islamique en Irak et au Levant» (EIIL). Mais le chef du Front AlNosra refuse cette proposition et s’empresse de prêter allégeance au chef d’AlQaida, Ayman AlZawahiri. Celuici ne tarde pas à l’adouber et à annoncer la transformation du Front AlNosra en une filiale officielle de l’organisation en Syrie, sous le nom d’AlQaida au Levant (AQAL).
par des attaques dirigées contre les soutiens occidentaux, sans lesquels le régime algérien ne peut survivre, en particulier contre la France accusée de tous les maux.
Dans cette perspective, Droukdal va tout faire, à partir de 2004, pour intégrer la mouvance d’AlQaida qui lui paraît être la mieux à même de l’aider à atteindre son objectif. En envoyant des combattants en Irak, il parvient à entrer en contact avec les chefs historiques de l’organisation et à se faire adouber, le 11 septembre 2006, comme «émir (chef) d’AlQaida au Maghreb islamique» (AQMI). À cette occasion, le numéro deux d’AlQaida, l’Égyptien Ayman alZawahiri, lui fixe un double objectif: «étendre le djihad en Afrique» et devenir «une épine dans la gorge des croisés américains, français et de leurs alliés» pour faire «naître la peur dans le cœur des traîtres et des fils mécréants de France».
Au cours des années suivantes (20082011), AQMI développe une tactique de harcèlement des autorités algériennes et une stratégie d’enlèvement des ressortissants occidentaux, notamment français, qui lui permet de maintenir une présence audible en Afrique du Nord et d’étendre son influence en Afrique subsaharienne.
À partir de 2012, le Nord malien est particulièrement investi et se sanctuarise progressivement pour servir à la réalisation d’un projet d’«État islamique» pensé par Droukdal en personne, avant que l’intervention militaire française de janvier 2013 ne mette fin à ce projet. Mais, entretemps, l’essentiel des forces djihadistes s’était déplacé vers deux autres théâtres d’opération, la Libye et la Syrie.
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la GrandeBretagne et la France honorent leurs promesses. Mais cellesci tracent les frontières du futur Irak, de la nouvelle Syrie, du Liban, de la Jordanie, du Koweït, pendant que les implantations sionistes se multiplient à Jérusalem et à Jaffa, avec la bénédiction des Britanniques à la suite de la Déclaration de Balfour (1917).
Le positionnement occidental
Dès les années 1970, la communauté internationale prend conscience du fait qu’un grand nombre de conflits dans la région du MoyenOrient (au sens large) se nourrissait de l’idéologie islamiste radicale, opposée à l’époque tout à la fois au communisme et au nationalisme arabe. Ce conflit d’idéologies représentait une menace pour la paix et pour la sécurité internationales parce qu’il avait des répercussions géostratégiques et géoéconomiques, aussi bien régionales que systémiques.
Mais deux «écoles de pensée», ayant des relais locaux et internationaux, s’affrontaient quant à la meilleure façon de gérer le problème. D’un côté, les «confrontationnistes», tenants de la ligne dure face aux islamistes, qui soutiennent l’élimination – si nécessaire par la force – des orga nisations armées djihadistes et le refus de toute négociation ou compromis avec leurs représentants. De l’autre, les «accommodationnistes», partisans du compromis, de la négociation et du dialogue avec les islamistes les moins radicaux, qu’ils considèrent comme la seule solution réaliste au règlement des conflits, mais selon des modalités contrôlées et sous certaines conditions.
L’école «confrontationniste», représentée aux ÉtatsUnis notamment par Samuel Huntington, Yossef Bodansky et Martin Indyck, considère l’islamisme en général, appelé «péril vert»,
Cette annonce est à l’origine d’une guerre fratricide qui fait près de trois mille morts dans les rangs djihadistes et qui voit s’affirmer le leadership d’alBaghdadi. Fort des défections au sein des djihadistes de la filiale d’AlQaida en Syrie et du renfort des combattants étrangers venus massivement le soutenir, il lance ses troupes à la conquête des territoires à majorité sunnite au centre et au nord de l’Irak. Après la prise de Mossoul, deuxième ville du pays, il finit par proclamer le califat, le 29 juin 2014, qui correspond au premier jour du mois de ramadan. Tout un symbole. En réaction, le chef d’AlQaida au Levant, alJoulani, proclame, le 11 juillet 2014, l’«émirat du Levant», sur le modèle de l’«émirat islamique» des talibans, et promet de contrôler les frontières de son «émirat» avec le nouveau «califat».
La remise en question des frontières issues des accords SykesPicot a été clairement annoncée dans le discours d’investiture d’alBaghdadi comme calife. Celuici s’est empressé, d’ailleurs, de créer une nouvelle province, AlFourat, à cheval sur le territoire syrien et irakien. Depuis juillet 2014, son organisation agit sur ces territoires comme un véritable État, se substituant à l’administration officielle et palliant les défaillances du gouvernement central dans ces deux pays.
Il n’est pas inutile de rappeler que le traité SykesPicot, que dénonce aujourd’hui le chef de l’État islamique et calife autoproclamé à Mossoul, a été signé secrètement en 1916, avec la bénédiction de la Russie impériale. L’accord stipule que les forces coloniales se partageront les territoires arabes «libérés» à la fin de la guerre, alors même qu’elles avaient promis aux Arabes un «grand royaume libre et indépendant» en échange de leur soutien contre le califat ottoman. Le chérif Hussein a attendu en vain, jusqu’en 1920, que
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IranIrak (19801988) au cours de laquelle les Occidentaux ont pris le parti de l’Irak. Ce qui importait alors, c’était la défaite de l’«Empire du mal» (l’Union soviétique) et l’endiguement de la République islamique (Iran).
Ensuite, le fait que l’islamisme sunnite soit promu et financé par des pays alliés des Occidentaux, hier l’Arabie saoudite et le Pakistan, aujourd’hui le Qatar et l’Arabie saoudite, a favorisé une position plus ambiguë et moins monolithique à l’égard de cet islamisme, perçu comme étant bien plus «sous contrôle» que l’islamisme chiite promu par le régime iranien et farouchement antiisraélien.
Enfin, l’impression qu’il existait des affinités idéologiques avec l’islamisme sunnite a aidé à un rapprochement, sinon à une instrumentalisation, de cet islamisme dans les relations internationales. En effet, l’islamisme sunnite a été opposé au matérialisme marxiste de l’Union soviétique, puis au messianisme chiite de l’Iran, enfin au nationalisme arabe de Saddam Hussein, avant de servir de joker à l’égard de l’autoritarisme laïciste des régimes maghrébins et moyenorientaux, le dernier en date étant le régime syrien de Bachar elAssad.
Pour des raisons tenant à l’histoire propre des ÉtatsUnis, les dirigeants américains affichent, face aux mouvements religieux et sectaires, une position pour le moins ambiguë, voire complaisante. Il existe, en particulier, cette illusion de perspective selon laquelle ces mouvements ne peuvent être mauvais par définition, puisqu’ils sont guidés par une exigence morale et spirituelle, à la différence des immoraux communistes et marxistes.
Au cours des années 1990, les Occidentaux prennent acte de la montée de l’islamisme et de ses gains électoraux dans certains pays comme l’Égypte, la Jordanie ou encore la Turquie. Les
comme une menace globale et refuse toute distinction entre islamistes «modérés» et «radicaux», en raison de leur objectif commun: l’établissement d’un État théocratique. L’Iran, le Soudan et l’Afghanistan sont cités comme exemples de ce type d’État. Les tenants de ce courant de pensée ont préconisé, au cours des deux dernières décennies, une politique d’endiguement et de représailles, qui a été suivie de faits dans de nombreux pays. La «guerre contre la terreur» est considérée comme un prolongement des préconisations de ce courant.
À l’inverse, l’école «accommodationniste», représentée aux ÉtatsUnis notamment par Graham Fuller, John Voll et John Esposito, fait une distinction nette entre l’islamisme «radical», qui recourt à la violence, et l’islamisme «modéré», qui accepte les règles du jeu démocratique. Pour les tenants de ce courant, l’islamisme s’inscrit naturellement dans l’évolution politique des sociétés musulmanes et doit être envisagé dans sa diversité. Les tenants de ce courant ont toujours préconisé une normalisation des islamistes et une intégration des partis se réclamant de l’islamisme dans le paysage politique afin de renforcer le processus démocratique et d’éviter le basculement dans la violence ou la guerre civile.
Malgré la présence de ces deux courants de pensée, la gestion du phénomène islamiste a été plus complexe dans la pratique qu’il n’y paraît.
D’abord, l’approche internationale de l’islamisme radical a été influencée par le contexte de la guerre froide. L’islamisme sunnite s’étant placé à cette époquelà du côté de l’Occident en allant combattre l’Union soviétique en Afghanistan, il s’ensuivit une perception négative du seul islamisme chiite. Et cette perception a été renforcée par la politique antioccidentale de la République islamique d’Iran à l’égard de l’Occident depuis sa création (1979) et par la guerre
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les années 1980, cellesci n’ont fait que jouer les intermédiaires en mettant à la disposition de l’Occident leurs réseaux humains et financiers. Aucun de ces pays n’étant producteur d’armement, ce sont bien les usines occidentales qui ont servi à armer les rebelles de tous bords contre le régime syrien, luimême armé par la Russie. Comme en Afghanistan, une partie des rebelles se radicalise, fixe son propre agenda, échappe au contrôle de ses protecteurs et finit par se retourner contre eux.
Les mêmes causes aboutissant aux mêmes conséquences, l’Occident se retrouve donc de nouveau à se battre contre une mouvance djihadiste différente dans ses contours mais aussi dange reuse et aussi menaçante que la précédente. L’avenir dira si l’expérience acquise au fil des ans servira à éviter la reproduction des erreurs du passé.
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Les idées et les idéologies ont tendance à survivre à la mort de leurs auteurs. Lorsque Ben Laden fait renaître l’idée de «djihad» et lance son «Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés», peu de gens le prennent véritablement au sérieux. On connaît la suite des événements, avec d’abord les attentats du 11 septembre 2001 comme acte fondateur de cette idéologie mortifère, puis la sophistication technologique que lui donneront ses jeunes partisans et continuateurs.
Aujourd’hui, le djihadisme en tant que doctrine et en tant que mode d’action est une réalité indéniable qui continue de séduire des milliers d’individus, à la fois dans les pays musulmans et, audelà, dans les démocraties occidentales. La mort de Ben Laden en mai 2011 n’a pas modifié fondamentalement la donne. Bien au contraire,
ÉtatsUnis hésitent dans leur politique face au Soudan, devenu islamiste en 1989, puis face à la victoire des islamistes en Algérie en 1991. Ils mènent une politique ambiguë à l’égard des mouvements islamistes tels que les Frères musulmans en Égypte et semblent prêts à travailler avec les islamistes tunisiens sous certaines conditions, à savoir: accepter des élections libres, une justice indépendante, le respect de la loi civile, de la liberté de la presse, des droits des minorités et des droits individuels.
Au cours des années 2000, les extrémistes des deux camps ayant occupé le devant de la scène, la lutte armée l’a emporté sur la politique et la diplomatie. Néofondamentalistes musulmans et néoconservateurs américains vont s’affronter d’abord en Afghanistan à partir de 2001, puis en Irak à partir de 2003, avant de porter l’affrontement militaire sur d’autres territoires: Somalie, Soudan, Yémen. Il faudra attendre 2011 et le Printemps arabe, concomitant de la mort de Ben Laden, pour voir émerger une nouvelle approche internationale de l’islamisme, fondée sur l’acceptation du verdict des urnes.
C’est le conflit libyen d’abord, syrien ensuite, qui changent la donne et renvoient les puissances occidentales à un contexte qui rappelle étrangement celui de la guerre froide. Évincée de Libye à la faveur de l’intervention occidentale en 2011, la Russie de Poutine a mis son veto à toute intervention en Syrie et s’est même engagée au côté du régime baathiste en le soutenant militairement et diplomatiquement. Elle a entraîné dans son sillage deux alliés «confessionnels» de la Syrie, l’Iran et le Hezbollah, dont l’engagement militaire demeure sousestimé.
En réaction, on a vu se reformer l’alliance objective qui avait prévalu lors de la guerre d’Afghanistan entre les puissances occidentales et les monarchies sunnites du Golfe. Comme dans
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mourir dans le tumulte de ce Printemps arabe, transformé en hiver islamiste.
Ces «partisans de la charia» n’ont pas lâché prise, ils se battent toujours en Libye et ailleurs pour un retour à la loi divine et rivalisent de propositions pour son application stricte et immédiate. Ils hésitent simplement sur les modalités pratiques d’y parvenir, et ce sont d’abord leurs différends idéologiques qui ont fait échouer le projet d’un «État islamique» qui s’étendrait sur l’Afrique du Nord et le Sahel, en partant du foyer nordmalien. L’intervention française de 2013, en donnant un coup de pied dans la fourmilière djihadiste n’a fait, en réalité, que traiter les symptômes et déplacer le problème vers d’autres territoires.
L’idée de «génie» d’alBaghdadi a consisté à donner à son organisation une appellation, «l’État islamique», qui crée par la magie des mots un horizon d’attente quasiment consensuel au sein de la mouvance djihadiste. Dans l’ère de la communication qui est la nôtre, c’est un «coup de pub» extraordinaire, relayé à peu de frais à l’échelle mondiale par des médias et des organes de presse qui manquent de distance et d’esprit critique. Ils oublient en particulier que la nouvelle entité n’a rien d’un «État» ni d’«islamique» et qu’elle s’est imposée au monde grâce aux images ultraviolentes dont nos sociétés sont abreuvées à longueur de journées.
Mais ce n’est pas tout: à la manière d’un Ben Laden dans les années 1990, alBaghdadi plante aujourd’hui une graine idéologique qui ne manquera pas de germer dans les années à venir, qu’il soit mort ou vif. Cette idée est celle du «califat», qu’il n’invente pas mais qu’il fait renaître de ses cendres. Comme l’idée du djihad a germé dans les cœurs et les esprits pendant des décennies, celle du «califat» est promue à un bel avenir.
Si cette idée séduit dans le monde musulman
d’une organisation centralisée et fortement hiérar chisée, AlQaida s’est fragmentée et a donné lieu à une multitude de filiales concurrentes et tout aussi dangereuses, au Yémen, au Sahel, dans la corne de l’Afrique, au Levant et, plus récemment, dans le souscontinent indien. La guerre contre le terrorisme n’a pas eu les résultats escomptés et a conduit, dans certains cas, à renforcer des groupes mineurs en braquant sur eux les projecteurs médiatiques et en donnant à leurs actions criminelles un retentissement international.
Le seul moment où l’idéologie djihadiste a failli vaciller sur ses fondements est intervenu au cours du Printemps arabe. Soudain, le doute s’est installé dans les esprits et dans les rangs des djihadistes: le djihad estil vraiment le meilleur moyen de changer les régimes et le monde? Comment expliquer que des foules pacifiques fassent tomber des régimes que le djihad d’AlQaida avait à peine affectés au cours de la décennie précédente? Ne convientil pas plutôt de s’engager dans l’arène politique? Entre autres questions lancinantes posées aux leaders et aux idéologues. On le sait, les rangs des organisations djihadistes se sont clairsemés à l’issue de ce moment de doute, car beaucoup de leurs jeunes combattants ont quitté la clandestinité pour se lancer dans la bataille politique, en espérant conquérir le pouvoir par les urnes.
Ils l’ont fait en faisant appel à une idée forte et nouvelle, qui a immédiatement prospéré sur le terrain et dans les esprits: la charia. Ainsi, on a vu se multiplier les groupes portant le nom d’«Ansar alCharia» (Partisans de la charia) un peu partout dans le monde arabe. De la Tunisie au Yémen, en passant par la Libye et l’Égypte, tous ces groupes n’appelaient plus au «djihad pour le djihad», objectif nihiliste s’il en est, mais au «djihad pour la charia». Les anciens djihadistes avaient désormais une raison d’être et de
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sociale. Cette idéelà sera difficile à déraciner en l’absence d’une alternative idéologique crédible. Car la seule option militaire ne peut régler les problématiques psychosociales et géopolitiques nées des perceptions faussées et des constructions utopiques. Il faut un véritable travail intellectuel qui va audelà des symptômes pour traiter les causes réelles du problème et qui permet d’éviter l’impression que l’histoire n’est qu’un éternel recommencement.
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bien audelà de la sphère djihadiste, c’est parce qu’une autre idée a échoué, celle de l’«État nation», longtemps promue par l’Occident. L’idée de «califat» semble plus en phase avec l’ère de la mondialisation, des grands ensembles politicoculturels et de l’ouverture des frontières nationales. Elle est déjà défendue par certains intellectuels arabes, audessus de tout soupçon islamiste, comme la seule forme d’organisation confédérale ayant permis, dans le passé, à la mosaïque des peuples, d’ethnies, de confessions et de tribus, de coexister dans une relative paix
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