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LE RETOUR DU CALIFAT Mathieu Guidère Gallimard | Le Débat 2014/5 - n° 182 pages 79 à 96 ISSN 0246-2346 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-debat-2014-5-page-79.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Guidère Mathieu, « Le retour du califat », Le Débat, 2014/5 n° 182, p. 79-96. DOI : 10.3917/deba.182.0079 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard. © Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. © Gallimard Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Paris 7 - - 86.77.53.184 - 19/12/2014 23h44. © Gallimard

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Islam & Occident

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LE RETOUR DU CALIFAT Mathieu Guidère Gallimard | Le Débat 2014/5 - n° 182pages 79 à 96

ISSN 0246-2346

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-debat-2014-5-page-79.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Guidère Mathieu, « Le retour du califat »,

Le Débat, 2014/5 n° 182, p. 79-96. DOI : 10.3917/deba.182.0079

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Distribution électronique Cairn.info pour Gallimard.

© Gallimard. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Mathieu Guidère est professeur d’islamologie à l’uni­versité de Toulouse­2. Il est notamment l’auteur de Le Choc des révolutions arabes. De l’Algérie au Yémen, 22 pays sous tension et Les Cocus de la révolution. Voyage au cœur du Printemps arabe (Autrement, 2012 et 2013). Dans Le Débat: «Histoire immédiate du “printemps arabe”» (n° 168, janvier­février 2012).

Mathieu Guidère

Le retour du califat

En quelques mois à peine, le monde a assisté à l’annonce de trois califats successifs, tous pro­clamés par des organisations djihadistes classi­fiées terroristes. Ce fut d’abord Abou Bakr al­Baghdadi, chef de «l’État islamique», qui a annoncé, le 22 juin 2014, l’instauration d’un califat à cheval sur l’Irak et la Syrie, dont il s’est autoproclamé chef sous le nom de «calife Ibrahim». Il a été suivi par Abubakar Shekhau, chef de Boko Haram, qui a annoncé, le 24 août 2014, l’instauration du «califat islamique» sur le nord­est du Nigeria. Quelques jours plus tard, le 3 septembre précisément, ce fut le tour du chef d’Al­Qaida, l’Égyptien Ayman al­Zawahiri, suc­cesseur de Ben Laden, d’annoncer la création d’une nouvelle branche de l’organisation dans le sous­continent indien avec pour objectif la «renaissance du califat islamique».

Chaque fois, l’annonce a été accompagnée par une référence historique au passé glorieux du califat et par une remise en question des fron­tières existantes. Ainsi, Al­Qaida prétend vouloir

faire renaître le califat ottoman aboli par Kemal Atatürk en 1924, tandis que l’État islamique veut restaurer le califat abbasside disparu en 1258 après cinq siècles d’existence. Enfin, Boko Haram renvoie explicitement au califat de Sokoto ayant prospéré au XIXe siècle sur une partie des terri­toires actuels du Nigeria, du Cameroun et du Niger.

Ces renvois au passé servent à justifier les projets expansionnistes de ces organisations, mais elles annoncent également des boulever­sements géopolitiques à venir. La «mode» du califat signe à la fois l’échec de l’«État nation» dans les pays touchés par ce phénomène et le retour en force du panislamisme après un siècle de domination du nationalisme arabe. N’ayant pas su offrir d’alternative idéologique crédible à leurs anciennes colonies, les pays occidentaux se retrouvent aujourd’hui confrontés au monstre idéologique né de la jonction entre nationalisme et islamisme.

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nuent à fixer les mêmes horizons culturels et à buter contre les mêmes obstacles sociopolitiques. Ils réaffirment également les mêmes convictions, notamment en ce qui concerne la résistance aux pressions militaires, diplomatiques, économiques et culturelles de l’Occident.

Le cas égyptien est très instructif à cet égard. Après avoir été le porte­drapeau du nationalisme arabe sous Nasser (1952­1970), le pays a connu une lente mais irrésistible ascension de l’isla­misme politique sous les traits des Frères musul­mans. Cette confrérie religieuse à ses origines, longtemps opposée à la «démocratie occiden­tale» en tant que système politique, a donné lieu, à la faveur du Printemps arabe, à un parti de gouvernement, Liberté et justice, qui a réussi à faire élire le premier Président islamiste du monde arabe en la personne de Mohamed Morsi (30 juin 2012­3 juillet 2013).

Avec cette élection, contestée par ailleurs, les islamistes égyptiens – et leurs émules dans d’autres pays arabes – ont cru à l’avènement de leur règne sous la forme d’une sorte de «démo­cratie musulmane» qui fonctionnerait selon les règles du jeu démocratique, mais avec une forte référence aux principes de la charia. Cependant, les islamistes – comme leurs opposants – vont rapidement déchanter face à la réalité de l’exer­cice du pouvoir et aux problèmes économiques, poussant de nouveau à la révolte des peuples échaudés par des décennies d’autocratie et de corruption.

À travers la puissante «Organisation interna­tionale des Frères musulmans», véritable inter­nationale islamiste depuis 1982, les Égyptiens, appuyés par les Qataris, tentent de réactiver le projet d’unité arabe et musulmane en ouvrant les frontières à la circulation des idées et des pré­dicateurs islamistes. Mais cette stratégie s’avère contre­productive et réussit à unifier, contre ces

L’échec du «Printemps arabe»

Il paraît patent aujourd’hui que le mouvement populaire appelé «Printemps arabe» a échoué à répondre aux immenses espoirs qu’il avait fait naître en 2011, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des pays concernés. Mais cette déception est le résultat d’un malentendu dans l’interprétation du sens de ce mouvement. Celui­ci ne signait pas, en réalité, «le début de quelque chose», mais bien la fin d’un système et d’une idéologie, ceux du nationalisme arabe, et le retour en force des acteurs et des doctrines de son concurrent direct, l’islamisme politique.

En effet, le nationalisme arabe et l’islamisme politique sont, depuis près d’un siècle, les deux idéologies dominantes au Maghreb comme au Machrek. Les penseurs qui ont le mieux exprimé ces deux courants sont le Syrien Michel Aflaq (pour le nationalisme) et l’Égyptien Sayyid Qotb (pour l’islamisme). Mais les idéologies dont ils se réclament sont moins différentes entre elles qu’il n’y paraît de prime abord. Elles partagent des postulats et des objectifs communs, notam­ment l’existence d’un fond de combat anti­ occidental. On a pu d’ailleurs constater, lors du Printemps arabe, un mouvement de va­et­vient entre ces deux doctrines politiques tant au niveau des idées que des hommes. Elles sont l’expression d’un même sentiment de révolte contre l’ordre – national et/ou international – considéré comme injuste.

Mais ces deux idéologies se sont avérées jusqu’ici incapables de transformer effective­ment la société et de créer un monde meilleur. Partant d’une intention sociale réformiste, toutes deux ont abouti au renforcement des structures traditionnelles et à la perpétuation des réflexes culturels hérités du passé. Malgré une différence de ton et d’arguments, leurs partisans conti­

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de ses cendres à l’issue du cheminement chao­tique du Printemps arabe.

Pour comprendre les tendances idéologiques et théologiques qui traversent le monde arabe depuis 2011, il est important de rappeler, d’une part, l’ancrage sociohistorique des forces en pré­sence et d’analyser, d’autre part, les référents historico­politiques qui caractérisent les débats actuels, en particulier la question de l’État isla­mique et celle du califat.

Le «rêve» de califat

Il n’est pas exagéré d’affirmer que les musul­mans n’ont jamais vécu sans «calife» jusqu’au début du XXe siècle. Même si l’institution califale a connu des hauts et des bas, des figures emblé­matiques et des représentants peu glorieux, il a toujours existé une autorité temporelle et spiri­tuelle pour diriger les musulmans, à la suite de Mahomet (mort en 632), d’où d’ailleurs le mot calife qui signifie littéralement en arabe «succes­seur» (du prophète).

Ce fut d’abord le temps des quatre premiers califes dits «bien guidés» (632­661) en Arabie, suivis par le califat omeyyade (661­750), établi à Damas. L’âge d’or de l’Islam sera porté par le califat abbasside (750­1258), établi à Bagdad pour l’essentiel. Après les invasions mongoles, le centre du pouvoir se déplace vers l’Égypte et un simulacre de califat est maintenu sous les Mame­louks, au Caire (1261­1517). Enfin, l’épisode le plus proche et le plus connu des Occidentaux est celui du califat ottoman, établi à Istanbul (1517­1924). C’est donc théoriquement, sans discontinuer depuis la mort de Mahomet, que les musulmans ont toujours vécu sous l’autorité d’un calife malgré la présence de dynasties et de souverains locaux. Plus que l’exercice direct du pouvoir, il s’agit d’un symbole fort d’unité et de

alliés de circonstance, les nationalistes et les libé­raux et même certaines franges salafistes, à l’in­térieur de l’Égypte, mais aussi dans les autres pays arabes.

Cette stratégie, dite du «double langage», a eu, en plus, l’inconvénient de libérer les forces obscures de l’islamisme qui se sont évertuées à phagocyter le processus démocratique et à réduire à néant l’espoir d’une société pacifique et prospère. Pour preuve, dans le Sinaï, l’acti­visme du groupe djihadiste «Les Défenseurs de Jérusalem» est concomitant de l’accession au pouvoir des Frères musulmans. Ce groupe va d’abord concentrer ses attaques contre Israël en lançant des roquettes et en sabotant les livrai­sons de gaz égyptien. Mais après la destitution de Morsi, ce même groupe se lance dans une véritable campagne terroriste visant l’armée et les forces de sécurité, frappant jusqu’au cœur du pouvoir, au Caire.

Le renversement des Frères musulmans égyptiens en juillet 2013 par les héritiers de Nasser signe ainsi le basculement dans le ter­rorisme des factions islamistes les moins récu­pérables, mais il ne doit pas être interprété comme une lutte entre deux idéologies enne­mies. Il s’agit, en réalité, d’une tentative déses­pérée des militaires visant à sauver un vieux rêve d’unité – nationale et arabe – qu’ils ont senti menacé de disparition sous la férule de la prési­dence islamiste.

D’ailleurs, les premiers nationalistes arabes ne revendiquaient pas la création d’un «État­nation», mais plutôt l’instauration d’une «unité arabe». La révolution anti­califale des Jeunes­Turcs en 1908, puis l’abolition du califat ottoman en 1924 n’ont fait que renforcer cette tendance. Aussi, le «fédéralisme religieux» fut peu à peu abandonné au profit d’un nationa­lisme strictement «arabe», avant qu’il ne renaisse

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À Paris, en 1884, il débat avec le philosophe Ernest Renan, en Sorbonne, à propos de «l’islam et la science» et fait paraître avec Abduh une revue en arabe, Al-‘urwa al-wuthqa (Le lien indé­fectible). En 1891, en Iran, il fait partie des pro­moteurs du boycott de la régie des tabacs, dont le Shah avait accordé la concession aux Anglais. En 1892, à Istanbul, il apparaît comme le prin­cipal artisan de la politique panislamiste du sultan Abdulhamid II (1842­1918).

Finalement, il passe ses dernières années dans une captivité dorée et meurt empoisonné, selon plusieurs sources. Mais il laisse derrière lui de nombreux disciples et une idéologie puis­sante, le panislamisme, qui sera portée par la quasi­totalité des mouvements islamistes, à com­mencer par les Frères musulmans, à partir de 1928.

Après sa disparition, l’une des figures mar­quantes dans le développement de l’idée de «califat» est celle du théologien Mohammed Rashid Rida, né au Liban en 1865 et mort au Caire en 1935. Ce dernier est considéré comme le principal réformiste musulman de la première moitié du XXe siècle. Disciple de Muhammad Abduh, lui­même disciple d’al­Afghani, il a passé sa vie à tenter de trouver des solutions au «retard» et à la «faiblesse» des musulmans vis­à­vis de l’Occident.

En 1899, il fonde au Caire la revue Al-Manâr (Le Phare), mensuel qui a pris le relais d’Al-‘Urwa (Le Lien) d’al­Afghani et d’Abduh. C’est dans cette revue qu’il poursuit l’œuvre de ses maîtres concernant la modernisation de l’islam et la lutte contre le colonialisme. Après la révo­lution des Jeunes­Turcs de 1908, il devient un fervent partisan de l’«unité» et s’attache à rap­procher les points de vue des nationalistes arabes et des réformistes musulmans.

À partir de 1916, il s’oppose aux visées fran­

continuité de la «Oumma» (communauté des musulmans).

Même si la plupart des penseurs arabes et musulmans se sont exprimés au sujet du califat, à diverses époques, le concept est au cœur d’un mouvement politico­religieux appelé «panisla­misme». Celui­ci milite, depuis la fin du XIXe siècle, soit pour l’union de toutes les communautés musulmanes dans le monde, soit pour l’unifica­tion des territoires à majorité musulmane, sous une même autorité temporelle et spirituelle, le califat.

Ce mouvement a été d’abord promu par les sultans ottomans pour maintenir l’unité de leur immense empire face aux élans expansionnistes des puissances françaises et britanniques. Il se renforce après la Première Guerre mondiale, lorsque les nationalistes arabes se sentent floués par la mise en œuvre des accords Sykes­Picot (1916) qui mettent fin aux espoirs d’unité et enterrent définitivement le projet de création d’un grand État arabe libre et indépendant. En réaction, le panislamisme se présente alors comme un courant de pensée et de lutte anti­colonialiste et anti­impérialiste, visant la restauration du califat et la réunification des peuples musulmans.

À l’époque, la figure de proue du panisla­misme est un propagandiste musulman aux ori­gines obscures mais au nom afghan, Jamal Eddine al­Afghani (1838­1897). Il passe sa vie à se déplacer entre les pays musulmans pour pro­pager ses idées de résistance à l’invasion occi­dentale sur tous les plans (politique, économique, culturel). Lors de son séjour en Égypte, de 1871 à 1879, il anime un cercle de réflexion dont les membres formeront plus tard l’élite du pays, notamment son disciple le plus célèbre, Muham­ mad Abduh, qui poursuivra son œuvre.

En Inde, en 1881, il publie un pamphlet contre les musulmans collaborateurs des Anglais.

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par son association à diverses organisations ter­roristes qui s’en sont arrogé le label.

Des califats concurrents

Des trois califats annoncés à l’été 2014, c’est celui de Boko Haram, au Nigeria, qui interpelle le plus parce qu’il met à mal une idée reçue concernant l’islam africain et qu’il annonce un basculement idéologique des sociétés musul­manes d’Afrique. L’idée reçue concerne l’image d’un islam africain réputé différent et beaucoup plus modéré que l’islam moyen­oriental en raison de l’implantation historique des confréries soufies. C’est oublier, d’une part, que le soufisme afri­cain a été très militant, notamment contre la présence coloniale, et, d’autre part, que l’islam subsaharien a été, dès la fin du XVIIIe siècle, très perméable aux influences salafistes venues d’Arabie sous leur forme wahhabite. Celles­ci ne feront que se renforcer, à partir des années 1970, grâce à l’afflux des pétrodollars et des mission­naires saoudiens. Elles favoriseront, quelques décennies plus tard, l’apparition de puissants courants salafistes dans l’ensemble des pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale. Enfin, on oublie souvent que cet islam africain a donné lieu, au cours du XIXe et jusqu’au début du XXe siècle, à un califat transnational, celui de Sokoto, qui ne résiste pas, toutefois, à l’avancée de l’armée britannique investissant le Nigeria.

Le fait qu’il existe des califats concurrents ou des conceptions divergentes du califat n’est pas un phénomène inédit ni nouveau dans l’histoire musulmane. Le précédent historique le plus notable est celui de la coexistence de trois cali­fats opposés au cours du Xe siècle.

Le premier et le plus puissant est le califat abbasside qui s’est maintenu, à Bagdad essen­tiellement, entre l’an 750 et 1258. Son âge d’or

çaises sur la Syrie et participe au Congrès syrien (1919), dont il devient rapidement le président. Il souhaitait voir émerger une «nation arabo­ islamique», avec le retour d’un «califat arabe» du fait de la «trahison turque de l’islam». Il affirme que le seul modèle de gouvernement isla­mique valable est le modèle califal, et se déclare partisan de la mise en place d’un «contre­califat arabe» en face du califat ottoman moribond.

Après l’abolition du califat ottoman par Atatürk en 1924, Mohammed Rashid Rida insiste sur le caractère arabe de la fonction cali­fale. Aussi, après la prise de La Mecque par les Al­Saoud en 1932, il devient le principal défen­seur de cette monarchie arabe dans laquelle il voyait un espoir de renaissance pour le monde musulman. Mais Rashid Rida meurt en 1935 sans voir se réaliser son rêve d’un califat arabe. Même si les Saoudiens ont toujours voulu réu ni fier l’Arabie, ils n’ont à aucun moment exprimé le projet de restaurer le califat. Bien au contraire, les souverains successifs se sont plutôt présentés comme les «Serviteurs des deux lieux saints de l’islam» (titre officiel des rois d’Arabie).

Mais, depuis 2005, le roi Abdallah appelle régulièrement à une plus grande intégration éco­nomique et politique des pays du Golfe. Dans son esprit, le Conseil de coopération du Golfe (CCG) a vocation, à terme, à permettre la réu­nification des États arabes de la région. Aussi, il n’est pas exagéré d’affirmer que la récente annonce du califat par l’État islamique a pris de court tout le monde arabe. Elle agace particulièrement les Saoudiens, qui œuvraient plutôt à une réunifi­cation en douceur du monde musulman à travers notamment l’Organisation de la coopération islamique (OCI). De plus, cette annonce porte un coup fatal au projet de restauration pacifique du califat, concept désormais marqué au fer rouge

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Les califes fatimides fondent la ville du Caire (Al-Qahira en arabe, «la victorieuse») et la fameuse mosquée d’al­Azhar, qui deviendra paradoxalement le centre de l’orthodoxie sunnite après leur chute. Ils étendent leur pouvoir sur la Syrie, Malte et la Sicile, mais s’effondrent sous les coups du royaume franc de Jérusalem. Malgré leur politique de tolérance religieuse à l’égard des chrétiens et des juifs, les historiens ont été marqués par l’intolérance et la cruauté de l’un d’entre eux, le calife al­Hakim (996­1021). Ce dernier ordonne l’application stricte du pacte du calife Omar (634­644) à l’égard des dhimmi (juifs et chrétiens), avec notamment la confis­cation des biens des églises, la destruction des nouveaux bâtiments religieux et l’imposition de codes vestimentaires spécifiques. Cette politique atteint son paroxysme en 1009 lorsqu’al­Hakim ordonne la destruction de l’église du Saint­Sépulcre à Jérusalem, acte qui sera plus tard invoqué par les prédicateurs chrétiens pour appeler à la première croisade (1096).

Al­Hakim disparaît le 13 février 1021, lors d’une promenade nocturne sur le mont Muqattam. Quelques jours plus tard, on retrouva ses vête­ments lacérés de coups de poignard. Il aurait été assassiné à l’instigation de sa sœur Sitt al­Muk, qu’il avait dépouillée de ses propriétés. Mais une partie des chiites, les Druzes, qui sub­sistent de nos jours au Liban et en Syrie, croient à une occultation (ghayba) de ce calife, qui est devenu le centre de leur foi. Pour eux, al­Hakim est le Messie (Al-Mahdi) dont on attend le retour.

Cette croyance, même si elle est spécifique aux Druzes aujourd’hui, indique une différence de conception entre musulmans chiites et musul­mans sunnites concernant la direction tempo­relle et spirituelle de la communauté musulmane (Oumma).

se situe autour de l’an 800 avec deux califes emblématiques dans l’imaginaire musulman, le calife Haroun al­Rachid (763­809) et son fils, le calife al­Mamoun (786­833). Le règne du pre­mier fut si marquant qu’il a servi de source d’ins­piration et de cadre narratif aux contes des Mille et Une Nuits. À noter que le plus grand calife musulman est contemporain de l’empereur d’Oc cident, Charlemagne (800­814), et semble avoir entretenu avec lui de très bonnes relations diplomatiques.

Mais, un siècle plus tard, alors que le califat abbasside de Bagdad commençait à décliner, a été déclaré un autre califat concurrent dans la péninsule Ibérique. Il s’agit du califat de Cor­doue, appelé également «califat occidental» par opposition au califat établi en Orient et sur lequel va régner une branche des Omeyyades chassée du pouvoir par les Abbassides en 750. Après avoir été un émirat indépendant depuis 756, le califat de Cordoue est déclaré le 16 janvier 929 par le prince Abd al­Rahman III qui s’autopro­clame calife et impose, à partir de 950, son auto­rité au Maghreb, de Tanger à Alger. Le califat de Cordoue va perdurer jusqu’en 1031, mais sera confronté aux attaques des Fatimides, lesquels ne tardent pas à déclarer un califat concurrent des deux précédents.

Les Fatimides tirent leur nom de Fatima, fille de Mahomet et épouse du quatrième calife, Ali. La dynastie règne d’abord sur le Maghreb (909­969) puis sur l’Égypte (969­1171). Il s’agit d’une dynastie chiite issue de la branche ismaé­lienne, pour laquelle le calife doit être choisi parmi les descendants d’Ali, cousin et gendre du prophète. C’est pourquoi les Fatimides considéraient aussi bien les califes abbassides qu’omeyyades comme des usurpateurs de ce titre, car ils étaient sunnites et non descendants directs de la famille du prophète.

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qui lui succédèrent – inaugure la lignée des «imams».

Ce conflit de succession sur la reconnais­sance du pouvoir prioritaire de la «famille du Prophète» ou bien des «califes bien guidés» a engendré une scission fondamentale (schisme) au sein de l’islam.

Ainsi, les sunnites et les chiites se sont affrontés dès les premiers temps de l’islam sur la question de savoir qui est le successeur légitime (calife, khalifa) de Mahomet. Les particularités doctrinales et les différences théologiques entre ces deux courants reposent à l’origine sur une querelle de succession politique, mais ils se sont construits par la suite sur un socle doctrinal et idéologique.

Pour les sunnites, le chef de la communauté musulmane doit être un homme ordinaire, élu par d’autres hommes, parmi les membres de la communauté des fidèles. Pour les chiites, la com­munauté musulmane ne peut être dirigée que par les descendants de la famille de Mahomet, des imams qui tirent directement leur autorité de Dieu et qui sont donc meilleurs et infaillibles.

Dans la jurisprudence chiite, la Sunna découle des traditions orales énoncées par Mahomet et de leur interprétation par les imams, qui étaient les descendants de Mahomet par sa fille Fatima et son mari Ali, considéré comme le premier imam. Ils accordent de l’importance à l’interpré­tation de la révélation divine, considérée comme un processus continu et nécessaire pour se conformer aux enseignements du Coran.

Les sunnites croient aussi qu’ils peuvent inter­préter le Coran et les hadith, mais ils accordent une plus grande importance aux oulémas (savants) fondateurs de leurs écoles juridiques tels Abu Hanifa, Malik Ibn Anas, Ash­Shafii et Ibn Hanbal. Ils le pensent d’autant plus qu’Abu Hanifa et Malik étaient des disciples du sixième imam

Imamat chiite versus califat sunnite

Dans la dogmatique islamique, les chiites sont ceux qui ont les croyances suivantes concer­nant la succession du prophète Mahomet: 1) la succession de Mahomet est une désignation divine; 2) comme Mahomet a été choisi par Dieu, son successeur (ou imam) doit aussi être choisi par Dieu; 3) le successeur immédiat de Mahomet devait/doit être Ali ou l’un de ses descendants.

Les chiites pensent que des personnes choi­sies parmi la famille du Prophète (Ahl al-bayt) et appelés «imams» étaient la meilleure source de connaissance à propos du Coran et de la Tradi­tion. Ils s’appuient en cela sur un hadith du Pro­phète qui dit ceci: «Je suis la Cité du savoir, Ali en est la porte. Celui qui veut le savoir ainsi que la sagesse, qu’il passe donc par la porte.»

Mais ce hadith a été commenté par des théo­logiens sunnites, qui mettent en question son authenticité. L’imam Al­Bukhari dit par exemple: «Ce hadith ne possède pas de version authen­tique»; l’imam At­Tirmidhi écrit: «hadith inconnu»; l’imam Ibn Ma‘in ajoute: «C’est un mensonge, ce hadith ne possède aucune source authentique»; enfin les deux imams sunnites Abu Hatim et Ibn Sa‘d confirment: «Ce hadith ne possède pas de source authentique.»

À l’inverse, les chiites estiment que le Pro­phète a désigné expressément Ali comme son successeur, et cela en de multiples occasions, et qu’il est, par conséquent, le véritable guide spi­rituel des musulmans, selon la mission divine révélée à Mahomet. Il l’est d’autant plus qu’il est le cousin du Prophète, son gendre (époux de Fatima, la fille de Mahomet) et le premier homme à s’être converti à l’islam. Pour eux, Ali – avec ses deux fils, al­Hassan et al­Hussein,

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l’islam (jusqu’en 632), puis de la pratique des quatre premiers «califes bien guidés» (jus­qu’en 661).

Il faut cependant distinguer, à cet égard, la conception sunnite de la conception chiite du «gouvernement islamique».

Dans la conception chiite, en raison de la présence d’un clergé organisé et fortement hié­rarchisé, le gouvernement doit être dirigé, «guidé», par un religieux, appelé «imam» ou «ayatollah», homme de foi auquel sont subordonnés les autres ordres et pouvoirs. C’est le cas en Iran, où un haut dignitaire religieux, l’ayatollah Khamanei (après Khomeyni) est au sommet de l’État. Cela signifie que son avis s’impose même à celui du président de la République isla­mique, Hassan Rohani, pourtant élu au suffrage universel.

Dans la conception sunnite, en revanche, une telle situation est théoriquement impossible parce qu’il n’existe pas de clergé formellement institué et que le religieux a été, historiquement et dogmatiquement, subordonné et soumis au politique. À la tête de l’État, il ne peut donc y avoir un «imam», ni même un «mufti», mais un chef politique ou militaire ayant un ancrage ou des alliances religieuses. C’est le cas, par exemple, en Arabie saoudite, où les rois, descendants du chef tribal Ibn Saoud, ne sont pas des dignitaires religieux mais fondent néanmoins leur pouvoir sur une alliance indéfectible avec les descen­dants du chef religieux Ibn Abd al­Wahhab (1703­1792).

Dans un cas (chiite), c’est le religieux qui domine le politique au sein d’une sorte de «thé­ocratie parlementaire»; dans l’autre (sunnite), c’est le politique qui instrumentalise le religieux dans le cadre d’une sorte de «monarchie théo­cratique». Mais dans les deux cas, l’interpéné­tration du politique et du religieux est telle

reconnu par les chiites, l’imam Ja‘far as­Sadiq (mort en 765).

Enfin, la conception chiite de l’«imamat» est foncièrement opposée à celle du «califat» chez la majorité des sunnites. L’imam, incarnant à la fois le pouvoir temporel et spirituel, est consi­déré chez les chiites comme la continuation du cycle de la prophétie à la suite de Mahomet. Il est la «preuve de Dieu» (hujjatu Allah) sur terre et le gardien du sens caché de la révélation divine. Il n’en est rien pour le calife qui repré­sente avant tout un symbole d’unité de la com­munauté et un garant du bon gouvernement islamique (hakimiyya).

République islamique versus État islamique

L’idée d’un «gouvernement islamique» a tou­jours été au cœur des revendications islamistes. Mais la définition exacte de ce type de gouver­nement et ses modes de gouvernance ont rare­ment été explicités de façon claire et argumentée. La montée en puissance des forces et des partis islamistes à la faveur du Printemps arabe a permis – en libérant la parole des divers protago­nistes – de se faire une idée plus précise de ce que recouvre cette revendication foncièrement politique.

Le «gouvernement islamique» se distingue d’abord par son refus de séparer le politique et le religieux dans l’exercice du pouvoir, en arguant du fait que l’islam est une «religion et un régime». Cette conception théocratique du pouvoir est marquée, à l’époque contemporaine, par l’expérience iranienne de la «République islamique». Mais historiquement, les partisans d’un «gouvernement islamique» se réclament de la pratique du prophète Mahomet en tant que chef spirituel et politique au début de

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islamistes et étudiants communistes, qu’à l’exté­rieur des pays d’origine, où les combattants isla­mistes résistent à l’Armée Rouge en Afghanistan et dament le pion aux thuriféraires du commu­nisme partout ailleurs dans le monde musulman.

Au même moment (avant 1990), l’islamisme radical chiite est occupé à combattre «l’ennemi nationaliste arabe» sur deux fronts. D’un côté, la République islamique d’Iran mène une guerre de «défense sacrée» contre l’Irak de Saddam Hussein qui se positionne, depuis la mort de Nasser (1970), en champion du nationalisme arabe. La guerre Iran­Irak durera huit ans et prendra fin sans vainqueur ni vaincu en août 1988.

D’un autre côté, le Hezbollah chiite mène une «guerre de résistance» contre l’occupation israélienne du Sud­Liban et s’attaque à la pré­sence occidentale au Liban. Les premières actions du mouvement chiite contre les intérêts occidentaux remontent à 1983, année au cours de laquelle le Hezbollah organise l’attentat­sui­cide contre l’ambassade américaine de Beyrouth (avril 1983, 63 morts) et deux attentats­suicides contre la force multinationale d’interposition (octobre 1983, 248 morts américains et 58 morts français dans l’attentat du Drakkar).

La pratique du terrorisme sous toutes ses formes (attentats­suicides, enlèvement et prise d’otages, détournement d’avion, etc.) est consa­crée par le Hezbollah comme le mode d’action privilégié de l’islamisme radical contemporain, à l’intérieur comme à l’extérieur du Liban. Ainsi, entre février 1985 et septembre 1986, le «parti de Dieu» perpétue une série d’attentats en France, dont celui de la rue de Rennes (17 septembre 1986), provoquant au total la mort de quinze personnes et faisant trois cents blessés.

qu’aucune séparation n’est possible entre les affaires temporelles et les affaires spirituelles, au risque de faire exploser le régime ou de faire imploser la société.

Ces conceptions culturelles du pouvoir vont être mises à rude épreuve par l’islamisme radical qui se développe tout au long des années 1970­1980, aussi bien parmi les musulmans sunnites que parmi les musulmans chiites.

Chez les musulmans chiites, c’est l’ayatollah Khomeyni (1902­1989) qui établit les bases d’un islamisme révolutionnaire qui conduit au renversement du shah d’Iran et à l’instauration d’une «République islamique» (1979). Dans son sillage sont créés divers partis et organisations chiites prônant la lutte armée, dont le plus célèbre est le Hezbollah libanais, littéralement «parti de Dieu», créé en 1982 sous l’impulsion de Khomeyni justement, en pleine guerre civile libanaise.

Chez les musulmans sunnites, l’islamisme radical se développe à partir des écrits de Sayyid Qotb, mais trouve un champ d’application dans la «guerre sainte» (djihad) en Afghanistan contre l’Union soviétique. Cette guerre conduit égale­ment à la naissance d’Al­Qaida, sous l’effet d’un autre idéologue islamiste d’origine palestinienne, Abdallah Azzam (tué en 1989), maître à penser d’Oussama ben Laden. Tous leurs sympathisants se réclament alors d’un théologien médiéval, Ibn Taymiyya (mort en 1328), grand promoteur du «djihad contre les infidèles» et inspirateur du mouvement salafiste, dont les fondements seront renforcés par un disciple tardif issu de la pénin­sule Arabique, Ibn Abd al­Wahhab (mentionné supra).

Jusqu’en 1990, l’islamisme radical d’inspira­tion sunnite est occupé à combattre «l’ennemi communiste», aussi bien à l’intérieur du monde arabe, où une lutte intestine oppose militants

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bilisés d’Afghanistan – étaient représentés par le chef d’Al­Qaida, le Saoudien Oussama ben Laden. Face à l’invasion du Koweït par Saddam Hussein (1990), Ben Laden propose au souve­rain saoudien, le roi Fahd, de défendre le royaume grâce à ses moudjahidin et de combattre Saddam Hussein au Koweït comme il l’avait fait en Afghanistan. Le souverain saoudien refuse caté­goriquement et fait appel à son allié américain pour défendre le royaume et libérer le Koweït du joug irakien.

La rupture entre Ben Laden et le roi Fahd est consommée en 1992, date à laquelle le chef d’Al­Qaida est expulsé d’Arabie saoudite vers le Soudan pour son soutien politique et financier aux miliciens islamistes. C’est de cette époque également que date la fracture entre les islamistes et l’Amérique. Le déploiement d’un demi­mil­lion de soldats américains dans le royaume saou­dien, dont le territoire tout entier est considéré comme «sacré», suscite la colère des religieux et la haine des combattants islamistes de retour d’Afghanistan.

Dès lors, l’Amérique devient l’ennemi prio­ritaire pour Ben Laden et pour son organisation. Estimant qu’après la défaite de «l’ennemi com­muniste» et de «l’ennemi nationaliste», le seul ennemi qui demeure face aux islamistes est l’Amérique, Ben Laden va mobiliser progressi­vement son réseau international de combattants constitué pendant la guerre d’Afghanistan et lancer des attaques contre les États­Unis et ses alliés.

L’expérience talibane d’«Émirat islamique»

Après le Soudan (1992­1996), Ben Laden choisit de s’installer en Afghanistan où son orga­nisation se place sous la protection du régime

De nouveaux ennemis

La chute de l’Union soviétique est concomi­tante avec la guerre du Golfe (1991) et constitue indéniablement un tournant dans les relations internationales et un changement de perception dans la mouvance islamiste.

D’une part, «l’ennemi communiste» est vaincu en 1989 et les islamistes – toutes tendances confondues – revendiquent la paternité de la vic­toire, estimant que c’est la guerre d’Afghanistan (1979­1989) qui a «saigné» l’Union soviétique et conduit à sa chute. En même temps, les Amé­ricains célèbrent «leur» victoire dans la guerre froide (1953­1990) et estiment que l’Union sovié­tique est tombée grâce au travail de sape qu’ils ont mené pendant des décennies, et notamment grâce à leur soutien militaire à tous les mouve­ments insurgés en Afghanistan, dont Al­Qaida, formé à l’époque de combattants arabes. On se trouve donc, en 1990, en présence de deux camps (les islamistes et les Américains) qui revendiquent, chacun, la paternité de la victoire en Afghanistan contre l’Union soviétique et qui sont convaincus de leur force et de la légitimité de leur combat.

D’autre part, l’«ennemi nationaliste» repré­senté par Saddam Hussein à la fin des années 1980 est vaincu lors de la guerre du Golfe (1991) et ses forces sont réduites à néant: une zone d’exclusion aérienne est instaurée par la coali­tion internationale et un embargo est imposé au régime jusqu’en 2003. Mais cet ennemi commun aux islamistes – l’Irak étant un régime laïc – et aux Américains – Saddam Hussein menaçait l’ap­provisionnement en pétrole des États­Unis – a donné lieu à une rupture d’alliance objective qui prévalait jusque­là et qui faisait l’union des deux camps. En effet, les islamistes radicaux – repré­sentés en 1990 par les combattants arabes démo­

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précèdent et annoncent les attentats majeurs du 11 septembre 2001.

Ces derniers attentats consacrent la tendance djihadiste globale de l’islamisme comme le nouvel ennemi de l’Amérique et, au­delà, des démocra­ties occidentales, du moins dans la perception générale. Ils conduisent à l’invasion de l’Afgha­nistan fin 2001 et à la chute du régime taliban, puis à la mise en place d’une «guerre contre la terreur» (2002­2008) qui marque profondément les relations internationales au cours de la pre­mière décennie du XXIe siècle.

Les leçons de la tragédie algérienne

Mais, au même moment, se déroulait en Algérie une autre guerre, civile celle­ci, qui allait renforcer – au sein de l’islamisme radical – la pré éminence du «djihad global» (lutte contre l’Occident) sur le «djihad local» (lutte contre les régimes musulmans). La «décennie noire» (1992­2002) a en effet opposé le régime militaire algé­rien à divers groupes islamistes armés, à la suite de l’interruption du processus électoral en 1991. Le déroulement des événements au cours de cette décennie montre la dynamique interne à la mouvance islamiste qui a conduit progressive­ment, en Algérie même, à la domination des dji­hadistes de la tendance «globale» aux dépens des djihadistes de la tendance «locale».

Le cycle des violences est dû essentiellement aux «Afghans», ces Algériens partis se battre en Afghanistan contre les Soviétiques au cours des années 1980, dont beaucoup sont rentrés au pays à la fin de la guerre (1989). On estime leur nombre entre deux mille et trois mille combat­tants aguerris qui étaient passés par le «bureau arabe» de Ben Laden (noyau de la future Al­Qaida).

taliban (1996­2001). Il est rapidement suivi par bon nombre d’islamistes radicaux mécontents de la situation dans leur pays d’origine et ravis de retrouver un terrain qu’ils avaient connu lors de la guerre contre l’armée rouge.

L’Afghanistan vit alors sous administration talibane dans le cadre d’un «émirat islamique». Il a à sa tête un «commandeur des croyants», le mollah Mohammed Omar, et applique une version rigoriste de la charia (flagellation, ampu­tation, lapidation, etc.). Les talibans, ayant unifié et pacifié l’Afghanistan, jouissent d’une relative sympathie de la part des pays environnants et notamment de la part du puissant voisin pakis­tanais qui voit là des alliés solides pour la stabi­lisation de la région après des décennies de guerre.

Mais l’«émirat islamique d’Afghanistan» devient rapidement la plaque tournante des groupes islamistes radicaux: des camps d’entraî­nement sont mis en place au vu et au su de tous les djihadistes du monde entier viennent s’en­traîner avant de repartir vers leur pays. L’idéo­logie du «djihad global» se diffuse rapidement et les sympathisants d’Al­Qaida se multiplient à travers le monde.

En février 1998, Ben Laden lance officiel­lement son «Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés», où sont réunis les principaux chefs de la mouvance isla­miste et djihadiste dans le monde. Les premiers actes terroristes de ce «Front» sont les attentats de Nairobi et de Dar es­Salam (7 août 1998). Il s’agit d’attentats­suicides qui visent les ambas­sades américaines en Afrique et dont les auteurs sont des membres locaux d’Al­Qaida.

La tête de Ben Laden est mise à prix pour cinq millions de dollars. Elle sera doublée après l’attentat­suicide contre le destroyer USS Cole au large du Yémen (2000), également attribué à des membres d’Al­Qaida. Ces actions terroristes

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attentats à la bombe qui feront huit morts et près de deux cents blessés.

Au même moment, l’Algérie subit une série de massacres d’une brutalité et d’une ampleur sans précédent, visant des villages et des quar­tiers entiers, tuant des civils sans distinction d’âge, d’origine ou de sexe. Les massacres des villages de Raïs et de Bentalha en 1997 ont par­ticulièrement marqué les esprits à l’intérieur comme à l’extérieur de l’Algérie.

Ces massacres insoutenables ont conduit à des dissensions internes et à la sécession officielle d’un certain nombre de chefs régionaux du GIA, dont Hassan Hattab, alias Abou Hamza, chef d’une brigade basée dans les montagnes de Kabylie. Ce dernier crée, en septembre 1998, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC).

Entre 1998 et 2003, ce groupe réussit à s’im­planter durablement dans la région et se renforce à la faveur de l’invasion américaine de l’Irak en 2003, puisqu’il devient le principal pourvoyeur de combattants destinés à «Al­Qaida en Méso­potamie», dirigée à l’époque par le Jordanien Abou Moussab al­Zarqawi (tué en juin 2006 par un raid aérien américain).

Au final, les tenants du «djihad global», admirateurs de Ben Laden et de Zarqawi, l’em­portèrent sur la vieille garde du GSPC. Celle­ci appelait à poursuivre le même combat, mais à l’intérieur des frontières algériennes, et ce jus­qu’à la chute du gouvernement et l’instauration de la charia. À l’inverse, pour la jeune génération conduite par Abdelmalek Droukdal, alias Abou Moussab Abdelwadoud, la création d’un État islamique en Algérie doit être pensée globale­ment dans le cadre du «califat» réunissant tous les pays musulmans, et ne pourra être réalisée que par une action coordonnée des djihadistes au niveau international. Pour lui, cela doit passer

De retour en Algérie, la plupart rejoignent le FIS (Front islamique du salut) sur la base d’une opposition farouche à la démocratie, considérée comme un système occidental importé et impie, préconisant l’action directe contre le gouverne­ment afin d’instaurer un «État islamique» en Algérie. C’était là la principale force radicale au sein du FIS lorsque ce dernier remporte les élec­tions locales et législatives en 1990­1991, en pleine guerre du Golfe, événement qui fut à l’époque un extraordinaire catalyseur de l’em­prise islamiste sur la jeunesse et, plus largement, de sa domination sur la scène politique arabe.

En janvier 1993, l’un des ex­membres du FIS, Abdelhak Layada, alias Abou Adlène, fait sécession et crée, avec d’autres «Afghans algé­riens», le Groupe islamique armé (GIA), qui devient assez rapidement le groupe le plus en vue en Algérie et marginalise les autres groupes dont les combattants viennent progressivement grossir ses rangs. Entre 1994 et 1996, parallèle­ment aux massacres de civils, les règlements de comptes entre groupes islamistes armés se suc­cèdent et les luttes intestines sont féroces.

Toutes les actions du GIA sont alors revendi­quées par son canal médiatique et relayées à l’étranger par le journal Al-Ansar (Les Soutiens) qui paraît à Londres. En effet, grâce à des réseaux de soutien dans toute l’Europe et même aux États­Unis, le GIA devient l’organisation la plus puissante de la mouvance terroriste internatio­nale et s’attaque particulièrement à la France, accusée de soutenir le régime algérien.

Après le détournement d’un avion d’Air France la veille de Noël 1994, avec comme objectif de le faire s’écraser sur Paris, le GIA est à l’origine d’une vague d’attentats qui vise la France et qui marque l’internationalisation de l’islamisme algérien. Ainsi, entre juillet et octobre 1995, le territoire national est touché par huit

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Le tournant de la guerre en Syrie

La mort de Ben Laden en mai 2011 et les péripéties du Printemps arabe, notamment la guerre en Libye, bouleversent profondément la donne géopolitique et obligent les leaders isla­mistes et djihadistes à revoir leurs stratégies. Mais c’est la guerre en Syrie qui focalise, à partir de 2012, l’attention de l’ensemble des groupes islamistes et pose la question d’une participation au djihad. En raison de son inaction au début du conflit, l’Occident a directement favorisé la montée en puissance des groupes islamistes puis contribué, indirectement, au renforcement de la mouvance djihadiste.

Dès 2013, la marginalisation de l’Armée syrienne libre (ASL) est acquise, et l’essentiel des forces combattantes se positionne du côté isla­miste et djihadiste. Deux organisations en parti­culier se retrouvent au centre du conflit: le «Front Al­Nosra», dirigé par le Syrien Abou Mohammed al­Joulani, et l’«État islamique», dirigé par l’Ira­kien Abou Bakr al­Baghdadi. Tous deux sont des djihadistes convaincus, mais l’un (Joulani) est partisan du «djihad global» visant les puissances occidentales à la manière d’Al­Qaida, tandis que l’autre est favorable au «djihad local» visant les gouvernements nationaux et régionaux.

En avril 2013, al­Baghdadi propose d’unir les forces djihadistes en Syrie et en Irak sous son autorité et annonce la création de l’«État isla­mique en Irak et au Levant» (EIIL). Mais le chef du Front Al­Nosra refuse cette proposition et s’empresse de prêter allégeance au chef d’Al­Qaida, Ayman Al­Zawahiri. Celui­ci ne tarde pas à l’adouber et à annoncer la transformation du Front Al­Nosra en une filiale officielle de l’organisation en Syrie, sous le nom d’Al­Qaida au Levant (AQAL).

par des attaques dirigées contre les soutiens occidentaux, sans lesquels le régime algérien ne peut survivre, en particulier contre la France accusée de tous les maux.

Dans cette perspective, Droukdal va tout faire, à partir de 2004, pour intégrer la mou­vance d’Al­Qaida qui lui paraît être la mieux à même de l’aider à atteindre son objectif. En envoyant des combattants en Irak, il parvient à entrer en contact avec les chefs historiques de l’organisation et à se faire adouber, le 11 sep­tembre 2006, comme «émir (chef) d’Al­Qaida au Maghreb islamique» (AQMI). À cette occa­sion, le numéro deux d’Al­Qaida, l’Égyptien Ayman al­Zawahiri, lui fixe un double objectif: «étendre le djihad en Afrique» et devenir «une épine dans la gorge des croisés américains, fran­çais et de leurs alliés» pour faire «naître la peur dans le cœur des traîtres et des fils mécréants de France».

Au cours des années suivantes (2008­2011), AQMI développe une tactique de harcèlement des autorités algériennes et une stratégie d’enlève­ment des ressortissants occidentaux, notamment français, qui lui permet de maintenir une pré­sence audible en Afrique du Nord et d’étendre son influence en Afrique subsaharienne.

À partir de 2012, le Nord malien est particu­lièrement investi et se sanctuarise progressive­ment pour servir à la réalisation d’un projet d’«État islamique» pensé par Droukdal en per­sonne, avant que l’intervention militaire fran­çaise de janvier 2013 ne mette fin à ce projet. Mais, entre­temps, l’essentiel des forces djiha­distes s’était déplacé vers deux autres théâtres d’opération, la Libye et la Syrie.

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la Grande­Bretagne et la France honorent leurs promesses. Mais celles­ci tracent les frontières du futur Irak, de la nouvelle Syrie, du Liban, de la Jordanie, du Koweït, pendant que les implan­tations sionistes se multiplient à Jérusalem et à Jaffa, avec la bénédiction des Britanniques à la suite de la Déclaration de Balfour (1917).

Le positionnement occidental

Dès les années 1970, la communauté inter­nationale prend conscience du fait qu’un grand nombre de conflits dans la région du Moyen­Orient (au sens large) se nourrissait de l’idéo­logie islamiste radicale, opposée à l’époque tout à la fois au communisme et au nationalisme arabe. Ce conflit d’idéologies représentait une menace pour la paix et pour la sécurité interna­tionales parce qu’il avait des répercussions géo­stratégiques et géo­économiques, aussi bien régionales que systémiques.

Mais deux «écoles de pensée», ayant des relais locaux et internationaux, s’affrontaient quant à la meilleure façon de gérer le problème. D’un côté, les «confrontationnistes», tenants de la ligne dure face aux islamistes, qui soutiennent l’élimination – si nécessaire par la force – des orga nisations armées djihadistes et le refus de toute négociation ou compromis avec leurs représentants. De l’autre, les «accommodation­nistes», partisans du compromis, de la négocia­tion et du dialogue avec les islamistes les moins radicaux, qu’ils considèrent comme la seule solution réaliste au règlement des conflits, mais selon des modalités contrôlées et sous certaines conditions.

L’école «confrontationniste», représentée aux États­Unis notamment par Samuel Huntington, Yossef Bodansky et Martin Indyck, considère l’islamisme en général, appelé «péril vert»,

Cette annonce est à l’origine d’une guerre fratricide qui fait près de trois mille morts dans les rangs djihadistes et qui voit s’affirmer le leadership d’al­Baghdadi. Fort des défections au sein des djihadistes de la filiale d’Al­Qaida en Syrie et du renfort des combattants étrangers venus massivement le soutenir, il lance ses troupes à la conquête des territoires à majorité sunnite au centre et au nord de l’Irak. Après la prise de Mossoul, deuxième ville du pays, il finit par proclamer le califat, le 29 juin 2014, qui cor­respond au premier jour du mois de ramadan. Tout un symbole. En réaction, le chef d’Al­Qaida au Levant, al­Joulani, proclame, le 11 juillet 2014, l’«émirat du Levant», sur le modèle de l’«émirat islamique» des talibans, et promet de contrôler les frontières de son «émirat» avec le nouveau «califat».

La remise en question des frontières issues des accords Sykes­Picot a été clairement annoncée dans le discours d’investiture d’al­Baghdadi comme calife. Celui­ci s’est empressé, d’ailleurs, de créer une nouvelle province, Al­Fourat, à cheval sur le territoire syrien et irakien. Depuis juillet 2014, son organisation agit sur ces terri­toires comme un véritable État, se substituant à l’administration officielle et palliant les défail­lances du gouvernement central dans ces deux pays.

Il n’est pas inutile de rappeler que le traité Sykes­Picot, que dénonce aujourd’hui le chef de l’État islamique et calife autoproclamé à Mossoul, a été signé secrètement en 1916, avec la bénédic­tion de la Russie impériale. L’accord stipule que les forces coloniales se partageront les territoires arabes «libérés» à la fin de la guerre, alors même qu’elles avaient promis aux Arabes un «grand royaume libre et indépendant» en échange de leur soutien contre le califat ottoman. Le chérif Hussein a attendu en vain, jusqu’en 1920, que

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Iran­Irak (1980­1988) au cours de laquelle les Occidentaux ont pris le parti de l’Irak. Ce qui importait alors, c’était la défaite de l’«Empire du mal» (l’Union soviétique) et l’endiguement de la République islamique (Iran).

Ensuite, le fait que l’islamisme sunnite soit promu et financé par des pays alliés des Occi­dentaux, hier l’Arabie saoudite et le Pakistan, aujourd’hui le Qatar et l’Arabie saoudite, a favo­risé une position plus ambiguë et moins monoli­thique à l’égard de cet islamisme, perçu comme étant bien plus «sous contrôle» que l’islamisme chiite promu par le régime iranien et farouche­ment anti­israélien.

Enfin, l’impression qu’il existait des affinités idéologiques avec l’islamisme sunnite a aidé à un rapprochement, sinon à une instrumentalisation, de cet islamisme dans les relations internatio­nales. En effet, l’islamisme sunnite a été opposé au matérialisme marxiste de l’Union soviétique, puis au messianisme chiite de l’Iran, enfin au nationalisme arabe de Saddam Hussein, avant de servir de joker à l’égard de l’autoritarisme laï­ciste des régimes maghrébins et moyen­orientaux, le dernier en date étant le régime syrien de Bachar el­Assad.

Pour des raisons tenant à l’histoire propre des États­Unis, les dirigeants américains affichent, face aux mouvements religieux et sectaires, une position pour le moins ambiguë, voire complai­sante. Il existe, en particulier, cette illusion de perspective selon laquelle ces mouvements ne peuvent être mauvais par définition, puisqu’ils sont guidés par une exigence morale et spiri­tuelle, à la différence des immoraux commu­nistes et marxistes.

Au cours des années 1990, les Occidentaux prennent acte de la montée de l’islamisme et de ses gains électoraux dans certains pays comme l’Égypte, la Jordanie ou encore la Turquie. Les

comme une menace globale et refuse toute dis­tinction entre islamistes «modérés» et «radi­caux», en raison de leur objectif commun: l’éta­blissement d’un État théocratique. L’Iran, le Soudan et l’Afghanistan sont cités comme exemples de ce type d’État. Les tenants de ce courant de pensée ont préconisé, au cours des deux dernières décennies, une politique d’endi­guement et de représailles, qui a été suivie de faits dans de nombreux pays. La «guerre contre la terreur» est considérée comme un prolonge­ment des préconisations de ce courant.

À l’inverse, l’école «accommodationniste», représentée aux États­Unis notamment par Graham Fuller, John Voll et John Esposito, fait une distinction nette entre l’islamisme «radical», qui recourt à la violence, et l’islamisme «modéré», qui accepte les règles du jeu démocratique. Pour les tenants de ce courant, l’islamisme s’inscrit naturellement dans l’évolution politique des sociétés musulmanes et doit être envisagé dans sa diversité. Les tenants de ce courant ont tou­jours préconisé une normalisation des islamistes et une intégration des partis se réclamant de l’islamisme dans le paysage politique afin de ren­forcer le processus démocratique et d’éviter le basculement dans la violence ou la guerre civile.

Malgré la présence de ces deux courants de pensée, la gestion du phénomène islamiste a été plus complexe dans la pratique qu’il n’y paraît.

D’abord, l’approche internationale de l’isla­misme radical a été influencée par le contexte de la guerre froide. L’islamisme sunnite s’étant placé à cette époque­là du côté de l’Occident en allant combattre l’Union soviétique en Afgha­nistan, il s’ensuivit une perception négative du seul islamisme chiite. Et cette perception a été renforcée par la politique anti­occidentale de la République islamique d’Iran à l’égard de l’Occi­dent depuis sa création (1979) et par la guerre

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les années 1980, celles­ci n’ont fait que jouer les intermédiaires en mettant à la disposition de l’Occident leurs réseaux humains et financiers. Aucun de ces pays n’étant producteur d’arme­ment, ce sont bien les usines occidentales qui ont servi à armer les rebelles de tous bords contre le régime syrien, lui­même armé par la Russie. Comme en Afghanistan, une partie des rebelles se radicalise, fixe son propre agenda, échappe au contrôle de ses protecteurs et finit par se retourner contre eux.

Les mêmes causes aboutissant aux mêmes conséquences, l’Occident se retrouve donc de nouveau à se battre contre une mouvance djiha­diste différente dans ses contours mais aussi dan­ge reuse et aussi menaçante que la précédente. L’avenir dira si l’expérience acquise au fil des ans servira à éviter la reproduction des erreurs du passé.

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Les idées et les idéologies ont tendance à sur­vivre à la mort de leurs auteurs. Lorsque Ben Laden fait renaître l’idée de «djihad» et lance son «Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés», peu de gens le prennent véritablement au sérieux. On connaît la suite des événements, avec d’abord les attentats du 11 septembre 2001 comme acte fondateur de cette idéologie mortifère, puis la sophistica­tion technologique que lui donneront ses jeunes partisans et continuateurs.

Aujourd’hui, le djihadisme en tant que doc­trine et en tant que mode d’action est une réalité indéniable qui continue de séduire des milliers d’individus, à la fois dans les pays musulmans et, au­delà, dans les démocraties occidentales. La mort de Ben Laden en mai 2011 n’a pas modifié fondamentalement la donne. Bien au contraire,

États­Unis hésitent dans leur politique face au Soudan, devenu islamiste en 1989, puis face à la victoire des islamistes en Algérie en 1991. Ils mènent une politique ambiguë à l’égard des mouvements islamistes tels que les Frères musul­mans en Égypte et semblent prêts à travailler avec les islamistes tunisiens sous certaines condi­tions, à savoir: accepter des élections libres, une justice indépendante, le respect de la loi civile, de la liberté de la presse, des droits des minorités et des droits individuels.

Au cours des années 2000, les extrémistes des deux camps ayant occupé le devant de la scène, la lutte armée l’a emporté sur la politique et la diplomatie. Néo­fondamentalistes musul­mans et néo­conservateurs américains vont s’af­fronter d’abord en Afghanistan à partir de 2001, puis en Irak à partir de 2003, avant de porter l’affrontement militaire sur d’autres territoires: Somalie, Soudan, Yémen. Il faudra attendre 2011 et le Printemps arabe, concomitant de la mort de Ben Laden, pour voir émerger une nouvelle approche internationale de l’islamisme, fondée sur l’acceptation du verdict des urnes.

C’est le conflit libyen d’abord, syrien ensuite, qui changent la donne et renvoient les puissances occidentales à un contexte qui rappelle étrange­ment celui de la guerre froide. Évincée de Libye à la faveur de l’intervention occidentale en 2011, la Russie de Poutine a mis son veto à toute inter­vention en Syrie et s’est même engagée au côté du régime baathiste en le soutenant militaire­ment et diplomatiquement. Elle a entraîné dans son sillage deux alliés «confessionnels» de la Syrie, l’Iran et le Hezbollah, dont l’engagement militaire demeure sous­estimé.

En réaction, on a vu se reformer l’alliance objective qui avait prévalu lors de la guerre d’Afghanistan entre les puissances occidentales et les monarchies sunnites du Golfe. Comme dans

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mourir dans le tumulte de ce Printemps arabe, transformé en hiver islamiste.

Ces «partisans de la charia» n’ont pas lâché prise, ils se battent toujours en Libye et ailleurs pour un retour à la loi divine et rivalisent de pro­positions pour son application stricte et immé­diate. Ils hésitent simplement sur les modalités pratiques d’y parvenir, et ce sont d’abord leurs différends idéologiques qui ont fait échouer le projet d’un «État islamique» qui s’étendrait sur l’Afrique du Nord et le Sahel, en partant du foyer nord­malien. L’intervention française de 2013, en donnant un coup de pied dans la four­milière djihadiste n’a fait, en réalité, que traiter les symptômes et déplacer le problème vers d’autres territoires.

L’idée de «génie» d’al­Baghdadi a consisté à donner à son organisation une appellation, «l’État islamique», qui crée par la magie des mots un horizon d’attente quasiment consensuel au sein de la mouvance djihadiste. Dans l’ère de la com­munication qui est la nôtre, c’est un «coup de pub» extraordinaire, relayé à peu de frais à l’échelle mondiale par des médias et des organes de presse qui manquent de distance et d’esprit critique. Ils oublient en particulier que la nou­velle entité n’a rien d’un «État» ni d’«islamique» et qu’elle s’est imposée au monde grâce aux images ultra­violentes dont nos sociétés sont abreuvées à longueur de journées.

Mais ce n’est pas tout: à la manière d’un Ben Laden dans les années 1990, al­Baghdadi plante aujourd’hui une graine idéologique qui ne man­quera pas de germer dans les années à venir, qu’il soit mort ou vif. Cette idée est celle du «califat», qu’il n’invente pas mais qu’il fait renaître de ses cendres. Comme l’idée du djihad a germé dans les cœurs et les esprits pendant des décennies, celle du «califat» est promue à un bel avenir.

Si cette idée séduit dans le monde musulman

d’une organisation centralisée et fortement hiérar­ chisée, Al­Qaida s’est fragmentée et a donné lieu à une multitude de filiales concurrentes et tout aussi dangereuses, au Yémen, au Sahel, dans la corne de l’Afrique, au Levant et, plus récemment, dans le sous­continent indien. La guerre contre le terrorisme n’a pas eu les résultats escomptés et a conduit, dans certains cas, à renforcer des groupes mineurs en braquant sur eux les projec­teurs médiatiques et en donnant à leurs actions criminelles un retentissement international.

Le seul moment où l’idéologie djihadiste a failli vaciller sur ses fondements est intervenu au cours du Printemps arabe. Soudain, le doute s’est installé dans les esprits et dans les rangs des djihadistes: le djihad est­il vraiment le meilleur moyen de changer les régimes et le monde? Comment expliquer que des foules pacifiques fassent tomber des régimes que le djihad d’Al­Qaida avait à peine affectés au cours de la décennie précédente? Ne convient­il pas plutôt de s’engager dans l’arène politique? Entre autres questions lancinantes posées aux leaders et aux idéologues. On le sait, les rangs des organisa­tions djihadistes se sont clairsemés à l’issue de ce moment de doute, car beaucoup de leurs jeunes combattants ont quitté la clandestinité pour se lancer dans la bataille politique, en espérant conquérir le pouvoir par les urnes.

Ils l’ont fait en faisant appel à une idée forte et nouvelle, qui a immédiatement prospéré sur le terrain et dans les esprits: la charia. Ainsi, on a vu se multiplier les groupes portant le nom d’«Ansar al­Charia» (Partisans de la charia) un peu partout dans le monde arabe. De la Tunisie au Yémen, en passant par la Libye et l’Égypte, tous ces groupes n’appelaient plus au «djihad pour le djihad», objectif nihiliste s’il en est, mais au «djihad pour la charia». Les anciens djiha­distes avaient désormais une raison d’être et de

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sociale. Cette idée­là sera difficile à déraciner en l’absence d’une alternative idéologique crédible. Car la seule option militaire ne peut régler les problématiques psychosociales et géopolitiques nées des perceptions faussées et des construc­tions utopiques. Il faut un véritable travail intel­lectuel qui va au­delà des symptômes pour traiter les causes réelles du problème et qui permet d’éviter l’impression que l’histoire n’est qu’un éternel recommencement.

Mathieu Guidère.

bien au­delà de la sphère djihadiste, c’est parce qu’une autre idée a échoué, celle de l’«État nation», longtemps promue par l’Occident. L’idée de «califat» semble plus en phase avec l’ère de la mondialisation, des grands ensembles politico­culturels et de l’ouverture des frontières nationales. Elle est déjà défendue par certains intellectuels arabes, au­dessus de tout soupçon islamiste, comme la seule forme d’organisation confédérale ayant permis, dans le passé, à la mosaïque des peuples, d’ethnies, de confessions et de tribus, de coexister dans une relative paix

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