36ecolebuis

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    1/636 Le frisson esthtique N5 t 2007

    acques Prvert nest pas un cancre. Certes il dit non avec la tte et oui avec lecur mais sur le tableau dhonneur du 25 mai 1910 de lcole prive catholiqueAndr-Hamon, rue dAssas Paris, il est le premier. Assurment, il nest pas un

    mauvais lve, mais il est vrai quil nest pas enthousiasm lide de passer ses journes clou sur un banc, couter les matres. Dehors, lair libre, au-del desmurs des salles de classe, lenfant a dj bien conscience quil y a autre chose : Ilny a jamais grand-chose/ni petite chose/Il y aautre chose/cest ce que jaime qui meplat/et que je fais.1 . Alors le drle doiseau senvole, prend la poudre descampetteet pratique lcole buissonnire. Prvert est un gavroche qui fait ses humanits dansla rue. En sortant de lcole, il parcourt la capitale. Il use les semelles de ses soulierset ouvre grands ses yeux et ses oreilles. Il frmit, il rit, bref il vit, et il engrange. Lors

    de ses prgrinations, il ressent ses premires motions esthtiques, du simple frise-lis au vritable frisson. Il est touch par ce mlange subtil, dconcertant et ambigudinquitude et de dlice, de rpulsion et dadmiration, dangoisse et de plaisir quelui procurent certaines uvres dart, des spectacles aux images insolites en passantpar les textes. Lenfant est un papillon qui butine de manire singulire et clectiquesi bien que ses mois artistiques sont nombreux et varis. Il y a les frissons graphi-ques peinture, gravures, dessins de presse, pices anatomiques et cirque , lesfrmissements littraires gots et dgots de ce qui lui est lu et de ce quil lit,lectures bibliques ou mythologiques et spectacles de thtre et les motions cin-matographiques les lms muets et le choc que futFantmas. Toutes ces motionsnourrissent son imaginaire et, en ce sens, participent la gense de luvre venir.En quoi sont-elles prcisment constitutives de ses futures crations ? Par exemple,lclectisme de ces frissons esthtiques nexplique-t-il pas en partie le caractre pro-tiforme que revtira luvre ? Ne concourt-il pas aussi au refus constant de Prvert

    1 - Extrait de Malgr moi , in Choses et autres (1972), inuvres compltes de Jacques Prvert , Gallimard, bibliothque dela Pliade, 1996, vol. II., 1553 p., p. 255.

    P r o m e n a d e s l i t t r a i r e s

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    Pour mamuser, je pose encore des questions enfantines. Cet enfant na pas tellement chang. Je suis trop vieux pour mon ge et la fois trop jeune pour lui. Et je prcde encore tout le temps ce que je suis. Cet enfant que jtais, les entendre, navait pas raison. Il y avait autre chose, et qui ntait pas qu lui. Je lai encore, dautres aussi. Le chat sauvage trouve son herbe gurir ou sa chatte jouir. Dans les rues de la ville, jai trouv mon herbe plaisir. Lenfant que jtais, jai gard ses larmes. Et jai gard son rire. Etses secrets heureux.

    Jacques Prvert,Hebdromadaires (1972).

    Lcole buissonnireouvre la porte aux frissons esthtiques de lenfant Prvert

    Andr Prvertdevant le thtre delOdon vers 1910.

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    de tout cloisonnement artistique ? De plus, que ces frissons soient vcus hors delinstitution scolaire ne renseigne-t-il pas sur la volont de Prvert de ne pas crireune littrature de lettr uniquement destine des lettrs ? Autant de questions aux-quelles je me propose de rpondre par le biais dune promenade dans les contres

    enfantines de la Prvertie. Cette dambulation est possible grce aux archives delauteur2, grce ses crits autobiographiques et aux interviews quil a donnes3.

    Jacques Prvert est n en 1900. Son enfance est berce par lamour de ses parentset ponctue par les alas nanciers familiaux qui lexposent aux dures ralits de lavie. En 1906, son pre Andr est sans travail. Les ennuis dargent se font cruellementsentir si bien que tout commence disparatre sous le toit des Prvert. Grce uneintervention du grand-pre paternel de Jacques, accepte contrecur, Andr estaffect lOfce central des uvres charitables o il est charg de la rpartition desaumnes aux pauvres. Cette tche prouvante accentue sa tendance la neurasth-nie. En 1907, toute la famille se rend Toulon pour un emploi quAndr ne dcro-chera nalement pas. Et cest l que Jacques empche son pre de se suicider : Mon

    petit, force de tirer sur la corde, elle nit par casser, au bout du foss la culbute, et jen passe. Enn, tu comprendras cela quand tu seras plus grand. Je vous aimais tropet pas assez. Moi parti,on [sic ] soccupera de vous et a leur servira de leon. Tespas un peu fou, papa ? Ton pre, cest comme un chien abandonn, adieu monpetit. Je vais me che leau. Surtout noublie pas de dire ta mre que je lai beau-coup aime. Il membrasse, mais je lentrane : Allons, papa, pas de btise. Je naipourtant rien bu, dit papa. Je nai pas dit a, allez, rentrons. Et jemmne monpre par la main, comme un pre emmne son petit garon. *

    De retour Paris, Jacques accompagne Andr au muse du Luxembourg. Il y d-couvre un tableau qui le happe. Pourquoi ? Car cette toile lui voque son pre. Andrlui-mme trouve que cette peinture lui ressemble. Il sagit duPauvre Pcheur dePierre Puvis de Chavannes4. En 1887, lors dune exposition la galerie Durand-Ruel,le tableau est acquis par ltat et expos au muse du Luxembourg. Lenfant Prvertest captiv par le caractre poignant du tableau li au dnuement extrme et larsignation de ce pre dans un paysage dsol et fascin par une similitude quiltrouve criante entrece pre etson pre.

    Dans le mme muse, Jacques reste longuement devant les prisons de GiovanniBattista Piranesi, dit Le Piranse. Ces planches graves du XVIIIe sicle reprsententles carceri , soit les prisons imaginaires cres par Le Piranse (lors dun excs devre, du moins pour les premires).

    Le jeune Prvert est galement attir par les dessins de presse, en particulier ceux duPetit Journal illustr , reprsentant des faits divers. Les devantures o les couverturesillustres qui sont exposes saisissent son regard et captent son attention. Il sarrte,les xe. Il a aussi loccasion de les feuilleter de prs. Elles suscitent peur et inquitudechez lenfant. Toujours une grande image en couleurs, a change toutes les semaineset cest chaque fois des crimes, des accidents, des catastrophes avec du sang. *

    Images saisissantes et terriantes par excellence, graves jamais dans lesprit dePrvert : les pices anatomiques du muse Dupuytren. Fond en 1835, en mmetemps que lInstitution de la Chaire dAnatomie Pathologique de la Facult de M-decine de Paris, le muse Dupuytren contient des pices anatomiques illustrant lesmaladies et les malformations physiques : des femmes-tronc, des hommes-chiens,

    2 - Je tiens exprimer toute ma gratitude Eugnie Bachelot Prvert qui ma donn accs aux archives Fatras/SuccessionJacques Prvert et ma autorise reproduire les documents ci-joints. Je veux aussi remercier trs chaleureusement CatherinePrvert qui a mis ma disposition les photographies de Suzanne, Andr et Jacques Prvert de sa collection.3 - Principalement Enfance * (Jacques Prvert a toujours t rticent lautobiographie. Cependant, il accepte en 1959 dese livrer sur les premires annes de sa vie pour lhebdomadaireElle. Publi dans plusieurs numros, avant dtre repris avec

    quelques modications et beaucoup dajouts en 1972 dansChoses et autres, ce texte est assez naturellement nomm M-moires et sous-titr Enfance ),Hebdromadaires ** (livre atypique dentretiens avec Andr Pozner qui parat en 1972) etlinterview accorde Hubert Arnault et Philippe Haudiquet dansImage et son*** (n189, 1965). Cest par ces astrisques quelorigine des citations sera mentionne.4 - Huile sur toile, 1881, 155,5 x 192,5 cm. Le tableau fut expos au muse du Luxembourg de 1887 1929, puis au muse duLouvre jusquen 1986. Depuis cette date, il est accroch au muse dOrsay.

    Docteur en Littratureet Matre de confrences,

    Carole Aurouet se passionnepour luvre protiforme deJacques Prvert, le surralisme,le groupe Octobre, les relationsquentretiennent la littratureet le cinma, la gntiquescnaristique.

    Elle donne de nombreusescommunications, en Franceet ltranger et collaboreaux revues1895, Les Cahiers

    du CIRCAV, CinmAction,Genesis, Histoires Littraires, Mlusine, Positif, Synopsis,La Voix du RegardElle a notamment publi :Prvert,Portrait dune vie (Ramsay, 2007),Lgendes de Prvert,lhumour de lart (Nave, 2007),Scnarios dtourns de JacquesPrvert (Dreamland, 2003).

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    des nains et des frres siamois. Prvert cone : Ctait rempli de monstres, alorson ny allait jamais [ NDR : en famille]. Mais il y avait leurs portraits terribles surde grandes afches, et lentre, un homme de cire, dans une cage de verre, avaittrois oreilles et un pied. . Et il avoue : Ctait dfendu mais [ NDR : avec les ca-

    marades] on donnait quarante sous au gardien [] a faisait rire et peur en mmetemps. *.Limage est en permanence une source dmotions pour lenfant. Cest au cir-

    que lieu forain o elle se multiplie, devient mouvante et sonore que Prvertprouve une multitude de sentiments. Et les clowns qui faisaient des trucs fairepeur pour faire rire. Les clowns, ctait ce que jaimais le plus, pas tellement celuiqui portait un costume tout bouffant, tout brillant, un chapeau tout propre, surson visage tout blanc. Je prfrais les autres qui taient comme des mendiants et desivrognes, quon rencontrait dans les rues mais qui seraient devenus fous et, malgrtout, trs contents *.

    Suzanne est la mre de Jacques. Cette toile de la vie comme il la nomme, lui lit

    des histoires, surtout des contes, synonymes de rve, dvasion et dpouvante. Pr-vert a trs peur lorsquil entendLe Roi Peste. Il ne sait pas encore que son auteur estEdgar Poe. Puis, Suzanne apprend lire son ls, avec un alphabet, bien sr maissurtout avecLoiseau bleu, avecLa belle et la bte et La belle aux cheveux dor, avecLe petit tailleur, Les musiciens de la ville de Brme*. Et avec la naissance de Pierre en1906, Jacques se flicite de cette autonomie car le bb occupe beaucoup sa mre. Alors je lis et mme a me fait peur ou que ce nest pas gai, a mempche de troppenser ce qui est triste pour de vrai. Et puis, jaime lire. Jen ai pris vite lhabitudeet le livre referm, je noublie pas de sitt ce quil y a dedans *. Ses gots et dgotslittraires se dessinent prestement.

    Il aimeLe Petit Chose dAlphonse Daudet, Les Mmoires dun ne de la Comtessede Sgur,La Case de lOncle Tom de Harriet Beecher-Stowe,Les Aventures de SherlockHolmes dArthur Conan Doyle,Le Tour de France par deux enfants de G. Bruno,LesContes dAndersen5, Les Trois Mousquetaires et La Dame de Monsoreau dAlexandreDumas,David Coppereld de Charles Dickens,La Guerre infernale dAlbert Robida,La Roue fulgurante de Jean de La Hire, etLes Mille et Une Nuits. Il lit aussi avec ap-ptence les romans qui paraissent en feuilleton, avec une prdilection pour SittingBull, que jaimais beaucoup parce quil tait indien et que les Indiens, comme lesBoers, ctait eux qui taient dans leur droit, comme les Noirs deLa Case de lOncleTom *.

    En revanche, lenfant naime pas les livres deLa Bibliothque rose ( Pourtant,Les Malheurs de Sophie mauraient amus sils taient arrivs grand-mre prci-sons quelle se prnomme Sophie),Les Lettres de mon Moulin dAlphonse Daudetet Quo Vadis ? dHenryk Sienkiewicz. Mais louvrage quil dteste, cestLa Bible. lcole Andr-Hamon, linstruction religieuse est de rigueur. Pendant le cours decatchisme, les reparties de lcolier vont bon train et lui valent parfois dtre mis laporte, surtout quand il compare dfavorablement la Bible la mythologie. Lenfantest surpris du dcalage existant entre les textes sacrs et la ralit. Il est aussi choqupar la cruaut et lautorit dont fait preuve Jsus et que la femme soit prsente com-me infrieure lhomme auquel elle doit tre soumise. Il dcle trs vite dans cestextes une tentative de tromperie et dassujettissement. Enn, il considre cette his-toire comme une banale histoire de famille qui ne dfend nalement que ses intrtspersonnels et qui na de fait pas grand intrt. Il trouve les histoires mythologiquesbien plus justes et exaltantes, et en plus elles contiennent de si belles desses !

    Cest en compagnie de son pre que Jacques se rend au thtre. Andr crit des

    critiques thtrales dans les journaux et publie en 1895 un roman-feuilleton,Dianede Malestreck. Pour lanecdote, notons quen dclarant Jacques la mairie, il se pr-tend homme de lettres . Trois reprsentations thtrales marquent le jeune spec-5 - Jacques Prvert adaptera plusieurs reprises pour le cinma et la tlvision des Contes dAndersen :Le Petit Soldat (PaulGrimault, 1947),La Bergre et le ramoneur (Paul Grimault, 1947), et Le Petit Claus et le Grand Claus (Pierre Prvert, 1964).

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    Manuscrit de Prvert pour Enfance 1.

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    tateur :Les Quatre Cents Coups du diable (livret de Cottens et Darlay, sur une musi-que de Baggers) au Chtelet,Les Danicheff de Newsky etLa Puissance des tnbres deTolsto quil trouve encore bien plus terrible queLes Danicheff : [] les acteurstaient tous enrouls dans des couvertures sur un grand pole o lon montait parun escalier. Quelquun avait tu un enfant et disait quil entendait encore, quil en-tendait toujours ses petits os qui craquaient *, lOdon. Au Grand ThtreForain, le jeune Prvert assiste aussi des reprsentations duBossu de Paul Fval(qui a tir une pice de son roman publi en 1857) : Ctait beau et le Bossu, luiaussi, tait beau, mais on ne le savait pas tout de suite ou, si on le savait, on loubliaitbien vite *.

    Dj, lenfant a de la rpartie. Et quand il lui arrive de trop rpliquer, son pre luidit : Tes pas poli mais cris-le mon petit, tu le dis si bien *.

    Jacques est un spectateur assidu de lpoque du muet. Mais comme largent faitdfaut chez les Prvert, il faut faire preuve de ruse pour entrer dans les salles obs-cures. Voici lun des stratagmes familiaux mis en place : Jallais au cinma plu-sieurs fois par semaine. Enfant et plus tard. Avec toujours un grand plaisir. Quandnous y allions avec mon pre, ma mre et mon frre, a ne cotait pas cher et toutde mme trop pour nous. Alors, en passant devant le contrleur mon pre disait : Passez devant, les enfants ! . On passait, on allait sasseoir en vitesse et mon predonnait deux billets. Et les enfants ? demandait le contrleur. Les enfants ! Quelsenfants ? Mais vous avez dit Jai dit : Passez devant, les enfants, parce queles enfants dabord ! Ctait toujours a de gagn. **. cette poque, le cinmana pas encore la parole. Il faut attendre 1929, date laquelle celui qui dclarait ondit que la paresse cest la mre de tous les vices : moi je trouvais que le pre, ctait letravail commence crire. Derrire lcran, il y avait un homme qui faisait tousles bruits avec un petit attirail qui navait lair de rien : des grelots, des papiers deverre, un sifet, un revolver, des marteaux ; et ctait lorage, le vent et la mer ou lechant des oiseaux. *. En ce temps l, Le cinma tait mpris par llite, ctait ungrand avantage pour lui ***.

    Lenfant voitLe Vautour de la sierra et Zigomar de Victorin Jasset,Le Massacre deGrifth, les sries Gribouille et Nick Winter, les lms de Buster Keaton, Max Linderet Mack Sennet. Il est marqu par leur tranget, leur drlerie et leur vivacit. Pr-vert aime dj beaucoup lhumour et les gags de Charlie Chaplin, avec qui il se liera

    damiti. En effet, en 1927, aprs avoir pris sa dfense avec les surralistes6

    , alorsque Chaplin tait accus de cruaut mentale et de gots sexuels anormaux par Lita6 - Avec entre autres Aragon, Arp, Breton, Desnos, Duhamel, Leiris, Masson, Queneau et Tanguy, Prvert prend la dfense deChaplin dans un texte titr Hands off Love paru dabord en anglais dans le numro 6 de la revueTransition puis en franaisle 1er octobre 1927 dansLa Rvolution surraliste.

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    Andr Prvert. Jacques Prvert vers 1904.Suzanne Prvert.

    Le cinma taitmpris par llite,ctait un grandavantage pour lui

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    Grey dont il divorait, Prvert recevra en 1953 une lettre admirative de Chaplin7,enthousiasm parCharmes de Londres (ouvrage de 1952, avec des photographiesdIzis). Les deux hommes sestiment beaucoup et auront loccasion de se rencontrerplusieurs fois.

    La sensation cinmatographique majeure du jeune spectateur estFantmas deLouis Feuillade. Inspir par le roman-feuilleton en trente-deux volumes de PierreSouvestre et Marcel Allain, Feuillade ralise en 1913 son premier Fantmas. Sui-vront Juve contre Fantmas, Le mort qui tue , Fantmas contre Fantmas et Le Faux Magistrat . treize ans, Jacques est donc trs impressionn par ce premier opus. Ilest attir par limage fantastique, le merveilleux, linsolite et les personnages rvol-ts, en marge de la lgalit. En novembre 1967, Prvert crira Louis Feuillade enmmoire heureuse 8, dont voici un extrait : Fantmas, ctait le matre de lpou-vante, mais Louis Feuillade je lappris plus tard au studio comme dans la rue,tait le matre de Fantmas []. Souvent, il rendra hommage Fantmas en yfaisant allusion dans ses textes scnaristiques et potiques.

    Cette promenade dans les contres enfantines de la Prvertie permet de rvlerdeux aspects prdominants des multiples frissons esthtiques ressentis par lenfant.Dune part ils sont placs sous le signe dun lclectisme fort et singulier car exacerbet prcoce. Dautre part ils sont tous lis par un dnominateur commun, limage,qui fascine le jeune Prvert encore davantage que les autres enfants. En effet, quellesoit peinte, grave, chloroforme dans un bocal, foraine, potique, cinmatographi-que, muette ou sonore, xe ou mouvante, elle est omniprsente. Or, ces deux as-pects marquent la totalit de luvre. Prvert a toujours refus toute frontire entreles arts et sest exprim avec brio pour le thtre (sayntes, sketches, pices pour legroupe Octobre), le cinma (un nombre impressionnant de scnarios9), la chanson(textes mis en musique le plus souvent), la posie (rvolutionne par celui qui nednit comme un braconnier10 ) et les collages (auxquels il se consacre partirdes annes 50). Toute son uvre protiforme est marque par limage : lauteurcollabore avec les peintres, les photographes et les dessinateurs ; il crit une posiequi fait la part belle aux mtaphores ; il ornemente de dessins colors ses brouillonsde scnarios ; il confectionne des collages dans lesquels il dstructure le rel pourcrer une nouvelle image hybride, qui a sa propre pertinence. Notons que cest avecle photographe Izis et le peintre Chagall que les motions suscites par les spectaclesde cirque seront mises lhonneur dans un ouvrage sign trois :Le Cirque dIzis(1965). Notons aussi comme me la fait fort justement remarquer Daniel Vo-gel11 que les collages des corchs raliss par Prvert ne sont pas sans voquer lesgures monstrueuses dcouvertes au muse Dupuytren.

    Les frissons esthtiques de lenfant Prvert se dclenchent aussi bien dans un mu-se quau dtour dun chemin. Et pour ladulte, lart est partout. Il est vrai quil estincontestablement lauteur qui a le plus popularis la posie, celui qui a fait descen-dre la culture dans la rue et qui la dmocratise. Toute son uvre se bat contre lex-ploitation des plus pauvres, la guerre, la religion, la famille bourgeoise et le capita-lisme. Elle est au service de lamour, du rve et de la libert. Elle est forte cruelle etsensible et elle exalte la vie. Son aversion ressentie trs tt pour la Bible le conduit la parodier dans ses crits et ses collages, o le texte original est trs prsent, revu

    7 - Lettre de Chaplin Prvert du 16 dcembre 1953 traduitein extenso dans Carole Aurouet,Prvert, portrait dune vie ,Ramsay, 2007, 239 p., pp. 177 et 180.8 - Extrait de Louis Feuillade en mmoire heureuse ,in Textes divers (1929-1977) ,uvres compltes de Jacques Prvert ,vol. II,op. cit., pp. 660-661.9 - Voir Carole Aurouet,Les Scnarios dtourns de Jacques Prvert , Dreamland, 2003, 256 p.10 - Aujourdhui, les potes sortent de Science-Po ou dautres choses Cest lthique, cest la morale des potes. Ce quils

    oublient, cest lthique de la Po : la potique, par exemple, alors ils sparent toujours lme du corps. Il faut toujours quils ex-pliquent lexistence du grand critique qui est l-haut et qui nous juge, avec des trompettes ou nimporte quoi. Quest-ce que apeut me foutre moi, personnellement ? I ls ont un permis de chasse. Moi, je men fous Moi, je suis braconnier, in Mon frre Jacques de Pierre Prvert , documentaire de 1961, DVD, Doriane Films, nouvelle version restaure par Catherine Prvert, 2004.11 - Daniel Vogel que javais promis de crditer en cas dutilisation de son ide ; chose promise, chose due, avec plaisir ! est lpoux de Catherine Prvert, lle de Pierre Prvert et donc nice de Jacques Prvert.

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    Manuscrit de Prvert pour Enfance 2.

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    et corrig de manire clate. Prvert se place contre-courant et tourne en drision,de faon ludique, humoristique et froce, les textes sacrs pour mettre en lumireleurs incohrences et donc le ridicule quils portent en germe.

    Ce qui frappe aussi, cest la constance avec laquelle ladulte a su garder la sim-

    plicit et la sincrit de lenfant. Il na jamais emprunt le droit chemin , celuique des vieillards au front born/indiquent aux enfants [] dun geste de cimentarm 12. Il sest toujours souvenu que Les enfants ont tout, sauf ce quon leurenlve **. Cest sans doute pour cette raison que les frissons esthtiques de son en-fance ont autant inuenc son uvre dadulte et quil a constamment t coupabledintelligence avec lenfant.

    Carole AUROUET.

    12 - Extrait de Le Droit chemin , inParoles, uvres compltes de Jacques Prvert , vol. I, 1452 p., op. cit., p. 108.

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    Manuscrit de Prvert pour Enfance 3.