aca regulation economique 16062014

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Colloque organisé par l’Association des Conseils d’État et des juridictions administratives suprêmes de l’Union européenne (ACA-Europe) ***** Le droit de la régulation économique ***** Lundi 16 juin 2014 ***** Ouverture du colloque par Jean-Marc Sauvé 1 , vice-président du Conseil d’État Mesdames et Messieurs les présidents des Conseils d’Etats et des cours suprêmes administratives, Mesdames et Messieurs les juges, Mesdames, Messieurs, Mes chers collègues, Je suis heureux d’ouvrir ce colloque que l’ACA-Europe consacre au droit de la régulation économique. Vous vous êtes activement engagés dans sa préparation, comme le montrent vos réponses au questionnaire envoyé et votre présence aujourd’hui. Ce colloque qui vient avec l’assemblée générale de demain clôturer la présidence française de l’association, marquera peut-être un jalon nouveau dans une réflexion commune sur les modalités d’organisation – c’est l’objet de la première table ronde - et sur le contrôle juridictionnel des activités de régulation – ce point sera traité dans la seconde table ronde. A l’échelle de l’Union européenne, la régulation économique apparaît comme la réponse adaptée aux imperfections et à l’obsolescence d’un double modèle de rationalité : d’une part, le modèle néo-libéral de l’ homo oeconomicus agissant au sein d’un marché parfaitement concurrentiel et auto-régulé et, d’autre part, le modèle néo-wébérien d’un appareil étatique ou bureaucratique hiérarchisé et regardé comme rationnel, omniscient et omnipotent. C’est donc à rebours de ces formes soit « spontanées » 2 , soit « imposées » 3 de normativité que s’est développé un « État régulateur » 4 , parfois qualifié d’ « État post- moderne » 5 (I), et que s’est, par suite, transformé l’office des juges chargés d’en contrôler les décisions (II). 1 Texte écrit en collaboration avec M. Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de Cour administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État. 2 Gérard Timsit, « La régulation, la notion et le phénomène », RFAP, n°109, 2004, p.6. 3 Ibid. 4 Jacques Chevallier, « L’État régulateur », RFAP, n°111, 204, pp. 473-482. 5 Jacques Chevallier, L’État post moderne, éd. LGDJ, 2004. 1

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Aca Regulation Economique 16062014

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  • Colloque organis par lAssociation des Conseils dtat et des juridictions administratives suprmes de lUnion europenne (ACA-Europe)

    *****

    Le droit de la rgulation conomique

    *****

    Lundi 16 juin 2014

    *****

    Ouverture du colloque par Jean-Marc Sauv1,

    vice-prsident du Conseil dtat

    Mesdames et Messieurs les prsidents des Conseils dEtats et des cours suprmes administratives, Mesdames et Messieurs les juges, Mesdames, Messieurs, Mes chers collgues,

    Je suis heureux douvrir ce colloque que lACA-Europe consacre au droit de la rgulation conomique. Vous vous tes activement engags dans sa prparation, comme le montrent vos rponses au questionnaire envoy et votre prsence aujourdhui. Ce colloque qui vient avec lassemble gnrale de demain clturer la prsidence franaise de lassociation, marquera peut-tre un jalon nouveau dans une rflexion commune sur les modalits dorganisation cest lobjet de la premire table ronde - et sur le contrle juridictionnel des activits de rgulation ce point sera trait dans la seconde table ronde.

    A lchelle de lUnion europenne, la rgulation conomique apparat comme la

    rponse adapte aux imperfections et lobsolescence dun double modle de rationalit : dune part, le modle no-libral de l homo oeconomicus agissant au sein dun march parfaitement concurrentiel et auto-rgul et, dautre part, le modle no-wbrien dun appareil tatique ou bureaucratique hirarchis et regard comme rationnel, omniscient et omnipotent. Cest donc rebours de ces formes soit spontanes 2, soit imposes 3 de normativit que sest dvelopp un tat rgulateur 4, parfois qualifi d tat post-moderne 5 (I), et que sest, par suite, transform loffice des juges chargs den contrler les dcisions (II).

    1 Texte crit en collaboration avec M. Stphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de Cour administrative dappel, charg de mission auprs du vice-prsident du Conseil dtat. 2 Grard Timsit, La rgulation, la notion et le phnomne , RFAP, n109, 2004, p.6. 3 Ibid. 4 Jacques Chevallier, Ltat rgulateur , RFAP, n111, 204, pp. 473-482. 5 Jacques Chevallier, Ltat post moderne, d. LGDJ, 2004.

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  • I. Le dveloppement dun droit de la rgulation conomique souligne la transformation profonde des finalits de laction publique (A) ainsi quune mutation de son organisation (B).

    A. Ce droit de la rgulation sest dvelopp sous linfluence de facteurs la fois endognes et exognes.

    Dune part, la remise en cause de lefficacit conomique6 et mme la perte de

    lgitimit dun interventionnisme tatique tous azimuts ont rendu ncessaires de nouvelles formes daction publique mieux informes, plus souples et plus concertes. A un tat interventionniste, sest substitu un tat stratge et pilote, soucieux de faire participer les citoyens llaboration des dcisions administratives7, sans pour autant se dpossder de ses comptences et de ses prrogatives. Ce faisant, sont apparus de nouveaux instruments juridiques relevant du droit souple - ou soft law -, en complment des traditionnelles rgles et polices administratives. A un droit unilatral et impratif, a succd un droit plus concert et participatif.

    Dautre part, lintensification des changes entre les Etats de lUnion europenne a t

    soutenue et structure grce laffirmation dun droit commun de la concurrence et de la rgulation conomique. Dans ce contexte, les entraves injustifies aux grandes liberts de circulation ont t supprimes et il a t paralllement dcid dorganiser et de superviser les flux de marchandises, de services et, comme la dmontr la rcente crise financire, de capitaux. En particulier, louverture la concurrence de secteurs entiers de lconomie, comme les transports, la poste, lnergie ou les communications lectroniques sest faite de manire encadre et ordonne. La ralisation du march intrieur repose bien sur une combinaison de la concurrence et de la rgulation.

    B. Ltat rgulateur se caractrise ds lors par linvention (1) et le perfectionnement (2) de nouvelles formes dorganisation.

    Pour satisfaire aux exigences contemporaines dimpartialit, defficacit et de proximit, ont t cres des autorits administratives bnficiant de garanties renforces dindpendance par rapport aux gouvernements nationaux et associant lexercice de leurs missions, dans le respect de principes dontologiques8, les professionnels du secteur quelles rgulent. Ces autorits administratives indpendantes, apparues dabord dans les pays anglo-saxons9, se sont dveloppes en Europe selon des modalits diverses. La palette de leurs pouvoirs est le plus souvent large10 elle va des fonctions de conseil et de recommandation, ldiction de sanctions, en passant par loctroi dautorisations et llaboration dune rglementation11 sectorielle et leurs domaines de comptence sont variables12, selon quelles ont une mission transversale ou quelles sont, au contraire, spcialises dans certains

    6 Voir, en ce qui concerne les thoriciens de lcole du Public choice : Bertrand du Marais, Droit public de la rgulation conomique, d. Presses de Sciences Po, p. 60. 7 Voir not., Consulter autrement, participer effectivement, Rapport public du Conseil dtat, 2011. 8 Voir, en ce qui concerne le risque de capture du rgulateur : Bertrand du Marais, Droit public de la rgulation conomique, d. Presses de Sciences Po, p. 507. 9 Voir en ce qui concerne les expriences trangres : Rapport public 2001, deuxime partie Rflexions gnrales sur les autorits administratives indpendantes , p. 270. 10 Voir, Rapport de synthse des rponses au questionnaire, p. 8. 11 Traduction usuelle du terme anglais de regulation . 12 Voir, Rapport de synthse des rponses au questionnaire, p. 10.

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  • domaines, comme, par exemple, dans celui des tlcommunications, de lnergie, de laudiovisuel, des transports ou des changes postaux.

    Cette nouvelle forme dorganisation, pour efficace et lgitime quelle soit, a cependant d sadapter deux types de contraintes. Dune part, lexercice des pouvoirs de sanction de ces autorits indpendantes a t encadr de manire assurer le plus strict et intangible respect du principe dimpartialit, dans ses composantes objective et subjective13. Dautre part, la multiplication de ces autorits a pu faire courir le risque dune action publique mal coordonne, trop clate et excessivement complexe. Ce risque de perte defficacit, pouvant entraner une inversion totale des effets attendus, a t conjur par un effort de rationalisation14 et d inter-rgulation 15 : cet gard, ont t entreprises des oprations de regroupement, de fusion ou, en tout cas, de mutualisation des moyens et de coopration renforce entre les autorits de rgulation.

    *

    * * II. La rnovation des structures tatiques dans le contexte de la rgulation a t

    consolide et scurise grce des contrles juridictionnels approfondis (A) et elle sest accompagne dune transformation de loffice des juges de ladministration (B).

    A. Sil nexiste pas une organisation judiciaire unique en Europe16 pour contester les

    dcisions de rgulation conomique, le juge administratif occupe toutefois une place centrale. Dans ce domaine17, ses interventions seffectuent trois niveaux.

    Dune part, les rgles gnrales de fonctionnement dune activit concurrentielle

    peuvent tre attaques devant lui, lorsquelles revtent un caractre rglementaire. Ce sont, par exemple, des dcisions ayant pour objet de fixer les tarifs dutilisation dun rseau de distribution dlectricit18 ou de gaz19, ou encore les modalits de fixation dun prix rglement20.

    Dautre part, les dcisions relatives aux oprations de restructuration dun march

    concurrentiel peuvent tre contestes devant le juge : cest le cas, par exemple, des dcisions agrant une opration dacquisition21 ou une modification des conditions dexploitation dune

    13 Voir, Rapport de synthse des rponses au questionnaire, p. 10. 14 Voir, Rapport de synthse des rponses au questionnaire, p. 11. 15 Jean-Philippe Colson et Pascale Idoux, Droit public conomique, d. LGDJ, 6e d., 2012, p. 652. 16 Voir, Rapport de synthse des rponses au questionnaire, p. 13. 17 En amont des dcisions de rgulation, le juge administratif veille tout dabord au bon fonctionnement des marchs concurrentiels, en prvenant les atteintes au principe de libre concurrence, qui pourraient rsulter des interventions conomiques des personnes publiques, en tant que commanditaires ou comme oprateurs conomiques. Ces interventions doivent en effet tre dment justifies par un motif dintrt gnral et se drouler dans le respect des rgles de publicit et de mise en concurrence, dsormais totalement innerves par le droit de lUnion europenne. Bien plus, le juge administratif value et, le cas chant, censure les effets anti-concurrentiels excessifs que peuvent gnrer des actes de puissance publique, comme des mesures de police administrative ou de gestion du domaine public. 18 CE 28 novembre 2012, Socit Direct Energie et autres, n330548, 332639, 332643. 19 CE 7 novembre 2013, SA Transport et Infrastructures Gaz France (TIGF), n362092. 20 Voir par ex. : CE 24 avril 2013, Socit Poweo, n352242. 21 Voir, par ex., en ce qui concerne les agrments dlivrs par le Conseil suprieur de laudiovisuel (CSA) l'acquisition, par une socit titulaire de l'autorisation d'mettre un service radiophonique, d'autres socits

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  • ressource22, ou encore des dcisions autorisant lexploitation dun service23 ou dune opration de concentration24. Le juge contrle en particulier lusage adapt, ncessaire et proportionn de pouvoirs d'interdiction ou d'injonction25.

    Enfin, les rgles de fonctionnement interne des autorits de rgulation et les

    sanctions quelles prononcent peuvent faire lobjet dun recours. Le juge de ladministration veille ce que ces rgles soient conformes aux exigences du procs quitable consacres par larticle 6 1 de la Convention europenne des droits de lHomme26, par exemple lorsquest prvu un pouvoir dautosaisine27 ou lorsque des pouvoirs denqute sont exercs28. Ds lors quune sanction individuelle est prononce, comme par exemple une sanction pcuniaire29, le juge saisi contrle labsence de caractre disproportionn de cette mesure.

    B. De lexercice de ces contrles juridictionnels, loffice du juge en ressort rnov. Le juge de ladministration ne peut pas, moins que jamais, senfermer dans une

    analyse abstraite et indiffrente aux enjeux conomiques et financiers des dcisions quil contrle. Il doit non seulement les comprendre, mais aussi dterminer in concreto leur place dans lquilibre parfois subtil entre les diffrentes composantes de lintrt gnral protges par la loi, telles que la concurrence, mais aussi la protection des consommateurs, la garantie dun service universel accessible tous, lgalit daccs aux services, le progrs scientifique et technique et, bien sr, la protection des liberts fondamentales. Sans lexpertise des juges, les garanties juridictionnelles offertes aux oprateurs conomiques et aux citoyens resteraient lettre morte.

    En outre, le juge de ladministration doit assumer pleinement son office. Il doit, le cas

    chant, exercer un pouvoir de rformation des sanctions et un pouvoir dinjonction, afin de confrer un effet utile ses jugements. A cet gard, la clart de leur argumentation et la pdagogie de leurs dcisions sont le gage dune justice crdible qui contribue la scurit juridique et au rglement effectif des diffrends.

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    * *

    exploitant des services radiophoniques dans la mme catgorie : CE 11 avril 2014, Syndicat des rseaux radiophoniques nationaux, n348972. 22 Voir, par ex., en ce qui concerne les dcisions dagrment du Conseil suprieur de laudiovisuel (CSA) dune modification des donnes au vu desquelles une autorisation d'utilisation de la ressource radiolectrique a t dlivre : CE 23 dcembre 2013, Socit Mtropole Tlvision (M6), n363978. 23 Voir, par ex., en ce qui concerne les dcisions du Conseil suprieur de laudiovisuel (CSA) dautorisation dexploiter un service de radiodiffusion sonore par voie hertzienne : CE 24 janvier 2014, Conseil suprieur de laudiovisuel, n351274. 24 CE 21 dcembre 2012, Socit Groupe Canal Plus et autres, n362347, 363542, 363703. 25 CE 21 dcembre 2012, Socit Groupe Canal Plus et autres, n362347, 363542, 363703. 26 CE 3 dcembre 1999, Didier, Rec. 399. 27 Voir, par ex., en ce qui concerne le pouvoir dauto-saisine de l'Autorit de contrle des assurances et des mutuelles (ACAM) : CE 22 dcembre 2011, Union mutualiste gnrale de prvoyance, n323612 ; en ce qui concerne ce mme pouvoir de lAutorit de la concurrence : CE 21 dcembre 2012, Socit Groupe Canal Plus et socit Vivendi Universal, n353856. 28 Voir, par ex., en ce qui concerne les pouvoirs denqute de lAutorit des marchs financiers (AMF) : CE 15 mai 2013, Socit Alternative Leaders France, n356054. 29 Voir, par ex., en ce qui concerne les sanctions prises par lAutorit de la concurrence : CE 24 juin 2013, Socit Colruyt France et Etablissements Fr. Colruyt, n360949.

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  • 5

    Les transformations contemporaines du droit public ne signalent ni sa dnaturation dans des domaines qui seraient rservs au droit priv, ni sa dissolution dans des formes molles, mais au contraire son adaptation aux exigences nouvelles de laction publique. Cest ainsi que doivent apparatre les deux corps du droit 30, cest--dire les instruments classiques, historiques, de la rglementation et les outils neufs de la rgulation, pour les responsables publics comme pour les juges qui les contrlent.

    30 Grard Timsit, Les deux corps du droit, Essai sur la notion de rgulation , RFAP, n78, avril-juin 1996, p. 376.