algérie 1954, une chute au ralenti, bibliotheque numerique algerie imn (1)

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  • Benjamin Stara Algrie .1954 une chute au r:alenti

    Par le grand spcial iste franais de la guerre d 'Algrie.

    Marianne

  • ALGRIE 1954

  • La collection l'Aube poche essai est dirige par Jean Viard

    Le Monde et ditions de l'Aube, 2011 pour la prsente dition

    www.aube.lu

    ISBN 978-2-8159-0213-7

    Benjamin Stora

    Algrie 1954

    ditions de ['aube

  • Du mme auteur (parmi les plus rcents):

    Les trois exils, Juifs d'Algrie, Stock, 2006 Immigrances : L'immigration en France au xxe sicle (avec mile

    Temne), Hachette Littratures, 2007 Les Immigrs algriens en France: une histoire politique, 1912-1962,

    Hachette Littratures, 2009 Le Mystre De Gaulle. Son choix pour l'Algrie, Robert Laffont,

    2009 Mitterrand et la guerre d'Algrie (avec Franois Malye),

    Calmann-Lvy, 2010 Lettres, Rcits, et Carnets des Franais et des Algriens pendant la

    guerre d'Algrie, ditions Les Arnes, 2010 Le Nationalisme algrien avant 1954, CNRS ditions, 2010 La Guerre des mmoires (avec Thierry Leclre), l'Aube poche,

    , 2011

    Chronologie 1954 en Algrie,

    en France, au Maghreb

    16 janvier - Ren Coty entre en fonction comme prsident de la Rpublique franaise.

    25 janvier - Le sultan du Maroc, Sidi Mohammed Ben Y oucef, le futur roi Mohammed V, est transfr de Corse Madagascar par les autorits franaises.

    l erfvrier - L'abb Pierre lance un appel en faveur des mal-logs en France.

    7 fvrier - L'Assemble algrienne est renouvele de moiti aprs deux tours de scrutin.

    13 mars - Sous les ordres du gnral Giap, le Vit-minh dclenche une attaque massive contre le camp franais de Din Bin Ph en Indochine.

    Mars-avril - Cration du Comit rvolutionnaire pour l'unit et l'action (CRUA), qui entend prparer l'insurrection en Algrie et veut runifier

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  • les diffrentes tendances du mouvement indpendantiste algrien.

    7 mai - Dfaite militaire franaise Din Bin Ph. 20 mai - Francis Lacoste est nomm Rsident

    gnral au Maroc en remplacement du gnral Guillaume.

    25 mai - Recrudescence des actions armes au Maroc et en Tunisie contre la prsence franaise.

    27 mai - Le gouvernement franais de Laniel dcide l'appel de la classe 1954.

    18 juin - En France, Pierre Mends France devient prsident du Conseil.

    Juin - Formation du Comit des 22, anciens membres de l'Organisation spciale (OS, branche arme du PPA-MTLD, cre en 1947).

    13 -15 juillet - Le congrs des partisans de Messali Hornu (Belgique) consacre la scission du MTLD.

    13 juillet - Entretien Ben Bella-Boudiaf en Suisse. 20 juillet - Dissolution du CRUA. 20 juillet - Signature des accords d'armistice

    Genve: cessez-le-feu en Indochine. 31 juillet - Dans un discours prononc Carthage,

    Mends France reconnat le principe d'autodter-mination en Tunisie.

    8 aot - Tahar Ben Ammar constitue le nouveau gouvernement tunisien qui comprend quatre membres du No-Destour.

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    13-16 aot - Congrs des partisans du Comit central (

  • 3 dcembre - Proclamation par Messali Hadj de la cration du Mouvement national algrien (M NA).

    10 dcembre - Dbat l'Assemble sur la politique franaise en Afrique du Nord. Envoi de renforts militaires franais en Algrie.

    Introduction Une chute au ralenti

    En novembre 1954, la France, officiellement, est en paix. Le mois prcdent, Paris se faisait l'cho de cette Algrie tranquille. Franois Mitterrand, ministre de l'Intrieur, dclare, lors d'une visite Alger le 26 octobre 1954 : L'Algrie est calme. Les lieux magnifiques, des montagnes de Kabylie au dsert saharien, les personnages hauts en couleurs, des administrateurs coloniaux aux commerants prospres, semblent leur place, mais c'est un leurre. De l'autre ct de la Mditerrane, l'Algrie calme de Franois Mitterrand a de nombreuses raisons de basculer. L'Algrie se trouve au centre d'un empire qui va mal. Le seul point fixe est prcisment cette effervescence partir de laquelle tout s'ordonne.

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  • La crise de l'Empire colonial La seconde guerre mondiale a profondment

    branl l'difice colonial. La France, vaincue en juin 1940, est fragilise aux yeux des peuples colo-niss. Elle a bien du mal rsister la propagande des courants nationalistes soutenus, directement ou indirectement, par les tats-Unis et l'Union sovi-tique. Au risque de disparatre, l'Empire franais doit se renouveler. L est le sens de la confrence de Brazzaville (30 janvier-8 fvrier 1944), dcide par le gnral de Gaulle, et qui rassemble des hauts fonctionnaires coloniaux d'AOF et d'AEF. Pour la premire fois dans l'histoire coloniale franaise, il est question d'mancipation. Mais, en 1945, en dpit des rsolutions nouvelles affiches, la volont de maintien du statu quo dans l'Empire domine. La violente rpression intervenue en mai-juin 1945 Stif, Guelma et Kherata dans le Constantinois en Algrie, qui fera plusieurs milliers de victimes, traduit bien cette attitude de prservation des int-rts coloniaux.

    Dans la Constitution de la Rpublique franaise du 27 octobre 1946, l'expression Empire franais disparat pourtant au profit d'une Union franaise qui apparat, en fait, comme un ultime repltrage de l'Empire. En 1947, la grande insurrection de Madagascar vient montrer toutes les limites de cette

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    construction juridique. L'administration franaise, dans une enqute mene en 1952, tablit le chiffre de 11 325 tus sur l'le. La terrible rpression ~ada~ascar est la dernire remise au pas dans 1 EmpIre. En Indochine et, plus tard, en Algrie, en Afrique noire et dans le reste du Maghreb, la France ne russira plus vaincre rsistances et insurrections qui secouent ses colonies.

    En Indochine, le mouvement Vit-minh, . avec son leader H Chi Minh, proclame l'indpendance

    ~~ la Rpublique du Vit-nam le 2 septembre. Aprs l echec des pourparlers de Fontainebleau (aot-sep:embre 1946), le bombardement du port de HaIphong (28 novembre) et la riposte du Vit-minh sur Hanoi (19-20 dcembre 1946) sont les premiers sign,es. ?e la. guerre. Pendant sept ans, le corps expedltlOnnaIre franais se battra dans un pays acci-dent, contre un adversaire dtermin. La guerre d'Indochine s'achve par la dfaite militaire franaise de Din Bin Ph, le 7 mai 1954 ; les accords de Genve du 21 juillet 1954 consacrent la partition du Vit-nam et le dpart des troupes franaises du pays.

    Au Moyen -Orient, la suite d'une crise grave - avec les Britanniques, la France dcide, le 9 juillet

    1945, d'accder aux demandes nationalistes en Syrie et au Liban. Elle autorise la constitution d'armes nationales et le transfert aux gouvernements syrien

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  • et libanais des units militaires de recrutement local. C'est la fin du mandat franais sur la Syrie et le Liban dcid la confrence de San Remo en avril 1920. Au Caire, le 9 dcembre 1947, un Comit de libration du Maghreb arabe, sous la prsidence de l'mir Abdelkrim qui, dans le Rif marocain, osa dfier la prsence franaise ds les annes 1920, se forme. Il vise la coordination des principaux partis nationalistes en Afrique du Nord: le No-Destour de Tunisie, anim par Habib Bourguiba ; le parti marocain de l'Istiqlal (
  • La crise, puis la chute de l'empire colonial : en ce point de gravitation, les six textes de cet ouvrage se disposent pour dire des histoires particulires, charges d'une nergie palpable et dj prtes pour de nouvelles mtamorphoses. Le maire d'Alger Jacques Chevallier, port au pouvoir par les partisans de l'Algrie franaise, se rapproche dj des lus musulmans, et finira dans la guerre par reconnatre l'existence d'une Algrie algrienne. Le notable Ferhat Abbas, le pharmacien de Stif, l'homme modr, deviendra le premier prsident du gouver-nement provisoire de la Rpublique algrienne, fond par le FLN en 1958. Des juifs de Constantine, aprs le sombre pisode vichyssois, ont renonc depuis longtemps leurs origines indignes, et sont dj dans le camp de la France, en dpit d'une neutralit affiche. Le leader algrien Krim Belkacem tient le maquis en Kabylie depuis plusieurs annes et ne se doute pas d'une guerre si longue, et si cruelle. Des Europens d'Oran vivent leurs derniers moments d'insouciance, et des paysans algriens, qui semblent oublis de tous, n'imaginent pas leur rle si important dans le conflit qui s'ouvre ...

    Il y a bien un avant et un aprs-1954, la fin d'une immobilit de la socit coloniale, enferme sur elle-mme, ptrifie. Morts, meurtres, folie de la guerre viendront mettre un terme ce qui n'tait dj plus.

    Alger la veille de la tourmente

    Il y a cinquante ans, Alger la blanche , szmple chef-Neu d'un dpartement franais de 2>8 millions d'habitants, parat calme.

    Pourtant, le foss social s>est creus entre Europens et indzgnes ) prparant le dclenchement

    de la guerre, en novembre 1954.

    En ce dbut du mois de juillet 1954, dans la clbre artre de la rue Michelet, en plein centre d'Alger, les jeunes Europennes portent des robes lgres, les marchands de glaces font fortune et les terrasses ne dsemplissent pas. Place Clemenceau, surnomme le Forum , l'heure de l'anisette, les adolescents discutent - trs fort - du film qu'ils ont vu la veille au Rex, au Franais ou au Paris: Touchez pas au grisbi, du grand Jacques Becker, ou Sur les quais, d'Elia Kazan, avec Marlon Brando. Des clients entrent et sortent, s'interpellant bruyamment. Tout juste s'ils remarquent les indi-gnes . De temps autre, une silhouette revtue du manteau de laine blanche, tenue traditionnelle

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  • des vieux Algriens, croise celle d'un petit cireur portant une lourde caisse en bois.

    Alger, en 1954, est d'abord une grande ville europenne comptant 315 000 habitants. Elle n'est pas considre comme une capitale, mais comme le chef-lieu d'un dpartement de 2,8 millions d'habitants, comme bien d'autres chefs-lieux d'une France une et indivisible, prise dans les mailles d'un strict dcoupage jacobin. P9urtant, tous, en Algrie, le savent : Alger la blanche ne peut pas tre ravale au rang d'une banale ville franaise. Elle est dj une capitale par sa majest, sa beaut.

    On peut y arriver par avion, via l'aroport de Maison-Blanche. Mais on manque le vrai spectacle, celui qu'offre au visiteur extasi, du pont du bateau, l'une des plus belles baies du monde. Vaste tableau abstrait o pointe la Casbah, tel un triangle blanc dirig vers la mer, la ville merge, tage au flanc des coteaux couronns de verdure. En voiture, en passant par le front de mer, on monte jusqu' la basilique Notre-Dame d'Afrique. De l, on domine la valle des Consuls, Saint-Eugne et la Mditerrane, dans l'odeur prenante des pins et des cyprs.

    En cet t 1954, Alger est calme, aprs la fureur et la dsolation de Din Bin Ph, en Indochine. Les pourparlers que veut entamer le nouveau

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    prsident du conseil, Pierre Mends France, pour l'autonomie de la Tunisie inquitent la population europenne, et rassurent les plus libraux d'entre eux. Mais qui peut imaginer 1' abandon d'une Algrie, franaise depuis plus d'un sicle? Certes, les ingalits, juridiques et sociales, restent pesantes. L'Algrie compte 922 000 Europens et 7 860 000 musulmans. Ces derniers sont donc huit fois plus nombreux dans cette autre France . Pourtant la , nouvelle Assemble algrienne, la moiti des dl-gus sont lus par un premier collge (464 000 lecteurs de statut franais et 58 000 Algriens musulmans), l'autre moiti par un second (1300000 Algriens musulmans). Ce qui fait dire l'historien Gilbert Meynier : Un Algrien ne vaut que le neuvime d'un lecteur franais.

    L'implantation franaise est visible au quotidien, ne serait-ce qu' travers l'architecture coloniale, dont la grande poste d'Alger offre le plus bel exemple. Sur les places des diffrents quartiers, comme ailleurs dans le pays, les glises font face la mairie et l'cole, o se lit la devise rpublicaine: Libert, galit, fraternit . Et, Alger, comme Paris, l'lite citadine, en majorit europenne, se pas-sionne, cette anne-l, pour le dernier prix Goncourt, Les Mandarins, de Simone de Beauvoir. Les Algrois s'intressent aussi, bien sr, Albert Camus, qui

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  • vient de publier une longue prose hante d'blouis-sements et d'inquitudes, L't. Des spectateurs au thtre dcouvrent, bahis, la pice de Molire, Don Juan, traduite en langue arabe, mise en scne par Mahieddine Bacharzi et joue l'Opra d'Alger!

    Littrature, cinma, thtre : Alger est bien la capitale de l'Algrie. N'a-t-elle pas t aussi, brive-ment, celle de ... la France ? Plus exactement, partir de 1943, celle de la France libre. Le gnral de Gaulle est arriv le 30 mai 1943 ; c'est l que, en novembre de la mme anne, il a constitu le Comit franais de libration nationale (CFLN), vritable gouvernement provisoire de la France non occupe, et une assemble consultative nomme, qui regagnera Paris en aot 1944. Passant outre l'oppo-sition de certains Franais d'Algrie, qui dnon-aient, dj, sa politique d'abandon , de Gaulle a alors sign, Alger, le 7 mars 1944, une ordonnance ouvrant aux musulmans l'accs tous les emplois civils et militaires, largissant leur reprsentation dans les assembles locales (du tiers aux deux cin-quimes) et abolissant les mesures d'exception.

    Une longue histoire a model la ville, ou plutt les villes : l'Alger arabe, l'Alger turque et l'Alger franaise. C'est au xe sicle qu'Ibn Ziri fonde une ville nouvelle appele El-Djezar. Au dbut du XVIe sicle, les Espagnols ayant pris la citadelle, les

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    frres Barberousse dlivrent la ville. L'an, Aroudj, s'y installe, tandis que son frre, Kheir El-Eddine, se fait reconnatre chef de la rgence d'Alger par Constantinople. La vieille Alger turque survit encore dans la Casbah surpeuple, situe 118 mtres au-dessus du niveau de la mer. Ses lacis de ruelles, d'escaliers et d'impasses o les voitures n'ont pas accs sont parcourus par un mouvement ipces-sant de mulets chargs de couffins se frayant pni-blement un chemin entre les marchands ambulants et les femmes voiles du hak blanc (celui de Constantine est noir) qui masque le visage, ne lais-sant voir que les yeux.

    La priode coloniale va agir par dissolution de la ville traditionnelle, ou conservation, ou super-position de la ville moderne. L'Alger franaise s'est faite au jour le jour, au hasard des besoins et des spculations. De sorte que, dans les annes 1950, elle s'tend tout en longueur: constructions presque ininterrompues sur plus de 16 kilomtres du nord au sud, de la pointe Pescade Hussein Dey, et mme Maison carre. Le centre de gravit, qui fut d'abord la place du Gouvernement, s'est dplac peu peu pour se fixer boulevard Laferrire.

    Le poids d'Alger dans la vie conomique de la colonie se mesure avec prcision par son port, o transitent les marchandises en provenance ou

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  • destination de l'intrieur du pays. La ville, centre de commandement de l'Algrie commerciale, est le sige des socits industrielles et financires les plus importantes. C'est, en 1954, la premire place pour le commerce des vins, des crales, du tabac, des primeurs, des cuirs et des peaux, des tissus, des bois. Son industrie occupe plus de 20 000 ouvriers.

    En 1950, les Franais d'Algrie reprsentent prs de 60 % de la population de la ville. Mais Alger se caractrise aussi par une distribution des groupes ethniques en quartiers distincts: Italiens de la Marine, Espagnols de Bab El-Oued, juifs des rues de la Lyre, Randon et Marengo, musulmans de la Casbah et du Hamma, tandis que la population de souche franaise est plutt concentre autour de l'artre principale, la rue d'Isly, prolonge par la rue ,Michelet. Mais, sur tous les marchs, les Inmes vendeurs d'oranges, de citrons, de dattes, de feuilles de 'menthe vantent leurs marchandises grands cris. Partout, le fumet du pain chaud ou des pices se mle l'arme du caf frachement torrfi et au fort relent des poissonneries, dans une agitation bruyante et colore.

    Dans cette ville sous prsence franaise depuis plus d'un sicle, des liens forts se sont tisss entre la population venue d'Europe, les Franais bien sr, mais aussi les Espagnols, Portugais, Turcs, Italiens,

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    Grecs ... , sans parler des communauts juives, installes dans le pays des sicles avant la conqute franaise. Tous partagent le mme soleil, les mmes jeux, les mmes espoirs d'une vie meilleure, et, pour certains, les mmes bancs d'cole. la longue, un contact s'est construit entre tous les univers commu-nautaires, et plusieurs gnrations ont cohabit, tant bien que Inal.

    Mais le foss social s'est creus. Les Europens qui grandissent ne voient pas toujours leurs voisirts arabes, allant quelquefois pieds nus, ou obligs d'abandonner leurs tudes. Au dbut des annes 1950, un flot de ruraux est venu progressivement se flxer dans la priphrie de la capitale. Un processus de bidonvillisation est largement amorc. tra-vers ce nouveau processus urbain se devinent la ruine des solidarits, des modles traditionnels et des habi-tudes mentales, la chute d'une paysannerie dans le sous-proltariat, sous-proltariat rural encore ina-vou qui campe aux portes des villes. La ville est certes un lieu o l'on vient chercher du travail, mais aussi le creuset de nouvelles valeurs. Par la ville, les ruraux transplants accdent une comprhension du politique en dcouvrant une nouvelle organisation sociale de production, la cration et la distribution diffrentes de richesses. Ces lments concourent dplacer le centre de gravit des luttes politiques de

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  • Il

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    la campagne vers la ville, place forte de l'adminis-tration coloniale, qui, par son caractre centralisa-teur, est le passage oblig de toute promotion sociale. Alger devient ainsi le lieu d'laboration de nouvelles stratgies politiques, et les militants indpendantistes y sont fort nombreux. D'autant qu'une violence latente s'y dveloppe. Les Algriens musulmans qui affluent concurrencent les salaris europens, dont les salaires sont plus levs. Cette concurrence et l'existence d'une immense arme constitue par les expropris algriens de la te~re aggravent le conflit entre les deux communauts. A partir de cette 'ques-tion sociale, la fiction d'un couple uni entre Europens et Algriens musulmans clate.

    Cette situation inquite le maire, Jacques Chevallier, qui explique en 1954 : En 1938, la population musulmane vivant dans les bidonvilles de l'agglomration algroise ne dpassait pas 4 800 personnes ; il Y en avait 125 000, soit 25 fois plus, en 1953 -1954. Dans la seule ville d'Alger, ses fau-bourgs tant exclus, 120 bidonvilles, comme une lpre grandissante sur tout terrain disponible, voyaient s'entasser quelque 80 000 musulmans dans des conditions de vie invraisemblables, alors que la Casbah, elle aussi surpeuple, entassait dans ses 20 hectares 70 000 habitants, battant les records mon-diaux de densit humaine.

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    Jacques Chevallier sait que toutes les ingalits sociales peuvent provoquer de dangereuses mani-festations d'indpendantisme. Il est l'une des figures principales du monde europen Alger, et sa trajec-toire illustre bien cette partie de la socit coloniale, librale, travaille par la sparation entre commu-nauts et la ncessit de trouver un espace mixte, tourmente par l'ingalit juridique vcue par les indignes algriens depuis les dbuts de la conqute franaise, et vivant dans l'attente de la contradiction et l'incertitude.

    tonnant parcours que celui de Jacques Chevallier, homme de bonne famille, adepte fervent de l'Algrie franaise par anticommunisme, puis adoptant la posture du libral , juste avant et pendant la guerre d'indpendance algrienne, pour finir sa vie comme citoyen algrien dans l'Algrie indpendante, dans cette terre qu'il aimait tant. Jacques Chevallier n'est pourtant pas n en Algrie mais le 15 novembre 1911 Bordeaux. Son pre, tienne Chevallier, tait industriel et disposait de domaines en Algrie; sa mre tait ne Corinne de la Bedoyre Huchet de Kernion. Comme d'autres jeunes gens issus de ce milieu trs traditionaliste, Jacques Chevallier fait ses tudes dans divers col-lges catholiques, dont Notre-Dame d'Mrique Alger, et la facult d'Alger o il obtient une licence

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  • en droit. li se marie le 27 dcembre 1932 avec Rene Misse dont il aura cinq garons et deux filles.

    Mais une carrire dans les affaires ne lui suffit pas, il est pris par le virus de la politique. Il milite, fort logiquement, compte tenu de ces antcdents fami-liaux, en 1934 aux Volontaires nationaux du colonel de La Rocque, par nationalisme antimarxiste, sans cder l'antismitisme plus ou moins feutr qui rgne la Ligue. Grant de la Socit civile du Vieux Bordj et directeur d'une entreprise de tonnellerie, il est maire d'El Biar en 1941 sous le rgime du marchal Ptain, anne o le gnral Weygand le nomme la commis-sion fmancire de l'Algrie dont il est le plus jeune membre. Il rompt avec le rgime de Ptain, et favorise l'inftration des troupes amricaines dans Alger. Il participe la Campagne d'Italie, puis devient chef des services de liaison aux tats-Unis du contre-espionnage franais, se rapproche des milieux gaul-listes, et devient ami de Boris Souvarine, ancien compagnon de Lnine mais professant avec virulence un anticommunisme militant. En 1945, il est lu au conseil gnral d'Alger, puis, en novelubre 1946, la premire Assemble nationale de la IVe Rpublique. Il s'oppose au statut de l'Algrie de 1947 dans les colonnes de L'cho d'Alger, en expliquant sa crainte d'une alliance possible entre le nationalisme algrien radical et le communisme stalinien.

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    Mais le cours politique de sa vie va subir une volution radicale. Jacques Chevallier n'est pas un grand bourgeois frileux, se repliant dans l'atten-tisme et la prudence. Il devine l'urgence de la situation sociale et politique. Il voit la prolifration des bidonvilles aux portes d'Alger. Instruit par l'exprience indochinoise, il se montre galement sensible la radicalisation de la jeunesse algrienne touche par la propagande du PP A -MTLD de Messali Hadj (en 1950, la police franaise a dcou-vert l'existence d'un rseau de membres du PP A se prparant l'action arme et rassembls dans l'Organisation spciale). En 1951, il cde son sige de dput pour siger l'Assemble algrienne o il fait la connaissance d'Abderrahmane Fars l'un , de ses prsidents. L'anne suivante, il devient pr-sident de la Caisse interprofessionnelle d'allocations familiales du dpartement d'Alger qu'il avait fonde en 1941. De janvier 1952 dcembre 1955, il est dput indpendant d'Alger et de mars 1953 mai 1958, il en est maire. C'est ce moment-l qu'il se rapproche des lus musulmans , en par-ticulier par l'intermdiaire d'Alexandre Chaulet, qui est dirigeant de la CFTC (le syndicat chrtien) en Algrie. Les deux hommes partagent en com-mun la mme foi pour le catholicisme social (et l'anticommunisme).

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  • Maire d'Alger, Jacques Chevallier a pour adjoint Abderrahmane Kiouane, leader du MTLD, qui rejoindra le FLN ultrieurement. Il se rapproche galement de Georges Blachette, le roi de l'alfa et libral qui possde le Journal d'Alger. En tant que maire, fru d'urbanisme, il fait appel en mai 1953 Fernand Pouillon qui sera 1'architecte de trois cits, de plusieurs centaines de logements chacune, destines loger ses administrs musul-mans. Dar es Saada (la Cit du bonheur), Dar el Mahyoul (la Cit de la promesse tenue) et Climats de France.

    Il est appel par Pierre Mends France, prsi-dent du Conseil, pour assurer la fonction de secr-taire d'tat aux Forces armes, du 19 juin 1954 au 20 janvier 1955. Il organise en aot 1954 une ren--contre entre Pierre Mends France et Franois Mitterrand, d'une part, et les chefs de l'UDMA, Ferhat Abbas et Ahmed Francis, d'autre part. Le 21 janvier 1955, il devient ministre de la Dfense nationale jusqu'en fvrier 1955, moment du ren-versement du cabinet Mends France. Pendant la priode o Robert Lacoste est ministre rsident en Algrie, il entretient des relations avec certains dirigeants du FLN, par souci de prserver l'avenir entre toutes les communauts, se battant pour une trve civile prconise par Albert Camus. Il est,

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    ce moment, de plus en plus dtest par les ultras de l'Algrie franaise.

    Dans les manifestations du 13 mai 1958 son nom est conspu par ces mmes ultras . Le gnral Salan dcide le 18 mai 1958 de placer, la mairie d'Alger, une dlgation spciale ayant sa tte le prfet Girardot, de Stif. Il convoque Jacques Chevallier pour lui notifier sa dcision. Jacques Chevallier est dcharg de son mandat de maire au profit d!une dlgation administrative,. ce qui le conduit -se retirer de la vie politique et s'installer Paris. Il se lance dans la rdaction d'un ouvrage, Nous Algriens, plaidoyer en fveur d'une Algrie nouvelle dbarras-se des ingalits et des injustices qui frappent la population musulmane. Il crit: Aujourd'hui, nous ne colonisons plus, nous ne dominons plus. Le vas-sal est devenu l'gal du suzerain en vertu mme des principes que ce suzerain s'est acharn lui incul-quer, en vertu aussi du mouvement des peuples et de l'volution gnrale du monde. Nous ne sommes plus seuls avec derrire nous les autres. Nous sommes tous l sur une mme ligne, ensemble les musulmans et nous, pour vivre et pour btir avec un gal amour et un intrt identique sur notre terre commune. Et parce que c'est notre terre commune, nous sommes tous ses habitants, quelles que soient nos origines, nous sommes d'abord des Algriens.

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  • Au mois de mai 1962, il est l'intermdiaire entre Abderrahmane Fars, prsident de l'Excu!if provi-soire mis en place aprs les accords d'Evian du 18 mars 1962, et l'OAS, reprsente par Jean-Jacques Susini aprs l'arrestation du gnral Salan.

    Aprs l'indpendance de l'Algrie en juillet 1962, Jacques Chevallier reste Alger; il jouit de la natio-nalit algrienne et est vice-prsident du port auto-nome d'Alger en 1963 et 1964, vice-prsident de la chambre de commerce d'Alger de 1963 1966 et fondateur de la Socit pour l'amnagement et l'quipement du tourisme en Algrie. Il meurt d'un cancer Alger en 1971. Ses obsques sont clbres Notre-Dame du Mont-Carmel El Biar en pr-sence du cardinal Duval, archevque d'Alger. De discours pour l'galit en runions municipales pour

    . la concorde entre Algriens, c'est la question du processus dmocratique et citoyen que Jacques Chevallier tentait de faire prvaloir. Exemple riche et rare en Algrie coloniale d'un engagement qui, malgr sa persvrance et sa foi dans le dialogue intercommunautaire, n'a pas russi se faire entendre dans un pays qui glissera vers la guerre.

    Jusqu' l'automne 1954, la presse algroise, l'exception de L'Alger rpublicain, prsente chaque matin travers ses lignes une Algrie tranquille, pacifique. Le 2 novembre de la mme anne, il est

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    encore question des traditionnelles crmonies de la Toussaint. Mais ce que lisent les Algrois avec stupeur, c'est un gros titre la une de L'cho d'Alger: Toute une srie d'attentats terroristes ont t comlnis simultanment dans divers points de l'Algrie. Alger ne le sait pas encore, mais elle va connatre une guerre longue et cruelle ...

    Pour en savoir plus: Alger Alloula Malek, Alger photographie au XI.XJ sicle, d. Marval,

    2001, 172 pages. Colonna Vincent (dir.), Alger, ville blanche sur fond noir,

    d. Autrement, 2003, 155 pages. Deforges Rgine, Alger, ville blanche, Paris, Fayard, 2002,

    549 pages. Icheboudne Larbi, Alger, histoire et capitale de destin national,

    Alger, d. Casbah, 1997, 351 pages. Jordi Jean-Jacques et Planche Jean-Louis (dir.), Alger 1860-

    1939, le modle ambigu du triomphe colonial, Autrement, 1999, 231 pages.

    Jordi Jean-Jacques et Pervill Guy, Alger 1940-1962, une ville en guerres, Autrement, 1999,261 pages.

    Mezali Hocine, Alger trente-deux sicles d'histoire, Alger 2000, Enag-Synergie, 2000, 364 pages.

    Stora Benjamin, Histoire de l'Algrie coloniale, 1830-1954, La Dcouverte, coll. Repres , 2001, 128 pages.

    Vircondelet Alain, Alger l'amour, Paris, Presses de la Renais-sance, 1982,240 pages.

  • Veille d'armes en Kabylie

    Un jour sec et froid se lve sur Igh Imoula~ un bourg de KabyHe accroch aux contreforts

    du Djurdjura, le 27 octobre 1954.

    Le garde champtre, un des rares habitants du village tre du ct des Franais , n'entend pas la rono qui tourne plein rgime chez l'picier Idir Rabah. C'est l qu'est tir, plusieurs centaines d'exemplaires, le texte de la proclamation du Front de libration nationale, dat du 1er novembre, appe-lant l'insurrection contre la France. Le stencil a t apport d'Alger et pris en charge partir de Tizi-Ouzou par des militants.

    Le dimanche suivant, 31 octobre 1954, il fait un temps gris sur la montagne kabyle, et Krim Belkacem pense l'hiver qui s'annonce. Et ce que les maqui-sards, ses hommes, vont devenir. de rares excep-tions prs, aucun d'entre eux n'a jusqu'ici rellement vcu en clandestin. Vers 10 heures du matin, un messager emporte six petites lettres griffonnes de

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  • son criture fine. Le mme message, pour les six chefs de rgion: Ordre de passer l'excution des plans arrts ensemble. Dbut des oprations: cette nuit partir de une heure du matin. Respecter strictement les consignes: ne tirer sur aucun civil europen ou musulman. Tout dpassement sera svrement rprim. Bonne chance et que Dieu vous aide. Fraternellement, Si Rabah. Si Rabah est le pseudonyme de Krim Belkacem, qui tient le maquis en Kabylie depuis de nombreuses annes.

    Toute la rgion est acquise, massivement, aux ides du Parti du peuple algrien (PPA), la princi-pale formation indpendantiste dirige par Messali Hadj. La seconde guerre mondiale et l'interdiction du PPA en 1939, l'arrestation de ses principaux dirigeants, l'emprisonnement de Messali Hadj au bagne de Lambse en 1941 n'ont pas entam l'ar-deur combative des montagnards de Kabylie, vieille terre de dissidence contre le pouvoir central.

    Depuis leurs bastions montagneux couverts de forts, les habitants de la Grande et de la Petite Kabylie ont dfi successivement Carthage, Rome, Byzance, les cavaliers arabes et la France. On les appelle les Berbres - Barbares de l'poque romaine -, eux s'appellent Imazighen, hommes libres . Leur histoire remonte plus de 4 000 ans av. J. -C., poque o les premiers combats entre

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    Libyens et gyptiens sont nots par les scribes. La Berbrie est alors une terre d'attraction pour tous les peuples occidentaux et orientaux. Le nom hommes libres , lui seul, traduit une mentalit, une volont de refus et d'indpendance maintenue depuis des sicles.

    C'est l qu'a clat, en 1871, le dernier grand soulvement contre la domination franaise. ~itue dans une position centrale et dominante, lui permet-tant de tenir sous le canon nombre de crtes, Eort National (aujourd'hui Larbaa Nat Iraten), cre en 1857 sur le territoire de la puissante et guerrire tribu des At Iraten, avait tenu tte aux troupes franaises pendant deux mois. En 1950, avec 15 028 habitants, elle constitue la seconde grande ville kabyle aprs Tizi Ouzou et demeure l'me de la rsistance contre les Franais.

    La gographie parle. Dans le Djurdjura, les vil-lages de crtes aux maisons entasses, difficiles d'accs, sont autant de forteresses. Les populations des plaines s'y sont replies, ce qui explique des densits pouvant atteindre 150, voire 200 habitants au kilomtre carr. La vie en Grande Kabylie est difficile, les ressources rares. Outre les cultures tra-ditionnelles - l'olivier et-le figuier -, poussent sur les frnes, telle une vritable prairie arienne , les vignes grimpantes qui montent l'assaut des troncs.

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  • Au pied des arbres s'talent des cultures, crales, lgumes, ainsi que le tabac. En Petite Kabylie, c'est la fort qui fournit le complment de ressources indispensable avec l'levage du btail, la farine de gland, le bois de chauffage.

    Des emplois rguliers existent avec l'exploitation du bois d' uvre, de la bruyre et du lige. Mais l'envers de cette situation, c'est aussi la progression du dnuement, de la misre. Cette misre, Albert Camus en a rendu compte en 1939, dans une srie d'articles parus dans L'Alger rpublicain. cette poque, 40 % des familles kabyles vivent avec moins de 100 francs par mois. En 1945, cette fois dans Combat, il proteste nouveau, car la misre s'est ajout le march noir auquel se livrent des colons inconscients et des fodaux indignes . Dans cet univers marqu par l'enfermement social et par l'atteinte la dignit humaine, les dsirs d'exil sont grands.

    La Kabylie est un fief du mouvement nationa-liste. La parole indpendantiste a t porte trs tt, dans la France de l'entre-deux-guerres, par les immigrs algriens - dont la plupart sont kabyles. Au nombre de 80 000 environ, la plupart travaillent dans les usines de la rgion parisienne, de la rgion lyonnaise ou du nord de la France, bassins indus-triels dvasts aprs la premire guerre mondiale qui

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    ont besoin d'une importante main-d'uvre immi-gre. Le recrutement des travailleurs algriens dans la France des annes 1920-1930 s'est effectu bru-talement, par dplacement de populations prleves le plus souvent parmi les membres de collectivits tribales dmanteles. Et la Kabylie, prcisment, a t durement touche par ce processus de dposses-sion des terres. Laissant femmes et enfants aU.pays, ce sont des hommes seuls, paysans dclasss, qui sont arrivs en France, ne vivant l que pour retour-ner un jour dans la ville, le douar, la campagne d'origine.

    Les Kabyles tant les plus nombreux en situation d'exils, il n'est donc pas tonnant de les trouver en position de force dans la premire organisation indpendantiste, l'toile nord-africaine (ENA). Fonde Paris en 1926 avec le soutien actif du Parti communiste franais, l'association affirme que son but fondamental est la lutte pour l'indpendance totale de chacun des trois pays : Tunisie, Algrie et Maroc, et l'unit de 1'Afrique du Nord . L'ENA, qui est alors le seul mouvement rclamer ouverte-ment 1'indpendance de 1'Algrie, compte dans ses rangs de nombreux Kabyles. Le paradoxe veut qu'elle soit dirige par un homme de Tlemcen, ville situe dans l'ouest du pays, loin de la Kabylie : Messali Hadj, n en 1898 dans une famille d'artisans

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  • et de cultivateurs. Dissoute en novembre 1929 par le gouvernement franais, l'toile nord-africaine est accuse de propagande subversive contre la France. Elle regroupe alors 3 600 militants.

    En juin 1933, l'ENA se reconstitue. Ses nou-veaux statuts interdisent la double appartenance avec le PCF. Les immigrs algriens dcident de construire leur propre route. Les principaux lieute-nants de Messali Hadj sont originaires de Kabylie. Ils soutiennent le Front populaire, mais sont trs vite dus par son attitude l'gard du problme colonial. L'ENA s'oppose au fameux projet Blum-Viollette qui vise accorder l'galit politique une faible proportion de la population algrienne (envi-ron 21 000 personnes, titulaires de certains diplmes, de certains grades ou distinctions mili-taires). Elle compte prs de 5 000 adhrents - dont beaucoup de Kabyles -lorsqu'elle est dissoute une seconde fois, en 1937.

    Cette dissolution clt une priode et en ouvre une autre. Mme si c'est encore en France que, le 11 mars 1937, Messali Hadj annonce devant 2 000 immigrs qu'il vient de dposer avec Abdallah Filali les statuts du nouveau Parti du peuple algrien (PPA), le centre de gravit de la lutte politique se dplace. Le transfert du sige de la nouvelle orga-nisation Alger, l't 1937, indique bien plus

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    qu'un simple dplacement gographique. Dsormais, priorit est donne l'action politique sur le sol algrien mme ; les militants immigrs en France vont tre progressivement relgus au rang de force d'appoint. Le poids politique des Kabyles s'ame-nuise, ce qui se verra pendant la crise qui va les opposer en 1948-1949 au reste de l'organisation, rebaptise Mouvement pour le triomphe des liber-ts dmocratiques (MTLD) aprs la seconde guerre mondiale.

    En France, de nombreux dirigeants originaires de Kabylie sont limins de la direction du mouve-ment, mais il n'en est pas de mme en Algrie. De prestigieux chefs du mouvement nationaliste alg-rien sont originaires de Kabylie, comme Hocine At Ahmed, le responsable de l'Organisation spciale, la branche arme du MTLD en 1948, Amirouche, redoutable chef de guerre pendant la guerre d'Algrie, ou Abane Ramdane, me du premier congrs du FLN en 1956.

    Mais, en 1954, le dirigeant le plus connu, le plus prestigieux, est Krim Belkacem. N le 14 dcembre 1922 au douar At Yahia Moussa, prs de Draa EI-Mizan, il est le fils d'un garde champtre. Il fr-quente l'cole Sarrouy Alger et y obtient son certificat d'tudes. Le 1er juillet 1943, il entre dans l'arme Laghouat en devanant l'appel de sa classe.

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  • Il est nomm caporal-chef au premier rgiment de tirailleurs algriens. Ces deux ans et demi passs au rgiment marquent une tape dcisive dans la vie de Krim Belkacem. Il confiera plus tard Yves Courrire : Aux chantiers de jeunesse ( Laghouat o il tait secrtaire), je devais crire les noms des Europens en bleu et ceux des musulmans en rouge. [ ... ] Cela va vous paratre stupide, mais cette liste bricole m'a rendu enrag. De plus, Krim reoit des nouvelles de son frre, Mohamed, qui est sur les champs de bataille. L-bas, il n'y a pas de diff-rence entre Algriens musulmans et Franais. La sgrgation dont il est tmoin Laghouat lui semble insupportable. Les choses vont se prcipiter aprs les massacres de Stif, dans le Constantinois, en mai-juin 1945. . Krim Belkacem est dmobilis le 4 octobre 1945 et revient vivre a Draa El-Mizan, o il occupe le poste de secrtaire auxiliaire de la commune. Ce jeune homme de 23 ans se dcouvre lui -mme, en mme temps qu'il apprhende la misre sociale. Plong dans une ralit o les douleurs sont muettes, il adhre au PPA. Au dbut de l'anne 1946, il implante des cellules clandestines dans douze douars autour de Draa El-Mizan qui comptent plusieurs centaines de militants et sympathisants. En mars 1947, accus d'avoir tu un garde forestier,

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    il est pourchass et dcide de passer dans la clan-destinit. Il dterre une mitraillette (une Sten anglaise, qui deviendra vite clbre en Kabylie) et prend le maquis, suivi par quelques fidles.

    Un des premiers maquis d'Algrie vient de natre, cr par un jeune homme de bonne famille, peine g de 25 ans. La lgende de Krim Belkacem, maquisard insaisissable, futur chef historique du FLN, futur ngociateur vian de 1'indpendance de 1'Algrie, commence. Avec son crne dgarni parfois coiff d'un bret, on le voit, trapu et cour-taud, inspectant la Kabylie vtu d'un treillis kaki. Il dploie une nergie impressionnante, se dplaant sans cesse, donnant ses ordres avec son accent rocailleux, s'informant de tout.

    Deux fois condamn mort par les tribunaux franais, en 1947 et en 1950, il devient responsable du PPA-MTLD pour toute la Kabylie et, la tte des vingt-deux maquisards qui composent son tat-major, il multiplie les contacts directs avec les mili-tants et la population. Son plus proche collaborateur est Omar Ouamrane.

    Dans la crise du MTLD, en 1948-1949, il a dcid les cadres de Kabylie soutenir le point de vue de Messali Hadj contre le comit central, tout en prnant la lutte arme. Le 9 juin 1954, Krim rencontre, Alger, Ben Boulad, puis Boudiaf et

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  • Didouche, qui parviennent le convaincre de la ncessit d'une troisime force. Il rompt avec Messali Hadj en aot 1954. Devenu le sixime membre de la direction intrieure du FLN, il est l'un des six chefs historiques qui dcident le dclenchement de l'insurrection contre la France.

    Dans une ultime runion Alger, le 24 octobre 1954, avec les autres responsables de l'insurrection, Mohamed Boudiaf, Mostefa Ben Boulad, Rabah Bitat et Larbi Ben M'hidi, Krim insiste pour que l'ordre de n'attaquer aucun civil europen sur tout le territoire soit respect. Il y tient d'autant plus qu'il sait, aprs son attentat contre le garde forestier, combien une erreur de ce genre peut tre catas-trophique sur le plan de la propagande politique. Il recommande le spectaculaire : attaquer des gendarmeries, des casernes, couper des routes, incendier et dtruire des objectifs conomiques.

    la veille du 1er novembre 1954, le responsable de la zone de Kabylie, inquiet et nerveux, ne dort que trois ou quatre heures par nuit, mme le sol, sur un matelas recouvert d'une paisse couverture artisanale. Il songe un avenir digne pour l'Algrie ...

    Sa vie, par la suite, rsume les espoirs immenses, et les dsillusions cruelles, que connatra l'Algrie des combats nationalistes. Krim, devenu ministre

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    des forces armes, dominera un temps le FLN-ALN, en 1958-1959. Nomm ministre des Mfaires trangres (1960), puis de l'Intrieur (1961), son rle militaire et politique est en fait dclinant l?rsqu'il entame les ngociations avec la France, Evian. Ds l'indpendance de l'Algrie, en juillet 1962, il dsapprouve la politique de Ben Bella et se re!rouve cart de la vie politique. Aprs le coup d'Etat du 19 juin 1965, il repasse dans l'oppo-sition. Accus d'avoir organis un attentat contre le colonel Boumediene, il est condamn mort par contumace. Krim Belkacem est dcouvert assassin , en octobre 1970, dans une chambre d'htel Francfort.

    Se brouille, puis disparat de l'histoire officielle, l'image du maquisard. Rhabilit titre posthume, Krim Belkacem a t enterr au carr des Martyrs d'Alger, le 24 octobre 1984.

    Pour en savoir plus: La Kabylie Chaker Salem, Berbres aujourd'hui, L'Harmattan, 1989, 144

    pages. Harndani Arnar, Krim Belkacem, Le lion des djebels, Balland,

    1973, 355 pages. Lacoste-Dujardin, Opration oiseau bleu) des Kabyles, des

    ethnologues et la guerre d'Algrie, La Dcouverte, 1997, 303 pages.

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  • Mah Alain, Histoire de la Grande Kabylie, XIX.e-x.;:e sicle, Paris, Bouchne, 654 pages.

    Mameri Khalfa, Abane Ramdane, Hros de la guerre d'Algrie, L'Harmattan, 1988, 334 pages.

    Morizot Jean, L'Algrie kabylise, prface de Pierre Rondot, d. J. Peyronnet, 1962, 159 pages.

    Stora Benjamin, Dictionnaire biographique des militants natio-nalistes algriens, L'Harmattan, 1985, 401 pages.

    Yacine-Titouh Tassadit, Les Voleurs de feu, essai d'une anthro-pologie sociale et culturelle de l'Algrie, La Dcouverte, 1993, 190 pages.

    Zamoum Ali, Tamurt Imazighen, Mmoire d'un survivant, Alger, Rahma, 1993, 339 pages.

    U ne famille juive de Constantine

    Prsents en Algrie depuis des millnaires, les Juifs) naturaliss franais depuis 1870)

    constituent une minorit intermdiaire entre Europens et indignes musulmans .

    Un dbut de l't 1954, une famille juive de Constantine, les Zaoui, qui possdent une bijoute-rie place des Galettes, au cur de la vieille ville, dcide de se faire photographier rue Caraman, prs de la grande place de la Brche. La chaleur est touffante, mais tous ont revtu leurs plus beaux habits. Ils se prparent pour un mariage. L'vne-ment est d'importance, et sera immortalis.

    Le personnage principal est Benjamin, seul assis, avec, sa gauche, sa femme, Rina, et sa petite sur, Ninette ; sa droite, un vieil oncle, puis ses frres, l'un vtu 1' indigne et l'autre 1' Europenne , enfin Ruben et sa fiance, Eugnie, qui vont se marier. Derrire la nostalgie, cette photographie est exemplaire d'une fin de monde. Le long temps

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  • colonial a accompli son uvre de mtamorphose, de confusion, d'effacement. Les costumes ne sont pas des dguisements, des costumes de scne. Deux hommes ont choisi de porter leurs habits d' indi-gnes algriens : le sarouel, l'charpe qui retient le pantalon, le gilet boutonn et, sur la tte, le kbous pour l'un et le chche pour l'autre. La femme porte un vtement d'apparat: un caftan, un gilet brod manches tombantes, une ceinture orne de deux gros louis d'or, une srie de bracelets en argent et un collier en or autour du cou. On voit bien que les Zaoui sont d'importants bijoutiers de la ville. La petite fille est habille comme une Parisienne.

    Il y a dans cette photo une certaine tranget franaise , la naissance d'une nouvelle catgorie de Franais juifs , la fois hritiers d'une longue histoire, bien antrieure la prsence coloniale, et d'une nouvelle trajectoire de citoyens franais. Les juifs, Constantine et dans toute l'Algrie, consti-tuent une minorit intermdiaire entre Europens et indignes musulmans .

    Ils sont prsents sur cette terre depuis des mill-naires, depuis que les Phniciens et les Hbreux, lancs dans le commerce maritime, ont fond Annaba, Tipasa, Cherchell, Alger ... D'a,-:tres juifs arriveront ensuite de Palestine, fuyant les Egyptiens d'abord, puis les romains de Titus. Ils se mlent aux

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    Berbres, forment des tribus. Au XVIe sicle, les juifs d'Espagne fuient l'Inquisition, emmenant avec eux leur culture, leur savoir-faire, l'lite de leurs rabbins qui unifient les lois du mariage, des usages ...

    Lorsque les premiers Franais dbarquent dans la baie de Sidi-Ferruch, les juifs d'Algrie sont organiss en nation . La communaut juive d'Algrie en 1830 compte 25 000 personnes, la plupart trs pauvres. Les ractions des juifs l'gard du dveloppement colonial seront trs diverses, suivant les rgions. Alors que, dans le Constantinois, les tribus nomades marchent au pas de leurs cha-meaux , les juifs de la rgion d'Alger et ensuite d'Oran sont aux avant-postes du progrs . En 1836, le Grand Rabbin d'Alger, Juda Ammar, prononce un discours en franais demandant aux membres de sa communaut de se ranger du ct de la France. Les juifs d'Algrie veulent sortir de leur condition de dhimmis , c'est--dire de sujets protgs en terre d'Islam, et veulent accder la citoyennet pleine. Au contraire des indignes musulmans, qui s'enferment dans leur mutisme ou se retirent dans l'intrieur des terres pour ne pas avoir de contact avec l'occupant, les juifs d'Alger tentent trs vite de se mler aux soldats franais pour commercer avec eux. Dans d'autres villes de l'ouest algrien, comme Blida ou Mascara, ils

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  • choisissent clairement le camp de la France, contre l'mir Abd El-Kader en guerre contre les troupes franaises.

    L'attitude de bienveillance l'gard de la France ou de neutralit adopte par les juifs pendant la conqute, l'exemple de l'assimilation des juifs euro-pens lors de la Rvolution franaise amnent le gouvernement de Louis-Philippe prter une grande attention la minorit juive d'Algrie. Le 9 novembre 1845, l'ordonnance royale de Saint-Cloud met le judasme algrien la mode franaise. Elle cre un consistoire central Alger, un consis-toire provincial Oran, un autre Constantine. La France s'engage sur la voie de l'assimilation.

    Le 24 octobre 1870, Adolphe Crmieux, ministre de la Justice, soumet neuf dcrets au Conseil du gouvernement qui tablissent le rgime civil et sur-tout naturalisent en bloc les juifs algriens. Ce dcret Crmieux sera d'emble vivement critiqu, notam-ment par les chefs de l'arme. La naturalisation collective des juifs d'Algrie, en 1870, bouleverse leur univers et les dtache de la communaut musul-mane. Recenss sur l'tat civil, ils apprennent lire et crire, dcouvrent l'hygine et la modernit - sans rien renier de leurs coutumes religieuses ou culinaires -, et abandonnent les petits mtiers tradi-tionnels pour d'autres professions.

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    L'entre dans la socit franaise provoque un formidable bond social, non sans heurts. Vingt ans aprs la promulgation du dcret Crmieux, l'Algrie connat une vague d'antismitisme d'une grande violence. La crise antijuive dbute Oran, y culmine par des meutes en mai 1897 et s'accom-pagne de perscutions diverses dans la vie quoti-dienne et officielle. Alger, les factieux demandent l'abrogation du dcret Crmieux au nom du peuple en fureur. Les juifs sont accuss d'tre des capi-talistes opprimant le peuple, alors que l'crasante majorit d'entre eux sont trs pauvres (il y a, la fin du XIXe sicle en Algrie, 53 000 juifs, dont environ 11 000 proltaires subvenant aux besoins de 33 000 personnes, soit environ 44 000 juifs dans l'indi-gence). Ces campagnes antijuives camouflent une dnonciation de l'indigne que l'on a hiss la nationalit franaise. Derrire l'antismitisme se profile la peur du pril arabe ...

    Les annes prcdant la premire puis la seconde guerre mondiale forment ~ne gnration-tournant, celle qui connat plusieurs vies : Une enfance judo-arabe, un ge d'homme franais, comme le notera Andr Chouraqui, dans son livre La Saga des juifs d'Afrique du Nord. Selon les gnrations et les rgions, cette intgration dans la cit franaise connat des paliers.

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  • Les photos de famille comme celle des Zaoui tmoignent de cette volution. Si, la veille de la guerre d'Algrie, tous les jeunes sont vtus l'euro-penne, les plus gs conservent encore le costume l'orientale. ct des volus libres penseurs d'Alger ou d'Oran, on trouve encore de nombreux juifs traditionnels dans les petites villes de l'intrieur, sans parler de ceux du Mzab, importantes commu-nauts qui conservent farouchement leurs particula-rismes, traditions, langages et musiques judo-arabes. Avec prs de 30 000 personnes, la communaut juive de Constantine est la plus importante du pays.

    Centre commercial prospre, Constantine, per-che sur un immense piton, entoure de gouffres, est imprenable. Avec ses ponts et ses passerelles hisses mme le vide, la cit prsente le site extra-ordinaire d'une presqu'le . Alexandre Dumas la compare une ville fantastique, quelque chose comme l'le volante de Gulliver. La ville tout entire est tasse au sommet d'un bloc entour des gorges de la rivire du Rummel, longues d'environ 2 kilomtres, profondes de plus de 100 mtres. L 'altitude atteint 644 mtres au point le plus haut, o s'leva le premier refuge, la casbah. Une soixan-taine de kilomtres vol d'oiseau sparent le rocher de la mer. Cette position unique, trange, impressionnante est charge d'histoire.

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    Constantine s'appelait Cirta, capitale des rois numides Syphax, Massinissa, Jugurtha, qui rsis-trent longtemps la puissance romaine avant de succomber. Elle est le grenier bl de l'est du pays, qui s'tend, au temps des Numides, jusqu' Tunis. Son rocher subit le dferlement des Vandales, puis des hordes byzantines. Au Moyen ge, Constantine appartient tour tour aux diverses dynasties musul-manes qui se succdent. Elle dpend des Hafsides de Tunis lorsqu'elle est conquise au dbut . du XVIe sicle par les Turcs d'Alger, qui en font l~ chef-lieu d'un vaste beylik. Le plus clbre et le plus populaire des beys constantinois, Salah (1771-1792), embellit la ville, fit rparer ses ponts et remit de l'ordre dans son administration.

    Constantine, avec sa tte le bey Ahmed, rsista avec acharnement la conqute franaise. U ne premire expdition franaise choua en novembre 1836. Un an plus tard, le 13 octobre 1837, le gnral Vale russit crer une brche dans la dfense. Maison par maison, rue par rue, le combat fit rage. Constantine est une des rares cits o musulmans et certains juifs firent le coup de feu, cte cte, contre les troupes franaises. Les der-niers dfenseurs de la ville furent prcipits dans les gorges du RummeL Parmi les grandes villes de l'Algrie, Constantine est celle o, au moment de

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  • la colonisation, les Algriens musulmans ont l'in-fluence la plus forte. En 1876, on dnombre 34 700 musulmans 'contre 17 000 Europens ; en 1936, 56 000 d'une part et 50 000 de l'autre, dont 14 000 juifs, naturaliss franais.

    En cet t 1954, la ville est, numriquement, la troisime ville de l'Algrie, avec 118 000 habitants - dont 53 % d'Algriens musulmans. Parmi ces derniers, les Kabyles reprsentent au moins la moi-ti, d'autres viennent du Mzab ou de Tunisie (Djerba). La ville compte galement des trangers (Europens non franais) : 2 000 3 000 Italiens, quelques centaines de Maltais, mais c'est peu comparativement Alger ou Oran.

    Longtemps, Constantine est reste cantonne sur son rocher. Les quartiers indignes se parta-geaient entre les musulmans, au sud et l'est, les juifs au nord-est, les Europens ailleurs. L'arme avait mis la main sur la casbah, o s'levaient des casernes et un hpital. Les constructions prives et quelques difices publics se serraient entre les rues troites, o la circulation tait difficile. Les places taient minuscules.

    Puis la ville s'est tendue, du ct du nord, dans la plaine du Hamma, o s'est installe la minoterie, profitant des chutes d'eau et des sources. Pendant la premire partie du xxe sicle, Constantine s'est

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    impose comme un grand march du commerce des grains et le premier centre minotier en Algrie. L'artisanat indigne local est particulirement dynamique: tannerie, chaussure, tissage, ferblante-rie chaudronnerie. Dans les annes 1950, le com-, merce des tissus - imports - passe au premier rang, devanant mme Alger pour la clientle indigne. Les juifs de Constantine sont les premiers agents de cette activit, dveloppe depuis la premire guerre mondiale. Leur pratique courante de la langue arabe et la connaissance profonde des habi-tudes de la population musulmane leur confrent un rle d'intermdiaire important. Les Mozabites et les Kabyles y ont aussi leur part.

    Entre juifs et musulmans, la cohabitation oblige est depuis longtemps accepte. Mais la relative har-monie a t brise par les meutes du 5 aot 1934. Ce jour-l, un pogrom a dferl sur Constantine et ses environs, sans intervention de la police ou de l'arme. On releva 27 morts, dont 25 juifs, et parmi eux 5 enfants, 6 femmes et 14 hommes.

    Constantine est aussi un centre intellectuel actif avec ses tablissements d'instruction, son muse, sa socit d'archologie, ses nombreuses coles coraniques et autres socits savantes de thologie, ses institutions musicales, avec Cheikh Raymond, clbre chef de musique lev dans une famille juive.

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  • Bref, c'est une vieille ville la culture citadine raf-fine. C'est ici que le nationalisme algrien sera le plus vivace en Algrie, ds les annes 1930, avec la prsence d'Abdelhamid Ben Badis, le fondateur, trs respect, de la socit des oulmas (les docteurs de la loi musulmane) d'Algrie, prconisant la rappro-priation par les Algriens musulmans de la langue et de la culture arabes.

    La famille Zaoui, en ce mois de juin 1954, n'a pas vritablement conscience des prils. Pour les juifs, la France est encore l pour longtemps, et il semble impensable de quitter cette ville o ils sont prsents depuis des sicles. Leur monde se veut l'abri de la crise qui couve. Beaucoup continuent de feindre l'indiffrence face l'actualit menaante (des bruits de guerre arrivent de la Tunisie, toute proche de Constantine). Les plus jeunes s'adonnent au football dans les grands clubs comme le MOC ou draguent les filles rue de France. Il y a encore de l'ennui et une forme de nonchalance aux terrasses, de la gorge de caf la saveur amre jusqu'aux volutes de fume de la Bastos.

    Les membres des diffrentes communauts sont encore ensemble, les uns ct des autres, tout en tant spars ... La guerre d'Algrie, aprs 1954, va progressivement diviser profondment toutes les communauts, et aboutir au dpart de la majorit

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    des juifs et des Europens de la ville, au moment de l'indpendance, en 1962. Les Zaoui, franais depuis 1870, vivront dsormais en France.

    Pour en savoir plus: Une famille juive Constantine Abeer Najia, Constantine et les Moineaux de la murette, Alger,

    d. Barzakh, 2003, 202 pages. Alimi Jannick, Le Fantme de Constantine, Paris, d . . Safed,

    2003, 164 pages. Mouche Jean-Luc et Jean Laloum (diL), Les Juifs d'Algrie,

    Paris, d. du Scribe, 1987, 332 pages. Atta! Robert, Les meutes de Constantine, 5 aot 1934, Paris,

    d. Romillat, 2002, 214 pages. Bensimon Guy, Soleil perdu sous le pont suspendu. Une enfance

    Constantine, L'Harmattan, 2001, 234 pages. Chouraqui Andr, La Saga des Juifs en Afrique du Nord,

    Hachette, 1972, 395 pages. Merdaci Abdelmadjid, Dictionnaire des musiques et des musiciens

    de Constantine, Constantine, d. Simoun, 2002, 140 pages. Quettar Tahar, Ez-Zilzel, le sisme, traduit de l'arabe par

    Marcel Bois, Alger, ENAL, 1981, 175 pages. Trigano Shmuel (dir.) , L 'Identit des Juifs d'Algrie, Paris,

    d. du Nadir, 2003, 216 pages.

  • Un pharmacien Stif

    Stif> petite ville du Constantinois~ cache une blessure sous sa nonchalance,

    C'est l qu'en 1945 la guerre a peut-tre commenc .. " Mais la ville est aussi clbre

    pour son pharmacien~ Ferhal Abbas,

    Stif, malgr ses apparences de gros bourg anes-thsi vivant entre torpeur et nonchalance, est pourtant lourdement charg d'une histoire san-glante. La terrible rpression de mai-juin 1945, la suite de manifestations rclamant la libration de Messali Hadj, a laiss des traces douloureuses dans les mmoires algriennes, mettant nu les difficul-ts d'une cohabitation harmonieuse entre commu-nauts et annonant la pente fatale sur laquelle glisse l'Algrie franaise. Pourtant, en 1954, Stif n'exhibe pas encore sa flure, ne diffuse pas son terrible secret. Ce n'est qu'aprs l'indpendance, en 1962, que les habitants de la ville et de la rgion, assaillis par des souvenirs poignants, voudront confesser le non-dit de leurs souffrances.

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  • l't 1954, Stif, 51 000 habitants, est une petite ville du Constantinois comme beaucoup d'autres dans l'Algrie coloniale, avec son cloison-nement inscrit dans la pierre: un important quartier militaire au nord, un quartier europen group autour de l'artre principale, plante d'arbres, qui s'tend de la place de Constantine (prs du collge colonial) la place Joffre, et le village indigne de Bel Air. La communaut musulmane est, de loin, la plus importante de la ville.

    En 1954, Stif est surtout connue par la person-nalit minente de... son pharmacien, Ferhat Abbas. Dlgu l'Assemble algrienne et conseiller gnral de la ville, il a crit le 18 juin Pierre Mends France, le nouveau prsident du conseil: Nous saluons votre investiture comme l'aube d'une politique nouvelle susceptible de rcon-cilier la grandeur de la France avec la libert des peuples d'outre-mer.

    Mends France le reoit au dbut du mois d'aot, dans un bureau du Qyai d'Orsay, en prsence du ministre de l'Intrieur, Franois Mitterrand, et du libral Jacques Chevallier, maire d'Alger et secr-taire d'tat la Dfense. Ferhat Abbas est confiant lorsqu'il entre flanqu d'Ahmed Francis, son prin-cipal lieutenant. Pour la premire fois, un chef de gouvernement franais reoit, sans le faire attendre

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    et sans lui manifester de mpris, un leader algrien. Il y a donc quelque chose de chang, pense-t-il, d'autant que le prsident revient de Carthage, o il a prononc un discours retentissant sur l'autonomie de la Tunisie.

    Tout est calme en Algrie , proclame Mends France. Dtrompez-vous, monsieur le Prsident, rpond Ferhat Abbas, l'Algrie se tait parce qu'elle est mcontente. Elle n'a plus confiance en ses-diri-geants, qui ne veillent mme plus l'application des lois franaises. Si nos appels restent sans cho, l'Algrie regardera ailleurs.

    F erhat Abbas sait de quoi il parle : il rentre du Caire, o il a vu Mohamed Khider, un des diri-geants du PP A -MTLD, la principale formation indpendantiste, qui a voqu demi-mots, devant lui, des prparatifs pour une possible insurrection. Pierre Mends France, occup par l'affaire tuni-sienne, promet de s'intresser l'Algrie aprs ... Ne me demandez pas tout en mme temps. Mais il a t trs attentif. Celui que l'on appelle le phar-macien de Stif n'est pas n'importe qui.

    C'est un homme dcid, tenant fermement une sacoche sous le bras, qui sort du bureau de Pierre Mends France. Ferhat Abbas a peu chang depuis les annes 1940 : un visage allong, osseux, un nez aquilin, soulign d'une petite moustache la

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  • Chaplin. Il a une voix claironnante l'accent rude et chantant, le geste large, une faconde toute mri-dionale, une bonhomie de comit ou d'assemble (comme beaucoup d'hommes politiques franais de la lHe Rpublique). Son affabilit facilite considrablement les relations avec les autres. Si le visage de Ferhat Abbas avoue une certaine sen-sibilit, son corps, par contre, large, massif, dvoile l'homme d'action. Le tout rvle une nature opti-miste, enrobe des manires dues une bonne ducation.

    Il est l'un des premiers intellectuels algriens. N Taher en 1899, dans le Constantinois, ftls de cad, il a particip activement au mouvement Jeune Algrien, qui rclamait, jusqu'en 1936, l'galit des droits dans le cadre de la souverainet franaise. En 1924, il est le promoteur de l'Association des tu-diants musulmans d'Mrique du Nord, qu'il prside durant cinq ans. Docteur en pharmacie, il s'tablit Stif, devient conseiller gnral, conseiller muni-cipal' dlgu financier.

    F erhat Abbas espre en la France idale, celle des principes de 1789. Ce pays, qui a invent la culture dmocratique, peut imposer aux Europens d'Algrie le respect de l'autre - l'indigne priv de droits, pense-t-il. Il prne donc l'galit des droits avec ceux que l'on appellera les pieds-noirs, mais

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    reste attach sa religion: pour lui, on pourrait tre la fois franais part entire et musulman part entire. En publiant Le Jeune Algrien, en 1931, il s'est pos en figure politique, hritier des idaux rpublicains franais. Son parcours peut se lire comme une srie de contradictions qu'il tente sans cesse de surmonter. Il partage avec Abdelhamid Ben Badis, le fondateur du mouvement des rformistes religielL"X, les oulmas, la croyance dans l'islam comme thique essentielle, mais se prononce p0ur une sparation du politique et du religieux. Il est socialiste humaniste, antibolchevique, mais sera un proche des communistes algriens dans les annes 1950. Il se mfte du populisme, de l'action violente, mais se ralliera officiellement la lutte arme du FLN en 1956.

    En fait, Ferhat Abbas n'est pas tant l'homme de la contradiction que celui du pluralisme, traversant plusieurs niveaux, plusieurs sphres de la ralit sociale, culturelle, politique algrienne. Sa trajec-toire illustre la recherche en modernit de l'Algrie dans la seconde moiti du xxe sicle. Il est l'homme qui a voulu penser la mixit franco-algrienne, la reconnaissance mutuelle des deux pays, dans leur tradition, leur culture, leur histoire spcifique. Il est l'auteur de la clbre formule (qui lui sera plus tard beaucoup reproche) : Je ne mourrai pas pour la

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  • patrie algrienne, parce que cette patrie n'existe pas. Je ne l'ai pas dcouverte (L'Entente, 23 fvrier 1936).

    Engag volontaire dans l'arme franaise en 1939, il s'est loign pendant la guerre des positions assimilationnistes. Du par le rgime de Ptain, auquel il s'tait adress, il rdige avec des notables, le 26 mai 1943, un manifeste demandant un nou-veau statut pour l'Algrie. Le 1er mars 1944 nat l'association des Amis du manifeste de la libert (AML). Le PPA de Messali Hadj dcide de la soutenir, mais, le 2 avril 1945, lors de la confrence centrale des AML, la tendance PP A l'emporte largement. Dans la rsolution gnrale, il n'est plus question de Rpublique autonome fdre la Rpublique franaise , mais de la cration d'un Parlement et d'un gouvernement algriens . une norme majorit, le congrs se prononce contre l'indpendance, sous l'gide de la France et dans le cadre du fdralisme franais , et dcide de rserver au futur tat algrien la facult de s'intgrer au systme qui lui plairait .

    Le 23 avril 1945, les autorits franaises dcident la dportation de Messali Hadj Brazzaville. De son ct, F erhat Abbas estime, par idalisme ou par espoir, que la volont politique est capable d'bran-ler les forces de l'immobilisme colonial. Il exhorte

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    les impatients, dans sa ville de Stif ou dans le reste de l'Algrie, ne pas dsesprer ni se laisser entra-ner dans des aventures sans issue concrte ... Et, pourtant, l'histoire va brusquement s'acclrer.

    la radicalisation politique s'ajoute une grave crise conomique. Une mauvaise rcolte provoque la famine dans les campagnes. On voit affluer vers les villes des milliers de paysans affams qui, faute de travail et de moyens, se raccrochent aux soupes populaires. Le 8 mai 1945, jour de la signature de l'armistice, dans la plupart des villes d'Algrie, des cortges d'Algriens musulmans dfilent a,:vec des banderoles portant comme mot, d'ordre: A bas le fascisme et le colonialisme . A Stif, la ville de Ferhat Abbas, la police tire sur les manifestants algriens. Ces derniers ripostent en s'attaquant aux policiers et aux Europens. C'est le dbut d'un sou-lvement spontan, appuy par les militants du PP A du Constantinois.

    Dans les campagnes, des paysans se soulvent La Fayette, Chevreuil, Kherrata, Oued Marsa ... On compte 103 tus et 110 blesss parmi les Europens. Le 10 mai, les autorits organisent une vritable guerre des reprsailles , selon l'expression de l'his-torien algrien Mahfoud Kaddache, qui tourne au massacre. Fusillades, ratissages, excutions som-maires parmi les populations civiles se poursuivent

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  • durant plusieurs jours sous la direction du gnral Duval. Les villages sont bombards par l'aviation. Le gnral franais Tubert parle de 15 000 tus dans les populations musulmanes. Les nationalistes alg-riens avanceront le chiffre de 45 000 morts.

    En Algrie, rien ne sera plus comme avant le 8 mai 1945. Le foss s'est considrablement largi entre la masse des Algriens musulmans et la minorit europenne. Les plbiens des villes, les sous-proltaires et les chmeurs ont fait l'exp-rience de la puissance des actions collectives. Une nouvelle gnration entre en scne, qui en viendra faire de la lutte arme un principe absolu. La guerre d'Algrie a-t-elle commenc ce moment-l prcisment?

    Arrt au lendemain des vnements de mai 1945, Ferhat Abbas, dans sa prison, rdige un testament, longue mditation sur les effets nfastes, dvastateurs de la violence politique l'uvre dans le nationalisme radical. En rpublicain consquent, il croit aux vertus de l'instruction pour l'mancipation de son peuple accultur; en musulman convaincu, il n'entend pas cder aux chants guerriers d'un islam politique. En cela, il se diffrencie des militants du PPA-MTLD, qui oprent sous la bannire de la rupture radicale avec le prsent colonial et font du religieux une arme de dfi politique.

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    Aprs sa libration, en 1946, Ferhat Abbas fonde l'U nion dmocratique du manifeste algrien (UDMA). Se qualifiant de nationaliste modr, il est lu la seconde Assemble constituante en 1946, puis l'Assemble algrienne en 1948. Il ne cesse alors de prendre la parole, de dnoncer les injustices, d'avertir de 1'imminence des prils ...

    Notre peuple, las de s'indigner et de plaider en vain sa cause devant un tribunal qui ne connat d'autres rgles que celle que lui inspire le racisme, s'est tu. On a interprt ce silence et ce calme comme l'expression d'une adhsion. En ralit, la colre est son comble et ce silence est fait de mpris et de rvolte. L'Algrie n'est pas calme, et le divorce pourrait trs vite tre dfinitif, crit-il dans son journal, La Rpublique algrienne, trois semaines avant l'insurrection du 1er novembre 1954.

    Aprs l'insurrection, organise sous l'gide du FLN, il se rendra compte que l'affrontement, la violence deviennent une probabilit plus grande que la paix, mais refusera de succomber au cynisme, au dsespoir. Alors que la guerre d'indpendance a commenc, il participera encore, en avril 1955, une rencontre avec Jacques Soustelle, gouverneur gnral de l'Algrie. Il continue croire, comme il l'a toujours fait, que le peuple algrien, pouss par la reconnaissance de la justice, peut agir et tre

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  • entendu sans passer par le traumatisme des guerres (il a vcu, comme les hommes de sa gnration, les premire et seconde guerres mondiales).

    Du par l'immobilisme politique franais, il se ralliera secrtement au FLN en juin 1955, gagnera Le Caire et deviendra membre du Conseil national de la rvolution algrienne (CNRA) ds le 20 aot 1956, puis il prsidera le GPRA de septembre 1958 aot 1961. Au lendemain de l'indpendance, lu prsident de l'Assemble constituante, il se heur-tera trs vite au rgime du parti unique, sera mis en rsidence surveille puis libr en 1965. Retir de la vie politique, il publiera ses Mmoires, autopsie d'une guerre, en 1980, puis en 1984 L'Indpendance confisque, virulente dnonciation de la corruption et de la bureaucratie qui rgnent en Algrie. Il y crit: L'Algrie franaise a t dtruite, l'Algrie musulmane n'a pas t recre, l'Algrie socialiste n'est pas ne. [ ... ] L'Algrie travaille peu. Le travail est devenu une tare, la spculation et les dtourne-ments, une vertu. Par manque de conscience pro-fessionnelle, la terre reste en friche, les usines tournent au ralenti. Les fonctionnaires ne travaillent pas davantage, rduits l'tat de khamms, les mauvais salaires font les mauvais fonctionnaires.

    Ferhat Abbas dcdera le 23 dcembre 1985. Qye1ques annes aprs, en 1993, au plus fort du

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    conflit cruel opposant l'tat algrien aux groupes islamiques arms, l'universit de Stif sera baptise de son nom. Dans la fureur d'un conflit qui met mal le sentiment national, 1'itinraire de Ferhat Abbas, ce rpublicain musulman, apparat alors comme une des valeurs de rfrence et d'apaisement de l'Algrie indpendante.

    Pour en savoir plus: Un pharmacien Stif Abbas Ferhat, Le Jeune Algrien, Garnier, 1981, 208 pages. Abbas Ferhat, Autopsie d'une guerre, Garnier, 1980,346 pages. Ageron Charles-Robert, France coloniale ou Parti colonial,

    PUF, 1973, 292 pages. Harbi Mohammed, Aux origines du FLN, Bourgeois, 1975,

    320 pages. Lacouture Jean, Cinq Hommes et la France, Seuil, 1961,

    381 pages. Mekhaled Boucif, Chroniques d'un massacre, 8 mai 1945, Syros,

    1995,251 pages. N aroun Amar, Ferhat Abbas ou les Chemins de la souverainet,

    Denol, 1961, 183 pages. Rey-Goldzeiguer Annie, Aux origines de la guerre d'Algrie,

    1940-1945, de Mers El-Kbir aux massacres du Nord-Constantinois, La Dcouverte, 2002, 402 pages.

    Stora Benjamin et Daoud Zakia, Ferhat Abbas, une utopie algrienne, Denol, 1995, 430 pages.

  • Oran, la ville o Camus s'ennuie

    Dans la grande cit de l'Ouest algrien, le nombre des Europens, pour beaucoup

    d'origine espagnole, dpasse celui des musulmans, . et les tensions sont vives entre communauts.

    Pourtant tout semble calme.

    Oran, ville de la violence et des flammes de la fin de guerre d'Algrie, en 1961-1962, a fait oublier un art de vivre o le regard contemplatif, la non-chalance, la dlectation douce cohabitaient avec les conventions corsetes de cette ville du Sud mdi-terranen. Lorsque l'on prend le train, l'arrive Oran se fait d'abord par la traverse de la ville nou-velle, la M' dina jdida, dont les constructions basses et les toits souvent plats prcdent l'entre dans la ville europenne. Au bout de la ligne apparat la gare. C'est l'un des seuls btiments de style mau-resque de la ville ; de l partent les trains vers l'intrieur du pays, sur la voie troite , la voie normale tant rserve aux trains en partance pour Alger ou Oujda, vers le Maroc. Les voyageurs,

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  • en sortant de la gare, descendent le boulevard Seguin pour rejoindre le quartier commerant de la ville, flnant un peu dans la rue d'Arzew ou la rue Alsace-Lorraine, qui s'tirent paralllement au front de mer.

    Au dbut de l't 1954, la chaleur plombe dj la grande ville de l'Ouest algrien depuis plusieurs semaines. Oran, si proche de la cte, et pourtant si hautaine, a longtemps chapp Albert Camus. Perche sur un plateau o s'talent les constructions modernes, elle a longtemps tourn le dos la mer, qu'on ne rejoint que par un grand ravin, comme une blessure ouverte dans le roc, au pied de la montagne Santa Cruz et de sa chapelle. Puis, le port de com-merce et le port militaire de Mers El-Kbir (litt-ralemen t le grand port en arabe) ont rconcili Oran avec une activit maritime.

    La bizarrerie de cette ville sans cachet, btie dans un lieu si singulier, drange Camus, qui crit, dans les premires lignes de La Peste: premire vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire. [ ... ] La cit elle-mme, on doit l'avouer, est laide. [ ... ] Un lieu neutre [ ... ], on s'y ennuie. Par ces crits si peu flatteurs sur la ville, Albert Camus neutralise toute tentation d'exotisme. Dans une lettre de 1942 Grenier, il dit encore : Pour le moment, je suis inactif dans la ville la plus indiffrente du monde.

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    Qyand j'irai mieux, je crois que j'en partirai. [ .. . ] Les journes sont bien longues ici.

    Pour le philosophe Jean-Jacques Gonzales, Oran est l'un des observatoires de l'Algrie auquel Camus n'a pas donn sa totale adhsion, o il a expriment, peut-tre pour la premire fois, son excentricit, son dcalage, sa dissonance par rapport la terre algrienne . Alors. qu'il chante de faon lyrique, souvent teinte d'ombre et de tragique, un accord quasi musical avec c~tte terre algrienne, en revanche, dans ses rcits ora-

    . nais, Camus garde une distance ambigu. S'il parle souvent d'ennui propos de la ville, il crira aussi dans ses Carnets, en avril 1941, les plus belles pages, sans doute, sur Oran: Tous les matins d't sur les plages ont l'air d'tre les premiers du monde. Tous les soirs d't prennent un visage de solennelle fin du monde. Les soirs sur la mer taient sans mesure. [ ... ] Le matin, beaut des corps bruns sur les dunes blondes. [ ... ] Nuits de bonheur sans mesure sous une pluie d'toiles. Ce qu'on presse contre soi, est-ce un corps ou la nuit tide ? [ ... ] Ce sont des noces inoubliables.

    Depuis sa naissance, la mer a port bien souvent le trouble, mais aussi la prosprit Oran. Dans les conditions les plus favorables , une nuit suffit la traverse en voilier depuis Almeria ou Carthagne.

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  • Ds 902, des marins andalous viennent s'y tablir naturellement. Ils veulent nouer des relations commerciales continues entre les deux pays, dont l'islamisation remonte, pour chacun d'eux, prs de deux sicles. Ils fondent Wahran, qui ne semble pas avoir jou un rle considrable au Moyen ge. Son port est assez riche sous la dynastie des Zianides de Tlemcen, et la ville entretient des relations prospres avec l'Espagne. Mais la Reconquista bouleverse Oran: le 17 mai 1509, l'arme espagnole, com-mande par Pedro N avarro, s'en empare. Les Espagnols restent matres de la cit jusqu'en 1708, en sont chasss par le bey Mustapha Ben Youssef, y reviennent en 1732, pour en sortir dfinitivement en 1792, aprs le terrible tremblement de terre de 1790.

    L'arme franaise occupe Mers EI-Kbir le 14 dcembre 1830 et pntre dans Oran le 4 janvier 1831. Mais, dans l'Oranie, la rsistance la pn-tration franaise est forte. L'mir Abd El-Kader y a tabli partir de 1832 des places fortes et ses arse-naux, Sebdou, Mascara, Saida, Boghari. Il faudra plusieurs annes de combats cruels et acharns pour le contraindre la dfaite, le 23 dcembre 1847.

    En 1832, un recensement dirig par le commis-saire du roi, un dnomm Pujol, donne pour Oran le chiffre de 3 800 habitants - dont 750 Europens

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    d'origine espagnole, 250 musulmans et 2 800 juifs. En 1881, le chiffre de 50 000 est dpass, en 1926, celui de 150 000. En 1936, on compte 195 000 habitants, et 206 000 en y ajoutant la banlieue (Arcole, Mers El-Kbir, La Senia et Valmy).

    En 1950, Oran compte 256661 habitants. C'est la seule cit d'Algrie o le nombre des Europens excde celui des Algriens musulmans. La popu-lation oranaise originaire d'Espagne est estime 65 % du total des Europens, dont 41 % sont dj naturaliss. Pousse par une grande misre la fin du XIXe sicle, une vague d'migrants espagnols est, en effet, apparue en force dans la ville, risquant de dpasser en nombre la colonie franaise. La loi du 26 juin 1889 a donc impos la citoyennet franaise, qui naturalise automatiquement tout tranger n en Algrie s'il ne rclame pas sa majorit la natio-nalit d'origine de son pre .

    partir de 1896, dans l'Oranie, le nombre des Europens ns en Algrie l'emportera sur celui des immigrs. Moment charnire qui voit la naissance d'un peuple original sur la terre d'Algrie, sorte de brassage mditerranen. Et cette nouvelle commu-naut va se souder autour de la pratique religieuse du christianisme. Oran, plus qu'ailleurs, le choc de la rupture avec la terre natale est amorti par la perptuation de la ferveur religieuse d'origine, avec

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  • le strict respect du repos dominical et des jours de ftes religieuses ; la clbration, empreinte d'une solennit toute particulire, des baptmes, mariages et enterrements; la participation aux processions.

    Face l'islam, l'glise, progressivement, s'affirme comme un instrument ncessaire pour prserver l'identit de ces nouveaux Franais d'Algrie. L'influence de la pninsule est largement perceptible travers d'autres d'habitudes culturelles: un sens de l'hospitalit typiquement ibrique; la frquen-tation des arnes et les corridas, le riz l'espagnole et la mouna (gteau pte brioche surmont d' ufs coloris, directement hrit de la fte de Pques du Sud espagnol) ; un art de vivre trs mdi-terranen dans lequel la socialisation s'opre beau-coup dans la rue et qui explique l'alignement de chaises sur les trottoirs ds la tombe de la nuit ...

    Les manifestations sportives sont galement des vnements fdrateurs ou, tout au contraire, des moments de tension exacerbant les diffrences entre communauts. Plusieurs quipes de basket-ball s'affrontent, et notamment les Spartiates d'Oran et la Joyeuse Union. Les quipes de football rivales sont encore plus nombreuses telles que l'ASMO (Association sportive maritime), le CDJ (Club des joyeusets), l'ASSE (Association sportive de Saint-Eugne), le GCO (Gallia club d'Oran) et enfin

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    l'USMO (Union sportive musulmane d'Oran), dans laqelle les joueurs et les dirigeants sont exclusi-vement algriens. Seule une courte priode a vu le club dirig par un- Europen.

    Pendant longtemps, les Oranais de toute confes-sion jurent avoir assist aux matchs dans une ambiance bon enfant, mais, peu peu, les mots d'ordre hostiles la prsence franaise en Algrie se rptent. Cette tension intercommunautaire est manifeste dans le grand derby opposant l'USM 0 au SCBA (Sporting club de Sidi-Bel-Abbs).

    la veille des premiers coups de feu de novembre 1954 s'est enracin durablement, chez les Europens , ~n sentiment d'appartenance un pays, l'Algrie. A Oran, quelle que soit leur origine, ils se considrent citoyens d'une France alg-rienne , les Franais de France tant perus comme des compatriotes diffrents.

    La population de la ville d'Oran est progressi-vement devenue un vritable melting-pot, o tout un monde du travail se mlange, sans avoir les mmes droits politiques et juridiques. Le gros des effectifs de la communaut europenne urbaine se compose de fonctionnaires, d'hommes de loi, de ngociants, de commerants, d'entrepreneurs, d'artisans. Nombre de retraits civils ou militaires viennent galement ici vivre leurs vieux jours sous le soleiL Cette socit

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  • algrienne n'est donc nullement une rduction ou un microcosme de la socit franaise . Mais est-elle, pour autant, une socit privilgie?

    l'chelle de toute l'Algrie, et cela est vrai aussi pour Oran, peine 3 % des Franais d'Algrie dis-posent d'un niveau de vie suprieur au niveau moyen de la mtropole; 25 % ont un revenu sensiblement gal; 72 % ont un revenu infrieur de 15 % 20 %, alors mme que le cot de la vie en Algrie n'est pas infrieur celui de la France. Cette disparit de revenus tient la nature des rapports conomiques tablis entre la France et sa principale colonie. Selon les principes du pacte colonial , l'Algrie doit se con tenter d'tre une source de matires premires et un simple dbouch pour les produits manu-facturs de la mtropole.

    Il serait donc erron de considrer ceux que r on appellera plus tard les pieds-noirs comme un peuple homogne. Trs souvent, par leur situa-tion sociale, ils se heurtent une couche sociale constitue de gros propritaires fonciers. Mais en dpit de ces oppositions, ils sont unanimes, et particulirement Oran, o ils sont majoritaires, dfendre leurs privilges, qui rendent le plus petit fonctionnaire franais suprieur n'importe quel Arabe. Leur unit est due une peur commune de la majorit musulmane.

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    Oran, les partis panslens ont ouvert des succursales . Les pieds-noirs alignent, grosso modo, leurs votes sur ceux de la mtropole. Le problme colonial ne constitue pas une ligne de clivage fonda-mental entre la droite et la gauche traditionnelles. Les radicaux, qui reprsentent le souvenir de la Rpublique, sont trs actifs et en phase avec les nombreuses loges maonniques, en particulier Gelles du Grand-Orient. Ils sont attachs l'Empire: La droite est trs virulente.

    Les idologies d'extrme droite, qui naissent en Europe, gagnent des couches importantes de l'opi-nion. Et, Oran, l'abb Lambert, dans les annes 1930, est une des grandes figures de cette droite radicale, extrme, qui compte de nombreux adeptes dans tous les milieux de la ville. Les violentes meutes antijuives de 1898 qui ont secou Oran sont encore prsentes dans bien des esprits. Les socia-listes, de leur ct, demeurent les partisans convain-cus du principe de l'assimilation, et se limitent rclamer l'application des liberts dmocratiques aux musulmans, amliorer le statut des travailleurs europens et amnager les structures coloniales. Pour sa part, le Parti communiste franais (ce qui n'est pas le cas des communistes algriens) a attnu le mot d'ordre d' indpendance nationale. Sa prfrence va aux actions pour l'amlioration des

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  • droits sociaux, et les mots d'ordre antifascistes ren-contrent un cho certain parmi les nombreux mili-tants de gauche espagnols, chasss par la dictature de Franco. Les communistes sont trs actifs dans les syndicats CGT, en particulier dans les activits portuaires.

    Les Algriens musulmans sont nombreux dans les cercles culturels et religieux anims par le mouve-ment des oulmas ou dans les structures du pp A-MTLD, le fondateur du mouvement indpendan-tiste algrien, Messali Hadj, tant originaire de la ville de Tlemcen, dans l'Oranie.

    En 1954, la droite et la gauche se disputent ainsi comme dans n'importe quelle grosse ville franaise. Sans vraiment prter attention l'lectorat indi-gne, minoritaire. C'est encore le temps de l'inconscience, pas encore celui imagin par Camus, voyant Oran, dans des crits prmonitoires, empor-te par la peste, la dsolation et la fuite de ses habitants ...

    Pour en savoir plus: Sur Oran et Camus Akoun Andr, N Oran, Paris, Bouchne, 2004, 144 pages. Baussant Michle, Pieds-noirs, mmoires d'exils, Stock, 2002,

    463 pages. Campos Georges, Les Palmiers d'Arzew, Cannes, chez l'auteur,

    1989, 197 pages.

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    Djma Abdelkader, Camus Oran, avant-propos d'Emma-nuel Robls, Michalon, 1995, 118 pages.

    Gonzals Jean-Jacques, Oran, Sghier, 1998, 173 pages. Hamouda Ouahiba, Albert Camus l'P1'euve d'Alger rPubli-

    cain, Alger, OPU, 1991, 215 pages. Hureau Jolle, La Mmoire des Pieds-noirs, Paris, Olivier

    Orban, 1987, 279 pages. Lottman \lerbert, Albert Camus, Seuil, 1978, 687 pages. Savarse Eric, L'Invention des pieds-noirs, Sghier, 2002,

    284 pages.

  • Misre dans le bled

    A la veille de l'insurrection, la plupart des musulmans vivent encore

    dans les campagnes, le bled. Leur dtresse nourrit un nationalisme primitif,

    bti sur le rve de prendre la terre du roumi , l'Europen.

    La dtresse des paysans algriens la veille de l'insurrection de novembre 1954 est trs grande. Prs des trois quarts de la population musulmane vit encore dans les campagnes, le bled , comme on dit l'poque. Ces damns de la terre, victimes d'une fatalit autant naturelle que sociale, sont crass sous la poussire et la chaleur, puiss par la nature et la brutalit des hommes.

    Dans son livre La Colline oublie, publi pour la premire fois en 1952, l'crivain Mouloud Mammeri raconte mieux que quiconque la vie quotidienne de paysans en Kabylie : Le plus grave, c'tait cette tristesse qui suintait des murs; ces nes lents qui descendaient les pentes, ces bufs somnolents, et ces femmes charges qui semblaient s'acquitter sans

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  • JOIe d'une corve insipide qu'elles avaient tout le temps de finir. I1 semblait qu'ils avaient devant eux l'ternit, alors ils ne se pressaient pas; on aurait dit que les hommes et les femmes n'attendaient plus rien, les voir si indiffrents la joie. [ ... ] I1 Y avait partout comme un avilissement, une fatigue de vivre, et n'tait le respect d leur anctre aim de Dieu, c'tait se demander si, aux prires de nos marabouts, la baraka du grand saint ne restait pas muette, comme s'il ne nous aimait plus, sourde, comme si elle n'entendait plus nos voix.

    L'Algrie est, d'abord, un immense espace rural. Et la terre est la plus longue mmoire de l'histoire algrienne. Dpositaire impassible des habitats dtruits, des instruments de travail, du dplacement des populations, elle enferme beaucoup de ses secrets ; elle permet de suivre la respiration des civilisations successives; elle englobe presque tout: la sueur des hommes et la proprit du sol, la fo-dalit institue depuis longtemps et l'allgeance des familles, l'impt et l'tat lointain, la religion, la sorcellerie ou le culte de saints locaux, les marabouts ...

    Jusqu'en 1914, la colonisation franaise a li son avenir conomique presque uniquement l'agri-culture. Colonisation et colonisation agricole devinrent synonymes, au point que le mot colon ,

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    en mtropole, dsignait surtout l'ensemble des habitants europens des colonies, alors que le mot signifiait, pour les Europens d'Algrie, les seuls agriculteurs.

    Avant l'arrive des Europens, l'Algrie ignorait la proprit prive. Elle ne connaissait qu'une hirarchie complique de droits d'usage, lesquels se dcomposaient en deux grandes catgories . : les droits du bey en sa qualit de souverain, et les droits des tribus.

    Aprs la conqute, l'tat franais, hritier des droits de souverainet, saisit les terres du bey, puis les partage et les distribue aux colons franais. Les mesures de cantonnement prises entre 1847 et 1863 ont pour objectif de rendre des terres dispo-nibles pour la colonisation. Les tribus deviennent propritaires des territoires dont elles ont la jouis-sance permanente et traditionnelle , prcise le snatus-consulte du 22 avril 1863. Cet acte lgal dtruit d'un seul coup la pyramide des droits qui avaient assur jusqu'alors la subsistance du modeste cultivateur en empchant que la terre circule librement.

    L'application des lois franaises sur la proprit prive de la terre s'accompagne d'un programme de dmembrement des grandes tribus. En temps de famine, celles-ci ne peuvent plus procder aux

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  • distributions gratuites des rserves de grains prove-nant des dons et impts de leurs sujets tribaux. La loi de 1863 met galement fin aux distributions de bienfaisance des loges religieuses locales (zaouas) tirant leurs ressources des biens habbous , c'est- -dire des terres religieuses exp loi tes de faon collective. Ces proprits, une fois devenues terres prives, se trouvent jetes sur le march. Ainsi dis-parat tout un ensemble de dfenses conomiques vitales, laissant, en temps de disette, la population rurale totalement dpendante des prteurs et des marchands de crdit.

    La population musulmane, estime environ trois millions de personnes au moment de l'arrive franaise, stagne entre 1830 et 1860 (sous l'effet de la guerre de conqute et de la dstructuration agri-cole), pour passer trois millions et demi en 1891 et atteindre prs de cinq millions en 1921. Dans les campagnes algriennes, la rvolte d'El-Mokrani, en 1871, en Kabylie, est la dernire grande tentative de rsistance arme pour une priode d'environ quatre-vingts ans. Dans le monde rural, l'hostilit la prsence franaise se perptue toutefois sous une forme voile, latente. Mais il survit une aristo-cratie indigne qui fait cause comnlune avec les Franais, et dont certains membres deviennent les administrateurs de la population rurale, au nOIn de

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    l'tat franais. Pour avoir une ide de l'importance de cette couche dirigeante, il faut savoir qu'au moment o clate l'insurrection de 1954, 600 pro-pritaires musulmans possdent chacun plus de 500 hectares.

    Peuplenlent, dfrichement, nouveaux villages, esprit d'entreprise, hausse des rendelnents craliers, essor de la vigne ... , l'arrive des Franais dans les campagnes bouleverse tout un univers. Les lois du 26 juillet 1873 (loi Warnier) et du 22 avril 1~87 permettent aux Europens d'acqurir ou de porter leurs possessions 400000 hectares. Entre 1871 et 1919, quelque 870 000 hectares sont livrs aux colons. Ceux du dpartement d'Alger russissent quadrupler leurs possessions durant cette priode. D-epuis le dbut de la conqute jusqu'en 1919, les musulmans avaient perdu 7,5 millions d'hectares, que l'tat et les particuliers (colons) ainsi que des grandes socits capitalistes s'taient partags. Le secteur moderne agricole se concentre dans la rgion la plus favorable de l'Algrie: le Tell (98 % des spoliations).

    Dans l'entre-deux-guerres, la production de l'agriculture europenne