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Issu d'une famille juive polonaise, Charles
Denner arrive à Paris à l'âge de quatre
ans. Durant la Seconde Guerre mondiale, il
entre dans la Résistance et participe aux
combats du Vercors. En 1945, il apprend
l'art dramatique chez Charles Dullin tout
en gagnant sa vie comme tailleur ou
maroquinier. En 1948, remarqué par Jean
Vilar alors qu'il interprète au théâtre un
rôle de clown dans Les mamelles de
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Tirésias d'après Guillaume Apollinaire, il
intègre la troupe du Théâtre National
Populaire. En 1955, il débute au cinéma au
côté de Gérard Philipe dans La meilleure
part d'Yves Allégret. La carrière
cinématographique de Charles Denner
commence grâce au théâtre : Claude
Chabrol, séduit par l'étrange séduction du
Goering que le comédien interprète sous
ses yeux dans La résistible ascension
d'Arturo Ui, lui propose en 1962 de
l'engager pour Landru. Denner, affublé
depuis l'âge de vingt-cinq ans de rôles de
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vieillards avec faux nez et perruque,
accepte sans hésiter de se raser le milieu
du crâne et de se laisser pousser les
favoris, pour mieux devenir Gambais : un
personnage qui, grâce à la maîtrise
incomparable de son jeu, atteint une
performance digne du Monsieur Verdoux
de Charlie Chaplin. Le succès de Charles
Denner lui vaut alors d'être sollicité pour
de nouveaux rôles de sadiques barbus.
Mais l'acteur refuse la facilité. C'est donc
dans La vie à l'envers, film d'un parfait
inconnu - Alain Jessua -, qu'on le retrouve
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en 1963, traduisant à merveille le lent
glissement d'un solitaire vers
l'internement à vie. A la fois banal et
émouvant, Denner accroche, y compris
dans des rôles de second plan
(Compartiments tueurs, 1964, et Z, 1968,
de Costa-Gavras ; Le voleur 1966, de Louis
Malle). Dévoué à la cause de ses
personnages jusqu'à oublier tout le reste
("je suis habité par une monomanie"),
Denner est un artisan de l'émotion
humaine. Tantôt maître chanteur (Mado,
1976, de Claude Sautet), tantôt père
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déchirant (Le vieil Homme et l'enfant,
1966, de Claude Berri), tantôt dératiseur
puceau jusqu'à sa rencontre de
Bernadette Lafont (Une belle fille comme
moi, 1972, de François Truffaut), il fait
plus que jouer : il sert.
Aidé en cela par le charme d'une voix
singulière dans laquelle, sous une rudesse
apparente, vibrent les nuances les plus
subtiles du désir, de l'espoir ou de la
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déception. Mais les personnages que
Denner affectionnent sont ceux que
dévore une obsession obscure. Bien qu'il
excelle également dans le registre du pur
comique (Robert et Robert, 1978, de
Claude Lelouch), il préfère l'ambiguïté.
C'est François Truffaut qui, neuf ans
après La mariée était en noir, offre à
Charles Denner un rôle à la mesure de son
talent. Devenu Bertrand Morane, L'homme
qui aimait les femmes, Denner assure au
film d'abord pressenti comme une comédie
dramatique une dimension plus profonde.
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Ecrivain rongé par la passion des femmes,
Morane-Denner n'est pas un dragueur,
mais un homme tout simplement, au
silencieux mal-être, poétique et tendre.
Dans son univers où les jambes des
femmes sont "des compas qui arpentent le
globe et lui donnent son équilibre et sa
forme", Denner touche au point de
l'égarement à la fois douloureux et
souriant. C'est lui, selon Truffaut, "le
comédien poétique par excellence", qui
imprime au scénario le ton d'un film
devenu depuis inoubliable. Après une
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dernière apparition dans Golden Eighties
(1985) de Chantal Akerman, Charles
Denner, malade, se retire.
Charles Denner joue au théâtre jusqu'au
début des années 1970. Il se distingue
notamment dans Les Mamelles de Tirésias,
dans Le Cid, dans Lorenzaccio et dans
Tambour dans la nuit.
A la télévision, il joue Les Rustres (1963)
de Jean Pignol, L'Idiot (1968) d'André
Barsacq, La Sourde Oreille (1980) de
Michel Polac, ou Espionne et tais-toi
(1985) de Claude Boissol.
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Meilleure interprétation masculine, 1977
au Césars du Cinéma Français pour le film :
Si c'était à refaire.
Césars 1978 : nomination au César du
meilleur acteur pour L'homme qui aimait
les femmes
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Quel comédien exceptionnel que Charles
Denner, il a joué avec les plus grands, il a
été dirigé par les meilleurs metteurs en
scène, curieusement personne ne lui rend
hommage et même sur internet il est très
difficile de trouver un entretien ou un
article qui lui est consacré. Le but de ce
livre est de parler de ce grand comédien à
travers quelques films exceptionnels de
Lelouch, Truffaut et consort. Pour la
petite histoire il est bon de noter que
Charles Denner faillit être engagé pour
jouer Joseph dans les Compagnons de Baal,
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rôle qui finalement sera dévolu au futur
Popeck Jean Ebert. Enfin il est bon de
rappeler que Jean Laurent Cochet faillit le
mettre en scène :
- J'ai voulu monter une pièce que j'aurais
bien aimé jouer, "La foire d'empoigne", qui
est une de ses plus belles pièces avec un
double rôle sublime joué par le même
comédien, le rôle de Napoléon et celui de
Louis XVIII qui avait été très mal joué
par Paul Meurisse…Et comme Charles
Denner, qui était avec Mazotti les deux
seuls pouvant jouer ce rôle, était à
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l'époque très malade, je n'ai pas insisté.
Quand se passent de tels événements je
me dis que peut-être il ne fallait pas que
ces choses se fassent. J'ai rappelé
Anouilh qui m'a dit qu'il y aurait d'autres
rendez-vous.
Quel dommage s’aurait été, on s’en doute,
une magnifique rencontre et un fort beau
spectacle.
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Charles Denner c’est avant tout le théâtre
avec Jean Vilar, un grand nombre de
pièces dont bien sûr
Loin de Rueil :
Jean Rochefort Jacques l'Aumône
Armand Bernard Des Cigales
Laurence Badie Lulu Doumer
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Florence Blot Thérèse l'Aumône
Lucien Arnaud Thédore l'Aumône
Guy Saint Jean Le père Choque
Francis Miege Horace
Philippe Dehesdin Curiace
Rosy Varte Suzanne
Jean Obé Tonton
Charles Denner Butard
Christiane Minazzoli Marthe Baponot
Jean Marie Proslier Mr Baponot
Nicole Croisille Kiki la Cingalaise
Roger Trapp Clovis
François Leccia Michou
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Michel Barbey un client
Bruno Willy un reporter indien
René Alone un reporter indien
Philippe Avron un voyageur indien
Claude Confortes un voyageur
Jacques Champreux l'invité indien
Jean Pierre Duclos le reporter sportif
Le TNP présente "Loin de Rueil", une
comédie musicale de Maurice Jarre et
Roger Pillaudin d'après le roman de
Raymond Queneau, montée par Jean Vilar
et réalisée pour la télévision par Claude
Barma, avec une chorégraphie de Dirk
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Sanders.
Jacques l'Aumône est un petit gars de
Rueil. Son univers, c'est celui de la
banlieue, au milieu des petites gens,
personnages pittoresques s'exprimant "à
la Queneau". Fils de modestes bonnetiers,
il nourrit une passion exclusive et sans
espoir pour la jeune Camille Magnin. Cet
amour le pousse à dépenser des trésors
d'imagination, nourris par le cinéma : il se
voit tour à tour, boxeur, député,
inventeur, académicien, empereur, pape ...
Après mille péripéties, il matérialise ses
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rêves en devenant une vedette de cinéma
sous le nom de James Charity.
L'action se déroule entre 1925, l'année où
le cinéma commence à devenir populaire,
et 1938. La comédie musicale comprend de
multiples et courts tableaux : "Sur une
place de Rueil", "Au café Poléon", "le
laboratoire de Jacques", la fête foraine",
un bar-dancing en Amérique du Sud, "de
nouveau au Poléon" et "dans la salle du
Rueil Palace".
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Claude Chabrol, le cinéaste de Que la bête
meure, a traité l'affaire Landru avec
humour et dérision. Ce film est une farce,
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une œuvre de vaudeville où la satire
bourgeoise chère au cinéphile de la
Nouvelle Vague est loin de l'analyse
psychologique ou de la mise en tension en
règle dans une œuvre avec un tueur en
série. Ainsi, Chabrol passe tout son temps
à suivre le citoyen Landru avec sa caméra
dans des décors de scènes théâtrales et à
se moquer des politesses de classe
surélevée d'époque.
Il va sans dire que le bon vieux Henri-
Désiré aurait pu aller frapper à la porte du
gendarme pour demander une place au
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souper. Il n'avait pas besoin de faire tant
de chichis et d'escroquer tant de femmes
esseulées. Il aurait suffit de rester en
bon terme avec le fonctionnaire de
proximité. Il aurait reçu une tape sur
l'épaule après avoir avoué ses difficultés
financières. René le képi et Henri-Désiré
auraient ri et pleuré. Le voisin en uniforme
lui aurait même prêté un peu de sou. Il n'y
a rien d'insolvable en ce bas monde. Les
crimes du barbu bleu n'étant pas une
histoire de perversion sexuelle (Bleu
Landru tuait pour le profit financier),
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comment donc en vouloir au pauvre chou ?
De surcroît, Henri-Désiré était
typiquement français ; il était un beau
parleur que le ridicule et la peur
n'atteignaient pas. Il mettait de beaux
costumes et avait des manières. Il portait
le chapeau et la canne. Sans aucun
suspense, il assassinait une succession de
naïves victimes charmées par la courtoisie
d'un tueur rigoureux. Pour adoucir
l'horreur des crimes d'un sadique, Henri-
Désiré a même eu droit à son réquisitoire
façon Émile Zola sur le banc des accusés.
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Décontracté comme un chaton protégé par
sa maman, Henri-Désiré nous a fait
l'honneur de son éloquence avec laquelle il
invitait les femmes à le rejoindre dans sa
maison de campagne avant de les découper
et de les brûler au poêle.
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«Oh merde!», est la première réaction de
Claude Chabrol à qui on apprend au
téléphone la nouvelle de la mort de Charles
Denner. Et Chabrol, qui précise que
généralement il n'aime pas beaucoup
parler des morts, d'enchaîner en
ponctuant ses souvenirs d'autres «merde»
et de «c'est trop con»: «Je l'avais repéré
au théâtre dans une représentation
d'Arturo Ui où il jouait un Goebbels
formidable avec une perruque rousse
extravagante.» Comme les producteurs de
Landru, dont Carlo Ponti, rechignaient à
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miser sur un parfait inconnu, Chabrol
inventa un stratagème chabrolien: «J'avais
fait faire des bouts d'essais à huit
ringards et à Denner. Ce fut donc lui qui
fut retenu. Ce qui le réjouissait, c'est
qu'on ait dû lui raser la tête pour le rôle,
c'est le genre de métamorphose physique
qui l'enchantait, comme de jouer sur le
timbre de sa voix avec une diction
toujours superbe: il allait pêcher des
accents de fond, des accents de ventre,
tout à fait incroyables.»
Et de fait, Charles Denner fut un Landru
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superbe, tout d'inquiétude et d'humour
froid, qui frôla la performance de Chaplin
dans Monsieur Verdoux.
«C'est ce mélange de bonhomie et de
terreur qui a fait le succès de
l'interprétation de Denner, poursuit
Claude Chabrol, il se régalait à composer
ce personnage de petit bourgeois qui
trucide avec une vraie ferveur
domestique. Ça ne se voyait pas forcément
à l'écran mais c'était un garçon très drôle,
très déconnant, mais aussi avec une
profonde tristesse dans le fond. Un vrai
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clown, au sens noble du terme.»
Ce sont ses qualités schizophrènes qui
amèneront Chabrol, quelques années plus
tard, à refaire appel à lui pour son Marie-
Chantal contre Dr Kha. Denner avait-il été
troublé par son succès dans Landru? «Oh,
ce n'était pas le genre de la maison,
poursuit Chabrol, Denner était à des
encablures de toute mondanité, un vrai
pudique, un grand modeste, un type bien,
tout simplement.»
A la charnière des années 60-70, Charles
Denner va devenir un acteur d'avant-scène
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par la grâce de trois cinéastes qui n'ont
que de très lointaines parentés. D'abord,
Costa Gavras qui l'enrôle en 1968 dans
l'aventure de Z, ensuite Claude Lelouch qui
lui confie un rôle de fantaisie dans le
Voyou, un de ses rares films
volontairement comiques, avant de le
réemployer, fidèle, tout au long des
années 70, notamment dans Toute une vie
ou Si c'était à refaire. Mais c'est surtout
François Truffaut qui, à deux reprises,
comme un contrepoint ou un exorcisme
d'Antoine Doisnel, va faire de Charles
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Denner son porte-parole masculin: d'abord
dans la Mariée était en noir où il incarne
un des assassins accidentels traqués par
Jeanne Moreau, et surtout en 1976 dans
l'Homme qui aimait les femmes, le film-
manifeste de Truffaut, où Denner saura
donner à son personnage d'obsessionnel
une impressionnante carrure de
vraisemblance, car tout entier hanté de
fragilité, d'humour et de mystères.
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Le 22 mai 1963, le député grec Grégorios
Lambrakis est mortellement blessé par un
triporteur, alors qu’il sort d’un meeting
pacifiste à Salonique. Si la police parle
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d’accident, un juge est convaincu que les
autorités ont couvert un mouvement
d’extrême-droite et de hauts
fonctionnaires seront inculpés. "Le 17 avril
1967, raconte le cinéaste d’origine grecque
Costa-Gavras, j’étais en Grèce pour voir
mes parents. Le 19, dans l’avion du retour,
j’ai lu le livre de Vassili Vassilikos sur
l’affaire Lambrakis et décidai sur-le-
champ de l’adapter pour le cinéma. Le 21
avril, les colonels prenaient le pouvoir…"…
et les accusés étaient aussitôt réhabilités.
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Costa-Gavras obtient une avance de
United Artists et se met à travailler sur
le scénario avec Jorge Semprun dans une
maison du Loiret, à l’automne 1967.
"L’assassinat de Lambrakis a été suivi par
les Grecs comme une énigme policière,
avec ses expertises, ses démentis, ses
rebondissements spectaculaires. C’est
ainsi que Semprun et moi avons conçu le
scénario. Afin d’universaliser notre cri de
colère, de démonter le mécanisme de la
répression politique, d’où qu’elle vienne et
de le rendre accessible au plus vaste
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public." Autant dire que les idées de
tourner le film en noir et blanc, de faire
appel à des acteurs inconnus et faire
parler aux personnages un langage
incompréhensible "pour accentuer la force
des images" sont rapidement abandonnées.
Les premiers lecteurs sont Simone
Signoret et Yves Montand (que le cinéaste
a dirigés dans Compartiment tueurs) ; ce
dernier accepte avec enthousiasme le rôle
du député, même s’il n’apparaît qu’assez
peu (douze minutes dans le montage final).
Costa-Gavras, qui a débuté comme
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assistant-réalisateur (sur Mélodie en
sous-sol et Les Félins, notamment), connaît
beaucoup d’acteurs et obtient un casting
exceptionnel. Jean-Louis Trintignant
hésite entre le rôle du journaliste qui aide
à faire éclater l’affaire et celui du juge,
avant de se rabattre sur ce dernier.
Jacques Perrin est choisi pour le
journaliste, inspiré de la réalité par trois
ou quatre personnes. Marcel Bozzuffi
interprète le rôle de Vago, l’assassin du
député. "Ce qui me plaisait assez, c’est
cette espèce de "rire", de gouaille, de
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fausse sympathie -mais de sympathie tout
de même - des gens qui se savent impunis."
La garde rapprochée de Montand est
constituée de Charles Denner, Bernard
Fresson, Jean Bouise, Jean-Pierre Miquel
et Maurice Baquet, tandis que les
"dignitaires" sont incarnés par Pierre Dux,
Julien Guiomar et François Périer.
Mais à la lecture du scénario, trop
"politique" à son goût, la United Artists se
retire et exige même le remboursement
de l’avance. "J’ai alors cherché un
coproducteur à l’étranger, explique Costa-
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Gavras. Les Italiens ont eu très peur, les
Yougoslaves ont refusé net, quant aux
Roumains, ils n’ont jamais répondu. Puis,
j’ai demandé au Centre du cinéma une
avance sur recette qui m’a été (à mon plus
grand étonnement) accordée." Cette
avance ne correspond qu’à 1/10ème du
budget et le cinéaste abandonne le projet,
la mort dans l’âme. Il appelle Jacques
Perrin pour le lui annoncer mais le jeune
comédien, qui veut se lancer dans la
production, lui propose de l’aider à trouver
un financement. Il rencontre tous les
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acteurs qui sont prêts à renoncer à leur
cachet pour aider Z à se monter.
Mai 1968. Au festival de Cannes, qui va
vite être interrompu, Jacques Perrin,
Costa-Gavras et Jorge Semprun
rencontrent les représentants du cinéma
algérien, Ahmed Rachedi et Mohammed
Lakhdar-Hamina. "Deux jours après,
c’était entendu, l’Algérie participait au
niveau du Ministère de l’Information"
raconte Perrin, qui salue "le choix d’un
pays de prendre position contre la Grèce,
parce que c’est, en fait, une prise de
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position au niveau ministériel - non pas
comme en France par une production
privée." Mais trois jours avant le début du
tournage, le film n’a toujours pas de
distributeur ; au dernier moment, Perrin
obtient l’accord de la société Valoria Films
(qui a distribué entre autres La Grande
Vadrouille).
Le comité de censure demande à Costa-
Gavras de supprimer dans le scénario une
allusion à Charles De Gaulle. Il y était dit
que le gouvernement utilisait une
organisation d’extrême-droite, le CROC
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(Combattants Royalistes de l’Occident
Chrétien), pour assurer le service d’ordre
lors de visites officielles de chefs d’états,
dont celle du Général. Costa-Gavras, qui
admire l’homme du 18 juin, accepte sans
problème.
Le tournage débute à Alger en juillet
1968. À partir de six heures du soir, le
gouvernement bloque le centre-ville, afin
que les scènes d’affrontements entre
étudiants et forces de l’ordre puissent se
tourner sans encombres. Mais des
problèmes inattendus surgissent… "À
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partir du moment où vous donnez à
quelqu’un un casque, une matraque et un
poids simulant une arme, explique Costa-
Gavras, les sentiments se développent
rapidement, les rapports de force
s’établissent." Le cascadeur Yvan Chiffre
est chargé de régler ces séquences. "Sur
mille figurants, une partie sont en CRS ; je
leur fais distribuer des matraques en
caoutchouc mou, et leur apprends
comment simuler, sans frapper vraiment.
Mais dès que les CRS débarquent des
camions, les figurants se prennent
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complètement au jeu, frappant la foule à
bras raccourcis. Je suis même forcé
d’intervenir en pleine scène, quand un des
CRS s’acharne sur une femme à terre."
Costa-Gavras s’attache particulièrement
au personnage du juge incarné par
Trintignant. "Il fallait qu’il n’attire pas
l’attention, soit comme gommé, qu’il
traverse quasiment l’écran en rasant les
murs ! Le contraire du justicier américain."
Pour l’acteur, qui s’affuble de lunettes
fumées dérobant son regard, "j’ai
tellement adopté ce parti-pris qu’aux
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rushes, on s’est aperçu que mon
personnage n’existait pas, qu’il était
transparent. Il s’est trouvé qu’une fois le
film monté dans son ordre chronologique,
la "transparence" du petit juge s’inscrivait
exactement dans le contexte du film."
Après le tournage, Jacques Perrin se rend
en Grèce, formant un faux couple de
touristes avec Michèle Ray, l’épouse de
Costa-Gavras (ils se sont mariés au
consulat de France à Alger pendant le
tournage) afin de rencontrer le
compositeur grec Mikis Théodorakis. "La
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police ne me quittait pas de l’œil. Des
voitures noires suivaient la mienne, comme
dans un mauvais roman policier. Par une
chaîne d’intermédiaires, nous avons pu
faire savoir à Théodorakis ce que nous
désirions. Il nous a fait parvenir des
bandes magnétiques où il chante lui-même
les thèmes proposés." À Paris, Bernard
Gérard (le compositeur de Ne nous
fâchons pas et du Deuxième Souffle) a
reconstitué les thèmes et fait tous les
arrangements.
Le film sort en février 1969 et rencontre
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un énorme succès, remportant également
un prix d’interprétation à Cannes pour
Trintignant et deux Oscars (film étranger
- pour l’Algérie - et montage). Pour
Semprun, "la secousse de Mai 68 a eu,
sans doute, des conséquences directes sur
l’impact social de Z. D’abord, parce qu’elle
a fait sinon naître du moins cristalliser de
façon durable un vaste public pour ce
genre de films politiques. Réalisé avant
Mai 68, au moment où le projet avait été
conçu, Z n’aurait peut-être pas eu une
influence aussi vaste et prolongée dans le
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public populaire. "
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En 1971, Claude Lelouch est invité à un
dîner chez un ami, le réalisateur Pierre
Kast, où sont également conviés des
journalistes des «Cahiers du Cinéma». À la
fin de la soirée, ponctuée de réparties
obscures et prétentieuses (qui inspirera la
scène de repas de «La Bonne Année»),
Kast lui demande s’il a passé un bon
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moment. «J’ai dit : «Tu parles, je n’ai rien
compris à ce que j’ai entendu !». Je l’ai
revu le lendemain et (…) je l’ai remercié :
«Tu sais, hier soir je me suis renforcé
dans l’idée de faire un film sur la
confusion, pour montrer à quel point les
intellos mélangent tout. Ils sont séduits
par n’importe quel discours si l’orateur a
du charisme. Je vais faire un film là-
dessus». Je lui ai parlé de mon idée de
faire intervenir des voyous qui n’ont rien à
cirer de rien, mais qui se servent de la
politique pour faire de l’argent. (…) C’est
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ainsi que je suis parti sur «L’aventure c’est
l’aventure», avec l’idée de tout dire et son
contraire, de tout contrarier d’une
seconde à l’autre, de pratiquer en
permanence des marches avant et arrière,
le seul fil rouge étant : «Est-ce que ça
peut rapporter de l’argent ?».
C’est donc à un film «politiquement
incorrect» que s’attaque Lelouch, et c’est
ce qui va d’ailleurs faire hésiter certains
acteurs. Le premier auquel il pense, Jean-
Louis Trintignant (qu’il vient de diriger
dans «Le Voyou»), ne croit pas à l’histoire
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et pense ne pas pouvoir entrer dans le
personnage. Il est remplacé par Jacques
Brel. Simone Signoret doit interpréter la
prostituée qui harangue la foule. «Elle
aurait été étonnante en tribun. Mais elle a
eu peur». C’est Nicole Courcel qui s’y colle.
Charles Denner est rebuté lui aussi par
son personnage (Simon, le «névropathe
cyclique»), qui, selon Lelouch, «heurte ses
qualités humaines. Mais il est acteur avant
tout et il est finalement séduit par l’idée
d’interpréter un personnage aux antipodes
de lui-même». Lino Ventura a très envie de
51
travailler avec le réalisateur mais il est un
homme qu’il faut savoir convaincre et
mettre en confiance. Lelouch parle de son
groupe de Pieds Nickelés comme de
«voyous surréalistes»… L’expression ravie
l’acteur qui donne son accord.
Charles Gérard rejoint le casting sans
aucune hésitation morale mais il reste
encore un acteur à trouver. Lelouch pense
avoir déniché la perle rare. Ce n’est pas un
comédien mais un homme d’affaires, qui
loue régulièrement la salle de projection
des Films 13 pour y réunir ses clients.
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Bluffé par son charisme, il lui propose un
rôle dans «L’aventure c’est l’aventure».
«Je suis tenté mais, malheureusement, je
ne peux pas. Mes affaires sont en train de
démarrer et je n’ai plus une minute à moi.
Si vous m’aviez fait cette proposition il y a
quelques années, j’aurais accepté avec
plaisir. Dommage…». L’homme en question
s’appelle Bernard Tapie. Lelouch le
remplace par Aldo Maccione (déjà présent
dans «Le Voyou»).
Lorsque le cinéaste commence à raconter
l’histoire du film à Jacques Brel, celui-ci le
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coupe immédiatement : «Je vais vous dire
la vérité : je rêve de faire de la mise en
scène et vous êtes le réalisateur que j’ai le
plus envie de piller. J’aime la spontanéité
qui se dégage de votre cinéma. Je me fous
de ce que vous me ferez faire. J’ai avant
tout besoin de faire un stage : je vais vous
espionner…». Lelouch présente ensuite le
chanteur à Lino Ventura. Les deux hommes
sont très différents mais le courant passe
instantanément et une grande amitié va les
lier des années durant.
Lelouch commence le tournage du film par
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les scènes italiennes entre Maccione et
Ventura. D’emblée, le ton est donné et
restera le même tout au long des semaines
suivantes. L’équipe formée par les cinq
acteurs est une bande de joyeux lurons,
de grands gosses toujours prêts à
s’amuser. «Les mecs étaient heureux de se
retrouver tous les matins», raconte
Lelouch. «Ils bouffaient ensemble à la
cantine, ils se racontaient des conneries».
À Paris, lors de la scène de la fuite du
palais de justice, les bandits descendent
les escaliers en courant et les acteurs
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parient à celui qui arrivera le premier.
Mais Denner (que Ventura et Brel
appellent affectueusement le «Fêlé») n’est
pas très sportif et ne parvient pas à
courir aussi vite qu’eux. Au bout d’une
dizaine de prises, Lelouch décide de ne le
faire intervenir qu’en bas des marches. On
le voit effectivement surgir de derrière
une colonne (aux environs de la 103ème
minute) !
À New York, où l’équipe est venue tourner
une journée, Ventura et Charles Gérard
doivent jouer une courte scène dans un
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ascenseur. «Claude, voulant les cadrer en
contre-plongée, s’accroupit avec sa
caméra», se souvient Claude Pinoteau
assistant-réalisateur sur le film. «Mais
Lino et Charlot, appuyés contre la paroi
lisse de la cabine, fléchissaient
imperceptiblement les genoux, obligeant
Claude à se baisser chaque fois davantage
pour trouver son cadre. C’est seulement
quand Claude fut à plat au fond de la
cabine qu’il comprit leur stratagème en les
voyant à genoux !».
Cette ambiance dilettante va favoriser les
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improvisations de toutes sortes. Au Club
Méditerranée de Fort-de-France, alors
que acteurs et techniciens attendent de
prendre un avion pour Antigua quatre
heures plus tard, Lelouch repère un
escalier à colimaçon et filme la séquence
du «rêve d’Aldo», où Maccione en smoking
noir humilie Ventura habillé en domestique.
La scène où Ventura, Brel et Denner
parient sur les différents groupes qu’ils
viennent d’arnaquer est, elle aussi,
improvisée, en attendant que l’équipe
redescende. «C’était sans doute n’importe
58
quoi, mais à un moment donné ce n’importe
quoi devient l’essentiel» constate Lelouch.
Mais l’impro va aller encore plus loin dans
le délire avec la scène de «la classe» sur la
plage, qui est l’une des plus célèbres du
film. «J’étais dans mon bungalow un
dimanche», se souvient Claude Lelouch.
«On ne tournerait pas. J’ai aperçu les
quatre filles de dos, de loin, qui
regardaient la mer. Est passé Aldo, sur la
plage. Il était en plein repérage. Il est
passé une fois, puis une deuxième fois. Il a
accentué sa marche un petit peu, sans en
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faire des tonnes. Il voulait qu’on le
remarque. Je suis parti dans un fou rire !
Et puis je suis allé voir Aldo : «Alors, ça
marche ? –Non, pas terrible !». C’est à ce
moment-là que j’ai eu l’idée de tourner la
scène. J’ai réuni l’équipe et les acteurs.
Mais Lino n’a pas suivi : «Tu me fais chier.
C’est dimanche. Je me repose !». J’ai
tergiversé : «Tu ne marches pas avec le
groupe, mais tu peux te mettre au bout de
la plage, pour les observer. Tu te marres
de les voir faire les cons». Il a dit
d’accord. Mais dès qu’il a vu passer les
60
quatre il a éclaté de rire. C’était une scène
que je ne pouvais pas lui expliquer. Il l’a
vue sur pièce. Aldo savait ce que je voulais
puisqu’il m’en avait donné l’idée. Charlot
faisait n’importe quoi. Denner avait l’air
d’un échassier et Brel déconnait. Quand
Lino a vu ça, il est parti au quart de tour.
C’est quelqu’un qui ne pouvait pas tourner
ce qu’il ne comprenait pas… Il fallait le
convaincre».
Outre une partie du casting (Charles
Denner, Charles Gérard, Yves Robert,
Aldo Maccione), Lelouch a visiblement
61
repris plusieurs éléments de son dernier
film, «Le Voyou» : la scène jouée en italien
sans sous-titres, la voix off de Gérard
Sire sur les exploits des truands… Dans le
film, le faux enlèvement d’un enfant était
organisé à l’occasion d’un vrai concert de
Sacha Distel à l’Olympia. Dans «L’aventure,
c'est l'aventure», Lelouch filme le concert
de Johnny Hallyday au Palais des Sports
(auquel assiste réellement les acteurs) et
le chanteur est ensuite kidnappé avec son
consentement par la joyeuse bande. Le
plan à l’intérieur de la voiture une fois le
62
coup réalisé est identique dans les deux
films. Johnny connaît Lelouch depuis les
années soixante, époque à laquelle il lui a
réalisé des scopitones (les ancêtres du
clip) pour «Jamais plus je ne danserai»,
«Pour moi la vie va commencer» ou «Pas
cette chanson». Il est également très ami
avec Brel depuis ses débuts. «Pour être
décontracté, le tournage était
décontracté !».
Profitant d’être à Miami et d’être libres
jusqu’au lendemain midi, Ventura, Brel et
Gérard s’envolent pour Las Vegas assister
63
à un championnat de boxe. Au retour,
Gérard se fait disputer par Lelouch qui
avait besoin de lui pour tourner une scène.
Le «Charles» que le premier assistant
avait dégagé du plan de travail était
Denner, pas lui… Si ce dernier est le plus
souvent reclus dans sa chambre d’hôtel,
Brel et Ventura aiment faire des virées
avec lui pour des raisons bien
particulières, comme le raconte Charles
Gérard : «Dès qu’on partait en bagnole, les
deux l’encadraient pour le chambrer. Moi,
je servais de témoin, de public. Ils
64
s’arrangeaient toujours pour qu’on soit
tous les quatre dans la jeep : Denner, Lino,
Brel et moi, plus le chauffeur. Un jour, je
me suis échappé, parce que leur théâtre,
je commençais à le connaître par cœur. Ils
sont venus me chercher. Sans moi, ils ne
voulaient pas partir. Un autre type m’avait
remplacé dans la voiture, ils l’ont fait
descendre».
Dans l’avion qui ramène tout le monde à
Paris, acteurs et techniciens sont plutôt
tristes de voir cette aventure se
terminer. Sauf peut-être Jacques Brel qui
65
a rencontré à Antigua Madly Bamy,
actrice-chanteuse guadeloupéenne qui
deviendra la femme de sa vie. Toujours à
l’affût, Lelouch tourne durant le vol la
scène où Brel prend l’accent belge et se
fait servir du champagne par une hôtesse.
Si dans le film, il entre dans la cabine pour
détourner l’appareil, dans la réalité, il
demandera à prendre les commandes (il a
son brevet de pilote) ! Ce qui vaudra une
belle surprise aux passagers à l’écoute de
cette annonce : «Le commandant Jacques
Brel est heureux de vous avoir à bord !».
66
67
Simon Léotard, 49 ans, promoteur
immobilier, bourgeois libéral, rencontre
Mado, 22 ans, et découvre en elle un
68
personnage secret et attachant...
Claude Sautet poursuivait dans Mado son
portrait des relations homme/femmes et
plus précisément de cette génération
d'hommes d'âge mûr handicapé
émotionnellement, incapable
d'extérioriser leur sentiments. Michel
Piccoli, entre le mourant plein de regrets
des Choses de la vie, le flic glacial et
méticuleux de Max et les ferrailleurs et le
mari trompé sans réaction de Vincent,
François, Paul... et les autres est la figure
emblématique de ce type de personnages
69
chez Sautet à cette période.
Ici une complexe affaire de malversations
immobilière se mêle au drame intimiste
pour une nouvelle fois confronter un
homme à ses manques. Simon Léotard
riche promoteur immobilier va voir sa
destinée professionnelle et sentimentale
se dérober sous lui. D'un côté le suicide
d'un collaborateur le place sous le joug
d'un dangereux et douteux personnage et
de l'autre il se découvre de réels
sentiments pour Mado (Ottavia Piccolo)
jeune femme avec laquelle il couche
70
moyennant finance. Le parallèle entre
l'intrigue politico-financière et
sentimentale sert à confronter le héros à
ses contradictions. Capable de révolte et
de vraie astuce pour contrecarrer les
plans du redoutable Lepidon (Julien
Guiomar), il s'avérera incapable de
dévoiler avec sincérité ses sentiments à
Mado.
L'intrigue révèle progressivement Simon
comme un homme froid et détaché qui a
tendance à fuir lorsque les difficultés se
posent dans ses relations avec les femmes
71
puisqu'il a déjà été marié deux fois et
qu'une brève entrevue avec une ex (Romy
Schneider) à l'état d'épave nous montre
une autre victime de ses abandons. Cette
dernière scène nous montre ainsi ses
difficultés à communiquer puisqu'il
restera finalement muet sur ses
problèmes face à elle malgré la visite qu'il
aura lui-même sollicité. Avec Mado, Simon
semble servi puisqu'elle semble aussi
détachée et froide que lui, passant d'un
client à un autre sans remord et vivant sa
vie sans complexe. Confronté à la jalousie,
72
Simon ne saura rien faire d'autre que
mettre fin à leur relation plutôt que se
livrer à elle.
L'humanité de Mado se révèle pourtant
progressivement, entre ses amis nombreux
qu'elle cherche à aider et surtout
lorsqu'elle se révèle capable d'aimer avec
le peu fréquentable Manecca (Charles
Denner) pourtant plus ouvertement
amoureux que Simon. Ottavia Piccolo est
formidable dans ce personnage sensuel et
secret dont la fragilité se dévoile peu à
peu. Sa distance n'est qu'un masque prêt à
73
tomber face à celui qui saura se montrer
doux avec elle (son récit de sa première
rencontre avec Manecca) et l'actrice
d'autant plus touchante lorsqu'elle
s'abandonne avec aussi intensément que
sobrement (Manecca lui annonçant partir
sans elle, la conclusion).
Michel Piccoli est tout aussi formidable,
Sautet capturant avec finesse les élans
amoureux imperceptibles de cet homme
tel ce bref regard de déception lors de
cette scène où il se rend compte que Mado
n'est pas venue seule lui rendre visite
74
chez lui.
Il acquiert une vraie dimension tragique
dans la dernière partie, errant seul sans
oser se rapprocher d'une Mado dépitée
pour un autre et trouvant son réconfort
ailleurs (Jacques Dutronc excellent second
rôle récompensé d'un César). La joyeuse
allégresse et anarchie de la péripétie
routière finale ne fera donc que
l'enfoncer davantage et l'éloigner de
Mado. La belle dernière scène (un ton
coupée par Sautet furieux de voir Romy
Schneider mise en avant par le producteur
75
alors qu'elle n'a qu'un rôle très court) le
montre possiblement changé par l'épreuve
mais celle qu'il cherchait réellement est
définitivement perdue.
76
"Le commissaire Letellier (Jean-Paul
Belmondo) a vu sa carrière brisée par le
truand Marcucci (Giovanni Cianfriglia), à
l'issue d'un braquage qui a mal tourné.
Muté dans un commissariat terne, il
continue à chercher la trace de son
77
ennemi. Au moment où Letellier apprend
enfin le retour du braqueur à Paris, un
mystérieux tueur terrorise la capitale. Il
se fait appeler Minos, par référence à La
Divine Comédie, se présente à ses victimes
puis à l'opinion publique comme un
"justicier" et étrangle des femmes
célibataires à la vie sexuelle libre.
Letellier doit alors choisir entre assouvir
sa vengeance ou faire son métier de
policier et neutraliser un redoutable tueur
en série..."
D’aussi loin que je me souvienne, les films
78
de Jean-Paul Belmondo ont toujours fait
partie de ma vie. Et pendant que certains
se délectaient du beau Delon, moi je
n’avais d’yeux que pour l’athlétique Bébel
(en tout bien tout bonheur, of course
^__^). Bien entendu, je ne cherche
nullement à affirmer par là que l’un soit
meilleur que l’autre (je connais d'ailleurs
assez mal la filmographie d’Alain Delon
pour être honnête), mais seulement que
ses films m’attiraient davantage (je dois
bien en posséder plus d’une cinquantaine je
pense). À mes yeux, il était l’incarnation
79
rêvée du héros plein de classe, charmeur,
bagarreur et quasi invulnérable. Une image
qui marquera d'ailleurs durablement
l'acteur au point de le cataloguer pendant
longtemps dans ce registre réducteur de
spécialiste de la castagne et de la cabriole.
Ayant pourtant remarquablement débuté
sa carrière cinématographique chez Jean-
Luc Godard dans un registre nettement
plus dramatique avec des films comme À
bout de souffle ou Pierrot le fou, il lui
faudra ainsi attendre bien des années
avant de trouver enfin une légitime
80
reconnaissance de la profession grâce à
son rôle dans Itinéraire d’un enfant gâté
de Claude Lelouch (qui lui vaudra le César
du meilleur acteur). Des honneurs tardifs
que ne changeront de toute façon rien à
l'amour que le public lui porte, et qui lui
aura toujours été fidèle.
Réunissant de nouveau à l’écran le trio
magique qui avait fait le succès du
précédent Le Casse quatre ans auparavant,
Peur sur la ville permet à Jean-Paul
Belmondo de retrouver le compositeur
Ennio Morricone et surtout le cinéaste
81
Henri Verneuil ; poursuivant ainsi une
collaboration de longue date puisque les
deux hommes avaient déjà eu l’occasion de
travailler ensemble à plusieurs reprises
(Un singe en hiver, Cent mille dollars au
soleil, Week-end à Zuydcoote et donc Le
Casse), et qu’ils continueront d’ailleurs à le
faire par la suite (avec Le Corps de mon
ennemi et Les Morfalous). Et si le public a
généralement accueilli les films de Henri
Verneuil avec entrain, la critique n'aura
pas épargné non plus celui que l'on
surnommait parfois "le plus américain des
82
cinéastes français". De fait, s'il semble
plus qu'évident que Peur sur la ville
emprunte beaucoup à ses modèles
américains, assimiler Henri Verneuil à un
simple faiseur de films musclés "à
l’américaine" me semble extrêmement
réducteur. Ce long-métrage en est
d'ailleurs une brillante illustration.
Associant séquences spectaculaires dignes
des meilleurs films d'action à gros budget
(pas loin de 15 millions de francs en
comptant la campagne promotionnelle) et
suspense haletant de tout bon polar qui se
83
respecte, Peur sur la ville poursuit avec
brio la redéfinition du nouveau flic
moderne amorcée outre-Atlantique.
« Le schizo-machin à tendance paranoïde,
c'est pas mon truc ! »
L'image du gentil flic intègre est
désormais bien loin, et la notion de mal est
ici plus que jamais ambivalente. Le
personnage de l’irascible et insubordonné
commissaire Letellier évoque d'ailleurs
rapidement celui campé par Clint Eastwood
dans L’Inspecteur Harry de Don Siegel
(qui poursuivait déjà à l'époque un tueur en
84
série). Tous deux possèdent ce même
fichu caractère imprévisible (étant ainsi
autant craint que respecté par leurs
pairs), la même obstination (Letellier aura
d'ailleurs bien du mal à se passionner pour
Minos tant l'affaire Marcucci le hante) et
le même sens de l'humour noir (ainsi
s'exclamera-t-il : « C'est vrai qu'il a le
cœur qui saigne ! » après avoir troué un
suspect à la prose romantique). Le
personnage incarné par Jean-Pierre
Belmondo n'apparaît donc pas comme le
héros sympathique typique auquel l'acteur
85
nous a souvent habitué. De fait, Letellier
se révèle être un flic taciturne qui
n'hésite pas à employer la manière forte
(quitte à dégainer au sein d'une foule d'un
grand centre commercial) et semble
s'être désintéressé (blasé ?) du sort de
ses semblables (qu'il s'agisse de l'affaire
Minos qu'il commence par ignorer malgré
un nombre grandissant de victimes ou de
ce groupe de clandestins honteusement
exploité par un commerçant malhonnête).
Face à l'élégant et cultivé criminel Minos
(incarné par un Adalberto Maria Merli
86
absolument magistral), Letellier passerait
presque pour sombre rustre casse-cou et
sans cervelle. Ce que ne manquera
d'ailleurs pas de lui faire remarquer son
supérieur (interprété par l'impeccable
Jean Martin) : « Letellier ! Vous ne
trouvez pas que vous en faites un peu trop
? Dans le type petit flic rien dans la tête
tout dans les muscles ? » ; sans de
démonter, il lui répliquera ironiquement :
« Dans le fond, qu'est-ce que c'est que les
muscles ? Quelques grammes de gélatine
durcie placés où il faut ! Ça sert aussi
87
quelques fois à faire des flics vivants...».
Totalement incontrôlable et privilégiant
nettement à l'action à la réflexion (à
propos de La Divine Comédie dont le tueur
Minos s'inspire « Dis donc, si le type a lu
ce bouquin jusqu'à la fin, ça mérite une
remise de peine ! »), le personnage de
Jean-Paul Belmondo se revèle donc
presque aussi dangereux que les criminels
qu'ils pourchassent. À ces côtés, le
discret, mais néanmoins remarquable
Charles Denner apparaît comme le
complément idéal dans ce rôle de
88
coéquipier désabusé (« Je l'aimais bien
cette voiture, je m'étais habitué.» à
propos d'un colis qu'ils viennent de
recevoir : « C'est peut-être une bombe...
») ; renforçant davantage encore la
paternité du French Connexion de William
Friedkin (où il était également question de
deux flics entraînés dans de folles
poursuites, en voiture ou à métro, au cœur
d'une grande métropole).
Jean-Paul Belmondo au meilleure de sa
forme : un véritable cauchemar pour les
assureurs du film !
89
Pour cette coproduction franco-italienne à
la distribution logiquement métissée (les
français Charles Denner, Jean Martin,
Rosy Varte et les italiens Adalberto Maria
Merli, Lea Massari, Giovanni Cianfriglia se
côtoient donc auprès de la star Jean-Paul
Belmondo), Henri Verneuil ne s'est
évidemment pas contenté d'inspirations
américaines. En associant la structure
polar urbain à une terreur quasi
fantatisque (à travers Minos, son
effroyable œil de verre et son rictus
cruel) et à un soupçon d'érotisme (ancré
90
dans son époque, la libération sexuelle de
la femme se trouvant au cœur du film),
l'atmosphère très particulière de Peur sur
la ville se rapproche manifestement aussi
des "giallo" (ces fameux films policiers
d'angoisse) dont les italiens sont devenus
maîtres. La mise en scène sauvage des
meurtres (qui n'est pas sans évoquer la
pure tradition du Grand-Guignol), le travail
sur l'image très stylisée (qui multiplie les
plans inhabituels et ambitieux) et, plus
encore, la musique singulièrement
énigmatique d'Ennio Morricone (qui a
91
d'ailleurs souvent travaillé avec l'un des
plus grands spécialistes du genre, Dario
Argento) contribuent de renforcer cette
impression. En effet, savamment utilisée
par Henri Verneuil, la partition du prodige
italien parvient à instaurer un climat
d'étrangeté dès les premières images où
se dévoile un Paris nocturne et oppressant
; ou même à se faire oublier lorsque
l'action le justifie (la monumentale
séquence du métro est ainsi dépourvue de
tout accompagnement musical).
92
Peur sur la ville, le titre en dit long. Car
c'est bien de ça qu'il s'agit. Minos, ce
"cyclope" psychopathe qui ne trouve de
jouissance qu'à travers les meurtres qu'il
commet, préfigure déjà les croquemitaines
des slashers à venir ; le caractère
sociopathe en moins, car il prétend agir au
nom d'une certaine justice. Dans une
société en pleine mutation économique et
sociale, cet être à la sexualité refoulée
semble effectivement justifier ses crimes
en agissant au nom de la morale (il ne s'en
prend qu'à des jeunes filles aux mœurs
93
légères). Souffrant visiblement de
troubles importants de la personnalité, la
schizophrénie de Minos (en même temps
que l'hypocrisie de son attitude) est
judicieusement soulignée par le jeu sur les
miroirs auquel le réalisateur se livre.
Éminemment symbolique, l'utilisation de
ces surfaces réfléchissantes n'est
certainement pas anodine puisque, si
l'image qu'elle renvoie est inversée, elle
n'en reste pas moins fidèle (impitoyable
reflet de l'âme et de ses travers). Cette
dualité du personnage est
94
particulièrement bien retranscrite aussi
par le jeu saisissant et plein de sadisme du
comédien Adalberto Maria Merli (dont le
faciès inquiétant hanta bon nombre de mes
nuits d'enfant).
D'après les travaux du photographe de
plateau Vincent Rossell, voici à quoi aurait
pu ressembler l'affiche.
Toutefois, il ne faut pas se leurrer, comme
l'indique l'affiche où l'acteur arbore un
look qui n'est pas sans rappeler celui de
Steve McQueen dans Bullitt (alors même
qu'il n'apparaîtra jamais vêtu de la sorte
95
dans le film), Peur sur la ville est un long-
métrage qui a d'abord été conçu à la
mesure du talent (ou plutôt des talents)
de Jean-Paul Belmondo. Et malgré
l'antipathie que devrait logiquement
engendrer le cynisme du personnage, la
classe naturelle de Bébel nous le rend
immédiatement sympathique. Les dialogues
percutants de Francis Veber (le
réalisateur et scénariste des inénarrables
La Chèvre, Le Dîner de cons ou encore Le
Placard), feront le reste (« Vous me
relâchez, pourquoi ? » « Parce que t'as de
96
beaux yeux ! »). Bien sûr, il me semble
inévitable d'évoquer les cascades
insensées qui parcourent le film. Alors que
les avancées technologiques permettent
aujourd'hui de rendre possible toutes les
folies imaginables, ce que Jean-Paul
Belmondo a réalisé pour le film est
absolument incroyable. Littéralement
touché par la grâce, Jean-Paul Belmondo
frise ici l'excellence et nous offre les plus
beaux morceaux de bravoure de sa –
pourtant si riche dans ce domaine –
carrière.
97
À ce titre, l'apothéose de ce
déchaînement d'adrénaline me semble
incontestablement être cette
impressionnante course-poursuite où le
commissaire Letellier prend en chasse le
meurtrier Minos sur les toits parisiens, le
talonne au milieu des clients d'un grand
centre commercial, puis à bord de sa
bagnole dans les rues de la capitale, avant
d'enchaîner avec la traque du criminel
Marcucci à travers (et même sur !) le
métro de la grande ville. Soit près d'une
demi-heure durant laquelle l'action ne
98
faiblit jamais. Du jamais vu tout
simplement ! Pour ces cascades
impressionnantes, pour la réalisation
efficace de Verneuil, pour la bande
originale inspirée de Morricone, pour les
dialogues incisifs de Veber, pour la
performance impeccable des comédiens et
surtout pour la magnifique Belmondo, ce
long-métrage est à voir. Et si on pourrait
éventuellement titiller sur son final un
brin expéditif (quoique rudement bien
troussé) et son aspect légèrement daté
(ce qui fait son charme aussi), cela
99
n'empêche nullement pas Peur sur la ville
de demeurer encore aujourd'hui l'une des
références incontournables du polar
français d'action. Une réussite
parfaitement maîtrisée, qui fascine et ne
s'oublie jamais. Une réussite forcément
intemporelle.
100
Il y a bientôt trois ans apparaissait sur
Dailymotion une fin alternative au film
L’Héritier, réalisé par Philippe Labro en
1972. Dans ce film, l’un des meilleurs qu’à
tourné Belmondo durant cette décennie, il
interprète un directeur d’un important
groupe industriel et de presse, qui finit
assassiné alors qu’il s’apprête à révéler
des malversations au coeur de son groupe.
101
Dans la fin alternative, tirée d’une VHS
commercialisée au milieu des années 90,
Bart Cordell se fait effectivement tiré
dessus mais survit, comme le montre les
images où Belmondo sourit à son ami
Charles Denner, esquissant même un
sourire.
A l’occasion d’un livre à paraître sur
Belmondo, écrit par Arnaud Bordas, celui-
ci a rencontré Philippe Labro. Connaissant
l’existence de cette fin alternative par
Forgotten Silver, il lui a posé quelques
questions à ce sujet. Voici en exclusivité la
102
réaction du réalisateur, que j’avais eu le
plaisir de rencontrer en 2001 pour les
bonus dvd de L’Alpagueur.
« Je ne la connaissais pas mais, si elle
existe bien, cette fin alternative est une
honte. C’est moi qui ai signé ce film, de A
jusqu’à Z, même jusque dans les détails du
décor, truffé d’objets à moi, et je peux
vous dire que JAMAIS je n’ai voulu faire
une autre fin. Quelqu’un a dû récupérer, je
ne sais pas comment, des rushes et
retrouver une chute où Jean-Paul rouvrait
les yeux. Forcément qu’il les a rouverts
103
avant que l’on ne coupe la caméra ! Je n’ai
jamais eu aucun doute sur le fait que Bart
Cordell devait mourir à l’issue de mon film.
En revanche, le producteur m’a souvent dit
qu’on allait perdre 100 000 entrées avec
une fin pareille et qu’il ne fallait pas que
Cordell meurt car les fans de Jean-Paul ne
le supporteraient pas. Moi, je restais arc-
bouté sur mon idée et sur la phrase de
Fitzgerald qui est prononcée par un
journaliste dans le film : « Montrez-moi un
héros et je vous montrerai une tragédie.
». C’était ça la note d’intention du film, je
104
voulais montrer la mort tragique d’un
héros en pleine gloire, en calquant son
assassinat sur celui de Lee Harvey Oswald
par Jack Ruby. Il n’était donc pas question
de laisser vivre le personnage, même si,
quelque temps après le succès du film, on
est venu me proposer une suite, en arguant
que le personnage avait pu survivre à son
assassinat et que le film commençait à
l’hôpital, juste après la tentative
d’assassinat. Bref, modifier la fin de mon
film, quelque part, c’est du travail de
faussaire. La personne qui a fait ça n’avait
105
pas le droit de toucher à mon film ».
106
L'Homme qui aimait les femmes est un film
de François Truffaut réalisé en 1977, avec
pour acteur principal Charles Denner.
107
Bertrand Morane (Charles Denner) est un
homme qui aime les femmes, toutes les
femmes. La vision d’un genou, d’un mollet
ou d’un mouvement féminin est sa seule
raison de vivre. Il décide d'y consacrer un
livre en s'inspirant de ses expériences
personnelles.
Avant de confier le rôle principal de
L'Homme qui aimait les femmes au
comédien Charles Denner, François
Truffaut l'a engagé pour des rôles
secondaires dans La mariée était en noir
en 1967 et Une belle fille comme moi en
108
1972. À partir d’un scénario original écrit
par le cinéaste, François Truffaut
exprimait en 1977 sa fervente admiration
pour les femmes, qu’il a toujours aimées
passionnément et placées au centre de son
œuvre. L’homme qui aimait les femmes
n’est cependant pas l’histoire d’un
séducteur. Le film raconte avec humour et
gravité les tribulations d’un véritable
esthète, qui a, certes, de nombreuses
maîtresses, mais les aime toutes
sincèrement, chacune pour une raison bien
spécifique. Un simple geste, une image
109
furtive d’un genou ou d’une épaule lui fait
perdre la raison, et il n’a alors de cesse de
rencontrer la dame et de la posséder.
Double de François Truffaut dans le film,
Charles Denner reprenait le nom de
Bertrand Morane, qu’il portait déjà dans
La mariée était en noir du même
réalisateur. La personnalité très
particulière de l’acteur et la pléiade de
jolies actrices qui apparaissent à l’écran
(Brigitte Fossey, Geneviève Fontanel,
Nathalie Baye, etc.) confère à cette tragi-
comédie un charme fou.
110
Certaines phrases de ce film sont
savoureuses: "Les jambes des femmes
sont des compas qui arpentent le monde en
tout sens et qui lui donnent son équilibre
et son harmonie" ou celle d'un docteur:
"On ne peut pas faire l'amour du matin au
soir, c'est pour cela qu'on a inventé le
travail...". Comme souvent, Truffaut aime
faire découvrir au spectateur une
profession particulière, en l'occurrence
celle d'écrivain et d'éditeur (on retrouve
ce penchant dans plusieurs de ses films via
la passion de Truffaut pour les
111
maquettes). Il aime également développer
un thème abordé dans d'autres films, à
l'instar de sa passion pour les jambes, que
Trintignant ne se lasse pas de regarder à
travers un soupirail dans Vivement
dimanche. Blake Edwards a fait un
(mauvais) remake de ce film en 1983, qui
fut traduit en français par le déplorable
"L'homme à femmes" pour éviter la
confusion avec le film de Truffaut. C'est
n'avoir rien compris, car Denner campe
l'inverse d'un "homme à femmes", d'un
séducteur de supermarché dont le seul but
112
serait de multiplier les conquêtes. C'est un
homme "qui aime les femmes", jusque dans
leurs petits défauts, qui aime leur
présence ou au moins, leur vision.La
différence est de taille. Savoureuse
phrase de Denner: "Mais qu'est-ce
qu'elles ont, toutes ces femmes? Qu'est-
ce qu'elles ont de plus que toutes celles
que je connais? Eh bien justement ce
qu'elles ont de plus, c'est qu'elles sont
des inconnues."
Truffaut déclara: "Nous avons écrit,
Suzanne Schiffman, Michel Fermaud et
113
moi, le scénario de L'homme qui aimait les
femmes, à l'intention de Charles Denner
et par admiration pour lui. J'ai demandé à
Brigitte Fossey, Leslie Caron, Nelly
Borgeaud, Geneviève Fontanel, Nathalie
Baye, Sabine Glaser, Valérie Bonnier et de
nombreuses belles Montpelliéraines d'être
celles qu'il a tenues dans ses bras. Si une
phrase pouvait servir de dénominateur
commun aux amours de Bertrand, ce serait
celle-ci, de Bruno Bettelheim dans "La
Forteresse Vide" : "Il apparut que Joey
n'avait jamais eu de succès auprès de sa
114
mère".
L'excellent Charles Denner porte ce film
grâce à son charisme et à sa voix
délicieusement suave. Drôle et
attendrissant dans son rapport aux
femmes, inverse absolu de "l'homme à
femmes". Le film ne contient aucune scène
osée: l'instant érotique est, pour Morane,
celui où ses yeux se fixent sur des jambes
en mouvement. Après avoir déclaré son
amour à la littérature dans Fahrenheit 451
et son amour au cinéma dans La Nuit
américaine, Truffaut s'attèle à son autre
115
passion qui est celle des femmes. Grand
séducteur, on peut trouver une analogie
logique entre Bertrand Morane et François
Truffaut. Celui-ci signe une réalisation de
bonne facture, qui s'appuie en partie sur
l'originalité de la construction narrative.
Le film a déchaîné les foudres féministes
à sa sortie en 1977. Une critique de
Pariscope le qualifia même d'«inventaire
de pièces détachées exhibant des veaux
(les bonnes femmes) par pièces de
quatorze». Critique imbécile, car si on
cherche absolument à dégager un message
116
on pourrait aussi bien y voir un hommage
appuyé à la femme. Morane n'a rien d'un
collectionneur de conquêtes, il aime les
femmes -ou plutôt la femme- sous toutes
ses formes. Davantage qu'un séducteur
compulsif, c'est un grand enfant à la quête
de l'éternel féminin, à travers le prisme
de l'idéal maternel. Pour
Morane/Truffaut, l'amour des femmes
naît de la figure cruellement absente de la
mère. Blessure profonde qui accorde une
facette tragique et joyeuse à ce
tourbillon de conquêtes.
117
On retrouve sensiblement ce thème
(inversé) dans La Promesse de l'aube de
Romain Gary, dont le titre s'analyse
comme la promesse que la vie fait parfois
en offrant dès le plus jeune âge un amour
maternel passionné et inconditionnel :
promesse non tenue, puisqu'on ne
rencontre jamais plus une femme capable
d'un tel amour. Place à cet admirable
auteur, qui lui aussi aurait pu incarner cet
"homme qui aimait les femmes" : « Avec
l'amour maternel, la vie vous fait à l'aube
une promesse qu'elle ne tient jamais. On
118
est obligé ensuite de manger froid jusqu'à
la fin de ses jours. Après cela, chaque fois
qu'une femme vous prend dans ses bras et
vous serre sur son cœur, ce ne sont que
des condoléances. On revient toujours
gueuler sur la tombe de sa mère comme un
chien abandonné. Jamais plus, jamais plus,
jamais plus. Des bras adorables se
referment autour de votre cou et des
lèvres très douces vous parlent d'amour,
mais vous êtes au courant. Vous êtes passé
à la source très tôt et vous avez tout bu.
Lorsque la soif vous reprend, vous avez
119
beau vous jeter de tous côtés, il n'y a plus
de puits, il n'y a que des mirages. Vous
avez fait, dès la première lueur de l'aube,
une étude très serrée de l'amour et vous
avez sur vous de la documentation. Je ne
dis pas qu'il faille empêcher les mères
d'aimer leurs petits. Je dis simplement
qu'il vaut mieux que les mères aient
encore quelqu'un d'autre à aimer. Si ma
mère avait eu un amant, je n'aurais pas
passé ma vie à mourir de soif auprès de
chaque fontaine. Malheureusement pour
moi, je me connais en vrais diamants »
120
121
Deux "vieux" célibataires ayant dépassé la
quarantaine se croisent dans une agence
matrimoniale. L'un, Robert Villiers
(Jacques Villeret), est dramatiquement
timide, hésitant... ce qui est, on le
reconnaîtra facilement, tout sauf un atout
122
quand on désire devenir agent de la
circulation à Paris. L'autre, Robert
Goldman (Charles Denner), est très
susceptible, maladivement maniaque,
nerveux, crispé, asocial, et d'un caractère
si difficile qu'il n'a quasiment jamais de sa
vie esquissé l'ombre d'un sourire... ce qui
est, on le reconnaîtra facilement, tout
sauf un atout quand on est chauffeur de
taxi dans Paris. Tous les deux apparaissent
aussi misérables que candides. Ajoutons à
ce double portrait que tous les deux sont
enfants uniques ayant vécu la totalité de
123
leur existence jusqu'à ce jour sous le toit
de leurs mamans respectives, deux
mamans veuves de longue date, mères
poules qui continuent encore à décider
pour eux du moindre détail de leur
quotidien. Autour de la table de la salle
d'attente de l'agence matrimoniale, voilà
ces deux étrangers que tout sépare,
extrêmement gênés, intimidés, gauches,
maladroits, distants, se scrutant du
regard. Ils n'échangeront que quelques
rares mots durant la longue attente. Puis
Robert (Jacques Villeret) se voit obtenir
124
un rendez-vous fixé avec une inconnue
choisie par le directeur de l'agence (Jean-
Claude Brialy), et sortant le premier de
l'agence il va sur le trottoir d'en face
attendre son bus. Dix minutes plus tard,
Robert (Charles Denner) se voit lui aussi
obtenir un rendez-vous fixé avec une
inconnue par le directeur de l'agence, et
sort à son tour de l'agence. Constatant
que Robert est encore là perdu comme un
malheureux sur le trottoir à attendre son
bus en retard, Robert lui propose de le
reconduire avec son taxi... et lui fait payer
125
une course à l'arrivée ! Ils vont pourtant
sympathiser quelques jours plus tard,
leurs rendez-vous respectifs avec leurs
inconnues ayant été fixés par le directeur
de l'agence au même endroit et à la même
heure ! Commence alors une longue amitié
où ces deux caractères vont se découvrir
jusqu'à devenir inséparables au grand dam
du directeur de l'agence.
Claude Lelouch signe là non seulement une
magnifique double caricature de
caractères candides, simples et touchants,
mais aussi une excellente analyse des
126
méthodes pour le moins hasardeuses des
agences matrimoniales dans les années
1970, véritable exploitation de la détresse
morale et de la naïveté. Un film où
l'humour, omniprésent, est finement ciselé
dans les situations comme dans les
dialogues.
Pour écrire ce film, Claude Lelouch a
commencé par étudier longuement le
monde des agences matrimoniales, allant
jusqu'à mener une véritable enquête
préalable incognito sur le terrain,
magnétophone caché dans les vêtements
127
de comparses faux clients. "Toutes les
énormités qui fleurissent dans mon film
sont vraies, entendues par nous,
consignées sur bandes magnétiques..."
Robert Goldman : « À New York, tous les
taxis sont jaunes... comme le mien ! »
Robert Villiers : « Ah c'est curieux, cette
femme sur la photo, elle louche seulement
quand elle est posée sur la table ! »
Le directeur de l'agence : « N'importe
quel mensonge devient honnête quand il
s'agit de guérir les gens de leur solitude. »
128
Avec Robert et Robert, Claude Lelouch
retrouvait deux acteurs qu'il connaissait
bien.
Charles Denner avait connu le réalisateur
au début des années 1970, avec Le Voyou
(1970), puis Smic Smac Smoc (1971) et
L'Aventure, c'est l'aventure (1972). De
même, Jacques Villeret avait participé
sans son confrère à plusieurs films de
Lelouch : Le Bon et les méchants (1976) et
Un autre homme, une autre chance (1977).
Mais, surtout, ils avaient déjà travaillé
tous les trois ensemble pour Toute une vie
129
(1974) et Si c'était à refaire (1976).
130
Après le succès public et critique de son
premier film La Vie de château (pour
lequel il reçut le prix Louis Delluc), Jean
Paul Rappeneau voit grand. Souhaitant
frotter sa patte tourbillonnante à un
contexte plus ambitieux, il s’attèle (épaulé
par Claude Sautet) au scénario des Mariés
131
de l’an II et souhaite y confronter un
personnage extérieur aux multiples
tableaux offerts par le contexte agité de
la Révolution française. Le déclic quant aux
tribulations de son héros se fera lors de
recherches historiques, au détour d'une
peinture montrant des couples faisant la
queue pour divorcer à la mairie, ce droit
étant inauguré avec le régime
révolutionnaire. Après moult péripéties en
amont (Julie Christie envisagée au côté
d’un Warren Beatty enthousiaste
finalement aux abonnés absents) et
132
pendant le tournage (en Roumanie avec une
équipe inexpérimentée, un dépassement
des délais, une mésentente entre Jobert
et Belmondo), Rappeneau se sortira de
tous les écueils pour délivrer son film le
plus abouti et spectaculaire.
Les Mariés de l’an II constitue en quelque
sorte dans la filmographie de Rappeneau le
deuxième volet d’une trilogie entamée par
La Vie de château et conclue par Bon
Voyage. Dans ces deux derniers films, le
réalisateur s’appliquait à dépeindre une
période historique française
133
mouvementée, entraînant ses personnages
dans un grand récit romanesque. Le
souffle de l’aventure et le déferlement
des péripéties n’entament cependant en
rien la rigueur et la vérité de la
description du cadre. Ainsi Bon Voyage, un
des rares films à se dérouler dans une
France de 1940 en pleine débandade, qui
dépeignait avec lucidité la confusion du
moment qui allait aboutir au régime
pétainiste. Se situant durant la même
période, La Vie de château montrait
l’indolence et le détachement de la
134
noblesse rurale face à la situation
dramatique du pays. La comédie, l’aventure
et le rythme effréné viennent
heureusement toujours tempérer la
noirceur de la toile de fond, en partie
autobiographique pour Rappeneau qui fut
témoin enfant de ces événements.
Il en va de même avec Les Mariés de l’an
II qui nous fait remonter plus loin dans le
temps à l’époque de la Révolution. Sous le
regard détaché de Belmondo, on découvre
donc un pays à feu et à sang rongé par les
oppositions idéologiques. L’arrivée en
135
barque du héros sur la côte nantaise laisse
voir une jonchée de cadavres flottants.
Plus tard, ce sera une ville de Nantes
rongée par la famine où règne la suspicion
d’un complot royaliste qui sera montrée.
Suspicion qui entraîne procès et
condamnation arbitraires comme va le
découvrir à ses dépends Belmondo. Sans
parler des décisions scandaleuses comme
refuser du blé au peuple sous prétexte
qu’il est douteux car provenant d’un
supposé royaliste. Tout cela s’observe sous
le trait d’un humour décapant (l’avocat de
136
Belmondo qui, pour le défendre, l’enfonce
encore plus pour bien paraître, grand
moment comique) mais la virulence du
propos demeure. La description de la
noblesse réfugiée en campagne, détachée
des réalités et à l’arrogance hautaine
intacte sont tout aussi cinglantes.
Volontairement, Rappeneau ramène les
travers qu’il dénonçait dans les deux
autres volets de sa trilogie au temps de la
Révolution, puisque de tout temps les
vraies personnalités se révèlent quand
souffle le vent du chaos et de la
137
tourmente.
L’influence fondamentale du cinéma
américain sur Jean Paul Rappeneau,
largement visible dans La Vie de château
se révèle dans tout son éclat avec Les
Mariés de l’an II. Du propre aveu du
réalisateur, il tenta de marier l’ampleur
des westerns et films d’aventure
d'Anthony Mann et le timing comique de
Lubitsch. Objectif atteint, Rappeneau
s’avére clairement sans égal pour offrir de
la screwball comedy à la française et de
l’aventure trépidante. Déjà en tant que
138
scénariste, son écriture avait largement
contribué à la vitesse et au ton picaresque
de L’Homme de Rio. Durant le tournage
compliqué du film, le producteur Alain
Poiré tenta à de nombreuses reprises de
faire couper certaines séquences du script
pas forcément indispensables à l’avancée
de l’intrigue. Refus poli mais déterminé de
l’intéressé, maniaque de ses écrits, et pour
cause. Chez Rappeneau, le scénario et le
découpage (ici réalisé en amont pour le
film entier) sont les partitions d’une
symphonie trouvant son accomplissement
139
dans la mise en image. Derrière le vent de
folie de chacun de ses films repose une
horlogerie suisse méticuleusement
préparée, un château de carte qui
s’effondre si l'on en retire le moindre
élément. En ce sens, Rappeneau se
rapproche des plus grands maîtres de la
comédie (genre exigeant s’il en est malgré
les apparences) puisqu’un Wilder, un
Sturges ou un Lubitsch ne procédaient pas
autrement.
Cette science du rythme se manifeste de
diverses manières dans le film, à
140
commencer par sa concision étonnante
(1h35 à peine !) au vu de l’enchaînement
infernal de péripéties et de
retournements de situation. Rendue
imperceptible par Rappeneau, l’absence de
vrais morceaux de bravoure jouant sur les
cascades de Belmondo (qui entrait dans sa
grande période casse-cou « Bebel ») peut
étonner. A chaque fois que l’occasion se
présente pour le héros de mettre en
valeur ses facultés physiques (grand
argument publicitaire de ses films de
l’époque), le réalisateur joue de l’ellipse. Le
141
début du film où Philibert emprisonné à
plusieurs reprises, va ainsi constamment
jouer de l’ellipse pour ses évasions. L’usage
du montage est des plus inventifs, comme
lorsque Georges Beller le dissimule dans
une armoire avant son exécution. Revenu le
chercher, le meuble est vide. Vient ensuite
cette séquence où Belmondo est enfermé
seul dans un bureau d’où il observe de la
fenêtre un jardin de roses. Un zoom avant
en vue subjective nous rapproche de plus
en plus des fleurs quand soudainement une
main surgit dans le plan pour en arracher
142
une. Il s’agit de Philibert qui poursuit
tranquillement sa route, sans que l’on ait
vu son escalade et sa descente depuis la
fenêtre. Le fait d’y assister aurait ralenti
l’intrigue et ne présentait pas d’autre
intérêt que spectaculaire, inutile de s’y
attarder.
Tout le début du film fonctionne ainsi sur
ce ton alerte où nous sommes alimentés en
informations sur le contexte, les
personnages (la voix off truculente et si
particulière de Jean-Pierre Marielle fait
merveille), emmenés d’un lieu à un autre en
143
un temps record. Ce n’est que lorsque
l’enjeu principal reposant sur les
retrouvailles entre Charlotte et Nicolas se
joue que le film daigne ralentir. Alors qu’on
avait à peine pu savourer la reconstitution
fastueuse auparavant (superbes costumes
de Marcel Ecoffier), Rappeneau offre le
plus beau moment du récit avec la fête
clandestine chez les nobles cachés en
campagne. Tout se marie idéalement sans
le moindre dialogue : la grâce de la mise en
scène accompagne la danse endiablée des
nobles, le cache-cache et le jeu de
144
regards entre Belmondo et Marlène
Jobert, le tout porté très haut par la
musique romantique de Michel Legrand qui
signait là un de ses meilleurs scores.
Les courses-poursuites, coups de griffes
et gifles entre le couple vedette ne sont
pas oubliés par la suite mais s’inscrivent
dans une temporalité moins bousculée.
C’est seulement là, lorsque la dramaturgie
l’exige que le spectaculaire peut s’inviter.
On aura ainsi droit à un duel à l’épée
magistral entre Belmondo (forcément à
son aise après le Cartouche de De Broca)
145
et deux assaillants (l’équilibre entre les
fracas des armes et la musique de Legrand
est une nouvelle fois soufflante de
précision), puis face au marquis ténébreux
joué par Sami Frey. L’ironie peut alors
s’estomper et les sentiments exploser,
lorsque Charlotte si distante jusque-là
fond littéralement lorsqu’elle pense
Belmondo mort, oubliant ses rêves de
noblesse pour courir au chevet de son
homme. Le rapprochement final sur fond
de bataille épique fonctionne de la même
manière, le cadre chaotique du combat
146
entre les armées française et anglaise
servant d’obstacle à la réunion du couple
(une hilarante scène de divorce en mairie
avec un Bebel ahuri étant venue détendre
l’atmosphère entre temps).
Pour ceux qui ne voient en Rappeneau qu’un
cinéaste de la frénésie, l’autre histoire
d’amour du film vient apporter un cinglant
démenti. Même s’il leur réserve un beau
moment intime dans un arbre, Philibert et
Charlotte ne s’aiment que dans le conflit
(l’hilarante scène finale appuyant
définitivement ce fait). Plus romanesque,
147
scandaleuse et littéraire, la passion
interdite entre les frère et sœur joués
par Sami Frey et Laura Antonelli (qui pour
l’anecdote sera en couple avec Belmondo
suite au film) offre une vraie grâce
dramatique et mélancolique au film.
Objectivement pas indispensable pour le
récit (Alain Poiré voulut une nouvelle fois
jouer du ciseau à ce sujet) mais
fondamentale à l’équilibre du film. Leur
ultime scène offre une vraie mélancolie
suspendue, les montrant chevaucher côté
à côte et échanger le regard complice et
148
triste des amants maudits. Le Rappeneau
futur, moins cadencé et plus intériorisé de
Cyrano et du Hussard sur le toit (le sous-
estimé Tout feu tout flamme ayant
annoncé le revirement) se dessine déjà
dans ces instants.
149
Julie regarde un album de photos puis le
jette violemment avant de tenter de se
jeter par la fenêtre. Sa mère la reteint.
Plus tard, elle boucle sa valise en prenant
avec elle cinq liasses de billets et
remercie sa mère qui veut lui donner un
150
peu d'argent pour son voyage sur Paris. Sa
nièce l'accompagne à la gare. Elle monte
dans le train mais sort immédiatement de
l'autre coté de la voie et reste sur la cote
d'azur.
Elle cherche d'abord à rencontrer Bliss,
qui fête ses fiançailles. Elle croise aussi
Corey, l'ami qui lui servira de témoin. Julie
attire Bliss sur le balcon et le pousse dans
le vide. Elle s'envole ensuite pour les Alpes
où elle retrouve Coral, un petit employé
timide et solitaire chez lequel elle parvient
à se faire inviter et qu'elle empoisonne.
151
Sa troisième victime est un riche
industriel, politicien ambitieux, Morane.
Grâce à un faux télégramme qui éloigne sa
femme en l'envoyant au chevet de sa
mère, Julie se fait passer pour Mlle
Becker, l'institutrice de son petit garçon,
et s'introduit chez lui. Elle enferme
l'industriel dans un réduit où il périra
étouffé malgré ses supplications et ses
explications : la mort de David était
accidentelle. Cinq amis s'étaient réunis
pour boire ou chasser. C'est en jouant
avec un fusil que le coup est parti. Après
152
l'accident, ils décidèrent de ne plus se
revoir. Le jour de son mariage, à la sortie
de l'église, Julie Kohler a ainsi vu son mari,
David, se faire tuer sous ses yeux . Veuve
le jour de ses noces, Julie que sa mère
empêche de se suicider, est revenue sur la
place où, dit-elle, elle mena son enquête et
entreprit de se venger des cinq complices
de ce meurtre qui lui ont pris David son
amour d'enfance. Alors qu'elle s'apprête à
partir tuer le quatrième homme, elle
apprend par un journal que Mlle Becker est
inquiétée par la police. Par un coup de
153
téléphone, elle fait relâcher l'institutrice.
Au confessionnal, elle trouve une force
supplémentaire pour poursuivre sa
vengeance.
Elle retrouve Delvaux, un négociant
marron en voitures d'occasion. Mais celui-
ci est arrêté par la police au moment où
elle allait le tuer. Julie se fait alors
engager comme modèle chez Fergus, un
peintre pour lequel elle pose en Diane
chasseresse. Au cours d'une soirée chez
l'artiste, elle rencontre Corey, l'ami de sa
première victime, qui la reconnaît sans
154
pouvoir la situer précisément. Cependant,
Fergus est tombé amoureux de Julie, qui a
du mal à persévérer dans ses intentions
meurtrières. Corey découvre trop tard
l'identité de Julie : Fergus est mort, le
cœur transpercé par une flèche tirée par
Julie, laquelle se laisse arrêter par les
policiers... pour mieux rejoindre Delvaux,
le dernier survivant, dans la prison où il
est enfermé. Au cours d'une distribution
de soupe, Julie poignardera Delvaux.
La marié était en noir est un film
inflexible, la trajectoire implacable d'une
155
morte vivante qui n'a plus rien à attendre
ni de la vie ni d'une rédemption dans l'au-
delà. Julie Kohler n'a pu se tuer comme
elle en a l'intention au début du film. Sa
vengeance est une autre forme de suicide.
Plus douloureux sans doute car elle mesure
progressivement l'inhumanité de sa
vengeance sans pourtant pouvoir
s'arrêter. Le dernier plan, très long, finit
par ne plus rien cadrer que les barreaux
d'un couloir vide à l'image de son héroïne,
vidée dorénavant de toute attente.
156
Film extrêmement froid dans son refus de
toute empathie avec les personnages,
c'est par contre une des plus brillantes
mises en scène de Truffaut. Celle où la
référence à Hitchcock est la plus explicite
et revendiquée ne serait-ce que par la
musique confiée à Bernard Hermann.
La vengeance est une malédiction qui pèse
sur Julie, une folie qui s'est emparée de
celle qui au nom d'un pur amour d'enfance
se met en marche contre des célibataires
minables qui n'ont jamais cherché le
véritable amour et toujours en chasse de
157
femmes : "Quand on en a vu une, on les à
toutes vues" énonçait sans conviction Bliss,
le cavaleur. "Quand même, on veut les voir
toutes, c'est ça le problème lui répondait
Corey".
Pour Julie, le temps s'est à jamais arrêté
aux 10h20 de l'horloge de l'église et
Truffaut répète trois fois la séquence du
tir fatal comme en empathie avec Julie
lorsqu'elle déclare : "Pour vous c'est une
vieille histoire, pour moi elle recommence
toutes les nuits."
Cette répétition de l'horreur, Truffaut la
158
figure aussi par une répétition de zooms
avant allant jusqu'au gros plan,
extrêmement rares chez lui. C'est celui
sur le visage de Bliss qui comprend qu'il va
mourir. C'est celui sur le visage de la
logeuse de Coral, surprise par l'arrivée de
Julie. C'est celui sur le visage de Julie
lorsqu'elle lâche la flèche sur Fergus et le
rate (fatigue, sentiment possible pour le
peintre, chance de celui-ci qui a cassé son
fusain ?).
Tout aussi étrange le zoom arrière très
rapide qui s'éloigne des enfants de l'école
159
qui se précipitent vers Mlle Becker
relâchée. Le zoom arrière s'oppose au
mouvement des enfants qui vont vers leur
maîtresse et lui témoignent ainsi leur
amour. Il se poursuit par un gros plan de
Julie au confessionnal qui, elle, ne peut
bénéficier de cet amour. Tout juste
pouvait-elle accompagner sa nièce en blanc
au début du film comme une promesse de
vengeance de l'innocence bafouée. Dans le
confessionnal, elle est en noir et cherche
manifestement la damnation en affirmant
au prêtre que c'est lui qui vient de lui
160
donner le courage de continuer à tuer.
Dans la valise, Julie n'avait mis que des
tenues en blanc ou en noir et jamais elle ne
portera de couleur. Elle apparaît d'abord
en blanc à Bliss puis en noir à Coral, en
blanc à nouveau à Moranne, puis en noir à
Delvaux et enfin en Blanc à Fergus qui la
prendra pour modèle comme Diane
Chasseresse. Durant les quelques jours où
elle est emmenée à fréquenter ses
victimes, ses tenues jouent aussi de
l'opposition noir et blanc. Les gants ou
l'écharpe pouvant apporter un contraste
161
par rapport à la robe.
Des effets de mise en scène ponctuent la
marche vers les exécutions. Ce sont les
gros plans sur les cinq liasses de billets
dissociées sur la valise puis sur le tourne-
disque qui joue la musique de Vivaldi avant
que Julie n'exécute ses trois premiers
meurtres.
Après que Moranne ait pris en charge le
flash-back qui raconte la mort tragique de
David c'est au tour de Julie de raconter
son amour d'enfance. Le tourne-disque
était celui qu'elle écoutait avec David
162
lorsque, enfants, ils jouaient déjà au
mariage. Truffaut abandonne alors le gros
plan sur cet accessoire au profit de la
bague retirée du doigt du mari qui servira
alors de leitmotiv aux meurtres suivants.
On notera aussi la très belle idée à la
Lubitsch du geste de l'eau dans les fleurs
qui, en se répétant chez Corey après que
Julie l'ai produit devant lui chez Bliss, lui
rappelle qui elle est.
163
164
Ce qui m'a tenté, c'est de tourner avec
Lelouch, qui est quelqu'un qui sert bien les
acteurs. C'est très stimulant de travailler
avec lui. Je savais que tous les gens qui
avaient tourné avec lui avaient été
heureux, parce que c'est une expérience
un peu particulière. Il tourne lui-même
165
caméra à la main. C'est très vivant, on
tourne tout le temps !…
J'évite de faire des films difficiles trop
souvent. Ce qui ne veut pas dire que je
choisis la facilité. Le sujet de "Si c'était à
refaire" de Claude Lelouch était très
casse-gueule. Seulement, j'avais envie de
travailler avec lui, car c'est un formidable
directeur d'acteurs.
Catherine Deneuve, citée dans le livre de
Philippe Barbier et Jacques Moreau 1984
[Lelouch] voulait un peu casser mon image.
C'est ça le problème, ils veulent tous
166
casser votre image.
Pas du tout prétentieuse, fidèle et droite,
elle sait se marrer quand il le faut et elle
au moins s'éclate génialement quand elle
en a envie. […] Je me rappelle l'odeur de
son corps dans le sac de couchage où
Lelouch nous avait installés pour une scène
du film. C'était une odeur qui lui
ressemblait : personnelle, rare, chaude,
sensuelle, attachante. Je me souviens
aussi de ses fou-rires qui jaillissaient si
clairs.
Invraisemblable beaucoup plus que celle de
167
"Un homme et une femme", l'histoire de
"Si c'était à refaire" pourrait être en
outre odieuse. Mais il y a Lelouch. Son
bonheur d'expression, sa séduction
farfelue. Lui seul, sans doute, pouvait
faire passer les scènes mélodramatiques
où Catherine Deneuve cherche à se faire
faire un enfant, où Anouk Aimée (toujours
aussi belle, et, ici drôle) confesse avoir
séduit l'adolescent. Moments de grâce
cinématographique, à la limite, d'ailleurs,
de l'irritant. Le soleil éblouit, la baie de
Somme a le charme d'une Côte d'Azur
168
familiale, le cours d'histoire, au lycée, est
un rêve d'humour et d'intelligence, et la
caméra tourne comme en cœur qui
chavire... Un conte de fées, rosé et bleu
comme un petit nuage. Qui s'effiloche
tout de suite. Mais qui, le temps d'une
soirée, peut mettre de bonne humeur.
FIN
169
BONUS
170
Jean-Paul Rondin est libraire à Paris, près
du Panthéon. Il est mécontent car sa
boutique est située près d'un chantier de
rénovation de la ville ordonné par le
Ministre des Travaux Publics. Mais un soir,
la fille de Rondin disparaît après avoir
quitté son groupe d'amis. Le commissaire
171
Lalatte, que Rondin est allé voir, pense
qu'il s'agit d'une fugue. Mais cette
disparition n'est pas la première :
d'autres personnes ont disparu, dont vingt
touristes qui étaient venus visiter les
catacombes. En plus, des objets
disparaissent des musées et des aliments
sont volés.
En ce début des années 70 Paris est une
ville en pleine transformation réduite à un
gigantesque chantier, phénomène qui n'est
pas sans provoquer quelques réactions.
172
C'est sur ce postulat que Pierre Tchernia
va nouer avec son compère Goscinny une
intrigue ludique où les chantres d'une
modernité excessive et frénétique
(Charles Denner génial en ministre pédant
et mégalo) vont s'opposer à des
nostalgiques plus ou moins mesurés d'un
ancien Paris plus paisible et champêtre.
Le générique animé moquant les chantiers
en pagaille envahissant Paris s'oppose ainsi
à la première scène de Michel Serrault
montrant à un client de sa librairie
quelques photos du vieux Paris. L'histoire
173
repose sur un mystère amusant et
improbable où la ville est en proie à des
disparitions incongrues d'objets, de
personnes toutes liées au sous-sol parisien
: caves à vins fermées à clés qui se vident
de leurs meilleurs crus, légumes aspirés
dans le sol, cyclistes et touristes se
volatilisant en visitant les catacombes...
Lorsque sa propre fille est enlevée le
libraire et historien Jean-Paul Rondin
s'engage alors courageusement dans les
profondeurs pour la retrouver. Là il va
trouver une étrange communauté, "Les
174
Gaspards", qui a fui le béton et les bruits
de la ville pour vivre une existence paisible
et libertaire. Le gout de la bonne chair, du
vin et des arts répond ainsi à la frénétique
et froide modernité aseptisée du monde
du dessus. La folie des travaux du ministre
menace cependant cette quiétude mais le
meneur Gaspard de Montfermeil est prêt
à mener haut l'insoumission.
Tchernia parvient avec brio à mêler des
thèmes intéressant à son postulat
loufoque. Le réalisateur parvient très bien
à rendre le côté oppressant de cette ville
175
envahie par les grues et les bulldozers en
allant du plus petit (la pollution sonore et
visuelle de la libraire de Rondin prêtant à
de nombreux gags) au plus grand avec ces
plans d'ensemble où les véhicules de
constructions font disparaître et rendent
méconnaissables le paysage.
A l'opposé et assez paradoxalement
d'ailleurs le monde sous-terrain des
Gaspards semble plus ample et aéré que
l'extérieur, le seul lieu du film où on peut
réellement traverser un décor dans sa
largeur avec ses immenses carrières.
176
Tchernia multiplie les visions décalées et
poétique comme cette plante poussant
sous l'éclairage d'un ancien puits et ne
s'embarrasse pas d'un réalisme malvenu.
L'existence des Gaspards est celle de tous
les possibles et relève du conte dans leur
manière de communiquer et se nourrir des
ressources de l'extérieur tel des lutins ou
farfadets des forêts vivant à l'insu des
hommes. Tchernia et Goscinny voilent
d'ailleurs d'un amusant mystère les
capacités des Gaspards en début de film
avant d'assaisonner le tout de gags
177
irrésistibles par la suite : Serrault qui
s'échappe en surgissant d’une tombe en
plein enterrement, l'attentat contre le
ministère rendant la bâtisse bancale.
Au final ces bons vivants à la communauté
paisible semblent bien moins dangereux
que ce ministre prêt à entourer Notre
Dame de deux affreux buildings. Philippe
Noiret apporte toute la nonchalance et
bonhomie voulue à son Gaspard et délivre
une prestation savoureuse. Michel
Serrault (déjà du précédent Tchernia Le
Viager et acteur fétiche de celui-ci) est
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tout aussi bon et apporte une nature plus
mesurée mais non moins passionnée avec le
personnage de Rondin.
Le casting est d'ailleurs un joyeux
patchwork des grands seconds rôle
français de l'époque venu s'amuser pour
un temps de présence plus ou moins long :
Michel Galabru en commissaire, Annie
Cordy, Jean Carmet, un tout jeune Gérard
Depardieu, Roger Carel, Gérard
Hernandez... Un très bon moment qui
incite à creuser plus en avant la
filmographie de Pierre Tchernia.
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