bats -artémis de marseille

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133 L’amitié entre Marseille et Rome était proverbiale dans l’Antiquité et bien exprimée par des auteurs comme Cicéron, Strabon ou Trogue-Pompée. Cicéron vantait la fidélité de Marseille dans son appui à la conquête romaine de la Gaule depuis la fin du II e siècle av. J.-C. Trogue-Pompée rappelait qu’en venant fonder Marseille, les Phocéens avaient fait escale à Rome et s’étaient liés d’amitié avec le roi Tarquin l’Ancien qui y régnait alors. En complément, l’archéologie est venue illustrer les liens de Marseille avec l’Étrurie au cours des trois premiers quarts du VI e siècle à travers sa propre consommation et la distribution de vin étrusque sur le littoral de la Gaule : ce n’est cer- tainement pas par hasard que les Phocéens sont considérés comme les promoteurs de l’emporion de Gravisca, le port de la cité de Tarquinia d’où sont originaires les rois de Rome du VI e siècle, de Tarquin l’Ancien à Tarquin le Superbe. Strabon (IV, 1, 5), quant à lui, vantait chez les Marseillais “la grande quantité de navires et d’armes et d’engins multiples pour les transports par mer et pour le siège des villes, grâce à quoi ils purent se gagner l’amitié des Romains, auxquels ils rendirent d’utiles services dans mainte occa- sion et qui dans mainte occasion aussi, les aidèrent à accroître leur puissance”. Mais, il faisait, en particulier, un lien privilégié entre les deux cités à travers le culte d’Artémis. Il avait noté (IV, 1, 4) qu’à Marseille, sur le cap/promontoire (l’akra) de la ville, se dressaient le temple dédié à Apollon Delphinios et l’Éphésion, et que partout à Marseille et dans ses colonies les honneurs suprêmes étaient réservés à l’Artémis d’Éphèse. La raison en était dans la fondation même de Marseille placée sous le signe de la déesse. Un oracle avait, en effet, prescrit aux Phocéens de “prendre pour guide de leur navigation celui que l’Artémis d’Éphèse leur indiquerait”. C’est ainsi qu’à Éphèse ils embarquèrent avec eux la noble Aristarkhé qui devint à Marseille la première prêtresse de la déesse. Mais ce qui est important pour notre propos, c’est qu’Aristarkhé “emporta avec elle une certaine relique (aphidruma) prise parmi les objets sacrés”. Aussi lorsque Strabon ajoute que dans toutes les fondations coloniales massaliètes “l’on conserve à l’idole (xoanon) d’Artémis la même physio- nomie (diathesis) et à son culte les mêmes rites que ceux qui sont de règle dans la métropole” et que ces rites sont “tels qu’ils se font dans le pays d’origine”, il est tentant de penser que cette idole correspond à la relique apportée par Aristarkhé. Plus loin (IV, 1, 5), Strabon donne comme preuve de l’amitié unissant Marseille et Rome “le fait que les Romains ont consacré le xoanon d’Arté- mis – celui qui se trouve sur l’Aventin – en lui conservant la même physionomie qu’il a chez les Marseillais”. Bref, Strabon indique clairement l’identité iconographique de l’Artémis d’Éphèse, de sa réplique massaliète et de la Diane de l’Aventin. L’Artémis de Marseille et la Diane de l’Aventin : de l’amitié à la rupture, entre Marseille et Rome Michel Bats In : S. Bouffier et D. Garcia dir., Les territoires de Marseille antique. Arles, Paris, Errance, 2014, p. x-x.

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Il culto di Artemide a Massalia.

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    Lamiti entre Marseille et Rome tait proverbiale dans lAntiquit et bien exprime par des auteurs comme Cicron, Strabon ou Trogue-Pompe. Cicron vantait la fidlit de Marseille dans son appui la conqute romaine de la Gaule depuis la fin du IIe sicle av. J.-C. Trogue-Pompe rappelait quen venant fonder Marseille, les Phocens avaient fait escale Rome et staient lis damiti avec le roi Tarquin lAncien qui y rgnait alors. En complment, larchologie est venue illustrer les liens de Marseille avec ltrurie au cours des trois premiers quarts du VIe sicle travers sa propre consommation et la distribution de vin trusque sur le littoral de la Gaule : ce nest cer-tainement pas par hasard que les Phocens sont considrs comme les promoteurs de lemporion de Gravisca, le port de la cit de Tarquinia do sont originaires les rois de Rome du VIe sicle, de Tarquin lAncien Tarquin le Superbe.

    Strabon (IV, 1, 5), quant lui, vantait chez les Marseillais la grande quantit de navires et darmes et dengins multiples pour les transports par mer et pour le sige des villes, grce quoi ils purent se gagner lamiti des Romains, auxquels ils rendirent dutiles services dans mainte occa-sion et qui dans mainte occasion aussi, les aidrent accrotre leur puissance. Mais, il faisait, en particulier, un lien privilgi entre les deux cits travers le culte dArtmis. Il avait not (IV, 1, 4) qu Marseille, sur le cap/promontoire (lakra) de la ville, se dressaient le temple ddi Apollon Delphinios et lphsion, et que partout Marseille et dans ses colonies les honneurs suprmes taient rservs lArtmis dphse. La raison en tait dans la fondation mme de Marseille place sous le signe de la desse. Un oracle avait, en effet, prescrit aux Phocens de prendre pour guide de leur navigation celui que lArtmis dphse leur indiquerait. Cest ainsi qu phse ils embarqurent avec eux la noble Aristarkh qui devint Marseille la premire prtresse de la desse. Mais ce qui est important pour notre propos, cest quAristarkh emporta avec elle une certaine relique (aphidruma) prise parmi les objets sacrs. Aussi lorsque Strabon ajoute que dans toutes les fondations coloniales massalites lon conserve lidole (xoanon) dArtmis la mme physio-nomie (diathesis) et son culte les mmes rites que ceux qui sont de rgle dans la mtropole et que ces rites sont tels quils se font dans le pays dorigine, il est tentant de penser que cette idole correspond la relique apporte par Aristarkh. Plus loin (IV, 1, 5), Strabon donne comme preuve de lamiti unissant Marseille et Rome le fait que les Romains ont consacr le xoanon dArt-mis celui qui se trouve sur lAventin en lui conservant la mme physionomie quil a chez les Marseillais. Bref, Strabon indique clairement lidentit iconographique de lArtmis dphse, de sa rplique massalite et de la Diane de lAventin.

    LArtmis de Marseille et la Diane de lAventin : de lamiti la rupture, entre Marseille et Rome

    Michel Bats

    In : S. Bouffier et D. Garcia dir., Les territoires de Marseille antique. Arles, Paris, Errance, 2014, p. x-x.

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    Mais de quelle Artmis dphse sagit-il?Les fouilles de lArtmision archaque dphse ont livr des sta-

    tuettes xoaniformes (fig. 1-3) dans lesquelles le fouilleur (Hogarth 1908) propose de reconnatre diffrents types de la desse antrieurement la construction du grand temple en marbre en partie financ par Crsus, dernier roi de Lydie, peu avant le milieu du VIe sicle. Ces modles, les Phocens, fondateurs de Marseille, avaient pu les voir phse et ils auraient pu tre limage de laphidruma emport par Aristarkh, dans leur nouvelle colonie. Le temple de Crsus fut son tour dtruit par un incendie criminel en 356, mais la statue en bois de la desse aurait t pargne. Sans doute y avait-il plusieurs statues de la desse puisque, par exemple, au dbut du IVe sicle av. J.-C., Xnophon (Anabase, V, 3, 12) fait excuter, en bois de cyprs, pour son domaine de Scillonte, une rplique du xoanon de lArtmis Ephesia dcrit, lui, en or massif.

    Voici, en tout cas, ce qucrit Pline lAncien (HN, XVI, 79, 213-214) vers le milieu du Ier sicle : au sujet de la statue de la desse, il y a une discussion ; alors que tous les autres rapportent quelle est en bois dbne, Mucianus, trois fois consul, qui est un de ceux lavoir vue le plus rcemment et avoir crit dessus, dit quelle est en bois de vigne et quelle na jamais chang bien que le temple ait t restaur sept fois, ajoutant aussi, en spcifiant le nom de lartiste, que ce bois fut choisi par Endoios, ce qui me parat tonnant, car il lui attribue ainsi une antiquit plus grande encore que Liber Pater et mme Minerve1. C. Licinius Mucianus est un contemporain de Pline ; il a vu un xoanon en bois de vigne, mais au sicle prcdent, Vitruve (II, 9, 13) parle de bois de cdre, alors que Pline laisse entendre que tous les observateurs parlaient de bois dbne.

    Or, cette date, le type de lArtmis dphse diffus dans le monde grco-romain est bien connu.

    Cest celui de lphsienne polymaste2, transmis par des monnaies, cistophores et autres, de Tralles et dphse partir du deuxime quart du IIe sicle av. J.-C. et diffus lpoque romaine par dinnombrables rpliques modeles et sculptes. La desse y apparat certes dans une rigidit xoaniforme, mais pare dun symbolisme dcoratif dont la luxu-riance na plus rien darchaque. Le modle en a t largement diffus :

    1. Endoios, sculpteur athnien de la deuxime moiti du VIe sicle av. J.-C., est une correction du texte latin corrompu des manuscrits pliniens ; cette correction apparat en contradiction avec la remarque de Pline sur lanciennet de lartiste (et donc, sans doute, du culte de lArtmis Ephesia) par rapport celle que la tradition romaine accordait lintroduction des cultes de Liber Pater et Minerve Rome par les rois successeurs de Romulus.

    2. Dianam Multimammiam, quam Graeci polumaston vocant, selon Saint-Jrme, Comm. in ep. ad Ephesios, Prol. (Patrologia Latina 26, 441a).

    Fig. 1. Statuette de bronze de lArtmision archaque dphse. H. : 24,3 cm (Daprs Hogarth 1908).

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    la tte surmonte dun calathos ou dune construction cylindrique et entoure dun nimbe constitu par le vtement relev ; sur la poitrine un ou deux colliers ou une guirlande au-dessous duquel sont rparties des mamelles en plusieurs rangs ; la partie suprieure de la tunique est dcore de reliefs reprsentant les Hrai avec les signes du zodiaque, tan-dis que la partie infrieure du corps est enferme dans une gaine troite dcore de reliefs o alternent animaux et tres fantastiques (abeilles, fleurs, sphinx, nymphes ailes) ; les bras colls le long des flancs sont replis vers lavant angle droit et supportent parfois de petits lions (fig. 4). Cette image apparat inchange sur les monnaies dphse jusquau rgne de Gallien.

    Fig. 2. Statuettes en ivoire de lArtmision archaque dphse. a. H. : 11,8 cm ; b. H. 10,7 cm (Daprs Hogarth 1908).

    Fig. 3. Statuette de terre cuite de lArtmision archaque dphse. H. : 12,4 cm (Daprs Hogarth 1908).

    2a 2b

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    De son ct, Marseille na livr aucune reprsentation de la statue de culte de son phsion. Sur les monnaies au type dAuriol (525-475 av. J.-C.), A. Furtwangler (1978) propose que les ttes fminines coif-fes dun bonnet perles soient des images dArtmis et que les images de sangliers ou de chiens y fassent allusion lArtmis chasseresse. Par la suite, la tte dArtmis qui figure sur les drachmes massalites, dites lourdes, puis lgres, partir du IIIe sicle, est issue du modle classique

    Fig. 4. Artmis dphse. Statue de marbre, copie romaine du Ier sicle au Muse dphse (License Flickr by QuartierLatin1968).

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    des monnaies syracusaines et prsente toujours une image de lArtmis chasseresse, si lon en juge par la prsence rcurrente dans son dos dun arc et dun carquois (fig. 5). Il faut noter dailleurs que cest une image identique dArtmis que rvlent au droit aussi les monnaies dphse partir de la mme date, avec, au revers, un avant-train de cerf entre un palmier (la naissance Dlos) et une abeille (le rveil du soleil) (fig. 6) : Artmis chasseresse, dlienne et solaire.

    De gauche droite

    Fig. 5. Artmis sur une drachme lgre de Marseille (Olbia de Provence, Ier sicle av. J.-C.) (Cl. Chr. Durand, CCJ-CNRS).

    Fig. 6. Octobole dphse (280-258 av. J.-C.) (Cl. NumisBids).

    Cependant, il existe aussi, de provenance inconnue, au Muse dHis-toire de Marseille, une rplique romaine, statuette en marbre blanc de lphsienne polymaste3. (fig. 7)

    La situation nest peut-tre pas tout fait dsespre. En 1970, C. Ampolo a propos que la statue de lArtmis de Marseille figurait vrai-semblablement sur un denier mis par le montaire L. Hostilius Saserna vers 48/46 av. J.-C. Partisan de Csar, L. Hostilius Saserna glorifie les victoires de Csar en Gaule dans trois missions, mettant en avant suc-cessivement le buste de Vnus, protectrice de Csar (au droit) associe la Victoire (au revers), puis un buste du Gaulois vaincu hirsute devant un bouclier (au droit), associ, au revers, un bige mont par un guer-rier gaulois, et enfin un buste de Gauloise vaincue aux longues mches de cheveux lgrement onduls devant le carnyx, la trompe gauloise, et au revers une effigie dArtmis/Diane (fig. 8). Le rapprochement avec Marseille avait t suggr au dbut du XXe sicle par H. A. Grueber (1910), repris par Ch. Seltman (1952), qui envisageait mme la frappe Marseille, et, finalement, par M. H. Crawford (1974).

    Ce denier leffigie dArtmis, qui fait donc partie dune srie dmis-sions de propagande csarienne, se situe, pour ce qui nous concerne, peu aprs la prise de Marseille par les troupes de Csar. Or on sait par Cicron que Csar a fait figurer Marseille, videmment travers une reprsentation symbolique, dans ses triomphes de 46, en mme temps que Vercingtorix enchan.

    La statue reprsente sur la monnaie de Saserna repose sur une petite base et prsente une raideur du corps typique des statues archaques.

    3. Statuette de 32 cm de hauteur, faisant partie au XIXe sicle des collections de lancien Muse de Marseille, puis du Muse Borly.

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    Les bras adhrent aux flancs jusquaux hanches, les avant bras replis vers lavant, la main droite tenant un cerf par les cornes et la main gauche un long sceptre termin par une pointe de lance (ou une lance). La desse est vtue dun himation recouvert dun chiton aux longs plis verticaux et porte un piblma (un chle) passant sur ses hanches et au creux de ses avant-bras do il pend en lourds plis. Les cheveux descendent en longues boucles latrales sur les paules et sont surmonts dun diadme radi. La desse reprsente est donc bien lArtmis grecque chasseresse que lauteur a rapproch avec vraisemblance dune peinture sur une amphore de Mlos date vers 640 (fig. 9). Mais le traitement du vte-ment et des cheveux rappelle lvidence le style des cors de lAcropole dAthnes de la deuxime moiti du VIe sicle av. J.-C.

    C. Ampolo envisage donc que la rplique figure par le graveur de la monnaie de Saserna pourrait se rapporter la statue dEndoios et non pas aux statuettes davant 550 retrouves dans lphsion primitif et qui, elles, seraient alors du mme type que limage emporte Marseille par Aristarkh au moment de la fondation de la ville. Faut-il alors revenir lhypothse qui plaait lpisode dAristarkh en 545 lors de la prise de Phoce par les Perses ? moins que laphidruma quelle emportait ne ft pas limage de la desse ? Faut-il penser que les Marseillais ont

    Fig. 7. Statuette dArtmis dphse au Muse dhistoire de Marseille (Cl. Chn/Rveillac, CCJ-CNRS).

    Fig. 8. Denier de L. Hostilius Saserna (v. 48 av. J.-C.) (Cl. NumisBids).

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    renouvel limage de leur Ephesia dans ce moment o ils accueillent une partie des Phocens exils la suite du sige de leur ville et partis en emportant, comme il se doit, leurs images de culte? Cest en tout cas limage de lArtmis chasseresse et ma-tresse des fauves (Potnia thrn) que vhicule leffi-gie de la monnaie de Saserna4, comme le buste des drachmes massalites, et non celles de lArtmis aux nombreuses mamelles symbolisant la puissance fcondante de la desse nourricire ; ladoption de cette dernire pourrait se situer au moment de la reconstruction du temple dEphse dtruit par un incendie en 356. Le symbolisme compliqu de la dcoration destin voquer tous les caractres de la grande desse de la nature est, en effet, plutt caractristique de lpoque hellnistique.

    Que dire alors de la Diane de lAventin dont la physionomie avait t emprunte, aux dires de Strabon, la statue des Marseillais? Et si ctait elle qui tait, en fait, illustre sur le denier de Saserna ?

    Les types religieux sont, depuis lorigine, de rgle sur les monnaies romaines, que ce soit par la prsence de divinits (tout le panthon sy retrouve !) ou celle de valeurs morales (virtutes, telles que Fortuna, Concordia, Salus, Pietas, etc). Et il sagit toujours de valeurs positives. Toute divinit ou valeur y figure pour tre honore, que ce soit titre officiel (Jupiter, Saturne, les Dioscures, etc.), ou personnel, plus particulirement dans le dernier sicle de la Rpublique, comme illustre anctre (Csar et Vnus), en remerciement pour une aide victorieuse, ou mme en esprant un appui pour une carrire future, mais il ne saurait tre question de dvaloriser une entit divine. Or, si lon suit la logique de C. Ampolo et de ses pr-dcesseurs, lArtmis du denier de Saserna serait lallgorie de Marseille vaincue, venant complter en symtrie, au revers, la victoire de Csar sur la Gaule plore, figurant au droit. Certes, Cicron, dans son trait Des Devoirs (II, 8, 28) reproche violemment Csar son attitude lencontre de Marseille : nous avons vu porter Marseille son triomphe

    4. Pour J.-L. Desnier (1991), faisant un parallle avec lmission de Saserna Gaulois vaincu/char gaulois, il faut que la Gauloise vaincue se retrouve au revers dans la reprsentation dun vnement relevant de son domaine dactivit, ce que ferait lArtmis du revers, o la desse des forts et de la chasse, la desse fminine sexcluant de la sphre affecte la femme civilise, celle des travaux domestiques convient mieux la socit gauloise qu la grecque : cette vision me parat peu en rapport avec la ralit des possibles lectures dans le cadre romain des monetales du Ier sicle av. J.-C.

    Fig. 9. Artmis sur une amphore de Mlos, Muse National (911), Athnes (Cl. Commons Wikimedia).

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    et triompher de cette ville sans laquelle jamais nos gnraux, dans les guerres dau-del des Alpes, ne remportrent le triomphe. Je pourrais rappeler bien des crimes encore contre les allis, si celui-ci, lui seul, ntait ce que le soleil a clair de plus ignoble (Trad. CUF)5. Le choix par Saserna de lAr-tmis de Marseille pouvait-il tre dj, au lendemain mme de la prise de la ville, un tmoignage de cette haine dnonce par Cicron ? Une divinit qui plus est sagissant de Diane, associe au des-tin de Rome depuis son origine , ne pouvait videmment pas tre rduite ce rle de messagre de malheur. En revanche, cest bien Artmis/Diane qui est venue apporter son aide Csar, comme autrefois Servius Tullius, en vue de rassembler le peuple dans des circonstances difficiles, grce ses qualits personnelles et avec lappui de Fortuna6.

    Ainsi donc, le message de Saserna, sil nest pas sacrilge, est peut-tre plus subtilement dvasta-teur : tout le monde sait bien en 48 Rome, o lanne 49 a t marque par les oprations mili-taires Marseille et en Espagne, que lArtmis de lAventin, honore par son image sur le denier de Saserna, est la sur jumelle, la copie originelle de celle de Marseille. LArtmis/Diane Aventinensis renvoie donc, comme dans un miroir, son double Massiliensis. Les utilisateurs des deniers de Saserna, quils soient Rome ou Marseille7, auront, sans aucun doute, compris la double signi-fication de limage dune divinit des premiers temps de Rome, aujourdhui rquisitionne par le vainqueur des Gaules dans la comptition pour le pouvoir, mais toujours aux cts des populares.

    Selon Tite-Live (I, 45) et Denys dHalicarnasse (IV, 26), le sanctuaire de Diane sur lAventin aurait t fond par Servius Tullius (578-535 av. J.-C., selon la chronologie traditionnelle) sur le modle de lArtmision dphse, sanctuaire commun des cits ioniennes dAsie Mineure, pour instituer un culte fdral auquel participait lensemble des peuples latins, tout en affirmant la puis-sance de Rome et sa domination sur le Latium. En effet, il existait sans doute dj un lieu de culte fdral latin ddi Diane dans le bois sacr de Nemi prs dAricie. Limage de culte en a t recon-nue (Alfldi 1960) sur des deniers frapps Rome en 43 av. J.-C. par le montaire P. Accoleius Lariscolus. Selon ces monnaies, la Diana Nemorensis serait reprsente par un groupe de trois divi-nits, compos dune desse la fleur semblable Luna/Sln, dune desse larc trs semblable Artmis chasseresse et dune desse centrale aux attributs difficilement reconnaissables, unies entre elles par une barre horizontale derrire la tte, prfiguration de la triple Hcate hellnistique laquelle Artmis fut assimile (fig. 10).

    Ainsi, la Rome trusque, travers le roi Servius Tullius, aurait emprunt lArtmis des Marseillais, rplique de lphsienne, une image pouvant servir, dans un contexte de recherche de suprmatie au sein des peuples latins, de contrepoint la figure de la Diane de Nemi. M. Gras (1987) rappelle que cette reconstruction fdrale, ds lAntiquit, limage du Panionion, sanc-tuaire fdral des cits dAsie Mineure, est anachronique, car lpoque archaque ce dernier est au Cap Mycale, au sanctuaire de Poseidon Hliconios, et non phse8. Pour lui, lArtmision

    5. Cicron est le seul qui donne cette information. On sait par Velleius Paterculus et Florus que le jour rserv en 46 au triomphe sur la Gaule, dfilrent des images du Rhin et du Rhne, en bois de thuya, et de lOcan captif, en or ; mais pas un mot sur Marseille et son allgorie.

    6. Cf. pour Servius Tullius, Green 2007, 101-102.

    7. Ce denier est prsent dans le trsor de deniers dEmporion : S. J. Keay, Un tesoro de denarios procedente de Empries (LEscala, Alt Empord). Empries, 51, 1998, 165-182.

    8. On sait que le Panionion fut dplac, sans doute au cours du VIe sicle, phse o il est localis par Thucydide au Ve sicle.

  • LArtmis de Marseille et la Diane de lAventin : de lamiti la rupture, entre Marseille et Rome

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    de lAventin a dabord pour raison dtre laccueil et la protection dimmigrs de la Grce dAsie, fuyant la conqute perse, avec, au premier rang, les Phocens, quon a vu frquentant les ports dtrurie mridionale depuis le VIIe sicle : le temple de lAventin nest pas un ieron koinon, mais un ieron asylon, si Servius a utilis le modle phsien, cest dans une perspective dasile et non de culte fdral. LAventin, en effet, constituait une zone priphrique, habite par des Latins conquis et transfrs par Ancus Marcius, par les marchands, notamment trangers, remontant le Tibre, et par tous les rfugis qui finirent par constituer la plbe de la scession du Ve sicle.

    Ladoption de cette nouvelle image symbolique dune communaut politique correspondait lintroduction de nouvelles rgles juridiques, avec linnovation essentielle de lasylie sur le modle phsien, la codi-fication de certaines lois religieuses, aux progrs que cette institution permit dans le domaine fdral et commercial, notamment par lins-tauration dune foire au cours de la pangyrie annuelle qui runissait les fdrs et qui pouvait attirer les dvots et les marchands y compris massalites.

    Le tmoignage de Strabon, aprs celui de la monnaie de Saserna, parat signifier que de son temps les Romains navaient pas remplac leur ancienne idole de bois par limage de lphsienne polymaste, mme aprs la reconstruction du temple de lAventin sous Auguste, comme rejoignant en cela le lgendaire conservatisme massalite. Cependant, R. Turcan (2000) a rcemment fait remarquer que si une bonne dou-zaine, sinon une quinzaine dArtmis polymastes appartient au contexte de lUrbs, les seules dont nous puissions localiser la dcouverte sont celles de S. Sabina et de S. Prisca : ct de ces deux glises, nous ne sommes pas tellement loigns du site consacr Diane aventine : les Romains auraient donc, eux aussi, fini par cder la mode hellnistico-orientale ?

    Bibliographie

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    Fig. 10. Diane Nemorensis sur un denier de P. Accoleius Lariscolus (Cl. iCollector).

  • LES TERRITOIRES DE MARSEILLE ANTIQUE

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    Gras 1987 : GRAS (M.) Le temple de Diane sur lAventin. REA, 89, 1987, 1/2, pp. 47-61.

    Green 2007 : GREEN (C.M.C.) Roman Religion and the Cult of Diana at Aricia. Cambridge, 2007.

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