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Chemins de Dialogue – 36

Albert Peyriguère (1883-1959)Le mystique d'El-Kbab

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Chemins de Dialogue – 36Albert Peyriguère (1883-1959)

Le mystique d'El-Kbab

Chemins de Dialogue, 2010Marseille

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© 2010, Chemins de Dialogue11, impasse Flammarion – 13001 Marseille

& [+33]4 91 50 35 50 – Fax [+33]4 91 50 35 [email protected]

I.S.S.N. 1244-8869

Chemins de Dialogue

Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille

(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),éditée par l’association « Chemins de Dialogue ».

NUMÉRO 36 – DÉCEMBRE 2010

COUVERTURE

Peinture d’André Gence

REVUE SEMESTRIELLE

Numéro 36 : 18 €

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SOMMAIRE

Liminaire ........................................................................................................... 11Jean-Marc Aveline

Albert Peyriguère (1883-1959) : le mystique d'El-Kbab ........ 15Biographie d’Albert Peyriguère ........................................................................ 19Marc BoucrotLe père Peyriguère dans l’Église du Maroc ...................................................... 27Michel LafonLe Maroc de Sidi Mohammed à Mohammed V ................................................ 39Pierre Vermeren« L’Apôtre sous le gourbi »Comment le père Peyriguère se voyait lui-même ............................................. 63Marc BoucrotChristologie et dialogue interreligieux. L’apport d’Albert Peyriguère ............ 81Jean-Marc AvelineLe message du père Peyriguère est toujours d’actualité .................................. 93Michel LafonLe père Peyriguère pour notre Église au Maroc aujourd’hui ........................ 109Vincent LandelTextes d’Albert Peyriguère ............................................................................. 121

L’islam non-maghrébin ....................................................................... 127L’islam dans l’ensemble indo-pakistanais ...................................................... 133Roger MichelL'islam aux Philippines, petit poucet aux frontières du monde musulman .. 143Michel de GigordL’islam dans la Turquie actuelle ..................................................................... 159Xavier JacobDes écrivains du soufisme ou des soufis écrivains ? ...................................... 171Alberto Fabio Ambrosio

Études .......................................................................................................... 181L’histoire peut-elle déterminer le christianisme authentique ?Le débat Loisy-Blondel .................................................................................... 183Xavier ManzanoLes Bibles et le Coran. Jeux de miroirs ........................................................... 207Jean-Louis Déclais

Expériences ............................................................................................... 227Lettre ouverte à mes sœurs qui portent le voile intégral ................................ 229Mehrézia Labidi-MaïzaUn moment de vérité ...................................................................................... 235Groupe de Palestiniens chrétiensLe temps du leadership et des gestes inspirés ................................................. 259Sommet des leaders religieux 2010 à Winnipeg (Manitoba)

Repères bibliographiques ................................................................... 269

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Jean-Marc Aveline

LIMINAIRE

Albert Peyriguère est un homme attachant. Invité à prononcer laconférence d’ouverture du colloque qui constitue le dossier principal dece volume, le signataire de ces lignes, qui ne connaissait pas jusque-là lesécrits de Peyriguère, en fit l’heureuse et surprenante expérience. En cestemps où l’on cherche des témoins susceptibles de nous entraîner à vivrela nouveauté de l’Évangile, voici un homme de Dieu au caractère bientrempé, un homme capable de zèle et d’indignation, un homme libreparce que donné, et vraiment donné parce que vraiment libre.

Oui, Albert Peyriguère est un homme attachant ! Attachant dans cetterudesse mêlée de tendresse qui devait le rendre à la fois austère et atten-tionné. Attachant autant qu’insaisissable, impossible à enfermer,échappant à toute classification, à tout endoctrinement, car du Christ seulil acceptait – et même il désirait – qu’il le saisît. « Laissez-vous saisir parle Christ ! » Tel était le conseil, maintes fois répété, qu’il donnait à unejeune religieuse dominicaine qui lui avait demandé un accompagnementspirituel.

Le Christ ! C’était pour Peyriguère le tout de sa vie, en fidèle disciplede Charles de Foucauld. Il voulait « vivre le Christ », le vivre et non passimplement en parler. Sa manière à lui d’annoncer l’Évangile, c’était devivre ce Christ, de le vivre en partageant la vie ordinaire des Berbères del’Atlas marocain, à El-Kbab.

Le Maroc l’avait séduit et il s’était laissé séduire, même s’il n’y était pasarrivé du premier coup! Né à Trébons, un petit village des Pyrénées entreTarbes et Bagnères de Bigorre, il suit ses parents qui s’installent à Talence,

11CdD 36 – 2010 – p. 11-14

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près de Bordeaux, en quête de travail, puis entre au séminaire et estordonné prêtre en 1906. Licencié ès-lettres en 1909 à Bordeaux, il estenvoyé au Séminaire des Carmes, afin de préparer un doctorat en théologieà l’Institut catholique de Paris. C’est l’époque où la crise moderniste agitel’Église – une crise dont l’article de Xavier Manzano, dans ce volume,tente de cerner les enjeux philosophiques. C’est aussi l’époque oùcommencent à monter dans le ciel de l’Europe de dangereux nuagesannonciateurs de guerre. Peyriguère suit les cours de Bergson mais n’apas le temps de finir son travail sur saint Bernard et le mouvementmystique du XIIe siècle : rappelé à Bordeaux, il est chargé d’enseigner lelatin aux enfants du Petit séminaire.

Puis c’est la guerre ! Le voilà à Verdun, brancardier sur le champ debataille, soldat avec les soldats. Blessé et fait prisonnier en 1917, ildemande à repartir, jusqu’à être de nouveau grièvement blessé lors d’unacte de bravoure qui lui vaudra une longue hospitalisation au Val-de-Grâce jusqu’à l’été 1919, période durant laquelle, retrouvant peu à peul’usage de sa mâchoire et de sa main, il continue ses lectures mystiques, enparticulier saint Jean de la Croix.

À peine rétabli, il reprend son enseignement au Petit séminaire, maisle cœur n’y est plus. La santé reste très précaire et, surtout, l’expérience dela guerre a éveillé en lui un zèle apostolique auquel les horizons bordelaisne suffisent plus. L’Afrique l’attire. Il saisit l’occasion d’un congé qu’il luifaut prendre à cause de son état de santé pour partir en Tunisie. C’est làqu’il découvre le monde musulman et lit la biographie que René Bazinvient d’écrire en 1921 sur Charles de Foucauld, assassiné à Tamanrasset le1er décembre 1916. Ces deux découvertes vont changer sa vie.

Devenu curé d’Hammamet en 1923, il veut cependant surtout devenirdisciple du père de Foucauld. En 1926, refusant le poste qui lui estproposé à Nabeul, il quitte la Tunisie pour partir avec un confrère, le pèrede Chatouville, vivre en ermites dans une palmeraie près de Ghardaïa enAlgérie. Mais il n’y trouve pas son compte : cet isolement n’est pas assezapostolique. Il veut être, selon son expression, « moine-missionnaire  »,vivre l’hospitalité, être apôtre de la bonté de Dieu pour tous.

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Il quitte donc Ghardaïa et vogue vers le Maroc, si cher au cœur deCharles de Foucauld ! Il s’installe à Marrakech puis se rend à Taroudant,apportant son concours à la lutte contre le typhus, qu’il finit parcontracter lui-même. Il s’en remet difficilement et c’est au cours de cettelongue convalescence que, accompagnant l’évêque dans l’une de sestournées, il découvre le village d’El-Kbab, dans les montagnes du MoyenAtlas. Il s’y installe le 16 juillet 1928 et y restera jusqu’à sa mort.

On lira avec intérêt la biographie que lui consacre Marc Boucrot audébut de notre dossier ainsi que les deux textes très éclairants de celui quifit connaître sa vie et son œuvre, le père Michel Lafon, à qui j’exprime, aunom de Chemins de dialogue, ma très vive gratitude. Oui, Albert Peyriguèreest non seulement un homme attachant mais un « théologien de terrain »à la pensée stimulante pour une revue comme la nôtre ! Le sommaire decette nouvelle livraison prolonge en quelque sorte certaines de ses intui-tions théologiques. Outre l’article déjà évoqué de Xavier Manzano sur lacrise moderniste, le lecteur trouvera plusieurs textes qui concernentl’islam et les relations islamo-chrétiennes : l’étude minutieuse de Jean-Louis Déclais sur «  Les Bibles et le Coran  » et tout un dossier fortintéressant sur l’islam non-maghrébin. Cet effort de connaissance la plusprécise de la culture de l’autre avait façonné la vie de Peyriguère à El-Kbab. Passant le plus clair de son temps à prodiguer des soins dans sondispensaire, ayant enfin réussi à conjuguer le zèle apostolique et l’ardeurmystique qui dévoraient son cœur, il s’était aussi lancé dans l’appren-tissage de la langue et de la culture de ce peuple, multipliant les études etles observations. Et lorsque la situation politique du Maroc le demandera,il ne craindra pas de prendre position dans le débat, ne mâchant pas sesmots contre les théoriciens qui ne connaissent pas la réalité dont ilsprétendent parler !

Un dernier mot : la pensée théologique d’Albert Peyriguère avaittrouvé dans la contemplation du Christ son centre de gravité : un Christberbère, un Christ que Peyriguère a voulu « vivre » au milieu de ce peupleet dont il avait découvert encore davantage le visage en le recevant lui-même des Berbères, éprouvant déjà ce que Michel de Certeau appelleraplus tard « la conversion du missionnaire » ! En ce sens aussi, parce qu’il

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fit dans sa chair l’expérience de la relation entre l’expérience de l’autre etl’expérience du Christ, Albert Peyriguère est un précurseur avisé dutravail de notre revue, l’invitant à conjuguer christologie et théologie dela rencontre interreligieuse. Tout un programme! •

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Près de trois années après la mort du père Albert Peyriguère, le pèreMichel Lafon, son successeur dans l’ermitage d’El-Kbab, faisait paraîtreen 1962 un recueil de lettres adressées par le père Peyriguère à unereligieuse enseignante, sous le titre Laissez-vous saisir par le Christ. Ce livrea connu aussitôt un très grand succès de librairie. Il sera traduit enplusieurs langues : allemand, catalan, italien, anglais, espagnol… Il serarepris ensuite dans la collection « Livre de Vie » en édition de poche. Ainsi,à cette époque, beaucoup de chrétiens, ont découvert la figure du pèrePeyriguère comme « maître spirituel ». Cette lecture aura pu nourrir leurprière et leur engagement de baptisés.

Mais la figure du père Peyriguère comporte bien d’autres facettes. Déjà,à l’occasion du centenaire de sa naissance, un colloque s’était tenu les 28et 29 mai 1983 à l’Institut catholique de Toulouse, qui avait permis de mieuxcerner les multiples aspects de sa personnalité, en insistant sur son enraci-nement dans le peuple marocain de 1927 jusqu’à sa mort. Vivant aumilieu des Ichqern, tribu berbère du Moyen-Atlas, le père Peyriguère apris le temps de les connaître « du dedans » par l’étude de leur langue etl’observation méthodique de leurs traditions sociales et culturelles. Ilavait ainsi accumulé une moisson de documents les plus variés :proverbes et adages populaires, textes de droit coutumier, documentsethnographiques, bestiaire, poésie chantée, notes illustrées sur leursdanses (le fameux « ahidous ») etc.

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DossierAlbert Peyriguère (1883-1959)

Le mystique d'El-Kbab

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En même temps, et surtout pendant la période tourmentée qui marquala fin du protectorat français au Maroc, il joua un rôle moral et politiquecar, disait-il, il ne voulait pas « dans l’au-delà être classé parmi les chiensmuets ».

Enfin, et surtout dans la seconde partie de sa vie, après la fin de laseconde guerre mondiale, il exerça une influence décisive sur la commu-nauté chrétienne du Maroc, par ses prédications (de Carême en parti-culier), par ses contacts avec les pères Jésuites des Centres d’InstructionAgricole Nord-Africains, avec les Bénédictins de Toumliline, et aussi parson accompagnement spirituel de laïcs chrétiens des mouvementsd’action catholique (ACI, JEC…). L’un de ces jeunes a écrit : « il nous adonné une ouverture plus large au dialogue islamo-chrétien, la preuveque vie spirituelle et présence aux problèmes de notre temps n’étaient pasinconciliables » (cité dans les Actes du Colloque du Centenaire, p. 60)

Depuis ce colloque, plus d’un quart de siècle a passé et nous avonsfranchi un nouveau millénaire ! Que peut encore nous dire la figure dupère Peyriguère ? Les temps ont changé… Et pourtant nous avonssouhaité lancer un nouveau colloque pour le cinquantenaire de sa mortqui a eu lieu effectivement du 6 au 8 novembre 2009 à la Maison d’accueildiocésaine « La Paix » à Rabat (Maroc).

Il nous a semblé en effet que le père Peyriguère peut encore aujour-d’hui nous dire quelque chose pour l’Église et le monde, en ce début duXXIe siècle. C’est d’ailleurs le titre de l’une des communications du pèreMichel Lafon reprise dans ce dossier : « Le message du père Peyrigère esttoujours d’actualité » ! Et effectivement le père Peyriguère a voulu trans-mettre le message du Bienheureux Charles de Foucauld, tel que lui-mêmel’avait compris, pensé et vécu. « La mission du père de Foucauld, écrit lepère Peyriguère, fut de réapprendre le mystère de l’Incarnation auxhommes d’aujourd’hui ». Le père Peyriguère a vécu au quotidien cemystère de l’incarnation, dans cette histoire mouvementée qu’a connue leMaroc à cette époque, du « cœur du Protectorat à l’indépendance »,comme le souligne M. Pierre Vermeren dans sa conférence.

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C’est bien cet héritage reçu du père Peyrigère, que l’Église au Marocdoit faire revivre aujourd’hui, comme l’y invite l’archevêque de Rabat,Mgr. Vincent Landel.

Mais cet héritage, nous devrions aussi pouvoir en faire partager toutesles richesses à l’Église universelle. Le père Jean-Marc Aveline, dans sacontribution, nous montre bien justement le terrain sur lequel la

« fécondité spirituelle du père Peyriguère » pourrait aujourd’hui porter sesfruits : celui de la recherche théologique sur le dialogue interreligieux.

Le dossier que vous avez entre les mains reprend ainsi les principalesinterventions au Colloque de Rabat. Il est une invitation à poursuivrecette recherche sur le père Peyriguère pour répondre aux défis de notretemps… L’actualité la plus brûlante ne nous dit-elle pas que le dialogueinterreligieux en est justement un ?

Marc BoucrotSecrétaire général de l’Enseignement catholique au Maroc (ECAM).

P.-S.

Le 21 juillet 2010, les restes du père Peyriguère ont été transférés aumonastère Notre-Dame de l’Atlas de Midelt (Maroc) dans une nouvellechapelle aménagée spécialement à cet effet et qui a hérité de tout lemobilier de sa chapelle d’El-Kbab (l’autel, les tentures, le chemin de croix,etc.). À cette occasion, le prieur du monastère, le père Jean-PierreFlachaire, a prononcé les mots suivants :

Sur la fin de ta vie, méditant sur le fait qu’aucun successeur ne s’étaitprésenté pour te remplacer, tu t’es dit : « Mon œuvre, qui est peut-être demoi, en un certain sens, n’est pas à moi : elle est d’Église, et elle ne m’ajamais intéressé et paru digne d’exister que comme œuvre d’Église.L’Église missionnaire ne doit pas recommencer avec chaque individu, elleveut et elle doit être continuité » (cf. Vie, p. 159). Eh bien ! Voilà, cher Père

Présentation

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Peyriguère, ton œuvre continue – autrement sans doute – mais ellecontinue. Ta vie, retracée si magnifiquement par Michel Lafon, tes écrits,publiés et connus grâce à lui, continueront de faire leur chemin par le biaisdu monastère de Notre-Dame de l’Atlas, si Dieu le veut… Oui, ton œuvrecontinue, parce que c’est une œuvre d’Église, reconnue par l’Église.D’ailleurs, ce n’est pas nous, moines de l’Atlas, qui nous attribuons cetteœuvre. […] Nous sommes ta continuité… Ce n’est pas moi qui le dis, c’estnotre Archevêque, le nôtre, celui de cette Église qui est au Maroc. Alors,aide-nous à vraiment vivre dans ta continuité. Tu as voulu être l’homme dumessage du Père de Foucauld. Nous voulons à notre tour être les hommesdu message du Père de Foucauld, du Père Peyriguère, et j’ajoute d’Éli-sabeth Lafourcade et de nos sept frères [de Tibhirine]… Car ce n’est qu’unseul et même message dont il s’agit… Le message de l’Évangile, dans cecontexte très particulier. •

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Marc BoucrotSecrétaire général de l’Enseignement catholique au Maroc (ECAM).

BIOGRAPHIE D’ALBERT PEYRIGUÈRE

1. Enfance et jeunesse (1883-1906)

Jean-Marie Peyriguère est né à Trébons (Hautes-Pyrénées) le28 septembre 1883. Il sera surnommé ensuite Albert, prénom qui luirestera. Son origine familiale est très modeste : son père était menuisier-charpentier et sa mère, d’origine paysanne, faisait quelques heures deménage chez des particuliers en plus du travail de la maison. Vers 1888 –alors que le petit Albert a environ cinq ans – la famille doit émigrer àTalence, dans la banlieue de Bordeaux, pour des raisons financières.Après ses études primaires à l’école des Frères des Écoles Chrétiennes,Albert Peyriguère entre en classe de sixième en 1893 au Petit Séminaire deBordeaux, où il fut un brillant élève, surtout orienté vers les disciplineslittéraires. Puis il entre au Grand Séminaire de Bordeaux dont le supérieur,l’abbé Giraudin, deviendra son directeur spirituel ; c’est là qu’il obtientson baccalauréat en 1901.

2. Les premières années de prêtrise (1906-1914)

Le 8 décembre 1906, il est ordonné prêtre avec dispense d’âge, car iln’avait alors que 23 ans. Il est ensuite nommé animateur à l’école Gratry

19CdD 36 – 2010 – p. 19-25

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de Bordeaux (un externat de lycéens, dirigé par son ami l’abbé Torchard) ;mais il continue en même temps ses études et obtient en juillet 1909 lalicence ès Lettres. Il est alors envoyé à l’Institut catholique de Paris afin depréparer une thèse de théologie sur saint Bernard et le mouvementmystique au XIIe siècle. Ce séjour à Paris lui permet de connaîtredavantage les grands courants d’idées contemporains. Déjà, au GrandSéminaire de Bordeaux, il avait été un adepte enthousiaste du « Sillon » deMarc Sangnier. À Paris, il aura l’occasion de rencontres intéressantes, telce déjeuner à l’hôtel Lutétia où se trouvaient réunis François Mauriac,André Lafond, André Lamandé et auquel il prit part en compagnie de sonami l’abbé Pinardel et de Valléry-Radot, l’animateur des Cahiers de l’Amitiéde France1. Mais, avant même d’avoir pu achever sa thèse, il est rappelé en1912 dans son diocèse de Bordeaux par le Cardinal Andrieu qui le nommeau Petit Séminaire du Pont de la Maye. Il y restera jusqu’au déclen-chement de la guerre de 1914, comme professeur de 5e, puis de 3e.

3. L’épreuve de la première guerre mondiale (1914-1919)

Aussitôt mobilisé, il rejoint le front comme brancardier au 23e régimentd’Infanterie. Il crée parmi les soldats une association catholique « lesAmis du Christ ». Blessé et fait prisonnier en Allemagne, il est rapatriésanitaire en 1917, mais il repart aussitôt au front. Pendant l’été 1918, il estde nouveau grièvement atteint pour avoir protégé de son corps un blesséqu’il ramenait : sa conduite héroïque lui vaudra la croix de guerre et lamédaille militaire avec quatre citations. Envoyé à l’hôpital du Val-de-Grâce à Paris pour y être opéré, il y séjournera jusqu’en mars 1919, datede sa démobilisation.

Rentré à Bordeaux, il reprend sa place au Petit Séminaire, d’abordchargé de la division des Petits, puis adjoint au préfet des Études ; il estégalement l’aumônier de l’Hôpital des Enfants. Mais après cette épreuve

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1. Cf. Michel Lafon, Le père Peyriguère, nouvelle édition remaniée, Paris, Éd. duSeuil, 1963, page 22.

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de la guerre, il est assez fatigué et même un peu déprimé. La vie destranchées lui a ouvert de nouveaux horizons et il se sent une âme demissionnaire : « tous mes rêves, écrit-il, me portent vers cette grandeAfrique où des milliers de pauvres âmes attendent le missionnaire »2.

4. Les années de Tunisie et l’expérience de La Daya (1920-1926)

Mis en congé en octobre 1920, il cherche un endroit pour se reposerpendant une année. L’archevêque de Carthage lui propose une placed’aumônier au pensionnat de garçons de Sillonville près de Nabeul : il s’yrend en décembre 1920 et y restera deux ans et demi. En avril 1923, eneffet, il est nommé curé de Hammamet. Le « voilà pris par l’Afriquedéfinitivement »3, mais il se sent appelé à un autre style de vie « mission-naire ». Déjà la lecture de la vie de Charles de Foucauld écrite par RenéBazin (parue en 1921) l’avait profondément marqué. Il demande alors àl’archevêque de Carthage la permission de porter le même habit queCharles de Foucauld et de vivre comme ermite, tout en gardant la chargede sa paroisse. Mais les événements se précipitent quand le Père deChatouville, père Blanc originaire de Bordeaux, lui propose de vivre à euxdeux l’idéal de Charles de Foucauld dans un ermitage au Sahara. Enjuin 1926, ils s’installent à La Daya, une petite oasis près de Ghardaïa(Algérie). Mais ils avaient présumé de leurs forces car l’été saharien estparticulièrement éprouvant pour la santé. Dès le mois de septembre lepère Peyriguère quitte La Daya, laissant son compagnon (qui était aussi lesupérieur) continuer seule cette expérience : ce dernier devra lui aussiabandonner peu de temps après et il mourra en France en juillet 1927.

Ce ne sont pourtant pas les seules raisons de santé qui ont conduit lepère Peyriguère à rentrer en France : il y a eu aussi l’opposition de deux

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2. Albert Peyriguère, Écrits Spirituels du père Peyriguère, tome 2 : Par les chemins queDieu choisit, Paris, Éd. du Centurion, 1965, page 70.

3. Albert Peyriguère, Itinéraire Spirituel, Une vie qui crie l’Évangile (lettres de 1920 à1935), Paris, Éd. du Centurion, 1967, page 32.

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personnalités très tranchées, d’où une divergence de vues sur laconception d’une vie de fraternité dans l’esprit de Charles de Foucauld, lePère de Chatouville s’en tenant au règlement de 1899, règlement très strictet presque impossible à tenir, tandis que le père Peyriguère a découvert lalettre du 13 mai 1911 dans laquelle Charles de Foucauld exprime uneconception plus ouverte de son idéal missionnaire.

5. Les premières années au Maroc (1927-1928)

Après un séjour de quelques mois dans la région bordelaise, AlbertPeyriguère se retrouve en février à Marrakech (Maroc), envoyé parMgr Vielle, vicaire apostolique de Rabat, dans la petite église de la médina.Il y assure un ministère paroissial, tout en étudiant le berbère. Pourquoi leMaroc? Il y a le fait que Charles de Foucauld avait toujours très fortementdésiré s’installer comme ermite au Maroc, sans avoir jamais pu réaliserson rêve. Michel Lafon note que ce fut « la raison déterminante d’un choixoù d’autres motifs jouèrent également »4.

En juillet 1927, il doit se rendre en France pour les obsèques de sonfrère Paul. À son retour au Maroc, il continue de mettre au point sonprojet de vivre comme ermite dans une région du Haut-Atlas quand, enjanvier 1928, Mgr Vielle lui demande d’aller d’urgence à Taroudant oùsévit une épidémie de typhus et où il pourra seconder le docteurChatinières ; il sera assisté par un frère et quatre religieuses franciscaines.Après avoir télégraphié à son directeur spirituel, le père Peyriguèreaccepte et part pour le Souss. Mais peu de temps après, le Dr Chatinièresatteint par le typhus, meurt. Le 6 mars 1928, atteint lui aussi, le pèrePeyriguère est transporté à l’hôpital de Mogador (aujourd’hui Essaouira)où il restera dix jours entre la vie et la mort, tandis que le frère Pierresuccombe le 9 mars. Fin mars, le père Peyriguère part à Rabat pour unepériode de convalescence. Au cours de celle-ci, il a l’occasion d’accom-

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4. Cf. Michel Lafon, Le père Peyriguère, op. cit., page 49.

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pagner le vicaire apostolique en tournée de confirmation dans tout lediocèse. C’est ainsi qu’en juillet 1928, ils se rendent à Khénifra ; de là, unefamille française conduit le père Peyriguère à El-Kbab, village demontagne situé à une trentaine de kilomètres au sud de Khénifra, où alieu une grande diffa de fête à l’occasion du 14 juillet. Il est conquis : il yreste.

6. L’ermite d’El-Kbab (1928-1959)

Le 18 juillet 1928, le père Peyriguère célèbre une première messe à El-Kbab. Le voilà désormais établi au milieu des Aït-Ichqern, Berbères semi-nomades, agriculteurs et pasteurs, qui l’acceptent très vite, bien qu’unepartie de la tribu soit encore en dissidence. Les autorités colonialesfrançaises toléreront, elles, difficilement la présence d’un prêtre dans cettezone (qui figure encore parmi les zones dites « d’insécurité ») ; il est vraiqu’Albert Peyriguère – qui ne tenait pas à être classé parmi « les chiensmuets » – a toujours voulu se démarquer des autorités du protectorat.C’est ainsi qu’il prendra nettement position contre le fameux « dahirberbère » du 16 mai 1930 ; en 1953, il s’insurgera de même contre ladéposition du sultan Mohammed V et, comme il était en France à cettedate, il rentrera aussitôt au Maroc pour être parmi « les siens » dans cesmoments cruciaux. Il va jusqu’à écrire : « La France est, au Maroc, en étatde péché mortel »5. Plus tard, il dénoncera les actes de violence et detorture commis par des Français contre des Marocains lors des événe-ments de Casablanca des 14 et 15 juillet 1955.

Que fut sa vie à El-Kbab? D’abord une vie contemplative : il passe delongues heures – surtout la nuit car il ne trouve pas d’autres momentslibres dans sa journée – en adoration dans sa chapelle, mais vie trèsoccupée aussi à nourrir et à soigner dans le petit dispensaire qu’il ainstallé dans son ermitage, tous ceux qui se pressent à sa porte. Il est aidé

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5. Cf. Michel Lafon, Le père Peyriguère, op. cit., page 76.

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dans cette tâche par les dons qu’il reçoit de France, surtout d’un groupede femmes bordelaises, « La Ruche » ; Raoul Follereau aussi lui viendra enaide, surtout pendant la grande famine de 1945. Parfois le père Peyriguèrepart visiter les tentes aux environs, toujours pour soigner et soulager lesmisères. Il veut être aussi un « marabout » chrétien de la montagnemarocaine. Mais très rapidement cet ermite pressent que ce qu’il vit à El-Kbab peut concerner un plus grand nombre. Dès mars 1930, il prêche unpremier Carême à Casablanca ; l’année suivante, en février 1931, ils’embarque pour aller prêcher le Carême à Bordeaux. Dès lors, il auramaintes fois l’occasion d’assurer des prédications, que ce soit en Franceou au Maroc. On l’entendra aussi donner des conférences sur les Berbères,et cela dès la fin de l’année 1929.

Ainsi, peu à peu, l’ermitage d’El-Kbab commence à être connu etbientôt des prêtres expriment le souhait de se joindre à lui pour vivrecomme lui l’idéal de Charles de Foucauld. Le père Peyriguère hésite : doit-il être un fondateur de congrégation? Cependant, en 1936, il accepte unpremier compagnon ; mais, comme El-Kbab se trouve en zone militaireinterdite, ce dernier s’installe près de Khémisset, en pays Zemmour, suiviquelque temps après par un deuxième compagnon. Cette fondationpourtant restera à l’état d’embryon, du fait des événements, et le pèrePeyriguère écrit dans une lettre de 1939 :

Je n’arrive pas à me convaincre que j’ai la taille de prendre la tête dumouvement auquel j’ai donné le branle en vivant le premier, et seul jusqu’àprésent, la lettre de 1911 du Père de Foucauld… Au moins, ce que je voisclairement, c’est que peut-être c’est ma vocation de donner sa doctrine à cemouvement…6

De plus en plus, le père Peyriguère sera donc « l’homme du message »7,chargé de mettre au point et de faire connaître la doctrine missionnaire deCharles de Foucauld. Cela se fera d’abord par les nombreux articles qu’ilrédige sur ce sujet dans le Maroc catholique à partir de 1933 (« Recherches

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6. Cf. Michel Lafon, Le père Peyriguère, op. cit., page 153.7. Cf. Conférence aux Petites Sœurs du Sacré-Cœur, Montpellier, août 1956, dans

Michel Lafon, Le père Peyriguère, op. cit., page 155.

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sur la vraie pensée du Père de Foucauld ») et d’autre part dans le bulletintrimestriel des Centres d’Instruction Agricole Nord-Africains dont il est enquelque sorte le guide spirituel et pour lesquels il écrira vingt-cinq billetsspirituels de 1948 à 1954. Finalement il comprend que c’est aussi enFrance qu’il doit porter le message. Alors qu’il n’y était pas retournédepuis 1937 il s’y rend pendant l’été 1955 mais les événements gravessurvenus au Maroc l’obligent à revenir précipitamment. L’année suivante,en 1956, il y repart pour participer aux sessions organisées par le ServiceMissionnaire des Jeunes ; il y participe de nouveau en 1957 et 1958.

À El-Kbab, cependant, il continue à soigner inlassablement et àrecevoir les visiteurs de plus en plus nombreux : il va de l’un à l’autre,interrogeant, plaisantant, discutant avec passion de ce qui lui tient à cœur,distribuant des bonbons aux enfants… Cependant il sent bien qu’il doitménager un peu ses forces et c’est pourquoi il décide de ne plus ouvrirson dispensaire que les lundis, jeudis et samedis.

En avril 1959, il reçoit après Pâques les Frères des Écoles Chrétiennesde Casablanca qui viennent passer deux journées près de lui. Puis ce sontdes scouts et des jécistes qui viennent camper près de l’ermitage.Quelques jours après leur départ, dans la nuit du 15 au 16 avril, le pèrePeyriguère est pris d’un long malaise. Conduit en voiture par des amis, ilarrive le samedi soir 18 avril à l’hôpital de Casablanca ; le docteur prévoitun long traitement, d’un mois à un mois et demi, suivi d’une longuepériode de convalescence. Mais, le dimanche 26 avril dans l’après-midi,l’infirmier de garde trouve le père Peyriguère mort dans son lit. Sesfunérailles sont célébrées par l’archevêque de Rabat, Mgr Lefebvre, lemardi 28 avril dans l’église Notre-Dame de Lourdes de Casablanca. Lelendemain, c’est l’inhumation, à El-Kbab. De nombreux prêtres etreligieux entourent l’archevêque, tandis que le cercueil est porté par deshommes d’El-Kbab jusque dans le jardin de l’ermitage. •

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Michel LafonPrêtre diocésain qui a partagé la vie d'Albert Peyriguère durant une année à El-Kbabet lui a ensuite succédé jusqu'en 1999.

LE PÈRE PEYRIGUÈRE DANS L’ÉGLISE DU MAROC

Tout ce que je vais dire concerne la zone francophone qui, par la suite,deviendra le diocèse de Rabat. Je simplifierai et je laisserai des élémentsde côté. Cela fera mieux ressortir des évolutions remarquables. Tout entenant compte, en arrière-plan, que les échanges de personnes, lescourants d’idées sont constants entre la France et le Maroc, et dans tousles domaines, théologique, pastoral et autres. D’ailleurs cette interactioncontinue aujourd’hui. Elle vaut aussi pour l’islam actuellement. Ce quedisent les Marocains émigrés a des répercussions dans tous les domainesdans leur pays d’origine.

Je découpe cette histoire en trois périodes, ce qui aidera à comprendreles évolutions :

Première période. La transplantation : 1912-1945.1912 : le début du protectorat. 1945 : la fin de la deuxième guerre

mondiale.

Deuxième période. L’intégration : 1945-1965.1965 : la fin du concile Vatican II.

Troisième période. La discrétion : de 1965 à nos jours.

Évidemment, dans la vie, les frontières ne sont pas repérables. Mêmesi des événements marquants sont significatifs, par exemple l’indépen-

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dance du Maroc en 1956, le concile Vatican II. Si telle personnalité, teldocument incarne une époque, l’évolution des mentalités est lente.

Alors je vais essayer de mettre en valeur des états d’esprit plutôt quedes écrits : ce que vivent les catholiques, ce que j’ai perçu moi-même,grâce à des témoins remarquables que j’ai eu la chance de connaître –pour n’en citer que quelques-uns, évidemment le père Peyriguère, GuyMartinet, Alain Beauclair et quelques autres par lesquels j’ai été trèséclairé sur cette histoire.

Première  périodeLa  transplantation :  1912-­‐1945

En 1912, c’est le début du Protectorat : des chrétiens de plus en plusnombreux, débarquent et se fixent au Maroc. Ces chrétiens sont donc desétrangers chrétiens, contrairement à la situation en Égypte et au Liban. Lamajorité des prêtres sont des Franciscains. Pourquoi des Franciscains?Résumons. Saint François est un prophète pour l’attitude chrétienne vis-à-vis de l’islam. Le père Peyriguère, dans un article du Maroc catholique, jepense que c’est un article sur les martyrs de Marrakech, parle, par rapportà saint François, de « coup de barre génial ». Il faut lire ce qu’on écrivaitdes musulmans. C’était l’époque des croisades. Si le purgatoire existe,saint Bernard a dû y passer à cause de ce qu’il a écrit à ce moment-là. SaintFrançois avait toujours désiré lui-même venir au Maroc. Il y envoya sespremiers missionnaires, les Cinq martyrs de Marrakech, en 1220. Le PèreFrançois Muzard a écrit à ce propos : « depuis 1220, le Maroc a pu êtreconsidéré comme une terre franciscaine ». Elle était bien avant, je dois ledire, une terre musulmane, avec une minorité juive intégrée. N’oublionspas combien le Maroc avait été tolérant et quand les rois catholiquesavaient chassé les juifs d’Espagne, une partie d’entre eux est venue auMaroc, notamment à Fès.

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Revenons à l’histoire contemporaine. En 1908, débarquent àCasablanca cinq religieux Franciscains inaugurant la mission contempo-raine. De nombreux militaires et civils les y avaient précédés. Il y a, à cemoment-là, un développement très rapide de la colonisation, avec simul-tanément les années de la conquête militaire, ce qu’on a appelé la « pacifi-cation », qui va durer jusqu’en 1935. Je vous cite quelques nombres pourla zone espagnole, le vicariat apostolique de Tanger : la population catho-lique y passe de 7 000 habitants en 1900 à 42 000 en 1920 ; en vingt ans, leurnombre est ainsi multiplié par six. De nombreuses congrégationsreligieuses arrivent. La zone française, c’est-à-dire le vicariat apostoliquede Rabat, compte en 1935 plus de cinquante lieux de culte, chapelles etéglises, quatre-vingt-douze prêtres et frères dont plus des trois quartssont Franciscains. Pour les habitants du pays (le terme indigène n’avaitpas forcément une connotation péjorative, il l’a pris peut-être par la suite),il n’y a pas à proprement parler de sentiment national, c’est essentiel-lement le sentiment religieux qui galvanise la résistance à l’occupation.Par conséquent, quel visage du christianisme est-il donné? Celui del’armée, celui de la colonisation? Les Marocains considèrent tous ceux-làcomme des chrétiens. Les chrétiens sont dans une position dominante. Ilsont vaincu et les colons occupent les terres. C’est l’humiliation qui estressentie.

Est-ce une Église conquérante ? C’est le titre qu’ont donné à un chapitrede leur livre Baïda et Feroldi (Présence chrétienne au Maroc). C’est uneexpression ambiguë. Évidemment, c’est une Église dont l’expansion estliée à la domination coloniale, mais ce n’est pas du tout une Église quiveut conquérir le peuple marocain, le conquérir à la foi chrétienne.Évidemment, il y a des écrits et le livre dont je parle, qui contient desdocuments très intéressants et s’appuie plus sur des écrits que sur ce quise vit et sur les mentalités. Il n’y a aucune volonté générale de convertirles Marocains. La mentalité des chrétiens en est très éloignée. On vit à côté.

Je ne parlerai pas du Dahir Berbère. Le Dahir Berbère (1930) a voulufaire croire aux Marocains que la France, l’Église voulaient convertir lesMarocains. Et l’on peut répondre honnêtement que l’Église, à l’époque,n’a jamais organisé quelque chose pour tenter d’obtenir quelque résultat.

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Si l’on construit des églises, c’est uniquement au service des popula-tions étrangères. Les prêtres, les religieux sont essentiellement aumôniersmilitaires ou curés des paroisses qui se créent. J’ai copié un texte du PèreJoël, je n’ai pas noté la référence, je ne sais pas où je l’ai trouvé :

Leur présence (des Franciscains) au Maroc, avec ses ombres et seslumières, a été fortement marquée par la tâche immédiate et absorbantequi leur fut confiée : le service de la communauté chrétienne de languefrançaise dans les aumôneries et les paroisses. Cet apostolat fut pour euxsource de sacrifices et non moins de joies.

J’ai employé le mot transplantation et non pas implantation comme dansdes pays de mission, parce que les arrivants se considèrent chez eux, et ilsdésirent prolonger la vie qu’ils ont connue en France ou en Espagne. Onbâtit des églises semblables, on crée les mêmes œuvres qu’en France, lesmêmes confréries, les mêmes processions avec les bannières. Il faut voirles photos du Maroc catholique de l’époque, les groupes de communiantscomme en France, etc.

On méconnaît le monde marocain et l’islam. Bien sûr, il faut être bon.On peut difficilement être chrétien sans un minimum de charité hors dumonde où l’on vit, où l’on s’enferme de bonne foi. Lorsque, en 1928, letyphus a fait des ravages à Taroudant, de nombreux enfants sont devenusorphelins et les sœurs Franciscaines s’en sont occupées. Je parle deTaroudant parce que le père Peyriguère a été lui-même à Taroudant à cemoment-là et il y a contracté le typhus. Il y avait déjà, autour de laSupérieure de la communauté, deux conceptions : faut-il élever cesorphelins à la marocaine ou à l’européenne?

Sur ce tableau que je viens de tracer, se détachent deux personnalités :Albert Peyriguère et Charles-André Poissonnier. On pourrait parler ausside Tanger et du Père Lerchundi.

Le père Albert Peyriguère arrive au Maroc en 1927 et y restera jusqu’àsa mort en 1959. Il est donc présent sur deux périodes. Avec la volontéd’une présence au monde marocain dans l’esprit de Charles de Foucauld.

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Il est soutenu par l’évêque, Mgr Vielle, même si leurs conceptions aposto-liques diffèrent. Mgr Vielle avait le souci de la mission auprès du mondemusulman. Il crée par exemple la Ligue de prière du vendredi, et d’autresfaits sont relevés par les auteurs du livre cité, mais il venait de Chine ettransposait ce qu’il y avait vécu. Il n’avait pas pris toute la dimension dece qu’était le monde musulman. À cette époque régnait aussi le préjugéque le monde berbère était peu islamisé. Or il n’était pas arabisé mais ilétait profondément attaché à sa foi. Une foi marquée par les confrériesreligieuses, le culte des saints. D’ailleurs, au cours des siècles, lesmarabouts ont joué un très grand rôle dans l’histoire du Maroc, ainsi quedans la lutte contre l’occupation française. Dans la région d’El-Kbabvivent de nombreux marabouts. Or Peyriguère découvre rapidement cefait, même si au début il a partagé le préjugé. Je vous cite une note inéditequ’il a écrite sur les marabouts :

Il y aurait place à propos des marabouts du Moyen Atlas et de l’AtlasCentral pour une étude sérieuse sur leurs œuvres missionnaires enmontagne berbère. Leur doctrine a parfois des accents de très haute inspi-ration religieuse, il serait intéressant de retrouver comment, et à quel point,ils furent les propagateurs et les mainteneurs de la foi musulmane chez lesBerbères, une foi très vigoureuse même si leurs fidèles sont ignorants del’islam.

Le père Peyriguère est alors conscient de l’humiliation qu’a ressentie lemonde marocain, et au début sa préoccupation sera de donner un autrevisage du christianisme et de la France puisque chez lui aussi, à l’époque,il y a confusion entre rayonnement français et rayonnement chrétien.Pour les Marocains, surtout à ce moment-là, tous les étrangers sont deschrétiens. Alors, il soigne les malades, il veut faire rayonner la bonté duChrist auprès de ceux qui ont connu la violence et l’humiliation. Je vouscite le témoignage d’Henri Vincenot qui n’est peut-être pas très connu. Ila écrit un roman: Le sang de l’Atlas. Un livre assez curieux. Dans uneinterview d’un journal, il disait à propos de ce livre : « Le livre que jepréfère et qui est à mon avis le mieux fait, c’est celui qui se vend le moinsbien, c’est Le sang de l’Atlas Il s’agit d’un roman qui est vrai dans sonensemble. J’y ai mis une partie de moi-même et beaucoup d’un légion-naire que j’ai connu ». Parce que, entre 1931 et 1933, il était militaire au

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Maroc. Il raconte ceci : «  le Père Guérin dont je parle, c’est le pèrePeyriguère ». Voilà ce qu’il écrit :

Nous l’avions vu arriver en djellaba blanche sur sa petite mule. Ilvenait en émissaire des Aït Silo, en médiateur, il venait en plein bled siba,sans escorte, sans protection, faisant fonction d’aumônier lorsqu’il rencon-trait la troupe française. Il confessait les gars en buvant le canon de pinard,soignait les Chleuhs blessés, les enfants parmi les populations les plushostiles de l’Atlas. Il ne nous a pas fait de sermon ni parlé de Jésus. Cen’était pas nécessaire. Sa seule présence en disait assez, puisqu’il allait etvenait au milieu de toutes ces tueries avec le sourire. Je lui demandaispourquoi il prenait ces risques et se dévouait ainsi pour les tribus hostiles.Il m’a répondu, oui, je m’en souviens bien : « Jamais nous ne nous sacri-fierons assez pour effacer le sang versé ». C’est encore lui qui, au GénéralGiraud qui lui demandait ce qu’il pensait de la conquête, a répondu par leproverbe berbère : « Ce qui se trait avec douceur, c’est du lait, ce qui estobtenu en pressurant, c’est du sang » (Voir la lettre n° 7 d’El-Kbab).

Dans cette Église, le père Peyriguère me l’a répété plusieurs fois, il sesentait isolé, jusqu’en 1947 à l’arrivée de Mgr Lefèvre. Isolé dans son soucid’ouverture au monde marocain, non pas pour convertir, mais pour faireconnaître et aimer. Je me souviens, quand je suis arrivé au Maroc, de ceque l’on m’a dit au sujet du Père Peyriguère : c’est admirable, mais ce n’estpas cela qu’il faut faire. Et lui, on lui reprochait comme on reprochait auPère Poissonnier, de perdre son temps alors qu’il y avait tant de ministèresà accomplir dans le monde chrétien européen, où l’on manquait deprêtres. Cet isolement, le père Peyriguère le reconnaît quand il écrit :

« Cher Père Charles-André, c’est votre âme que nous sentîmes la premièrebattre du même idéal que le nôtre. Nous vous avions précédé mais nonmontré la voie  ». Poissonnier savait ce qu’il voulait faire dès le début.Charles-André Poissonnier est un Franciscain fixé à Tazert. Il soigne lesmalades et, en même temps, il dessert la petite communauté chrétiennede Tamelelt. Il meurt tout jeune du typhus en 1938 et, à sa mort, le pèrePeyriguère écrit deux beaux articles dans le Maroc catholique. Poissonnierétait donc lui aussi un disciple du Père de Foucauld. Il rencontrait del’incompréhension même chez ses frères Franciscains de l’époque. Le pèrePeyriguère me rappelait une remarque de son Provincial lui disant :

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«  Vous ne vous êtes pas fait prêtre pour soigner des syphilitiques àlongueur de journée ». Et justement, dans ses articles, le père Peyriguèrefait exprès d’écrire : « Tous ne comprenaient pas que ce fût une vraie viede prêtre  ». D’après les confidences de Poissonnier à Peyriguère,Poissonnier a connu une vraie nuit obscure. Une nuit obscure de l’action.D’autant plus qu’à ce moment-là, on parlait de réorganisation desprovinces franciscaines et il était question de supprimer son poste. Celan’a pas été fait. Aux yeux de beaucoup, des gens comme Peyriguère ouPoissonnier, à ce moment-là, étaient des marginaux.

C’est pourquoi le père Peyriguère insiste dans son article sur Charles-André Poissonnier. Si on ne comprend pas tout ce que je viens de dire, onne saisira pas l’importance de cette phrase : « Les Franciscains peuventêtre fiers de lui ». Cela veut dire que ce n’était pas un marginal, mais unFranciscain.

Dans leurs discussions, Poissonnier disait qu’il se rattachait au Père deFoucauld. Le petit livre des Écrits spirituels du Père de Foucauld publié parRené Bazin, deux ans après sa biographie, était sur le banc du PèrePoissonnier dans sa chapelle. Il les méditait dans son adoration nocturneet il crayonnait en marge. Peyriguère précisait aussi son attachement àsaint François et à Raymond Lulle. Peyriguère disait que Poissonnierconnaissait bien Raymond Lulle. Et le Père Jean Bosco m’a dit et redit quelui-même et de nombreux jeunes Franciscains, à l’époque, qui n’étaientpas encore arrivés au Maroc et qui se préparaient à y venir, avaient étémarqués et dynamisés par ses articles.

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Deuxième  périodeL’intégration :  1945-­‐1965

On peut dire que, dans la première période, les catholiques sesentaient chez eux et que, dans cette deuxième période, les catholiquesdécouvrent qu’ils sont au Maroc.

En France, l’époque qui suit la Libération est une époque de grandbouillonnement intellectuel, de beaucoup d’initiatives missionnaires : elleest marquée par l’ouverture au monde, la suppression des barrières entrel’Église et le monde. Ce qui est symbolique, par exemple, ce sont lesprêtres ouvriers. Et tout cela rejaillit sur le Maroc. Le nouvel évêque,Mgr Amédée Lefèvre, débarque en 1947 et favorise la venue des Jésuitesavec le Père Guilloux, qui fonde un Lycée technique agricole à Témaraavec la vie en petites équipes. Or – ce qui est complètement nouveau etsignificatif d’un changement d’attitude – dans ces équipes sont mélangésdes fils de colons et des fils de paysans marocains. Arrivent aussi lesBénédictins de Toumliline, près d’Azrou, et le père Peyriguère s’en réjouit.Il ne se sent plus isolé. Des personnes comme le Père Guilloux et DomDenis Martin m’ont dit et répété que le père Peyriguère avait été un guidepour eux dans leurs premiers pas au Maroc, dans la compréhension dumonde musulman et de la mission. Et une nouvelle vague de Franciscainsarrive dans un autre état d’esprit, s’étant préparés et connaissant l’arabe.Le centre professionnel d’Agouim est créé. Le Père Othon avait déjà crééà Meknès un dispensaire avec cours du soir. Arrivent les Dominicains etla Mission de France et, immergés dans le monde marocain, les PetitsFrères et les Petites Sœurs de Charles de Foucauld. Tout cela donne unvisage d’Église complètement nouveau.

La lutte du peuple marocain pour l’indépendance crée une gravetension. La crise culmine avec la déposition du Sultan en 1953 et sonretour triomphal en 1955. L’évêque prend position. On a beaucoup parléde la prise de position de Mgr Duval, mais pas assez de la prise deposition de Mgr Lefèvre avec sa lettre de février 1955. De nombreux

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prêtres le suivent, dont Jean Chabbert qui deviendra lui-même évêque, lesBénédictins de Toumliline, le père Peyriguère. En prenant position, l’idéegénérale est de désolidariser l’Église de la politique du gouvernementfrançais. La communauté chrétienne est divisée. Soit le soutien à unepolitique qui fait preuve de fermeté, représentée par la déposition duSultan et le groupe Présence Française, soit une politique de dialoguesymbolisée par le groupe Conscience Française fondé par le docteurDelanoë. Non seulement les prises de position des chrétiens du Maroc,mais aussi celles des chrétiens de France ont un retentissement au Maroc.Le Centre des intellectuels catholiques organise une grande réunion à Parisen janvier 1953 pour faire la vérité sur les événements de Casablanca endécembre 1952. Témoignage chrétien, le livre de Robert Barrat, les écrits deMauriac avec le prestige qui s’attache à sa personne, tout cela concourt autémoignage des chrétiens.

À cause de cela, lors de l’indépendance du Maroc en 1956, l’Église estbien considérée. Mgr Lefèvre est décoré par Mohammed V immédia-tement après son retour. Les sessions d’été de Toumliline ont un grandsuccès et attirent beaucoup de jeunes et d’intellectuels marocains, ellesreprésentent un espace de liberté, comme le souligneront après la mort deDenis Martin les témoignages donnés à cette occasion par Bouabid etd’autres personnalités.

On demande à ce moment-là au Père Peyriguère de venir parler desmusulmans et de ce qu’il fait. Il n’est plus isolé. L’évolution des commu-nautés chrétiennes et des mouvements est sensible. Auparavant, unmouvement d’action catholique importait le programme de France. Àprésent, on fait son propre programme en fonction de l’endroit où l’on vit.L’évolution est favorisée par le départ des colons et l’arrivée des coopé-rants.

J’ajoute ceci par rapport à la lutte pour l’indépendance. Dans lesannées 1930, le père Peyriguère ne remettait pas en cause l’existence duProtectorat. Qui le remettait en cause à cette époque? Qui, à cette époque,envisageait l’indépendance du Maroc? Mais, devant les événementsmarocains et mondiaux, le père Peyriguère évolue et admet la possibilité

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d’indépendance. En 1952, il dit : «  l’indépendance du Maroc est nonseulement inéluctable, mais elle est souhaitable, en particulier du point devue de la liberté de l’Église ». Dès 1951, il affirme que sa mission est supra-nationale. Il fait lui-même cette conversion de ne pas mélanger Français etchrétien. Toute cette évolution est très importante.

Il écrit en 1946 : « Après un drame de conscience, longtemps porté enmoi-même, il m’a fallu parler. Voyant ce que je voyais, sachant ce que jesavais, me taire faisait de moi le chien muet que fustige la Sainte Écriture ».Donc, toujours avec cette hantise de dissocier l’Église de la politiqueofficielle française, il écrit à Témoignage chrétien en 1952 :

Le christianisme, pour ne pas être rendu responsable des déficiencesdes impérialismes, ne doit pas apparaître solidaire d’eux et à leur service.Ce grand malentendu franco-marocain risque de devenir un grand malen-tendu christianisme/islam. Les envoyés du christianisme ne doivent pasêtre pris pour des envoyés de l’impérialisme.

En même temps il ne supporte pas que l’on mette en doute son patrio-tisme.

Donc, dans cette deuxième période où se situe l’indépendance, lemonde chrétien rencontre le monde marocain soit dans l’affrontement,soit pour s’associer à lui, ce qui va finalement dominer à la fin de cettepériode. L’évolution des mentalités sera de choisir de vivre au Maroc telqu’il est devenu. Tout le mouvement de « vivre avec », avec les prêtres autravail, les Petites Sœurs de Jésus, ira même en s’accentuant. Le pèrePeyriguère écrivait au moment de l’indépendance : «  C’est l’heure depasser du stade de maîtres au stade d’amis ».

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La  troisième  périodeLa  discrétion :  de  1965  à  nos  jours

1965, c’est la fin du concile Vatican II avec le document Nostra ætate,qui marque l’esprit d’ouverture et de dialogue. Cela coïncide avec la finde l’épiscopat de Mgr Lefèvre : en 1967, il démissionne suite à un infarctusquatre ans auparavant. Ce qui est significatif d’une évolution : les deuxévêques qui lui succéderont sont d’une certaine façon « du pays », c’est-à-dire que tout leur ministère a eu lieu dans le pays : le Père Chabbert etle Père Michon ; ils n’ont pas été « importés » et le Père Michon a mêmeune autre caractéristique rarissime, peut-être unique, pour un évêque :c’est un prêtre au travail qui a été choisi comme évêque, c’est un arabisantet c’est le premier non-Franciscain.

Les nationalisations des terres provoquent le départ de beaucoupd’Européens, ce qui entraîne, pour l’Église, de désaffecter des lieux deculte ; par exemple, à Tamelelt, l’église devient un centre de promotionféminine. Très significatif aussi d’une évolution : la transformation desFranciscaines missionnaires de Marie. Elles avaient d’importantescommunautés, à l’intérieur même des hôpitaux, des ateliers connus destouristes, le pensionnat de Meknès à l’origine pour des filles d’Européens,de colons… Or elles ferment le pensionnat ; elles logent dans des apparte-ments, dans de petites fraternités et certaines travaillent comme coopé-rantes à l’Éducation nationale ou à la Santé publique. Elles sont dans despetites communautés et vont servir dans le cadre marocain. Evolution ducostume: il y a une seule sorte de Sœurs. Autre évolution : arabisation dela prière liturgique, au moins partiellement, etc.

La communauté de Tazert, des religieuses clarisses d’origine française,se transforme en une communauté de rite grec catholique en arabe, dansl’Atlas où vécut Poissonnier. Et l’on suscite des rencontres avec desmusulmans pour un travail en commun dans des associations. Ce quiprime ce ne sont pas tant des œuvres à soi, mais de chercher à jouer le jeud’un pays indépendant, à son service, humblement. Le mouvement est

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inversé : auparavant l’Église, les religieuses, les prêtres  en situationdominante ou en situation de bienfaisance représentaient une supérioritépar rapport aux assistés. Les Marocains venaient à nous, et aujourd’hui lemouvement est inversé : là où ils travaillent et où ils ont conçu leursactivités, nous nous mettons à leur service.

Un des faits importants de cette époque, fut la visite du Pape au Marocen 1985. C’est le roi qui fut à l’initiative de l’invitation et non l’Église duMaroc. Il y eut un rassemblement des chrétiens, mais aussi un rassem-blement important des Marocains auxquels s’adressa le Pape : le texte estconnu1 ; il a paru dans un tiré-à-part d’Ensemble. On pourrait dire ensimplifiant que le Pape est venu visiter le Maroc et les Marocains et que,naturellement, les chrétiens du pays ont été associés à cette visite et nonl’inverse, car les chrétiens sont conscients qu’ils sont très minoritaires etdoivent se comporter avec la discrétion que cela implique. Maintenant leschrétiens du Maroc désoccidentalisent leur Église. La grande importancenumérique de la communauté des Africains le favorise.

C’est à cette époque que le père Peyriguère est connu, au moins enFrance. Le succès extraordinaire du petit livre Laissez-vous saisir par leChrist (j’avoue que c’est un succès qui m’a surpris), a entraîné des biogra-phies, des articles, des conférences, etc. Mais il est davantage connucomme maître spirituel que comme pionnier du dialogue interreligieux.Or il a quelque chose à nous dire aujourd’hui, dans ce domaine dudialogue avec l’islam. Il est donc important de connaître sa vie et sesécrits. •

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1. Jean-Paul II, « Chrétiens et musulmans sous le regard de Dieu », dans Cheminsde Dialogue n° 20 (2002), p. 129-142.

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Pierre VermerenMaître de conférences en histoire du Maghreb contemporain à l'Université Paris IPanthéon-Sorbonne.

LE MAROC DE SIDI MOHAMMED À MOHAMMED V, du coeur du Protectorat à l’indépendance (1927-1959)

La tranche chronologique 1927-1959, qui correspond à l’apostolat duPère Peyriguère au Maroc, recouvre pratiquement le règne deMohammed V : le jeune prince est proclamé sultan de l’Empire chérifienen 1927, puis roi du Maroc en 1957, un an après l’indépendance. Il décèdedeux ans après le P. Peyriguère, en février 1961.

Cette période de 32 ans est celle du protectorat français post-Lyautey(qui quitte le Maroc en 1925), suivie des quatre premières années duMaroc indépendant. Elle se distingue par une riche bibliographie histo-rique de langue française, des intellectuels français s’étant fortementintéressé au Maroc de ces années : Charles-André Julien, Jean Lacouture,Daniel Rivet, Georges Oved, Georges Hatton… (même si l’on peutdéplorer la faible diffusion des travaux de ces auteurs).

De la sorte, les idées reçues sur le Maroc du protectorat et de l’indé-pendance sont nombreuses, et souvent trompeuses, car joue à plein leprisme algérien, qui s’est surimposé, dans les imaginaires, à ce protectorattardif (1912 pour le Maroc contre 1830 pour l’Algérie).

Bien des évènements ont perturbé l’écriture de cette histoire  : l’exilforcé du sultan d’août 1953 à novembre 1955, l’indépendance marocaine(2 mars 1956), la guerre d’Algérie (1954-1962), le départ des Français duMaroc (de 1956 à 1973), la Guerre froide… Plusieurs discours ont en outreinterféré  : l’historiographie et les combats nationalistes de l’Istiqlal (le

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parti nationaliste), la discrétion des institutions françaises sur la périodecoloniale (classes politique, église catholique, université), et la mauvaiseconscience de l’opinion publique française, marquée par le tiers-mondisme à partir des années 1970.

De tout cela résulte une représentation tronquée de la situationcoloniale. Or la différence est grande entre voisins marocain et algérien.Au Maroc, la classe dirigeante précoloniale a été associée au protectorat(l’État marocain n’a jamais cessé d’exister), et ce sont ces mêmes familles,famille royale en tête, qui reprennent le contrôle de l’État après 1956. Àl’inverse en Algérie, de nouvelles élites ayant émergé durant la périodecoloniale ont mis la main sur l’État indépendant. De ce fait, en dépit de lavictoire dans la guerre d’indépendance, l’État dénonce avec constance le

«  collabo  », le «  harki  », le « mtourni  », «  l’assimilé  », dans un rejet(apparemment) unanime de la « nuit coloniale ». Les élites algériennes sevivent comme nouvelles, venues du cœur du peuple algérien, alors quecelles du Maroc se vivent comme les héritières d’une histoire et de tradi-tions multiséculaires.

Le monopole de l’écriture de l’Histoire par l’État, au Maroc comme enAlgérie, impose un prêt-à-penser de nature très diverse dans les deuxpays : or les Français, par méconnaissance ou par indifférence, tendent àenglober ces questions… Il est donc important de préciser les caractéris-tiques propres de l’histoire récente du Maroc.

La dynastie alaouite règne sur le Maroc depuis 1666, d’où l’appellation«  d’Empire chérifien  », jusqu’à l’instauration de la Monarchie parMohammed V en 1957. Ce vieil Empire, qui remonte à la création de Fèsen 808 (ou 811), a connu au moins sept dynasties. Lorsque la Franceconquiert l’Algérie, le sultan alaouite aide l’émir Abdelkader. Mais aprèsla défaite d’Isly (1844), l’Empire chérifien doit se replier sur lui-même.Entre 1844 et 1912, date du Traité de Fès (Protectorat français, et espagnolsur la zone Nord), l’Empire résiste à l’impérialisme Européen. En réalité,c’est le cas depuis la chute de Grenade en 1492, quand les Espagnols ontcommencé à occuper les ports et les côtes d’Afrique du Nord (sans parlerdes Ottomans qui menacent l’Empire chérifien par l’Est). Depuis des

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siècles, le sultan met en avant sa qualité de chérif (descendant duprophète), pour animer cette résistance politique et religieuse. Enrevanche, les zaouïas et les confréries religieuses (l’islam soufi) prennentle relais, dès que l’étoile du sultan pâlit, ou que l’impérialisme progresseau détriment de l’Empire. Le Maroc a été un Empire assiégé et combattantdurant quatre siècles.

Or à la fin du XIXe siècle, la compétition coloniale est à son comble enEurope. L’Espagne, la France, l’Angleterre et l’Allemagne voudraient s’yimplanter. Cette compétition neutralise les puissances, protégeant untemps le Maroc, jusqu’à ce que la France parvienne à ses fins. Entre laConférence de Berlin (1881) et 1912, trente ans sont nécessaires à la Francepour écarter ses rivaux. Seule l’Espagne obtient la partie Nord du terri-toire (le Rif), et un morceau de Sahara au Sud. Le Traité de Fès (1912)

« confie » à la France la protection extérieure du Maroc et la « moderni-sation » de l’Empire chérifien.

1.  Mythes  ou  réalités,  les  héritages  du  Maroc  de  Lyautey  pèsent  lourd,au  Palais  de  Rabat  comme  dans  la  montagne  berbère

a) Le Traité de Fès

Après plusieurs postes en Indochine et à Madagascar, l’officier HubertLyautey est nommé gouverneur militaire de l’Ouest algérien en 1903 : il acarte blanche pour s’intéresser aux confins de l’Empire chérifien. Ils’applique à l’encercler méthodiquement, obtenant des accords avec lestribus et les bédouins des confins. Peu à peu, il pousse son avantage versl’intérieur du pays. La pression française s’exerce aussi sur le sultan, qui

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reçoit des prêts bancaires de la Banque de Paris et des Pays-Bas, qu’il est deplus en plus incapable de rembourser. Elle s’exerce enfin sur les ports,comme Casablanca, qui accueille une population française croissante.

Les autres puissances européennes et les États-Unis poussent la Franceà la conférence internationale d’Algésiras (1906), afin d’établir une sortede partage à l’amiable sur le pays. Le traité signé accorde des avantageséconomiques aux puissances (concessions et « porte ouverte », c’est-à-diredésarmement douanier), mais la France est la plus avantagée.L’indépendance du Maroc est réaffirmée, mais l’Espagne et la Frances’entendent sur un partage à l’amiable et inégal du pays. En 1912, laFrance impose ses vues à un sultan affaibli et endetté.

Le Traité de Fès est l’œuvre du général Lyautey (maréchal en 1925). Cetraité de Protectorat est signé par le sultan alaouite Moulay Abdelhafid le30 mars 1912 à Fès. Il place le Maroc (Rif excepté) sous tutelle française. Lesultan s’engage à réformer le pays en fonction des suggestions duRésident Général de France, afin que le pays se modernise et puisse, infine, rembourser ses dettes. Le sultan Moulay Abdelhafid, signataire duTraité de Fès, abdique le 12 août 1912. Malade et soumis à une fortepression des tribus et du résident général Lyautey, il quitte le pays.

Dans le « nouveau Maroc », le sultan conserve sa fonction, ses préro-gatives, et ses ministres sous la tutelle du Grand vizir (Premier ministre).Le Maroc reste un État souverain, mais protégé. Le sultan signe les lois(ou dahirs) pour les rendre exécutives. Pourtant, la tutelle de Lyautey sefait pesante : encerclé dans Fès par les tribus hostiles au cours de l’été 1912,le résident transfère la capitale et le sultan à Rabat. Il choisit en outre dansla famille alaouite un sultan effacé, Moulay Youssef. Le premier conseilleren titre du sultan, le Résident général, s’impose comme le vrai décideurde l’Empire chérifien. Le traité lui confie la responsabilité de ramenerl’ordre dans le pays et de le moderniser.

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b) Une si longue « guerre de pacification »

« Aucune tribu ne s’est soumise sans combattre », a déclaré un officierfrançais à la fin de la « pacification ». Or le Maroc comptait plus de 300tribus… Jusqu’en 1912, l’Empire chérifien est un empire militaro-théocra-tique aux marges mouvantes, multiethnique et multiconfessionnel (juifset musulmans). En dehors du « bled makhzen » (du nom de l’appareild’État sultanien), qui est soumis au sultan, le grand arc montagneux quiceinture le Maroc central, du Rif au Nord, à l’anti-Atlas et au Souss dansle Sud, en passant par le moyen et le haut Atlas, est rétif à l’allégeance etau tribut fiscal du sultan. Les razzias militaro-fiscales du makhzen sonttoujours à recommencer.

En avril 1912, Lyautey et le sultan sont encerclés par les tribus berbèresdans Fès. Les chefferies tribales et les notabilités religieuses désap-prouvent la reddition du makhzen aux « chrétiens », alors que depuis leXVe siècle, l’empire chérifien résiste aux impérialismes (ibériques,ottoman, français). Durant cette année 1912, l’armée française parvientnéanmoins à « pacifier » les plaines centrales du pays, qui vont de Fès-Meknès à la côte atlantique. Mais elle doit combattre un sultan dissidentà Marrakech (El Hiba), qui se réfugie dans le Sud.

Passés les huit ou neuf années d’encerclement et de pénétration initiale,vingt-deux ans de guerre sont nécessaires pour soumettre l’ensemble destribus berbères (1912-1934). Cette pacification opérée par l’arméecoloniale (et ses soldats coloniaux) soumet les tribus et les confréries(tariqat) au nom du sultan. L’épisode de la guerre du Rif est le pus saillant(1921-1926). Parti de la zone espagnole, où Abdelkrim El Khattabi (tribudes Beni Ouriagel), qui fut fonctionnaire du protectorat espagnol, a crééune République du Rif, elle nécessite l’emploi de centaines de milliersd’hommes des armées française et espagnole, et des armements les plusmodernes. Les Espagnols y «  expérimentent  » les premiers bombarde-ments chimiques aériens. Le haut commandement de Pétain vient à boutde cette résistance en 1926. Cette guerre appartient encore à la résistancemilitaro-religieuse sur fond d’appel au djihad.

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La reddition d’Abdelkrim, le 27 mai 1926, marque la fin d’une époque.La résistance des tribus de l’anti-Atlas, jusqu’en 1934 (opération de DjebelSaghro en 1933), est résiduelle et leur soumission inéluctable, dut-ellegrossir la liste des 27 000 soldats français tués pour conquérir le Maroc.Au total, 58 000 soldats coloniaux (tous corps confondus) auraient été tuésdans l’armée française, non comptés les soldats espagnols, dont les 8 000tués d’Anoual en juillet 1921. Soumises, les tribus rebelles du pays « siba »(pays de dissidence), sont contraintes par l’armée coloniale à la reddition(aman) et à l’allégeance (baï’a) envers le sultan. Les officiers des Affairesindigènes, en charge des tribus après la « pacification  », s’attachent lafidélité des chefferies vaincues en leur promettant le respect de leurscoutumes (‘urf). Dans le Sud, le protectorat s’appuie sur les «  grandscaïds » pour exercer sa domination dans un pays essentiellement rural ettribal.

Lyautey a été rappelé en France en 1925 pour son échec rifain. Pourtant,à son départ, le protectorat a trouvé son visage, et une grande partie desobjectifs initiaux ont été atteints.

c) La « fiction » du Protectorat et « l’Empire fortuné », le Maroc soumis à une « colonisation » rampante

Même si Lyautey, monarchiste convaincu, admire le sultan, lemakhzen et l’aristocratie marocaine, toutes choses qu’il entend protéger etmême renforcer, sa tutelle est pesante et autoritaire. Dès 1922, il convient,avec une grande lucidité, que le « Protectorat est une fiction », et qu’il enest le véritable maître...

Pour les militaires, fonctionnaires et colons venus des départementsfrançais d’Algérie, il n’y a guère de différence entre une colonie et unprotectorat. Lyautey déplore l’« algérianisation » du pays, lui qui a détestéce qu’il a vu en Algérie, et dont il méprise les « colons ». C’est pourquoi iltente d’éviter une réédition de la politique algérienne : les médinas sont

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préservées et interdites aux Européens, contraints de s’installer dans desquartiers nouveaux  ; les mosquées sont fermées aux chrétiens  ; lesmissionnaires Pères blancs n’ont pas le droit de s’installer (qui refuserontde le faire quand on le leur demande en 1940)...

Mais rien n’y fait. Après le départ de Lyautey, les tribus perdent lesmeilleures terres agricoles  : un million d’hectares de bonnes terresachetées aux tribus par les colons (5 900 fermes), et un autre million parles riches Marocains. La population européenne s’accroît, et Casablancadevient une grande ville moderne (la capitale économique et industrielle)à majorité européenne. Lyautey en a fait la vitrine du Maroc moderne.

Le Résident général et les autorités françaises promeuvent le Maroc enFrance et en Europe : il faut attirer des hommes, des entrepreneurs et descapitaux. Le Protectorat lance de grands travaux (à Rabat et Casablanca),crée des infrastructures, des bâtiments de prestige, des ports… Descampagnes publicitaires en France  chantent « L’Empire fortuné », « LaCalifornie française  »… Le Maroc est présenté comme un «  pays decocagne ».

Mais la modernisation et l’enrichissement sont très inégaux. Cedernier concerne une minorité des Européens, notamment les 5 900exploitants agricoles et le patronat de Casablanca. Il faut y associer labourgeoisie «  indigène  » de Fès, enrichie dans le négoce (monopoles)depuis le XIXe siècle, et qui investit dans la terre devenue accessible.Casablanca symbolise l’accumulation de cette richesse. L’embellissementde la ville la dotent d’un remarquable patrimoine architectural art-déco(le plus important du monde hors d’Europe) et néo-mauresque. La spécu-lation est forte, et la croissance plus encore, stimulée par la concurrenceanglo-saxonne imposée (régime de la porte ouverte), même si la crisefrappe durement pendant les années trente. Les Européens du Maroc (350000 vers 1950) vivent mieux que les Métropolitains (130 % de leur pouvoird’achat, contre 70 % du PIB pour les citoyens français d’Algérie).

Le Maroc dit «  utile  » connaît des progrès agricoles (exportationd’agrumes ou de vin), miniers (phosphate), industriels et portuaires… En

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revanche, les montagnes et les périphéries, soit la plus grande partie dupays, vivent à l’écart et dans la pauvreté. L’explosion démographiqueamorcée vers 1940 accroît la misère, parallèlement à la réduction desterres disponibles, même si la situation est moins tendue qu’en Algérie.Dans ces régions, on assiste à un repli tribal, soumis à l’administrationindirecte des caïds, des officiers des affaires indigènes et des contrôleurscivils.

En 1930, le protectorat se sent puissant. Il décide de légaliser lasoustraction des berbères, déjà entrée dans les faits, à l’autorité judiciairepénale du Sultan (le fameux dahir berbère). Cette maladresse déclenche unmouvement de protestation dans les villes, et dans le monde musulman.C’est l’acte de naissance du nationalisme politique marocain (partie 3).

Le protectorat, sous la conduite de Lyautey, s’est livré à une restau-ration de l’autorité du sultan. L’aman est offert aux tribus vaincues, maisl’allégeance au sultan n’en est pas moins exigée. Caïds et contrôleurscivils représentent le sultan et le protectorat auprès des tribus. Lyauteyrestaure la pompe du sultanat, n’hésitant pas à « réinventer » des tradi-tions pour impressionner le peuple. Cette politique est ensuite adoptéepar de jeunes nationalistes qui, à Fès en 1928, inventent la fête du Trône.En renforçant le sultan, ils veulent faire reculer le protectorat. Lemouvement nationaliste de l’Istiqlal (né en 1944) reprend cette politique.

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2.  Le  Maroc  de  Sidi  Mohammed,  de  son  avènement  au  retour  d’exil  (1927-­‐1955)

a) Sidi Mohammed, futur Mohammed V

Né à Fès en 1909, Sidi Mohammed, troisième fils du sultan MoulayYoussef, n’était pas destiné au trône. Il devint pourtant sultan sous le nomde Mohammed V, par la beï’a (cérémonie d’allégeance) du 18 novembre1927. Ce jeune homme de 18 ans fut choisi au sein de sa fratrie par lesconseillers du résident Théodore Steeg, pour ses faiblesses supposées,étant jugé sage, pieux et réservé. Sidi Mohammed envoya toujours dessignes contradictoires à ses interlocuteurs français et marocains. Indécis,ambigu, sans grand charisme, il semble porté par les évènements.

Fragile et élevé dans la plus stricte tradition au Palais de Meknès, il nereçut pas la formation moderne et bilingue de certains jeunes bourgeoisde sa génération. Il fut éduqué en arabe par son précepteur algérienMohammed Ma’meri, qui lui apprit le français. Le sultan parla lentementcette langue sa vie durant. Les lacunes de son éducation ne furentcomblées que par «  les longues conversations avec ses visiteurs  » et

« surtout par la pratique du pouvoir ». La conscience de ces faiblesses lepoussa à accorder une grande attention à l’éducation de ses enfants.

Marié à sa cousine à l’âge de 15 ans, Mohammed V épouse uneseconde femme, selon tradition alaouite, la fille d’un chef de tribu berbèrede l’Atlas, Lella Abla (issue de la région où travaille le Père Peryguère).Cette deuxième épouse, devenue mère des Princes et princesses en titre,donne naissance en 1931 à un fils, Moulay Hassan. Il n’existe alors pasencore de règle de succession. Le sultan possède un nombreux harem,composé de jeunes femmes choisies pour leur beauté, offertes par leschefs des tribus à leur sultan.

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La résidence, qui a désigné Sidi Mohammed, n’a qu’à s’en féliciterlorsqu’en mai 1930, il signe le « dahir berbère » que lui propose LucienSaint. Les nationalistes mobilisent rapidement contre ce texte, tout enmarquant leur attachement au sultan qu’ils proclament «  roi  » (1933).Après des échanges avec Allal El Fassi, le sultan promet de ne plus céderaux injonctions négatives du résident. Or les règles du protectoratsupposent un plein accord entre le sultan et le résident, sous peine deblocage institutionnel.

Entre 1934 et 1940, le contexte international (guerre d’Espagne), lesespoirs déçus du Front populaire, la répression qui s’abat sur les nationa-listes en 1937, une dramatique crise économique, puis la drôle de guerreet la débâcle, altèrent la superbe coloniale au Maroc. Le sultan fréquentele nouveau résident général, Noguès (1936-1942), devenu son ami. Sespréventions envers les nationalistes poussent le sultan à la prudence.Mais s’il demeure fidèle à la France, il refuse la discrimination contre lesisraélites réclamée par Vichy, et reste sourd aux avances nazies etfranquistes, ce qui lui vaut la gratitude du général De Gaulle. Après ledébarquement américain de novembre 1942 se tient en 1943 la conférenced’Anfa (à Casablanca). F. D. Roosevelt lui aurait promis son aide. Dans undiscours à Tanger (zone internationale) en 1947, le sultan en appelle àl’indépendance du Maroc.

Le Général Juin (mai 1947-juin 1951), qui veut introduire une co-souveraineté franco-marocaine, essaye de briser sa résistance. Mais lesultan entame une grève du sceau qui bloque le protectorat. La résidencelui lance un ultimatum en février 1951, pour qu’il signe un dahir, sousmenace d’une conspiration animée par le pacha de Marrakech, Thami elGlaoui. La crise franco-marocaine culmine après la déportation du sultanà Madagascar, le 20 août 1953.

Après des négociations préparant l’indépendance, le sultan fait unretour triomphal à Rabat, le 16 novembre 1955. Pendant deux ans, l’Istiqlal,qui a soulevé une partie du pays en son nom, espère contenir le souveraindans une fonction honorifique. C’était compter sans le makhzen, l’arméecoloniale, les ennemis de l’Istiqlal et Mohammed V. Patient et doté d’un

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remarquable sens politique, le roi (titre adopté le 15 août 1957) réussit encinq années à sauver le trône en restaurant la prééminence des Alaouites.Lorsqu’il meurt le 26 février 1961, le péril majeur pesant sur le trône estcirconscrit.

b) Économie coloniale et modernisation sociale

« Empire fortuné » ou « Californie française », les autorités du protec-torat ont su vendre le Maroc pour attirer capitaux et migrants, et créer le

«  bluff superbe  » démasqué par Jean Lacouture en 1957 (Esprit).L’opération a permis d’attirer des investissements immobiliers et d’édifierde grands ensembles urbains, à l’instar de la puissante capitale écono-mique qu’est devenue Casablanca, qui comptait déjà 682 000 habitants en1952 (contre 4 000 un demi-siècle plus tôt). Mais si la ville est devenue laplus importante d’Afrique du Nord devant Alger, elle le doit à l’exoderural que précipite le développement économique et industriel (150 000personnes y habitent en bidonvilles en 1952). Jusqu’en 1945, l’investis-sement industriel (hors bâtiment) reste médiocre, l’investissement publicdépassant l’investissement privé. Le réseau ferroviaire construit en 1935sera celui du XXe siècle.

Avec la fin du régime de la « porte ouverte », les nécessités de la guerre,puis le contexte favorable d’après-guerre, la communauté européenneinvestit et produit sur place. Mais le bilan industriel du protectorat restemitigé. De 1920 à 1955, la croissance du secteur secondaire est de 6 % paran, tirée par le bâtiment et les mines. Elle s’envole à partir de 1945. La partde l’industrie manufacturière ne dépasse pas 15 % du PIB, et le Maroccolonial est constamment déficitaire (en 1952, son taux de couverture estd’à peine plus de 50 %). Il dépend de l’extérieur pour de nombreuxproduits (55 % viennent de France en 1955). À la fin du protectorat, lesquatre cinquièmes des Marocains vivent d’une agriculture sous-productive (34% du PIB). Combinée au démarrage démographique, elleexplique un puissant exode rural.

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Contrairement aux vœux de Lyautey, le Maroc s’est « algérianisé » parun important transfert de population européenne en provenance deTunisie, d’Algérie et d’Espagne. En 1952, le Maroc colonial – zoneespagnole comprise – compte 539 000 Européens (plus que la moitié desEuropéens d’Algérie). Cette situation reflète le haut niveau de vie desEuropéens du Maroc français : avec un revenu de 130 % du niveau de viefrançais en 1955, ils sont lojn devant les Européens d’Algérie qui sont à 90%. Le niveau de vie des Marocains est peut-être le plus élevé d’Afrique,bien supérieur à des pays comme la Corée.

5 903 colons se partagent un million d’hectares sur les 4,5 millions misen culture. Ces terres, facilement irrigables et fertiles, sont concentréesdans les grandes plaines (Fès-Meknès, Rharb, Chaouïa, Haouz, Tadla,Souss), fournissant l’essentiel des exportations (45 % sont alimentaires,pour des importations équivalentes qui représentent 23 % des importa-tions). Mais le Maroc est un pays faussement riche. Pendant 35 ans, lerevenu par habitant progresse de 1,7 % par an. La population musulmaneen plein essor (8 585 000 habitants en 1952) s’est appauvrie, tandis que lescadres traditionnels de la société s’affaiblissent. Cette économie extra-vertie exporte surtout du phosphate, du plomb, des sardines, du vin etdes agrumes.

Cette société est dominée par une puissante bourgeoisie urbaine (juiveet musulmane), et une classe féodale ou militaro-religieuse, qui ontrenforcé leurs bases économiques pendant le protectorat. Impulsée par lecapitalisme européen, les échanges ont permis au XIXe siècle la consti-tution de fortunes familiales dans la bourgeoisie fassie. Les palais desgrandes familles de Fès, agrandis et embellis, témoignent de cette munifi-cence, d’autant que ces familles financent le pouvoir sultanien. Ellesobtiennent en échange des fonctions rémunératrices (dans les douanes), ets’allient à l’aristocratie religieuse et intellectuelle (chorfa et oulémas) et auxfamilles makhzen (des hautes fonctions étatiques).

La colonisation entrave peu le développement de leurs activités écono-miques. Les familles fassies quittent leur ville pour s’installer dans lanouvelle métropole économique, Casablanca, où elles développent le

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grand commerce (céréales, importation de thé, de sucre, de café etsoieries). Pendant ce temps, leur parenté restée à Fès et les grands féodauxruraux édifient un patrimoine terrien conséquent, participant à une sortede colonisation intérieure de grande ampleur. Le protectorat l’a rendupossible en légalisant en 1919 l’appropriation privée des terres collectives.Si de nombreux petits et moyens propriétaires (10% des ruraux, soit600  000 personnes) possèdent la moitié des terres cultivables (2 millionsd’ha), 7 500 féodaux se partagent 1,8 million d’ha, soit le quart des terrescultivables (le Glaoui possède en propre 56 000 ha). La dépossessionfoncière des tribus profite davantage aux propriétaires fonciers marocainsqu’à la colonisation.

Une partie des héritiers de ces familles investit l’école coloniale etconstitue l’armature intellectuelle du nationalisme. Quand ces JeunesMarocains, alliés aux « vieux turbans » de Fès, réclament l’indépendanceau sortir de la guerre, les subsides familiaux ne manquent pas.

c) L’exil du sultan précipite la désagrégation du protectorat au profit des Alaouites

Le protectorat français était divisé en sept régions, trois régions civiles(Casablanca, Rabat et Oujda), trois militaires (Meknès, Fès et Agadir) etune mixte (Marrakech). Le contrôle est exercé par les officiers des Affairesindigènes dans les régions militaires et par les contrôleurs civils dans lesautres. Sous la tutelle des puissants chefs de régions, contrôleurs civils etofficiers des Affaires indigènes sont placés aux côtés des fonctionnairesmakhzen. Pachas et caïds (un peu moins de 400 au Maroc en 1953)dirigent villes et tribus, sous la tutelle théorique du Grand vizir, confor-mément à la double structure administrative du protectorat (adminis-tration makhzénienne et cadres « néo-chérifiens »).

Dotés de pouvoirs étendus (fiscaux et judiciaires), ils font régnerl’ordre dans le pays, notamment dans les campagnes, qui rassemblent 80

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% des Marocains vers 1956. Calqué sur le maillage tribal, ces commande-ments sont attribués aux fils de « grande tente » ou aux officiers indigènesayant servi dans l’armée française. Ce système d’administration indirectese rapproche de l’indirect rule britannique aux Indes. Rétribués par l’impôtrural et les prélèvements en nature (notamment fonciers), ils ne coûtentrien à Rabat, et permettent de tenir le pays grâce à quelques centaines defonctionnaires français, civils ou militaires. Cette politique des caïds aconforté les notables ruraux dans leur position de féodalité politico-agraire. Cela explique comment le régime, contesté dans les villes audébut des années cinquante, a pensé que le salut viendrait du « bon bled ».

Le Général Juin menace le sultan d’un exil en s’appuyant sur les chefsde confréries et les caïds tribaux. Le sultan recule, mais après le départ deJuin, en 1951, il entame une seconde « grève » du sceau. Éconduit parParis en 1952, le sultan se prononce clairement, lors de la fête du Trône du18 novembre, en faveur de « l’émancipation politique totale et immédiatedu Maroc  ». Le compte à rebours de sa destitution est enclenché. Lesémeutes ouvrières de décembre 1952 contre l’assassinat du syndicalistetunisien Ferhat Hached servent de prétexte à l’administration colonialepour démanteler les partis, la presse et les organisations syndicales natio-nalistes. L’Istiqlal défaite, le sort du sultan est scellé.

En 1953, le Général Augustin Guillaume (juillet 1951-juin 1954)réactive le complot de 1951. 330 caïds et pachas (17 caïds s’opposèrent àla destitution), pacha Glaoui de Marrakech en tête, et de 5 cheikhs deconfréries, rassemblés par Abdelhaï el Kettani, tiennent le 14 août 1953une assemblée à Marrakech qui destitue Mohammed Ben Youssef, etproclame à sa place son vieux cousin Mohammed Ben Arafa. Soumis àl’arbitraire du makhzen et hostiles aux bourgeois nationalistes, lesféodaux jouent la carte coloniale en faveur d’un Ben Arafa inoffensif,garantie de la pérennité de leur nouvelle richesse foncière. La France feintde « s’exécuter », et exile le sultan le 20 août 1953 avec son fils (en Corsepuis à Madagascar). La souveraineté marocaine et le traité de Fès sontbafoués.

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Cette faute politique se retourne d’un seul coup contre le protectorat,désormais honni, en faveur du « sultan de l’Istiqlal », d’autant que griséspar leur succès, des caïds procèdent à des exactions dans le Moyen Atlas,retournant l’opinion de certaines tribus contre « le sultan des Français ».Une vague d’indignation et de protestations soulève le pays, encadrée parl’Istiqlal. En quelques mois, on passe des protestations aux attentats (6000), et des centaines de personnes trouvent la mort entre l’été 1953 et l’été1955 (761 morts Marocains et 159 Européens dans les villes –une partiesont tués par un contre-terrorisme européen).

Or dans le même temps, l’Indochine devient indépendante (1954),l’Algérie commence sa guerre de libération, et la Tunisie obtient l’auto-nomie interne. Bientôt, une Armée de libération marocaine (ou ALM) s’activedans les zones espagnoles du Nord et du Sud. En août 1955, l’ALM passeà l’action dans le Rif et le Moyen Atlas. Moulay Arafa subit plusieursattentats, et Mohammed V, exilé à Madagascar, jouit d’une immensepopularité.

Désireuses de se concentrer sur l’Algérie, les autorités françaisesengagent des discussions avec le sultan : Mohammed V revient en France,négocie le principe de son retour (La Celle Saint-Cloud) puis celui del’indépendance (Aix-les-Bains, aux côtés des chefs de l’Istiqlal). Le 16novembre 1955, il fait un retour triomphal à Rabat, où l’attendent 30 000militants de l’Istiqlal survoltés. Mohammed V est le maître de l’heure, lerégime des grands caïds a vécu.

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3.  Vers  la  Monarchie  et  l’indépendance  :  de  la  lutte  contre  le  Dahir  berbère  au  gouvernement  Ibrahim (1930-­‐1959)

a) Politique berbère et nationalisme marocain

Le nationalisme marocain est né au XXe siècle, une fois consommél’échec du djihad tribal contre les troupes coloniales. Ce nationalismepolitique a eu deux sources d’inspiration majeures. La première est l’idéo-logie salafiste (retour aux premiers temps de l’islam), doctrine importéedu réformisme de Mohammed Abdou, et répandue au Maroc par leCheikh Abou Chouaïb Dukkali. À partir des années vingt, elle marqueprofondément les étudiants de la Quaraouiyne, Allal el Fassi et Mokhtarel Soussi. La seconde source est le courant Jeunes Marocains, sur lemodèle « Jeunes Turcs », qui se propose de retourner contre lui les armeset les principes de l’impérialisme européen. Ce courant prend naissancedans la petite communauté des étudiants de Paris (Ahmed Balafrej,Belhassen el Ouazzani) au tournant des années trente. La jonction de cesdeux courants, rendue possible par la « politique berbère » du protectorat,conduira à la naissance à l’Istiqlal en 1944.

Pendant la pacification, l’armée d’Afrique s’est appuyée sur desauxiliaires marocains, sur les tribus vaincues et ralliées. Elle réactive lapolitique algérienne des « bureaux arabes » inventée par Lamoricière etBugeaud. Au Maroc, elle se mue en « politique berbère », à l’initiative desthéoriciens de la résidence. Après la «  pacification  » vient la phased’administration (confiée aux Affaires indigènes), qui est aussi une phasede séduction.

À cette fin est construit le collège berbère d’Azrou (1928) dans leMoyen Atlas. Il s’agit de créer un contre-feu aux collèges musulmans deFès et Rabat, dont Lyautey perçut qu’ils seraient la pépinière du nationa-

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lisme, et d’y éduquer à cette fin, en langue française, les fils des chefs detribus berbères. Les meilleurs sont envoyés ensuite à l’École d’officiers deDar el Beïda à Meknès, créée en 1927. Elle donne naissance au corps d’Étatle plus performant du Maroc colonial et indépendant, celui des officierssupérieurs. Mais Azrou a conduit à une francisation médiocre perméableau nationalisme. Cela tient au recrutement : la promotion sociale a touchéneuf élèves sur dix, forgeant une élite intermédiaire de contrôle des tribus.

Le deuxième pied de cette politique est le « dahir berbère » du 16 mai1930. Il donne l’occasion aux nationalistes de fédérer leurs forces dans uneopposition active. Ce dahir signé par le sultan (qui a 21 ans) reconnaît lacompétence judiciaire des jema’a et des tribunaux coutumiers des tribusberbères, tandis qu’en matière pénale, les Berbères sont sous juridictionfrançaise (la pratique est légalisée). Le sultan serait donc dépouillé d’uneprérogative reconnue par le Traité de Fès. Ce dahir, qui fut concomitant auCongrès eucharistique de Tunis, est instrumentalisé comme une offensivechrétienne contre l’islam maghrébin et la chari’a.

L’agitation gagne les esprits et les rues, entraînant une brutalerépression, qui frappe avec maladresse les Jeunes Marocains de Fès,qualifiés « d’échappés de l’école primaire ». Ces conséquences imprévuesforcent, au bout de quatre ans, la résidence à retirer le dahir. Après quetrois Jeunes Marocains ont lancé en 1928 à Fès l’idée d’une fête du Trônepour honorer leur «  roi  », le 18 novembre 1933 est organisée dans lamédina de Fès une « Fête du trône » populaire, en l’honneur du sultanproclamé roi. Cette modernisation de l’institution médiévale du sultanatsignifie l’imbrication entre le corps du roi et la souveraineté nationale.Prévenu par la résidence contre les jeunes nationalistes « républicains »,Sidi Mohammed est impressionné par l’accueil triomphal reçu à Fès le 8mai 1934, un mois après l’abolition du fameux dahir, aux cris inédits de

« Vive le roi, vive le Maroc ! » (Yahya el Malik, yahya el Maghreb !).

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b) Le nationalisme marocain combat d’abord pour le respect du Traité de Fès et la liberté du Sultan

Depuis la victoire obtenue par l’abolition du Dahir berbère en 1934, lenationalisme s’affirme. Soutien affirmé mais ambigu du sultan, il secompose de deux forces principales. Quelques dizaines de diplômés del’Université française mènent une lutte politique sur le terrain de lalégalité (Ahmed Balafrej puis Mehdi Ben Barka réclament le respect de lasouveraineté marocaine, le développement de la scolarisation etc.).L’autre force, menée par Allal el Fassi, se compose des lettrés musulmans(oulémas) réformistes de la Grande mosquée de Fès. Elle s’appuie sur lesétudiants en religion et les milieux urbains, et réclame le respect de

« l’authenticité marocaine », de la langue arabe, de la religion, du sultan…

Le Comité d’action marocaine (CAM) créé au Maroc en 1934 élabore uneplate-forme de revendications réformistes. Malgré l’élection du Frontpopulaire en 1936 et les espoirs suscités, rien ne change dans la politiquefrançaise. La répression mène Allal el Fassi en déportation au Gabon (de1937 à 1946). A. Balafrej et ses compagnons fondent l’Istiqlal en janvier1944, une fois le Général Noguès déposé. Allal el Fassi, nommé à la têtedu parti, rentre d’exil en 1946. Constatant le blocage colonial, il repart auCaire en 1947 et participe à la fondation du « Comité de libération duMaghreb arabe ». Il y rédige ses principales œuvres. Pendant ce temps, A.Balafrej dirige le parti, interdit en 1952 suite à l’épisode des Carrièrescentrales.

Au cours de l’année 1954, Dien Bien Phu conduit aux accords deGenève (indépendance de l’Indochine). Dans la foulée, Pierre MendésFrance résout la crise franco-tunisienne en accordant l’autonomie interneà la Régence. Le 1er novembre1954 éclate une insurrection dans les dépar-tements français d’Algérie. La question marocaine devient un véritableboulet lorsqu’éclatent, pour le second anniversaire de l’exil du sultan, le20 août 1955, des émeutes à Philippeville en Algérie, et dans le MoyenAtlas berbère, à Khénifra et Oued-Zem, provoquant des dizaines de mortschez les Européens. Les représailles coûtent des milliers de vies

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marocaines. Le 22 août, le Président du Conseil Edgar Faure convoquedes représentants de toutes les tendances marocaines pour despourparlers à Aix-les Bains, où les nationalistes s’imposent comme lesvrais interlocuteurs. Mohammed V peut alors rentrer au Maroc.

Le 7 décembre 1955, il constitue le premier gouvernementindépendant du Maroc, présidé par l’officier berbère M’Barek Bekkaï(formé à Dar el Baïda), chargé de négocier l’indépendance.L’effondrement de l’autorité administrative et la poussée de l’ALMaccélèrent l’abolition du traité de Fès. L’indépendance est signée par laconvention du 2 mars 1956. Le protectorat espagnol au Nord du Maroc estabrogé le 7 avril suivant.

Pendant quelques mois, le sultan a préparé l’indépendance du pays ens’appuyant sur un gouvernement de transition, dont il a écarté les chefsde l’Istiqlal. Maintenant que l’indépendance est programmée, une coursecontre la montre oppose l’Istiqlal au Palais. Les Français misent sur lePalais, mais ils savent le sultan fragile en dépit de sa popularité. Lorsquele Maroc accède à l’indépendance le 3 mars 1956, l’armée française restesur place, comme les Français dans les administrations, l’agriculture etl’économie.

Des tribus et des caïds tentent de ranimer la « siba », notamment dansle Rif espagnol ou dans le Sud (caïd Addi Oubihi du Tafilalet). Face auxdangers qui menacent, le sultan confie à son fils Moulay Hassan (futurHassan II) la tâche de construire une armée nationale  : les Forces arméesroyales (FAR) sont structurées autour des soldats des armées françaises etespagnoles. Appuyées par l’armée française, elles sont immédiatementopérationnelles pour réprimer les mouvements de dissidences périphé-riques. Mais l’humeur est à l’euphorie générale dans la population,malgré une bataille politique qui s’annonce rude.

En 1957, le sultan refuse de proclamer une constitution pour garder lesmains libres. Il proclame en revanche la Monarchie, et devient roi duMaroc.

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c) 1955-1961, un tacticien hors-pair sauve le trône alaouite

Dans la courte période qui court de l’indépendance, le 2 mars 1956, àla mort de Mohammed V en février 1961, sont établis les fondements duMaroc contemporain. En 5 ans s’est jouée une véritable partie d’échecsentre le Palais et l’Istiqlal, candidat au rôle de Parti État. Là où le Néo-Destour de Bourguiba a balayé la dynastie beylicale de Tunis, l’Istiqlal aufaîte de sa puissance est éconduit du pouvoir. La bonne fortune de l’his-toire a souri à un souverain fin politique, qui a conduit avec réussite samainmise totale sur le pouvoir.

Le retour d’exil a montré la grande popularité du sultan martyr.L’Istiqlal avait associé le retour du sultan à l’indépendance du pays, si bienque les dirigeants du parti doivent accepter de ne pas contrôler le gouver-nement en 1955. Or celui-ci esquisse une alliance entre le palais et laféodalité rurale, au grand dam des nationalistes (Lahcen Lyoussi, anciencaïd berbère fidèle à Mohammed V, devient ministre de l’Intérieur). Lesouverain témoigne sa reconnaissance envers ceux qui, tout en ayantcollaboré avec les Français, n’ont pas participé à la pétition du Glaoui. Orces hommes veulent préserver leurs terres, menacées par une hainepopulaire exacerbée contre certains collaborateurs (lynchage du pachaBaghdadi de Fès et de ses hommes en plein méchouar en novembre 1956).

L’armée française entretient 80 000 hommes dans le pays, tandis que lePrince héritier Moulay Hassan, aidé par Mohammed Oufkir, met sur piedles FAR dès l’été 1956. Dotées de 15 000 hommes à cette date, puis de 30000 l’année suivante, elles intègrent les goums (troupes coloniales issuesdu Moyen Atlas), les officiers coloniaux et les soldats ralliés de l’Armée deLibération Marocaine (ALM). Le Palais est ainsi doté d’une force de frappequi ne tarde pas à servir (c’est vêtus en kakis de l’armée française et enchantant Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine que les soldats des FARdéfilent pour la Fête du trône de l’indépendance à Rabat).

Face au Palais et à ses alliés de circonstance, l’Istiqlal est taillé àl’échelle du pays. Parti urbain de 100 000 militants dirigés en 1954 par une

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élite bourgeoise, le hizb (parti) se transforme en 3 ans en parti nationald’un million de membres, implanté dans tout le pays, y compris en zonerurale (modèle confrérique). Harangué par Allal el Fassi, de retour d’exilen août 1956, dirigé par son brillant secrétaire général Ahmed Balafrej, leparti est pris en main par Mehdi Ben Barka. Celui-ci veut forger un partide masse moderne et conquérir l’État. Le parti dispose d’un moyen depression, l’ALM, décidée à bouter les soldats étrangers hors du pays et duMaghreb (la Déclaration de Tanger de 1958 stipule la poursuite de la luttecontre le colonisateur jusqu’à son départ de la région). Elle opère dans leNord du pays et étend son action dans le Sud. Dans les villes, le parti peutcompter sur les 200 000 militants encartés à l’Union Marocaine du Travail(UMT) de Mahjoub Ben Seddik (fondée en mars 1955).

Quelques mois après l’indépendance, le contexte internationalsurchauffe l’opinion nationaliste. Le 22 octobre 1956, l’arraisonnement parla France de l’avion marocain qui transporte Ben Bella à Tunis humilie leMaroc, et légitime les positions de l’ALM. En novembre, l’opération deSuez montre que le colonialisme veut garder ses positions par tous lesmoyens. Minoritaire dans le premier cabinet Bekkaï (déc. 1955-oct.1956),l’Istiqlal obtient dix sièges sur seize dans le second (oct. 1956-mai 1958). Lepalais a été contraint de concéder des pans importants de souveraineté(Intérieur et Affaires étrangères).

L’Istiqlal, qui a soulevé le pays en son nom, entend contenir lesouverain dans une fonction honorifique. Malgré sa légitimité, le sultanest en position de faiblesse, sans armée opérationnelle autre que l’arméefrançaise, qui lui est peu favorable. Certes, Allal el Fassi, par convictionsreligieuses et par légitimisme, éprouve une grande déférence pour lesultan. Même M. Ben Barka, qui souhaite une Monarchie constitutionnelledans laquelle le roi ne gouverne pas, déclare en 1959 que Mohammed Vest « un atout considérable » pour le Maroc.

Or à l’Intérieur, les hommes de l’Istiqlal accaparent les fonctions depouvoir judiciaire et de police. Les anciens caïds et autres féodaux sontbousculés par les Istiqlaliens envoyés par Rabat. Directeur général de laSûreté nationale, Mohammed Laghzaoui se lance dans une politique de

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répression vis-à-vis des militants menaçant l’ordre public (organisationurbaine du Croissant noir, liée au Parti communiste marocain). Sur les4500 résistants recensés par l’Intérieur en 1956, 800 seraient liquidés parles services de M. Laghzaoui. Ce militant de l’Istiqlal, dont il fut un grandbailleur de fonds, agit main dans la main avec le palais.

Or plusieurs forces politiques et sociales redoutent la mainmise duparti unique. Les grandes familles makhzen de Fès, qui ont des fortunes àpréserver, se méfient de l’aile gauche du parti. Les officiers berbères del’armée coloniale et les caïds félons de 1953 (et derrière eux le bled tribal),méprisés par les notables de l’Istiqlal, espèrent l’aman du Sultan. Le Partidémocratique de l’indépendance (PDI), dont les troupes sont liées à laQaraouiyne, redoute l’hégémonie de l’ennemi istiqlalien (le PDI souffredes règlements de comptes pilotés par Laghzaoui). Enfin, les minorités(juifs marocains, milieux d’affaires européens) et les communistes saventque le nationalisme salafiste et communautaire de l’Istiqlal risque de lesmarginaliser. L’habileté de Mohammed V consiste à se poser en recours eten protecteur de ces forces éparses, puis à les utiliser à son profit.

Mohammed V utilise en outre la situation internationale. La guerred’Algérie fait rage, et le Maroc est en première ligne, puisqu’il abritel’Armée des frontières et les chefs du FLN à Oujda. Or l’armée françaisestationne dans le royaume jusqu’en 1961  ! Le souverain marocain n’estpas hostile aux positions anti-impérialistes. Forgé dans l’anti-colonialisme,il ne redoute ni le tiers-mondisme ni le panafricanisme. Il laisse jouer àBen Barka la carte anti-impérialiste au plan mondial. À la tête du Groupede Casablanca, le Maroc prépare la Conférence de l’Unité africaine, ets’oppose aux pays alignés sur l’Occident. Mohammed V n’est-il pas l’amides Algériens, dont 100 000 réfugiés sont dans les camps du Maroc.

Au plan intérieur, le sultan défend pied à pied ses prérogatives et lesintérêts du trône alaouite, faisant preuve de remarquables capacitéstactiques. Il prépare avec soin sa succession, officialisée par l’intronisationinédite de Moulay Hassan comme prince héritier, en juillet 1957. Il se saitprobablement atteint d’un cancer.

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Mais Moulay Hassan n’a pas les vues libérales de son père. En février1958, la liquidation des forces opérationnelles de l’armée du Sud par lesarmées étrangères (franco-espagnoles) revient à la quasi-liquidation del’ALM (opération Écouvillon). La répression dans le Rif, par les FAR soussa conduite, en 1958, puis en 1959, est d’une extrême violence. Endécembre 1959, Moulay Hassan démantèle un « complot » supposé desactivistes de l’UNFP (Union nationale des forces populaires, issue d’unescission de l’aile gauche de l’Istiqlal). Sa proximité croissante avecM. Oufkir (nommé Directeur général de la sûreté nationale en juillet 1960)accentue cette tendance. Bien que la santé du roi se dégrade, le sultann’est pas dupe, mais laisse faire.

Mohammed V excelle aussi dans la constitution des gouvernementssuccessifs. Ceux-ci se brisent, du fait de conditions économiques et finan-cières dégradées (fuite des capitaux français), mais aussi du fait de labrutalité militaire ou policière. Le roi préside à une valse des gouverne-ments qui discrédite et use à dessein les hommes et les équipes. Celadiscrédite les meilleures compétences du Royaume, issues de l’Istiqlal etredoutées par le Palais (A. Balafrej, A. Bouabid, A. Ibrahim…). De soncôté, la gauche intransigeante est poursuivie pénalement, laissant legouvernement aux hommes du Palais. Le roi renvoie le gouvernementIbrahim (23 mai 1960) et constitue un « gouvernement royal » qu’il dirige.

Le roi est enfin parvenu à compromettre trois grandes figures intellec-tuelles, politiques et morales encore épargnées, en les faisant entrer augouvernement : A. el Fassi, son ennemi H. El Ouazzani du PDI, et de M.El Soussi. Par opportunisme et hostilité à la gauche, l’Istiqlal conservateuraccepte d’être une force d’appoint du palais. Sous Ibrahim, le rapport desforces bascule en faveur de la monarchie.

Patient et doté d’un remarquable sens politique, Mohammed V arestauré en cinq ans la prééminence des Alaouites, inversant un rapportde force a priori insurmontable. Le roi a d’ailleurs été sur ses gardesjusqu’au bout. Pourtant, lorsqu’il meurt d’une opération le 26 février 1961,les périls majeurs sont circonscrits. Mohammed V a écarté ou disqualifiétous ses ennemis politiques, maté les mouvements de rébellion, et affermi

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le Maroc dans le camp occidental (ses liens avec les Etats-Unis serenforcent). Avec la France en guerre d’Algérie, les relations sont tendues,mais la coopération est lancée. •

BIBLIOGRAPHIE

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G. Hatton, Les enjeux financiers et économiques du protectorat marocain (1936-1956), Paris, SHOM, 2009.

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J. Lacouture, Cinq hommes et la France, Paris, Le Seuil, 1961.

M. Monjib, La monarchie marocaine et la lutte pour le pouvoir, Paris,L’Harmattan, 1992.

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Marc BoucrotSecrétaire général de l’Enseignement catholique au Maroc (ECAM).

« L’APÔTRE SOUS LE GOURBI »COMMENT LE PÈRE PEYRIGUÈRE SE VOYAIT LUI-MÊME

Introduction

Comment le père Peyriguère se voyait-il lui-même? Nous avons unexcellent moyen de le savoir puisqu’il nous a laissé l’ébauche d’unroman… Après sa mort, c’est le père Michel Lafon, son successeur à El-Kbab, qui a découvert un manuscrit intitulé L’apôtre sous le gourbi. Voicison témoignage :

Le samedi 31 août 1963, j’ai commencé à ranger des papiers (comme jele faisais souvent) et j’ai retrouvé les notes du Père pour un roman. C’étaitun dossier parmi une pile d’autres qui me semblaient tous consacrés à desnotes de linguistique ou de sociologie berbère, ce qui fait que je n’y avaispas prêté attention jusqu’à ce jour.

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1.  Le  manuscrit

Comment se présente-t-il ?

C’est un ensemble de feuilles, le plus souvent écrites à l’encre noire, etréunies en plusieurs ensembles sous des chemises sur lesquelles figuraitle titre d’un chapitre. Elles n’étaient pas numérotées mais il est raison-nable de penser que l’ordre dans lequel elles ont été trouvées est celuidans lequel les a laissées le père Peyriguère. Mais il a vraisemblablementremanié plusieurs fois son plan, car il y a des ratures et l’ordre deschapitres a changé au fur et à mesure. Le plan le plus récent.

Comment qualifier l’écriture de ce manuscrit ? Il ne s’agit pas d’uneautobiographie, car le nom du personnage principal, le père Paul-Bernard,diffère de celui du narrateur, même si ce personnage qui vit dans unermitage sur « la montagne farouche » ressemble fort au père Peyriguèredans son ermitage d’El-Kbab ! On peut donc affirmer qu’il s’agit d’unroman autobiographique.

L’auteur – le père Peyriguère – a eu l’intention de décrire dans ceroman un « apôtre sous le gourbi » en pays berbère, et plus précisémentdans la montagne du pays Zaïane (région d’El-Kbab) ; mais il se peut fortbien qu’il en ait eu la première idée dès son séjour à l’ermitage de La Daya,une petite oasis près de Ghardaïa en Algérie, entre juin et septembre 19261,et peut-être même dès la fin de son ministère en Tunisie, à Hammamet (oùil a été curé d’avril 1923 à mai 1926). On trouve d’ailleurs la mention deGhardaïa dans le manuscrit : « Ghardaïa, les pères blancs, l’oasis, les rues »(L’apôtre sous le gourbi, 85).

On trouve aussi cette réflexion qui ne peut évidemment pas serapporter à la période de sa vie à El-Kbab : « Être au milieu d’eux des

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1. Ceci expliquerait le mot « gourbi » dans le titre, mot d’origine algérienne, quidésigne une hutte ou une cabane faite de branchages, voire un village detentes.

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Arabes chrétiens : idée du Père de Foucauld. […] Devenir des arabes aumilieu d’eux et pour eux, être les meilleurs des Arabes » (L’apôtre sous legourbi, 396), mais qui est à rapprocher dans ces notes inédites écrites parlui lors de son séjour à l’oasis de La Daya : « “devenir” de la race arabe…aux yeux des Arabes, montrer un saint arabe, sous leur costume, dans leurvie… Être sous leurs yeux un Arabe chrétien ».

Et déjà, alors qu’il était curé de Hammamet en Tunisie, il avait songé àvivre comme ermite. Il écrivait :

Je vais me créer un fief au milieu de nos pauvres Bédouins de lamontagne. J’ai de vastes projets, mais quels qu’ils soient, et que je lesréalise ou non, que c’est beau de se sentir ainsi détaché par l’Église pouraller faire connaître aux pauvres notre Christ bien-aimé […].2

Quand il continuera ensuite d’écrire son manuscrit à El-Kbab, il noteraalors au chapitre III : « Leur faire sentir la beauté d’un Berbère chrétien enétant au milieu d’eux (un) Berbère chrétien » (L’apôtre sous le gourbi, 359).

Ces notes qui forment la plus grande partie du manuscrit peuventdonc être divisées en trois périodes :

– Les plus anciennes remonteraient au séjour à La Daya (près deGhardaïa en Algérie) c’est-à-dire de juin à septembre 1926, certainesnotes de lecture pouvant même être antérieures et datées de la périodeoù il était curé à Hammamet en Tunisie.

– D’autres auraient pu être écrites pendant le séjour à Marrakech c’est-à-dire en janvier et février 19283.

– Les autres enfin auraient été écrites à El-Kbab, à partir de juillet 1928,date de son installation dans ce village de la montagne berbère.

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2. Cité dans « Par les chemins que Dieu choisit », tome II des Écrits spirituels dupère Peyriguère, Paris, Éd. du Centurion, 1965, p. 132.

3. On trouve dans le manuscrit plusieurs mentions de Marrakech (en particuliercelle-ci : « les affiches électorales à Marrakech » [L’apôtre sous le gourbi, 231]), etaussi la mention de Guemassa, village situé sur la route de Marrakech à Imin’Tanout.

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2.  L’intrigue

Venons-en maintenant à l’intrigue ! Le roman n’étant pas entièrementrédigé – ce n’était qu’une ébauche ! – il peut paraître présomptueux d’endégager l’intrigue. Pourtant les directives qui figurent à la fois sur lesdivers plans et en tête de chaque chapitre peuvent nous aider à la recons-tituer.

Un renouveau spirituel après l’épreuve de la Grande Guerre

Dans la première page de ce roman, l’auteur décrit l’ermite, le pèrePaul-Bernard, qui vient de s’installer  sur « la montagne farouche ».Ensuite il aurait effectué un retour en arrière (flash-back) puisque lepremier chapitre est intitulé « décivilisé » et devait décrire l’état danslequel l’avait laissé la première guerre mondiale : celle-ci lui a fait voir queles prétendus « civilisés » étaient « redevenus des primitifs » (L’apôtre sousle gourbi, 429) ! Cette idée était déjà présente dans l’œuvre d’un écrivainaujourd’hui un peu oublié, Ernest Psichari, petit-fils d’Ernest Renan parsa mère, qui avait publié en 1916 Le Voyage du Centurion. Or il est bienétabli que le père Peyriguère a lu cet ouvrage pendant qu’il était sur lefront ! L’exemplaire retrouvé dans sa bibliothèque porte son timbre : « 234e

Régiment, 4e Bataillon, A. Peyriguère ». Et il est facile de comparercertains passages du manuscrit de L’apôtre sous le gourbi, avec Le Voyage duCenturion. On y retrouve la même idée de fuite : partir dans le désert, pourPsichari, c’est d’abord fuir, fuir loin de la cité, fuir le mensonge, lagrossièreté, la fausse sagesse de nos philosophes et de nos savants pourretrouver la pureté du désert opposée à la corruption de la vie moderne.Pour exprimer cette même idée, le père Peyriguère a forgé le néologisme

« décivilisé », en opposition à la vie rude que l’ermite va trouver en paysberbère4. Il reprend aussi l’idée que le désert peut être le point de départ

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4. Cf. L’apôtre sous le gourbi, 439.

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d’un renouveau spirituel. Mais une différence assez importante sauteassez rapidement aux yeux : pour le père Peyriguère en effet, le désert –sauf quelques rares passages du manuscrit où il relate son expérience à LaDaya en Algérie – n’est pas un désert au sens géographique du terme,comme chez Psichari. L’ermite ne vit pas au Sahara, mais en plein paysberbère. Son désert est habité ; c’est « la vie du douar » comme il le précisedans un passage (L’apôtre sous le gourbi, 362). Il s’agit donc plutôt de cequ’on pourrait appeler un désert mystique. Et comme le héros de Psichari,l’ermite de « l’apôtre sous le gourbi » possède cet esprit du conquérant,non pour une conquête matérielle d’un territoire, mais une conquêtespirituelle.

La prise de contact avec le monde musulman

Nous en arrivons donc au chapitre II intitulé « Nous avons vu sonétoile en Orient ». L’Orient, c’est avant tout « une certaine conception dela vie », dans laquelle il y a « la part du rêve » (L’apôtre sous le gourbi,47,297). C’est aussi la « prise de contact avec le monde musulman »(L’apôtre sous le gourbi, 284). Le voilà donc installé comme ermite, en paysberbère. Il s’agit pour lui de « se faire Berbère pour comprendre », de

« devenir Berbère pour sauver » (L’apôtre sous le gourbi, 311), tout cela àtravers les multiples contacts quotidiens, ce qui l’habitue à la patience, etlui donne aussi parfois des tentations de découragement. Il passe par desphases d’exaltation et de découragement. Alors, le sentiment qui lepousse à continuer malgré tout, c’est le sens de la pérennité de son œuvre,à condition, bien sûr, qu’il en fasse une œuvre d’Église dans laquelle jaillitla grâce : « Il était de l’Église. C’était l’Église qui commençait par lui,c’était l’Église qui continuerait après lui » (L’apôtre sous le gourbi, 133).

À certains moments, il se demandait ce qu’il faisait, ce qu’il voulait. […]Mais l’Église est son œuvre : ce qu’elle avait fait des Gaulois, des Barbares,combien de générations… Alors il s’identifiait avec l’Église : puisquel’Église ne mourrait pas, il ne mourrait pas ; il durerait, il verrait. […] Puis,

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d’autres fois : oui, il mourrait, il ne verrait pas, mais le Christ verrait, maisl’Église verrait. Et ils sauraient à qui ils devraient ça. Et puis le Père luipermettrait de là-haut de se pencher à la balustrade : il verrait, il verrait.(L’apôtre sous le gourbi, 115-116).

Reconnaître la grâce divine qui jaillit, c’est en même temps avoir unsens aigu du péché et prendre conscience de ce « drame de la Rédemptionqui se joue » dans chaque âme (L’apôtre sous le gourbi, 315). De ce point devue, le christianisme lui paraît supérieur à l’islam à qui il manquejustement le sens du péché, même si l’ermite est capable de reconnaître cequ’il y a de beau dans l’islam. Connaître l’islam, c’est le préalable indis-pensable et l’auteur critique au passage « les préjugés des touristes surl’islam » (L’apôtre sous le gourbi, 297). On sent dans maintes pages dumanuscrit cette volonté passionnée de connaître, de connaître pourcomprendre ceux au milieu desquels on vit. Ce qui a surtout frappé lepère Peyriguère chez ceux qui l’entourent, c’est : « le sens de Dieu, le sensde la grandeur de Dieu » (L’apôtre sous le gourbi, 79), un « très grandattachement à leur religion » (L’apôtre sous le gourbi, 51), « leur attitude àl’égard des biens de la terre : détachement, résignation pour les quitter »(L’apôtre sous le gourbi, 81-82), même « le fatalisme qui est une très hauterésignation, mais qui n’est pas exempt de grandeur » (L’apôtre sous legourbi, 80).

Il faut noter aussi, car c’est important, que l’ermite refuse toute espècede prosélytisme, et que, de ce fait, son apostolat direct ne peut s’exercerqu’auprès des Européens, même si sa vocation est de « s’enfouir » aucœur du pays berbère. D’ailleurs la seule conversion dont il sera questiondans ce projet de roman, c’est celle d’une jeune fille russe !

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Les visiteurs : la jeune fille Russe, les Berbères

Nous en arrivons déjà au chapitre VI.

Peu à peu il reçoit des visites dans son ermitage : viennent le voir des« mondains insignifiants », des « curieux », des « âmes tourmentées », et,parmi ces visiteurs, il y a cette jeune fille russe qui se convertira à soncontact : il sait en effet « prendre les âmes », même s’il redoute un peucette popularité car il a « honte d’être pris pour ce qu’il n’est pas ».

Ah, cette jeune fille russe ! Qui est-elle ? Cherchez la femme!… Elleétait venue à l’ermitage, peut-être par curiosité mondaine, peut-être parinquiétude spirituelle… En tout cas, c’est là qu’elle se convertira car elle arencontré un saint : « Ce saint, c’était un vivant. Il avait fait jaillir l’étincellerédemptrice. Elle se trouvait en face d’une âme royale : elle pouvait cettefois s’abandonner en toute confiance : elle savait qu’il la mènerait vers leshauteurs » (L’apôtre sous le gourbi, 163-164). D’où vient-elle? Et qui était-elle avant de monter à l’ermitage? L’auteur ne répond pas directement àces questions, mais il fait dire à l’ermite s’adressant à elle : « Mademoiselleest difficile, le Christ ne lui suffit pas. Puis : alors, vous regrettez votrecamelote? Vous n’avez pas été assez trompée, assez roulée. Des amoursfaciles qui se donnent du premier coup, vous n’en êtes pas donc tout à faitdégoûtée? » (L’apôtre sous le gourbi, 272-273). Une indication figure sur lemanuscrit : « conversion de l’actrice » (L’apôtre sous le gourbi, 284). Ilfaudrait donc comprendre que cette jeune fille russe était actrice !

Que fait-elle ensuite? Elle reste sans doute auprès de l’ermite pour leseconder dans son apostolat car, quand elle réapparaît dans le chapitreXVII, il y est question de la « nécessité de la femme pour l’apostolatberbère » et le titre de ce chapitre se rapporte explicitement à la Russeconvertie : « Laissez-la faire : la Russe convertie. Nécessité de la femmepour l’apostolat berbère ; portée de cet apostolat féminin » (L’apôtre sous legourbi, 15). Le père Peyriguère revient dans d’autres passages sur lanécessité « d’atteindre la femme pour pénétrer dans le foyer » et il

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reconnaît que cela ne peut se faire que « par la femme » (L’apôtre sous legourbi, 395-396).

Alors? Personnage romanesque ou pas? On ne trouve nulle part traced’une présence à El-Kbab d’une femme qui aurait travaillé auprès du pèrePeyriguère… Alors, rêve? On peut établir ceci :

– Puisque l’auteur a imaginé cette conversion comme la conversiond’une actrice, on pourrait rapprocher ce personnage de la figure d’ÈveLavallière, actrice célèbre de l’entre-deux-guerres. Le père Peyriguèrel’a en effet rencontrée alors qu’il était aumônier du pensionnat deSillonville, près de Hammamet en Tunisie, pendant les années 1920-1923, et Ève Lavallière était venue pour faire jouer des pièces dethéâtre aux enfants du pensionnat.

– Le père Peyriguère exprime très tôt le souhait d’avoir auprès de lui àEl-Kbab une infirmière – et ceci dans une lettre du 28 septembre 1928,c’est-à-dire à peine deux mois après son installation dans ce village ! Lemois suivant, il annonce qu’il a reçu une réponse positive d’une dame,veuve de guerre, qu’il ne nomme pas. Mais l’affaire traîne un peu etfinalement les autorités militaires retireront, sous prétexte de sécurité,l’autorisation qu’elles avaient accordée pour faire venir cette dame.Notons d’ailleurs qu’il avait déjà eu à Hammamet cette idée d’uneinfirmière pour le seconder dans des tournées sanitaires auprès desBédouins (lettre du 16 septembre 1925).

Alors? Ce qui reste vrai, c’est que bien des grands saints ont eu à leurscôtés une présence féminine qui a contribué à l’accomplissement de leurœuvre ; ainsi, saint François d’Assise et sainte Claire, saint François deSales et sainte Jeanne de Chantal, comme d’ailleurs le note le pèrePeyriguère lui-même dans son manuscrit : « Il l’aimait comme saintFrançois aimait sainte Claire, comme saint François de Sales sainteChantal » (L’apôtre sous le gourbi, 163). La fécondité d’une œuvre spiri-tuelle peut naître aussi de la rencontre d’un homme et d’une femme dontl’amour transcendé est tout orienté vers Dieu ! Et voici ce que nouspouvons lire dans le manuscrit de L’apôtre sous le gourbi :

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Sa nature de femme s’était jetée si avidement sur cet amour… sincèrecelui-là, le premier sincère qu’elle ait trouvé. Peut-être se fût-elle attardéedans ce havre si longtemps désiré, s’y fût-elle cramponnée. Lui ne voulaitpas ça ; […] ces deux cœurs, le sien propre et l’autre, il ne voulait pas qu’unseul instant ils fussent tournés l’un vers l’autre mais tous deux vers Dieu.Dieu ne devait pas être le prétexte, il ne devait pas être le pavillon quicouvrît une pauvre marchandise humaine, Dieu ne devait pas être letroisième comme dans les collèges. Il devait être seul : marcher tous deuxvers Dieu. Quelque chose de plus haut qu’elle acceptait cela, voulait cela,craignait le reste, le rejetait […] (L’apôtre sous le gourbi, 271-272).

Les Berbères aussi commencent à venir à lui ; il y a chez eux unevéritable « vie religieuse », « un sens religieux profond », mais mêlée desuperstition, et ils sont déroutés par la chasteté et le désintéressement del’ermite. Ils viennent à lui, « mais ce peuple ne cherchait pas en lui ce qu’ilaurait voulu lui donner », lui qui « ne voulait pas de la popularitéhumaine » (L’apôtre sous le gourbi, 363).

L’ermite et ses luttes intérieures

Vient aussi le temps des tentations, le temps du « démon qui sedéchaîne », et l’ermite se débat dans « ses luttes intérieures » comme aumilieu des tempêtes.

Ce thème des luttes intérieures n’est pas sans correspondance avecl’œuvre de Bernanos et en particulier son roman Sous le soleil de Satan,paru en 1926 et que le père Peyriguère a lu et apprécié au point de donnerle même titre à un des chapitres de son roman5. Retraçant la genèse de sonroman, Bernanos écrit :

« L’Apôtre sous le gourbi »

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5. Le père Peyriguère a lu aussi, pratiquement dès sa parution l’autre roman deBernanos : La joie. En effet, on trouve dans les notes du manuscrit le journal

«  Les Nouvelles Littéraires  » du 21 décembre 1929, avec le compte rendud’Edmond Jaloux sur ce roman qui vient de sortir aux éditions Plon.

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Je crois que mon livre est un des livres nés de la guerre. Je m’y suisengagé à fond. Je m’y suis totalement donné. D’ailleurs je l’ai commencépeu de mois après l’armistice. Le visage du monde avait été féroce. Ildevenait hideux…6

L’abbé Donissan est le héros de Sous le soleil de Satan ; le père Paul-Bernard est l’ermite de L’apôtre sous le gourbi. Or, malgré les conditions trèsdifférentes dans lesquelles ils exercent leur ministère – le premier vit enpleine campagne française tandis que le second s’est installé en pleinemontagne berbère – on peut faire apparaître certains points communs :

– le ministère de la confession et de la direction spirituelle ;– le ministère de la prédication ;– le même souci de réconcilier dans leur vie contemplation et action.

Et on retrouve curieusement chez l’un et chez l’autre des velléités devocation monastique, à la Trappe ou à la Chartreuse :

Le projet qu’il [l’abbé Donissan] a tant de fois formé d’aller se cacherpour mourir dans une retraite au bord du monde, Chartreuse ou Trappe,revient à se présenter à son esprit, mais comme une image nouvelle, avecune crispation du cœur, aiguë et douce, un évanouissement mystérieux.7

Ses tendances contemplatives de tout temps avaient cherché unemploi : les trappes, les chartreuses. Mais elles n’avaient pu se fixer car il[le père Paul-Bernard] avait des tendances très fortes vers l’apostolat. Voilàque tout se conciliait (L’apôtre sous le gourbi, 364).

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6. Cité dans Études Bernanosiennes n° 12, (La Revue des Lettres Modernes, n° 254-259), 1971-1, p. 37.

7. Sous le soleil de Satan, dans Œuvres romanesques, Paris, Éditions Gallimard,Collection La Pléiade, p. 236.

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Dans la perspective de la rédemption

Finalement, pour l’un comme pour l’autre, tout est vu dans laperspective de la rédemption8. Le père Peyriguère, aussi bien queBernanos, veut retracer ce drame mystérieux qui se joue dans chaquehomme: « la valeur de l’âme, de la moindre des âmes : monde intérieur oùse livre la lutte du bien et du mal, lieu sacré que se disputent Dieu et ledémon » (L’apôtre sous le gourbi, 120).

Dans Sous le soleil de Satan, Mouchette, malgré sa tentative de suicide,est sauvée par le sacrifice de l’abbé Donissan. Le héros de L’apôtre sous legourbi s’interroge sur ce même mystère :

Pourquoi ô mon Dieu permettez-vous que des âmes rejettent votreChrist ? Pourquoi ce déchet formidable de la rédemption? Pourquoi lesâmes d’un seul bond ne se jettent-elles pas sur le sein de votre Christ bien-aimé? Comme le mystère de la rédemption le [l’abbé Paul-Bernard]tourmentait ! (L’apôtre sous le gourbi, 415).

Le père Peyriguère a d’ailleurs de plus en plus situé sa propre présenceà El-Kbab comme une immolation en vue du « rachat de l’islam ». Ontrouve dans le manuscrit de L’apôtre sous le gourbi cette expression : « Êtrevictime pour l’islam » (L’apôtre sous le gourbi, 400).

Le père Paul-Bernard est bien conscient qu’il entre dans le mystère dela Rédemption et qu’il y participe selon sa vocation : lui aussi, comme leChrist, doit se faire rédempteur pour ses frères : « vocation derédempteur : je complète en ma chair ce qui manque à la passion duChrist » (L’apôtre sous le gourbi, 7).

Pour en terminer avec cette possible influence bernanosienne sur leprojet du père Peyriguère d’écrire un roman sacerdotal, remarquons

« L’Apôtre sous le gourbi »

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8. Ce même thème de la rédemption se trouve d’ailleurs également dans Levoyage du centurion d’Ernest Psichari ! (cf. en particulier les pages 126 et 323

« Cette grande idée du rachat… »).

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encore un autre rapprochement entre les deux écrivains. Les critiquesreconnaissent trois sources d’inspiration pour le roman de Bernanos Sousle soleil de Satan :

– la figure du Curé d’Ars ;– des influences littéraires (comme celles de Balzac, Léon Bloy,

Dostoïevski,…) ;– l’épreuve de la Grande Guerre.

Nous pourrions reprendre ce même schéma pour reconnaître dansL’apôtre sous le gourbi du père Peyriguère comme sources d’inspirationpossibles :

– la figure du père de Foucauld ;– des influences littéraires (comme celles d’Ernest Psichari, de Georges

Bernanos, de Maurice Le Glay…) ;– l’épreuve de la Grande Guerre.

Ses méthodes d’apostolat

Mais revenons à l’intrigue de L’apôtre sous le gourbi.

C’est maintenant l’évêque qui vient lui rendre visite9 ; sans doutediscute-t-il avec lui des « méthodes d’apostolat ». Quelles sont-elles?

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9. L’auteur s’inspire certainement, pour ce personnage de son roman, de la figurede Mgr Vielle, nommé vicaire apostolique de Rabat le 8 juin 1927, et qui resteraà ce poste jusqu’à sa mort survenue le 7 mai 1946. C’est lui qui a fait venir lepère Peyriguère au Maroc, lui encore qui l’a envoyé à Taroudant pendant l’épi-démie de typhus, lui qui l’avait conduit pour la première fois à El-Kbab enjuillet 1928, alors qu’il avait proposé au père Peyriguère de l’accompagnerpour une tournée de confirmation à travers le diocèse.

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– « les aimer » ;– « être au milieu d’eux la présence du Christ » (L’apôtre sous le gourbi,

394) ;– « qu’ils retrouvent en nous tout ce qu’il y a de grand en eux » (L’apôtre

sous le gourbi, 399) ;– Être avant tout des « hommes de prière » ;– Être aussi « bons, hospitaliers, courtois ».

En somme, il s’agit de « se prêter au Christ pour qu’il revive au milieud’eux » (L’apôtre sous le gourbi, 394).

Mais c’est aussi le moment de s’interroger : lui qui est un actif, « unréalisateur avant tout », il mesure « les obstacles qu’oppose l’âme berbèreau missionnaire ».

« Il prenait conscience des longues attentes nécessaires » (L’apôtre sous legourbi, 363). Connaître, aimer, être au milieu d’eux la présence du Christ,tout cela ne peut pas se faire du jour au lendemain : il faut le vivre au jourle jour dans la dure réalité quotidienne, il faut durer !

Cette âme berbère, il comprend qu’il faut

la mener non pas par les chemins que l’on croit les plus rapides et lesmeilleurs, mais par les chemins qu’elles [les âmes] sont au moment mêmecapables de suivre ; les faire évoluer d’une certaine manière avec leurtempérament et dans leur mentalité ; ne pas vouloir couler leurs âmes dansles mêmes moules où se sont faites nos propres âmes (L’apôtre sous le gourbi,56).

Alors, que deviendra-t-il s’il ne peut pas agir? C’est le moment decomprendre l’importance de la contemplation ; il avait longtemps hésitéentre « une vocation contemplative » et « une vocation active », etmaintenant se fait jour en lui cette révélation que « la contemplation estaction », que « la contemplation en lui avait substitué l’action du Christ àsa propre action ». Il fait alors un retour en arrière sur son passé, et plusexactement sur les « origines lointaines de sa vocation », mais cela n’a

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plus d’importance : après « les recherches inquiètes du passé », « voilà quelà tout se conciliait » ! Il a trouvé « l’unité de sa vie » et désormais,puisqu’il est « tourné vers l’avenir », « le passé ne l’intéressait plus, mêmes’il avait été pénible ».

Les problèmes posés par la colonisation

Après ces quelque temps d’introspection, il faut revenir vers lesBerbères pour être attentif aux « patientes évolutions » qui se font jour etaux problèmes posés par l’éducation des enfants. C’est alors que surgit enlui la « nostalgie du professorat ». Mais il faut être aussi attentif auxproblèmes posés par la colonisation et son influence sur l’âme berbère :que veulent les chefs politiciens ? La colonisation ne doit-elle apporter quedes « progrès matériels »? Le père Paul-Bernard s’interroge : on laïcise lesMarocains, on en fait des « mufles », alors qu’il faudrait se placer sur leterrain des âmes et « leur mettre sous les yeux les richesses de l’âmeoccidentale », plutôt que leur donner des exemplaires de « notre civili-sation matérielle ».

On se souvient qu’après sa démobilisation en 1919, le père Peyriguèreavait traversé une période de fatigue et de dépression, car l’épreuve de lapremière guerre mondiale l’avait un peu « désaxé » mais en même tempslui avait fait connaître « une vie rude, une vie franche » ; « la guerre luiavait donné un instant ce qu’il cherchait : être un homme au milieud’hommes » (L’apôtre sous le gourbi, 9).

Il y a ainsi chez lui une volonté de retrouver « ce qu’il y a d’essentielet de pérenne dans l’humanité », au-delà de ce que la « civilisation avaitplaqué d’artificiel ». Plutôt que de civilisation, il vaudrait mieux doncparler de pseudo-civilisation, car « trop de civilisation ramène l’humanitéen arrière », ainsi qu’il l’a vu de ses propres yeux dans les tranchés :

« comme le vernis de la civilisation saute facilement ! ». Il a vu « les civilisésredevenus des primitifs » et c’est pourquoi il se demande si l’Occident

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n’est pas devenu un ensemble de « barbaries civilisées » ! C’est pourquoiaussi il n’a plus eu qu’une envie : fuir les pseudo-civilisés !

Aussi quand il arrive au Maghreb, d’abord en Tunisie, puis en Algérieet enfin au Maroc, c’est comme un véritable coup de foudre, et on entrouve confirmation dans le manuscrit :

Comment cette vie nomade s’accordait à ses tendances intimes […] laguerre lui avait fait trouver sa voie, la vie rude, la vie berbère, la conceptionde la vie, le nomadisme, la terre, le langage, la montagne : tout ça trouvaità quoi s’accrocher. Ses ancêtres lointains prenaient leur revanche sur lesimmédiats et le ramenaient à la terre (L’apôtre sous le gourbi, 439).

Notons que cette critique de la civilisation occidentale est assezoriginale pour l’époque : il est très rare de rencontrer dans la littératuredite « coloniale » une telle mise en cause de l’Occident car dans cette litté-rature c’est presque toujours le civilisé qui va rencontrer le sauvage, mêmes’il s’agit d’un bon sauvage !

L’échec apparent

Devant l’immensité de la tâche, l’ermite songe alors à faire venir prèsde lui des frères qui auraient « l’esprit missionnaire » pour l’aider : « lamoisson est grande ».

Effectivement, il a bientôt avec lui comme compagnon un jeunehomme, mais il semble que celui-ci ne veut pas rester. Par contre, la jeuneRusse convertie revient à l’ermitage pour se consacrer désormais à l’apos-tolat auprès des femmes berbères, chose que l’ermite ne pouvait pasréaliser.

Mais on approche de la fin : il y a de nouveaux obstacles. C’est « l’échecapparent : infidélités et abandons ». Il y a une intervention de l’évêque

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mais, peu de temps après, l’apôtre meurt « empoisonné par lesfanatiques ». « Si le grain ne meurt… ».

Cependant, après sa mort, naîtra une nouvelle congrégation dontl’auteur nous trace « le règlement » : son sacrifice n’aura donc pas étévain !

Tel aurait donc pu être le déroulement de l’ensemble du roman, si lepère Peyriguère l’avait rédigé entièrement. On ne peut pas ne pasremarquer une certaine ressemblance avec la vie du père Charles deFoucauld, surtout à la fin de l’intrigue : l’apôtre meurt seul, empoisonnéet, apparemment, sa vie d’ermite disparaît dans  les sables du désert,pourrait-on dire, mais, quelque temps après, surgit une fondationnouvelle issue de lui. « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt, il resteseul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Évangile de Jean 12, 24).Tel fut le destin du Christ, tel fut le destin de Charles de Foucauld sondisciple : que l’on songe au rayonnement actuel de toute sa famille spiri-tuelle, si diversifiée, tout à fait inimaginable au moment où il meurtassassiné à Tamanrasset. Tel fut le destin imaginé par le père Peyriguèrepour le héros de son roman autobiographique, puisqu’il ne pouvait – bienévidemment ! – savoir à l’avance de quelle manière il mourrait lui-même…

Conclusion

Une dernière question avant de conclure : pourquoi ce projet d’écritured’un roman (L’apôtre sous le gourbi) n’a-t-il pas abouti en fin de compte?

D’abord, sa production littéraire a été très tôt entravée par l’activité deson dispensaire et l’accueil incessant de tous ceux qui venaient seprésenter à sa porte, les pauvres et les malades en particulier, de sorte

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qu’il n’avait plus le temps de rédiger, même ses heures de prière étantprises sur son sommeil.

Ensuite, sur un plan strictement littéraire, il s’est trouvé assezrapidement bloqué au niveau de la rédaction proprement dite, car iln’avait pas su trouver la bonne méthode pour écrire un roman.

Enfin, il a dû s’interroger assez rapidement sur la nécessité depoursuivre cette production littéraire : « Quel sera mon chef-d’œuvre enl’honneur de Dieu? Un beau livre ou une belle vie? » (L’apôtre sous legourbi, 186). Comment en effet, ne pas se poser la question? Car, à toutprendre, ce roman était, à proprement parler, infaisable ! L’apôtre sous legourbi ne pouvait que se taire et le père Peyriguère le savait bien lui-même dès son installation à El-Kbab. L’apostolat doit rester ignoré etsilencieux pour faire du bien. Quand un communiqué de l’agence Fidesparaît à son sujet, il s’écrie dans une lettre du 25 mai 1930 : « Où faudra-t-il aller pour faire du bien sans faire de bruit ? »10.

La tâche d’apôtre qu’il s’était fixée et le style de vie qu’il s’était imposéétaient incompatibles avec une production littéraire romanesque : l’élo-quence ne pouvait aller de pair avec son silence, ou plutôt, pour lui, seulle silence pouvait être éloquent ! C’est là très exactement l’essentiel dumessage que nous a laissé finalement le père Peyriguère. De lui, l’apôtrede la Bonne Nouvelle en Terre d’islam, dans la montagne berbère, qui sevoulait fidèle à l’exhortation de Charles de Foucauld de « prêcherl’Évangile en silence », nous avons appris que, « peut-être vivre le Christ,est-ce la suprême manière de le parler »11. •

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10. Cité dans Une Vie, p. 175. C’est sans doute un écho de cette phrase attribuée àsaint François de Sales : «  le bien ne fait pas de bruit ; le bruit ne fait pas debien ».

11. Albert Peyriguère, Le temps de Nazareth, mystique d’une vocation, introduction etprésentation de Michel Lafon, Paris, Éd. du Seuil, p. 21-22.

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Jean-Marc AvelineDirecteur de l’Institut catholique de la Méditerranée.

CHRISTOLOGIE ET DIALOGUE INTERRELIGIEUXL’APPORT D’ALBERT PEYRIGUÈRE

Je voudrais tout d’abord remercier les organisateurs de ce colloque, etspécialement Marc Boucrot, de leur invitation. Dans cette assemblée despécialistes, notamment le père Michel Lafon que je suis heureux desaluer, j’ai bien conscience de n’être qu’un amateur, une sorte de « peyri-guérien du dimanche » qui a plus de choses à apprendre qu’à enseigner !

Néanmoins, ne voulant pas me dérober à l’invitation qui m’a été faite,j’ai choisi d’essayer d’apporter une contribution à nos travaux enabordant le père Peyriguère à partir de recherches théologiques et desresponsabilités ecclésiales qui sont les miennes actuellement et quiprocèdent toutes les deux, que ce soit à l’Institut de sciences et de théologiedes religions de Marseille ou au Conseil pontifical pour le dialogue interreli-gieux, de la même dynamique que le père Peyriguère n’avait pas puconnaître mais à laquelle il a grandement contribué : celle de l’enga-gement officiel de l’Église catholique dans le dialogue interreligieux,engagement dont on peut considérer que l’encyclique de Paul VI,Ecclesiam suam, publiée le 6 août 1964, et la déclaration conciliaire Nostraætate, promulguée le 28 octobre 1965, constituent à la fois la charte et lefondement.

Sous cet angle, je me suis posé, en préparant cette commnication, laquestion suivante : l’expérience et la réflexion du père Peyriguèrepeuvent-elles apporter aujourd’hui une contribution à la recherchethéologique sur le dialogue interreligieux, et si oui laquelle? En lisantalors les textes dont je disposais, ceux que j’avais dans ma bibliothèque et

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ceux que Marc Boucrot a eu la délicatesse de me faire parvenir, j’ai crupouvoir formuler l’hypothèse suivante qui vous expliquera le titre que j’aichoisi pour mon exposé : si l’expérience et la réflexion du père Peyriguèreont quelque chose à apporter au débat contemporain en théologie desreligions, c’est parce qu’elles sont traversées par l’intuition qu’il y a unlien entre l’expérience de l’autre et l’expérience du Christ, entre l’obstacleéprouvant d’une altérité non-chrétienne et la méditation, renouvelée parcette expérience même, des insondables richesses du mystère du Christ,pour parler comme saint Paul. Bref : l’apport de Peyriguère pour lathéologie d’aujourd’hui, c’est dans la relation réciproque entre expériencede la rencontre et méditation sur le Christ, entre christologie et dialogueinterreligieux qu’il faut le chercher. Telle est, du moins, mon hypothèse.

Pour développer cette hypothèse, je procéderai en deux temps. Jevoudrais tout d’abord tenter de recueillir avec vous, fût-ce à gros traits, leslignes du visage du Christ que tracent la vie et l’œuvre du père Peyriguère.À quoi ressemble le Christ de Peyriguère? Puis, dans un deuxième temps,j’aimerais essayer de transposer l’expérience de Peyriguère dans nosréflexions d’aujourd’hui, afin d’en évaluer la fécondité, non seulementspirituelle, mais aussi proprement théologique.

1.  Le  Christ  de  Peyriguère

Je l’ai déjà dit, d’autres parmi vous, bien meilleurs connaisseurs quemoi du corpus des textes de Peyriguère, pourront apporter au schémagrossier que je vais faire toutes les nuances, les précisions, voire les inflé-chissements souhaitables. En ce qui me concerne, trois traits du visage duChrist qui se dessine sous la plume de Peyriguère me paraissent devoirretenir notre attention : la réalité de son incarnation, l’étendue de sonœuvre de récapitulation et le mystère de sa relation avec l’Église. En

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d’autres termes, le Christ de Peyriguère est à la fois l’homme de Nazareth,le Verbe récapitulateur et l’époux de l’Église.

Je voudrais brièvement illustrer par des textes de Peyriguère chacunde ces trois aspects.

L’homme de Nazareth

L’incarnation… C’est bien, pour Peyriguère, le cœur du message decelui auquel il se réfère constamment : le père de Foucauld. Dans uneconférence donnée aux Petites Sœurs du Sacré-Cœur en 1956, il écrit :

Tout [en Charles de Foucauld] est centré sur l’incarnation. Être chrétien,c’est se savoir responsable des destinées du mystère de l’incarnation ennous et dans le monde entier […]. La vraie mission [du père de Foucauld]fut de réapprendre aux hommes d’aujourd’hui, chrétiens et non-chrétiens,ce mystère de l’incarnation, qu’il faut appeler « le grand inconnu ».

Et cela éclaire profondément sa propre vocation, comme cela avaitéclairé celle de Charles de Foucauld. D’une certaine manière, c’estl’impossibilité d’exercer un apostolat classique qui renvoie Foucauld etPeyriguère à une méditation renouvelée sur le mystère de l’incarnation. Sion ne peut annoncer explicitement le Christ, du moins peut-on le montreret pour le montrer, il faut vivre selon son propre mode de vie, à savoir

« incarné », « enraciné », « imbriqué » dans un peuple et une histoire.

Dans la même retraite, il écrit :

En terre d’islam, [le père de Foucauld] ne peut pas faire d’apostolat…Comment sortir de là? Tout simplement, il va penser et vivre le mystère del’incarnation à fond. Qu’est-ce que le mystère de l’incarnation? C’est lavenue de Dieu parmi les hommes… Il faut en connaître tout le dynamismeinvisible, se dire que cela a été un événement, le seul événement dansl’humanité… La révélation de l’amour, de l’amour de Dieu pour les

Christologie et dialogue interreligieux. L’apport d’A. Peyriguère

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hommes : Dieu aime les hommes et a demandé aux hommes de l’aimer. Lechristianisme, c’est Dieu présent et Dieu aimant… Ne jamais nous enlasser !

J’ajoute que pour Peyriguère l’incarnation n’était pas un mystèrelointain, c’était quelque chose de très concret, qui donnait une valeurproprement théologale à son travail quotidien auprès des malades. Biendes textes pourraient être ici invoqués. Je ne cite que celui-ci, de 1958 :

La contemplation, c’est avoir l’expérience de la Présence. Ici, ensoignant ces enfants, je vois [le Christ], je le touche, j’ai l’impressionphysique de toucher le corps du Christ. C’est une grâce extraordinaire !…Tout-à-l’heure, il faudra aller trouver le Bon Dieu à la chapelle. Mais je nele toucherai pas comme à présent…

Et celui-ci de 1954 : «  toucher cette chair d’enfant pauvre et la gâter,c’est toucher la chair du Christ et la gâter. Il faut éprouver cela, il faut levivre, ça ne peut se dire : tout cela est au-delà des mots ».

Jésus à Nazareth : voilà l’idéal de vie de Foucauld comme dePeyriguère. « Pas de costume – comme Jésus de Nazareth ; pas de clôture– comme Jésus à Nazareth ; pas d’habitation loin de tout lieu habité, maisprès d’un village – comme Jésus à Nazareth […]. En un mot, en tout : Jésusà Nazareth ».

Premier trait donc : le Christ de Peyriguère est incarné, bien concrè-tement. Et il voulait que par son apostolat, le Christ devînt aussi Berbèredu Maroc qu’il avait été Juif de Palestine !

Le Verbe récapitulateur

Le deuxième trait de la figure du Christ qui se dessine sous la plumed’Albert Peyriguère est celui du Verbe récapitulateur. Son Christ n’est pasqu’incarné dans le concret d’un peuple et d’une histoire : il récapitule en

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lui toute l’humanité. Ou plutôt, c’est en étant incarné, apparemmentcirconscrit dans un petit bout de l’histoire et du monde, qu’il rejoint préci-sément tout homme, tous les hommes, depuis la création du mondejusqu’à la fin des temps.

Comme saint Paul et saint Irénée qu’il aimait à citer, Peyriguère parledu Christ comme du « récapitulateur », celui en qui toute l’humanité peuttrouver place, y compris les Berbères, y compris les musulmans. Dans letexte de la veillée de prière à Toumliline en juin 1958, il dit ceci :

Ô mon Christ, par le mystère de l’incarnation, c’est tous les hommesque vous avez pris en vous ! Chrétiens ou non-chrétiens, vous les portieztous en vous. Chrétiens ou non-chrétiens, vous viviez pour eux, ils vivaientpour ainsi dire en vous, par anticipation. Chrétiens ou non-chrétiens, vousles portiez en vous, sur la Croix ; ils mouraient tous avec vous sur la Croix ;avec vous, ils ressuscitaient tous, avec vous en puissance…

Parce qu’il est récapitulateur, le Christ de Peyriguère ne peut pas êtreétranger aux fidèles de l’islam. Il s’appuie beaucoup, pour affirmer cela,sur l’encyclique de Pie XII en 1949, Mystici corporis Christi, dont je signalequ’elle fut aussi une grande source d’inspiration pour Karl Rahner (1904-1984). C’est en suivant Pie XII que Peyriguère affirme, à Toumliline entreautres, que « dans tous ces musulmans il y a une grandeur christique, uncontenu christique […], une parenté charnelle avec vous, ô mon Christ »1.Et il va plus loin (toujours dans le même texte) :

Contenu christique, mais aussi dynamique christique. Ceux-là qui sontvos frères dans la chair, vous ne pouvez pas vous désintéresser d’eux. C’estvrai qu’en dehors de l’appartenance visible à l’Église, vous distribuez vosgrâces […]. Toute l’humanité est christique, et en particulier cesmusulmans… À la fois parmi les non-chrétiens, ceux qui sont les plus près

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1. Il se réfère en particulier à ce passage de l’encyclique : « Le véritable amour del’Église exige que […] dans les autres hommes non encore unis avec nous dansle corps de l’Église, nous sachions reconnaître des frères du Christ selon lachair, appelés au même salut éternel  ». Affirmation importante, bien avantGaudium et spes 22, 5 !

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de vous… Et oh ! qu’est-ce que je vais dire, à m’en écraser le cœur et l’intel-ligence aussi !… À la fois aussi les plus éloignés de vous…

On pourrait là encore évoquer d’autres textes. Mais ceux-là suffisent àmontrer le lien étroit que Peyriguère établit entre la concrétude de l’incar-nation et l’universalité de la rédemption. C’est parce qu’il a assumé lanature humaine non pas dans l’abstrait mais en venant faire avec nousl’expérience de la vie, que le Christ peut récapituler en lui toutel’humanité, dans les multiples formes, les multiples cultures de l’existencehumaine, y compris la culture et l’histoire berbères ! C’est là qu’il fautintroduire un troisième trait : le Christ de Peyriguère est étroitement lié àson Église. Elle n’existe pas sans lui, et il n’a pas voulu accomplir sonœuvre sans elle. Lui qui est tout-puissant a voulu avoir besoin d’elle. Onne comprend pas le Mystère du Christ ou plutôt on ne se laisse pas saisirpar le Mystère du Christ si on ne le contemple pas également sous lestraits de « l’époux de l’Église ».

L’époux de l’Église

Dans la conférence donnée aux Petites Sœurs du Sacré-Cœur, le pèrePeyriguère explique que la mission de l’Église est de « montrer le Christ ».Le montrer, plus encore qu’en parler… Et on connaît ses récriminationscontre une époque où l’on excelle à parler du Christ mais où on ne lemontre plus ! Le montrer dans sa grandeur morale et le montrer dans satendresse : voilà en définitive la forme que prend son apostolat en paysmusulman. Montrer la grandeur morale du Christ et montrer sa tendresse,en vivant tout simplement cela.

Mais si l’Église peut (et doit) montrer le Christ, c’est parce que le Christs’est lié à elle. Le père Peyriguère ne cesse de répéter, à la suite de saintAugustin, le grand Berbère : « Le Christ n’est pas en dehors de vous. Il esten vous. Il est plus vous que vous-mêmes. C’est lui qui travaille en vous,c’est lui qui va aux âmes par vous ».

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L’Église, c’est pour lui « le Christ mystique ». C’est en cela qu’en tantqu’épouse du Christ, elle doit avoir la même patience que le Verbe incarné.On connaît ces lignes citées par Michel Lafon en conclusion de son dernierouvrage :

Le Christ mystique qu’est l’Église doit, comme le Christ historiqueavant les trois ans de sa vie publique où il s’avoue et se proclame le Christ,avoir lui aussi son étape de vie cachée pendant trente ans à Nazareth où ilétait Sauveur simplement en se taisant, mais en étant présent au milieu dumonde. Trente ans de vie cachée sur trente-trois ans de son existence histo-rique, qu’est-ce que cela représente comparativement dans les longs sièclesde sa destinée mystique? Voilà de quoi faire patienter les apôtres.

L’Église comme Christ mystique apparaît ainsi plus grande qu’elle-même, en perpétuel travail de décentrement, de dépassement d’elle-même. Aux yeux de Peyriguère, l’Église se trouve tout entière en chacunde ses membres. Il revient plusieurs fois à cette phrase de saint Césaired’Arles : « Gardant tes proportions, tu es devenu plus grand que toi-même ». Dès lors, à ses yeux, comme il le dit lors de la veillée de prière àToumliline, chaque chrétien est tout le Corps mystique. « Chacun de nous,devant chaque musulman, nous sommes tout le christianisme devant toutl’islam ».

Et cela, comme pour Henri de Lubac dans Catholicisme2, le conduit àune extension du dogme de la communion des saints : certes, il faut quetous les saints du christianisme soient requis pour obtenir du Père qu’ildonne à son Fils toutes les âmes des musulmans, mais il ajoute, avec unecertaine audace, que sont aussi requis, dans ce que l’on pourrait appelerune « communion des saints élargie », « toutes ces grandeurs de l’islam,toutes les vertus des âmes profondes de l’islam, tout ce qui est sortid’hommages pour Dieu de ces grands mystiques musulmans qui sontdéconcertants, qui sont prodigieux, tous ces mérites de ces musulmansqui savent pratiquer la charité quelquefois de manière bouleversante ». Làoù de Lubac parlait d’une « extension du dogme de la communion des

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2. Henri de Lubac, Catholicisme, les aspects sociaux du dogme, Paris, Cerf, 1938,notamment le chapitre 7.

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saints », Peyriguère évoque un accroissement extensif, mais aussi intensifdu Corps mystique de l’Église. Dans les deux cas, l’Église, épouse duChrist, est décentrée d’elle-même car, tournée vers les autres, elle recueilleen eux-mêmes, qui ne la connaissent pas – et en tout cas ne la confessentpas comme telle – la présence agissante du Mystère christique.

Ainsi, au fil des pages, le Christ de Peyriguère se révèle dans l’acte parlequel il décentre de lui-même celui qui cherche à le suivre. Et c’est ainsiqu’il le libère et qu’il le requiert. C’est ainsi qu’il le comble en le simpli-fiant. La grandeur d’Albert Peyriguère, c’est d’avoir accepté lui-même dese laisser saisir par le Christ. Il aurait pu rêver d’être un héros (il avait toutpour cela) ; il fut convié à vivre la banalité du quotidien. Il aurait pu êtreun militant acharné plantant l’Église le plus loin possible ; il fut convié àrecueillir en l’autre, frère musulman, un contenu et une dynamique chris-tiques qui n’étaient pas sans rapport avec le Corps mystique, et qu’iln’avait certainement pas entrevus comme tels au début de son apostolat.

Bien sûr, le père Peyriguère a travaillé ces questions avec la boîte àoutils théologique dont il disposait : les Pères de l’Église (Irénée, Origène,Jérôme, Césaire…), la théologie scolastique de la grâce, revue et actualiséepar Scheeben, et l’ouverture de Pie XII, en particulier Mystici Corporis.Aujourd’hui, nous disposons d’autres outils pour penser les mêmeschoses, notamment grâce au Concile Vatican II et aux développementsthéologiques qu’il a entraînés.

Mais c’est le geste de Peyriguère que je voudrais retenir : conjuguer laréflexion sur l’autre avec celle sur le Christ. Traduire en christologie lafécondité spirituelle de sa rencontre avec des musulmans. Ce geste meparaît d’une grande actualité, tant nous avons besoin de conjugueraujourd’hui la recherche christologique et celle sur le dialogue interreli-gieux. C’est l’objet de ma deuxième partie, qui sera plus brève.

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2.  Vers  une  nouvelle  étape  de  la  christologie

« Lehre von Christus beginnt im Schweigen »3. La christologie commencedans le silence ! C’est par ces mots inspirés de Cyrille d’Alexandrie que legrand théologien protestant Dietrich Bonhoeffer commençait jadis soncours de christologie. Et je crois que cela aurait plu à Peyriguère, quiattendait tant les heures silencieuses de la prière nocturne ! Mais il fautbien – et cela aussi tenait à cœur au père Peyriguère – que la méditationdu Mystère cherche les mots les plus justes pour l’exprimer sans le trahir.Il faut que la foi se formule, s’énonce et que cela soit discerné en Église. Lepère Peyriguère soulignait l’importance du dogme, comme une balise desécurité, surtout lorsque, en pionnier, on est aux avant-postes et l’on fraiele chemin.

La christologie est l’expression confessante des chrétiens à propos deJésus. Dire de Jésus qu’il est le Christ, telle est la matrice de notre foi. Orl’intelligence que l’Église prend du Mystère de sa foi est appelée à croîtreà chaque génération. C’est cela la Tradition. Chaque génération estresponsable de transmettre à la suivante ce qu’elle a reçu de la précédente,enrichi de ce qu’elle aura elle-même compris avec plus de profondeur à lafaveur des questions auxquelles elle (et pas la génération précédente) aété spécifiquement confrontée.

Quand on regarde l’histoire de la christologie, on peut releverplusieurs types de questionnement auxquels les générations successivesont été confrontées. Je schématise en distinguant trois axes, que l’onvoudra bien ne pas considérer comme simplement chronologiques :même si tel type de questionnement est significatif d’une époque déter-minée, il n’est cependant pas absent des autres. Il s’agit plus d’accentsdifférents que de différences radicales. On peut ainsi relever tout d’abordune problématique d’ordre sotériologique : comment cet homme bien précispeut-il être le Sauveur de tous. Qu’a-t-il fallu qu’il assume pour qu’il soit

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3. Cf. Dietrich Bonoeffer, Christologie, München, Kaiser Verlag, 1981, p. 7.

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réellement notre Sauveur? On se souvient que ces questions se posèrentdès le début de l’âge patristique, notamment dans la confrontation avec lagnose.

On peut ensuite relever une problématique d’ordre ontologique : Jésusle Christ est-il homme? Est-il Dieu? L’un plus ou moins que l’autre? Lesdeux à la fois? Mais alors comment? Quel est son être, son mode d’exis-tence? On sait que ce fut l’époque des grands conciles, prolongés etsynthétisés à l’âge scolastique, notamment, mais pas exclusivement, dansla Somme de théologie de saint Thomas d’Aquin.

On peut enfin noter l’émergence d’une problématique d’ordre histo-rique, surtout à partir du XIXe siècle, et je tiens que cette problématique adominé jusqu’à très récemment le travail christologique. Elle consiste endes questions simples qui naissent des progrès de la science historique :qui donc était Jésus de Nazareth? Comment le redécouvrir par-delà lagangue dogmatique forgée par l’Église? Peut-on retrouver le Jésus del’histoire par-derrière le Christ de la foi ? On se souvient de RudolfBultmann et de bien d’autres, en protestantisme ; on se souvient de la crisemoderniste qui marque encore, plus qu’on n’ose l’avouer, notre actualitéthéologique. Et l’on voit bien qu’une certaine vague plus journalistiqueque théologique vient régulièrement propulser son écume contre cequ’elle imagine être les falaises dogmatiques de l’Église !

Mais il me semble qu’une autre question, bien plus redoutable et enmême temps beaucoup plus passionnante, devrait stimuler la réflexionchristologique de notre génération. Et c’est précisément celle qu’avaitentrevue le père Peyriguère lorsqu’il laissait l’expérience de l’altéritéreligieuse venir interroger son discours sur le Christ, sa christologie.

Certes, il y a eu depuis les années quatre-vingt, notamment aux États-Unis et en Inde, des essais pour penser cette question en la situant à l’âgepluraliste de la théologie. Mais les propositions faites par ces courants(John Hick, Paul Knitter et quelques autres) ne me paraissent pas satisfai-santes car elles partent du principe que pour mieux dialoguer, il faudraitque les chrétiens renoncent à leurs affirmations dogmatiques les plus

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fondamentales. Même si tout dogme est à interpréter, il me semble que lediscours consistant à dire que Jésus, qui n’est certes pas Dieu, estsimplement le fondateur avisé et respectable de la religion chrétienne,laquelle n’a d’autre prétention que d’être la religion des Occidentaux,laissant aux autres le soin de s’accorder à la religion de leur culture, il mesemble qu’un tel discours est peut-être politiquement correct maisn’honore pas, loin s’en faut, la tâche ambitieuse d’une véritable christo-logie. Je trouve plus d’audace, en revanche, sous la plume de RaimundoPanikkar, lorsqu’il parle de christophanie, encore qu’il y aurait des chosesà discuter.

Mais c’est là qu’il me semble que la figure de Peyriguère peut nousservir de guide. Partir de l’expérience du dialogue, plus forte et plusprécise aujourd’hui qu’il y a cinquante ans, et chercher en quoi cetteexpérience devient pour nous l’occasion d’approfondir (et non pas debrader) le discours chrétien sur le Christ. Voici que ce Christ se révèle plusgrand que ce que l’on croyait savoir à son sujet !… Et je retiens aussi dePeyriguère son intuition qu’une telle saisie du Mystère du Christ ne peutse faire que sur un horizon trinitaire (on sait l’intérêt qu’il portait àÉlisabeth de la Trinité). Là encore, certaines théologies aujourd’huibradent la concrétude de l’incarnation et contournent l’obstacle christolo-gique en mettant en valeur l’universalité plus facile de l’Esprit ! Mais cette

« pneumatologie de rattrapage » n’est plus vraiment trinitaire ! Selon la foichrétienne, l’Esprit-Saint, qui souffle où il veut, sera toujours l’Esprit deJésus Christ, et rien d’autre. C’était le leitmotiv de Karl Rahner dans leTraité fondamental de la foi4 dans la partie consacrée à la présence de JésusChrist dans les religions non-chrétiennes. Si « l’Esprit Saint est présent etagissant non seulement dans les personnes, mais aussi dans les cultures,dans les sociétés, l’histoire et dans les religions », comme l’avait écrit Jean-Paul II dans Redemptoris missio, c’est parce que le Mystère du Christ habitele monde ou que, comme le disait Peyriguère, c’est toute l’humanité quiest christique.

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4. Karl Rahner, Traité fondamental de la foi. Introduction au concept du christianisme,Paris, Centurion, 1983.

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Dès lors, les trois dimensions peyriguériennes du Mystère christiqueque j’ai relevées tout-à-l’heure (l’incarnation, la récapitulation et l’ecclé-sialité) peuvent servir de base à une christologie renouvelée par ledialogue. Il ne me revient pas, ce soir, d’en esquisser les contours. Jevoulais juste mettre en valeur la profonde fécondité théologique dePeyriguère pour l’agenda actuel de la christologie.

Conclusion

Dois-je vous avouer, pour conclure, qu’en lisant les lettres du pèrePeyriguère, j’ai découvert une personnalité plus qu’attachante, même si jedevine qu’elle ne devait sans doute pas être facile à vivre ! En lefréquentant un peu, j’ai pensé au travail que fit saint Paul dans la lettreaux Philippiens : il raconte son expérience du Christ – « Toutes ces choses,qui étaient pour moi des gains (circoncis du huitième jour, de la race d’Israël,Hébreu, fils d’Hébreu [Ph 3,5-6]), je les ai considérées comme des pertes à causedu Christ » (Ph 3,7) – et son expérience d’apôtre – « c’est ma gloire pour lejour du Christ, puisque je n’aurai pas couru pour rien, εισ κενον, ni peiné pourrien, εισ κενον » (Ph 2,16) – et il en déduit les mots de sa christologie : « Luiqui était de condition divine, il s’est anéanti lui-même, εαυτον εκενωσεν, sefaisant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la Croix ! » (Ph 2,7).

Précurseur de notre génération, Peyriguère a repris le geste de Paul : enracontant dans ses lettres son expérience du Christ, il en déduit les motsde sa christologie, comme nous l’avons vu ensemble. Puisse son travailservir d’aiguillon à notre génération, afin que nous recherchions, à traversnotre expérience de la rencontre interreligieuse, ce qu’il nous est proposéde découvrir des insondables richesses du Mystère du Christ. •

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Michel LafonPrêtre diocésain qui a longtemps vécu au Maroc et a partagé la vie d’AlbertPeyriguère durant une année à El-Kbab.

LE MESSAGE DU PÈRE PEYRIGUÈREEST TOUJOURS D’ACTUALITÉ

Ce que je vais dire n’est pas une étude savante de la pensée du PèrePeyriguère, une pensée d’ailleurs inséparable de sa vie, c’est plutôt ce quej’ai appris de lui et que j’ai cherché à vivre. À partir, bien sûr, de ce qu’ilm’a dit, de ce qu’il a écrit, de ce dont j’ai été témoin.

Quelques semaines avant sa mort le père Peyriguère venait d’acheverle condensé d’un ouvrage resté inachevé auquel il travaillait depuis desannées. « Ce livre, disait-il, ce n’est pas un livre. Pour moi c’est un acte ».On le publia sous le titre de Testament spirituel, que j’ai fait paraître dansle recueil de textes du Père Peyriguère qui a pour titre : Le Temps deNazareth.

Il se dit « l’homme du message », son message c’est celui de Charles deFoucauld, tel que lui-même l’a compris, pensé et vécu. C’est sa vie à lui etil est destiné non seulement aux prêtres et aux religieux mais à toutchrétien. Pour lui, et à la suite de Foucauld, « Tout chrétien est respon-sable des destinées du Mystère de l’Incarnation, sans doute en lui-même,mais aussi dans le monde ». Cela rejoint l’importance que le Père Jean-Marc Aveline, dans la christologie du Père Peyriguère, accorde àl’Incarnation. D’ailleurs, en exergue de ce livre, Le Temps de Nazareth, setrouvent ces paroles du Père Peyriguère : «  La mission du Père deFoucauld fut de réapprendre le Mystère de l’Incarnation aux hommesd’aujourd’hui ».

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Ce que je vais dire répond à trois questions :

Première question :Pourquoi, à la fin de sa vie, Albert Peyriguère voulait-il aller en France ?

Deuxième question :Quel regard portait Albert Peyriguère sur le monde musulman ?

Troisième question :Quel doit être notre comportement dans notre rencontre avec les musulmans ?Comment annoncer Jésus Christ ?

Première  question :Pourquoi,  à  la  fin  de  sa  vie,  

Albert  Peyriguère  voulait-­‐il  aller  en  France?

C’est tout le bouillonnement d’idées, d’initiatives après la guerre de1939-1945, qui a déclenché chez lui ce désir d’aller en France. Il écrit en1947 : « Une grande tâche urgente, très urgente s’impose : aller dire enFrance le message foucauldien. De divers côtés l’on me presse, j’ai ledevoir de répondre à de tels appels ». Parce qu’il estime que ce qu’il vitdans le monde musulman peut éclairer ce que vivent les chrétiensd’Europe dans un monde déchristianisé ou parmi les incroyants. Onvenait de parler de France, pays de mission, le livre de l’Abbé Godin. Parceque le message de Charles de Foucauld s’adresse, j’emploie les termes duPère Peyriguère, à des « pionniers », à des « défricheurs » qui veulentpréparer les voies de l’Évangile. Il emploie le terme de « pré-mission » quiest ambigu, comme si il y avait un préalable à la mission. Il écrit d’ailleursque la « pré-mission » telle qu’il la conçoit fait partie de la mission. Cen’est pas parce qu’on ne convertit personne ou qu’on ne baptise personneque ce n’est pas la mission. Plus précisément, ce qu’il appelle la « pré-

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mission », terme que je n’emploierai pas, est une nouvelle forme de lamission à côté de la forme traditionnelle, qui consiste à préparer descatéchumènes au baptême et à implanter une Église autochtone. À côté decette manière, il invente la forme de mission qui est la sienne et qui estreconnue par le concile Vatican II, et même avant par Paul VI. Mgr Teissier,ancien archevêque d’Alger, met cela en valeur dans un livre. Il existe unecollection de livres qui s’appelle «  Vatican II vingt ans après  » chezDesclée, celui sur la mission est fait par Mgr Teissier et il met en valeurcette nouvelle forme de mission. Pour ma part, je n’emploie pas les mots

« mission » ou « missionnaire » qui ont pris une connotation péjorativedans le tiers-monde. Je vous cite deux exemples pour l’illustrer. Un articledans une revue du tiers-monde, qui parle des trois « M » qui nous ontopprimés : les Marchands, les Militaires et les Missionnaires. Une autrefois, comme j’avais commencé à travailler sur le bulletin de la MissionOuvrière dans le diocèse d’Arras, mon diocèse d’origine, j’avais chez moiun numéro de ce bulletin avec un article que je signais, c’était pour ledixième anniversaire, avec ma photo et un chapeau qui disait : « MichelLafon, missionnaire à El-Kbab ». Un ami marocain, musulman, professeurau Lycée, entre, le voit et dit : « c’est honteux de vous traiter de mission-naire ». C’est dire le sens péjoratif qu’a pris ce mot de missionnaire. Pourles gens du tiers-monde, il qualifie quelqu’un qui a une entrepriseorganisée de prosélytisme et sous-entend quelquefois un mépris de laculture ou des formes de religion traditionnelle du pays.

La forme de mission dont je parle est placée sous le signe de Nazareth.Le père Peyriguère ne fait que mettre en forme une orientation de Charlesde Foucauld. Je cite le père Peyriguère, justement dans ce Testamentspirituel dont j’ai parlé :

C’est, nous l’avons vu, à partir de la signification et de l’interprétationmissionnaire de la vie cachée du Christ, à Nazareth, et d’un rattachementà la vue des Pères de l’Église sur les âges du Christ, que le Père deFoucauld a pensé, exprimé et vécu sa problématique missionnaire.

Il insiste sur le fait que le Christ est rédempteur dès le début de sa vie.À Nazareth, il est rédempteur.

Le message du père Peyriguère est toujours d’actualité

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J’ai posé quelquefois la question en France : est-ce que le terme d’évan-gélisation est bien choisi aussi ? Pensez-vous à la réaction d’un amiincroyant s’il savait «  que l’on a étudié aujourd’hui entre prêtres,comment on va vous évangéliser »?

Majoritaire, Minoritaire…

Les chrétiens au Maroc étaient et sont minoritaires. Or, nous avons faitl’expérience en Europe de vivre notre christianisme, même si nous nesommes pas chrétiens, dans un continent où tout est marqué par le chris-tianisme : les fêtes chômées sont des fêtes chrétiennes. Il est difficile decomprendre des mots du vocabulaire si l’on n’est pas chrétien, même sices mots sont détournés de leur sens : le « calvaire » d’un coureur cyclistepar exemple, ou la « grand-messe » de tel parti. Et plus simplement, dansun musée, des tableaux, des sculptures qui, si l’on n’a pas une culturechrétienne, ne peuvent être compris.

Or, en venant au Maroc, nous sommes des chrétiens minoritaires.Nous vivons dans un pays dont l’histoire, la culture, la tradition, la légis-lation n’ont rien à voir avec le christianisme.

En Italie, par exemple, le divorce était interdit par la loi. Le jour où ilfut autorisé, cela ne voulait pas dire que la porte fût ouverte pour unchrétien. Ce chrétien doit agir selon sa conscience de chrétien, même s’iln’est pas aidé, porté par la législation du pays. Dans une société où noussommes minoritaires, nous ne pouvons imposer aux non-chrétiens desvaleurs inspirées de notre foi.

Au sujet de cette évolution, le père Peyriguère disait : « On doit passerd’un croyant qui tient debout de l’extérieur, c’est-à-dire porté par des lois,des traditions, une culture, à un chrétien qui tient debout de l’intérieur ».Le père Peyriguère disait cela au sujet de l’évolution des musulmans dontil était témoin. Cette évolution était amorcée de son vivant. Il ne s’agissait

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pas des lois, des traditions, dans le cas précis du Père Peyriguère. Ils’agissait de la pression d’une opinion publique, du passage d’une foitraditionnelle, sociologique, à une foi personnelle. Des musulmans quisont en France font cette expérience-là. Ce passage à une foi plus person-nelle favorise la rencontre, plus libre, et le dialogue à travers l’amitié.Peut-on rapprocher cela de la maxime que cite souvent Jésus, inspirée duprophète Osée : « C’est l’amour que je veux et non les sacrifices ». L’amour,c’est-à-dire ce qui vient du dedans, plutôt que l’observance rigoureuseextérieure.

Minoritaires en France, les chrétiens vont de plus en plus vers cettesituation. Alors peuvent se poser à eux les mêmes questions que se posaitAlbert Peyriguère pour les chrétiens du Maroc. Que faire pour faireconnaître Jésus-Christ, et d’abord quel regard porte Jésus sur ce mondedéchristianisé? Le père Albert Peyriguère avait théologiquement lesréponses à ces questions, il avait sa propre expérience vécue et voulait lesfaire partager aux chrétiens de France.

Je cite cette anecdote. Des coopérants français, ayant vécu denombreuses années au Maroc, nous faisaient part de leurs impressionsquelque temps après leur retour en France. Ils soulignaient, ce qui estparadoxal, la grande difficulté de vivre sa foi de chrétien dans un environ-nement totalement étranger à cette foi, alors qu’au Maroc ils se sentaientportés par la foi d’un monde croyant, même si ces croyants vivaient uneautre religion. Dans l’univers qu’ils avaient connu au Maroc, ils vivaientauprès de croyants manifestant leur foi.

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Deuxième  question :Quel  regard  portait  le  père  Peyriguère  sur  le  monde  musulman?

Il était plongé complètement dans le monde musulman à El-Kbab. Jel’étais encore un peu plus que lui, parce que, pour lui, il y avait quelquesEuropéens dans le village, fonctionnaires, instituteurs, etc. Tandis que moi,à la fin de mon séjour là-bas, j’étais le seul Européen, le seul chrétien.Comment voir ces musulmans par rapport à ma foi ? N’avons-nous pashérité d’une attitude pharisienne, d’un certain sentiment de supériorité,pensant que nous avons la vérité? Alors s’est posée la question : commentle Christ Jésus les voit-il ? Que sont-ils par rapport à lui ? «  Pour leschrétiens, on ne peut parler de Dieu en faisant abstraction du Christ. LeMystère du Salut est le mystère du Christ, tous les hommes ont étéassumés par le Christ et par conséquent sauvés par Lui et en Lui ». Tousles hommes sont sauvés par Lui. Alors de quel amour, de quelle tendresseles entoure-t-il ! Pensons aux paraboles du bon pasteur, à celles de lamiséricorde, de l’enfant prodigue. Comme on reprochait à Jésus de fairebon accueil aux publicains et aux pécheurs, et de manger avec eux, il leurdit ces paraboles. Ce sont des reproches qu’on a faits à Poissonnier et àPeyriguère : « Vous perdez votre temps avec ces gens-là ». Nous avonstendance à juger, à classifier par rapport à des actes extérieurs.Évidemment, l’on peut dire : il y a tant de baptisés, tant de personnes quivont à la messe le dimanche, mais le Royaume de Dieu ne se met pas enstatistiques. Qui appartient au Royaume de Dieu? Il n’y a pas d’actesreligieux extérieurs, étiquetables, qui permettent de dire : « voilà, cemonsieur est dans le Royaume de Dieu ». Il faut entendre le pèrePeyriguère dans la veillée de prière à Toumliline. Il se mettait en colèrecontre les statistiques menteuses. Tant de millions de chrétiens, cela veutdire tant de millions d’hommes qui comptent pour le Christ et pour qui leChrist compte, puisqu’ils sont chrétiens et, en face, tant de millions denon-chrétiens «  comme si cela voulait dire : tant de millions d’hommescomplètement étrangers au Christ et à qui le Christ est totalementétranger ». Il regarde une telle opposition comme une hérésie épouvan-table. Et il ajoute avec chaleur : « s’il y a un petit troupeau qui a été gâté,

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qui a été comblé, ceux qui font partie de l’Église, toute l’humanité estchristique ». Donc on ne définit pas les gens par rapport à ce qu’ils ne sontpas : « Il n’est pas baptisé, il ne va pas à l’église ». Il faut en parler de façonpositive. Saint Paul nous montre le nouvel Adam avec toute l’humanitéassumée dans le Christ. Voici le commentaire du chapitre 2 des Éphésienspar le père Peyriguère à Toumliline, devant le Saint Sacrement exposé, àla fin d’un rassemblement de l’ACI au Maroc en 1958, quelques moisavant sa mort (enregistré à son insu, parce qu’il ne voulait pas qu’onl’enregistre). Il est là devant le Saint Sacrement, les yeux fermés. Puis il setourne vers les gens, leur parle et, en parlant, il se retourne vers le SaintSacrement et s’adresse au Christ ; il paraît que c’était assez impres-sionnant :

Par le Mystère de l’Incarnation, c’est tous les hommes que Vous avezpris en Vous. Chrétiens et non-chrétiens, Vous les portiez en Vous.Chrétiens et non-chrétiens, Vous viviez pour eux, ils vivaient pour ainsidire en Vous, par anticipation. Chrétiens ou non-chrétiens, Vous les portieztous en vous sur la Croix, ils mouraient tous avec Vous sur la Croix. AvecVous, ils ressuscitaient tous.

Comprenez comment le père Peyriguère voit l’humanité. Je n’ose plusdire « non-chrétiens », c’est définir les gens négativement et par rapport ànous. Albert Peyriguère parle d’une parenté physique d’après l’ency-clique de Pie XII (Mystici corporis). « Tous frères du Christ dans la chair »,dit Pie XII. Peyriguère complète : « Tous rassemblés, ne faisant qu’un dansle Christ, chrétiens et musulmans, agglomérés autour de Jésus ».

Le Royaume de Dieu est discret, ce qui fait que nous jugeons mal. Il estdiscret. Le Royaume est comme le levain dans la pâte. Le levain, c’est luiqui fait lever la pâte, c’est des gens qui sont dans le Royaume, même s’ilsne le savent pas, mais dont la vie quotidienne est extérieurement commeune pâte. On ne voit pas le levain qui est en eux.

On peut nous objecter que cette attitude risque d’impliquer uneannexion des musulmans. Mais ce ne serait pas rendre justice à notreintention. Il ne s’agit pas, disait le père Peyriguère, «  d’annexer les

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musulmans sans qu’ils le sachent et comme malgré eux au christianismeet de les présenter comme des chrétiens inachevés ». Le père Peyriguèrene veut pas imposer son regard aux musulmans, mais qu’ils comprennent,s’il leur explique, qu’il veut les associer tels qu’ils sont dans son esprit etdans son cœur à Celui qui est le plus important et le plus cher pour lui.A. Peyriguère écrit :

Cette manière de voir les choses, si on a l’occasion de la communiquer,révèle aux musulmans à quel point les chrétiens les respectent et les aiment,puisqu’en ces musulmans, ils respectent et aiment pas moins que quelquechose de leur Christ, que leur Christ Lui-même.

Troisième  question :Quel  doit  être  notre  comportement  

dans  notre  rencontre  avec  les  musulmans?

Comment annoncer Jésus-Christ ?Une exigence imprescriptible : faire connaître Jésus-Christ.Saint Paul écrit : « Malheur à moi si je n’évangélise pas ! » ; et, en face

de cette exigence, nous devons respecter l’islam et l’attachement desmusulmans à leur foi.

Leur croyance d’être dans la vérité est très forte, et les chrétiens, seloneux, sont en retard, puisque le prophète Mohammed a apporté le pointfinal à la révélation. Il est le « sceau des prophètes », et se convertir auchristianisme serait faire marche arrière, un peu comme pour nous, nousconvertir au judaïsme. Dans cette rencontre entre l’exigence apostoliqueet la réalité, Charles de Foucauld et Albert Peyriguère ont conçu la formede mission propre à cette situation.

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Respecter

Le respect de l’autre est une nouveauté dans l’Église, marquée par leConcile. Respect d’abord du chrétien non-catholique. Changer la manièrede parler des protestants et reconnaître l’œcuménisme. Il n’y a pas silongtemps qu’on en parlait de manière abominable… C’est unerévolution aussi dans le langage et l’attitude vis-à-vis des juifs. Vis-à-visde toutes les religions non chrétiennes. Le Document sur les musulmans estle premier texte officiel dans l’histoire de l’Église où l’on parle de façonrespectueuse et positive de l’islam et des musulmans. Il y a un mot qui estnouveau dans le vocabulaire de l’Église, c’est le respect consacré par lanotion de dialogue. Peyriguère dit, en 1956, avant le Concile :

Il y a d’abord entre chrétiens et musulmans l’attitude de respectréciproque qu’ils voudront pousser jusqu’à la sympathie et jusqu’auvéritable amour fraternel en Dieu. Ne pas humilier l’islam, mais non plus,ni en nous ni à leurs yeux, ne pas humilier notre christianisme et qu’ils nel’humilient pas. Laisser aux musulmans toute leur taille qui n’est pas petite,respecter leur fierté musulmane et la sincérité de leurs croyances, maisaussi garder toute notre taille, aller à eux avec toute notre fierté chrétienne :voilà le minimum que les musulmans ont le droit d’attendre de nous, voilàles conditions pour que la rencontre se fasse.

Je précise une chose que j’ai découverte : dans le respect, il y a le refusdu double langage. Il faut se méfier par l’exemple de l’attitude suivante :

« nous étudions ici, à l’intérieur de l’Église, notre stratégie apostolique,mais c’est entre nous, il ne faut pas en parler à l’extérieur ». Ce manquede respect me semble inacceptable. J’ai découvert, à la suite de Peyriguèred’ailleurs, que notre attitude doit être loyale et sans arrière-pensée. Lorsd’une rencontre que j’ai faite, il y avait des chrétiens et des musulmans.Des chrétiens venant d’Europe m’ont posé la question : «  mon Pèrecomment vous situez-vous par rapport aux musulmans? ». Je ne leur aipas répondu que nous en parlerions quand nous serions entre nous. Pasde double langage, cela veut dire que les raisons de notre présence, notrecomportement vis-à-vis des musulmans, doivent être pensés et exprimésdevant eux dans un langage compréhensible et acceptable pour eux.

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Témoigner

Si l’on respecte l’autre, si l’on ne peut pas chercher à le convertir, quefaire? Laissons de côté le cas où, dans l’amitié, on échange chacun sur ceque l’on vit, ce que l’on croit. Ce qui suppose l’amitié, pour qu’il y aitégalité dans l’échange. Il s’agit de témoigner. C’est la manière respec-tueuse de faire connaître Jésus-Christ. C’est la forme de mission deCharles de Foucauld avec tous les textes que vous connaissez :

Prêcher l’Évangile en silence, crier l’Évangile par sa vie ; toute notreexistence, tout notre être doit crier l’Évangile sur les toits, toute notrepersonne doit respirer Jésus ; tous nos actes, toute notre vie doivent crierque nous sommes à Jésus, doivent présenter l’image de la vie évangélique.Tout notre être doit être une prédication vivante, un reflet de Jésus,quelque chose qui crie Jésus, qui fasse voir Jésus, qui brille comme uneimage de Jésus, etc.

Crier l’Évangile par sa vie, prêcher l’Évangile en silence, c’est le témoi-gnage.

Le Père de Foucauld avait connu une évolution. Il est très important,quand vous citez un texte de Foucauld ou de Peyriguère, de voir à quelleépoque il a été écrit. Le Père de Foucauld, au début, à son arrivée enAlgérie, voulait faire un catéchisme : L’Évangile présenté aux pauvres duSahara, et il le fit. Mais en 1908, à Tamanrasset, il écrit dans une lettre à sonévêque qu’il ne pense pas que le Seigneur lui demande, ni à aucun autrechrétien, de prêcher l’Évangile aux Touaregs.

Le témoignage est respectueux puisqu’il peut accepter la réciprocité. Jevous cite ces paroles du Cheikh Belarbi El Alaoui, que l’on a considérécomme le père spirituel des nationalistes marocains. Il va à Toumliline en1957 et voilà ce qu’il dit au Père Denis Martin, prieur de Toumliline (c’estrapporté dans le livre sur Toumliline d’Élisabeth des Allues, qui est lepseudonyme d’Élisabeth de Miribel) :

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Quand un homme est convaincu de la vérité qu’il possède, il désire lacommuniquer aux autres, il ne peut la garder pour lui seul. Vous êtesconvaincus de la vérité que l’Église chrétienne professe, vous ne pouvezdonc pas, sous peine d’être de mauvais chrétiens, vous retenir de la trans-mettre. Pour moi, je suis persuadé d’être dans la vérité et je désire que vousdeveniez de bons musulmans. Un homme honnête ne doit pas chercher àimposer sa religion par la force, il doit être respectueux de la personne del’autre. S’il veut l’attirer à la lumière de ce qu’il croit posséder, ça doit êtrepar le témoignage de sa vie.

C’est une ouverture magnifique !

« Vivre avec »

Tout le mouvement missionnaire d’après la guerre de 1939-1945, enFrance, tend à faire tomber les barrières entre l’Église et le monde non-chrétien. Il y a un texte fondamental du Père de Foucauld, et je regretteque ce texte ne soit pas davantage connu car il est d’une grande impor-tance :

Dieu pour nous sauver est venu à nous, s’est mêlé à nous, a vécu avecnous, dans le contact le plus familier, le plus étroit, de l’Annonciation àl’Ascension. Pour le salut des âmes, il continue à venir à nous, à se mêler ànous, à vivre avec nous dans le contact le plus étroit, chaque jour et à touteheure dans la sainte Eucharistie. Ainsi, nous devons, pour travailler ausalut des âmes, aller à elles, nous mêler à elles, vivre avec elles dans uncontact familier et étroit.

Trois points sont mis en avant : l’incarnation, l’eucharistie, l’apostolat.Il est répété trois fois que, pour sauver, il faut « vivre avec ». Le témoin nepeut pas être extérieur, sinon ce n’est pas un témoignage. Il faut que letémoin soit l’un de ceux au milieu desquels il témoigne. C’est toutel’intuition de l’action catholique spécialisée : «  les premiers apôtres desouvriers seront des ouvriers  ». Donc totalement l’un d’entre eux et en

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même temps un peu différent, parce qu’il vit l’Évangile. Et cette différencepeut poser des questions.

Je cite le père Peyriguère :

Venu à une race, à une civilisation (berbère), il se considère comme toutdonné, donné pour toujours à elle. De ce peuple, de cette race, de cettecivilisation, il prend tout en lui et le fait sien. Un christianisme se découvreà cette race qui sait être chose d’elle tout en étant chose universelle de lachrétienté.

C’est définir splendidement le témoignage. Et l’on connaît toutes leshistoires que l’on rapporte sur le père Peyriguère, la ressemblance àlaquelle il était parvenu. Il se considérait comme l’un des leurs : la vie, lestyle de vie, la maison, la langue. Il poussait même la connaissance de lalangue d’une façon scientifique. Évidemment, il partageait les joies, lespeines, les indignations devant les injustices. Les gens lui disaient : « Toitu n’es pas le marabout des chrétiens, des roumis, tu es notre marabout ».

On abonde encore plus dans ce sens quand on lit le texte du docteurDelanoë, son ami médecin qui l’avait soigné comme cardiologue à la finde sa vie ; quand je suis allé voir Delanoë, qui était incroyant, il me donna,sans que je ne demande rien, un papier où il avait écrit ceci :

Ces Berbères, il les avait tellement aimés, il avait tellement vécu leur vieque, même biologiquement, il s’était identifié à eux. Il portait les stigmateshumoraux qui traduisent le genre de vie et les facteurs d’environnementpropres au peuple marocain.

D’un autre point de vue, une jeune Marocaine a écrit spontanémentceci en 1993 :

Je revois encore le marabout recevoir les femmes, les hommes, lesenfants, comme ça, pour les soigner, les gâter, bavarder avec eux. Engénéral, les gens font un travail pour gagner leur vie, lui, c’était pour lesautres. Il aimait tout le monde. Plus tard, par mes études et mes amitiés, j’aifait la connaissance de la religion catholique. L’un des principes qui m’a

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frappé, c’est l’amour du Christ pour les hommes et alors, je me suis dit :voilà justement ce qu’était le père Peyriguère. Comme le Christ, il aimaitles hommes, tous les hommes.

Cela posait question aux gens

Quand je posais, à la fin de sa vie, la question au Père Peyriguère :« Mais enfin, tout le témoignage que vous donnez depuis trente ans, voussoignez les gens, tout ce que vous faites pour eux, quel en est le résultat ? »Il m’a répondu:

Si seulement certains d’entre eux pouvaient se poser cette question :« un homme comme lui, étant donné ce qu’il est, ce qu’il fait, peut-il aller enenfer?… Ce n’est pas possible ». Cela créait une brèche dans ce qu’on leuravait enseigné depuis leur enfance : « ceux qui ne sont pas musulmansiront en enfer, malheureusement ». Je vois encore une petite fille aupensionnat Notre-Dame, qui avait une maîtresse musulmane. Sa mamanétait chrétienne et son papa musulman. Elle revient un jour à la maison enpleurant : Maman, tu ne pourras pas aller au ciel, la maîtresse l’a dit. Lamaman, évidemment, est allée voir la directrice…

Le père Peyriguère a même fait un beau rêve :

À lui tout seul, il veut être une gerbe d’âmes. Il veut être à lui tout seul,là où l’Église l’a envoyé, la première chrétienté ethnique de ce peuple : il sesait l’être, il vit son christianisme comme s’il l’était (Le Temps de Nazareth,p. 200).

Vocabulaire

À propos de cette forme de mission pour le monde non-chrétien, on aparlé souvent d’enfouissement. Ce terme n’est d’ailleurs ni foucauldien,ni peyriguèrien. Puisqu’il n’y a pas d’annonce explicite de l’Évangile, pasde discours, on reproche ce silence en disant que l’on met la vérité sous leboisseau.

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Or ce n’est pas la vérité qui est enfouie, c’est la personne. Par exemple,une Petite Sœur dans un bidonville, où elle vit proche de ses voisines,montre davantage l’Évangile par sa vie que ce que la voisine peut en voirà la télévision, en regardant les fastes du Vatican.

On parle aussi d’enfouissement parce que le témoin est placé dans unautre monde que le monde paroissial. On ne voit pas ce qu’il fait, on n’enperçoit pas de résultat.

Intérioriser

Après respecter, témoigner, « vivre avec », Albert Peyriguère proposeune mystique de cet apostolat « qui prend les choses de dedans ». C’est leChrist qui se montre à travers nous, c’est le Christ qui prie par nous, c’estLui qui vit en nous.

La source de cette spiritualité se trouve chez Charles de Foucauld maisle père Peyriguère ne l’a faite vraiment sienne qu’en 1927 par sa rencontred’Élisabeth de la Trinité, dont il lit le gros volume de Souvenirs, édité parle Carmel de Dijon. Du coup, il met en valeur des textes de Charles deFoucauld qui font appel à cette intériorisation (voir par exemple Prier 15jours avec Charles de Foucauld, p. 53-54).

Nous devons être les plus transparents possible à cette présence duChrist en nous, pour que ce soit Lui qui se montre par nous. Nous devonscroire qu’en nous et par nous c’est le Christ qui prie et qui donne uneportée infinie à notre pauvre prière. Pour illustrer cela, voici quelqueslignes du Père Peyriguère :

Par la présence du chrétien, le Christ se rend présent. Par lui, se rendantprésent, il se montre. Même s’il ne dit pas son nom, il est là, allant et venantau milieu des hommes qui ne le connaissent pas. Le chrétien veut que savie soit un « Évangile vivant ». Il veut « crier l’Évangile par sa vie »…

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Il écrit à sa fille spirituelle :

Le Christ est en vous, il est plus vous que vous-même. C’est Lui qui viten vous, c’est Lui qui travaille en vous, c’est Lui qui va aux âmes parvous…

Et la prière que suggère le père Peyriguère :

Fais, Seigneur, que je sois aujourd’hui celui que Tu veux être par moi.

Nous sommes invités à faire nôtres les lignes de force de ce messagedu Père Peyriguère, à le vivre et à le partager dans notre langage. Nous nerépétons pas le père Peyriguère, nous vivons son message et nousl’exprimons, chacun à notre manière. Ainsi continuera-t-il à vivre auMaroc ! •

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Vincent LandelArchevêque de Rabat.

LE PÈRE PEYRIGUÈREPOUR NOTRE ÉGLISE AU MAROC AUJOURD’HUI

Étant gamin, je l’ai peut-être rencontré incidemment dans la cour du collègeCharles de Foucauld, car je sais qu’il venait assez régulièrement à l’école pourpartager le repas avec l’un de ses compatriotes le père Louis Duboé, originaire deTrébons comme lui !

Je crois que ce que le père Peyriguère nous inviterait à vivre aujour-d’hui, même si nous sommes dans un autre contexte, c’est tout l’héritagede l’Église qui est au Maroc ; héritage qui n’est pas quelque chose destatique, mais héritage qui, en fonction des événements, en fonction del’évolution des sociétés, de l’évolution politico sociale, va s’actualiser,comme la vie. Comme Michel Lafon qui n’a pas vécu la même chose quele père Peyriguère, même quand il était à El-Kbab, mais qui a vécu de sonesprit «  présence aimante, présence de tendresse et de miséricorde  »,répondant aux besoins de cet instant du Maroc en ce lieu précis.

Le père Peyriguère n’est pas arrivé à El-Kbab d’un seul coup ; avantson arrivée en Tunisie il ne connaissait pas le Père de Foucauld. Il étaitarrivé en Tunisie pour une raison tout autre que spirituelle, c’était pourretrouver des forces physiques. Et en même temps, il se veut en lien avecl’Église locale, n’est-ce pas pour cela qu’il accepte ce ministère àHammamet, tout en étant aumônier d’un collège?

Mais c’est dans ce contexte, lui qui était plutôt un intellectuel, qu’ildécouvre Charles de Foucauld, mort quelques années auparavant. Et s’il

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désire rester au Maghreb, c’est qu’il a senti cet appel à marcher dans lespas de Frère Charles.

Ce n’est pas non plus d’un seul coup qu’il est arrivé au Maroc ; il y eutune certaine préparation humaine et spirituelle avant d’arriver àdécouvrir toute cette richesse d’être un croyant au milieu d’un peuple decroyants et de priants. Il a reçu Charles de Foucauld comme un héritageétabli sur ces routes du Maghreb. Il n’a pas figé l’Incarnation à un momentde l’histoire, mais il a concrétisé l’Incarnation en s’enracinant de plus enplus dans une réalité humaine qui évoluait dans le temps et dans l’histoire.

Je crois que le père Peyriguère invite l’Église qui est au Maroc aujour-d’hui à rentrer dans tout cet héritage, composé de personnes marquanteset d’événements, qui fait que l’Église est ce qu’elle est aujourd’hui. Cethéritage essaie de se peaufiner année après année, mais sans se renier.

Recevoir  et  vivre  un  héritage

Charles de Foucauld

Il est l’une des pierres milliaires de notre héritage ; d’abord cetteattirance pour le Maroc… mais surtout pour ce peuple de croyants et depriants qui l’a aidé à redécouvrir le Jésus de son enfance, qui lui a permisde se plonger dans la miséricorde de Dieu.

Charles de Foucauld qui a eu l’intuition de cette «  pastorale del’amitié » en vivant au cœur de ce monde musulman… l’intuition de cettegratuité de l’Amour de Dieu pour tous les hommes, marquée par cette

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simple présence aimante… l’intuition de s’incarner dans ce peuple enentrant de plus en plus dans sa culture et son histoire… Charles deFoucauld qui s’est transformé en « adorateur » de ce Jésus présent dansl’Eucharistie ; ce Jésus à qui il parlait tellement de tout ce peuple avec quiil vivait.

Tout cela a fait vivre le père Peyriguère, mais n’est-ce pas tout cela quenous devons vivre dans notre Église aujourd’hui : cette «  pastorale del’amitié  », cette «  pastorale de la rencontre et de l’écoute  », «  cettepastorale de la présence », cette « pastorale de l’Amour » qui transcendetoutes les cultures et toutes les religions?

Charles-André Poissonnier

Le père Peyriguère l’a connu, il était au Maroc en disciple de saintFrançois, et en même temps disciple de Charles de Foucauld dans sonermitage de Tazert, vivant cette présence aimante et active auprès de cepeuple, en lien avec le Christ.

J’entends encore plusieurs de nos frères Franciscains redire que s’ilssont ici au Maroc c’est grâce au Père Charles-André… à cause de son

«  ministère de présence  » auprès de ces populations musulmanes ;« ministère de présence » en leur apportant ce qu’il savait faire et ce dontils avaient besoin en ce moment-là. Un «  ministère de la présence  »toujours marqué par ce « ministère de la gratuité » et ce « ministère del’Amour », accompagné du « ministère de l’adoration ».

N’est-ce pas un héritage qui vient confirmer, celui laissé par Charles deFoucauld et Albert Peyriguère? N’est-ce pas un héritage qui vientconfirmer ce que notre Église a à vivre aujourd’hui, dans le contexte quiest le sien ?

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Le voyage du Pape en 1985

Il allait manifester ce que Vatican II disait de l’islam, surtout dans cediscours aux jeunes de Casablanca. Ne fut-il pas en quelque sorte unnouveau début du dialogue islamo-chrétien? « C’est en croyant que jeviens à vous aujourd’hui… L’Église affirme que tous les hommes, spécia-lement les hommes de foi vivante, doivent se respecter, dépasser toutediscrimination, vivre ensemble, et servir la fraternité universelle »… enlien avec Nostra ætate n° 3 : « L’Église regarde avec estime les musulmans,qui adorent le Dieu un, vivant et subsistant, miséricordieux et toutpuissant, créateur du ciel et de la terre, qui a parlé aux hommes ».

Mais en même temps, Jean-Paul II disait aux chrétiens de Casablanca :

L’œuvre accomplie continuera ou peut-être ne continuera pas. Mais cequi reste toujours, c’est le témoignage d’amour que vous avez pu donnerau nom du Christ. L’Esprit de Dieu lui-même enracine au cœur de ceuxavec qui vous vivez l’amour que vous leur portez dans les actes concretsde chaque jour, l’amour qui vous anime en travaillant à toute œuvrehumaine en ce pays (Homélie à Foucauld 5).

N’est-ce pas, plus que jamais, un message à vivre pour aujourd’hui?Par exemple, je suis certain que Aïcha Ech Channa, en recevant son prixaux États-Unis, a parlé de Sœur Marie Jean ; et pourtant n’est-elle paspartie depuis de très nombreuses années?

Le Synode en 1995

Le Maroc a vécu ce tournant de l’Indépendance ; notre Église s’en esttrouvée transformée ! Elle s’est trouvée « toute minoritaire », et toute diffé-rente de par sa constitution (plus de quatre-vingt-dix nationalités diffé-rentes !) mais voulant continuer à vivre de ce même esprit : témoigner de

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l’amour miséricordieux de Dieu, non pas par des discours, mais en vivanttout simplement au milieu de ce peuple, par toutes sortes de relationssociales, mais en même temps des relations de travail et d’études. NotreÉglise commençait à être vue autrement car elle n’était pas constituéeuniquement d’Européens.

– S’apprendre mutuellement à vivre au Maroc, en famille, au travail,dans un monde de relations.

– À l’écoute du cri des pauvres. Quels appels, quelles réponses?– Une Église au service du développement intégral des personnes.– Une Église accueillante, lieu de communication et de rencontre.– Les jeunes et l’Église.– Risques d’exclusion dans l’Église.– Des chrétiens qui se forment.

Ce Synode fait partie de cet héritage à faire vivre aujourd’hui ! Le pèrePeyriguère ne le renierait pas.

Toutes les transformations que notre Église vit depuis quelques années

Notre Église n’est plus celle du temps d’Albert Peyriguère ; elle estbeaucoup plus multiculturelle et « catholique »….et les différences sontdéjà à accueillir au sein même de l’Église. Mais elle est toujours une Églisequi doit croire que la rencontre de l’autre différent la transforme ; elle esttoujours une Église qui doit, par la vie des chrétiens, témoigner del’Amour de Dieu pour tous les hommes. Tout cela nous l’avons reçu denos « grands aînés ». Le fait de vivre en minorité nous transforme, et nousfait approfondir notre foi ; tout cela nous lance une invitation à une viespirituelle toujours plus profonde., et à vivre notre unité autour de Jésus-Christ et du Maroc.

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Le sens de nos rencontres, ce texte de la CERNA1 en 1979

Ce sont nos évêques de la CERNA qui, en 1979, ont résumé le mieuxtout notre héritage dans ce texte :

Avec tous les hommes de bonne volonté, les chrétiens ont à s’engagerdans toutes les tâches par lesquelles vient le Règne de Dieu. Car le Règnene se réalise pas seulement là où les hommes acceptent le baptême. Il vientaussi partout où l’homme est engagé dans sa véritable vocation, partout oùil est aimé, partout où il crée des communautés dans lesquelles on apprendà aimer, famille, associations, nations. Il vient partout où le pauvre esttraité comme un homme, partout où les adversaires se réconcilient, partoutoù la justice est promue, où la paix s’établit, où la vérité, la beauté et le biengrandissent l’homme. L’Église et les chrétiens accomplissent égalementleur mission comme hommes et comme chrétiens, chaque fois qu’ilss’engagent avec les autres hommes dans ces gestes qui font venir leRoyaume (5/5).

Ce texte dynamise notre Église aujourd’hui, et n’est que la concréti-sation de ce qu’ont pu vivre un Charles de Foucauld ou un AlbertPeyriguère

Acceptez  de  vivre  une  expérience  spirituelle,  c’est  le  Christ  qui  nous  conduit :  

«  Laissez  vous  saisir  par  le  Christ  »

Les prêtres et religieux de ma génération ont été marqués durant leurtemps de formation par ce petit livre du Père Peyriguère « Laissez-voussaisir par le Christ ». Il disait cela à une religieuse qu’il accompagnait, en

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1. CERNA: Conférence des Évêques de la Région Nord de l'Afrique.

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France ; n’est-ce pas cette même démarche que nous avons à vivre enarrivant dans nos Églises au Maghreb ? Pour pouvoir tenir et vivre envérité, n’avons-nous pas l’invitation d’entrer dans une expérience spiri-tuelle ? Si nous restons uniquement sous la forme d’une expériencehumaine, nous risquons fort d’être vite découragés. Si c’est avec le Christque nous sillonnons les routes du pays, notre vie, même si elle paraîtinefficace sur un plan humain, donnera tellement paix et sérénité. Et deplus en entrant dans cette expérience spirituelle, nous serons disponiblespour contempler tous ces germes de vie qui jalonnent nos routes. Je puistémoigner que cette gratuité frappe beaucoup ceux qui essaient decomprendre notre Église. Et si nous le vivons, n’est-ce pas parce que nosaînés ont su le vivre ?

Vivre  le  Christ :  «  Le  Christ  est  encombré  d’apôtres  qui  parlent.Oh!  Qu’il  a  faim  et  soif  d’apôtres  qui  le  vivent  »

C’est ce qu’écrivait le père Peyriguère ; n’est-ce pas un appel à notreÉglise (le texte de la CERNA où nous sommes invités à travailler pour leRoyaume, et non à faire rentrer dans l’Église, ne va-t-il pas dans ce sens)?Nous serions peut-être tentés d’entrer dans une litanie de statistiques ;mais ici ce n’est pas ce que le Seigneur nous demande. Il nous inviteseulement à vivre une présence significative de Lui. C’est vrai qu’il nousest demandé parfois de parler et de prêcher dans nos églises ; mais nerecevons-nous pas l’invitation de rendre concrètes nos homélies à partirde ce que les chrétiens vivent en contact continuel avec ce mondemusulman? N’avons-nous pas à nous aider à prendre conscience quebeaucoup de personnes de ce pays ne connaîtront des chrétiens, etj’espère le christianisme, que par notre attitude, notre manière de vivreavec eux pour la construction du Royaume? Être baptisés, religieux et

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prêtres des non chrétiens n’est-ce pas avant tout avoir une attitudechrétienne en tout ?… Le reste c’est le travail de Dieu !

Ce n’est pas toujours facile pour notre Église de le comprendre, car laplupart des chrétiens ne sont que de passage. N’est-ce pas un peu notreresponsabilité de « plus permanent » dans le pays d’aider les uns et lesautres (nous apprendre mutuellement à vivre au Maroc, disait leSynode)?

Un  vrai  chrétien  et    un  vrai  musulman,  comment  pourraient-­‐ils  ne  pas  se  comprendre  

et  marcher  la  main  dans  la  main?

Un vrai chrétien qui l’est jusqu’au bout et un vrai musulman qui l’estjusqu’au bout, comment pourraient-ils ne pas se comprendre et peut-être à certainsmoments, marcher la main dans la main ? Ils ont en commun tout un trésor moralet spirituel.

Michel qui ira au paradis, car son ami musulman qui l’a précédé luitiendra si fort la main…

Là encore nous recevons une invitation à prendre au sérieux tous ceuxavec qui nous vivons, avec qui nous travaillons. Le Conseil Pontifical pourle dialogue interreligieux, à la fin du Ramadan, envoyait un message autourdu thème « musulmans et chrétiens pour servir les pauvres ». N’est-ce pasce même trésor moral qui nous anime? N’est-ce pas ce même amour queDieu porte sur les hommes qui nous anime?

Nous avons tous en tête le témoignage de frère Christian de Chergéavec le garde champêtre. Mais dans ce que vit notre Église au Maroc àtravers les écoles, les centres culturels, la participation à des Associations,

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et toutes les rencontres de voisinage ou de quartier, à travers tout cetravail ensemble dans les universités ou les entreprises, n’est-il pasmanifesté tout ce que nous vivons ensemble et la forte impression d’êtresur une même longueur d’onde ? Et pouvons-nous oublier l’expériencespirituelle de Charles de Foucauld débutée sur ces routes marocaines ; etl’expérience spirituelle d’Albert Peyriguère ne s’est-elle pas purifiée aufur et à mesure de sa présence à El-Kbab? La vie les a aidés à trouver leurspriorités sans oublier l’essentiel. N’est-ce pas ce que notre Église au Marocdoit continuer à vivre? Regarder les gens d’une façon positive. LeRoyaume de Dieu est discret, il est comme le levain dans la pâte. Tous leshommes sont sauvés par le Christ, quel amour, quelle tendresse, quellemiséricorde… Respecter l’autre. Dialoguer… Sans chercher à humilier.

Mon  dispensaire  est  beaucoup  plus  qu’un  dispensaire

Mon dispensaire est beaucoup plus qu’un dispensaire, c’est un vrai liend’amitié, un vrai carrefour d’amitié. On ne fait rien auprès des hommes si on necommence pas par les aimer.

Tout ce qu’il fera pour apprendre la langue des Berbères avec qui il vit,pour pouvoir vraiment créer ces amitiés. Et pour cela il faut du temps ;une amitié se crée par la langue, mais aussi avec le temps ; nos frères etnos sœurs qui sont là depuis de très nombreuses années pourraient noustémoigner de tout ce que cela apporte et enrichit. Notre Église peut faireun tas de choses, mais ce qui restera, c’est tout l’amour que chacun deschrétiens y aura mis !

Vivre avec, le témoin ne peut pas être extérieur ; prêcher l’Évangile en silence ;crier l’Évangile par toute notre vie !

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Dans  l’Eucharistie  «  qu’ayant  pris  le  Christ,  nous  soyons  pris  par  Lui,  nous  nous  sachions  à  Lui,  nous  nous  laissions  à  Lui  »

Que de temps passé devant le Saint Sacrement, pour le frère Charlesou le père Peyriguère ; que de temps à se laisser irradier par tout cetamour qui jaillit du Cœur de Dieu ; mais en même temps que de tempspour apporter toute cette vie à ce Dieu qui n’est qu’Amour. Ils ont vécu ceque Jean Paul II disait quelque temps avant de mourir « l’Eucharistie n’estpas seulement un acte de communion interne à l’Église ; elle est en mêmetemps un acte de solidarité avec tout un peuple » (Mane Nobiscum Domine,n° 27). Notre Église aujourd’hui, peut-elle se retrouver égoïstement dansune Église pour vivre l’eucharistie ; n’a-t-elle pas la responsabilité de sesentir solidaire de tout ce peuple qui nous accueille?

Au  service  de  l’Église

D’abord à Marrakech pour apprendre le berbère, puis à Taroudantpour soigner des malades, à Essaouira pour se soigner, et c’est au coursd’une tournée avec l’évêque Mgr Vielle qu’il découvre El-Kbab ; il répondaux invitations des paroisses pour aider les chrétiens « à réfléchir sur leursresponsabilités vis-à-vis de leurs frères musulmans ». Notre Église n’a-t-elle pas aujourd’hui à savoir vivre cette disponibilité pour apporter sontémoignage, non pas uniquement par telle ou telle personne, mais parcette communion que nous formons ! C’est alors qu’elle sera vraimentservante.

Au service de l’Église qui est au Maroc ; mais aussi au service del’Église universelle ; le père Peyriguère ne souhaitait-il pas retourner en

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France pour «  crier  » ce qu’il avait découvert? N’est-il pas importantd’apporter ce témoignage au-delà de nos frontières (Fidei Donum, SynodeAfricain)?

Au  service  de  la  justice

Devant les autorités du protectorat, il prenait souvent la défense despauvres. Nous ne sommes pas situés de la même façon par rapport auxautorités, mais ce service de la justice, avec nos responsabilités nepouvons-nous pas le vivre, en réponse à l’appel du dernier Synode surl’Afrique ! Là encore c’est l’Église qui est au service de la paix, de la justiceet de la réconciliation. « Étrangers au pays de nos hôtes », nous avons undevoir de réserve, mais ceci étant, quel beau travail nous pouvons faire auniveau de la justice en restant dans la discrétion (je pense au travail deCaritas, de l’ECAM, la présence aux prisonniers, des sœurs dans leshôpitaux ou dans la promotion féminine ou l’alphabétisation) ! Ladiscrétion n’empêche pas un grand travail de justice de se faire.

Je ne connais pas assez le père Peyriguère, pour prétendre avoir fait letour de la question. Mais j’ai essayé de lancer des pistes qui pourraientnous aider à toujours mieux faire Église dans ce pays. •

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Albert PeyriguèreTextes extraits de l’ouvrage de Michel Lafon, Albert Peyriguère, Disciple de Charlesde Foucauld, Paris, Le Sarment – Fayard, 1993, p. 139-144.

LE CHRIST ET LE CORAN

L’islam est l’attachement à un livre : le Coran, qui contient la parole deDieu communiquée par un prophète. Le christianisme est l’attachement àune personne, le Christ, la Parole vivante faite chair, la possession d’uneprésence, la présence du Christ.

Présence de Dieu parmi les hommes, voilà ce qu’est le christianisme, etdon de sa personne, en face de l’islam qui est de la part de Dieu don de saparole.

Peut-on ignorer – a-t-on le droit d’ignorer – qu’à travers la parole deDieu, les âmes profondes de l’islam savent et ont le sentiment que, trans-cendant le fait de la récitation, elles se donnent sa présence?

Les chrétiens, trop gâtés par une présence plus « sensible » de Dieu,souvent n’ont pas assez ce sens de la parole de Dieu qu’ils ont trop intel-lectualisée. Par elle, ils pensent trop exclusivement à se faire « dire » Dieu,pas assez à se Le faire « donner », oubliant que, dans le discours sur lePain de vie (Jn 6), le Christ se promet comme nourriture, soit par sa parole,soit par l’Eucharistie.

Le père de Foucauld, très imprégné de ce qu’il appelle « le culte de ladivine Parole », opère la synthèse et demande à ses disciples que la mêmelampe éclaire à la fois l’Hostie et la Bible (la parole de Dieu).

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Réponse à l’islam? Dépassement ? Tout simplement parce que c’est unfait – nous allions dire le fait – par où le christianisme est à part des autresgrandes religions. L’accent mis sur le Révélateur, non pas seulement pourauthentifier la Révélation, si c’est cela aussi, mais parce qu’Il est Lui-même la Révélation. En se révélant, Il révèle tout : « Philippe, qui me voitvoit le Père ».

Le mystère chrétien est un événement, la venue de Dieu parmi leshommes, l’entrée de Dieu dans l’histoire. C’est une personne. C’est uneprésence.

LA RENCONTRE DU CHRISTIANISME ET DE L’ISLAM

Ne savoir que l’islam des livres ou l’islam des touristes ou l’islam desracismes ethniques, soit des racismes chrétiens ; ne savoir que cet islam,n’avoir pas vu, n’avoir pas touché l’islam réel et concret à l’œuvre danstoutes ces vies d’âmes musulmanes, créateur de grandeur vivante, ne passavoir cet islam, c’est ne pas savoir l’islam et s’entendre signifier ladéfense d’en parler.

Les grandes religions sont chose d’âme et c’est avec l’âme qu’il fautmanier les choses d’âme. Peut-être est-ce la nécessaire méthode scienti-fique pour mettre la main sur le ressort secret qui dans chaque religionmène tout, donne sens à tout… N’est-il pas prouvé qu’un rationalismetrop sûr de lui-même est à la lettre un handicap scientifique pour étudierune religion ?

Le christianisme, en face des grands faits religieux, se place sur unautre plan que celui de la controverse ou que celui de la science pure, mais

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aussi sur un autre plan que celui de l’orgueil et du racisme pour conclure,de la comparaison, à sa propre supériorité et à se rengorger.

Le face-à-face entre le christianisme et l’islam ne peut s’opérer que surles sommets par la confrontation de leurs âmes profondes. Les grandesinspirations essentielles d’où en chacun d’eux se dégagent et s’ordonnentles rapports de Dieu avec l’homme, de l’homme avec Dieu, des hommesentre eux. Serait-ce trop simplifier de dire : d’un côté l’accent mis sur latranscendance de Dieu sans ignorer sa miséricorde ; et par ailleurs l’accentmis surtout sur son amour et sa proximité mais en exaltant aussi sagrandeur par un sens très authentique de l’adoration?

Il y a d’abord entre chrétiens et musulmans l’attitude de respectréciproque qu’ils voudront pousser jusqu’à la sympathie et jusqu’à unvéritable amour fraternel en Dieu. Ne pas humilier l’islam mais non plus,ni en nous ni à leurs yeux, ne pas humilier notre christianisme et qu’ils nel’humilient pas. Laisser aux musulmans toute leur taille qui n’est paspetite… Respecter leur fierté musulmane et la sincérité de leurs croyances,mais aussi garder toute notre taille, aller à eux avec toute notre fiertéchrétienne : voilà le minimum que les musulmans ont le droit d’attendrede nous, voilà les conditions pour que la rencontre se fasse.

Un vrai chrétien qui l’est jusqu’au bout et un vrai musulman qui l’estjusqu’au bout, comment pourraient-ils ne pas se comprendre et peut-être,à certains instants, marcher la main dans la main? Ils ont en commun toutun trésor moral et spirituel qu’ils ne peuvent pas sentir en danger.

Textes d’Albert Peyriguère

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LE CHRIST, FRÈRE DE TOUS LES HOMMES

« Le Verbe s’est fait chair » : le Fils de Dieu a pris au sein de la ViergeMarie un corps et une âme semblables aux nôtres. En naissant d’unefemme, suivant l’expression de saint Paul, une femme fille des hommes,

« Il est l’un de nous », suivant l’expression de saint Cyrille d’Alexandrie ;« nous sommes de sa race », ainsi que dit le même Père. Premier aspect etcomme premier échelon du processus rédempteur. Le Christ est unhomme, vraiment « fils d’Adam », ainsi que dit la généalogie de saint Luc,et alors Il est le frère de tous les hommes. Il l’est par la chair et les Pèresremarquent bien combien Il l’est par le cœur : « Il aime le genre humain »,s’écrie enthousiasmé saint Irénée. Mais – et c’est ici la charnière dumystère – s’Il devient le descendant de la race humaine déchue, c’est pourêtre l’ancêtre de la race humaine régénérée. Il n’est pas simplement uneunité dans la série des hommes : Il est en tous les hommes qu’Il assume enLui. En Lui et avec Lui, tous luttent, souffrent, meurent sur la Croix,ressuscitent, montent au ciel, sont près de Dieu…

Tout est fait par le Christ pour le salut des hommes : seul un Dieu peuttirer les hommes jusqu’à Dieu et les fixer en Lui. Il ne les tire pas malgréeux. Tout ce qui a été fait pour eux, Dieu les aide mystérieusement àdonner leur adhésion pour que ce devienne leur […] que ce soit d’ailleursd’une manière visible ou d’une manière invisible. Ainsi, frères du Christ,nous sommes aussi ses membres.

Cette fraternité fondamentale avec le Christ, cette dignité de membresdu Christ au moins virtuels – ce qui ne veut pas dire irréels – c’est,insistons-le, chose de tous les hommes, chrétiens ou non-chrétiens. Et quec’est la chose de tous les hommes, c’est un fait, le fait radical et essentielsur lequel se construit tout le christianisme, en tant qu’économie de salut.

Entendons la parole de saint Jérôme : « Aucun homme ne naît sans leChrist » (Ga 1,15). Elle porte loin, elle dit tant de choses : c’est le coup de

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poignard en plein cœur des racismes chrétiens, car c’est terriblement vraiqu’il y a un racisme chrétien.

Cela sous-tend la grande proclamation de Pie XII : «  Le véritableamour de l’Église exige que […] dans les autres hommes non encore unisavec nous dans le corps de l’Église, nous sachions reconnaître des frèresdu Christ selon la chair, appelés au même salut éternel » (Encyclique surle Corps mystique : Mystici Corporis).

Étude inédite, 1958.

Textes d’Albert Peyriguère

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Lorsque nous pensons islam, nous avons le plus souvent le réflexe dene voir que le monde arabe que nous limitons parfois, notamment enFrance, au monde Maghrébin. Or aujourd’hui, nous le savons bien, lemonde musulman est devenu majoritairement asiatique avec 765 millionsde personnes sur les 1,258 milliards de musulmans dans le monde. Cetislam non-arabe et non-maghrébin est donc numériquement majoritairemais son importance ne se réduit pas au nombre. Il est marqué par descaractéristiques particulières et a dans l’histoire musulmane jusqu’àaujourd’hui représenté un dynamisme intellectuel et spirituel qu’il estimportant de prendre en compte dans l’évolution même de l’islam.

Ce dossier met bien en évidence ces caractères propres à l’islam non-maghrébin que ce soit dans le monde indo-pakistanais, aux Philippinesou en Turquie. Si l’islam indo-pakistanais est traversé par les mêmescourants que l’ensemble du monde musulman, des figures particulièresont émergé apparaissant parfois comme des chefs de file dont l’influencese manifeste au-delà de cette sphère géographique ; ainsi de MuhammadIqbâl ou Al Mawdûdî. On perçoit bien comment se vit là aussi l’efferves-cence d’un monde musulman pris entre réformisme, modernisme etfondamentalisme.

C’est la dimension politique qui est aussi mise en valeur à traversl’exemple des Philippines et d’un islam certes minoritaire mais résistantaussi bien à la colonisation qu’aux gouvernements en place avec l’actionde groupes armés. Cette dimension apparaît aussi avec son originalité

DossierL’islam non-maghrébin

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dans la Turquie dont la laïcité imposée par Ataturk a du mal à résisteraujourd’hui à la poussée islamiste appuyée sur une société restée malgrétout profondément religieuse en particulier dans le monde rural. Mais sil’islam est souvent assimilé au monde arabe, il est aussi malheureusementréduit à la question politique ou aux manifestations armées de tel ou telgroupe au nom de l’islam.

Comme le disait Christian de Chergé, « l’islam, c’est un corps et uneâme ». C’est cette âme que la laïcité d’État ou l’islamisme n’ont pu fairedisparaître qu’il nous est donné d’entendre en Turquie. La dimensionspirituelle, malgré l’interdit qui a frappé les confréries, resurgit là demanière originale dans la littérature. Cela donne raison à certainscroyants musulmans qui affirment ici ou là que pour traverser la crise queconnaît l’islam aujourd’hui les solutions sont sans doute moins politiquesou réformistes que profondément spirituelles.

En tout état de cause il apparaît que toute réduction de l’islam, qu’ellesoit liée à l’origine géographique, à l’appartenance à l’une ou l’autremouvance, ou à telle ou telle manifestation extérieure, ne saurait suffirepour en saisir la réalité.

Colette Hamza

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RÉSUMÉS DES ARTICLES

L’islam dans l’ensemble indo-pakistanaisRoger Michel

Roger Michel, après un survol historique de la présence musulmanedans l’ensemble indo-pakistanais, brosse un tableau des différentestendances religieuses de l’islam dans cette région du monde. Dans uncontexte pourtant très différent, on trouve là les trois tendances de l’islamprésentes dans le monde arabo-musulman, à savoir le réformisme, lemodernisme et le fondamentalisme. Des figures, qui pour certaines ontune influence bien au-delà de cette région, marquent ces diversesmouvances de l’islam. Châh Walî Allah a été au XVIIIe siècle un chef defile réformateur soucieux de revenir au véritable islam dans le souci deréconcilier toutes les tendances musulmanes. Il s’attachera à « inculturer »l’islam dans la tradition indienne, à réconcilier raison et tradition et àétendre l’islam de manière pacifique. Divers mouvements se réclament delui aujourd’hui.

Dans la mouvance moderniste plusieurs figures émergent. SayyidAhmad Khân domine la scène de l’islam indien au XIXe siècle. Il estsoucieux de renouveler la théologie musulmane sur la base de la raisoncritique et de la science moderne et se positionnera de manière originalepar rapport à la Bible. Chitagh Ali, au XIXe siècle apparaît comme lepionnier d’une nouvelle réflexion sur le Droit musulman. MuhammadIqbâl mort en 1938, poète, philosophe, mystique, mais aussi premierthéoricien et père spirituel du Pakistan est sans doute l’un des penseursmusulmans les plus connus dans le monde occidental. On peut enfin citerFazlur Rahman mort en 1988 qui proposa une nouvelle approche duCoran et de la révélation ou Ali Asghar Engineer qui vit à Bombay. Ducôté du fondamentalisme Abû l-a’lâ Al- Mawdûdî mort en 1979 est lefondateur de la Jamâ-‘at-i-Islâmî dont le but est d’instaurer un État qui

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applique la Charî’a. Il s’opposera aux différents régimes du Pakistan troplaïc et sera plusieurs fois emprisonné. Il a publié une œuvre importantedont un Commentaire du Coran est surtout connu par sa théorie de l’Étatislamique, une « Théodémocratie » selon son expression. L’influence de sapensée demeure grande aujourd’hui surtout parmi les jeunes. Un derniermouvement est présenté, les Ahmadiyya, fondé sur un syncrétisme entreislam, soufisme, christianisme et hindouisme.

L’ensemble de cet article montre bien que dans cette région, commedans d’autres du monde, l’islam est traversé par des courants contradic-toires et vit un écartèlement entre la modernité et les forces passéistes.Selon Ali Asghar Engineer l’évolution est une affaire de temps et lechangement est déjà en route.

L’islam aux Philippines, petit poucet aux frontières du monde musulmanMichel de Gigord

Dans cette immense masse musulmane qui se trouve en Asie, l’islamdes Philippines apparaît selon Michel de Gigord comme un petit poucet.En effet les musulmans ne représentent que 4 % de la population de cepays. L’islam est arrivé aux Philippines en trois vagues. La première du Xe

au XVe est le fait de commerçants arabes le long des côtes. La deuxièmevague d’islamisation, qui fut celle des prédicateurs indonésiens du XIVe

au XVIe siècle, atteignit peu de gens. La troisième vague est liée à laconquête des Philippines par les Espagnols à partir de 1521. C’est uneislamisation de résistance aux Espagnols pendant plus de trois cents ans.

L’auteur, après avoir décrit la répartition territoriale des musulmanssur l’archipel et les divisions ethniques et culturelles qui marquent cettecommunauté religieuse, s’attache à montrer combien la résistance resteaujourd’hui encore le trait caractéristique de l’islam philippin. En effet desmouvements sont nés en réaction à des transferts de population dans lebut inavoué de christianisation mais aussi à la suite du massacre demusulmans à Jabidah. Le MNLF, Front national Moro de libération et le

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MILF, Front islamique Moro de libération ainsi que le groupe des Abbu Sayyafs’opposent de manière récurrente et violente, malgré un accord en 1996,au gouvernement en place. Sur le plan religieux, les musulmansPhilippins sunnites de l’école Shafiite peuvent se diviser en quatregroupes : des musulmans toujours marqués par les pratiques animistes,des musulmans libéraux appartenant aux couches favorisées, desfanatiques et des musulmans « orthodoxes » pratiquant un islam tradi-tionnel et ouvert.

Dans ce contexte un dialogue islamo-chrétien s’est mis en place dontune des initiatives importante est la Conférence des évêques et des oulémasqui depuis 1996 s’est réunie à trente-neuf reprises. L’islam des Philippinesest présenté ici comme un islam des frontières marqué davantage par larésistance politique que par la recherche intellectuelle et spirituelle.

L’islam dans la Turquie actuelleXavier Jacob

L’auteur montre l’évolution de la Turquie et de l’islam dans ce paysdepuis la naissance de la République turque en 1923 qui marqua untournant important avec l’abolition du califat en 1924 et la laïcisation.Après la Deuxième guerre mondiale, les lois de laïcisation furent appliquéesde façon moins stricte en particulier dans l’enseignement avec le retourd’un enseignement religieux ce qui permit de regagner le soutienpopulaire. Cette laïcisation n’a pas entamé la fidélité de la population auxvaleurs de l’islam.

Deux questions sont développées par l’auteur, celle de l’oppositiond’un certain nombre de Turcs à l’islam dit « officiel » régi par l’État, etcelle de l’adaptation de l’islam à la modernité à laquelle certainesréformes ont tenté de répondre comme dans d’autres pays à majoritémusulmane mais avec quelques particularismes en Turquie.

Résumés des articles

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Des écrivains du soufisme ou des Soufis écrivains ? Voyage au pays des mystiquesAlberto Fabio Ambrosio

Avec Alberto Fabio Ambrosio, nous restons en Turquie mais noussommes entraînés dans un voyage avec les mystiques bien particuliersdans ce pays. Des auteurs tels que Rûmî, Emre, Bektas Veli ou Bayrâm veliont dès le XIIIe siècle influencé la doctrine et les pratiques mystiques etsont à l’origine des confréries. Le soufisme des confréries a été interdit enTurquie en 1925. Certaines ont pu continuer à vivre grâce à la discrétionde leurs pratiques, d’autres n’existent plus que dans leur aspect culturelet folklorique comme les derviches tourneurs. Mais de nouvelles commu-nautés sont apparues non plus autour d’un maître mais d’un messagetransmis par des supports médiatiques divers.

L’auteur constate que c’est par les écrits, la littérature, que la spiri-tualité continue à se transmettre, romans, biographies romancées desoufis, en particulier Rûmî mais aussi d’autres soufis comme Misrî quivécut au XVIIe siècle. On voit même se développer une collection deromans sur le soufisme aux éditions du ministère des affaires du cultespécialisée dans la littérature savante sur la religion musulmane. L’articlecite un certain nombre d’auteurs dont la liste semble devoir s’élargir dansl’avenir vu le succès de ces romans qui font à la fois œuvre littéraire maisaussi sont des canaux de transmission d’un message spirituel. Dans cetteliste, Alberto Amborio fait une place particulière à Sadik Yalsizuçanlarpour son ancrage dans la mystique offrant dans ses écrits de véritablesméditations. La traduction pour la première fois en français, dans cetarticle, d’un de ses textes sur la retraite dans le monde, nous permetd’entrer dans la profondeur de ces écrits.

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Roger MichelISTR de Marseille.

L’ISLAM DANS L’ENSEMBLE INDO-PAKISTANAIS

« Le Bangladesh, l’Afghanistan et le Pakistan ont en commun de subirl’islam radical. L’intolérance concernant les minorités augmente ». Ceconstat sans nuance émane de l’Atlas des religions (Hors-série La Vie – LeMonde 2007). Les événements récents au Pakistan interrogent les observa-teurs et nous obligent à voir d’un peu plus près la configuration de l’islamdans l’ensemble indo-pakistanais.

L’islam s’est répandu en Inde dès le début du IIe siècle de l’hégire(notre VIIIe s.). L’Inde passa progressivement sous influence islamiquejusqu’à l’occupation anglaise au XVIIIe siècle, notamment avec lesdynasties turques, turco-afghanes et finalement Moghols. Le Traité deParis (1763) affecte l’Inde aux Anglais, puis directement, en 1857, aupouvoir de la Couronne et de l’Empire britanniques. L’empire des grandsMoghols, déjà affaibli par les guerres pendant le long règne d’Awrangzîb(1661 – 1707), se désagrège après sa mort sous l’influence des querelles desuccession, des offensives des Afghans et des Iraniens. Des sultanatsprennent leur autonomie.

Sur le plan religieux, deux grandes tendances se partagent l’islamindien, hier comme aujourd’hui. La première est centrée sur l’identitémusulmane, représentée par la grande confrérie des NaqshbandiyyaMujaddidiyya. L’autre tendance est celle de l’ouverture de l’islam auxvaleurs de l’hindouisme, représentée par l’autre grande confrérie del’islam indien, celle des Shistiyya. À ce clivage idéologique se superpose latension entre sunnites et shî’ites.

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Le mouvement de renaissance de l’islam en Inde commence en mêmetemps que celui du monde arabo-musulman. Mais ces deux mondes sontdans des contextes historiques, sociaux, politiques et religieux très diffé-rents, ne serait-ce que par la présence de l’énorme majorité hindoue enInde. Il n’en est que plus étonnant de constater dans les deux cas lesmêmes tendances : le réformisme centré sur les sources islamiques maisen y cherchant des solutions nouvelles, le modernisme s’ouvrant à lacivilisation occidentale, le fondamentalisme plus ou moins radical.

1.  Un  chef  de  file  réformateur :  Châh  Walî  Allâh,  de  Delhi,  (1703  –  1762)

Son père, savant et soufi réputé, avait fondé une madrasa. À l’âge deseize ans, à la mort de son père, il lui succède à la tête de la madrasa. Ilpasse toute sa vie à enseigner et à écrire. Ses ouvrages sont nombreux etparfois volumineux. Le but de toute la vie, de l’enseignement et des écritsde Châh Walî Allâh est à la fois de retrouver le « véritable islam » et deréconcilier les tendances musulmanes qui s’affrontaient, y compris lessunnites et les shî’ites, pour présenter une « interprétation indienne » del’islam face à la majorité hindoue. Il n’hésitera pas à faire traduire leCoran en persan, et son fils le traduira en urdu, afin que le peuple lecomprenne. En théologie, il entend réconcilier la raison et la tradition.Dans le domaine politique et social, en fonction des problèmes de l’Inde àson époque, il élabore une théorie du califat. L’islam de Châh Walî Allâhveut être dynamique, libéral et tolérant. Il pense que l’extension de l’islamne doit se faire que de façon pacifique, par la da’wa (l’appel à embrasserl’islam) et le bon exemple de la vie vertueuse des musulmans.

Très attaqué de son vivant par les Ulémas conservateurs, il serareconnu au fil du temps comme le grand penseur réformateur de l’Indemusulmane moderne. Aujourd’hui, à mi-chemin entre le fondamenta-

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lisme et le modernisme, divers mouvements ou écoles se réclament enInde de la voie moyenne du Châh Walî Allâh.

2.  La  mouvance  moderniste :  Sayyid  Ahmad  Khân,  appelé  Sir  Sayyid  (1817  –  1889)  et  ses  successeurs

Sir Sayyid domine la scène de l’islam indien au XIXe siècle. Né à Delhid’une famille de nobles et de lettrés d’origine irano-afghane, il reçoit uneéducation fortement marquée par le soufisme. Il entre au service de laCompagnie des Indes orientales et devient ensuite Juge suppléant. La révoltedes Cipayes (1857) produit en lui un choc décisif. L’écrasement de larévolte et sa conséquence, l’instauration du gouvernement direct de laGrande Bretagne sur l’Inde, lui révèlent l’impasse dans laquelle se sontengagés les musulmans de l’Inde opposés aux Anglais. Il en conclut que,pour sauver la communauté musulmane et lui redonner sa place en Inde,il faut apprendre l’anglais et la culture occidentale, et réconcilier lesmusulmans et les Anglais. Il fonde une revue pour diffuser sa pensée. Ilfonde également « le Collège d’Aligarh », reconnu bien après sa mort (en1920) comme université à diplômes officiels. Il use de son influence, quiest grande, pour demander aux musulmans de ne pas se joindre à la Liguemusulmane, ni au Congrès Indien, nationalistes et anti-britanniques. Il seranommé en 1878 membre du Conseil législatif du vice-roi des Indes et anoblipar la Couronne.

Sir Sayyid a écrit un Tafsîr al-Qur’ân (Commentaire du Coran), denombreux articles, et même un Commentaire de la Bible. Il a senti profon-dément la nécessité de renouveler radicalement la théologie musulmanesur la base de la raison critique et de la science moderne. Appliqué autexte du Coran, ce critère consiste à « interpréter métaphoriquement »(ta’wîl) les passages qui, pris littéralement, contrediraient la raison et lascience. L’attitude de Sir Sayyid envers la Bible est étonnante. Elle porte

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sur les violentes polémiques qui opposèrent les missionnaires protestantsaux apologètes musulmans à propos de l’authenticité de la Bible et duCoran, donc du problème de la falsification des Écritures antérieures auCoran (tahrîf). Pour Sir Sayyid, le Coran est révélation dictée mot à mot,tandis que la Bible est révélation non dictée. Donc, il n’est pas question defalsification, mais de quelques erreurs dans la transmission biblique.Finalement, les juifs, les chrétiens et les musulmans sont de la mêmereligion (dîn), même s’ils suivent des Lois légèrement différentes.

Une telle pensée a suscité des oppositions passionnées et bien desincompréhensions. D’ailleurs, Sir Sayyid a évolué avec le temps. Déçu parle manque de compréhension des Anglais envers ses compatriotes,hindous comme musulmans, il a fini par se rallier au Congrès Indienluttant pour l’indépendance de l’Inde, et même, juste avant sa mort, il apensé que seul un État séparé pourrait permettre aux musulmans del’Inde de vivre et de s’épanouir en paix. Certains n’hésitent pas à voir enlui un précurseur du Pakistan. Sur le plan religieux, les Ulémas de tousbords l’ont rejeté ou renié comme un mauvais musulman, lui qui avaitune foi profonde. Son effort vigoureux et audacieux pour réformer lapensée islamique et la mettre au diapason du monde moderne restetoujours actuel, en Inde comme ailleurs. Ses disciples et ses partisans sontloin d’être négligeables.

Chiragh Alî (1844 – 1895), chî’ite indien, est considéré comme unpionnier d’une nouvelle réflexion sur le Droit musulman. Son objectif estde confronter la Bible et le Coran. Il pense que le Coran est un messagepurement spirituel et que ses versets à teneur juridique ne peuventconstituer une base pour un code légal et politique nécessaire à unesociété musulmane moderne. Il est considéré comme un pont entre SirSayyiad et Muhammad Iqbâl (1875 – 1938).

Celui-ci domine la scène de l’Inde musulmane au début du XXe siècle,comme Châh Walî Allâh l’avait dominé au XVIIIe siècle et Ahmad Khânau XIXe siècle. Il est aussi l’un des penseurs musulmans les plus connusdans le monde occidental. À la fois poète, philosophe, mystique, sapensée s’alimente à tant de sources et joue sur tant de registres qu’elle

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défie la synthèse systématique. Né à Sialkot au Pendjab, il fait ses étudesà Lahore, se forme à la philosophie hégélienne à Cambridge, obtient, en1909, son doctorat en philosophie à Munich, subit l’influence deNietzsche et de Goethe, assiste aux cours de Bergson au Collège de France,et parle de mystique avec Louis Massignon. Revenu à Lahore, il seconsacre à l’enseignement de la philosophie, à la pratique du droit commeavocat et à la production de ses œuvres majeures. Mais il s’engage aussien politique en se ralliant à la Ligue Musulmane, fondée en 1906 à Dacca àl’instigation de l’Agha Khân pour défendre les droits des musulmans del’Inde.

C’est en 1933 qu’on commence à parler du Pakistan. Il sera fondé le 15juillet 1947 avec la partition de l’Inde et du Pakistan, dont le nom signifie

« le pays des purs ». Muhammad Iqbâl fut toujours considéré comme lepremier théoricien et le père spirituel du Pakistan. Tout le monde rendhommage à son génie politique. Au Pakistan, conservateurs et progres-sistes ont pu se réclamer de lui. De son œuvre poétique, doctrinale et litté-raire, on retiendra la Reconstruction de la pensée religieuse, publiée en 1932et souvent rééditée en de nombreuses langues.

Bien d’autres « modernistes » seraient à citer. Pour l’islam contem-porain, on retiendra Fazlur Rahman (1919 – 1988), qui fut à la tête del’Institut de Recherches Islamiques de Karachi, au Pakistan. Contesté à causede ses positions sur une nouvelle approche du Coran et de la révélation,il s’exila aux États-Unis, sous le régime du maréchal Dia’al-Haqq (1977),et mourut en 1988. En Inde, on mentionnera, pour terminer, Ali AsgharEngineer. Il vit à Bombay et appartient à un groupe minoritaire de labranche shî’ite de l’islam, les Bohoras. Il dirige l’Institut d’Études Islamiquesde Bombay. Les idées qu’il émet sont caractéristiques des « nouveauxpenseurs de l’islam ».

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3.  Dans  le  sillage  du  fondamentalisme :  Abû  l-­‐a’lâ  Al-­‐  Mawdûdî  (1903  –  1979)

Le Sayyid Abû l-a’lâ Al-Mawdûdî est né à Awrangabad, au sud del’Inde. Autodidacte, il apprend l’urdu, le persan et l’arabe, plus tardl’anglais, et commence une carrière de journaliste à Delhi. En 1927, pourrépondre à Gandhi qui aurait accusé l’islam d’être la religion du glaive, ilécrit, à l’âge de vingt-quatre ans, son premier ouvrage : Al-jihâd fi-l-Islam(le jihâd dans l’islam). Il vient s’installer près de Lahore, à Pathantot, et yfonde en 1938 une académie, Dâr al-Salâm (la maison de la Paix) pour yformer les futures élites.

En 1941, à Lahore, la Ligue musulmane appelle à fonder un État séparépour les musulmans de l’Inde. Al-Mawdûdî accepte cette idée, maiscomme une étape vers la réalisation de la Umma (l’État islamiquemondial), et à condition que cet État séparé applique rigoureusement laCharî’a (Loi islamique). C’est dans ce but qu’il fonde la Jamâ’at-i-Islâmî,une Association dont il est élu Émir et avec laquelle sa vie se confondrajusqu’à sa mort. C’est une sorte de parti bien organisé, réservé à une élitesoigneusement sélectionnée, dont l’influence sera considérable.

À la création du Pakistan (15 juillet 1947), il s’oppose à son régime qu’iltrouve trop laïc et très loin de son idéal de l’État islamique. Sous lesrégimes successifs du Pakistan, notamment les régimes militaires deAyyûb Khân (1958), Yahya Khân (1969) et le régime socialisant de AlîBhutto (1973 – 1977), père de Benazir Bhutto assassinée le 27 décembre2007, il est plusieurs fois arrêté et emprisonné, et même condamné à mort(1953), sentence qui est commuée en emprisonnement à vie. À chaque fois,la pression populaire obtient sa libération.

En 1955, Al-Mawdûdî publie son œuvre la plus importante, IslâmîRiyâsat (l’État islamique) qui décrit l’État musulman tel qu’il le propose,puis il voyage dans le monde arabo-musulman. Revenu à Lahore en 1962,il reprend sa lutte idéologique et politique. Finalement, il meurt en

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septembre 1979 près de New-York où il rendait visite à son fils, après unebrève maladie. Le retour de son corps à Karachi, puis Lahore, et son enter-rement à Pathantot, sont suivis par des centaines de milliers de fidèles.

Son œuvre est considérable : plus de trois cents articles. En plus desouvrages cités ci-dessus, il faut mentionner son Commentaire du Coran,Tafhîm al-Qur’ân (Signification du Coran), en six volumes, rédigé et publiéde 1943 à 1972. Mais c’est sa théorie de l’État islamique qui est remarquée.Dieu seul est le Souverain de l’État islamique. C’est bien une « théocratie »,bien que Al-Mawdûdî refuse cette dénomination et préfère parler de

« théodémocratie ». Élu au suffrage universel, son chef (Émir) a pourfonction de faire appliquer intégralement la Charî’a (Loi islamique). Ilpeut consulter une « Assemblée consultative » (majlis al-shûrâ) élue par lepeuple. Les partis politiques et toute opposition ouverte à l’État sontinterdits. Le jihâd est considéré comme l’effort pour faire régner les droitsde Dieu et les droits de l’homme (tels que les définit l’islam) sur toute laterre appelée à devenir une seule et unique Nation islamique mondiale.C’est sur le statut des dhimmis (non-musulmans, juifs, chrétiens,mazdéens et aussi hindous) que Al-Mawdûdî est particulièrement précis.Dans l’État islamique, seuls les musulmans peuvent participer au pouvoirde décision ; les dhimmis sont cantonnés dans des fonctions d’exécution.

La personnalité et l’œuvre d’Al-Mawdûdî sont l’objet de jugementscontrastés. Certains voient en lui un « maître à penser », d’autres luireprochent d’avoir divisé le peuple musulman et suscité des troublessanglants. La diffusion de ses idées est assurée efficacement, partout dansle monde, par les centres de publication de la Jamâ’at qu’il a fondée. Sesécrits, sous forme de petites brochures, sont lus, notamment par les jeunes,frustrés par le « vide idéologique » ; son influence rejoint et renforce la

« tendance islamiste » dans le monde islamique contemporain.

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4.  Le  mouvement  des  Ahmadiyya

Pour en finir avec l’ensemble indo-pakistanais, il convient de citer cemouvement très vivant aujourd’hui dans le monde. Il est né au Pendjab àla fin du XIXe siècle. Il tient son nom de son fondateur : Mirzâ GhulâmAhmad (1839 – 1908). En 1889, celui-ci dit avoir reçu de Dieu unerévélation et une mission. Il se déclare le « Messie attendu », le Mahdi, unavatar de Krishna, Jésus revenu sur terre et enfin la réapparition duprophète Mohammed. Sa doctrine est donc un syncrétisme d’idéesmusulmanes, soufies, chrétiennes et hindouistes. Il a de fervents disciples,mais aussi de féroces adversaires. Al-Mawdûdî et Mohammed Iqbâl, dontnous avons parlé, se sont prononcés contre lui. Après sa mort, lemouvement Ahmadiyya se divise en deux branches, l’une majoritaire,l’autre minoritaire.

Dans la branche majoritaire, on compte près d’un million d’adeptes, lamoitié au Pakistan, l’autre moitié dans le monde, particulièrement enAfrique de l’Ouest où ils sont très missionnaires.

La branche minoritaire forme à Lahore une autre communauté, dissé-minée en Europe et dans les Amériques. L’une et l’autre branches sontrejetées comme hérétiques par tous les autres musulmans.

Que  conclure?

Le rôle des médias occidentaux, nécessairement simplificateur et« catastrophique », grossit l’aspect partiel et partial de l’information. Il n’ya pas une pensée « représentative » de l’islam d’aujourd’hui, pas plus dansl’ensemble indo-pakistanais que dans le reste du monde musulman.

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Ce dont on a ici besoin (écrit Ali Asghar Engineer en Inde), c’est que l’ondé-féodalise l’islam pour lui rendre son esprit progressiste. Le monde de l’islamdans un monde postmoderne se trouve, en fait, pris dans une situation contradic-toire. D’une part, il se modernise rapidement, tandis que d’autre part, il lutte pourgarder son identité féodale en résistant au changement. Le dilemme est qu’il admetle changement dans les domaines de l’économie et de la technologie pendant qu’illutte pour garder son caractère primitif dans le domaine de la théologie.

Une réflexion créative et critique est requise aussi dans le domaine de lathéologie. Les théologiens, cependant, sont mal équipés pour une telle réflexion etil n’existe pas dans les pays islamiques de milieu favorable à une telle réflexion.Mon expérience des pays islamiques me conduit à croire que ce n’est qu’une affairede temps. Le changement est inévitable et il est déjà en route. •

L’islam dans l’ensemble indo-pakistanais

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Le TablighLe fondateur du Tabligh, Muhammad Ilyas, est né en 1880 dans le village de

Kandahla, près de Dehli, en Inde, au sein d'une famille de pieux musulmans.Déçu par la tiédeur de ses coreligionnaires, il veut renouveler la Da'wa,l'annonce du message de l'islam, en revenant à un type de prédication proche decelle pratiquée par le prophète de l'islam. Progressivement, Cheikh Ilyas met aupoint une méthode « missionnaire » particulièrement efficace. À l'opposé dumodèle de l'école coranique (la madrasa), il invente un système de « stages » àdestination des adultes et des jeunes : de courtes périodes de formation, fondéessur un apprentissage pratique de la foi musulmane basé sur les rites et lesprescriptions de l'islam. Le Tabligh (le mot signifie « transmetteur ») envoie desgroupes prêcher dans les pays arabes, mais aussi en Amérique et en Europe,dans tous les pays où résident des musulmans. Aujourd'hui dirigé depuisRoiwind, près de Lahore, au Pakistan, où des millions de fidèles se rendentchaque année, le Tabligh a établi son centre européen à Dewsbury, dans leYorkshire, en Angleterre. Ses adeptes sillonnent régulièrement les banlieuesfrançaises.

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Sources :

Robert Caspar, Traité de théologie musulmane, tome I, Rome, Pisai, 1987,p. 295-319.

Jean-Marie Gaudeul, Vers une nouvelle exégèse coranique ?, CdD 19, ISTR,Marseille.

Rachid Benzine, Les nouveaux penseurs de l’islam, Paris, Albin Michel, 2004,chapitre IV : Fazlur Rahman, p. 119-145.

Asghar Ali Engineer, « L’islam à l’aube du XXIe siècle », Se comprendre,Août – Septembre 2001.

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Michel de GigordPrêtre des Missions étrangères de Paris (MEP).

L'ISLAM AUX PHILIPPINES, PETIT POUCET AUX FRONTIÈRES DU MONDE MUSULMAN

Qui connaît l’islam des Philippines? Les Philippines ne sont-elles pasplutôt connues comme le seul pays à majorité chrétienne de l’Asie? Mêmesi cela n’est plus vrai depuis l’accession à l’indépendance du TimorOriental avec ses 98 % de catholiques sur une population d’environ unmillion d’habitants. Les Philippines, elles, comprennent 82 millionsd’habitants. Plus de 80 % sont catholiques. Environ 8 % appartiennent àune multitude d’Églises nées de la Réforme dont une majorité d’obé-dience évangéliste. Environ 5 % appartiennent à deux Églises propres auxPhilippines : l’Église Indépendante ou Aglipay et l’Iglesia ni Cristo. Peut-êtrey a-t-il encore 1 % de bouddhistes et un autre 1 % qui sont restés animistes.Les autres, à savoir 4 %, sont musulmans, ce qui donne un chiffred’environ trois millions cinq cent mille musulmans aux Philippines. Maisqu’est-ce que cela face aux géants musulmans de l’Asie que sontl’Indonésie, le Pakistan et le Bangladesh et aux très importantes minoritésmusulmanes de l’Inde et de la Chine? Il est bon de savoir que les septpays du monde où il y a le plus de musulmans sont tous asiatiques :Indonésie, Pakistan, Bangladesh, Inde, Chine, Iran et Turquie. Si on yajoute les populations musulmanes de la Malaisie, du Sri Lanka, del’Afghanistan et de l’Irak, pour ne mentionner que les groupes les plusimportants, on s’aperçoit qu’environ quatre musulmans sur cinq dans lemonde sont asiatiques ou, pour le dire d’une autre façon, que la plusgrande religion de l’Asie en terme de chiffre est l’islam. Cela surprendbeaucoup de gens qui ou bien associent l’islam essentiellement à l’Afrique,au Moyen Orient et à l’Arabie Saoudite, ou bien associent automati-quement l’Asie à l’hindouisme et au bouddhisme sous toutes ses formes.

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Voyons maintenant comment l’islam est arrivé aux Philippines. Il y aun cliché fréquent qui dit que quand les Espagnols ont débarqué auxPhilippines au XVIe siècle, celles-ci étaient déjà musulmanes. Nous allonsvoir qu’il n’en est pas tout à fait ainsi, même s’il est très difficile deretracer avec exactitude ce qui s’est réellement passé tant la documen-tation manque et en quantité et en qualité. Les premiers documents écritssont, en effet, tous espagnols et manquent, bien sûr, d’objectivité dans lamesure où les Espagnols de ce temps étaient remplis de haine contre lesmusulmans qu’ils venaient de chasser de leur pays après 700 ans deprésence. Quant aux quelques historiens musulmans d’aujourd’hui quicherchent à réécrire l’histoire des Philippines de leur propre point de vue,ils ont tendance à magnifier la présence de l’islam aux Philippines et dansle temps (date de l’arrivée de l’islam) et dans l’espace (les territoiresoccupés) et dans les chiffres.

Voici ce qui peut être retenu comme à peu près fiable. On retrouve cesdonnées dans la plupart des livres qui traitent de ce sujet. À ce propos, iln’y a que très peu de livres récents écrits en langue française sur l’islamaux Philippines. Je n’en connais que quatre : un de Ghislaine Loyré deHauteclocque, À la recherche de l’islam philippin, la communauté maranaopublié à L’Harmatan en 1989 ; un de Michel de Gigord, Catholiques etmusulmans aux Philippines. Le choc du dialogue publié chez C.L.D. en 2002 ;un de Stéphane Dovert et Rémy Madinier, Les musulmans d’Asie du Sud-Estface au vertige de la radicalisation publié par les Indes Savantes en 2003 ; etun de Solomon Kane, La Croix et le Kriss. Violences et rancœurs entrechrétiens et musulmans dans le Sud des Philippines publié pars les IndesSavantes en 2006.

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1.  On  peut  dire  qu’il  y  a  eu  trois  vagues  d’islamisation  aux  Philippines

La première commence vers le Xe siècle et s’amplifie jusqu’auXVe siècle. Elle est le fait de commerçants arabes qui sillonnaient les mersd’Ouest en Est. Leur but n’était pas d’ordre spirituel. Mais le seul faitqu’ils créaient des ports d’attache sur certains points de la côte pour faireaffaire et que, petit à petit, ils se fixaient et se mariaient avec des femmeslocales fait que se formèrent des petites communautés musulmaneséparpillées de Manille à Jolo en passant par Cebu. À ce niveau-là, il n’yeut pas de pénétration de l’islam à l’intérieur des terres.

La deuxième vague d’islamisation fut celle des prédicateursmusulmans qui vinrent soit de l’Indonésie soit surtout de la Malaisie.Cette vague qui a commencé dès le XVe siècle s’est renforcée au début duXVIe siècle en particulier à cause de la prise de Malacca par les Portugaisen 1511, prise qui provoqua l’exode de très nombreux musulmans. Le butde ces prédicateurs était, bien sûr, essentiellement d’ordre spirituel. Ilss’attachèrent à propager la religion de l’islam le plus largement possible.Ils arrivèrent aux Philippines par le sud et, très vite, les deux grandssultanats de Jolo et de Maguindanao se mirent en place. Il reste cependantque, statistiquement parlant, cette prédication n’atteignit, en fait, que trèspeu de gens.

C’est à ce moment-là que Fernao de Magalhaes (Magellan) « découvre »les Philippines en 1521. Son expédition se termine en catastrophepuisqu’il est lui-même tué mais, sur les dires des rescapés retournés enEspagne qui vantent la beauté des Philippines et leur potentiel écono-mique, le roi Philippe II monte une deuxième expédition sous la conduitede Miguel Lopez de Legaspi qui arrive aux Philippines en 1565 avec laferme intention de s’y installer pour s’enrichir des produits du pays etpour le christianiser. Il est à peu près sûr que les Philippines seraientaujourd’hui à majorité musulmane comme ses voisins, l’Indonésie et,dans une moindre mesure, la Malaisie, si les Espagnols n’étaient pasvenus. Ce qui est certain, en tout cas, c’est que, dès le début, les relations

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entre les Espagnols et les musulmans furent conflictuelles. Il faut serappeler que les Espagnols venaient de se débarrasser une fois pourtoutes des musulmans après la chute de Grenade en 1492. Or, quandMagellan arriva aux Philippines à peine trente ans après, qu’y trouva-t-il ?… des musulmans ! D’où le retour de Legaspi avec trois butsprincipaux : s’emparer du pays, exploiter toutes ses richesses et convertirtoute la population, musulmane et non-musulmane, au catholicisme. Si lachristianisation des animistes qui, il faut le rappeler, formaient la trèsgrande majorité de la population fut rapide et extensive, les Espagnols nese doutaient pas du tout de la résistance farouche que leur opposeraientles musulmans.

Le premier effet de l’arrivée des Espagnols fut que tous les musulmansse replièrent vers le Sud de l’archipel pour échapper à la conversion forcéeou à la mort. Le deuxième effet fut, en fait, le début de la troisième vagued’islamisation. Ce fut une islamisation interne qui se forgea dans la résis-tance aux Espagnols pendant plus de 300 ans. Ce n’est donc qu’auXVIIe siècle que les régions de Jolo (archipel des Sulu) et de Cotabato(province de Maguindanao) devinrent à majorité musulmane, et auxXVIIIe -XIXe siècles la région de Marawi (province de Lanao). On voit doncqu’il s’agit d’une islamisation très récente. J’ose avancer l’opinion quecette islamisation s’est faite beaucoup plus autour d’un projet politique, larésistance contre ceux qui sont considérés comme des agresseurs del’islam, que pour des raisons spirituelles. Cette résistance ne cessa de semanifester pendant toute la période espagnole, puis elle a continuépendant l’intermède américain (1898-1945) et s’est ensuite poursuiviecontre le gouvernement philippin jamais vraiment reconnu par lesmusulmans. Cela dure encore aujourd’hui, on y reviendra.

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2.  Aujourd’hui,  qui  sont  et  où  sont  les  musulmans  des  Philippines?

Ils sont très loin d’être une population homogène et ils sont trèséparpillés. On peut les regrouper en quatre lieux principaux :

1- L’archipel des Sulu et l’île de Basilan au Sud-Ouest de Mindanao oùvivent les Tausug, les Samal et les Yakan.

2- Toute la région autour de Cotabato, au Centre-Sud de Mindanao, oùvivent les Maguindanao.

3- La région autour du lac Lanao et autour d’Iligan, au Centre-Nord deMindanao, où vivent les Maranao.À eux cinq les Tausug, Samal, Yakan, Maguindanao et Maranaoforment plus de 95 % des musulmans philippins. Il reste quelque huitautres groupes éparpillés un peu partout, en particulier au Sud dePalawan, dans la région de Davao et la région de Zamboanga. Lesconnaisseurs des Philippines s’étonneront peut-être que dans la listeci-dessus ne figurent pas les Badjao. Les Badjao, un peuple qui ne vitque sur leurs bateaux et que l’on trouve aussi bien dans l’archipel desSulu que sur les côtes sud de Sabah, sont souvent considérés commedes musulmans mais ils sont en fait beaucoup plus proches de l’ani-misme que de l’islam.

4- Le quatrième lieu des musulmans philippins c’est la capitale, Manilleet la ville satellite de Quezon City. Il y a un grand nombre demusulmans qui ont quitté le Sud, et continuent de le faire, dont laplupart se sont installés à Manille pour des raisons essentiellementcommerciales. On ne peut pas, en tout cas, ne pas sentir la présencemusulmane dans plusieurs quartiers de Manille et de Quezon City.

Il est important de dire ici qu’il y a de grandes divisions entre cesmusulmans, surtout les trois groupes majoritaires : les Tausugs, lesMaguindanao et les Maranao. Ces divisions sont dues à des différencesethniques et culturelles importantes (ils ne parlent pas les mêmes langueset vivent dans des environnements très différents : les îles pour les Tausug,la plaine pour les Maguindanao et la montagne pour les Maranao). Elles

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sont dues aussi aux dates différentes d’arrivée de l’islam dans chacun deces trois groupes et, enfin, de par leur histoire propre, à des positionspolitiques différentes par rapport au gouvernement central.

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•Lac Lanao

•Iligan

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Ces divisions qui parfois se manifestent de façon très violente sont unedes raisons principales qui expliquent la difficulté pour le processus depaix de se mettre en place.

Je veux revenir maintenant à la résistance des musulmans contre legouvernement des Philippines. C’est elle qui nous fait comprendre l’islamphilippin d’aujourd’hui.

Une des premières actions du nouveau gouvernement philippinimmédiatement après l’indépendance en 1945 fut un transfert massif depopulation de l’île de Luzon au Nord à l’île de Mindanao au Sud. Cettedécision fut prise à la suite d’une longue confrontation du gouvernementavec une rébellion paysanne communiste connue sous le nom de larévolte des Huk. En 1954, un accord fut signé stipulant que les rebelles quile voudraient pourraient aller à Mindanao et y acquérir des terres. Cesterres non enregistrées (les titres de propriété n’existaient pas à cetteépoque-là, ni chez les musulmans ni chez les animistes) étaient consi-dérées par le gouvernement comme libres et furent donc largement distri-buées, cette fois-ci avec titres de propriété, aux paysans Huk quiarrivèrent par centaines de milliers. La raison première de ce transfertétait certainement de résoudre le problème des paysans sans terre deLuzon, mais il est évident que le gouvernement avait une autre idée dansla tête : celle de « christianiser » Mindanao, en tout cas de faire contrepoidsaux musulmans. Ce transfert fut très mal ressenti par ces derniers quiconsidéraient que l’île entière de Mindanao leur appartenait même si, defait, ils n’en occupaient qu’une toute petite partie. Il ne fit donc qu’encou-rager la lutte déjà séculaire des musulmans contre ce qu’ils percevaientcomme une ingérence étrangère.

Au même moment, le gouvernement philippin, prenant appui sur unfait historique, au demeurant très controversé, qui stipulait que la partieEst de Bornéo, à savoir Sabah, appartenait au sultanat de Sulu, se lançadans une politique de reconquête qui atteint son apogée sous le gouver-nement de Marcos. Ce dernier forma en 1970 un groupe de musulmansdont le but serait de pénétrer Sabah pour y créer des troubles qui justifie-raient une intervention directe des Philippines. Ce groupe, appelé Jabidah,

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fut entraîné dans le plus grand secret. Que se passa-t-il ? Les versionsdiffèrent. Toujours est-il que des dizaines de membres de ce groupe furentexécutés. Malgré tous les efforts du gouvernement pour camoufler cetteaffaire qui fut dénommée «  le massacre de Jabidah », elle finit par êtreconnue de tous. Je me permets de citer ici un passage du livre de Dovertet Madinier1.

Les révélations liées au massacre de Jabidah provoquèrent une viveémotion dans les régions musulmanes. Elles eurent également un effetgalvanisant sur la communauté des étudiants musulmans de Manille. Ellespoussèrent sur le devant de la scène l’un de ses leaders, Nur Misuari, filsd’une modeste famille tausug de Jolo. En 1968, Misuari, diplômé del’Université des Philippines, y enseignait les sciences politiques. Sonparcours académique s’est en fait inscrit dans un programme d’éducationlancé dans les années 1950 afin d’intégrer les musulmans à l’ensemblenational. Parallèlement, certains étudiants ont pu profiter de financementsétrangers destinés à promouvoir la pratique de l’islam chez les musulmansphilippins en mettant à leur disposition des bourses d’études au MoyenOrient.

En 1972, après la déclaration de la loi martiale, les diplômés issus de cesdeux filières, nouvelle élite intellectuelle de Mindanao, s’unirent dans unerébellion armée contre Manille. D’un côté, Nur Misuari, formé dans uneuniversité nationale laïque, prit la tête du MNLF2 à l’idéologie nationalisteteintée de marxisme, aux références religieuses d’abord opportunistes puisessentiellement identitaires. De l’autre, Hashim Selamat, diplômé de l’uni-versité Al-Azhar du Caire qui, après avoir un temps milité au sein duMNLF, allait créer le MILF3 pour inscrire l’islam au premier rang desrevendication du mouvement nationaliste.

La démarche des deux hommes ne s’est pas seulement inscrite enopposition au gouvernement ; elle représentait également un défi aux élitesmusulmanes post-coloniales, traditionnellement collaboratrices dupouvoir central.

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1. Stéphane Dovert et Rémy Madinier, Les musulmans d’Asie du Sud-Est face auvertige de la radicalisation, Paris, Les Indes Savantes, 2003.

2. MNLF: abréviation anglaise pour Front National Moro de Libération.3. MILF : abréviation anglaise pour Front islamique Moro de Libération.

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En plus du MNLF et du MILF, il faut citer un troisième groupe qui abâti sa réputation sur des attentats et des kidnappings spectaculaires. Cesont les Abu Sayyaf. Qui sont-ils vraiment? Une branche locale de Al-Qaeda? En lien avec le MNLF et le MILF dont ils feraient les salesbesognes? Une création des militaires qui en auraient besoin pour justifierleur présence à Mindanao et obtenir du gouvernement un budget sanscesse croissant? Ou, tout simplement, un groupe de bandits qui profitentde la situation troublée de Mindanao pour s’enrichir et ventiler leur hainecontre les chrétiens ? Sans doute un peu de tout cela en même temps, tantl’histoire du fondateur de ce mouvement, Aburajak Janlalani (aujourd’huimort, tué par les militaires), et de ses collaborateurs est confuse.

En tout cas, du point de vue de l’islam, toute l’histoire des Philippinesdepuis la création du MNLF et du MILF se résume en une série incessanted’escarmouches plus ou moins violentes et meurtrières dont on ne saitjamais très bien qui en a l’initiative, du MNLF, du MILF ou du gouver-nement. Elles se soldent toujours par des déplacements importants depopulation et ne font qu’attiser le ressentiment qu’ont les musulmans vis-à-vis des chrétiens et vice-versa.

Finalement, après bien des essais infructueux sous les gouvernementsde Ferdinand Marcos et de Cory Aquino, un accord de paix fut signé sousle gouvernement de Fidel Ramos, le 2 septembre 1996 qui aurait pu êtrele début d’une ère nouvelle. Le problème, cependant, c’est que le MILFn’était pas partie prenante de cet accord, ce qui rendit son applicationimpossible. Très vite, le gouvernement commença donc des négociationsavec le MILF. Ce qui avait déjà été très difficile avec le MNLF le fut encoreplus avec les membres du MILF car ils sont beaucoup plus radicaux dansleurs revendications et bien moins organisés. Toujours est-il que lasituation n’a donc vraiment pas changée et que depuis l996 jusqu’àaujourd’hui on assiste à une ronde incessante d’accords de paix partielleet de violations de ces accords avec leurs séquelles de souffrance, demisère et de haine. Et on en est encore là aujourd’hui.

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3.  Dans  ce  contexte,  que  sont  les  musulmans  des  Philippines?

Comme dans tout le Sud-Est Asiatique, ils sont sunnites et d’obé-dience plutôt shafiite, même si ce sont des choses dont les musulmanseux-mêmes ne parlent pas beaucoup, en tout cas aux Philippines.

Il n’y a aucune confrérie musulmane qui ait pignon sur rue auxPhilippines. Il n’y a pas non plus de lieux de pèlerinages autour detombes de « saints » comme on en voit si souvent en Afrique du Nord eten bien d’autres endroits (Inde, Pakistan et Indonésie, pour l’Asie).

Il n’y a aucune université musulmane en tant que telle, au mieuxquelques madrassah qui ont une meilleure réputation que d’autres. On esttrès loin du phénomène indonésien des pesantren, ces madrassah qui jouentun rôle prépondérant dans la vie du pays autour de quelques grandsmaîtres, sans parler, bien sûr, des grandes universités musulmanes de cepays. Il y a bien un Conseil des Oulémas mais personne vraiment ne sort dulot comme grande figure intellectuelle et, encore moins, spirituelle.

On peut diviser les musulmans philippins en quatre groupes :

q Les musulmans « animistes ». Leur islam n’est qu’une couche depeinture superficielle. Dès qu’on la gratte, c’est l’animisme qui ressort.Chez ces musulmans les pratiques et les coutumes préislamiques sontplus fortes que celles de l’islam, comme par exemple, nourrir les espritsdes maisons, des lacs et de la mer ainsi que des montagnes, pour lesapaiser, ou encore, prier ces mêmes esprits pour leur demander conseil aumoment où de graves décisions doivent être prises. C’est un phénomènetrès répandu en Asie du Sud-Est qui, d’ailleurs, touche tout autant lechristianisme. Ce groupe est difficile à définir et à quantifier mais il est

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certainement beaucoup plus important qu’on veut bien l’admettreofficiellement.

q À l’autre extrême, il y a les musulmans libéraux. Ils appartiennentaux couches les plus favorisées et affichent plus ou moins ouvertementune grande désinvolture par rapport aux lois et à la pratique de l’islam.

q En opposition à ces deux groupes il y a les musulmans fanatiques.Profondément irrités par le « paganisme » des animistes et des libéraux,ils cherchent à promouvoir un islam pur et dur. Ils s’efforcent d’islamisertous les aspects de la vie selon, bien sûr, leur propre conception de l’islam.Ils se caractérisent par le fait qu’ils sont toujours en opposition : anti-coutumes traditionnelles, anti-chrétiens, anti-Occident, anti-moder-nisme… Souvent cette opposition se transforme en grande violenceverbale et, malheureusement aussi, en violence physique.

q Vient, enfin, le quatrième groupe, de loin le plus important. Il s’agitde ces musulmans que j’aime appeler « les musulmans orthodoxes ». Ilspratiquent leur foi fidèlement, sans tomber dans les extrêmes. Ils ytrouvent leur paix et leur bonheur. Ils sont en général ouverts et conci-liants, sauf, peut-être, dans des moments de crise où ils se laissent volon-tiers manipulés par les extrémistes. Leur violence sporadique n’est pascependant, chez eux, une idéologie mais plutôt une manière demanifester leur loyauté à la communauté musulmane dans des momentsparticuliers. Ces musulmans orthodoxes sont les musulmans qui mettenten pratique « la voie du milieu », expression qui, justement, est souventutilisée pour définir l’islam.

C’est, bien sûr, avec ce dernier groupe que se font le plus facilement lescontacts entre les chrétiens et les musulmans. De ces contacts il estimportant de parler. Où en est le dialogue islamo-chrétien auxPhilippines? On peut dire sans hésiter qu’il est réel et vivant. Est-ce qu’ilest vraiment efficace? Il est difficile de répondre à une telle question. Maisil a certainement permis à de très nombreux chrétiens et musulmans de serencontrer et de mieux se connaître. De cette connaissance naît un vrairespect des uns pour les autres et, plusieurs fois, j’en ai été le témoin moi-

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même, cela a permis à des responsables soit chrétiens soit musulmansd’intervenir dans des situations délicates et, ainsi, d’éviter des déborde-ments.

Il n’est pas question que je fasse ici un inventaire de toutes les initia-tives de dialogue qui existent aux Philippines. Elles sont trop nombreuseset ce n’est pas vraiment le but de cet article. Je voudrais cependantm’arrêter sur l’une d’entre elles qui me paraît tout à la fois originale etimportante. Il s’agit de la Conférence des évêques et des ouléma. Il y avaitdepuis quelques années déjà un groupe de responsables religieuxchrétiens et musulmans qui se réunissaient régulièrement à Iligan Citydans le nord-ouest de Mindanao. C’est de ce groupe-là qu’est née l’idéede la Conférence des évêques et des oulémas. La constatation du grouped’Iligan était la suivante : pour que toutes les initiatives prises à la base àIligan et ailleurs puissent être mieux suivies, il faudrait que les chrétienset les musulmans de la base voient que leurs leaders eux-mêmes sontcapables de se rencontrer. Or ce n’était pas du tout le cas. Heureusement,dans le groupe d’Iligan il y avait un évêque, Mgr Fernando Capalla, et undes oulama les plus reconnus de Mindanao, Alim Elias Macarandas. Legroupe d’Iligan leur demanda donc de contacter leurs confrères et de leurproposer de se rencontrer. La réponse dépassa les espérances : tout desuite vingt-et-un évêques catholiques (à savoir la quasi-totalité desévêques de Mindanao) et vingt-six oulémas se déclarèrent intéressés. Etc’est ainsi que se tint la première réunion officielle de ce qui s’appelait audébut, Le Forum des évêques et des oulémas. Elle eut lieu à Cebu le29 novembre 1996. Dix-neuf évêques catholiques avec à leur têteMgr Fernando Capalla et dix-neuf oulémas avec à leur tête Mgr MahidMutilan, gouverneur de la province de Lanao et imam respecté, se retrou-vèrent ensemble pour deux journées. Il y régna une atmosphère despontanéité, d’attention mutuelle, d’ouverture et de compréhension toutà fait remarquable pour une première réunion. Tous les participantssentaient bien qu’ils vivaient un moment très important qui pourraitouvrir la voie à une ère nouvelle dans les relations entre les chrétiens etles musulmans aux Philippines. Après avoir rappelé comment était néecette initiative et l’importance de faire quelque chose de nouveau pour lapaix, Mgr Capalla et Mgr Mahid Mutilan dévoilèrent leur vision. S’il était

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vrai que le gouvernement s’efforçait de faire quelque chose pour la paix,dirent-ils, son approche ne pouvait être que militaire au pire et au mieuxpolitique et socio-économique. Les chefs religieux devraient contribuer àquelque chose de nouveau et qui leur soit propre, à savoir une approchespirituelle du problème de la paix. Au plus profond, les réponses auxmenaces contre la paix se situent au plan des valeurs, des attitudes de vieet de la foi en Dieu. Tous les évêques et les oulémas présents furentappelés à réagir et il se fit très vite un consensus sur la nécessité d’agir àce niveau-là. Le communiqué final donne vraiment le ton de cetterencontre.

Nous, les évêques catholiques de Mindanao et la Ligue des oulémas desPhilippines, nous affirmons notre engagement commun pour la paix etnotre désir d’une compréhension mutuelle entre les communautésreligieuses de Mindanao. Nous avons relevé plusieurs sujets de réel soucique nous voulons partager avec nos communautés dans un esprit derecherche commune pour une paix durable fondée sur la vérité et la justice.

Voici les points cruciaux sur lesquels il faut nous pencher :(Après avoir mentionné quelques points strictement politiques, ilsajoutèrent les suivants…)1- Que devons-nous faire ensemble pour assurer la sécurité de nos

frères musulmans qui vivent dans des régions à majorité chrétienne et denos frères chrétiens qui vivent dans des régions à majorité musulmane?

2- Comment pouvons-nous maintenir l’élan de la paix et promouvoirune culture de la paix? Comment pouvons-nous changer les préjugésancrés si profondément dans le cœur de tant de gens de nos deux commu-nautés? Comment aider à la création de valeurs nouvelles et utiliser aumaximum nos écoles dans ce but?

3- Comment pouvons-nous concrètement partager nos croyancescommunes, nos valeurs, nos pratiques, nos doctrines et nos traditions?Comment pouvons-nous aider les gens à distinguer entre ce qui se faitdans la pratique et l’enseignement officiel de nos religions?

Nous nous engageons à traiter de ces problèmes dans nos prochainesrencontres. Mais nous voulons déjà affirmer notre profonde conviction quela réponse ultime à toutes ces questions se situe au plan des valeurs et desattitudes, de notre foi commune en Dieu et de notre engagement communpour la paix et le développement de la population tout entière deMindanao.

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Ce qui est tout à fait extraordinaire, surtout dans le contexte cultureldes Philippines, où on s’enthousiasme facilement pour toutes sortes decauses mais où rien ne dure vraiment longtemps, c’est que cetengagement des évêques (auxquels se rajoutèrent les évêques de l’ÉgliseRéformée à partir de la troisième réunion) et des oulémas à faire quelquechose ensemble se révéla d’une solidité à toute épreuve. Ils se rencontrentencore aujourd’hui au rythme jamais interrompu de trois réunions par ande deux jours chacune. 1996-2009 : treize ans de rencontres ; trent-neufrencontres déjà !

En 2004, au moment où ils venaient d’achever leur 23e rencontre, j’aiinterviewé Mahid Mutilan et Mgr Fernando Capalla. Entre autresquestions, je leur ai demandé :

1- Selon vous, quels sont les points positifs de la Conférence des Évêques et desOuléma ?

Mahid Mutilan : Tout d’abord l’existence même de cette Conférence estla preuve qu’il peut y avoir de bonnes relations entre les chrétiens et lesmusulmans de ce pays. Compte tenu que dans le passé et d’ailleurs encoremaintenant les relations entre les chrétiens et les musulmans ont été et sontencore très fragiles, pour ne pas dire plus, à savoir pleines de méfiance etde préjugés, la Conférence est une bonne nouvelle et un signe d’espoir. Elleenvoie un message clair : il peut y avoir de meilleures relations. On peutvivre ensemble dans la paix et la coopération. Mais il y a plus. LaConférence a une influence sur le gouvernement parce que dans toutes nosréunions nous discutons de problèmes qui affectent la vie des chrétiens etdes musulmans et, étant donné qu’il y a toujours des représentants dugouvernement avec nous, toutes nos recommandations remontent direc-tement au gouvernement. Les responsables trouvent là une aide pourformuler des programmes qui correspondent aux besoins réels des gens deMindanao.

Mgr Capalla : Le plus positif de tout, c’est que le conflit qui oppose leschrétiens et les musulmans ou, plutôt, le gouvernement et les rebelles, aperdu sa connotation religieuse. Il n’est plus vu comme une guerre dereligion puisque les chefs religieux des deux religions concernées serencontrent régulièrement. En effet, les réunions régulières qu’ont entreeux les évêques et les oulémas ont ouvert les yeux des gens. Ils ontdécouvert que les différences de croyances et de traditions ne sont pas unobstacle à l’amitié. Le simple fait que l’on ait formé ensemble cette

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Conférence est déjà quelque chose de très important étant donné quependant quatre cents ans il y a eu tant de haines et de préjugés entre nous.Et comme notre réseau d’églises et de mosquées est très largement étendusur tout le territoire de Mindanao, on a été très vite reconnu par un peutout le monde, du gouvernement jusqu’aux gens les plus simples, commeun des groupes les plus marquants et les plus actifs de l’île.

2- Quels sont les points faibles de la Conférence ?Mahid Mutilan : Ce que nous disons entre nous, nous avons beaucoup

de peine à le faire connaître, encore plus à le faire descendre au niveau denos communautés. C’est laissé à l’initiative de chacun des participants. Ilfaudrait que cela soit fait systématiquement par une meilleure utilisationdes médias et de notre réseau d’églises et de mosquées.

Mgr Capalla : La plupart des oulémas, à part 2 à 3 %, sont profession-nellement très peu représentatifs. Ils ne sont pas du tout à notre niveau,sans qu’il n’y ait là rien de péjoratif, ni socialement ni intellectuellement.Quand il y a des discussions il n’y en a que très peu parmi eux qui peuventy prendre part. Et quand l’un ou l’autre des ténors ouléma a parlé, pluspersonne n’ose dire quoi que ce soit. Il y a une trop grande différence deformation entre eux et nous et une trop grande soumission chez eux vis-à-vis de leurs leaders.

Cette dernière remarque me permet de conclure cet article. L’islam desPhilippines est vraiment un islam des frontières, loin de tous les grandscentres de pensée musulmane. C’est un islam beaucoup plus émotionnel,ce qui est le propre de la culture des Philippines, qu’intellectuel etbeaucoup plus politique que spirituel. Une fois de plus, il faut le dire, ils’est forgé dans sa résistance multiséculaire à tous ceux que lesmusulmans philippins ont considérés comme des envahisseurs et desdestructeurs potentiels de leur identité musulmane. C’est pourquoid’ailleurs, comme une espèce de défi à l’histoire, ils ont décidé en 1972d’adopter pour se définir le titre de « Bangsa Moro » ou « la Nation Moro »alors que le mot « Maure » était pour les Espagnols un terme péjoratif vis-à-vis des musulmans. C’est leur manière d’afficher leur fierté d’avoir surésister pendant tant d’années aux non-musulmans. L’envers de lamédaille, cependant, c’est que toute cette résistance ne leur a guère laisséde temps pour forger un islam vraiment profond intellectuellement etspirituellement. •

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Xavier JacobPrêtre assomptionniste à Istanbul.

L’ISLAM DANS LA TURQUIE ACTUELLE

En ce début du XXIe siècle, l’islam turc accuse bien des différences parrapport à celui du milieu du XXe siècle, à plus forte raison par rapport àce qu’il était dans les premières années de la République Turque, qui estnée le 29 octobre 1923.

Les premières années de cette jeune République ont connu surtoutd’immenses efforts de modernisation ; et cela dans tous les domaines. Envoici les plus importants dans les domaines scolaire et culturel, ceux quiont également un impact sur l’islam.

1.  Laïcisation

Ce fut en tout premier lieu l’abolition du Califat, le 3 mars 1924, etl’expulsion du dernier calife, Abd’ul Medjit, décédé à Paris le 23 aoutl944 ; le califat fut remplacé le même jour par la Présidence des affairesreligieuses, dépendant directement du gouvernement. Le même jourégalement fut votée la Loi sur l’unification de l’enseignement ; c’est-à-direqu’à partir de ce jour toutes les institutions scolaires, à tous les niveaux,dépendent du Ministère de l’éducation nationale, que dorénavant les Écolespour imams, les Medrese, les Cours coraniques, les Facultés de théologie ainsique l’enseignement religieux dans les écoles publiques (primaires et

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secondaires) dépendront également de ce Ministère, et non pas de laPrésidence des Affaires Religieuses. Une des premières mesures de ceMinistère fut la fermeture des Medrese traditionnels, remplacés par lesÉcoles pour Imams.

Ensuite ce fut la réforme vestimentaire, interdisant le port du fez,remplacé par le chapeau ou la casquette (novembre 1925). Au cours dumême mois de novembre furent interdites les confréries religieuses, leurs

« couvents » sont fermés et en général confisqués. Le 30 novembre de lamême année est accroché au Parlement le panneau déclarant «  LaSouveraineté appartient au Peuple ». Quelques semaines plus tard ; versla fin du mois de décembre 1925, l’heure et le calendrier européens sontadoptés. Au mois de février de l’année suivante, 1926, est adopté lenouveau Code civil, décalqué sur celui de la Suisse, et avec lui lamonogamie. En 1928, au mois de novembre l’alphabet arabe est remplacépar l’alphabet latin. En 1930 l’enseignement religieux, qui se trouvait déjàréduit à la portion congrue, est supprimé dans l’enseignement primaire ;il n’existait plus dans le secondaire depuis quelques années. En 1930encore les Écoles pour imams – il en restait deux, avec une trentained’élèves, sont fermées. En 1933 c’est la Faculté de théologie qui est fermée.En 1934, au mois de décembre, est interdit le port de tout signe religieuxsur la voie publique. Et enfin, le 5 janvier 1937, la laïcité elle-même estinscrite dans la Constitution.

Ainsi depuis 1932 il n’existait plus aucune institution officielle d’ensei-gnement théologique ou religieux.

2.  Restauration

Peu d’années après la Deuxième guerre mondiale les Lois de laïcisationfurent appliquées de façon moins stricte, et bon nombre d’institutions qui

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avaient été supprimées au cours de ces années de laïcisation purent denouveau ouvrir leurs portes de façon tout à fait légale et officielle.

Ainsi, en 1949 l’enseignement religieux, facultatif, est introduit dansl’enseignement primaire ; quelques années plus tard, en 1956, il entre dansle premier cycle du secondaire, en 1967 dans les lycées. En 1949 égalementsont inaugurés la nouvelle Faculté de théologie à Ankara et sept cours pourimams commencent leur enseignement également en 1949 ; deux annéesplus tard ces « cours » pour imams deviendront des Écoles pour imams. Àpartir du mois de juin l950 l’appel à la prière – Ezan – qui avait été traduiten langue turque en 1932, est de nouveau chanté en arabe.

On aura remarqué que la révision des réformes ne concerne pas toutesles réformes réalisées dans les premières années de la République. Ainsion n’a pas touché à l’alphabet, ni au calendrier, au costume, etc. Lesrévisions concernent avant tout les institutions d’enseignement, et làencore surtout ce qui concerne l’enseignement religieux.

Pourtant, malgré les apparences et l’identité de quelques dénomina-tions identiques, ces révisions ne sont pas une simple « restauration », unerevivification de ce qui existait dans les dernières années de l’Empireottoman. Les nouvelles institutions, même si elles ont conservé lesanciennes dénominations, n’ont plus les mêmes caractéristiques quecelles d’antan. Le contenu de leur enseignement n’est plus exactement lemême; les programmes d’enseignement ont été élargis et surtout lesméthodes d’enseignement ont bien changé ; ce sont les méthodes occiden-tales que l’on veut suivre désormais. Les facultés occidentales ont exercéleur influence, et par ailleurs un bon nombre d’enseignants ont fait aumoins une partie de leurs études dans une université occidentale,européenne ou américaine.

L’ensemble de ces nouvelles institutions se sont ensuite développées etmultipliées ; lentement mais constamment, au cours des décenniessuivantes. Il serait fastidieux de retracer l’évolution de chacune de cesnouvelles institutions : qu’il suffise de noter la situation actuelle, quirésulte de ces évolutions.

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La Présidence des affaires religieuses, dans les premières décennies de laRépublique, avait ses bureaux dans une petite maison privée au centre dela ville ; le nombre de ses employés s’élevait à quelque quatre centspersonnes. Aujourd’hui, après des agrandissements successifs, cettePrésidence dispose d’un ensemble de bâtiments en dehors de la ville, surla route d’Eskişehir. Et le nombre de ses employés s’élève à quelques100000 personnes. Le Président lui-même est devenu une personnalitéimportante, ayant depuis longtemps sa place dans le Protocole. En outre,de nombreux agrandissements sont prévus qui feraient, selon ce querapporte le quotidien Cumhuriyet, que cette Présidence serait comparableau Vatican.

Le nombre des facultés de théologie dépasse la vingtaine. Le Ministèrede l’éducation, encouragé en cela par l’armée, a fermé le premier cycle del’enseignement secondaire, ce qui a réduit de moitié l’effectif de ces écoles.Dans les écoles publiques l’enseignement religieux, qui y existait depuisdes décennies, a été rendu obligatoire à tous les niveaux, par laConstitution de novembre 1982.

Ces énumérations peuvent sembler fastidieuses, il fallait pourtantmentionner ces faits pour rendre compte des diverses évolutions del’islam dans le pays.

3.  Islam  et  politique

Si, après la Deuxième guerre mondiale les autorités gouvernementalesont libéralisé la législation concernant la laïcité ce fut certainement pourdonner satisfaction au peuple, qui depuis longtemps supportait mal cesnombreuses innovations et restrictions dans le domaine religieux, cetteabsence d’enseignement religieux à quelque niveau que ce soit. Mais enmême temps cette libéralisation sera également un important facteur pour

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gagner la sympathie du peuple et, de ce fait, gagner également lesbulletins de vote de ce peuple.

Le parti de l’opposition, le Parti démocrate, a joué cette carte enpromettant une importante libéralisation des lois concernant la laïcité, leretour à l’enseignement religieux, etc. Le résultat dépassait toutes lesprévisions ; aux élections du mois de mai 1950 il remporta une victoireécrasante ; ce fut « la victoire du parti des mécontents » déclara un journa-liste.

Les autres partis ont compris et retenu la leçon ; dorénavant tous,même celui qui se voulait le plus fidèle gardien de la laïcité, le Partirépublicain, ajouteront un grain plus ou moins important de libéralitéreligieuse dans leur programme. On peut d’ailleurs noter que c’est ceparti qui, en 1949, avait commencé la libéralisation de la législationreligieuse. C’est à partir du gouvernement sorti des élections de mai 1950que les institutions religieuses se développèrent, ainsi que cela a déjà éténoté ; le budget de la Présidence des affaires religieuses augmente d’année enannée ; le nombre des mosquées augmente également au même rythme; àtel point que le président des Affaires religieuses, M. Nuri Yilmaz, a lui-même dû déclaré qu’il ne fallait plus en construire de nouvelles.

4.  La  pratique

Il semble plus que difficile d’avancer des chiffres précis et sûrs au sujetde la pratique religieuse dans l’islam de Turquie. Il faut se limiter plutôt àdes estimations et des proportions ; distinguer entre centres urbains etmilieux ruraux. Faut-il, pour être considéré comme « pratiquant  » êtrefidèle aux cinq prières quotidiennes – puisqu’elles sont de précepte – oubien suffit-il de faire régulièrement la prière du vendredi.

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Pour les cinq prières quotidiennes, ceux qui y sont régulièrementfidèles, même dans les milieux ruraux, sont une minorité, tout particuliè-rement dans les milieux urbains. Dans le cas de la prière du vendredi lesmosquées sont combles, souvent même elles débordent, et il faut mettredes tapis à l’extérieur, dans la cour de la mosquée ou sur le trottoir. Maiscela ne veut nullement dire que tous les hommes, ni même la majorité,participent à cette prière ; il suffit de voir ceux qui circulent dans les ruesavoisinantes ; dans ce cas également il faut distinguer entre milieu urbainet milieu rural ou quartier périphérique des grandes villes. Si dans lesvillages et les quartiers périphériques la pratique religieuse est plus forte,cela n’est pas simplement un effet de la pression sociale, mais est dû enmajeure partie à une conviction personnelle et sérieuse.

Pour le jeûne du Ramadan, c’est un fait surprenant de constater que laplupart de ceux qui ne vont que rarement, ou même pas du tout, à lamosquée, sont pourtant fidèles à cette pratique ; la proportion de ceux – etsurtout de celles – qui sont fidèles à cette pratique est plus importante quecelle de ceux qui sont fidèles à prière du vendredi et surtout celle de ceuxqui sont fidèles aux cinq prières quotidiennes.

Ceux qui, par principe ne fréquentent jamais la mosquée et quirefusent toute pratique religieuse sont très rares ; leurs motivations sontvariées ; le plus souvent c’est parce qu’ils jugent ces rites trop « primitifs ».Ils ont pourtant la conviction et la conscience de faire partie de la commu-nauté, de la grande famille musulmane – la Oumma – et de participer auxvaleurs de cette famille. D’une façon plus générale – à l’exception desquelques esprits critiques radicaux qui s’adonnent à une critiquecorrosive visant plutôt à démolir l’islam, à le saper par la base pourinstaurer un athéisme radical militant, qu’il s’agisse des pratiquantsréguliers ou des non pratiquants, tout le monde, consciemment ou non,participe de cette mentalité musulmane qui est diffuse dans le milieu etl’esprit de la Turquie ; chacun est fidèle à ces valeurs de l’islam; ils netoléreraient pas que quelqu’un, surtout quelqu’un de l’extérieur, critiquel’islam, ou Mahomet, même si eux-mêmes critiquent leurs imams, leurs

« hommes de religion ». Ils vivent dans un milieu spirituel, une mentalitémusulmane diffuse dans le pays ; leurs esprits et leur inconscient sont

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imprégnés, à leur insu; l’islam fait partie intégrante de leur identité, deleur personnalité.

5.  Islam  non-­‐officiel

Tout turc est musulman, même s’il ne pratique guère son islam. Encorefaut-il préciser de quel islam il s’agit. Jusqu’à présent, surtout dans lesparagraphes qui parlent des institutions musulmanes, c’est de l’islamofficiel, tel qu’il est compris et enseigné dans les écoles et facultés, qu’ils’agit : l’islam sunnite de rite hanéfi. Cet islam peut être qualifié d’« officiel »puisqu’il est enseigné dans les institutions officielles de l’État. Mais à côtéde cet islam officiel il en est un autre, qui prend ses distances par rapportà l’islam officiel que l’on peut qualifier d’islam « non-officiel » ; certainspréfèrent la qualification d’« islam parallèle ».

De fait, bon nombre de citoyens turcs, tout en se disant musulmans, nesont pas satisfaits de cet «  islam officiel  », ou même y sont tout à faitopposés et le rejettent. Pourquoi? Que lui reprochent-ils ? Serait-ce d’êtrehérétique? Non pas. Les griefs sont multiples et variés. D’une façongénérale, ils sont opposés au fait que c’est le gouvernement qui régit lesinstitutions musulmanes. De fait toutes les institutions d’enseignementreligieux, les Facultés de théologie, les Écoles pour imams, les cours dereligion dans les établissements de l’enseignement public, sont rattachésau Ministère de l’éducation nationale ; tout est dirigé, régi et financé parl’État ; c’est le gouvernement qui dirige l’islam turc ; qui dirige et aussi quifinance tout. Mais ce gouvernement omniprésent se dit lui-même «  laïk »Il faut préciser ici que le terme de «  laïk » a un sens beaucoup plus fortqu’en français ; il équivaut à non-religieux voire à antireligieux. Or, conti-nuent les opposants, c’est ce gouvernement « laïk » qui non seulement fixeles programmes et rédige les manuels d’enseignement religieux, mais quien outre nomme tous les « fonctionnaires religieux », depuis le président

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des Affaires religieuses jusqu’aux derniers imams de village ou gardien demosquée.

Il est vrai qu’il finance également tout ce personnel ; mais, disent lesopposants, cela n’est qu’un moyen pratique pour garantir leursoumission aux directives de ce gouvernement. C’est aussi et surtoutl’esprit de cet enseignement que les opposants rejettent. Cet enseignementest trop théorique, libéral et indifférent disent-ils ; l’islam y est enseignécomme on enseigne les mythologies égyptienne ou babylonienne. On n’yinsiste pas assez sur la pratique. De plus cet enseignement n’est pas toutà fait « orthodoxe ».

6.  L’islam  et  le  monde  moderne

Lorsqu’est abordé le problème de l’adaptation de l’islam au mondemoderne, celui de nos jours, très souvent on pense à la crise moderniste,qui avait secoué sérieusement l’Église catholique dans les dernièresannées du XIXe siècle et les premières années du XXe siècle. Dans les deuxcas, en effet, il s’agissait d’adapter la religion – catholique oumusulmane – au monde moderne, tout en restant fidèle aux valeurs tradi-tionnelles.

Dans l’islam des initiatives en ce sens avaient été tentées au XIXe siècledéjà : al-Afghani, Iqbal, Abdouh, etc. En Turquie a été créé, vers la fin del’Empire Ottoman, en 1918, un Centre de la sagesse musulmane – Dâr- ül-Hikmet-ül Islamiye – qui devait étudier les possibilités et conditions d’unetelle adaptation. Avec la chute de l’Empire ottoman ce centre a égalementdisparu.

Pourtant, le problème restait et attendait une solution. Des études quiavaient pour objet de montrer la possibilité et les limites d’une telle

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adaptation furent faites au cours des premières années de la Républiquedéjà. En particulier la Faculté de théologie, créée en 1924 devait travaillerdans cette direction ; elle a même publié un rapport en ce sens. Mais cerapport, publié « par accident » fut très mal accueilli, et resta sans suite ; ilétait trop révolutionnaire et fut vite oublié.

La question de l’adaptation fut de nouveau et très vivement débattuelorsque, après la Deuxième guerre mondiale fut envisagée la question de laréintroduction de l’enseignement religieux dans l’enseignement public ;quel islam allait-on enseigner ? La réponse fut simple : «  un islammoderne ». Encore fallait-il préciser quelles étaient les particularités de ce

«  islam moderne  ». Et c’est là que les avis divergèrent et que plusieursréponses furent proposées. Dans les écoles et les manuels, c’est un islammoderne qui fut enseigné. Un islamologue européen, Bernard Lewis, amême déclaré qu’un musulman de La Mecque ou de Damas aurait de lapeine à s’y retrouver. Les débats à ce sujet ne sont pas encore clos, mêmede nos jours. Un des coryphées de cet islam moderne est certainementM. Yaşar Nurı Öztürk, doyen de la Faculté de théologie d’Istanbul. Exposerles diverses propositions de façon un peu détaillée serait bien trop long.Mentionnons seulement quelques sujets précis.

Un auteur a préconisé un islam « Ataturkiste ». Que la prière soit faiteen langue turque afin d’éliminer les influences arabes ; cet auteur chercheà identifier Kémalisme et islam; la religion et la nation, c’est tout un.D’autres, de la même école, avaient proposé de changer la direction de laPrière, de ne plus la faire vers La Mecque mais vers la Sakarya (c’est là queles troupes turques avaient écrasé les troupes grecques lors de la Guerrede Libération). Pour l’interprétation du Coran, pense-t-il, il suffit de s’entenir à Atatürk : le meilleur guide, écrit-il ce sont ces paroles d’Atatürk :

« Si quelque chose est conforme à la raison, à la logique, à la science et auxavantages de la patrie et de la nation et de l’islam, c’est là la religion ». Lesdéclarations de cet auteur en ce sens sont nombreuses ; elles n’ont naturel-lement pas manqué de provoquer des réactions, tout aussi nombreusesque virulentes.

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Une autre « réforme » assez souvent proposée concerne encore le textecoranique ; ce serait de transcrire le texte arabe en caractères turcsmodernes ; ainsi tout le monde pourrait lire le Coran en sa langueoriginale, sans connaître l’arabe. Mais le projet fut rejeté, parce qu’il n’estpossible de rendre dans un autre alphabet tous les phonèmes de la languearabe avec toutes leurs nuances.

Ces propos ont tout naturellement provoqué de vives réactions etbientôt on n’en parla plus pour se tourner vers des problèmes plusconcrets. Par exemple le problème des prières quotidiennes ; faire cinq foispar jour ces prières semble incompatible avec la vie actuelle ; le chauffeurd’autobus peut-il s’arrêter pour faire la prière? Ou l’ouvrier dans l’usine,peut-il arrêter son travail. Aussi certains auteurs proposent-ils de réduirele nombre de prières à trois, ou même à deux seulement ; et cela non pasen supprimant tout simplement certaines prières, mais en en réunissantdeux ou trois, qui seraient faites ensemble, en une seule fois. Il en va demême du jeûne du mois de Ramadan, surtout en été, lorsque les jourssont beaucoup plus longs et qu’il faut y ajouter les fortes chaleurs desmois de juillet-septembre. Le chauffeur d’autobus qui est encore à jeun àsept heures du soir, depuis cinq heures du matin, ne met-il pas en dangersa propre vie et celle des autres voyageurs? La solution que trouventcertains c’est de pratiquer le jeûne les trois premiers jours du mois, oubien les jours de congé seulement. Mais ce sont des initiatives person-nelles, qui n’ont pas reçu l’aval des autorités religieuses et les adeptes dela stricte observance rejettent ces interprétations. Et pour eux, même le faitd’avaler quelques gouttes d’eau si l’on se baigne en été est une ruptureillicite du jeûne. Il y a même des auteurs pour déclarer que l’interdictionde la viande de porc n’a plus aucune raison d’être ; les maladies que cetteviande pouvait causer dans le passé sont depuis longtemps éliminées parla médecine moderne. Quant au voile des femmes, le texte coranique estlui-même tellement imprécis et ambigu, déclarent certains auteurs, quechacun peut l’interpréter à sa guise.

Il s’agit donc surtout de questions concernant la pratique. Ce sontcelles qui sont le plus souvent débattues, même dans la presse ; ellesconcernent la vie quotidienne des fidèles. Pourtant les questions plus

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doctrinales ne manquent pas. Par exemple le Darwinisme ou Évolution-nisme. Dans les années quatre-vingt la question fut vivement débattue àcause d’une intervention du Ministre de l’Éducation nationale, qui avaitinterdit de l’enseigner.

Un autre sujet de discorde fut et est encore celui de l’interprétation duCoran, l’exégèse. Doit-on et même peut-on appliquer au Coran et auxTraditions les méthodes exégétiques que les Occidentaux appliquent à laBible? Du 15 au 18 mai 2002 s’est réunie à Istanbul une Assemblée consul-tative concernant les problèmes religieux actuels. Plus de soixante dixpersonnes, en grande majorité des théologiens, y participaient. Des sujetsassez variés y furent débattus ; les résultats de ces débats furent renduspublics dans un rapport final qui fait connaître les décisions prises « àl’unanimité  ». Ces décisions sont assez fidèles à la tradition ; jeûne dumois de Ramadan ; cinq prières quotidiennes ; langue arabe obligatoirepour l’appel à la prière et pour la prière rituelle, recommandée pour laprière privée, etc.

Il est pourtant un point pour lequel des innovations assez importantesont été prévus, c’est l’application des sciences historiques et philologiquesau Coran et aux Traditions ; une commission chargée de l’étude desproblèmes exégétiques a été constituée.

Il reste pourtant un point, une difficulté, c’est celui de la décisionfinale ; qui a ou aura l’autorité pour décider en dernier lieu dans tous cesdomaines débattus, théoriques ou pratiques. Une ancienne professeur dela Faculté de théologie d’Ankara a déclaré à ce sujet que chacun doit faire sapropre interprétation, c’est-à-dire selon sa propre conscience. •

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Alberto Fabio AmbrosioPrêtre dominicain, Alberto Fabio Ambrosio est spécialiste des pratiques etdoctrines des derviches tourneurs au XVIIe siècle dans l’Empire ottoman.

DES ÉCRIVAINS DU SOUFISME OU DES SOUFIS ÉCRIVAINS ?VOYAGE AU PAYS DES MYSTIQUES

L’islam ottoman d’abord et turc ensuite est fortement marqué parcertains auteurs qui ont influencé la doctrine et les pratiques mystiques,tels Jelâleddin Mevlâna Rûmî (m. 1273), Yûnus Emre (m. 1321), HâcîBektaş Veli (m. 1337-38), Hâcî Bayrâm Veli (m. 1429), pour ne citer que lesplus célèbres. Ces spirituels sont aussi à l’origine des confréries musul-manes avec un fort penchant initiatique et mystique. L’histoire desconfréries dans l’Empire ottoman et les mouvements dans la Turquierépublicaine font l’objet de bon nombre d’études, en histoire comme ensociologie. Parfois il en ressort un soufisme un peu aride, constitué, dansle meilleur des cas, d’un ensemble de pratiques et rituels, voire d’uneseule problématique historique, aussi importante soit-elle. Les faits histo-riques et les conditions sociales sont indéniables dans la vie des confrériesqui ont essayé de mettre en œuvre la doctrine soufie, mais ils ne suffisentprobablement pas à dire le cœur.

Le soufisme, à bien regarder, est constitué avant tout et comme toutemystique d’un corpus de textes formant le noyau de la doctrine et de lapratique. En Turquie républicaine, depuis 1925, le soufisme des confrériesest interdit1. Cette interdiction a signifié la disparition d’organisationscapables de former des individus à une véritable vie intérieure. Lesconfréries (tarikat) avaient pour but de diriger les croyants vers une

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1. Pour une présentation générale des confréries en Turquie ainsi que l’évolutionde l’islam de l’Empire ottoman à la République, voir : Thierry Zarcone, LaTurquie moderne et l’islam, Paris, Éditions Flammarion, 2004.

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expérience plus intense et plus profonde de la foi musulmane et de lesorienter vers la rencontre avec Dieu, l’Unique. Après cette interdiction quia frappé toutes les voies mystiques en Turquie, la situation a radicalementchangé. Certaines d’entre elles ont pu garder presque intact leur mode devie car il s’agissait de confréries discrètes, sans pratiques visibles. Parexemple, les Nakşbendîs ont survécu à la disparition grâce à leur « invisi-bilité ». Leur zikr, la remémoration du nom ou des noms de Dieu, étantsilencieux, ne prévoyait point des «  spectacles  » comme pour d’autresgroupes. Une deuxième catégorie a pu traverser cette épreuve ; après cecoup dur elles survivent d’inertie et très discrètement. Leur impact a étéfortement réduit et elles essaient de maintenir des aspects traditionnels.Les Kadirîs d’Istanbul qui se retrouvent dans un ancien tekke (couvent) aubas de la colline de Péra, se rencontrent tous les mardis et après un repasen silence ils pratiquent le zikr. Ce groupe bien discret, qui a connu desphases glorieuses dans l’histoire, est aujourd’hui réduit à un petit reste etessaie de sauvegarder une tradition demeurant authentique. D’autresconfréries n’existent plus que sous le couvert du folklore et d’une vieassociative pour le maintien de la musique et culture soufie. Les célèbresderviches tourneurs ou plus proprement Mevlevîs, depuis les annéescinquante essaient de recomposer l’organisation d’antan mais sanspouvoir pour autant revenir à l’ancien système de vie2. Ces groupesvivent donc un retour culturel et folklorique, très apprécié d’ailleurs parles visiteurs et les touristes étrangers. À l’heure actuelle, les Turcs parlent,au sujet de ce phénomène, en terme de « confrérie du tourisme » (türizmtarikatı).

Dans la Turquie Républicaine, le phénomène qui marque davantageest celui des « nouvelles communautés ». Issues d’une inspiration confré-rique, elles sont organisées non plus directement autour d’un maîtredisponible physiquement mais autour de l’enseignement d’un maître. Lemessage religieux qui est diffusé de manières diverses et variées est laraison du succès parmi les différentes couches de la population. Ce sontles mouvements (cemaat) le plus d’impact sur la vie sociale et, parfois, surla politique du pays. Ces groupes peuvent aussi compter sur l’appui de

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2. Voir à ce propos, Alberto Fabio Ambrosio, Vie d’un derviche tourneur. Doctrineet rituels du soufisme au XVIIe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2010.

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structures médiatiques telles que chaînes de télévision, radios, journaux etgroupes éditoriaux.

Dans ce cadre sociologique, trop brièvement esquissé, demeure laquestion de la transmission d’une véritable spiritualité, de valeursprofondes en mesure de donner un cœur à la pratique de la foi islamiquetelle qu’elle est présentée dans les instances les plus officielles et institu-tionnelles. Le mouvement littéraire à tendance religieuse est transversal,en quelque sorte, à tous les courants. Dans cette évolution de la présencedes confréries en Turquie et, par conséquent, du soufisme en tant quedoctrine et pratique, une place particulière est faite à la littérature. Lesécrits des anciens soufis ont toujours revêtu une fonction primordiale à telpoint que certains soufis déclaraient que leur maître était un livre. LeMathnawî, le chef-d’œuvre de Rûmî, a constitué la base pour la formationdes derviches tourneurs ainsi que pour bien d’autres confréries. Si cetteformation autour d’un texte spirituel était déjà la base de l’éducationintérieure à une époque où les confréries étaient vivantes, dynamiques etlégitimes, à plus forte raison le rôle des écrits a-t-il assumé un caractèredéterminant dans les conditions politiques et sociales transformées. Dansun pays où le rassemblement autour d’un maître était interdit, les textesont fourni le moyen de transmission d’une sensibilité.

Aujourd’hui, et plus précisément depuis quelques années, on assiste àla production d’écrits à la fois littéraires et soufis ou dont le sujet porte surla vie des soufis.

C’est un courant qui est facilement repérable à l’intérieur du pays. Vuede l’extérieur, cette tendance doit être bien moins visible du fait que lalittérature traduite privilégie des textes divers et variés. Ce courant litté-raire soufi a eu son moment de gloire avec le roman d’Elif Şafak, traduiten français récemment sous le titre de Soufi, mon amour (titre original : Aşk).Ce roman est l’histoire du grand mystique de langue persane Rûmî qui avécu et est mort à Konya et de son amitié avec son grand compagnonShams al-Dîn Tabrizî. Ce récit historique, plutôt intéressant sous la plumed’Elif Şafak, est relu par une femme américaine, de tradition juive, Ella,embauchée comme lectrice pour une maison d’édition, qui découvre en

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tant que débutante le manuscrit d’un hollandais converti à l’amourmystique de Rûmî. Le manuscrit est celui-la même du roman historiquede Rûmî et Shams. En somme, le roman de la Şafak est composésavamment de deux romans qui se mêlent et qui transmettent un messaged’amour pour Dieu, typique de la tradition soufie. Cette œuvre a connu lesuccès littéraire en Turquie et une discrète appréciation en Europe et auxÉtats-Unis. Bien que critiques pour différents aspects, bon nombre delecteurs affirment qu’il s’agit d’une bonne opération culturelle orientéepour un public occidental plutôt que pour un public oriental plus avisé.Cette affirmation est vraie, mais elle cache le fait qu’en Turquie, le pays deRûmî, nombreux sont ceux qui ne connaissent plus rien ni à la traditionsoufie ni à l’histoire de l’amitié entre les deux personnages charismatiqueset mystiques.

Le livre de cet écrivain n’est que le sommet d’un courant qui se fraieune tradition. Parmi les romans recensés ces dernières années, un certainnombre sont consacrés à la vie de Rûmî ou de son compagnon Shams. Leroman d’Ahmet Ümit, connu pour son genre policier, analyse dans lemême style la vie de Rûmî et de Shams et le meurtre de ce dernier. Sontitre est déjà un programme: Bab-i Esrâr ou De la porte des secrets. Cetteœuvre a eu un succès important en Turquie et pour beaucoup a été uneentrée en matière soufie.

Une biographie romancée cette fois-ci, vu du côté du compagnon deRûmî, c’est-à-dire Shams, est parmi les plus vendues en 2010. Les larmes dela passion (Aşkın gözyaşları) par Sinan Yağmur est, pour être précis, unroman biographique, une voie moyenne entre le roman historique et labiographie. Dans ce genre, mais plus penchés décidément vers labiographie, nombreux sont les livres consacrés aux auteurs soufis. Là, ons’éloigne quand même de la littérature proprement dite.

İhsan Oktay Anar, un auteur qui a déjà été traduit en français, avaitécrit en 2007 un roman intitulé Les taciturnes (Suskunlar) – celui-ci n’a pasvu encore de traduction française – sur la vie des mevlevîs, les membres dela confrérie Mevleviye fondée par Rûmî. Le vocabulaire de cette œuvre,

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très proche de l’ancien ottoman, l’ambiance et le thème spirituel en fontun roman véritablement historique en compagnie des derviches.

Rûmî n’est pas le seul qui inspire les écrivains. D’autres mystiques etsoufis font l’objet de cette littérature. Emine Işınsu, romancière, consacredeux de ses nombreux romans à différents soufis. En 2004, elle écritL’entrave (Bukağı) qui raconte l’histoire de Niyâz-i Mısrî, important auteurmystique du XVIIe siècle. Mısrî, qui eut des difficultés avec le pouvoirpolitique, et le Sultan, qui fut exilé. Ces écrits profondément mystiquesintriguent donc le lecteur moderne et sa biographie peut être interprétéecomme celle du soufi persécuté par le pouvoir. En 2007, toujours le mêmeauteur offre à ses lecteurs le roman de la vie de Hacı Bektas-ı Veli (titre :Hacı Bektas-ı Veli), considéré comme le fondateur de la confrérie Bektaşiyeliée au corps militaire des Janissaires. Ce livre mérite un détour car il faitpartie d’une série de romans parus aux éditions du Ministère des affaires deculte (Diyanet). Le livre d’Emine Işınsu est, en effet, le premier de lacollection. Le mot d’introduction de l’éditeur est significatif car il sembledevoir justifier la présence de romans à côté de la littérature savanteconcernant la religion musulmane, domaine spécialisé d’une telle maisond’édition3. Et il le fait en rappelant que la littérature ottomane qui avaitproduit aussi des romans avait été fortement influencée par la penséeoccidentale. À partir des années soixante-dix du XXe siècle, en revanche,dans le nouveau contexte républicain, des romans classés comme « natio-nalistes » ont vu le jour, comme ceux de Mustafa Necati Sepetçioğlu. Dansles premières années de la République, un roman avait introduit, bienqu’avec une couleur négative, la vie chez les Bektaşîs4. L’éditeur continueen justifiant son choix d’après le fait que la culture religieuse de latradition ottomane et musulmane peut également être diffusée et connuepar le genre littéraire du roman. Celui-ci est certes une composition pluslibre qu’une biographie, mais qui peut comporter une fidélité tant à la

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3. L’analyse de la publication de ces romans par des maisons d’éditions constitueà elle seule un autre domaine d’enquête plus sociologique et pourtant on larenvoie à une autre étude.

4. Il s’agit du roman Nur Baba de Yakup Kadri Karaismanoğlu, écrit dans lesannées 1914 et 1915 et publié sous forme de livre en 1922.

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chronologie qu’au message de chaque mystique, telle l’œuvre proposéeautour de Hacı Bektaş.

D’autres romans plus libres par rapport à cette chronologie et, proba-blement, plus libres de donner un autre message que celui de la religion,voient également le jour sous la plume de différents auteurs.

Gürsel Korat, spécialiste de la Cappadoce déjà connu pour ses livresconcernant cette région de la Turquie, est l’auteur de plusieurs romans.Parmi ses derniers, Kalenderiye, publié en 2008, met en scène la vie de troispersonnages différents ayant vécus à des époques différentes, mais liéspar le même élément commun: la Cappadoce. Kalenderiye est le groupeinformel des derviches errants, nés en Asie Centrale et diffusés dansbeaucoup de contrées orientales, dont l’Anatolie.

Deux autres auteurs sont devenus des références. Le premier estİskender Pala, professeur de littérature turque ancienne et écrivain trèsfécond voire prolifique. Parmi ses différents romans inspirés de latradition littéraire ancienne, ses deux derniers ont pour toile de fond desépoques historiques. Katre-i matem (La goutte de la mort), paru en 2009, estinspiré de la découverte d’un ancien manuscrit qui relate la vie pendantl’époque ottomane connue sous le nom des « tulipes » (lâle devri). Le plusrécent, Şah & Sultan, paru en 2010, est plus orienté, comme l’indique letitre, vers le débat entre le sunnisme du Sultan et le chiisme du Chah deSéfévides de Perse. İskender Pala, même s’il ne fait pas de véritablesromans soufis, est tellement imprégné d’une culture littéraire ancienne etottomane qu’on la ressent sans nul doute entre les lignes.

Le deuxième romancier, député du parti actuellement au gouver-nement AKP (Ak Partisi) et représentant le groupe des Alévis, compte àson actif quelques romans. Son Yeniçeri ou « le dernier Janissaire », paruen 2007, a suscité un certain intérêt en Turquie. Il est évidemmentquestion des Janissaires mais aussi de Bektaşîs, deux organisationsintimement liées.

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La liste pourrait, certes, s’étoffer davantage et elle est destinée às’agrandir dans l’avenir car ces romans, leur succès l’a prouvé, sont lusavec avidité par les lecteurs turcs. La question qui se pose est de savoir siles romans sont seulement une œuvre littéraire pour ceux et celles qui lesrédigent ou s’ils deviennent consciemment un moyen de diffusion d’unmessage ou d’une spiritualité. Suivant la tradition soufie, l’écrit esttoujours tellement important qu’il est l’intermédiaire d’une éducationsoufie. Pensons aux grands textes soufis sur lesquels des générations desoufis se sont formées ; à l’origine, ces œuvres étaient des textes littéraires.D’ailleurs, pour un certain nombre de ces textes, encore à l’heure actuelle,est débattue leur authenticité soufie. Si l’histoire des textes soufis pouvaitêtre utilisée comme modèle pour l’époque contemporaine – ce qui seraitencore à prouver – les romans que nous avons présentés auraient, plus oumoins explicitement, vocation à diffuser un message soufi pour le lecteurmoderne.

Un écrivain et un soufi

Nous laissons une place d’honneur à Sadık Yalsızuçanlar. Sadık est néen 1962 à Malatya. Après avoir étudié la langue et la littérature turques àl’Université Hacettepe d’Ankara, il a travaillé comme instituteur, éditeur etenfin comme réalisateur pour la Télévision turque (TRT). Il a réaliséplusieurs documentaires pour la chaîne publique. Cette expérience detravail avec les médias l’a sollicité à s’interroger sur la valeur du cinémadans deux essais, l’un intitulé le Cinéma du Rêve (Rüya Sineması), et l’autreTélévision et Sacré (Televizyon Ve Kutsal). Il a traduit aussi des textesclassiques de la tradition soufie en turc moderne. Mais c’est surtout pourses romans qu’il est connu en Turquie. D’autre part, il est lu et connusurtout dans un milieu qui ne dédaigne pas la tradition musulmane etsoufie.

Sadık s’impose dans le panorama littéraire de la Turquie contempo-raine pour sa veine profondément ancrée dans la mystique. Ses romanss’inspirent souvent de la vie de soufis, ces mystiques musulmans, commeIbn ‘Arabî, Aziz Mahmud Hüdayi (Yakaza) grand auteur ottoman du

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XVIIe siècle (Anka : Phénix) et Said Nursi, charismatique de la fin del’Empire ottoman (Dem : Souffle).

Par son écriture, il essaie de décrire une façon de regarder la réalité,probablement à la manière soufie dans l’approche du vécu des hommeset des femmes. Certaines pages de ses écrits constituent de surprenantesméditations. Il suffit de se pencher sur les pages des récits intitulés Rien(Hiç) pour être surpris par la densité spirituelle et les paradoxes religieuxqui y sont celés. Un des textes de ce recueil, Halvet der Encümen, est lecommentaire moderne, dans le genre du très court récit – post-modernedirait-on – d’un des éléments fondamentaux de la confrérie Nakşbendî, laretraite dans le monde. Ce texte, vraiment essentiel, fait goûter le sensprofond de la solitude humaine comme façon moderne d’expérimenter laretraite et la fuite du monde. Retraite dans le monde est donc la solitudehumaine qui laisse place à une vision du monde plus profonde.

Parmi ces romans, celui qui a eu beaucoup de succès est intitulé « LeVoyageur  » (Gezgin) paru à Istanbul pour la première fois en 2004, etdepuis plusieurs fois réédité5. C’est en même temps le récit de la vie d’Ibn

‘Arabi ainsi qu’une réflexion sur la philosophie et la sagesse jalonnantl’œuvre de ce penseur musulman qui vécut au XIIIe siècle entre l’Occidentet l’Orient6.

Nous présentons ici pour la première fois la traduction française dutexte sur la retraite dans le monde qui fait partie d’un recueil dont le titreest « Rien » (Hiç), concept utilisé fréquemment par les soufis lorsqu’ilsveulent affirmer la réalité vaine du monde face à Dieu. Ce texte se proposed’initier à la fois tant à la complexité de cette littérature religieuse qu’auxdescriptions de situations humaines. Le personnage qui parle est unefemme probablement à la recherche d’un compagnon pour fonder unefamille. En effet, cette femme fuit plus la solitude et le poids de cettesolitude que le fait même d’être encore célibataire. La solitude qu’elle fuitest intérieure, incapable de reconnaître l’obéissance à la volonté de Dieu.

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5. Sadık Yalsızuçanlar, Gezgin, Istanbul, Timaş Yayınları, 4e éd., 2006, 256 p.6. La traduction du roman, par Alberto Fabio Ambrosio, paraîtra avec le

concours de l’agence turque pour la traduction (TEDA) aux éditions du Cerf.

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À la fin du court récit, c’est cette solitude qui revendique le mariage, levoisinage, la fraternité et, bien sûr, un homme avec qui rompre cettepesanteur. C’est la solitude qui la fait pleurer à chaudes larmes. Mais cettesolitude est l’échappatoire à être des vrais et fidèles serviteurs de Dieudans le monde. C’est seulement quand la solitude mal vécue abandonnel’idée de se marier pour se sauver de cet état solitaire, que la dimensionde l’homme est comprise. Le croyant musulman est avant tout un fidèlede la volonté de Dieu, il ne doit pas chercher à fuir sa condition qui peutcomporter la solitude.

Le dialogue initial est d’une profondeur inouïe. Il décrit de manièreadmirable la psychologie de la solitude et, surtout, du détachement faceau monde qui renvoie sans répit au brouhaha intérieur. La seule façon d’yéchapper est d’accepter la dimension humaine de la solitude etd’accueillir le statut de fidèle serviteur de Dieu.

La lecture du récit de Sadık Yalsızuçanlar peut être plus qu’uneconclusion ; une initiation à ce que signifie une littérature engagéereligieusement. La lecture, tant de ses romans que de ses aphorismes oucourts récits, est en quelque sorte une méditation spirituelle. La littératurequi voit le jour dans ce fragment d’histoire du peuple turc, répond à undésir de profondeur et de recherche d’une identité religieuse et de valeursauthentiquement spirituelles.

La retraite dans le monde (Halvet dar encümen)7

« À force de parler, mon brouhaha intérieur grandit », dit la Femme.« Et plus il grandit et plus tu parles », dit l’Homme.« À force de me mêler à la foule ma solitude augmente », dit la Femme.« Et plus tu es seule, plus tu t’y mêles », dit l’Homme.« À force de vivre, mes peines se reproduisent », dit la Femme.«  Et plus tes peines augmentent, plus tu as l’impression de vivre  », ditl’Homme.

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7. Sadık Yalsızuçanlar, Hiç I, 2003, p. 159.http://www.sadikyalsizucanlar.net/eskisite/turkce/ekitap.htm (version française par Alberto Fabio Ambrosio).

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« À force de me rapprocher de toi, je m’éloigne », dit la Femme.« Et plus tu t’éloignes, plus tu essaies de te rapprocher », dit l’Homme.« Ce brouhaha de la solitude… », murmura la Femme, « je ne peux plus lesupporter ».

« Plus tu le supportes et plus il s’épaissit », dit l’Homme.La Femme, embêtée, donna un coup d’œil par la fenêtre. Dans la rue,comme d’habitude, il y avait du tracas et de l’agitation. Elle regarda alorsdu côté des hurlements qui se levaient des vendeurs, des marchands debouteilles de gaz et des enfants. Elle regarda aussi l’impuissance desfeuilles à s’amalgamer avec le béton, aux résidus de construction et auxbarrières métalliques. Elle regarda une maman irritée qui houspillait sonfils, ensuite elle regarda la mauvaise tenue d’un employé qui s’empressaitde rejoindre le service de transport. Elle regarda aussi un grutier recueillidans sa prière rituelle récitée sur le sac de ciment couvert de neige. Etencore elle regarda marcher en silence un couple de personnes moyen-nement âgées. Elle regarda la peur inscrite sur le visage du soldat.

« À force de s’épaissir, il devient insupportable », dit-elle.Cette fois-ci, elle regarda l’intolérance de l’écoute de l’autre et la pesanteurdu discours.Elle regarda la terreur du chien nonchalant qui se promenait dans la rue. Ilsétaient comme dans la vitrine d’un magasin, prêts pour la vente. Commeun crieur, elle criait sa solitude. Elle implora le monsieur en disant : « vouspouvez trouver un serviteur meilleur que moi, mais moi, je ne peux pastrouver un homme meilleur que vous ».La solitude implorait le mariage, l’amitié, la famille et l’unité du voisinageet n’arrivait pas à retenir les larmes provoquées par le discours touchantson cœur. Elle abandonna l’idée de vendre son serviteur fidèle. •

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RÉSUMÉS DES ARTICLES

Les Bibles et le Coran. Jeux de miroirsJean-Louis Déclais

Une symétrie est-elle possible entre la Bible et le Coran? L’étude dupère Jean-Louis Déclais, exégète et prêtre à Oran, s’emploie à éclaircircette question délicate et complexe. Certes, le contenu doctrinal de cesdeux Textes fondateurs est apparenté, mais les différences sont plusinstructives que les ressemblances. La Bible est une réalité plurielle, tandisque le Coran est beaucoup plus homogène. Les cinq siècles qui s’écoulententre la constitution du canon biblique et la composition du Coran ne sontpas sans incidence sur la façon dont celui-ci se positionne par rapport à laBible. De plus, le statut linguistique diffère entre Bible et Coran, ainsi quela conception de l’histoire mise en œuvre dans l’un et l’autre cas. Êtreattentif à tout cela, c’est entrer dans un débat dont on aimerait quel’auteur précise ultérieurement les tenants et les aboutissants.

Études

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L’histoire peut-elle déterminer le christianisme authentique? Le débat Loisy-BlondelXavier Manzano

La question de la vérité des religions constitue aujourd’hui encore unenjeu important. Il importe notamment de savoir si les vérités religieusespeuvent se laisser interroger, voire même critiquer, par des données quileur seraient extérieures, sans perdre leur crédibilité. Au début duXXe siècle, le christianisme eut à surmonter un débat de cet ordre dans cequ’il est convenu d’appeler la « crise moderniste ». Appliqué à l’interpré-tation des Écritures et des dogmes, le débat a honoré la question de l’his-toire : forte de son autonomie scientifique, l’histoire peut-elle déterminerle christianisme authentique et esquisser un portrait du Christ Jésus sanstenir compte des définitions dogmatiques ni systématiquement leurporter atteinte? Le but de l’article est de rendre compte de l’échange decourriers entre le professeur d’exégèse biblique, érudit, écrivain,professeur d’histoire des religions au Collège de France Alfred Loisy (1857– 1940) et le philosophe Maurice Blondel (1861 – 1949).

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Xavier ManzanoISTR de Marseille.

L’HISTOIRE PEUT-ELLE DÉTERMINERLE CHRISTIANISME AUTHENTIQUE ?

Le débat Loisy-Blondel

Plus que jamais, la question de la vérité des religions constitue aujour-d’hui un enjeu particulièrement important. La globalisation des rapportsa entraîné, on le sait, la mise en contact d’aires culturelles et religieusesqui, jusque-là, semblaient vivre sur des planètes différentes tant ladistance qui les séparait était immense. C’est ce contexte nouveau quioblige aujourd’hui à reconsidérer la question. Plus particulièrement,certains événements récents où la religion était tout au moins invoquéeont posé avec acuité la question de savoir de quelle sorte de vérité cettedernière était porteuse et quels étaient les moyens de la discerner. En cesens, la possibilité même de l’interprétation des écritures considéréescomme les fondements des différentes religions revêt une importance quin’est plus simplement intellectuelle, c’est le moins qu’on puisse dire. Et ilimporte de savoir si les vérités religieuses peuvent se laisser interrogervoire même critiquer par d’autres données dont elles doivent reconnaîtrel’importance et, pourquoi pas, la pertinence pour rester crédibles.Répondre à de telles interrogations dépasserait bien entendu l’objet d’unarticle. Mais un regard vers le passé nous apprend que le christianisme,dans d’autres données culturelles dont nous sommes pourtant aujour-d’hui tributaires, a eu à surmonter au début du siècle dernier un débat decet ordre, notamment dans ce qu’il est convenu d’appeler la querellemoderniste. Sans doute, cette querelle et les contributions qu’elle suscitasont à même de pouvoir fournir quelque éclairage sur la situation actuelle.

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On le sait, la crise moderniste eut pour origine proche et lointaine ledésir de voir l’Église se rapprocher d’un monde intellectuel et scientifiquealors en complète mutation. Ce « désir de parler la même langue » que lemonde et de remédier aux dramatiques insuffisances du discours théolo-gique précédent posait à frais nouveaux l’éternelle question de larencontre de la foi et de la raison. La nouveauté résidait ici dans uneraison qui, forte de la tradition philosophique de la modernité, se posaiten juge souverain et prétendait à une autonomie absolue en tous lesdomaines : cette revendication d’autonomie et d’exploration globale duchamp du savoir s’exprimait dans une formalité scientifique qui finissaitpar affecter tous les domaines de connaissance. « La crise », expliqueJacques Gadille, « résultait de la confrontation entre la connaissancereligieuse et la représentation du monde, ou “philosophie de la nature”,née des plus récentes découvertes scientifiques. Elle opposait deux

“dispositions d’esprit”, celle qui se plaçait, à cet égard, sous la tutelle del’autorité ecclésiastique et celle qui revendiquait l’autonomie de lacritique historique, exégétique, philosophique, comme faisant un toutavec l’autonomie politique patiemment conquise sur cette mêmeautorité »1. Le débat, appliqué à l’interprétation des Écritures et desdogmes, se donnait donc de la manière suivante : l’histoire peut-elle, aunom de son autonomie scientifique, déterminer le christianisme authen-tique et esquisser un véritable portrait du Christ, sans nécessairementtenir compte des définitions dogmatiques et sans pourtant y attenter ?Dans cette querelle particulièrement passionnée où les extrémismesfurent de tous bords, la discussion entre Alfred Loisy et Maurice Blondelest particulièrement intéressante. Partant du problème méthodologiquede l’organisation des sciences, elle aura pour fruit, malgré son échec relatif,d’en déterminer l’usage quant aux objets de la foi et de poser un nouveaujalon pour une appréhension correcte des rapports entre foi et raison, etplus largement peut-être entre la vérité religieuse et la vérité d’autresdomaines.

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1. J. Gadille, « Face aux nouvelles sciences religieuses : le modernisme » dansHistoire du christianisme, t. XI, p. 455.

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1.  Le  cas  Loisy

Alfred Loisy est sans aucun doute le type même de ces prêtres univer-sitaires français du XXe siècle naissant, fascinés par le développement dessciences et désireux d’y adapter l’apologétique, dans un souci mission-naire incontestable.

Données biographiques

Né à Ambrières en 1857, d’une famille de paysans champenois, AlfredLoisy est ordonné prêtre en 1879, après de brillantes études à l’Institutcatholique de Paris. Il a été notamment l’élève du fameux Mgr LouisDuchesne, réputé pour ses travaux de critique historique des dévotions etdes légendes pieuses. Son intelligence et sa culture ont vivement impres-sionné le recteur de l’Institut, Mgr d’Hulst, qui, après l’avoir chargé del’enseignement de l’hébreu, lui confie dès 1881 la chaire d’Écriture Sainte.Il y déploie une activité remarquée, entreprenant un commentairebiblique systématique comprenant également l’étude de l’histoire d’Israëlet de l’historiographie de l’exégèse. Son enseignement séduit mais netarde pas à inquiéter quelques esprits. Son approche historique des textesbibliques l’amène à combattre le principe d’une inerrance absolue de laBible : cette inerrance doit être pour lui « coordonnée à l’infaillibilité del’Église qui l’interprète ». Cette constatation le met en butte à diversescritiques qui amènent les évêques protecteurs de l’Institut catholique deParis à lui retirer sa chaire en 1893.

En 1892, pour donner plus d’écho à ses cours controversés, Loisy avaitfondé une revue, L’Enseignement biblique, et c’est à cette tâche de vulgari-sation qu’il va, après sa révocation, consacrer son temps. « Érudit d’unevaleur peu commune en même temps qu’écrivain doué d’un remarquabletalent d’exposition, il avait mis à profit les loisirs de sa retraite forcée pour

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porter de plus en plus ses réflexions de l’exégèse technique vers desproblèmes généraux que pose l’Écriture, le sens de la vérité divine qui s’yexprime et la valeur de l’Église qui la conserve »2. Ce glissement d’intérêtse concrétise par la fondation en 1896 d’une nouvelle revue, la Revued’Histoire et de Littérature religieuse. Sa qualité scientifique entraînera lanomination de Loisy à l’École Pratique des Hautes Études en 1900.

La même année, Adolf Harnack publie son Essence du christianisme3 quiremporte un vif succès dans le protestantisme allemand et qui est traduiten français dès mai 1902. Cette publication suscite aussitôt la réaction deLoisy qui examine les thèses d’Harnack et tente d’y répondre dansL’Évangile et l’Église, publié en novembre 1902. L’ouvrage remporte unsuccès immédiat mais suscite de nombreuses réactions qui déterminentl’Archevêque de Paris, le Cardinal Richard de La Vergne, à le censurer le17 janvier 1903. C’est le début de l’affaire Loisy : plusieurs évêquesemboîtent le pas de l’Archevêque de Paris et interdisent la lecture du livredans leur diocèse. Des théologiens le critiquent vigoureusement tandisque d’autres prennent bruyamment parti pour lui. Loisy tente de clarifiersa position dans un nouvel ouvrage, intitulé Autour d’un petit livre, qu’ilpublie en octobre 1903. Cette mise au point ne suscitera en fait que denouveaux malentendus. Loisy ne reviendra plus en arrière, malgré sarelative bonne volonté au début. Ayant refusé de souscrire à l’encycliquePascendi, il est nominativement excommunié le 7 mars 1908. Élu à la chaired’histoire des religions au Collège de France, Loisy s’acheminera vers unereligiosité diffuse et mènera dès lors une vie retirée et studieuse, avant deprendre sa retraite en 1933. Il publie des Mémoires et meurt en 1940.

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2. Louis-Jacques Rogier, Roger Aubert, Michael-David Knowles (dir.), Nouvellehistoire de l’Église, t. V,. Paris, Éd. Seuil, 1975, p. 202.

3. Cet ouvrage rassemblait les seize leçons d’un cours qu’Harnack avait donnédurant le premier semestre 1899-1900 à l’Université de Berlin où il enseignaitl’histoire ecclésiastique.

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L’affaire Loisy

L’affaire Loisy marque un tournant dans la crise moderniste et, plusencore, dans la vie de ce prêtre. Cette affaire comprend trois momentsqu’il convient de brièvement retracer pour bien comprendre la position deLoisy.

L’Essence du Christianisme d’Adolf von Harnack

Nous le disions, c’est la parution en mai 1902 de la traduction françaisede Das Wesen des Christentums d’Adolf von Harnack qui sera finalement lacause de l’affaire Loisy. Ces seize conférences sont consacrées pour moitiéà l’Évangile lui-même et pour moitié à l’Évangile dans l’histoire. Harnack,fidèle à ses intuitions, opère ici une véritable césure entre l’événementrévélateur et les développements historiques auxquels il a donné lieu etdont Harnack se fait le contempteur acharné : « ainsi, d’emblée, se trouvemarquée une radicale discontinuité entre l’essence morale et ses expres-sions historiques ou, selon l’image qu’il affectionne, entre le noyau etl’écorce »4. C’est l’occasion pour lui d’opérer une critique vigoureuse ducatholicisme romain et c’est précisément ce point qui déterminera Loisy àréagir.

Harnack est un protestant libéral et son propos est une illustration dece courant de pensée. Il en a aussi toute l’ambiguïté. Héritier d’un certainpessimisme luthérien sur la nature humaine, il considère la philosophie etla théologie comme des intrusions nécessairement indues de la raisondans le domaine religieux : tout développement social ou dogmatique del’Évangile sera nécessairement considéré comme un affaiblissement dumessage, au mieux comme un mal nécessaire. Pour rejoindre l’Évangilepur qui s’adresse au seul homme intérieur, transcendant toute détermi-nation historique, il n’y a donc qu’un moyen : l’histoire. L’histoire sera lavoie par laquelle on pourra critiquer les développements historiques del’Évangile et tenter de retrouver ainsi l’Évangile intérieur. Harnack

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4. E. Poulat, Histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Tournai, Éd.Casterman, 1962, p. 46.

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assigne donc à l’histoire un rôle critique souverain, même s’il reconnaît lesinévitables limites d’une telle approche. Malgré son antirationalismereligieux, il donne à la critique historique religieuse toutes les apparencesd’une science inductive : « Dans l’inextricable confusion des jugementscontradictoires », explique Émile Poulat, « Harnack entend se garder detoute spéculation, apologétique ou philosophique, et se situer sur le strictterrain de l’histoire, à la fois comme science historique et commeexpérience acquise par l’histoire vécue »5. C’est donc par l’histoire queHarnack prétend indiquer, délimiter, en remontant le courant desdéveloppements contingents, l’Évangile transhistorique qui s’adresse àl’homme intérieur, au-delà des cultures et des événements.

La réponse de Loisy : L’Évangile et l’Église

Loisy réagit à la position que nous venons de décrire et qu’il qualifiede « profession de foi personnelle en forme d’aperçu historique »6. Il veutrépondre sur le même terrain, sans raisonner au niveau apologétique outhéologique pour lequel il a aussi peu de considération que son collègueallemand:

C’est en effet du point de vue de l’histoire que l’on a voulu se mettredans cette étude. On ne s’est nullement proposé d’écrire l’apologie ducatholicisme et du dogme traditionnel […]. On n’entend pas démontrer icini la vérité de l’Évangile ni celle du christianisme catholique mais on essaieseulement d’analyser et de définir le rapport qui les unit dans l’histoire.7

Pour Loisy, Harnack a défini l’essence du christianisme en une seulepensée : la foi en Dieu Père tel que révélé par Jésus. Cette réduction luisemble procéder d’une théorie théologique utilisant l’histoire à boncompte et non pas d’une conclusion historique vraie. Loisy axe sa critiquesur ce point mais en se montrant finalement d’un historicisme encore plusfort que son adversaire. Il entend relever toutes les insuffisances que laposition de Harnack présente au regard de l’histoire et défendre cette

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5. Op. cit., p. 49.6. A. Loisy, L’Évangile et l’Église, Paris, Éd. Picard, 1902, p. V.7. Op. cit., p. VII.

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dernière de toute utilisation. Loisy se montre donc fidèle à son idée del’autonomie absolue de la critique historique par laquelle il va finalement

« relativiser » le principe d’inerrance et d’inspiration divine des Écritures :

L’essence du christianisme ne peut être établie que sur une discussioncritique des textes évangéliques et en partant des textes les plus sûrs et lesplus clairs, non de ceux dont l’authenticité ou le sens peuvent être douteux.On irait contre les principes les plus élémentaires de la critique enéchafaudant une théorie générale du christianisme sur un petit nombre detextes médiocrement garantis et en négligeant la masse des textes incon-testés et leur signification très nette. Avec une telle méthode, on offrirait aupublic une synthèse doctrinale plus ou moins spécieuse mais non l’essencedu christianisme d’après l’Évangile (op. cit., p. XIX).

Il semble donc que Loisy veuille appliquer à l’Évangile et aux textesinspirés le feu d’une critique répondant à tous les critères scientifiquesmais décidant de manière autonome de leur autorité, indépendammentde leur inspiration. Sans remettre directement en cause les dogmes, Loisysemble appliquer ici une sorte de théorie de la double vérité : d’une part,la vérité historique obtenue par des méthodes critiques rigoureusementscientifiques et, d’autre part, une vérité dogmatique sur laquelle il entendne rien dire. C’est sur cette base que Loisy va donner à Harnack une leçonde rigueur scientifique, prenant en examen l’ensemble de l’Évangile et dela Tradition postérieure et donnant des conclusions ayant, malgré sesdénégations, une portée dogmatique. Son point de désaccord avec lethéologien protestant est, il est vrai, plus épistémologique que dogma-tique et il lui reproche finalement de ne pas concevoir le christianisme

« comme une semence qui a grandi, d’abord plante en puissance, puisplante réelle, identique à elle-même depuis le commencement de sonévolution jusqu’à son terme actuel, et depuis la racine jusqu’au sommetde la tige, mais plutôt comme un fruit mûr, ou plutôt avarié, qu’il fautpeler pour arriver jusqu’au noyau incorruptible »8. C’est donc au nom del’histoire et de son autonomie que Loisy prétend rectifier cette manière deprocéder et montrer que l’Église a été comme le développement néces-saire et conforme de l’Évangile.

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8. Op. cit., p. XXX.

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« Autour d’un petit livre »

Les réactions diverses suscitées par la publication de L’Évangile etl’Église et la censure dont l’ouvrage a été l’objet déterminent Loisy àpréciser ses positions. D’emblée, il aborde le problème de cette condam-nation en y adhérant de manière nuancée :

L’auteur condamnait bien volontiers tous les contresens que l’oncommettait sur son texte en prenant pour un système de doctrine théolo-gique ce qui était un modeste essai de construction historique. Il avaitutilisé les Évangiles comme documents d’histoire, selon les garanties queprésentent les divers éléments qui y sont entrés : il ne touchait pas audogme de l’inspiration biblique ni à l’autorité qui appartient à l’Église pourl’interprétation dogmatique de l’Écriture.9

Et il ajoute un peu plus loin : « Il (l’auteur) s’est borné à exposer l’étatet la signification des témoignages, s’occupant de ce qui est matière d’his-toire, réservant ce qui est matière de foi »10. Loisy revendique donc pourson écrit la liberté et le souci nécessaire de sincérité propre à tout travailscientifique digne de ce nom. Il déclare ainsi ne pas « regretter de n’avoirpas su mentir pour complaire à une autorité qui semblait ne voir que sondroit et ne pas soupçonner la situation faite à l’exégèse, à l’apologétique,à la théologie catholique, par les progrès de la science scripturaire et lemouvement général de la science moderne »11. L’argument d’autorité nepeut donc tout simplement pas s’appliquer à son ouvrage qui n’a qu’unevisée scientifique. Pour autant, dans ce travail, Loisy se conçoit commeprêtre et comme serviteur de la foi catholique. Il lui faut, en tant que tel,répondre aux exigences du monde intellectuel moderne : « Le progrès dela science pose en termes nouveaux le problème de Dieu. Le progrès del’histoire pose en des termes nouveaux le problème du Christ et leproblème de l’Église. C’est ce triple problème qui s’impose à la considé-ration des penseurs catholiques »12. Pour lui, la pensée catholique s’estisolée dans une sorte de bunker idéologique, dans une dogmatique d’ins-piration scolastique qui ne dit plus rien à personne et qui ne respecte en

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9. A. Loisy, Autour d’un petit livre, p. VIII.10. Op. cit., p. IX.11. Op. cit., p. XV.12. Op. cit., p. XXV.

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rien les critères de la scientificité moderne. C’est donc tout l’avenir ducatholicisme comme force de pensée qui est ici en jeu :

La plus sage des politiques, la plus généreuse sollicitude pour lesclasses populaires n’assureraient pas chez nous l’avenir du catholicisme, sile catholicisme qui, étant une religion, est d’abord une foi, se présentaitsous les apparences d’une doctrine et d’une discipline opposées au libreessor de l’esprit humain, déjà minées par la science, isolées et isolantes aumilieu du monde qui veut vivre, s’instruire et progresser en tout.13

C’est donc sous le strict aspect de la « science historique » et selon lescritères de la scientificité moderne que Loisy a voulu, sans entrer dans ladogmatique, répondre à la question suivante : « Étant donné ce qu’a étél’Évangile de Jésus, comment apprécier, au point de vue de l’histoire, ledéveloppement chrétien et catholique? »14. Force est de constater queLoisy est plus qu’ambigu dans les rapports qu’il instaure entre saméthode et ses conclusions. Déclarant ne pas vouloir se risquer dans ladogmatique, il prétend montrer pourtant, d’un point de vue strictementhistorique, que « l’Église a été réellement instituée par le Christ parcequ’elle n’est, en un sens très vrai, que l’Évangile continué et le royaumedes cieux réalisé »15. Mais, en même temps, il n’hésite pas à présenter sathèse historique comme une critique de la théologie dominante, qualifiéede « réponse toute faite » qui se trouve incompatible avec la « réalité del’histoire ». Et il se fait même plus précis lorsqu’il affirme : « Ce quiinquiète l’esprit de ces fidèles au sujet de l’Écriture, c’est l’impossibilité oùun homme, jugeant selon le sens commun, se trouve de concilier ce qu’onvoit que la Bible est comme livre et ce que nos théologies semblentaffirmer de sa vérité absolue et universelle »16.

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13. Op. cit., p. XXXV.14. Op. cit., p. XXV.15. Op. cit., p. XXVI-XXVII. Et il ajoute : « Toute l’institution ecclésiastique,

hiérarchie, dogme et culte, se justifiait, à l’égard de la continuité historique,comme un développement du service de l’Évangile et un accomplissement duroyaume céleste. Ainsi, l’Église n’est pas seulement la suite inévitable mais lasuite légitime de l’Évangile ». Voilà qui relativise la fameuse formule « LeChrist a annoncé le Royaume et c’est l’Église qui est venue » que l’on citegénéralement pour caractériser la thèse de Loisy.

16. Op. cit., p. XXIII.

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Au cœur même de cette ambiguïté, Loisy, malgré ses précautions et sesréserves, ne peut complètement dissimuler la portée finalement dogma-tique de son entreprise. L’histoire y apparaît comme une science conformeà la rationalité moderne que l’on pose à ce titre comme juge qualifié del’évolution des formulations dogmatiques et de ses concrétisations tradi-tionnelles. Elle est en mesure d’assigner à ces dernières leur degré devérité au regard de l’événement fondateur. Elle devient le juge de lathéologie.

2.  La  réponse  de  Blondel

Maurice Blondel, philosophe et catholique convaincu, est, tout autantque Loisy, inquiet de l’avenir de la pensée catholique et déconcerté par lesprétentions d’un certain scolasticisme décadent. Cette inquiétude et ledésir de voir les catholiques prendre leur place dans le concert intellectuelne l’empêchent pas de se montrer également critique à l’égard de la ratio-nalité moderne, notamment d’une forme de scientificité alors dominante.C’est donc avec un esprit équilibré et relativement conscient des dangersde toute position extrême, avec une charité aussi qu’il n’est pas interdit designaler, que Blondel va apporter sa contribution à la résolution de la crisemoderniste.

Données biographiques

Né à Dijon en 1861, d’une famille de juristes catholiques, MauriceBlondel manifeste très jeune un grand goût pour la philosophie et entreen 1881 à la prestigieuse École Normale Supérieure de Paris. Là, il est frappépar le rationalisme et l’indifférentisme religieux qui règnent et sa

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recherche s’oriente vers la question de la légitimité philosophique duproblème religieux. C’est tout le propos de sa fameuse thèse, intituléeL’Action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique etsoutenue le 7 juin 1893. À travers une critique phénoménologique etsystématique de l’action et de la connaissance humaine dans ses formesprincipales, il s’agit pour lui de parvenir à une dimension dépassant laraison vers laquelle cette dernière s’oriente pourtant. Cette thèse faitgrand bruit et vaut à son auteur des recensions plus ou moins heureusesqui le lancent d’emblée dans les grands débats de l’époque. Mais la thèsecontrarie aussi sa carrière universitaire : on ne lui donnera un poste demaître de conférences à l’Université de Lille qu’en 1895. Il est finalementnommé professeur à la Faculté des Lettres de l’Université d’Aix où ilpassera le reste de son existence. Ayant développé les conséquencesapologétiques de sa pensée philosophique dans sa Lettre sur les exigencesde la pensée contemporaine en matière apologétique (1896), il se heurte àcertains théologiens et se voit ainsi précipité dans la querelle moderniste.Le fruit de sa réflexion et de ses correspondances avec plusieurs intellec-tuels sur ce point sera l’article « Histoire et dogme » (1904). Par la suite,Blondel s’attachera à élargir de plus en plus les perspectives ouvertes parsa thèse de doctorat. Atteint de cécité, il est contraint de prendre saretraite en 1927 mais ne cesse pas pour autant son travail : il publie LaPensée (1934), L’être et les êtres (1935), L’action (1936-1937) et L’esprit chrétien(1946). Il mourra à Aix en 1949.

Le refus de l’apologétique scientifiqueet la critique des sciences

S’il est attentif, en bon philosophe, aux voix du monde, Blondel a su,dès le début de sa carrière intellectuelle, marquer ses distances avec larationalité scientifique et toute forme de positivisme. Ceci constituait àl’époque une position plus que courageuse dont il subit les conséquences.

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Dans sa thèse de doctorat, Blondel consacre un long chapitre auxinsuffisances épistémologiques et philosophiques de la science moderne.Cette « Première étape » de l’étude du « Phénomène de l’action » (IIIe

partie de la thèse) s’intitule « De l’intuition sensible à la sciencesubjective ». Il y traite notamment du statut épistémologique des sciencesexactes et des prétentions d’un certain positivisme. Pour Blondel,l’intuition sensible nous permet de concéder immédiatement qu’il y aquelque chose. En adhérant à cette intuition, « on a opté pour ce quelquechose qui est immédiatement senti, connu, désiré de tous, qui offre àl’activité humaine un champ immense, que le progrès même des sciencespositives ne permet plus guère, semble-t-il, de nier ou de craindre »17.Mais quel est ce quelque chose? La science positive, dans l’ordre de larationalité moderne, prétend avoir le pouvoir d’en épuiser le mystère,d’en proposer une explication définitive exclusivement naturelle et derendre ainsi inutile toute approche métaphysique du soi-disant être cachéque recélerait ce quelque chose. Blondel montre que cette prétention nefait droit ni à la chose ni au mouvement de l’esprit qui veut la connaître.En effet, l’intuition sensible de la chose révèle plus qu’elle-même: elle serapporte à un phénomène sensible et le mouvement même de la connais-sance cherchera toujours à atteindre ce phénomène à partir mais aussi au-delà de ce qui a été senti. Il y a donc dualité interne dans l’intuition : « […]dans ce qu’on voit et ce qu’on entend, à l’instant même où l’on sepersuade que l’impression sentie est l’absolue et complète réalité, oncherche autre chose que ce qu’on entend et ce qu’on voit »18. La rationalitéscientifique moderne ne tient pas assez compte de cette dualité premièrequi constitue pourtant la source de toute science : en voulant réduire laréalité à ce que nous sentons et ce que nous constatons, elle nie son pointde départ. Si la science prend ainsi sa méthode pour la solution, elle secondamne à ne plus subsister. Blondel propose donc d’utiliser les sciencespour ce qu’elles sont, des moyens propres à l’action humaine de décrire(sciences d’observation) et de déterminer (sciences exactes) tout enorientant vers un indéterminé, « objet d’une science nouvelle, proprementsubjective ou philosophique »19. Sans avoir le devoir ni même la possi-

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17. M. Blondel, L’Action (1893), Paris, Éd. P.U.F., 1993, p. 43.18. Op. cit., p. 46.19. Op. cit., p. 51.

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bilité d’étudier cet indéterminé subjectif, les sciences servent à en dessinerla limite et c’est en lui comme en leur fin qu’elles trouvent leur « cohésionintime ». Ainsi, Blondel articule de manière originale le plan proprementscientifique et le plan métaphysique à l’égard de l’objet perçu.

Blondel saura tirer les conséquences d’une telle épistémologie,esquissée ici à trop grands traits, quant à l’apologétique. Dans sa Lettre surles exigences de la pensée contemporaine en matière d’apologétique, il dira toutson mépris d’une apologétique basée sur les sciences positives, dès lorsqu’on les considère comme « l’expression de la réalité absolue » et quel’on « s’efforce de les concilier avec les opinions philosophiques ou lescroyances intimes »20. Sans nier le « rapport foncier » que les sciencesentretiennent avec les « questions vitales »21, Blondel n’hésite pas àaffirmer qu’« il n’y a pas plus accord ou conflit possible entre les scienceset la métaphysique qu’il n’y a rencontre entre deux lignes tracées dans desplans différents ». Dans la même Lettre, Blondel aborde la question plusépineuse encore de l’apologétique historique (but que se proposait Loisy)où l’on « écarte d’une part les objections du rationalisme contre le surna-turel » et où l’on « considère d’autre part le christianisme comme un faithistorique auquel on applique toutes les règles de la critique du témoi-gnage »22 : entre le possible dessiné par la partie négative de cette apolo-gétique (sur laquelle Loisy ne se penchera pas) et le réel décrit par lapartie positive, Blondel déclare ne pas voir le lien véritablement rationnelet philosophique qui peut s’instaurer de manière concluante pour la foi.Bref, l’apologétique historique se démontre incapable, malgré sa relativevaleur, de mettre en rapport la réalité avec son éventuel arrière-fondmétaphysique qui, dans le cas précis du christianisme, est de l’ordre de laseule foi.

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20. M. Blondel, Lettre sur les exigences de la pensée contemporaine en matière d’apolo-gétique, Paris, Éd. P.U.F., 1956, p. 10.

21. Op. cit., p. 11.22. Op. cit., p. 12.

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3.  La  correspondance  Blondel-­‐Loisy

Blondel a suivi avec intérêt l’évolution de l’affaire Loisy, parl’entremise de son ami et ancien condisciple à l’École Normale, l’abbéJohannès Wehrlé, vicaire à Saint-Philippe-du-Roule à Paris, avec lequel ilentretient une correspondance suivie. L’abbé Wehrlé a découvertL’Évangile et l’Église avec enthousiasme et a fait part de son admiration àson ami23 : il a accepté les réserves dogmatiques de Loisy et prendl’ouvrage pour un propos exclusivement historique. Blondel est d’embléeplus circonspect. Il apprécie l’entreprise de Loisy mais demeure méfiantquant à la certitude de la méthode et des conclusions de l’historien. Ils’ouvre de ses difficultés à Wehrlé24 qui finit par modérer son enthou-siasme et par accueillir les objections de Blondel. Mais Wehrlé veut ensavoir plus et entame une correspondance avec Loisy, afin de le déter-miner à dissiper les équivoques. Il lui écrit notamment : « Si c’est vraimentvotre christologie que nous donnent les chapitres du Royaume des cieuxet du Fils de Dieu, je la crois erronée et incompatible avec les donnéesthéologiques les plus fermes, les plus constantes, les plus immuables del’Église »25. Loisy répond à Wehrlé :

Vous êtes infiniment mieux renseigné que moi sur ma « christologie ».Il n’y a dans mes deux premiers chapitres que ce qui apparaît à l’historien.Donc pas de christologie. Ma christologie est celle de l’Église ; mais j’ajou-terai que je crois cette christologie susceptible d’explication. […] Je ne suisqu’un pauvre déchiffreur de textes et la philosophie n’est pas mon fait.Que les philosophes m’apportent leurs lumières !26

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23. Cf. lettre du 5 décembre 1902 dans R. Marlé, Au cœur de la crise moderniste, Paris,Éd. Aubier-Montaigne, 1960, p. 48.

24. Cf. lettre du 10 décembre 1902 dans op. cit., p. 49 : « Je crains que plusieurslecteurs ne soupçonnent une christologie occulte chez l’abbé Loisy, une chris-tologie qui laisserait le Christ Lui-même ignorant, comme l’Église, de ce qu’ilprépare et de ce qu’il récoltera ».

25. Op. cit., p. 71.26. Op. cit., p. 72.

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Wehrlé décide de le prendre au mot et s’adresse pour cela à Blondel.Pour éviter de se poser en donneur de leçons, ce dernier préfère adresserune lettre à Wehrlé, lettre qui rassemblera ses objections et que l’on pourratransmettre à Loisy. C’est le début d’une correspondance brève maisintense : lettre du 11 février 1903 de Loisy à Blondel, du 15 février deBlondel à Loisy, du 22 février de Loisy à Blondel, du 27 février de Blondelà Loisy, du 2 mars de Loisy à Blondel et du 7 mars de Blondel à Loisy.

Le 6 février 1903, Blondel adresse à Wehrlé la lettre désirée. Il ydistingue trois groupes de remarques et d’objections que lui suggèrel’ouvrage de Loisy : sur « l’objet précis de son livre », sur « la méthodequ’il emploie là et ailleurs », sur « la nature et la portée de ses conclu-sions ». Tout le débat entretenu entre les deux hommes portera sur cestrois éléments. En fait, en les distinguant, Blondel met en discussion toutle processus intellectuel de Loisy : son point de départ, la validité métho-dologique de l’enquête et les conclusions qui en sont tributaires.

Le point de départ de l’enquête historique de Loisy

Blondel n’entend pas contester l’opportunité de la réaction de Loisyaux développements d’Harnack qui lui semblent dériver d’une « méthodeencore idéaliste et statique » menant à des « conclusions doctrinaires etscolastiques »27. Mais il remarque, dès sa lettre du 6 février, que Loisy n’apas suffisamment précisé son objet d’étude et, par conséquent, son pointde départ : veut-il explorer en historien utilisant en tant que tel l’Évangile

« la conscience qu’ont eue du fait chrétien les auteurs du NouveauTestament » afin de montrer que l’Église est bien le fruit de l’Évangile, oubien entend-il étudier directement la conscience que le Christ Lui-même aeue de sa propre mission? En posant cette question, Blondel met enévidence l’ambiguïté fondamentale de l’ouvrage de Loisy. En effet, si c’estla première voie qu’emprunte Loisy, on peut certainement accepter sa

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27. Op. cit., p. 73.

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thèse sur le fond mais cela voudra également dire qu’il utilise uneméthode non pas historique mais fondée sur la métaphysique spinoziste :il postule que l’Église a subi, « à chaque tournant de l’histoire, […] unefatalité unique et exclusive, sous la pression des circonstances »28. Blondelprécise encore : « […] c’est substituer à l’idée chrétienne de dévelop-pement à partir d’un germe qui s’adapte à tout et s’assimile organi-quement les aliments les plus variés, l’idée panthéistique d’évolution,c’est-à-dire l’idée de modifications résultant de la puissance plastique del’univers et imposées du dehors ». Par ailleurs, Loisy fera d’un portraitindirect le moyen d’accès à la personne du Christ : ce faisant, il adopteraun point de vue rationaliste, partant non de la réalité mais de ce qui s’enest vu et compris, considérant cela comme suffisant. Pour éviter ce danger,Loisy serait donc obligé de recourir à la seconde possibilité esquissée parBlondel, à savoir partir de la conscience même du Christ, afin de dégagerun développement véritablement intrinsèque entre l’Évangile et l’Église.Mais, dans ce cas, la méthode purement historique et la critique textuellede Loisy se révèlent complètement impuissantes à nous fournir, sans unquelconque parti-pris, des éléments réellement probants.

Dans sa réponse du 11 février, Loisy tient ses positions, retenant enhistorien que les Synoptiques nous fournissent, au contraire de saint Jean,un portrait authentique de Jésus et qu’il s’agit de l’unique source dontnous disposions au niveau historique pour répondre à toutes lesquestions. Il récuse l’accusation de spinozisme, sans plus préciser, etadmet que la science historique ne saurait prétendre à l’infaillibilité. Enfait, Loisy se déclare peu intéressé par la question de la conscience deJésus, difficilement afférable d’un point de vue historique : cela lui sembleune question « fort accessoire »29. Blondel, dans sa réponse du 15 février,se récrie : cette question est peut-être accessoire ou même inexistante d’unpoint de vue historique, il n’en reste pas moins qu’au regard de la foi, elledemeure le « centre de gravité de la christologie actuelle et l’âme de lapiété et de la mystique »30. Blondel plaide donc pour un réalisme spirituelet un abord global du problème, sans les artifices d’une étanchéité rigou-

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28. Op. cit., p. 74.29. Op. cit., p. 84.30. Op. cit., p. 89.

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reuse des questions. Loisy devrait donc prendre acte des données duproblème tel qu’il se présente. Dans sa réponse du 22 février, Loisy a biensenti la marque propre de la philosophie de Blondel dans cette objectionet lui en fait plaisamment la remarque :

Si je voulais être un peu méchant, je vous dirais que vous me reprochezsurtout de n’avoir pas mis votre philosophie dans mon histoire et jepourrais m’excuser par plusieurs bonnes raisons, dont la meilleure est quevotre philosophie est encore, en grande partie, inédite, tandis que monhistoire, hélas, n’est que trop publiée.31

Et il continue de reprocher à Blondel de discourir sur des questions quinous restent inaccessibles rationellement, bien qu’il ne soit pas interdit deles rejoindre par la foi. Il ne cesse en fait de développer sur ce point uneconception complètement extrinséciste entre les données de la foi et lesdonnées historiques. Il ne convaincra jamais Blondel, et pour cause.

La valeur méthodologique de l’enquête

Les difficultés quant au point de départ de Loisy posent cette questioncentrale et principale de la valeur méthodologique de son enquête histo-rique. Traitant les Évangiles en pur historien et selon les règles de lacritique scientifique, Loisy a cru pouvoir discerner dans les Synoptiquesun portrait historiquement plus authentique que celui du IVe Évangile,qui ne lui semble fournir aucun indice valable pour l’historien32. C’estdonc à partir des seuls Synoptiques que Loisy, en pur historien, va tenterde décrire la personne du Christ, de manière à pouvoir juger des dévelop-pements ultérieurs.

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31. Op. cit., p. 96.32. Les récentes découvertes archéologiques et les progrès de l’exégèse ont aujour-

d’hui fait justice de telles conclusions.

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Blondel remarque immédiatement les faiblesses philosophiques etépistémologiques que comporte cette option. Dans se lettre du 6 février, ildéveloppe ses objections. Dans sa tentative d’agir en pur historien, Loisyse montre plus scolastique qu’il n’y paraît en postulant une étanchéitéquasi-absolue des sciences. Or, l’histoire ne peut se détacher de lamétaphysique puisqu’elle cherche plus à comprendre qu’à décrire le faitqu’elle étudie : c’est d’autant plus vrai lorsque l’on se penche sur lapersonne du Christ et l’extension de son œuvre dans l’Église. Loisy, dansson attitude de doute méthodique, a-t-il le droit de se dispenser de lamétaphysique et de la théologie dès lors qu’il prétend étudier une histoiredes faits chrétiens dont « le critérium […] se trouve dans une idéeimmanente et peut-être transcendante à toute la série »33. Cet exclusivisme

« tendra à tout faire rentrer dans le déterminisme brut de la nature et àboucler sous prétexte de rigueur scientifique, l’humanité, le Christ,l’Église dans l’autarkeia d’un prétendu positivisme »34. Blondel conclutque « le doute méthodique n’est tel que s’il est provisoire et fictif »35 : eneffet, un extrinsécisme absolu entre histoire et métaphysique (et, enl’occurrence, la théologie) n’est qu’« une attitude fausse, mauvaise etruineuse ». C’est à une attitude scientifique globale, telle qu’il a pu ladécrire dans L’Action, qu’en appelle Blondel : or, celle-ci « doit impérieu-sement nous conduire, par la médiation des problèmes philosophiques,aux problèmes christologique et théologique ».

Sur cette question fondamentale, on sent que Loisy n’est pas sur sonterrain et ses réponses à Blondel se ressentent de cette faiblesse. Dans salettre du 11 février, il déclare n’avoir voulu développer qu’une « apologiehistorique de la religion » et se cantonner à son rôle d’historien. Mais il setrahit déjà lorsqu’il ajoute : « Il ne me semble pas que mon livre impliquela négation d’aucun dogme: il implique seulement la nécessité de révisertout l’enseignement théologique au point de vue de l’histoire pour lerendre positivement plus vrai et, au point de vue philosophique, pour lerendre théoriquement plus intelligible »36 : phrase qui constitue aussi une

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33. Op. cit., p. 75.34. Op. cit., p. 76.35. Op. cit., p. 77.36. Op. cit., p. 85.

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timide offre de collaboration avec Blondel. Cette ambition, qu’il appelle la« folie de sa vie », ne vise selon lui qu’à éviter un « théologisme » a prioriqui brise l’autonomie de la critique. Le 15 février, Blondel prend acte dece dessein avec respect mais aussi avec une pointe d’ironie : « Quoi qu’ilreste de votre œuvre, votre espoir de contribuer à une apologie historiquede la religion ne sera pas vain. Mais on n’en pourra sainement juger que,peut-être, vers le XXVe siècle ! »37. Blondel refuse, lui aussi, le « théolo-gisme » a priori et il a toujours dit que l’attitude scientifique ne rejoignaitles sciences de l’indéterminé qu’au terme de son investigation. Encorefaut-il que l’apologie historique proposée par Loisy soit conforme à cetordre et ne devienne pas un positivisme de plus, à savoir un « histori-cisme »38. Il précise ainsi sa pensée :

L’histoire, dans le ressort précis de sa compétence et de son autonomie,n’a point à discerner le surnaturel en tant que tel. Même si, par hypothèse,un fait, immanent à la série des faits, est transcendant à la série, l’historienne pourra comme historien atteindre et juger que cette immanence dans ledéterminisme humain. Mais, l’historien n’échappant pas à la nécessitéd’être homme et de métaphysiquer (sic), ni peut-être au devoir d’êtrechrétien, se posent inévitablement à lui des questions finales surl’humanité, sur le christianisme » (dans op. cit., p. 90).

Dans ce mouvement général de la pensée, l’histoire devra donc recon-naître qu’elle ne « peut discerner la réalité ou l’irréalité des objets de lafoi », de même que la philosophie « ne peut en montrer la possibilité oul’impossibilité » : « […] rien, absolument rien, ne nous autorise à opposeraux prétentions de la foi une fin de non-recevoir ». L’historicisme de Loisyprétend faire du « portrait » des Synoptiques la seule réalité, opposée àl’interprétation mystique que saint Jean ferait du même Jésus. Laconclusion est simple :

Prétendre qu’une interprétation métaphysique est exclusive d’unevérité historique, c’est marquer qu’on attribue à l’histoire une suffisancemétaphysique qui en ferait une ontologie et même un matérialisme ; carc’est la borner à l’aspect extérieur en paraissant croire que l’intimité desâmes n’est pas ce qui fait et engendre l’histoire vraie.39

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37. Op. cit., p. 87.38. Op. cit., p. 90.39. Op. cit., p. 96.

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Dans sa lettre du 22 février, Loisy campe sur ses positions et réfute leréalisme « catholique » de Blondel : « […] autre chose est de déterminer laphysionomie historique du Christ et autre chose de le définir et de le jugerdu point de vue de la foi »40. Il refuse de sortir de ce que Blondel a puqualifier de « monisme idéaliste », en prétendant ne pas s’introduire dansle domaine théologique. Pour lui, la chose est simple : « […] puisque lamétaphysique de la christologie est absente de l’Évangile historique, l’his-torien ne peut l’y mettre »41. Il précise :

Ce qui est sorti de l’Évangile nous révèle la puissance infinie qui étaitdans l’œuvre de Jésus mais la détermination de la forme initiale et concrètede cette œuvre ne peut se faire que par les textes qui reflètent immédia-tement l’enseignement et l’action du Sauveur.

La critique historique est donc pour lui l’unique critère permettant dediscerner les sources sur lesquelles elle prétendra s’exercer : encore unefois, il refuse l’approche globale de l’événement fondateur présent totussimul ubique en chaque réalisation historique que lui propose Blondel.

Dans sa lettre du 27 février, Blondel déclare admettre la distinctionentre jugement historique et jugement théologique quant à la personne duChrist. Mais il se refuse à considérer que l’approche historique puisse êtrel’unique base du jugement théologique. Et cette réserve le pousse à mettreen cause tout ce que Loisy peut en tirer quant à l’usage des Synoptiquesnotamment : car l’Église n’est pas née d’un portrait, si historique soit-il,mais de l’action et de la conscience de son fondateur, que nous livre aussisûrement le IVe Évangile. Pour Blondel, Loisy s’est démontré en faitincapable de justifier, au regard de la science elle-même, la légitimité desa méthode purement historique. En bref, il semble qu’il n’ait pu dissiperl’ambiguïté méthodologique que relevait Blondel : « l’autonomie de l’his-toire n’est plus seulement une méthode, c’est une doctrine et une doctrinequi supplante toutes les autres »42.

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40. Op. cit., p. 97.41. Op. cit., p. 98.42. Op. cit., p. 92.

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L’irréductible ambiguïté des conclusions de Loisy

Les difficultés du point de départ de Loisy et de sa méthode historiquene pouvaient qu’affecter les conclusions auxquelles il parvient. Dès le6 février, Blondel a pu noter que les réserves dogmatiques formelles deLoisy demeurent largement insuffisantes pour la bonne intelligence deson propos. On a vu qu’en voulant n’être qu’historien sans réfuter direc-tement les conclusions proprement dogmatiques, Loisy applique unesorte de double vérité à l’unique personne du Christ. En fait, si elles nedébouchent pas sur l’interrogation christologique, les conclusions deLoisy sont tout à fait inutiles.

C’est ainsi que la question de la conscience du Christ ne va pas cesserde parcourir la correspondance qu’échangent les deux hommes. Blondeltient que la méthode historiciste de Loisy fait finalement de l’histoire uncritère capable de nous donner un accès direct à l’œuvre et à la consciencedu Christ : ce faisant, par la science historique et à partir d’un portraitindirect qu’il croit pouvoir trouver dans les seuls Synoptiques, il apportedes conclusions qu’il ne voudrait qu’historiques mais dont la portéedogmatique n’est pourtant pas niable. Loisy n’ignore pas ces difficultésmais les résoud avec inconséquence. Comme le remarque Blondel, parlantde ce problème de la conscience de Jésus, « tantôt vous paraissez laréserver comme inaccessible à l’histoire, […] tantôt vous paraissez latrancher dans le sens d’une humanisation plus complète ou pour ainsidire exclusive de Jésus »43. Les conclusions de Loisy face à cette réalitéfondamentale de la conscience de Jésus se ressentiront en effet de cetteoscillation. Et tout ce qu’il pourra en déduire au niveau de l’Église et deses institutions, mises en rapport avec la conscience de leur fondateur,portera la marque de cette ambiguïté.

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43. Op. cit., p. 89.

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Conclusion

La dernière lettre de Blondel, datée du 7 mars, demeurera sans réponse.Et les deux hommes poursuivront des routes bien différentes. Il ne semblepas que Loisy tiendra beaucoup compte des objections de Blondel dansAutour d’un petit livre, publié quelques mois plus tard. Mais on ne peutnier qu’il finira par lui donner raison dans la préface à la cinquièmeédition de L’Évangile et l’Église, publiée en 1914, où le professeur duCollège de France n’a plus les mêmes prudences que le prêtre savant de1903 : « L’exposé critique ruinait incontestablement les doctrines absoluesdu catholicisme officiel ». Il reconnaissait par là que sa critique historiqueobéissait à une formalité positiviste de pensée et qu’elle prétendait àl’autosuffisance de ses conclusions.

Blondel fera son profit de cette controverse et la conclura d’unecertaine manière dans le fameux article « Histoire et dogme », publié dansLa Quinzaine en 1904. Sans aborder l’épineuse question doctrinale poséepar la crise de l’exégèse moderne, il se cantonne à l’aspect méthodolo-gique en tentant de discerner une via media entre historicisme et extrinsé-cisme scolastique. Pour Blondel, seule la médiation de la Tradition quitransporte au cours de l’histoire la puissance même de la Révélationtranshistorique permettra d’éviter toutes les réductions du « théologisme »a priori et du positivisme historique, tout en permettant de rendre comptede la notion de développement chrétien.

Que retenir aujourd’hui de ce débat? Nous le disions au début de cepropos, la vérité religieuse, aujourd’hui comme hier, pose question. Leproblème majeur semble résider dans la « surdité » des domaines decompétence. Il est impossible pour la théologie de se contenter d’une affir-mation autonome de son propre contenu, sous peine de devenir un

« ghetto » de certitudes n’ayant plus aucune validité au regard de laconscience humaine. Si elle suivait cette route, son discours courrait vitele risque de devenir une manière de « chant en langues », peut-être utilepour celui qui proclame, mais certainement pas au-delà de lui-même.

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D’autre part, une science, asservie à une formalité de conscience positi-viste, ne peut que dégénérer en « autisme » intellectuel, restreignant sanscesse davantage le champ des interrogations humaines légitimes,l’ampleur de la culture, la portée de ses conclusions quant au monde et àl’homme. En plaidant pour la médiation si particulière de la Tradition,Maurice Blondel nous invite à ouvrir largement le champ de la scienti-ficité et à prendre le chemin d’un dialogue épistémologique. Ce dialogue,en permettant de développer un véritable art herméneutique, fait droit àla profondeur du sujet humain qui s’interroge. Il fait droit aussi à sonunité. Ce dialogue épistémologique des sciences, mais aussi des cultureset des religions, ne vise-t-il pas finalement à cette vérité dynamique selonlaquelle « l’homme outrepasse infiniment l’homme »? Cette vérité àmanifester, à la constitution de laquelle contribuent chacunes pour leurpart les sciences, les religions et les cultures, en pointant sur la limitationdes ordres de pensée et leur nécessaire collaboration, est capable de fairese rencontrer le prophétisme des religions, la rigueur des sciences,l’ampleur des cultures. Ceci n’est pas sans nous rappeler ce qu’écrivait ily a quelques années Joseph Ratzinger :

Qu’est-ce qui peut relier les cultures les unes aux autres sans en faire unassemblage artificiel mais faire au contraire de leur rencontre une sourcede fécondation et de purification intérieures? Le médiateur capable de lesconduire les unes vers les autres ne peut être que la vérité commune surl’homme, dans laquelle la vérité sur Dieu et sur la réalité dans sonensemble est toujours en jeu.44 •

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44. J. Ratzinger, Vérité, foi, tolérance, Paris, Éd. Parole et Silence, 2002, p. 67.

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Jean-Louis DéclaisCentre diocésain d’Oran.

LES BIBLES ET LE CORANJEUX DE MIROIRS

Il est tout naturel d’établir une symétrie entre la Bible et le Coran, etbeaucoup de publications ne s’en privent pas1. Ce sont deux livresreligieux fondamentaux, apparus dans la même région du monde, leProche Orient. Leur contenu est apparenté. Ils parlent d’un Dieu créateurdu monde et juge de l’humanité ; ils mettent en scène les mêmes person-nages : le premier couple humain au paradis, Noé le rescapé du déluge,Abraham et ses fils, Moïse qui entraîne les siens hors d’Égypte, le roiDavid et son fils Salomon, Jésus le fils de Marie… Les communautés quis’y réfèrent les qualifient de livres sacrés, inspirés, célestes. C’est pourquoiles musulmans disent volontiers que judaïsme, christianisme et islam sontdes « religions du Livre », prolongeant ainsi le Coran qui appelait les juifset les chrétiens ahl al-kitâb, « ceux qui détiennent le Livre ».

Mais il s’agit d’une symétrie superficielle et peut-être trompeuse.D’ailleurs, dans les comparaisons, les différences sont souvent plusinstructives que les ressemblances ; ce sont elles qui font ressortirl’identité de chacun. Plutôt que de regarder avec vénération deux livresfermés, on se demandera d’où ils viennent, ce qu’ils contiennent etcomment ils sont organisés.

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1. Au mot Bible, le Petit Robert note ce quatrième sens : « Par analogie, ouvragefaisant autorité. Voir Coran ».

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1.  Un  singulier  abusif

La Bible et le Coran… Un tel énoncé apparaîtrait vite déséquilibré etles phrases qu’on essaierait d’écrire seraient souvent en porte-à-faux.C’est la faute d’un singulier intempestif. Il n’est pas juste en effet de direla Bible. Certes, dans leur communauté, les fidèles en reçoivent une. Maissur le marché de l’édition, ils ont le choix entre plusieurs : il y a la Biblejuive et il y a celle des chrétiens, pour laquelle il faut parfois préciser s’ils’agit d’une édition catholique ou protestante. Or il n’est pas indifférentde savoir si la Bible dont on parle ne comprend que des ouvragesantérieurs à l’an 150 avant notre ère écrits en hébreu ou si elle inclut aussiquelques textes grecs issus du judaïsme alexandrin et d’autres oùs’expriment des auteurs chrétiens. Chacun parle de la Bible qu’il connaîtle mieux. À charge pour lui de ne pas oublier celle des autres2.

De plus, juive ou chrétienne, chaque Bible est une réalité plurielle, unecollection de livres plutôt qu’un livre. Le Dictionnaire latin-français desauteurs chrétiens ignore le mot Biblia, un mot que les Pères de l’Églisen’utilisaient donc pas. Mais on y trouve biblion, un mot que les latinsavaient emprunté au grec et qui signifie « livre, livret ». On le rencontredans les pages grecques de la Bible : «  les autres livres de nos Pères  »(Prologue du Siracide), «  les livres saints qui sont entre nos mains  »(1M 12,9), « le biblion du prophète Isaïe » (Lc 4,17), « en venant, rapporteles livres (ta biblia) » (2Tm 4,13).

Ainsi, un biblion, c’est un des livres qui forment la Bible, laquelle estdonc une collection de biblia3 (les mots neutres ont leur pluriel en –a).

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2. Les Actes de Pionios montrent que cet intellectuel chrétien, martyr à Smyrne en250/251, connaissait plusieurs Bibles et leur accordait la même crédibilité. Cf.M.-F. Baslez, «  Entre juifs et chrétiens, lectures de la Bible à Smyrne auIIIe siècle », dans Ph. Abadie (dir.), Mémoires d’Écriture. Hommage à Pierre Gibert,Bruxelles, Lessius, 2006, p. 153-171.

3. Même chose avec le mot « Écriture », graphè. Au singulier, c’est un passagebiblique précis (Lc 4,21 ; Jn 7,38) ; au pluriel, c’est la Bible dans son ensemble(Mt 21,42 ; Rm 1,2…).

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Comment le pluriel neutre ta biblia est-il devenu le féminin singulierBiblia ? Deux causes ont joué :

– Comme les rouleaux étaient des objets peu maniables, on devait enutiliser beaucoup. Le grand rouleau d’Isaïe retrouvé à Qumrân mesure7m34 de long ; il n’était pas question d’écrire Jérémie et Ezéchiel à lasuite dans le même rouleau. Pour écrire la Loi de Moïse, il fallait cinqrouleaux, d’où son nom grec de Pentateuque (penta, « cinq » ; teukhos,

«  jarre, enveloppe contenant les rouleaux  »). L’ensemble de la Biblejuive exigeait plus de vingt-cinq rouleaux. Dans les premiers siècles denotre ère, la technique du codex remplaça celle du rouleau (volumen) ; ils’agit de feuilles ou de cahiers reliés comme nos livres actuels ; c’estbeaucoup plus maniable ; on peut écrire sur les deux côtés de chaquefeuille4. Désormais, tous les textes bibliques pouvaient tenir ensemble ;les biblia devenaient un seul objet, une Bible.

– D’autre part, les lecteurs juifs et chrétiens étaient convaincus que,malgré leur diversité, tous les écrits qui faisaient partie de leur canonscripturaire constituaient un ensemble cohérent, à l’intérieur duquelles pages se répondaient les unes aux autres selon des règles que lesprédicateurs de la Synagogue et de l’Église s’appliquaient à découvrir(cf. Lc 24,44-45).

En revanche, si le mot Bible n’est pas biblique, le mot Qur’ân est biencoranique. Il apparaît soixante-dix fois dans le Coran, parfois avec lavaleur d’un nom commun signifiant «  lecture, proclamation  » (parex. 17,78 ; 75,17), mais souvent avec celle d’un nom propre désignant unLivre sacré qui prend place à la suite de la Tora et de l’Évangile, autrementdit de la Bible des juifs et de celle des chrétiens.

En conclusion, les écrivains bibliques (les poètes des Psaumes, lessages auteurs de Job et de Qohélet, etc.) ne savaient pas que leur travailcontribuait à la formation d’une « Bible ». Mais ceux qui travaillaient aux

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4. Cf. J. Gribomont, « Les plus anciennes traductions latines », dans J. Fontaine –Ch. Pietri (dir.), Le monde latin antique et la Bible, coll. « Bible de tous les temps »,Paris, Beauchesne, 1985, p. 45.

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sourates avaient conscience de produire un « Coran », composé certes denombreuses sourates indépendantes les unes des autres (elles ne sont pasdes chapitres qu’il faudrait lire à la suite), mais présenté d’emblée commeun objet unifié5.

Il y a là une différence significative, qui nous amène à examiner quelrapport la Bible et le Coran entretiennent chacun pour leur part avec letemps, au double sens de la durée et de la date :

– Combien de temps a-t-il fallu pour composer respectivement les Bibleset le Coran?

– Que s’est-il passé pendant la période qui sépare la canonisation de laBible et la publication du Coran?

2.  Le  temps  de  l’écriture

La tradition synagogale attribuait chaque livre biblique à des écrivainsfaisant autorité. À Moïse, la Tora ; à David, les Psaumes ; à Salomon, lesécrits de sagesse ; à chaque prophète, le livre qui porte son nom; à Esdraset Néhémie, l’histoire de la reconstruction de Jérusalem. Le temps del’écriture couvre alors huit siècles, de Moïse (env.  XIIIe s.) à Néhémie(Ve s.). La critique historique a quelque peu modifié le schéma: le grandmoment de l’écriture et du rassemblement des textes, c’est la période decrise et de reconstruction qui va du VIIe au Ve siècle ; mais on a conservédes textes qui datent, sinon de l’époque salomonienne comme on le

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5. Certes plusieurs arrangements du Coran ont circulé avant qu’un texte soitimposé par les autorités ; mais les auteurs de ces codex concurrents (Ibn Mas‘ûd,Ubayy, Abû Mûsâ) avaient bien l’intention de présenter ce qui était pourchacun d’eux le «  Coran  ». Cf. A.-L. de Prémare, Aux origines du Coran.Questions d’hier, approches d’aujourd’hui, Paris, Téraèdre, 2004, p. 76-77.

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pensait naguère, du moins du VIIIe siècle avec les oracles d’Amos, d’Oséeet d’Isaïe ; et l’écriture s’est poursuivie jusqu’à la crise de l’hellénisme(années 160) avec le livre de Daniel. Il s’agit donc d’un processus quis’étend sur plus d’un demi-millénaire pour la Bible juive et de presque unmillénaire pour la Bible chrétienne.

La tradition musulmane estime que les sourates du Coran contiennentles oracles prononcés par Mohammed pendant une vingtaine d’années,entre 610 et 632, puis rassemblés et mis en forme par les soins des califesOmar et Othmân. Là aussi, le travail de l’historien modifie les affirma-tions confessionnelles : la rédaction du texte coranique s’est poursuiviependant quelques décennies après la mort de Mohammed. Mais, «  onpeut considérer que, sous ‘Abd-al-Malik (685-705), le texte de référence duCoran est établi pour l’essentiel »6.

Il importe de donner tout son poids à cette constatation : la Bible est lefruit d’un travail qui s’est prolongé pendant des siècles alors que le Corana été composé en un laps de temps beaucoup plus resserré. Ce n’est passeulement une donnée chronologique ; cela dit quelque chose sur lanature de chaque recueil.

Dans la Bible, on perçoit quelque chose qui germe lentement, qui secherche un chemin, qui revient et qui repart ; d’un livre à l’autre, les textesse répondent et parfois n’hésitent pas à se contester, ce qui ne manquerapas de déconcerter certains lecteurs comme on va le voir. « Voilà pourquoile texte biblique se trouve en attente d’un lecteur qui soit partant pour unetraversée du sens. Non pas comprise comme une spiritualisation quicontourne la lettre historique, mais comme une vraie traversée qui selaisse porter jusqu’au point de fuite du récit »7.

Le Coran n’interpelle pas son auditoire de la même manière. Certes, ony trouve des différences de style (les sourates longues classées au début

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6. A-L. de Prémare, « Les textes musulmans dans leur environnement », Arabica,2000, p. 391.

7. A.-M. Pelletier, « Petit plaidoyer pour une exégèse de la durée  », dans Ph.Abadie, op. cit., p. 95.

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ne ressemblent pas aux sourates brèves de la fin), des différences desituation (l’exégèse traditionnelle s’attache par exemple à distinguer cequi aurait été prononcé à La Mecque avant 622 et à Médine après l’hégire),des différences de statut juridique (les juristes font valoir qu’un versetpeut en abroger un autre supposé antérieur). Mais le message est toujoursle même: Dieu est unique, il est le créateur de l’univers et le juge del’humanité – qu’il soit transmis par Noé, Houd, Sâlih, Moïse ouMohammed, en sorte qu’on a pu parler d’un monoprophétisme de l’islam.

3.  Cinq  siècles  qui  ont  compté

On connaît la légende des Sept Dormants. Née en Orient, elle a étéconnue en Occident (cf. la chapelle de Vieux-Marché près de Saint-Brieuc)et elle est entrée dans le Coran (18,9-26). Pour fuir la persécution de Dèce,des jeunes se sont réfugiés dans une grotte près d’Éphèse et ilss’endorment ; au réveil, l’un d’eux va prudemment à la ville pour acheterde quoi manger. Surprise ! Tout est changé, sa monnaie n’a plus cours, laville est devenue chrétienne, les églises ont poussé sur les ruines destemples. Leur sommeil avait duré plus d’un siècle et le monde avaitchangé pendant ce temps-là.

De la même manière, pendant les cinq siècles qui s’écoulent entre laconstitution du canon des Bibles juive et chrétienne et la naissance del’islam, le monde a profondément changé. Politiquement, l’empire romaina basculé vers l’Orient, Constantinople est devenue la nouvelle Rome.

Au Ier siècle, le judaïsme était une diaspora dont le particularisme étaitreconnu et qui affirmait son identité en se tournant vers Jérusalem.Maintenant, l’esplanade du Temple est depuis longtemps un terrainvague et le judaïsme s’est reconstitué comme un réseau de synagogues etd’écoles dans lesquelles on ne se lasse pas de lire et de commenter. Enplus de la Bible, le judaïsme possède maintenant toute une littérature qui

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fait autorité. La Bible a été traduite et paraphrasée en araméen (targums),enrichie de commentaires à visée juridique ou narrative (midrash). Lajurisprudence communautaire a été codifiée (mishna), puis commentée(les talmuds). On le voit, ce que le judaïsme aimait appeler la « Loi orale »est devenu un immense corpus écrit qui était déjà en place à la naissancede l’islam et qu’il est donc utile de pratiquer quelque peu si on veut situerle texte coranique dans son environnement culturel.

Séparées du judaïsme, les communautés chrétiennes n’avaient pasd’existence légale. En quelques siècles, elles ont obligé les autoritésimpériales à accorder au christianisme le statut de religion permise (313) ;en 391, avec Théodose, il devient religion d’État. Du point de vue socialau moins, être chrétien ne signifie pas la même chose en 95 et en 400.

À l’occasion de crises internes dont certaines ont laissé des tracesdurables dans la situation des Églises au VIIe siècle et, éventuellement,dans le texte du Coran, le christianisme a précisé ses positions théolo-giques. On pense en particulier à la crise christologique des IVe etVe siècles. Quel en était l’enjeu? Il ne s’agissait pas de savoir si le Christpouvait être dit « Fils de Dieu » ou non ; ce titre lui est donné dans leNouveau Testament, il était donc acceptable par tous. Mais où situer ceFils dans l’échelle des êtres? Au sommet de la création, comme lapremière des créatures? Ou bien avec le Créateur, faisant un seul être aveclui? En bref, créé ou incréé? Autrement dit, Dieu entre-t-il lui-même encommunication avec l’humanité? Ou bien lui envoie-t-il un messager, fût-ce la plus noble des créatures?

Ce n’est pas ici le lieu de raconter les tenants et aboutissants de cettecrise. Retenons ceci qui concerne notre sujet :

– elle a obligé l’Église à préciser sa pensée et son langage concernant larelation entre Dieu et l’homme, tout ce qu’évoquent les mots de Trinitéet d’incarnation ; au VIIe siècle, c’est devenu une affaire ancienne, maisle texte coranique reprend les mots des antiques querelles trinitaires etchristologiques (cf. 4,171 ; 5,17.73), parfois de façon étrange comme en5,116 où on évoque une triade divine qui serait composée de Dieu, dumessie et de sa mère.

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– Elle a provoqué des schismes qui se sont durablement installés enOrient où des orthodoxies rivales ont chacune leur territoire et leursfidèles ; le Coran ne manque pas de relever le fait (3,19 ; 5,14 ; 42,14) etil adjure la communauté musulmane de préserver son unité (3,103-105 ; 30,32).

– L’islam connaîtra une crise analogue au IXe siècle. Tous les musulmansaffirmaient que le Coran est « parole de Dieu », mais quel sens fallait-il donner à ces mots? Pour les uns, le texte coranique est apparu aucours du temps, il fait partie des réalités créées ; il est dit parole deDieu en ce sens que Dieu l’a créé directement, à la différence d’autresparoles qui sont œuvres des hommes. Pour les autres, il est manifes-tation dans le temps de la Parole incréée et éternelle de Dieu. Lescalifes abbassides voulurent d’abord imposer la première positionavant d’officialiser la seconde. « Non pas créé  » : dans la théologiechrétienne, cela concerne la figure du Christ ; dans la théologiemusulmane, cela s’applique au texte du Coran. Là encore, Bible etCoran n’occupent pas des positions symétriques. Le rôle que joue leChrist chez les uns (à savoir la révélation parfaite de Dieu) est tenu parle Coran chez les autres8.

4.  Aux  marges  de  l’orthodoxie

L’étiquette générale «  littérature apocryphe » recouvre de nombreuxécrits, divers par le style et la provenance. Édités et traduits depuislongtemps9, ils sont à la disposition de ceux qui s’intéressent aux chosesdu passé. À l’époque, ils faisaient partie de la culture vivante et alimen-

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8. J.-L. Déclais, « Le Coran : une parole créée ou incréée? » dans La figure de laSagesse, Proverbes 8 (Cahiers Évangile Supplément, n° 120, Le Cerf, 2002, p. 32-34).

9. La dernière édition en français est celle de la Pléiade, Écrits apocryphes chrétiens,t. I (1997), t. II (2005).

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taient les débats d’actualité à l’intérieur ou aux franges de l’Église,léguant des idées et des images à la mémoire des générations suivantes.C’est ainsi que le miracle des oiseaux attribué à Jésus par quelquesévangiles apocryphes est mentionné par le Coran (3,49 ; 5,110) au mêmetitre que les miracles de guérison connus par les évangiles canoniques.

Signalons ici une littérature peut-être moins connue, encore que faciled’accès, le roman pseudo-clémentin10. Elle montre comment pouvaientréagir des lecteurs embarrassés par la complexité des textes bibliques etelle a émis des idées qui circulaient encore au moment de la naissance del’islam.

Clément est une personnalité de l’Église de Rome qui vécut à la fin duIer siècle et dont on conserve une lettre adressée aux chrétiens de Corinthe.Au IIIe siècle, un auteur judéo-chrétien fit de lui le héros d’un véritableroman: déçu par la philosophie, le jeune Clément, qui par ailleurs a perdutoute sa famille, part à la recherche de la vérité ; à Césarée, il rencontrel’apôtre Pierre qui passe de ville en ville pour réfuter Simon, figure dufaux prophète et père de toutes les hérésies (cf. Ac 8,9) ; il reçoit ainsi sonenseignement et, chemin faisant, il retrouvera les membres de sa famille.Le roman nous est parvenu sous deux formes : en grec sous le nomd’Homélies, en latin sous le nom de Reconnaissances.

Clément raconte comment Pierre l’a alerté sur le problème des«  fausses péricopes  », c’est-à-dire des passages introduits dans le textebiblique par des scribes malintentionnés. Sont ici visés les anthropomor-phismes qui parlent de Dieu à la façon humaine, lui attribuant designorances, des faiblesses, des soucis, des passions, ainsi que les récits quicalomnient les «  justes » en parlant par exemple du péché d’Adam, del’ivresse de Noé, de la polygamie d’Abraham et de Jacob, du meurtrecommis par Moïse. Ces passages, dit Pierre, ont été interpolés sousl’influence du Mauvais ; les âmes droites ne se laissent pas égarer, car ellessuivent l’enseignement du Vrai Prophète dont Pierre est l’interprète ;Simon se base sur ce genre de textes pour répandre ses erreurs, mais

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10. Écrits apocryphes chrétiens, II, 1173-2003.

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Pierre ne peut pas reconnaître publiquement devant lui que ce sont destextes inauthentiques, cela ruinerait totalement la confiance du peupledans la Bible ; il doit donc agir avec prudence et traiter les textes commeun changeur compétent qui sait distinguer la monnaie authentique et lafausse11.

La figure du Vrai Prophète dont il est ici question constitue un avatardes prophètes bibliques. Il s’agit d’un personnage qui traverse les sièclessous des noms différents (il est successivement Adam, Noé, Abraham,Moïse et enfin Jésus) pour rappeler inlassablement la même doctrinetoujours oubliée : le Dieu unique, créateur et juge au dernier Jour. Nousretrouvons ici ce que nous disions plus haut. Constituée sur une longuepériode, la Bible présente des matériaux et des points de vue divers,situation inconfortable pour celui qui cherche un enseignement catégo-rique, une doctrine clairement élaborée, le résumé d’un catéchisme. Avantd’ouvrir les Écritures, les auteurs du roman clémentin savent ce qu’ilsveulent trouver ; pris dans l’urgence de la controverse avec les

« simoniens », ils n’ont peut-être ni le temps ni le goût de s’embarquer pourune longue traversée à la quête du sens.

Ce sont des idées du IIIe siècle, exprimées d’abord en grec. Mais lesHomélies furent traduites en syriaque et se sont donc répandues dans lechristianisme oriental. Jugées sévèrement par les représentants de l’ortho-doxie, ces idées étaient disponibles dans la culture religieuse de l’époque.Elles ont trouvé place dans l’islam qui fait de la chaîne des prophètes unélément essentiel de son système religieux (Coran 2,136) et qui soupçonneles Écritures antérieures d’avoir été altérées (5,13 ; 7,162).

On comprend ainsi que les textes bibliques et le Coran ne sont pascontemporains. Ils n’appartiennent pas vraiment au même monde. À lescomparer sans tenir compte des cinq siècles qui les séparent, on risque demettre en place de fausses symétries et de multiplier les à-peu-près.

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11. Sur tout cela, cf. ibid., p. 1269-1285.

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5.  Quand  le  Coran  parle  de  la  Bible

Au début de notre ère, des textes chrétiens s’ajoutèrent aux Écrituresjuives pour former la Bible chrétienne. Au VIIe siècle, la diffusion duCoran ne reproduira pas la même situation. En effet, le Coran ne s’ajoutepas aux Écritures antérieures, il les remplace. Mais il les connaît et il enparle.

L’inverse n’est évidemment pas possible. Pour des raisons chronolo-giques, les textes bibliques ne pouvaient pas parler du livre de l’islam.Certes, des juifs et des chrétiens auront l’occasion de dire ce qu’ils enpensent, mais leurs positions ne font pas partie des Écritures fondatrices,elles appartiennent à l’histoire et font l’objet d’autres chapitres de ce livre.

Comment l’islam s’est-il très vite positionné par rapport à la Bible?Dans l’abondante littérature des hadiths, on trouve l’histoire suivante12.C’est Abdallah ibn Thâbit, un compagnon de Mohammed, qui raconte :

Omar ibn al-Khattâb13 vint trouver le prophète et lui dit : « Envoyé deDieu, je suis allé chez un de mes frères des Quraydha14 et il m’a écrit despassages de la Tora. Veux-tu que je te les montre?  » Alors, continueAbdallah, le visage de l’Envoyé de Dieu changea et je dis à Omar : « Vois-tu le visage de l’Envoyé de Dieu?  » Omar dit alors : « Dieu nous suffitcomme Seigneur, l’islam comme religion et Mohammed comme envoyé ».Le prophète retrouva son calme et dit : « Par Celui qui tient ma vie en samain, si Moïse revenait parmi vous, que vous le suiviez et que vousm’abandonniez, vous seriez dans l’erreur. Vous êtes ma part parmi lesnations, et je suis votre part parmi les prophètes ».

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12. Rapportée dans Ibn Hanbal, Musnad, III, 470-471.13. Le futur deuxième calife.14. Une des trois tribus juives de Médine, dans laquelle Omar s’était fait un allié.

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Une variante de ce hadith donne la conclusion suivante : « Par Celui quitient ma vie en sa main, si Moïse était vivant, il ne pourrait que mesuivre ! »

Selon d’autres récits, Omar a bien retenu la leçon. Il est devenu califeet des musulmans lui apportent l’un le livre biblique de Daniel copié àSuse (Perse), d’autres des morceaux choisis de la Bible recopiés chez desjuifs de Hims (Syrie). Le calife réagit avec la plus grande sévérité ;l’homme de Suse doit effacer son Daniel avec de l’eau bouillante ; les gensde Hims partent penauds enfouir leurs pages bibliques dans un trou :

« Par Dieu ! nous n’en écrirons jamais plus ! »15.

De tels récits disent que les premiers musulmans étaient curieux de laBible, c’est-à-dire du discours religieux en place dans les pays d’Orient oùils installaient leur pouvoir ; ils éprouvaient pour elle une certaineattirance. L’islam était une institution nouvelle, ne pouvait-il profiter dece qu’il trouvait chez les autres? Mais c’était une tentation, il fallait savoiry résister et ces récits avaient bien pour fonction de vacciner lesmusulmans contre cette curiosité. «  Mohammed nous suffit commeprophète  ». Ces choses se disaient au moment de la mise en place duCoran. Il est bon de les avoir en tête en feuilletant les pages de celui-ci.

Le Coran a plusieurs mots pour désigner les Écritures qui l’ontprécédé. On ne se demandera pas lesquels sont les plus anciens, leclassement chronologique des sourates étant chose très aléatoire. Mais onpeut remarquer que certains sont assez vagues et d’autres plus précis.

Plusieurs fois16, des opposants récusent le message de l’islam, spécia-lement l’annonce de la résurrection, en disant : « Tout cela, c’était déjàdans les “Textes des anciens” (asâtîr al-awwalîn) », désignation vague quipeut viser aussi bien la Bible que toute la littérature apocryphe, particu-lièrement prolixe en matière d’eschatologie. En protestant contre les diresde ces opposants, le Coran affirme du même coup qu’il n’est pas la simpleredite de textes connus, mais une véritable nouveauté.

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15. Cité par Ibn Kathîr, Commentaire (sourate 12, début).16. 6,25 ; 8,31 ; 16,24 ; 23,83 ;15,5 ; 27,68 ; 46,17 ; 68,15 ; 83,13.

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Ailleurs, on parle de « pages » ou «  livrets » (suhuf) : les « premierslivrets » (20,133), les « livrets d’Abraham et de Moïse » (53,36 ; 87,18-19).Livrets d’Abraham ne peut guère renvoyer à la Bible, mais plutôt àquelqu’apocryphe comme le Testament d’Abraham ou l’Apocalypsed’Abraham17.

Il y a aussi zabûr (pluriel zubur). Au singulier, le mot désigne lesPsaumes de David (4,163 ; 17,55) et la sourate 21 (v. 105) cite même expli-citement un passage du Ps 37 (v. 29) : « Mes serviteurs justes hériteront dupays ». Au pluriel, le mot ne désigne pas un texte précis, mais les Écrituresanciennes en général (26,196 ; 54,43), éventuellement associées aux « expli-cations claires » (bayyinât) qui les accompagnaient (16,44) et à un « Livrelumineux » (3,184 ; 35,25).

En d’autres passages, on reconnaît un vocabulaire directement issu dela tradition biblique : la Tora, l’Injîl (=évangile) et même le Furqân qui, en2,53 et 21,48, désigne probablement la Mishna qui, disait-on, «  faisait ladifférence » (farq) entre les juifs et les autres utilisateurs de la Bible.

Les mots sont parfois groupés (Tora et Injîl ; Livre et Furqân ; Livre,Sagesse, Tora et Injîl), comme si le texte voulait refléter la pluralité desÉcritures. Une fois (9,111), Tora, Injîl et Coran forment une série qui, avecun bel ensemble, promet le paradis aux combattants de la foi. Mais on neretrouve pas l’articulation fondamentale de la Bible juive en Tora,Prophètes et Écrits18 (serait-ce que faire des livres « prophétiques » unepartie seulement des Écritures n’a pas de sens en islam, tout livre saintdevant être entièrement révélé à un prophète?) – ni celle de la Biblechrétienne en Ancien et Nouveau Testaments (parler d’Évangile au

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17. Cf. Écrits intertestamentaires, La Pléiade, 1987, p. 1655 et 1687.18. On a parfois cru déceler en 45,16 un écho de cette division tripartite de la Bible

juive : « Nous avons donné aux Israélites le Livre, le Hukm et la Prophétie » (cf.aussi 3,79 ; 6,89), en supposant que Livre désignerait seulement le Pentateuque(Tora), que Hukm équivaudrait à hikma (sagesse) et ferait allusion aux écrits desagesse et que Prophétie renverrait aux recueils prophétiques. Si écho il y a,c’est un écho déformé ; l’ordre des trois parties n’est pas respecté ; les motshukm et prophétie s’appliquent moins à des écrits qu’à des fonctions, celle dupouvoir et de l’intelligence (hukm) et celle du charisme prophétique.

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singulier, c’est ignorer la réalité du Nouveau Testament, le réduire et lemutiler, car les livrets évangéliques sont quatre et les autres écrits aposto-liques sont tout aussi essentiels).

Bible juive, Bible chrétienne, sans oublier la littérature marginale desapocryphes, il y avait là une complexité difficile à maîtriser pour desnouveaux venus ; et finalement, une catégorie singulière va englober toutce pluriel, celle de ahl al-kitâb, les « Gens qui ont une Écriture », souventtraduite les « Gens du Livre ». L’expression revient une trentaine de foisdans le Coran.

Dans les églises et les monastères, les synagogues et les écoles,l’Écriture est omniprésente, source de la prière, de l’art et de la théologie,prétexte à débats et à controverses. En face, tout au long du Ier siècle del’islam, une autre Écriture est mise en place, un autre «  lectionnaire  »(qeryanâ en syriaque, qur’ân en arabe) destiné à nourrir la prière desmusulmans et à fournir un langage à leur foi. Dans ce Coran, que dit-ondes anciennes Écritures qui sont là depuis longtemps et qui se présententà la fois comme des modèles et comme des concurrentes? En gros, on peutformuler les cinq propositions suivantes :

– La Tora et l’Évangile viennent de Dieu qui les a « fait descendre » surMoïse et sur Jésus (3,3), ce sont donc de bons textes, ils indiquent auxhommes une bonne « direction » (3,3 ; 6,91).

– Chacun correspond à un moment de l’histoire. La Tora a été donnée àMoïse, l’Évangile à Jésus. Avant eux, il y avait Abraham qui fut uncroyant authentique sans suivre ni Moïse ni Jésus, sans être ni juif nichrétien. Ceux qui, comme Mohammed et les siens, entendent seréférer directement à lui ne dépendent pas de la Bible des juifs et deschrétiens (3,65-71).

– Tora, Évangile, Coran : dans cette séquence, le suivant confirme leprécédent et le précédent annonce le suivant. Jésus confirme la Tora(3,50 ; 61,6) ; le Coran confirme ce qui l’a précédé (3,3). La Tora etl’Évangile annoncent la venue du «  prophète issu du paganisme  »(7,157), Jésus prédit l’avènement du prophète nommé Ahmed (61,6).

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– La Tora et l’Évangile devraient être la source effective du droit chez lesjuifs et les chrétiens (5,43-47) ; mais ceux-ci n’ont pas été fidèles (5,66-68). Posséder de tels livres et ne pas les mettre en pratique, c’estressembler à l’âne du bibliothécaire qui porte pour son maître destrésors dont il ignore la valeur (62,5).

– Mal observés, peut-être aussi mal conservés, mal compris, mal lus…De tels soupçons apparaissent en plusieurs endroits19. On a là un échodes discussions qui pouvaient opposer les premiers musulmans auxjuifs et aux chrétiens, discussions qui portaient sur le texte et surl’interprétation du texte et qui donneront lieu à l’accusation de falsifi-cation des Écritures. De ce fait, le Coran ne vient pas seulementconfirmer les Écritures antérieures, il les contrôle et les corrige : « Nousavons fait descendre sur toi le Livre vrai, qui confirme le Livre qui étaitavant lui et qui le contrôle » (5,48).

Il ne s’agit pas d’un exposé systématique qu’on trouverait tel queldans le Coran. Celui-ci n’est pas un catéchisme qui fournirait un ensei-gnement organisé avec des chapitres successifs sur Dieu, la création, laBible, etc. Ce sont des affirmations ponctuelles, émises dans des situationsdiverses. Elles continuent de nourrir ce qui se dit habituellement en islamà propos de la Bible.

6.  La  langue  des  Écritures

«  Descente venant du [Dieu] Clément et Miséricordieux, Livre auxversets bien distincts pour être un Coran arabe à l’usage de gens quisavent, contenant des bonnes nouvelles et des mises en garde ». Au débutde la sourate 41, ces mots sonnent comme un titre. Une dizaine de fois, leCoran affirme son arabité ; et il ne s’agit pas d’un fait accidentel, mais d’un

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19. 2,78-79 ; 3,78 ; 4,46 ; 5,13. 41 ; 6,91.

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élément essentiel de son identité ; non seulement il est en arabe, mais il ditqu’il l’est et qu’il veut l’être.

Le statut linguistique de la Bible est différent. Elle est d’abord enhébreu, mais elle a intégré quelques pages en araméen ; les juifsd’Alexandrie y ont ajouté quelques ouvrages grecs dont les chrétiens onthérité, et ceux-ci ont leurs livres propres en grec.

Si la communauté a un projet missionnaire universel, ou si elle setrouve en situation de diaspora, le problème de la traduction se poseinévitablement.

Le judaïsme a rencontré ce problème très tôt. Vers 400 avant J.-C., lorsde la promulgation solennelle de la Tora par Esdras (Né 8), les lecteurslévites sont en même temps des traducteurs, selon la lecture traditionnellede Né 8,8. Dès cette époque, «  la Tora était donc déjà traduite », dit leTalmud20 ; il s’agit là des targums, c’est-à-dire des traductions en araméenqui accompagnaient la lecture biblique à la synagogue quand la pratiquede l’hébreu diminua. Page étonnante qui célèbre à la fois la promulgationet la traduction de la Tora. Puis vers 250, il y eut la traduction en grec, ditedes Septante, soit à la demande du roi Ptolémée II ou de son bibliothécaire,soit à celle de la communauté juive d’Alexandrie plus à l’aise en grecqu’en hébreu. L’événement fut accueilli d’abord avec joie. «  Japhethabitera dans les tentes de Sem », disait la bénédiction de Noé (Gn 9,27)et Bar Qappara (env. 200 après J.-C.) en déduisait : « Que les mots de laTora soient prononcés dans la langue de Japhet [=le grec] au milieu destentes de Sem! » Avec leur liberté habituelle, les rabbins exprimaient lesuns leur réticence (« Qui a révélé mes secrets à l’humanité? » reprocheune voix céleste), les autres leur satisfaction («  Sans la traduction, jen’aurais pas compris ce passage », dit R. Joseph à propos de Za 12,11)21.

Le christianisme s’est installé d’emblée dans la traduction, ce qu’ex-prime bien le récit de la Pentecôte. S’étant développé surtout dans unmonde hellénisé, il n’a même pas conservé les premiers recueils évangé-

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20. b.Meg 2b.21. Genèse Rabba 36,8.

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liques écrits dans la langue de Jésus. Et l’entreprise de traduction ne s’estjamais arrêtée, avec un va-et-vient continuel entre une fidélité littérale à lalangue source et une certaine adaptation aux langues cibles et à leurculture. Le concile Vatican II a réaffirmé la nécessité de ce travail : l’Église

« se préoccupe que des versions valables et exactes soient écrites en deslangues diverses, surtout à partir des textes originaux des Livres saints »(Dei Verbum, 22).

Il n’en va pas de même pour le Coran. Certes, il a été traduit etcontinue de l’être en de nombreuses langues, d’autant plus que la grandemajorité des musulmans ne sont pas des Arabes. Mais alors, ce n’est plusle Coran, mais un « essai d’interprétation du Coran inimitable ». Au débutdu XXe siècle, Rachid Rida publia dans le Commentaire du Manâr la fatwaqu’un cheikh d’al-Azhar édicta en riposte à des articles publiés dans lejournal du Caire, al-Ahram. En voici la conclusion :

Une traduction littérale du Coran est impossible, car il en résulterait denombreuses corruptions du texte. Véritable crime contre l’islam et contreses fidèles, elle est prohibée. Il n’est pas permis de donner à une traductionle nom de Coran ou de Livre de Dieu, ni d’en rien attribuer à Dieu endisant : Dieu s’est exprimé ainsi. Car le Livre de Dieu, son Coran, est arabedans son texte définitif… Quant à la traduction suivant le sens, qui consis-terait en un commentaire de ce qui a besoin d’être commenté, et cela dansune autre langue, elle n’est pas interdite ; il suffit qu’on y respecte lesexigences de la Loi religieuse.22

Au début de l’islam, les auteurs des récits biographiques surMohammed connaissaient le récit de la Pentecôte chrétienne et prenaientconsciemment leurs distances. Quand Mohammed envoya ses compa-gnons diffuser son message dans le monde entier, disent-ils, il leurdemanda de ne pas se diviser comme l’avaient fait les chrétiens. Etpourquoi leur division ? C’est que Jésus avait demandé à Dieu de leur

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22. Trad. A. Ferré, cf. J. Jomier, Le commentaire coranique du Manâr, Paris,Maisonneuve et Cie, 1954, p. 338-347.

23. Cf. J.-L. Déclais, « La mission musulmane et le miracle des langues », dans Lerécit de la Pentecôte (Cahiers Évangile, Supplément n° 124, 2003, p. 65-68).

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faciliter la tâche et « le lendemain, chacun d’eux parla dans la langue dupeuple auquel il était destiné »23.

7.  Le  contenu  des  Écritures

Textes religieux, la Bible et le Coran parlent évidemment de Dieu, deson projet sur le monde et sur l’humanité, de l’attitude de l’homme vis-à-vis de lui. Mais ce n’est pas sous la forme d’un enseignement systéma-tique, distribué pédagogiquement selon des chapitres progressifs.

La Bible rassemble des textes très variés : codes de lois et réflexions desagesse, prières et oracles prophétiques, de vastes chroniques historiques,mais aussi un chant d’amour et du courrier communautaire. Ce qui faitleur unité, c’est la communauté qui les reçoit et les lit ; elle y déchiffre sonhistoire et y découvre son identité, elle y cherche les motifs et les mots desa foi et de son espérance, les fondements de ses institutions et de sesrègles de vie.

De par les circonstances de sa rédaction, le Coran apparaît plushomogène. On y rencontre cependant plusieurs genres littéraires : desoracles brefs et des hymnes, des récitatifs d’instruction et des évocationsnarratives, des passages législatifs, des textes de combat et despolémiques24.

Mais un genre est absent, et c’est une absence éloquente : la chroniquehistorique. On peut dire que l’histoire est la colonne vertébrale de la Bible ;elle a voulu raconter une suite d’événements, classés suivant une chrono-logie précise depuis la création du monde jusqu’à la ruine de Jérusalem,puis jusqu’à la refondation de celle-ci après l’Exil ou bien encore jusqu’à

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24. Cf. A.-L. de Prémare, Aux origines du Coran, op. cit., p. 37-45.

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l’apparition des premières communautés chrétiennes, en passant par Noé,Abraham, Moïse, David, etc. Les recueils des prophètes sont eux-mêmessitués dans cette chaîne historique. Certes, cette chronique n’est pas lereflet exact des événements ; l’histoire, et surtout la préhistoire, estsouvent reconstruite, spécialement pour toute la période qui précède laformation d’un État israélite. Mais l’essentiel, c’est la volonté de raconterune histoire qui se déroule dans le temps, qui prend du temps, et donc lapossibilité de s’interroger sans cesse sur le sens de cette histoire.

Le Coran connaît les personnages de l’histoire biblique. Mais il se jouede la chronologie. Ainsi, la sourate 21 énumère Abraham, Loth, Noé,David et Salomon, Job, Ismaël, Idriss (=Hénoch), Jonas, Zakarie ; lasourate 26 : Moïse, Abraham, Noé, Houd, Salih, Loth, Chou‘aïb. Ce nesont pas des récits, mais des rappels et des allusions qui viennent illustrerles thèmes d’une prédication intemporelle : le salut dont bénéficienttoujours les messagers de Dieu, ou les châtiments qui s’abattent inévita-blement sur les peuples désobéissants (cf. 21,11). « Tu ne trouveras pas dechangement dans la coutume de Dieu », dit le Coran (33,62). Le tragiquebiblique naît du constat inverse : « Je le dis, mon mal vient de là : la droitedu Très Haut a changé ! » (Ps 77,11).

Passer en revue la façon dont le Coran réécrit les pages de la Bibledépasserait les limites de ce texte. D’autant plus qu’il faudrait aussientendre les premiers musulmans raconter les Histoires des Prophètes(leur texte est toujours accessible). Un simple exemple suffira : le Coranfait souvent allusion au début de la Genèse, la création du monde en sixjours ; mais il sait faire entendre sa différence en contestant que l’hommeait été créé à l’image de Dieu (82,8) et que le Créateur ait été fatigué aupoint de devoir observer un sabbat (50,38).

Être attentif à tous ces détails, c’est entrer dans un débat. Mais à quoiserviraient ces textes s’ils ne permettaient pas aux hommes de prendre laparole et de débattre librement? •

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Mehrézia Labidi-MaïzaCoordinatrice de Femmes croyantes pour la paix.

LETTRE OUVERTEÀ MES SŒURS QUI PORTENT LE VOILE INTÉGRAL *

Chères sœurs,Que la paix de Dieu soit avec vous,

Nous voilà au mois de juillet 2010, le vote de la loi interdisant le niqabapproche. De toute évidence, une majorité de députés de tout bord vontvoter « oui ». Les voix qui se sont exprimées contre cette loi, en mettant enévidence son caractère liberticide, n’ont pas eu d’échos chez les politiques.Nous ne pouvons en aucun cas rejeter toute la responsabilité sur cesderniers et sur l’islamophobie ambiante car nous aussi, musulmans etsurtout musulmanes, devons nous poser des questions, revoir nospriorités et prendre en compte les effets positifs et négatifs de la manifes-tation de notre religiosité dans la société.

Sans aucun doute, notre tenue vestimentaire à nous, femmes musul-manes pratiquantes, est l’une des manifestations les plus importantes dela présence musulmane dans la société française. Est-il sage de la pousserà des extrêmes tels que le port du voile intégral (niqab) ? Est-ce rendreservice à l’image de l’islam que de sortir dans la rue la face couverte? Est-ce vraiment une pratique prônée et recommandée par l’éthique islamiqueauthentique?

Et si les femmes étaient le visage de l’islam qu’il faut montrer et noncacher? Quelle est la juste valeur de la lecture qui fait l’apologie du retrait

229CdD 36 – 2010 – p. 229-234

* Source : http://www.saphirnews.com.

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physique ou symbolique de la femme musulmane de la vie sociale : est-elle la plus fidèle au texte ou la plus fermée?

Toutes ces questions et d’autres encore méritent d’être posées par nous,femmes musulmanes, aux sources et aux référents religieux anciens etmodernes. Poser les questions est nécessaire mais non suffisant, car il fauts’y atteler pour trouver les réponses. Les femmes doivent y contribuer !

Rechercher  le  savoir  avec  audace

Nous ne sommes pas que des « consommatrices » des avis religieux etdes « règles » posées pour nous par des hommes. Il nous incombe derechercher le savoir avec autant d’audace que nos devancières, lespremières musulmanes et toutes celles qui ont construit la culture et lacivilisation musulmane aux côtés des hommes. Ces femmes qui avaient,entre autres, suscité la révélation d’une partie des sourates du Coran,celles qui appliquaient comme il se doit le verset qui dit que les croyantset les croyantes sont solidaires et coresponsables de la mission d’ordonnerle bien et d’interdire le mal.

L’une des facettes du bien, nous dit le même Saint Coran, est detémoigner de la bonne manière de notre foi, d’être le plus beau visage del’islam. Regardez-vous, mes chères sœurs, êtes-vous à cette image-là? Neme répondez pas vite : « oui, d’ailleurs on s’habille selon la normeislamique ». Il ne s’agit pas seulement d’habit et d’apparence, mais ils’agit avant tout de porter des valeurs de façon « à imprégner le cœur età se refléter dans les actions », comme le disait notre bien-aimé Prophète– que la paix et le salut de Dieu soient sur lui.

Les actions qui comptent ne sont pas limitées à celles qui visent le salutpersonnel. Elles comprennent aussi – et surtout – celles qui visent le bien-être de la société. Le Prophète n’a-t-il pas dit : « le plus aimé des hommes

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par Dieu est celui qui est le plus utile à ses créatures ». Sommes-nousutiles aux créatures de Dieu, à notre société, en nous isolant d’ellessymboliquement par le voile intégral qui cache notre visage?

Notre Prophète bien-aimé nous enseignait : « un sourire adressé àvotre prochain est l’équivalent d’une aumône ». Comment comprendre etmettre en œuvre un tel enseignement si nous avançons le visage couvertdans les lieux publics?

Dieu nous a anoblis lors de la prière et du pèlerinage, en nouspermettant de lever vers Lui nos visages découverts. Pourquoi donccamoufler notre identité? Les premières musulmanes ont côtoyé leshommes et parlé dans l’enceinte même de la mosquée du Prophète. L’uned’elles interpella Omar, le deuxième calife, connu pour sa rigueur, alorsqu’il prêchait sur le minbar. Le chroniqueur qui relata cet événement disaitd’elle : « c’était une femme aux joues roses et le nez légèrement aplati ».Comment aurait-il pu la décrire ainsi si elle avait le visage couvert? À ceque je sache, Omar n’a pas ordonné à cette femme de se taire et de secouvrir la face, mais il a reconnu qu’elle avait raison et qu’il avait tort.

Dans les années 1980, le grand érudit contemporain Muhammad Al-Ghazali – que Dieu le couvre de sa miséricorde – réprimandait même lesimams qui appelaient au port du niqab pour les musulmanes vivant enOccident, car ces derniers rendaient leur vie plus difficile et dégradaientl’image de l’islam.

Cet érudit, dont les causeries qu’il a consacrées à la femme musulmaneont été collectées dans son ouvrage Les questions de la femme entre traditionsfigées et modernité envahissante et dont le savoir était reconnu par ses pairs,y compris ses contradicteurs, avait déjà vu venir ce rigorisme religieux àoutrance. Il mit en garde les musulmans d’Occident contre cette dérive. Ila été bien clairvoyant. Il a eu le courage de dire ce que beaucoup n’osentpas dire aujourd’hui : « en lui imposant le niqab, en restreignant sesmouvements, en limitant son accès au savoir et à la vie sociale », lesrigoristes nuisent à la femme et à l’islam. Il va jusqu’à les traiter defaussaires et à qualifier ceux qui les suivent de dupes.

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Défendre  la  pensée  du  juste  milieu

Mes sœurs, je comprends tout à fait votre désir de piété et votre rejetdes excès de notre société tels que l’exploitation éhontée du corps de lafemme à des fins commerciales, mais je doute que choisir une solutionextrême comme celle de couvrir son visage dans les lieux publics puisseêtre la réponse adéquate.

Ces derniers jours, j’ai beaucoup lu et écouté les propos de certainesd’entre vous qui se sont exprimées dans différents médias. Certes, jereconnais que plusieurs s’expriment bien et insistent sur leur liberté dechoix et je respecte cela. Plus encore, je ne doute pas de leur bonne foi.

Je reste cependant perplexe devant certaines déclarations : nombreuses,parmi vous, se disent féministes. Réalisent-elles bien le sens de ce mot ouest-ce une façon, pour elles, de défier la société? Le féminisme ne se limitepas à choisir librement sa façon de s’habiller, c’est un mouvement socialet idéologique qui a ses propres valeurs et exigences. Je me demande sivous êtes vraiment prêtes à porter ces valeurs et répondre à ces exigences.De grâce, il vous suffit de vous présenter comme femmes libres de croireet de se soumettre à Dieu, mais ne vous donnez pas une étiquette idéolo-gique que vous ne sauriez assumer !

Certaines d’entre vous déclarent cacher le visage pour ne plus êtretentées de regarder les hommes et ne plus les tenter. Mais que faites-vousdonc des enseignements de la sourate 24 « En-Nour » (La Lumière),notamment concernant la chasteté du regard? La piété, ce n’est pas fuir,c’est aussi savoir résister et développer sa force intérieure.

Celle qui ne développe pas cette force intérieure peut tomber dans lepéché, même couverte par plusieurs couches de voile noir ! Mes sœurs,des femmes pudiques, certes oui ; des femmes qui ont peur de leur corps :non ! S’il y a une religion qui a prôné l’équilibre et la juste mesure en tout

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comportement, c’est bien l’islam. Nous sommes appelées à être discrèteset non à disparaître. L’excès ne saurait produire que l’excès.

Une autre déclaration que l’on entend chez plusieurs d’entre vous estcelle qui consiste à dénigrer les « autres musulmans ». Je vous donnecomme exemple cette femme interrogée par une dame chrétienne qui dit :

« il y a des musulmans qui disent qu’il faut savoir interpréter et s’ajuster àson époque. Au Jour du jugement, ils seront jugés pour n’avoir pas ditcomme le Coran. Par exemple, certains disent que le prêt à intérêt estpermis. C’est faux. Cela ne se discute pas. Il vaut mieux coucher sous unetente que d’acheter une maison à crédit ».

Je parie fort que ces mots ne sont pas les siens : je les ai souvent lus etentendus sur des sites qui se disent « salafistes », et qui oublient que nouscheminons tous sur les pas de nos prédécesseurs (salaf). C’est graved’apprendre à dénigrer l’œuvre de la raison et de l’esprit et d’encouragerles musulmans à n’être que des imitateurs ! C’est grave de jeter l’ana-thème sur l’effort de penseurs et érudits musulmans anciens et contem-porains, en les vouant au feu de la Géhenne ! Il ne s’agit pas là d’unesimple affirmation d’une femme qui cherche une pratique idéale del’islam, ce n’est ici que le résultat d’un certain enseignement religieuxlittéraliste et fermé, qui se répand via Internet et certaines télévisions, etqui met dans sa ligne de mire la pensée du juste milieu et la voix de laraison.

La  raison,  la  culture  et  la  diversité  font  la  richesse  de  l’islam

Ayant choisi de porter le foulard et d’adopter les règles de discrétionde l’habit prônées par notre religion, je suis comme vous pour la libertéde s’habiller selon sa conviction et ses valeurs. Je partage avec vous le faitque porter le hijab peut être un acte de libération. Et il l’était au premiersens du mot au début de l’ère musulmane, une libération de la femme de

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son statut d’objet de plaisir pour les hommes. Je suis d’accord avec vouspour réactualiser cette expérience, mais en tenant compte de la situationque nous vivons ici et maintenant et en nous éloignant des comporte-ments extrémistes.

Je crains que ce qui se joue à travers le voile intégral ou le niqab, ou leport de la barbe et des kamis pour les hommes tels qu’ils se répandent iciet maintenant, ce ne soit pas de s’habiller selon la tradition islamiquepurement et simplement, mais que ce soit de restreindre la vision et lalecture de l’islam à un seul et unique uniforme. Une vision qui renonce àla raison, à la culture et à la diversité, tout ce qui a fait la richesse del’islam.

Mes sœurs, je ne prétends pas que ma vision est la meilleure ou quevous devez abandonner la vôtre, mais je vous demande de réfléchir, devous cultiver, de chercher le savoir dans plusieurs sources et de comparer.Notre Saint Coran nous appelle à réfléchir, à méditer et à raisonner descentaines de fois.

Je vous demande d’écouter l’autre, surtout sa peur, car certaines peurs,même si elles sont infondées, demeurent légitimes. Notre Prophète était àl’écoute de ses contemporains, même quand ils s’adressaient mal à lui.

Je vous demande d’emprunter la voie de la sharia dans son senspremier en arabe : une voie large ; et non comme elle est expliquée parcertains, tel un sentier étroit et exigu. Il est temps que nous revoyions nospriorités et que nous nous demandions quelle est notre responsabilitédans la situation difficile que nous vivons.

Que la paix de Dieu et Sa Miséricorde soient sur vous. •

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Groupe de Palestiniens chrétiens

UN MOMENT DE VÉRITÉ :Une parole de foi, d’espérance et d’amour

venant du cœur de la souffrance palestinienne

Introduction

Nous, un groupe de Palestiniens chrétiens, après avoir prié, réfléchi etéchangé devant Dieu sur l’épreuve que nous vivons sur notre terre, sousoccupation israélienne, nous faisons entendre aujourd’hui notre cri, un crid’espoir dans l’absence de tout espoir, uni à notre prière et à notre foi enDieu qui veille, dans sa divine Providence, sur tous les habitants de cetteterre. Nous inspirant du mystère de l’amour de Dieu pour tous et de celuide sa présence divine dans l’histoire des peuples et, plus particulièrement,dans celle de notre terre, nous voulons dire aujourd’hui notre parole,comme chrétiens et comme Palestiniens, une parole de foi, d’espérance etd’amour.

Pourquoi maintenant? Parce que le drame du peuple palestinien estarrivé, aujourd’hui, à une impasse, et que ceux qui peuvent prendre lesdécisions se contentent de gérer le conflit au lieu d’agir sérieusement pourle résoudre. Cela remplit les cœurs des fidèles de peine et de questionne-ments : que fait la communauté internationale? Que font les chefspolitiques en Palestine, Israël et dans le monde arabe? Et, que faitl'Église? Car il ne s’agit pas simplement d’une question politique, mais,

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plutôt, d'une politique qui détruit la personne humaine. Et cela concernel'Église.

Nous nous adressons à nos frères et sœurs dans nos Églises ici, danscette terre. De même que nous adressons notre appel, en tant quePalestiniens et en tant que chrétiens, à nos chefs religieux et politiques, ànotre société palestinienne et à la société israélienne, aux responsables dela communauté internationale et à nos frères et sœurs dans les Églises dumonde.

1.  La  réalité

1.1. « Ils disent “Paix ! Paix !” et il n’y a point de paix » (Jr 6,14). Tousen effet parlent de paix et de processus de paix au Moyen-Orient, alorsque tout cela n’est jusqu’à maintenant que pures paroles. Alors que laréalité est l’occupation israélienne des Territoires palestiniens, notreprivation de notre liberté et tout ce qui en résulte.

1.1.1. Le mur de séparation, qui a été construit sur les terrains palesti-niens, en a confisqué une grande partie, a converti nos villes et nosvillages en prisons et en a fait des cantons séparés et dispersés. Gaza,après la guerre cruelle déclenchée par Israël en décembre 2008 etjanvier 2009, continue à vivre dans des conditions inhumaines, sousembargo permanent et reste isolée géographiquement du reste desTerritoires palestiniens.

1.1.2. Les colonies israéliennes qui nous dépouillent de notre terre, aunom de Dieu ou au nom de la force, contrôlent nos ressources naturelles,surtout l’eau et les terres agricoles, dont elles privent des centaines demilliers de Palestiniens. Elles sont aujourd’hui un obstacle face à toutesolution politique.

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1.1.3. L’humiliation à laquelle nous sommes soumis chaque jour auxpoints de contrôle militaires, pour nous rendre à notre travail, à nos écolesou à nos hôpitaux.

1.1.4. La séparation entre les membres d’une même famille, qui rend lavie familiale impossible pour des milliers de Palestiniens, lorsque l’un desépoux n’est pas porteur d’une carte d’identité israélienne.

1.1.5. La liberté religieuse elle-même, à savoir la liberté d’accès auxlieux saints, devient limitée, sous prétexte de sécurité. Les lieux saints deJérusalem sont inaccessibles à un grand nombre de chrétiens et demusulmans de la Cisjordanie et de Gaza. Les gens de Jérusalem eux-mêmes ne peuvent accéder à leurs lieux saints certains jours de fêtes, demême que certains de nos prêtres arabes ne peuvent entrer à Jérusalemsans difficultés.

1.1.6. Les réfugiés font partie de notre réalité. La plupart d’entre euxvivent encore dans les camps dans des situations difficiles inacceptablespour les êtres humains. Eux, qui ont le droit de retour, attendent ce retourdepuis des générations. Quel sera leur sort ?

1.1.7. Les milliers de personnes détenues dans les prisons israéliennesfont elles aussi partie de notre réalité. Les Israéliens remuent ciel et terrepour un seul prisonnier, mais ces milliers de prisonniers palestiniens quicroupissent dans les prisons israéliennes, quand verront-ils la liberté?

1.1.8. Jérusalem est le cœur de notre réalité. Elle est en même tempssymbole de paix et signe de conflit. Après que le « mur » a créé uneséparation entre les quartiers palestiniens de la ville, les autorités israé-liennes ne cessent de la vider de ses habitants palestiniens, chrétiens etmusulmans. On leur confisque leur carte d'identité, c'est-à-dire leur droitde résider à Jérusalem. Leurs maisons sont démolies ou confisquées.Jérusalem, ville de la réconciliation, est devenue la ville de la discrimi-nation et de l’exclusion, et donc source de conflit au lieu d’être source depaix.

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1.2. Par ailleurs, Israël tourne en dérision le droit international et lesrésolutions internationales, avec l’impuissance du monde arabe commede la communauté internationale face à ce mépris. Les droits de l’hommesont violés. Malgré les multiples rapports des organisations locales etinternationales des droits de la personne, l’oppression continue.

1.2.1. Les Palestiniens de l'État d’Israël, tout en étant des citoyensayant tous les droits et les devoirs que leur confère la citoyenneté, ont euxaussi subi une injustice historique et ne cessent de souffrir de politiquesdiscriminatoires. Eux aussi attendent d’obtenir tous leurs droits et d’êtretraités à égalité avec tous les citoyens de l'État.

1.3. L’émigration est une autre dimension de notre réalité. L’absence detoute vision ou espoir de paix et de liberté a poussé les jeunes, chrétienset musulmans, à émigrer. Le pays se voit ainsi privé de sa ressource laplus importante et la plus riche : une jeunesse instruite. La diminution dunombre de chrétiens, en particulier en Palestine, est une des graves consé-quences de ce conflit, de l’impuissance et de l’échec aux niveaux local etinternational à trouver une solution globale au problème.

1.4. Face à cette réalité les Israéliens prétendent justifier leurs actescomme actes de légitime défense. C’est pourquoi l’occupation continue,de même que les punitions collectives et les représailles de toutes sortescontre les Palestiniens. C’est là, à notre avis, une vision renversée deschoses. Oui, il y a une résistance palestinienne à l’occupation. Mais, préci-sément, s’il n’y avait pas d’occupation, il n’y aurait pas de résistance ; iln’y aurait eu non plus ni peur ni insécurité. Voilà ce que nous constatons,et nous appelons les Israéliens à mettre fin à l’occupation. Ils verront alorsun nouveau monde, dans lequel il n’y a ni peur ni menaces, mais sécurité,justice et paix.

1.5. La riposte palestinienne face à cette réalité a revêtu de nombreusesformes. Certains ont choisi la voie des négociations : c'est là la positionofficielle de l'Autorité palestinienne. Mais cela n'a pas fait avancer leprocessus de paix. D'autres partis politiques ont eu recours à la résistancearmée. Israël s'en est servi comme prétexte pour accuser les Palestiniens

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d'être des terroristes, ce qui lui a permis d'altérer la véritable nature duconflit, le présentant comme une guerre israélienne contre le terrorisme etnon comme une résistance palestinienne légitime à l'occupation israé-lienne.

1.5.1. Le conflit interne entre les Palestiniens, ainsi que la séparation deGaza du reste des territoires palestiniens n'ont fait qu'aggraver la tragédie.Il convient aussi de noter que bien que la division ait affecté lesPalestiniens eux-mêmes, la responsabilité pèse pour beaucoup sur lacommunauté internationale, car elle a refusé d'accueillir positivement lavolonté du peuple palestinien telle qu'elle a été exprimée avec lesrésultats des élections menées démocratiquement et légalement en 2006.

Encore une fois, nous proclamons que notre parole chrétienne, aumilieu de toute notre tragédie, est une parole de foi, d'espérance etd'amour.

2.  Une  parole  de  foiNous  croyons  en  Dieu,  un  Dieu  bon  et  juste

2.1. Nous croyons en Dieu, un et unique, créateur de l’univers et del’humanité, un Dieu bon, juste et aimant toutes ses créatures. Nouscroyons que toute personne humaine est créée par Dieu à son image et àsa ressemblance. La dignité de l'être humain provient de celle de Dieu etelle est égale en toute personne humaine. Cela veut dire pour nous, ici etmaintenant sur cette terre en particulier, que Dieu nous a créés non pourque nous nous disputions et nous affrontions, mais afin que nous nousconnaissions et nous aimions les uns les autres, et pour édifier ensemblecette terre, par notre amour et notre respect mutuel.

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2.1.1. Nous croyons en son Verbe éternel, son Fils unique notreSeigneur Jésus Christ, qu’il a envoyé comme Sauveur du monde.

2.1.2. Nous croyons en l’Esprit Saint qui accompagne l'Église etl’humanité dans leur cheminement. C’est lui qui nous aide à comprendreles Écritures, dans les deux Testaments, formant une seule unité, ici etmaintenant. C’est lui qui nous révèle la manifestation de Dieu àl’humanité, dans le passé, le présent et l’avenir.

Comment comprendre la Parole de Dieu ?

2.2. Nous croyons que Dieu a parlé à l’humanité, ici, dans notre pays :« Après avoir, à maintes reprises et sous maintes formes, parlé jadis auxPères par les Prophètes, Dieu, en ces jours qui sont les derniers, nous aparlé par le Fils qu’il a établi héritier de toutes choses, par qui aussi il afait les siècles » (Hb 1,1-2).

2.2.1. Nous, Palestiniens chrétiens, comme tout chrétien dans le monde,nous croyons que Jésus Christ est venu accomplir la Loi et les Prophètes.Il est l’alpha et l’oméga, le début et la fin. Illuminés par lui et guidés parle Saint-Esprit, nous lisons les Écritures, nous les méditons et nous lesinterprétons, comme le fit Jésus aux deux disciples d’Emmaüs : « Et,commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, il leur interpréta,dans toutes les Écritures, ce qui le concernait » (Lc 24,27).

2.2.2. Le Christ est venu proclamer que le Royaume de Dieu est proche.Il a provoqué une révolution dans la vie et la foi de l’humanité. Il nous aporté un « enseignement nouveau » (Mc 1,27) et une lumière nouvellepour comprendre l’Ancien Testament et les principaux sujets qui y sontmentionnés et qui ont rapport avec notre foi chrétienne et notre vie quoti-dienne, tels les promesses, l’élection, le peuple de Dieu et la terre. Nouscroyons que la Parole de Dieu est une parole vivante qui jette une lumièrenouvelle sur chacune des périodes de l’histoire. Elle manifeste aux

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croyants ce que Dieu dit ici et aujourd’hui. C’est pourquoi il n’est paspermis de transformer la Parole de Dieu en lettres mortes qui défigurentl’amour et la Providence de Dieu dans la vie des peuples et des personnes.C’est là le défaut des interprétations bibliques fondamentalistes, qui nousportent la mort et la destruction lorsqu'elles figent la Parole de Dieu et latransmettent, comme parole morte, de génération en génération. Cetteparole morte est utilisée comme une arme dans notre histoire présente,afin de nous priver de notre droit sur notre propre terre.

La vocation universelle de notre terre

2.3. Nous croyons que notre terre a une vocation universelle. Danscette vision d’universalité, le concept des promesses, de la terre, del’élection et du peuple de Dieu s’ouvrent pour embrasser toute l’humanité,à commencer par tous les peuples de cette terre. À la lumière des ÉcrituresSaintes nous voyons que la promesse de la terre n’a jamais été à la based’un programme politique. Elle est plutôt une introduction au salutuniversel, et donc le début de la proclamation du Royaume de Dieu surterre.

2.3.1. Dieu a envoyé à cette terre les patriarches, les prophètes et lesapôtres porteurs d’un message universel. Aujourd’hui nous y constituonstrois religions, le judaïsme, le christianisme et l'islam. Notre terre est terrede Dieu, comme l'est tout pays dans le monde. Elle est sainte par saprésence en elle, car lui seul est le Très Saint et le sanctificateur. Il est denotre devoir, nous qui l’habitons, de respecter la volonté de Dieu sur elleet de la libérer du mal de l’injustice et de la guerre qui est en elle. Terre deDieu, elle doit être terre de réconciliation, de paix et d’amour. Et cela estpossible. Si Dieu nous a mis, deux peuples, dans cette terre, il nous donneaussi la capacité, si nous le voulons, d’y vivre ensemble, d'y établir lajustice et la paix et d’en faire vraiment une terre de Dieu : « Au Seigneurle monde et sa richesse, la terre et tous ses habitants » (Ps 24,1).

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2.3.2. Notre présence, en tant que Palestiniens – chrétiens oumusulmans – sur cette terre n’est pas un accident. Elle a des racinesprofondes liées à l’histoire et à la géographie de cette terre, comme c’est lecas de tout peuple aujourd’hui qui vit sur sa terre. Une injustice a étécommise à notre égard, lorsqu’on nous a déracinés. L'Occident a vouluréparer l’injustice qu’il avait commise à l’égard des juifs dans les paysd’Europe, et il l’a fait à nos dépens et sur notre terre. Il a ainsi réparé uneinjustice en en créant une autre.

2.3.3. De plus, nous voyons certains théologiens occidentaux vouloirdonner eux aussi une légitimité théologique et scripturaire à l’injusticecommise à notre égard. Selon leurs interprétations, les promesses sontdevenues une « menace pour notre existence », et la « bonne nouvelle »même de l'Évangile est devenue pour nous une « une annonce de mort ».Nous invitons ces théologiens à approfondir leur réflexion sur la Parolede Dieu et à rectifier leurs interprétations, de sorte à voir dans la Parolede Dieu une source de vie pour tous les peuples.

2.3.4. Notre lien avec cette terre est un droit naturel. Ce n’est passeulement une question d’idéologie ou de théorie théologique. Pour nous,c’est une question de vie ou de mort. Certains ne sont pas d’accord avecnous, et nous traitent même en ennemis pour la seule raison que nousvoulons vivre libres sur notre terre. Parce que Palestiniens, nous souffronsà cause de l’occupation de notre terre, et parce que chrétiens, noussouffrons des fausses interprétations de certains théologiens. Face à cela,notre rôle consiste à rester fidèles à la Parole de Dieu, source de vie, nonde mort, et à conserver la « bonne nouvelle » comme elle est, « bonne »pour nous et pour tous les hommes. Face à ceux qui menacent notreexistence comme Palestiniens, musulmans et chrétiens, par les ÉcrituresSaintes, nous renouvelons notre foi en Dieu, car nous savons que la Parolede Dieu ne peut pas être pour nous une source de mort.

2.4. Nous déclarons donc que le recours à l’Écriture Sainte pourjustifier ou soutenir des choix ou des positions politiques se fondant surl'injustice, imposés par un homme à son prochain ou par un peuple à un

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autre, transforme la religion en idéologie humaine et prive la Parole deDieu de sa sainteté, de son universalité et de sa vérité.

2.5. Nous déclarons également que l’occupation israélienne desTerritoires palestiniens est un péché contre Dieu et contre la personnehumaine, car elle prive les Palestiniens des droits humains fondamentauxque Dieu leur a accordés, et défigure l’image de Dieu dans les Israéliens –devenus occupants – comme dans les Palestiniens, soumis à l’occupation.Toute théologie qui prétend justifier l’occupation en se basant sur lesÉcritures, la foi ou l'histoire est bien loin des enseignements chrétiens, carelle appelle à la violence et à la guerre sainte au nom de Dieu, lesoumettant à des intérêts humains du « moment présent » et déformantson image dans les êtres humains qui subissent une injustice politique etthéologique.

3.  L’espérance

3.1. Bien qu'il n’y ait apparemment aucune lueur d’espoir, notreespérance reste ferme. La situation présente, en effet, n’annonce aucunesolution proche, ni la fin de l’occupation qui nous est imposée. Les initia-tives sont certes nombreuses, de même que les congrès, les visites et lespourparlers, mais tout cela n’est suivi d’aucun changement dans notreréalité et nos souffrances. Même la nouvelle position des États-Unis,annoncée par le président Obama, et sa volonté manifeste de mettre fin àce drame, a été incapable d’y apporter un quelconque changement. Laréponse israélienne, refusant catégoriquement toute solution, ne laisseaucune place à l’espoir. Malgré cela, notre espérance reste ferme, car nousla tenons de Dieu. Il est bon, tout-puissant et aimant. Sa bonté finira parvaincre un jour le mal dans lequel nous vivons. Saint Paul nous dit : « SiDieu est pour nous, qui sera contre nous? Qui nous séparera de l’amourdu Christ ? La tribulation, l’angoisse, la persécution, la nudité, les périls, le

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glaive? Selon le mot de l’Écriture : À cause de toi, l’on nous met à morttout le long du jour… Aucune créature ne pourra nous séparer de l’amourde Dieu » (Rm 8,31.35.36.39).

Que veut dire espérer ?

3.2. L’espérance qui est en nous signifie en tout premier lieu croire enDieu et, deuxièmement, aspirer malgré tout à un avenir meilleur. Enfin,elle signifie ne pas fonder notre espoir sur des illusions, car nous savonsque la solution n’est pas proche. Espérer veut dire être capable de voirDieu au milieu de l’épreuve et d’agir avec son Esprit en nous. À partir decette vision nous puisons la force pour persévérer, survivre et nousefforcer de changer notre réalité. Espérer veut dire ne pas se résignerdevant le mal, mais dire non à l’oppression et à l’humiliation, et continuerà résister au mal. Nous ne voyons que destruction dans le présent et dansl’avenir ; nous voyons la tyrannie du plus fort et sa volonté d’imposerdavantage de séparation raciste et de promulguer des lois qui bafouentnotre dignité et notre existence. Nous voyons aussi perplexité et divisionparmi les Palestiniens. Cependant si, aujourd’hui, nous résistons etagissons de toutes nos forces, peut-être que la ruine qui se dessine àl’horizon n’aura pas lieu.

Signes d’espérance

3.3. L’Église – ses chefs et ses fidèles – sur cette terre, montre denombreux signes d’espérance, malgré sa faiblesse et ses divisions. Noscommunautés paroissiales sont vivantes. Les jeunes y sont des messagersactifs pour la justice et la paix. Outre l’engagement des personnes, lesinstitutions diverses des Églises font de la présence chrétienne uneprésence active, de service, de prière et d’amour.

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3.3.1. Parmi les signes d’espérance, il y a les nombreux centres locauxde théologie, qui ont un caractère social et religieux, dans toutes nosÉglises. Le caractère œcuménique, malgré certaines hésitations, semanifeste de plus en plus dans les rencontres entre les différentes famillesd’Églises.

3.3.2. Les nombreux dialogues interreligieux sont aussi autant designes d’espérance, notamment le dialogue islamo-chrétien, au niveaudes responsables comme au niveau d’une partie du peuple. Toutefois, ilfaut savoir que le dialogue est une longue marche et un effort qui seperfectionne jour après jour, en vivant les mêmes épreuves et les mêmesattentes. Le dialogue existe aussi entre les trois religions – judaïsme, chris-tianisme et islam – et nombre d’autres dialogues ont lieu aux niveauxacadémique ou social. Tous ces dialogues s'efforcent d'abattre les mursqu’impose l’occupation et de s’opposer à la déformation de l’image del’autre dans le cœur de ses frères et sœurs.

3.3.3. Parmi les signes les plus importants d’espérance, il fautmentionner la constance des générations qui croient à la justice de leurcause ainsi que la persévérance de la mémoire, qui n’oublie pas la catas-trophe, « la nakba » et sa signification. La même prise de conscience est àl’œuvre dans de nombreuses Églises à travers le monde, qui désirentmieux connaître la vérité sur ce qui se passe ici.

3.3.4. De plus, nous voyons, chez beaucoup de gens, une détermi-nation à dépasser les rancunes du passé. Ils sont prêts à la réconciliationune fois la justice rétablie. Le monde prend conscience de la nécessité derestaurer les droits politiques des Palestiniens. Des voix juives et israé-liennes plaidant pour la paix et la justice s'élèvent à cette fin, soutenuesaussi par la communauté internationale. Il est vrai que ceux qui sont pourla justice et la réconciliation restent impuissants à mettre fin à l’injustice.Ils représentent cependant une force humaine qui a son importance etpourrait abréger le temps de l’épreuve et rapprocher celui de la réconci-liation.

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Mission de l’Église

3.4. Notre Église est une Église d’hommes et de femmes qui prient etservent. Leur prière et leur service sont une prophétie qui porte la voix deDieu dans le présent et l’avenir. Tout ce qui arrive dans notre pays et àtoute personne humaine qui l’habite, toutes les épreuves et les espérances,toute injustice et tout effort pour l’arrêter, tout cela est une partie de laprière de notre Église et du service de toutes ses institutions. Nous remer-cions le Seigneur parce qu’elle élève sa voix contre l’injustice, bien quecertains voudraient qu’elle reste dans son silence, isolée dans sesdévotions.

3.4.1. La mission de l’Église est une mission prophétique qui proclamela Parole de Dieu dans le contexte local et dans les événements quotidiens,avec audace, douceur et amour pour tous. Et si l’Église prend un parti,c’est celui de l’opprimé. Elle se tient à ses côtés, de même que Jésus s’estmis du côté du pauvre et du pécheur qu’il a appelé à se repentir, à vivreet à retrouver la dignité que Dieu lui a donnée et dont personne n'a ledroit de le priver.

3.4.2. La mission de l’Église consiste à annoncer le royaume de Dieu,un royaume de justice, de paix et de dignité. Notre vocation comme Églisevivante est de témoigner de la bonté de Dieu, et de la dignité de lapersonne humaine. Nous sommes appelés à prier et à élever notre voixpour annoncer une société nouvelle où les hommes croient en leur dignitéet en celle de leur adversaire.

3.4.3. L’Église annonce le Royaume de Dieu, qui ne peut être lié àaucun régime terrestre. Jésus dit devant Pilate : « Oui, je suis roi, mais monroyaume n’est pas de ce monde » (cf. Jn 18,36.37). Saint Paul dit : « Lerègne de Dieu n’est pas affaire de nourriture ou de boisson, il est justice,paix et joie dans l’Esprit Saint » (Rm 14,17). C’est pourquoi la religion nesoutient et ne défend aucun régime politique injuste. Elle soutient etdéfend la justice, la vérité et la dignité humaine et essaie de porter lapurification nécessaire dans les régimes qui pratiquent l’injustice et

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violent la dignité de la personne humaine. Le royaume de Dieu ne peutêtre lié à aucun système politique, car il est plus grand, plus universel quetout système politique en particulier.

3.4.4. Jésus dit : « Le royaume de Dieu est parmi vous » (cf. Lc 17,21).Cette présence en nous et parmi nous est l’extension du mystère de laRédemption et c’est la présence de Dieu parmi nous et le fait d’en prendreconscience en tout ce que nous faisons ou disons. Devant cette présencedivine, nous agissons jusqu’à ce que soit accomplie la justice que nousattendons sur cette terre.

3.4.5. Les dures circonstances qu’a vécues et que vit encore notre Églisepalestinienne l’ont amenée à purifier sa foi et à mieux connaître savocation. Nous avons réfléchi sur notre vocation et nous l’avons mieuxdécouverte au milieu de la souffrance et de l’épreuve : aujourd’hui nousportons en nous la force de l’amour, non pas celle de la vengeance ; laculture de la vie, non pas celle de la mort. Ceci est source d’espoir pournous, pour l’Église et pour le monde.

3.5. La Résurrection est le fondement de notre espérance. Jésus estressuscité, vainqueur de la mort et du mal. Ainsi pouvons-nous, nousaussi, et tous les habitants de cette terre, vaincre le mal de la guerre grâceà elle. Quant à nous, nous resterons une Église de témoins, persévéranteet agissante sur la terre de la Résurrection.

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4.  L’amour

Le commandement de l’amour

4.1. Le Christ nous a dit : « Aimez-vous les uns les autres comme jevous ai aimés » (Jn 13,24). Il nous a déjà montré comment aimer etcomment traiter nos ennemis. Il a dit : « Vous avez entendu qu’il a été dit :aimez vos amis et haïssez vos ennemis. Moi, je vous dis : aimez vosennemis, et priez pour ceux qui vous persécutent afin de devenir fils devotre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants etles bons et tomber la pluie sur les justes et injustes » (Mt 5,45-47).

Saint Paul dit : « Ne rendez pas le mal pour le mal » (Rm 12,17) et saintPierre : « Ne rendez pas mal pour mal, insulte pour insulte. Bénissez aucontraire, car c’est à cela que vous êtes appelés, afin d’hériter labénédiction » (1P 3,9).

La résistance

4.2. Les paroles de Jésus sont claires. Aimer, voilà ce qu’il nous a donnécomme commandement : aimer les amis et les ennemis. Voilà unedirective claire, lorsque nous nous trouvons dans des circonstances danslesquelles nous devons résister au mal, quel qu’il soit.

4.2.1. Aimer c’est voir le visage de Dieu en tout être humain. Toutepersonne est mon frère et ma sœur. Néanmoins, voir le visage de Dieu entoute personne ne veut pas dire consentir au mal ou à l’oppression de sapart. L’amour consiste plutôt à corriger le mal et à arrêter l’oppression.

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L’injustice imposée au peuple palestinien, c’est-à-dire l’occupationisraélienne, est un mal auquel il faut résister. C’est un mal et un péchéauquel il faut résister et qu’il faut écarter. Cette responsabilité incombetout d’abord aux Palestiniens eux-mêmes qui subissent l’occupation.L’amour chrétien en effet appelle à la résistance à l’occupation, maisl’amour met fin au mal, en prenant les voies de la justice. Elle incombeensuite à la communauté internationale, car la légitimité internationalegouverne aujourd’hui les rapports entre les peuples, et c’est en finl’oppresseur lui-même qui doit se libérer du mal qui est en lui et del’injustice qu’il exerce contre les autres.

4.2.2. Lorsque nous passons en revue l’histoire des peuples nous ytrouvons des guerres fréquentes. Nous y trouvons la résistance à la guerrepar la guerre, et à la violence par la violence. Le peuple palestinien a toutsimplement pris la route de tous les peuples, surtout dans les premièresphases de sa lutte contre l’occupation israélienne. Mais il a aussi résistépacifiquement, notamment durant sa première intifada. Avec tout cela,nous voyons que tous les peuples doivent s’engager dans une nouvellevoie, dans leurs rapports les uns avec les autres et pour la solution deleurs conflits : éviter les voies de la force militaire et recourir aux voies dela justice. Cela s’impose en premier lieu aux peuples puissants militai-rement qui exercent l’injustice à l’égard de peuples plus faibles.

4.2.3. Nous disons que notre option chrétienne face à l’occupationisraélienne est la résistance ; c'est là un droit et un devoir des chrétiens. Orcette résistance doit suivre la logique de l’amour. Elle doit donc êtrecréative, c'est-à-dire qu'il lui faut trouver les moyens humains qui parlentà l’humanité de l’ennemi lui-même. Le fait de voir l’image de Dieu dansle visage de l’ennemi même et de prendre des positions de résistance à lalumière de cette vision est le moyen le plus efficace pour arrêterl’oppression et contraindre l’oppresseur à mettre fin à son agression et,ainsi, atteindre le but voulu : récupérer la terre, la liberté, la dignité etl’indépendance.

4.2.4. Le Christ nous a donné un exemple à suivre. Nous devonsrésister au mal, mais il nous a enseignés de ne pas résister au mal par le

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mal. C’est un commandement difficile, surtout lorsque l’ennemi s’obstinedans sa tyrannie et persiste à nier notre droit à exister ici dans notre terre.C’est un commandement difficile. Mais c’est le seul qui peut tenir tête auxdéclarations claires et explicites des autorités israéliennes refusant notreexistence ou à leurs divers prétextes pour continuer à nous imposerl’occupation.

4.2.5. La résistance au mal de l’occupation s’insère donc dans cetamour chrétien qui refuse le mal et le corrige. C’est une résistance àl’injustice sous toutes ses formes et avec les moyens qui rentrent dans lalogique de l’amour. Nous investissons toutes nos énergies pour faire lapaix. Nous pouvons recourir à la désobéissance civile. Nous résistons,non par la mort, mais par le respect de la vie. Nous respectons et vénéronstous ceux qui ont donné leur vie pour la patrie. Et nous disons aussi quechaque citoyen doit être prêt à défendre sa vie, sa liberté et sa terre.

4.2.6. L'appel lancé par des organisations civiles palestiniennes, desorganisations internationales, des ONG et certaines institutionsreligieuses aux individus, entreprises et États en faveur d'un boycottéconomique et commercial de tout produit de l’occupation, s’insère dansla logique de la résistance pacifique. Ces campagnes de soutien et desolidarité doivent se faire avec courage, tout en proclamant sincèrementet clairement que leur but n’est pas de se venger de qui que ce soit, maisde mettre fin au mal qui existe, pour en libérer l’oppresseur et l’opprimé.L'objectif est d'affranchir les deux peuples des positions extrémistes desdifférents gouvernements israéliens, afin de parvenir enfin à la justice et àla réconciliation. Avec cet esprit et cette action, nous finirons par arriver àla solution tant attendue, comme cela s’est réalisé en Afrique du Sud etpour d’autres mouvements de libération dans le monde.

4.3. Par notre amour nous dépassons les injustices pour jeter les basesd’une nouvelle société, pour nous et pour nos adversaires. Notre avenir etle leur ne font qu’un : ou bien un cercle de violence dans lequel nouspérissons ensemble, ou bien une paix dont nous jouissons ensemble.Nous invitons les Israéliens à renoncer à leur injustice à notre égard, à nepas déformer la vérité de l’occupation en prétendant lutter contre le terro-

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risme. Les racines du « terrorisme » sont l’oppression de la personnehumaine et le mal de l’occupation. Il faut que cela disparaisse si vraimentil y a une volonté sincère de mettre fin au « terrorisme ». Nous invitons lesIsraéliens à être partenaires de paix et non partenaires dans un cycle deviolence sans fin. Ensemble, nous résistons au mal, celui de l’occupation,et celui du cycle infernal de la violence.

5.  Appel  à  nos  frères  et  sœurs  dans  la  foi

5.1. Nous sommes aujourd’hui tous dans l’impasse, et nous noustrouvons face à un avenir menaçant. Notre parole à nos frères et sœursdans la foi est une parole d’espoir, de patience, de persévérance, et d’uneffort toujours renouvelé pour préparer un avenir meilleur. Une parolequi nous dit à tous : nous sommes, sur cette terre, porteurs d’un message,et nous continuerons à le porter, même entre les épines, le sang et les diffi-cultés quotidiennes. Nous mettons notre espoir en Dieu. C’est lui quinous accordera la paix à l’heure qu’il voudra. Mais en même temps nousagissons. Avec lui et selon sa volonté divine, nous continuons d'agir, deconstruire, de résister au mal et de rapprocher l’heure de la justice et de lapaix.

5.2. Nous leur disons : c’est un temps de pénitence, qui nous ramène àla communion de l’amour avec tout souffrant, avec les prisonniers, lesblessés, ceux qui ont été atteints d’un handicap pour un temps ou pourtoujours, avec les enfants qui ne peuvent vivre leur enfance, avec tousceux qui pleurent quelqu’un qui leur est cher. La communion de l’amourdit au croyant en esprit et en vérité : mon frère est prisonnier, je suis doncmoi prisonnier. Mon frère a sa maison démolie, c’est ma maison qui estdémolie. Mon frère a été tué, c’est moi qui ai été tué. Nous faisons face auxmêmes défis. Nous sommes partie prenante de tout ce qui s’est passé et sepasse encore. Peut-être que nous nous sommes tus, nous, fidèles ou chefs

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d’Églises, alors qu’il fallait élever la voix pour condamner l’oppression etpartager l’épreuve. C’est maintenant un temps de pénitence, pour lesilence, l’indifférence, le manque de communion, ou parce que nousn’avons pas été fidèles à notre témoignage dans cette terre alors nousavons choisi d’émigrer, ou parce que nous n’avons pas assez réfléchi et agipour arriver à une vision nouvelle qui nous unit alors nous nous sommesdivisés, donnant un contre témoignage, affaiblissant ainsi notre parole.Une pénitence, pour nous être préoccupés de nos institutions aux dépensde notre message, et pour cela nous avons fait taire la voix prophétiqueque l’Esprit donne aux Églises.

5.3. Nous invitons les chrétiens à résister dans ces temps difficiles,comme nous l’avons fait à travers les siècles et la succession des États etdes gouvernements. Soyez patients, constants, pleins d’espoir etremplissez de cet espoir le cœur de tout frère et de toute sœur qui partageavec vous la même difficulté. Soyez « toujours prêt à répondre àquiconque demande raison de l’espérance qui est en vous » (1P 3,15).Soyez toujours actifs, partageant tous les sacrifices que requiert la résis-tance selon la logique de l’amour, afin de triompher de l’épreuve quenous endurons.

5.4. Notre communauté est petite, mais notre mission est grande etimportante. Le pays a un grand besoin d’amour. Notre amour est unmessage pour les musulmans, pour les juifs et pour le monde.

5.4.1. Notre message aux musulmans est un message d’amour et deconvivialité et un appel à rejeter le fanatisme et l’extrémisme. C’est aussiun message pour le monde, pour lui dire que les musulmans ne sont pasun objet de combat ou un lieu de terrorisme, mais un but de paix et dedialogue.

5.4.2. Notre message aux juifs leur dit : « Si, dans le passé récent, nousnous sommes combattus, et aujourd’hui encore nous ne cessons de nouscombattre, nous sommes cependant capables d’amour et de vie ensemble,aujourd’hui et demain. Nous sommes capables d’organiser notre vie

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politique avec toutes ses complexités selon la logique et la force del’amour, une fois l’occupation terminée et la justice rétablie ».

5.4.3. La parole de foi dit à tous ceux qui sont engagés dans l’actionpolitique : l’homme n’est pas créé pour haïr. Il n’est pas permis de haïr. Ilne vous est pas permis de tuer ni de vous faire tuer. La culture de l’amourest la culture de l’acceptation de l’autre. Par elle, la personne atteint sapropre perfection, et la société réalise sa stabilité.

6.  Appel  aux  Églises  du  monde

6.1. Notre appel aux Églises du monde est d’abord l’expression denotre reconnaissance pour leur solidarité, par leur parole, leur action etleur présence parmi nous. C’est une parole d’appréciation pour laposition de plusieurs Églises et chrétiens qui soutiennent le droit dupeuple palestinien à son auto-détermination. C’est aussi un message desolidarité avec ces Églises et ces chrétiens qui souffrent parce qu'ilsdéfendent le droit et la justice.

Mais c’est aussi un appel à la conversion et à la révision de certainespositions théologiques fondamentalistes qui soutiennent des positionspolitiques injustes à l’égard du peuple palestinien. C’est un appel àprendre le parti de l’opprimé, à faire en sorte que la Parole de Dieu resteune annonce de bonne nouvelle pour tous, et à ne pas la transformer enune arme qui tue l’opprimé. La Parole de Dieu est une parole d’amourpour toutes ses créatures. Dieu n’est l’allié de personne contre personne.Il n’est pas non plus l’adversaire avec l’un face à l’autre. Il est le Seigneurde tous. Il aime tous, il demande justice à tous et il donne ses mêmescommandements à tous. C’est pourquoi nous demandons aux Églises dene pas donner une couverture théologique à l’injustice dans laquelle nousvivons, c’est-à-dire le péché de l’occupation qui nous est imposée. La

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question que nous adressons aujourd'hui à nos frères et sœurs dans toutesles Églises est la suivante : pouvez-vous nous aider à retrouver notreliberté? Ainsi seulement vous aiderez les deux peuples de cette terre àparvenir à la justice, à la paix, à la sécurité et à l’amour.

6.2. Pour comprendre notre réalité, nous disons aux Églises : venez etvoyez. Notre rôle consiste à vous faire connaître la vérité et à vousaccueillir comme pèlerins qui viennent pour prier et remplir une missionde paix, d’amour et de réconciliation. Venez connaître les faits etdécouvrir les gens qui peuplent cette terre, Palestiniens et Israéliens.

6.3. Nous condamnons toute forme de racisme, religieux ou ethnique,y compris l’antisémitisme et l’islamophobie et nous vous invitons àcondamner tout racisme et à vous y opposer fermement de quelque façonqu’il se manifeste. Avec cela, nous vous invitons à dire une parole devérité et à prendre des positions de vérité en ce qui concerne l’occupationdu Territoire palestinien par Israël. Et, comme nous l'avons déjà dit, nousvoyons dans le boycottage et le retrait des investissements un moyen nonviolent pour atteindre la justice, la paix et la sécurité pour tous

7.  Appel  à  la  communauté  internationale

Nous demandons à la communauté internationale de cesser lapratique « des deux poids deux mesures » et d’appliquer à toutes lesparties les résolutions internationales qui ont trait à la question palesti-nienne. Car l’application de la loi internationale aux uns et sa non-appli-cation aux autres laisse la porte grande ouverte à la loi de la jungle. Celajustifie aussi les prétentions de groupes armés et de nombreux pays quidisent que la communauté internationale ne comprend que le langage dela force. Nous vous invitons aussi à écouter l’appel des organisationsciviles et religieuses mentionnées plus haut pour commencer à appliquer

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à l'égard d'Israël le système des sanctions économiques et du boycott.Nous le répétons encore une fois, il ne s’agit pas de se venger, mais deparvenir à une action sérieuse pour une paix juste et définitive, qui mettefin à l’occupation israélienne des Territoires palestiniens et d’autres terri-toires arabes occupés, et qui garantisse la sécurité et la paix à tous

8.  Appel  aux  chefs  religieux  juifs  et  musulmans

Nous adressons enfin un appel aux chefs religieux et spirituels, juifs etmusulmans, avec qui nous partageons la même vision : toute personnehumaine est créée par Dieu et tient de lui la même dignité. D’où l’obli-gation de défendre l’opprimé et la dignité que Dieu lui a accordée. Ainsi,nous nous élevons ensemble au-dessus des positions politiques qui ontéchoué jusqu’à maintenant et continuent à nous mener dans les voies del’échec et de l’épreuve. En effet, les voies de l’Esprit sont différentes decelles des pouvoirs de cette terre, car « les voies de Dieu sont toutesmiséricorde et vérité » (Ps 25/24,10).

9.  Appel  à  notre  peuple  palestinien  et  aux  Israéliens

9.1. C’est un appel à voir le visage de Dieu en chacune de ses créatures,et à aller au-delà des barrières de la peur ou de la race, pour établir undialogue constructif, non pour persister dans des manœuvres qui n’enfinissent jamais et qui n’ont pour but que de maintenir la situation tellequ’elle est. Notre appel vise à parvenir à une vision commune bâtie surl’égalité et le partage, non sur la supériorité, ni sur la négation de l’autre

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ou l’agression, sous prétexte de peur et de sécurité. Nous disons quel’amour est possible et que la confiance mutuelle est possible. Donc, lapaix aussi est possible, tout comme la réconciliation définitive. Ainsi lasécurité et la justice pour tous se réaliseront-elles.

9.2. Le domaine de l’éducation est important. Il faut que lesprogrammes d’éducation fassent connaître l’autre tel qu’il est et non àtravers le prisme de la querelle, de l’hostilité ou du fanatisme religieux. Enfait, les programmes de l’éducation religieuse et humaine sont aujour-d’hui empreints de cette hostilité Il est temps de commencer uneéducation nouvelle qui fait voir le visage de Dieu dans l’autre et qui ditque nous sommes capables de nous aimer les uns les autres et deconstruire ensemble notre avenir de paix et de sécurité.

9.3. Le caractère religieux de l’État, qu’il soit juif ou musulman, étouffel’État, le tient prisonnier dans des limites étroites, en fait un État quipréfère un citoyen à l’autre et pratique l’exclusion et la discriminationentre ses citoyens. Notre appel aux juifs et aux musulmans religieux est lesuivant : que l’État soit pour tous ses citoyens, bâti sur le respect de lareligion, mais aussi sur l’égalité, la justice, la liberté et le respect du plura-lisme, non sur la domination du nombre ou de la religion.

9.4. Aux dirigeants palestiniens, nous disons que les divisions internesne font que nous affaiblir et augmenter nos souffrances, alors que rien neles justifie. Pour le bien du peuple, qui passe avant celui des partis, il fauty mettre fin. Nous demandons à la communauté internationale decontribuer à cette union et de respecter la volonté du peuple palestinienlibrement exprimée.

9.5. Jérusalem est la base de notre vision et de toute notre vie. Elle estla ville à laquelle Dieu a donné une importance particulière dans l’histoirede l’humanité. Elle est la ville vers laquelle tous les peuples s’acheminentet où ils se rencontrent dans l’amitié et l’amour en présence du Dieu un etunique, selon la vision du prophète Esaïe : « Il arrivera dans la suite destemps que la montagne de la maison de Dieu sera établie en tête desmontagnes et s’élèvera au-dessus des collines. Alors toutes les nations

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afflueront vers elle… Il jugera entre les nations, il sera l’arbitre de peuplesnombreux. Ils briseront leurs épées pour en faire des socs et leurs lancespour en faire des serpes. On ne lèvera plus l’épée nation contre nation, onn’apprendra plus à faire la guerre » (Is 2,2-5).

C’est sur cette vision prophétique et sur la légitimité internationaleconcernant l’ensemble de Jérusalem – habitée aujourd’hui par deuxpeuples et trois religions – que doit se fonder toute solution politique.C’est le premier point à traiter dans les pourparlers, car la reconnaissancede sa sainteté et de sa vocation sera une source d’inspiration pour larésolution de l'ensemble du problème, qui relève de la confiance mutuelleet de la capacité à construire une « nouvelle terre » sur cette terre de Dieu.

10.  Espérance  et  foi  en  Dieu

En l’absence de tout espoir, nous faisons entendre aujourd’hui notre crid’espérance. Nous croyons en un Dieu bon et juste. Nous croyons que sabonté finira par triompher sur le mal de la haine et de la mort qui règnentencore sur notre terre. Et nous finirons par entrevoir une « terre nouvelle »et un « homme nouveau », capable de s’élever par son esprit jusqu’àl’amour de tous ses frères et sœurs qui habitent cette terre. •

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Sommet des leaders religieux 2010 à Winnipeg (Manitoba)

LE TEMPS DU LEADERSHIP ET DES GESTES INSPIRÉS

Nous, quatre-vingt des hauts dirigeants des religions et desorganismes ecclésiaux du monde et treize délégués de la jeunesse,provenant de plus de vingt pays représentant les traditions religieusesautochtones, baha’i, bouddhiste, chrétienne, hindoue, juive, musulmane,shintoiste et sikh, nous nous sommes réunis à Winnipeg, Manitoba, laveille des sommets mondiaux qu’allait accueillir le Canada.

En septembre 2010, nous en serons au dernier tiers de l’échéance desObjectifs du Millénaire pour le développement, dont la réalisation devraitapporter l’espoir à des millions de personnes et représenter un grand pasvers un avenir mondial plus viable1.

C’est dans un esprit de persistance et de continuité que nouspoursuivons l’important travail entrepris lors de réunions annuelles desdirigeants religieux tenues à l’occasion des sommets antérieurs du G8.

Reconnaissant notre humanité commune et faisant nôtre l’impératif detraiter tout le monde avec dignité, nous affirmons que nulle personne nevaut plus ni moins qu’une autre. Nous pressons nos dirigeants politiquesde faire cas en premier lieu des plus vulnérables parmi nous, et tout parti-culièrement de nos enfants, de se pencher ensemble sur le fléau déshu-manisant de la pauvreté et de l’injustice et d’exercer et de promouvoir lesoin de notre environnement commun, la Terre.

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1. Les huit Objectifs du Millenaire pour le developpement ont ete adoptes par 192États membres de l’ONU, qui a fixe a 2015 l’echeance de leur realisation. Lesobjectifs repondent aux grands problemes mondiaux relatifs au develop-pement.

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Nos diverses traditions religieuses sont riches du rêve de mettre unterme à la pauvreté, de prendre soin de la Terre et d’établir la paix.Conscients de nos propres défauts et insuffisances, nous nous engageonsà poursuivre ces gestes donneurs de vie au service du bien commun. Touten reconnaissant les efforts déjà consentis pour relever beaucoup de cesdéfis, nous nous attendons à ce que les représentants gouvernementauxmettent de côté leurs programmes à court terme pour batir ensemble unavenir ou tous les habitants de notre planète puissent prospérer.

La puissance militaire et la domination économique constituent lescritères d’inclusion dans un sommet des dirigeants du G8 et du G20. Lesvoix des 172 autres membres des Nations Unies en sont absentes. Nousnous efforçons, en vertu de nos traditions religieuses, de prêter l’oreilleaux faibles et aux vulnérables. Il faut que leurs voix comptent dans lesdécisions qui les affectent et qui nous affectent tous. Nous espérons quelors des sommets de 2010, les dirigeants mettront au premier rang le bien-être de la majorité de la population mondiale, des générations futures etde la Terre elle-même. Inspirés par nos valeurs communes, nousdemandons aux dirigeants de faire des gestes courageux et concrets :

• répondre immédiatement aux besoins des plus vulnérables, tout eneffectuant des changements structuraux qui permettront de comblerl’écart grandissant entre les riches et les pauvres ;

• accorder la priorité à la durabilité de l’environnement et stopperl’accélération nocive du changement climatique dont nous sommes lesresponsables, tout en se penchant sur son impact sur les pauvres ;

• enfin, œuvrer pour la paix et éliminer les facteurs qui alimentent lescycles de conflits et de coûteux militarisme.

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Régler  le  problème  de  la  pauvreté

Près de la moitié de la population du globe vit dans la pauvreté etl’insécurité, ne disposant pas des éléments essentiels à une vie dans ladignité. Les plus affectés sont les femmes et les enfants, les autochtones etles handicapés. Triste record, un milliard de personnes sont chroni-quement affamées : une personne sur sept n’a pas suffisamment denourriture pour satisfaire à ses besoins fondamentaux. Tout cela, dans lecontexte d’un écart grandissant entre les riches et les pauvres, situationaggravée par les systèmes d’économie et de gouvernance actuels.

Le problème de la pauvreté paraîtrait insurmontable si nous nesavions pas que cette iniquité mondiale peut se transformer en une vied’épanouissement de tous. Ensemble, nous disposons de la capacité et desressources nécessaires pour éliminer la pauvreté et son impact. Depuis 18ans, l’association d’interventions dans le domaine de la santé et de labaisse du niveau de la pauvreté a amené une réduction de 28 % du tauxde la mortalité infantile : on est passés de 90 décès par 1 000 naissancesvivantes en 1990 à 65 décès par 1000 en 2008. Oui, le changement estpossible.

Les traditions religieuses ont pour principe de faire aux autres cequ’on voudrait qu’ils nous fassent. Cette « règle d’or », principe humainfondamental commun à toutes les cultures et traditions religieuses, nousinvite à respecter une norme collective de souci du bien d’autrui.

La pauvreté résulte souvent de crises alimentaires, énergétiques etéconomiques nées dans des secteurs mieux nantis de la société. Elle estaussi la conséquence d’une culture de cupidité, de corruption, de conflitset de surconsommation. La pauvreté sévit à l’échelle locale et interna-tionale. La souffrance de chacun doit être la préoccupation de tous.

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Nous souhaitons que 2010 soit une année de leadershipet de gestes inspirés contre la pauvreté !

• Il faut que les pays riches fassent leur part : prendre toutes les mesuresnécessaires pour atteindre les Objectifs du Millénaire pour le dévelop-pement ; investir 0,7 % du Produit national brut dans une aide audéveloppement gérée de manière transparente et responsable ; annulerles dettes des pays pauvres sans conditions régressives ; mettre unterme à la fuite des capitaux des pays pauvres vers des pays riches ;empêcher la libre circulation de fonds spéculatifs ; maintenir unedéontologie des affaires et des relations de travail ; favoriser l’épa-nouissement des petites entreprises ; faire en sorte que les travailleursreçoivent un salaire vital et soient bien traités ; enfin, dans les négocia-tions commerciales et financières internationales, mettre la réductionde la pauvreté au premier rang des préoccupations.

• Il faut que tous les pays fassent leur part : considérer comme l’une desmesures d’intervention les plus efficaces la scolarisation des jeunesfilles jusqu’au palier secondaire ; exercer une bonne gouvernance ;combattre la corruption et mettre en place des politiques de réductionde la pauvreté qui permettent à tous l’accès à des droits fonda-mentaux : saine alimentation, eau salubre, soins de santé, éducation etpossibilités économiques.

Le  soin  de  la  Terre

Nos traditions religieuses nous appellent toutes à être des gardiensattentionnés de la Terre. Le changement climatique est devenu unemanifestation urgente de notre abus collectif de l’environnement mêmequi assure la plénitude de la vie. Nous en voyons les conséquences : fonte

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des calottes glaciaires, élévation du niveau des mers, perte d’habitatsd’espèces animales et végétales et conditions météorologiques erratiquesqui menacent la vie de millions d’êtres.

Les scientifiques découvrent de nouveaux accélérateurs de change-ments climatiques et océaniques et constatent la compression du tempsdont on dispose pour éviter des dommages irréparables, signes clairs dela nécessité d’agir sans plus tarder. Il faut aller au-delà des intérêtspolitiques à courte vue et cesser de discuter de qui va payer. Sur notreplanète indivisible, nous payons tous, et les générations à venir le feronttoutes, si nous persistons à reporter nos gestes décisifs.

La Terre que nous habitons est un don du Créateur. Nos traditionsreligieuses veulent que les humains et les écosystèmes s’aident et senourrissent mutuellement. Les communautés confessionnelles voientl’environnement à travers un prisme révélant que la vie sur la planète estun tout unifié, à l’image des cellules d’un corps, infiniment diversifiéquant à ses formes et à ses fonctions, mais profondément interdépendant.C’est dans ce cadre que les pays industrialisés ont causé une quantitédisproportionnée de dommages environnementaux. Il faut remettre enquestion la stratégie qui consiste à promouvoir un développement illimitéet des modes de vie producteurs de surconsommation.

Les racines de cette crise étant à la fois spirituelles et morales, nousavons besoin d’une éco-éthique capable de rétablir de bonnes relationsentre le Nord et le Sud en générant de nouveaux paradigmes et denouvelles politiques compatibles avec les capacités de régénération de laTerre et en faisant la promotion d’une distribution équitable desressources. Le besoin d’une nouvelle génération de droits liés à l’écologieest devenu évident. Il va nous falloir rechercher, en tant que commu-nautés confessionnelles, des résultats axés sur l’action, sur le réseautageet sur l’édification de communautés moralement durables.

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Nous souhaitons que 2010 soit une année de leadershipet de gestes inspirés en faveur de la Terre !

• Il faut que les pays plus riches comprennent plus à fond l’interdépen-dance de la vie et qu’ils prennent les mesures courageuses qu’exige lesoin de la planète. Il va falloir mettre en œuvre, dans le domaine duchangement climatique, des programmes assurant que les tempéra-tures moyennes du globe ne dépassent pas de plus de 2 °C celles del’époque préindustrielle.

• Dans les pays en développement, le défi est complexe, car ladiminution de la pauvreté et le soin de l’environnement doivent allerde pair. Il faudra donc que les autorités s’y révèlent innovatrices et quela collaboration entre pays riches et pays pauvres s’accentue, si l’onveut protéger les terres agricoles contre le développement touristiqueet industriel et favoriser l’atténuation des changements climatiques etl’adaptation à ces derniers.

Investir  dans  la  paix

La réalisation du bien-être et de la sécurité de tous doit reposer sur lajustice. La sécurité collective est centrée sur la relation fondamentale entretoutes les personnes, d’une part, et l’environnement, d’autre part.(Sommet des religions du monde 2008, Sapporo). Dans les pays les pluspauvres du monde, les civils sont les premières victimes de la guerre, desactivités criminelles et des autres formes de violence armée. Noussommes, par ailleurs, collectivement affectés par la tourmente mondiale,dont nous demeurons partie prenante, en vertu de notre communehumanité et des priorités que nous nous fixons.

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Citons, comme exemple frappant de priorités déplacées, les dépensesmilitaires mondiales, estimées à 1464 milliards de dollars américains pour2008, tandis que l’appui aux opérations de maintien de la paix de l’ONUne coûtera que 9 milliards de dollars américains. Les pays de l’OTANcomptent pour plus des deux tiers de ces dépenses militaires ; le prix deces services militaires est de 20 fois supérieur aux contributions finan-cières mondiales annuelles à l’Aide publique au développement.Relevons, comme autre exemple de priorités déplacées, la menace perma-nente des armes nucléaires et des autres armes de destruction massive quiconstituent un affront moral à la dignité humaine et un grave danger pourla vie.

D’aucuns, nous en sommes conscients, se servent de la religion pourjustifier leurs actes de violence, faisant ainsi offense à l’esprit de leurreligion et aux valeurs anciennes de leurs communautés confessionnelles.Nous condamnons le terrorisme et l’extrémisme motivés par la religion etnous nous engageons à mettre fin à l’enseignement et à la justification durecours à la violence entre nos communautés confessionnelles et en leursein. Nos traditions religieuses sont profondément ancrées dans lapromotion de l’amour du prochain et le respect de l’humanité entière ;paix et justice marchent la main dans la main. Nos enseignements les plusinspirés sont des histoires de réconciliation et de compassion. Noussommes déterminés à créer ensemble des voies de coexistence pacifiqueset durables.

Nous souhaitons que 2010 soit une année de leadershipet de gestes inspirés d’investissement dans la paix !

• Nous demandons aux gouvernements de mettre un terme à la courseaux armements, de faire des investissements nouveaux et plus impor-tants à l’appui d’une culture de paix, de renforcer l’État de droit, defaire cesser les nettoyages ethniques et la répression des minorités,d’établir et de maintenir la paix par la négociation, la médiation et

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l’appui humanitaire aux processus de paix, y compris au contrôle et àla réduction des armes légères annuellement responsables de 300000morts à l’échelle mondiale.

• Nous demandons aux pays dotés d’armes nucléaires d’effectuerimmédiatement des coupures substantielles dans le nombre de leursarmes nucléaires et de mettre un terme au maintien d’armes nucléairesen état d’alerte maximale. Que ces étapes soient les premières d’unprocessus clairement défini aboutissant à l’élimination totale et perma-nente des armes nucléaires.

• Nous demandons l’instauration d’un mécanisme de dialogue trans-parent et efficace entre organisations internationales et communautésconfessionnelles qui mette à profit le potentiel pacificateur de lareligion.

Notre  engagement

Nous nous reconnaissons la responsabilité d’être et d’agir en faveur duchangement que nous désirons voir s’accomplir. Nous réaffirmons notreengagement à inciter nos communautés et nos membres :

• à se montrer solidaires des pauvres et des vulnérables de notre sociétéet du monde entier ;

• à surveiller les mesures prises par nos gouvernements pour atteindreles objectifs du Millénaire pour le développement et, dans la mesuredu possible, à les obliger à en rendre compte en public ;

• à s’attaquer de front au consumérisme, à réduire la consommation et àmodifier notre style de vie de façon à assurer une meilleure gérance età vivre plus frugalement sur la Terre ;

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• à cultiver l’influence de la religion en faveur de la paix et à contribuerà l’augmentation de la capacité de nos communautés à participer àl’établissement de la paix et à des activités en sa faveur ;

• à promouvoir la coexistence entre les différentes communautésreligieuses et ethniques, tout en se montrant accueillants envers lesimmigrants et les réfugiés ;

• enfin, à intensifier la collaboration des traditions religieuses, afin depouvoir assurer le leadership et encourager à la recherche et à l’action,à intéresser nos communautés aux problèmes, à maintenir en perma-nence la consultation et l’évaluation de ces sommets politiquesmondiaux dans les années à venir, tout en s’assurant d’appuispolitiques aux changements recherchés.

Notre  profond  désir  pour  2010

En tant que personnes de foi et citoyens du monde engagés, nouspressons nos communautés de faire leur part pour mettre fin à la pauvreté,pour prendre soin de la Terre et pour investir dans la paix, en lançant,entre autres, un mouvement de participation politique capable de rendrepossible un changement en apparence impossible. Reconnaissant, dansun esprit de collaboration positive, que les dirigeants politiques etreligieux portent l’immense responsabilité d’établir les paramètres denotre vie commune, nous allons surveiller de près les décisions prises parnos gouvernements, y compris les décisions prises lors des sommets desdirigeants politiques tenus au Canada en 2010. Nous comptons surveillerla réalisation des promesses passées. Nous nous attendons à de nouveauxgestes audacieux fondés sur les présentes recommandations. Faillir àatteindre ces objectifs, ce serait trahir la confiance de nos enfants, quiattendent de nous l’assurance d’un avenir viable. En ce moment critique,nous prions pour que soient accordées à nos dirigeants politiques lasagesse et la compassion. •

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RepèresBibliographiques

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Hans KüngL’IslamTraduit de l’allemand par Jean-Pierre Bagot, Paris, Cerf, 2010.

L’islam… en 959 pages ! Cet ouvrage constitue une véritable somme islamolo-gique dédicacée par Hans Küng, le grand théologien de Tübingen, « à mes amismusulmans du monde entier ». Pourquoi ce livre? Il se situe, écrit l’auteur, dansla continuité de ceux sur le judaïsme (1992) et sur le christianisme (1994). Àl’encontre de la théorie du choc des civilisations (cf. Huntington), Hans Küngexprime sa conviction profonde :

Pas de paix entre les nations sans paix entre les religions.Pas de paix entre les religions sans dialogue entre les religions.Pas de dialogue entre les religions sans réflexion fondamentale sur les religions.

L’analyse historique et systématique de l’islam développée dans cet ouvragese déploie en cinq grandes parties.

A – Origine (p. 21-100). L’islam est une religion soit contestée, soit idéalisée ;l’auteur situe cette religion dans son contexte historique pour en saisir ledynamisme intérieur. Aux VIe et VIIe siècles de notre ère, les rapports entre juifs,chrétiens et musulmans sont complexes. Par-delà les divergences judéo-chrétiennes, l’islam entend se référer à l’ancêtre commun, Abraham, et se présentecomme la religion monothéiste initiale et ultime.

B – Centre (p. 101-219). Quel est le message central de l’islam? Pour lemusulman, le caractère spécifique de l’islam consiste en ce que le Coran est laparole et le livre de Dieu. Le Coran n’est pas un livre tombé du ciel, mais l’abou-tissement d’un lent processus de rassemblement et d’édition. La pierre d’angle surlaquelle repose l’islam est la profession de foi en l’unicité absolue de Dieu affirméepar le Prophète. Il convient donc d’examiner de plus près l’idée que l’on se fait deDieu et l’idée que l’on se fait du Prophète. L’islam est une religion à observances.Les cinq piliers de la pratique musulmane constituent les éléments structurels àpartir desquels le musulman chemine dans la foi.

C – Histoire (p. 220-615). Cette partie est la plus longue. Les bases étant posées,l’auteur examine l’évolution historique de la civilisation islamique en repérant

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cinq « paradigmes », autrement dit cinq ensembles globaux de convictions, devaleurs et d’expériences auxquelles participent les membres de la communautémusulmane.

1. Le paradigme de la communauté islamique primitive. On observe unesymbiose de règles islamiques nouvelles et de très anciennes normestribales de comportement. Le concept islamique de califat émergeaprès la mort du Prophète. Ce paradigme laissera le souvenir de l’âged’or de l’islam, mais la scission de la communauté naissante entresunnites, chiites et kharijites suscite l’apparition d’un autre paradigme.

2. Le paradigme de l’empire islamique. De Médine, l’empire islamique seconstitue à Damas sous le califat arabe des ommeyyades. À la notionde califat chez les sunnites correspond la notion d’imâmat chez leschiites qui se réfèrent à la lignée familiale du Prophète.

3. Le paradigme classique. Au califat arabe des ommeyyades qui va versson déclin succède le califat islamique des abbassides à Bagdad. Lesquatre grandes écoles de droit de l’islam sunnite reflètent les situationsculturelles diverses des provinces de l’empire. Un grand débat théolo-gique s’instaure avec le mouvement du mu’tazilisme sur les rapportsentre la révélation et la raison aux VIIIe et IXe siècles de notre ère. Endépit des querelles politiques et religieuses qui jalonnent l’histoire del’empire, les musulmans gardent la nostalgie de cette périodeclassique où tous les peuples islamisés se trouvaient réunis sous unseul calife en un seul empire fondé sur les valeurs islamiques.

4. Le paradigme des oulémas et des soufis. Les Turcs héritent du pouvoircalifat qui s’installe à Istanbul. Les oulémas (savants en sciencesreligieuses) acquièrent une autorité parfois contestée par les soufis(cf. Hallâj m. 922). Ghazâli (m. 1111) produit une véritable sommethéologique qui sera critiquée par les philosophes arabes (cf. IbnRushd, dit Averroès, m. 1126). Ibn Khaldoun, au XIVe siècle, pose lesbases d’une sociologie appliquée à la civilisation islamique, tandisqu’Ibn Taymiyya (m. 1328) devient le représentant d’un traditiona-

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lisme qui s’imposera jusqu’au XIXe siècle et qui ouvrira la voie aucontentieux entre l’Occident et l’islam.

5. Le paradigme islamique de la modernité. Les trois grands empiresislamiques : moghol en Inde, séfévide en Iran et ottoman à Istanbulcoexistent jusqu’à la confrontation avec l’Occident qui provoqueréformes et réactions au sein d’une communauté islamique qui sedisloque.

D – Les défis de notre époque (p. 616-757). Qu’en est-il de l’islam aux XXe etXXIe siècles? L’auteur s’interroge sur l’éventualité d’un passage du paradigmemédiéval à celui de la modernité. Le temps présent est encore largement dominépar le paradigme du passé. Courants et contre-courants idéologiques s’entrecho-quent dans la communauté musulmane fragmentée en États-nations. Dans cecontexte incertain s’ouvrent de nouveaux chantiers théologiques et spéculatifsgrâce à la relecture des textes fondateurs à la lumière des sciences modernes, sousle signe d’un dialogue amorcé entre chercheurs chrétiens et musulmans.

E – Ouvertures sur l’avenir (p. 758-932). Dans cette dernière partie, Hans Küngexplore les pistes d’avenirs de l’islam confronté à la rencontre de la modernité. Ilanalyse à grands traits l’avenir possible de la jurisprudence islamique, de laséparation entre politique et religion, d’un nouvel ordre économique et éthiqueislamique. Finalement, il exprime son espérance de voir l’islam jouer pleinementsa partition dans le concert des grandes religions du monde contemporain.Toutefois, « la question décisive reste celle de savoir si, tôt ou tard, certains paysislamiques clés offriront l’espace de liberté (politique et théologique) nécessaire àla confrontation de la substance de l’islam avec les défis du XXIe siècle » (p. 908).

Ce qui est remarquable dans cet ouvrage, c’est l’inscription de l’islam dans lecontexte géopolitique, culturel et religieux au cours des périodes historiquesanalysées successivement par l’auteur. Les interférences sont constantes entre lesystème islamique et les autres systèmes de pensée, par exemple la mise enparallèle de Ghazâli et Thomas d’Aquin (p. 511-522), ou encore de l’exégèsecritique de la Bible et du Coran (p. 731-755). Hans Küng s’est donné pour objectifde « rendre les gens capables de dialoguer » (p. 15). À coup sûr, cet épais volumeest une belle contribution à ce dialogue si nécessaire aujourd’hui.

Roger Michel

Recensions

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Véronique AlbanelAmour du monde, Christianisme et politique chez Hannah ArendtParis, Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2010.

Aimer le monde est une tâche difficile. Or, voici un livre consacré à l’œuvre deHannah Arendt (1906 – 1975) qui apporte bien des lumières sur le sujet. Aussipeut-il intéresser théologiens et philosophes. À vrai dire, l’auteur n’a pas choisi lafacilité. Enseignante en sciences politiques et en théologie, Véronique Albanelquestionne avec rigueur et tact (le sens de la nuance n’est pas la moindre qualitédu livre) le rapport entre le christianisme et la politique dans l’œuvre de HannahArendt. Ce faisant, elle oblige son lecteur à lutter contre le « déjà connu » quiempêche si souvent la pensée. Ceux qui s’imagineraient connaître l’œuvre deHannah Arendt parce qu’ils se souviennent de sa relation décisive avec la commu-nauté juive, le judaïsme en général et le sionisme en particulier, son engagementd’avant 1948 pour un État binational en Palestine, son analyse du procèsEichmann à Jérusalem au début des années soixante, l’incompréhension et lapolémique suscitées, seront étonnés de découvrir une autre dimension de sapensée qui, pourtant, informe sa réflexion de part en part. Il s’agit du fait queHannah Arendt mobilise de manière récurrente des thèmes de la traditionchrétienne. Cette mobilisation conduit à une interprétation authentiquementphilosophique de l’œuvre. En même temps, elle est plus que cela : est offert unlivre qui traite de quelques grands thèmes de la philosophie : le monde, l’amour,la politique, la religion, le judaïsme, le christianisme.

En une première partie d’une centaine de pages, Véronique Albanel restitueavec concision la conception, si chère à Hannah Arendt, de la politique commepouvoir d’agir ensemble. D’une manière non polémique, elle met en relief lesdifficultés de la position qui sont généralement passées sous silence : la distinctionentre privé et public, social et politique, la dimension conflictuelle du politique, ouce qui en politique ne se laisse pas réduire à la problématique de la reconnaissance.Mais surtout, Mme Albanel fait apparaître la double dimension du politique selonArendt : fondée, d’une part, sur la liberté, la pluralité, la dignité humaine ;ordonnée, d’autre part, au souci du monde.

Sur cette base, l’auteur entreprend, dans la deuxième partie, d’examiner lestendances antipolitiques du message chrétien, dans leur dimension spéculative etau plan de l’histoire. On pourrait en conclure à l’hostilité de l’attitude chrétienne

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à l’égard des affaires humaines en général et de la politique en particulier. Toutsemble opposer la pensée chrétienne en ses thèmes les plus fondateurs et lapensée de Hannah Arendt en ses concepts les plus novateurs et les plus décisifs. Ily a réellement tension. Pourtant, Hannah Arendt ne cesse de solliciter nonseulement les textes, mais aussi l’expérience chrétienne.

Intitulée : « Les miracles politiques : le pouvoir de pardonner et le pouvoir decommencer ou la puissance de la foi », la troisième partie est consacrée à cettesollicitation paradoxale. Nous sommes rendus au cœur de l’enquête. Commentarticuler la puissance de la foi et l’action politique? Comment ce que HannahArendt a nommé « la foi en la dynamis », foi en la puissance du commencementpour décrire la disposition politique des humains, est-elle liée au pouvoird’accomplir des miracles, singulièrement de pardonner et de promettre? DansCondition de l’homme moderne, Hannah Arendt fait du pardon et de la promesse lesdeux actions politiques seules capables de sauver l’humanité du désastre auquela conduit l’aliénation du monde. Le thème chrétien du pardon résonne ici. Selaisse percevoir le paradoxe d’un enseignement et d’un acte non politiques, entout cas pré-politiques, dont la véritable signification n’apparaît cependant ques’ils sont transposés sur un plan politique. Véronique Albanel relie ce paradoxe àcette autre faculté « miraculeuse » qu’est le pouvoir de commencer et au principede natalité, que Hannah Arendt formule en contraposition du thème chrétien dela nativité. Dès lors, le paradoxe redouble : en l’éclairant à partir de l’ensei-gnement chrétien, le miracle perd son caractère mystérieux pour acquérir sa signi-fication politique la plus rigoureuse au plus près de l’expérience politique.

La pensée va jusqu’à la reprise opérée par Hannah Arendt de la philosophiede saint Augustin. La quatrième et dernière partie du livre est consacrée aucommencement même de la pensée de Hannah Arendt, l’interprétation entrepriseà la fin des années vingt du concept d’amour chez Augustin. Trois modes et troisobjets d’amour s’y manifestent : amour de Dieu, amour des hommes et amour dumonde. Si l’effort d’Augustin est de ramener les derniers vers le premier, celui deHannah Arendt est de faire ressortir la primauté de l’amour du monde sur lesdeux autres, voire plus encore de souligner ce qui le rend incompatible avecl’amour porté aux hommes tout autant qu’à Dieu. Mme Albanel ne craint pas lacomplexité, nous l’avons dit. Elle décline les tensions que la formule amor mundi(amour du monde) condense : l’amour est anti-mondain, mais le monde, pris danssa totalité, peut-il être aimé? L’amour est de l’ordre de la passion, non de l’action,mais le monde ne relève pas de la pluralité ; l’amour est électif, et ainsi sélectif,mais le monde est englobant et universel. Comment relever, sursumer (aufheben)

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tant de tensions? L’amour du monde peut-il receler en soi l’ultime leçon politiquede la philosophie d’Hannah Arendt?

Véronique Albanel reconstitue le cheminement de pensée qui mène à l’amourdu monde. Elle recueille tout le fruit de la référence à Jésus de Nazareth. Toujoursen acte, la bonté de Jésus est interprétée comme un mouvement qui contribue àlibérer le pouvoir de commencer et à ouvrir un chemin vers l’action. De plus, ladiscussion de l’amour chez Augustin révèle une portée politique inattendue.Mêlant éros et agapê, déployant de multiples passages de l’être singulier à l’êtrepluriel, d’un monde aliéné à un monde familier, de l’isolement individuel à lasolidarité historique, l’amour se reformule aussi en désir et en choix. Il devientamour du monde dès lors qu’il n’est plus seul désir de ce qui est là, mais aussiélection de ce que l’amour fait advenir quand aimer se laisse comprendre commeun agir avec d’autres pour prendre soin et se soucier activement du monde.Entendu ainsi comme dévouement pour le monde, l’amour du monde est ce quiintroduit les hommes à la politique en même temps qu’il fait d’eux des obligés dumonde. Le christianisme resurgit à présent. L’amour chrétien est haussé à ladimension du monde. Il lui est conféré une signification politique contre laquelleil s’est constitué en se tournant vers Dieu et vers les hommes.

Le mérite du livre est de mettre en lumière ces tensions, non comme descontradictions mais comme la caractéristique d’une pensée fièrement étrangèreaux préjugés et aux convenances sociales, aux idéologies et aux dogmes, quin’oppose jamais un prétendu savoir philosophique du politique aux conflits desopinions et des croyances. Forgé en tension entre politique et antipolitique,singulier et universel, passion et raison, unité et pluralité, le concept d’amour dumonde demeure équivoque et interdit, de ce fait, toute appropriation. Une telledistance est salutaire. Nul ne peut mettre la main sur l’amour comme personne nepeut posséder la vérité. Le mérite de Mme Albanel est d’avoir montré que desthèmes essentiels de la pensée chrétienne informent dès le commencement lapensée de Hannah Arendt et de s’être intéressée à leur devenir dans les sociétésdémocratiques modernes. Puisse son livre encourager beaucoup de chercheurs,préoccupés tant de philosophie et de théologie politique que de la rencontre siimportante entre traditions juives et traditions chrétiennes.

Jean-Marie Glé

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Christine Ray Christian de Chergé, une biographie spirituelle du prieur de TibhirinePremière édition : Paris, Bayard, 1998. Nouvelle édition au format de poche : Paris, Éditions Albin Michel, 2010.

Deux ans après la mort des moines, Christine Ray publiait cette biographie deChristian de Chergé. Elle fut ainsi la première, avec Bruno Chenu, à ouvrir à unlarge public francophone l’accès à ce que furent la vie et la spiritualité de cettefigure d’exception. Cet ouvrage, extrêmement documenté, reste le livre deréférence sur la vie de Christian de Chergé, et plus largement de la communautéde Tibhirine, par la qualité de l’enquête minutieuse qu’a conduite l’auteur. Ellepropose au lecteur une biographie spirituelle pleine d’humanité. Sa réédition auxéditions Albin Michel dans une collection de poche le rend accessible à tous ceuxqu’intéressent la spiritualité et la vie du prieur de Tibhirine.

Christian Salenson

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TABLE DES MATIÈRES

Jean-Marc AvelineLiminaire 11

Albert Peyriguère (1883-1959) : le mystique d'El-Kbab 15

Marc BoucrotBiographie d’Albert Peyriguère 19

1. Enfance et jeunesse (1883-1906) 192. Les premières années de prêtrise (1906-1914) 193. L’épreuve de la première guerre mondiale (1914-1919) 204. Les années de Tunisie et l’expérience de La Daya (1920-1926) 215. Les premières années au Maroc (1927-1928) 226. L’ermite d’El-Kbab (1928-1959) 23

Michel LafonLe père Peyriguère dans l’Église du Maroc 27

Première période. La transplantation : 1912-1945 28Deuxième période. L’intégration : 1945-1965 34La troisième période. La discrétion : de 1965 à nos jours 37

Pierre VermerenLe Maroc de Sidi Mohammed à Mohammed V, du coeur du Protectorat à l’indépendance (1927-1959) 39

1. Mythes ou réalités, les héritages du Maroc de Lyautey pèsentlourd, au Palais de Rabat comme dans la montagne berbère 41

2. Le Maroc de Sidi Mohammed, de son avènement au retour d’exil (1927-1955) 47

3. Vers la Monarchie et l’indépendance : de la lutte contre le Dahirberbère au gouvernement Ibrahim (1930-1959) 54

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Marc Boucrot« L’Apôtre sous le gourbi »Comment le père Peyriguère se voyait lui-même 63

Introduction 631. Le manuscrit 642. L’intrigue 66Conclusion 78

Jean-Marc AvelineChristologie et dialogue interreligieux. L’apport d’Albert Peyriguère 81

1. Le Christ de Peyriguère 822. Vers une nouvelle étape de la christologie 89Conclusion 92

Michel LafonLe message du père Peyriguère est toujours d’actualité 93

Première question : pourquoi, à la fin de sa vie, Albert Peyriguère voulait-il aller en France ? 94

Deuxième question : quel regard portait le père Peyriguère sur le monde musulman ? 98

Troisième question : quel doit être notre comportement dans notre rencontre avec les musulmans ? 100

Vincent LandelLe père Peyriguère pour notre Église au Maroc aujourd’hui 109

Albert PeyriguèreLe Christ et le Coran 121La rencontre du christianisme et de l’islam 122Le Christ, frère de tous les hommes 124

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L’islam non-maghrébin 127

Roger MichelL’islam dans l’ensemble indo-pakistanais 133

1. Un chef de file réformateur : Châh Walî Allâh, de Delhi, (1703 – 1762) 134

2. La mouvance moderniste : Sayyid Ahmad Khân (1817 – 1889) et ses successeurs 135

3. Dans le sillage du fondamentalisme : Abû l-a’lâ Al- Mawdûdî (1903 – 1979) 138

4. Le mouvement des Ahmadiyya 140Que conclure ? 140

Michel de GigordL’islam aux Philippines, petit poucet aux frontières de l’islam 143

1. On peut dire qu’il y a eu trois vagues d’islamisation aux Philippines 145

2. Aujourd’hui, qui sont et où sont les musulmans des Philippines ? 147

3. Dans ce contexte, que sont les musulmans des Philippines ? 152

Xavier JacobL’islam dans la Turquie actuelle 159

1. Laïcisation 1592. Restauration 1603. Islam et politique 1624. La pratique 1635. Islam inofficiel 1656. L’islam et le monde moderne 166

Alberto Fabio AmbrosioDes écrivains du soufisme ou des soufis écrivains ?Voyage au pays des mystiques 171

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Études 181

Xavier ManzanoL’histoire peut-elle déterminer le christianisme authentique ? Le débat Loisy-Blondel 183

1. Le cas Loisy 1852. La réponse de Blondel 1923. La correspondance Blondel-Loisy 196Conclusion 204

Jean-Louis DéclaisLes Bibles et le Coran. Jeux de miroirs 207

1. Un singulier abusif 2082. Le temps de l’écriture 2103. Cinq siècles qui ont compté 2124. Aux marges de l’orthodoxie 2145. Quand le Coran parle de la Bible 2176. La langue des Écritures 2217. Le contenu des Écritures 224

Expériences 227

Mehrézia Labidi-MaïzaLettre ouverte à mes sœurs qui portent le voile intégral 229

Groupe de Palestiniens chrétiensUn moment de vérité : une parole de foi, d’espérance et d’amourvenant du cœur de la souffrance palestinienne 235

Sommet des leaders religieux 2010 à Winnipeg (Manitoba)Le temps du leadership et des gestes inspirés 259

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Repères bibliographiques 269

Hans Küng 271L’Islam[Recensé par Roger Michel]

Véronique Albanel 274Amour du monde, Christianisme et politique chez Hannah Arendt[Recensé par Jean-Marie Glé]

Christine Ray 277Christian de Chergé, une biographie spirituelle du prieur de Tibhirine[Recensé par Christian Salenson]

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Publications Chemins de Dialogue

Revue « Chemins de Dialogue »

Revue théologique et pastorale sur le dialogue interreligieux,fondée par l’Institut de sciences et théologie des religions de Marseille

(département de l’Institut catholique de la Méditerranée),éditée par l’association « Chemins de Dialogue »,

publiée avec le concours du Centre National du Livre.

Des ouvragesRobert Coffy

Oui, ce Mystère est grand…Publications Chemins de Dialogue, Marseille, 1996

Jean-Marc AvelineL'enjeu christologique en théologie des religions. Le débat Tillich-Troeltsch

Paris, Éditions du Cerf, « Cogitatio fidei » 227, 2003

Jean-Marc Aveline & Christian Salenson (dir.)La grotte et le rocher dans les religions

Publications Chemins de Dialogue, Marseille, 2004

Jean-Marc Aveline & Christian Salenson (dir.)Au carrefour des Écritures.

Hommage amical à Paul BonyPublications Chemins de Dialogue, Marseille, 2004

Jean-Marc Aveline & Christian Salenson (dir.)Éduquer à la liberté religieuse

Publications Chemins de Dialogue, Marseille, 2006

Jean-Marc AvelinePaul Tillich

Publications Chemins de Dialogue, Marseille, 2007

Henri JourdanTiens bon… Et avance !

Publications Chemins de Dialogue, Marseille, 2007

Paul BonySaint Paul

Publications Chemins de Dialogue/Éditions de l’Atelier, coll. « Tout simplement », 2008

Christian SalensonChristian de Chergé. Une théologie de l’espérance

Publications Chemins de Dialogue/Bayard, 2009

Maurice VidalCette Église que je cherche à comprendre

entretiens avec Christian Salenson et Jacques TessierPublications Chemins de Dialogue/Les Éditions de l’Atelier, 2009

Jean-Marc AvelineLa manne cachée

Publications Chemins de Dialogue, Marseille, 2009

Christian Salenson (dir.)Passeurs et pèlerins en Méditerranée

Publications Chemins de Dialogue, Marseille, 2010

Jean-Marc Aveline (dir.)Sur le chemin de l’autre

Publications Chemins de Dialogue, Marseille, 2010

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Chemins de DialogueCdD 1 (1993)CdD 2 (1993)CdD 3 (1994) L’expérience religieuseCdD 4 (1994) Dialogue et missionCdD 5 (1995) « Quitte ton pays… »CdD 6 (1995) La mystique dans les religionsCdD 7 (1996) L’esprit d’AssiseCdD 8 (1996) Laïcité et religionsCdD 9 (1997) Artisans de paixCdD 10 (1997) Voies de sagesseCdD 11 (1998) Juifs et chrétiens : témoins de la promesseCdD 12 (1998) Contributions à la théologie du dialogueCdD 13 (1999) L’Autre que nous attendonsCdD 14 (1999) Le fait religieux à l’écoleCdD 15 (2000) L’expérience religieuse chrétienneCdD 16 (2000) Traditions bouddhistes et OccidentCdD 17 (2001) La non-dualitéCdD 18 (2001) La religion et la mystiqueCdD 19 (2002) Religions, paix et violenceCdD 20 (2002) L’Église et les religionsCdD 21 (2003) Dialogue et véritéCdD 22 (2003) Entre guerre et paixCdD 23 (2004) L’école, la laïcité et les religionsCdD 24 (2004) Islam et christianisme entre herméneutique et dialogueCdD 25 (2005) Spiritualités et laïcitésCdD 26 (2005) La Méditerranée toujours recommencéeCdD 27 (2006) L’écho de TibhirineCdD 28 (2006) Penser la foi dans l’esprit d’AssiseCdD 29 (2007) Le dialogue interreligieux entre théologie et politiqueCdD 30 (2007) Premiers de cordée…CdD 31 (2008) L’ascèse du dialogueCdD 32 (2008) L’Église et le judaïsmeCdD 33 (2009) Relations judéo-chrétiennes au XXe siècleCdD 34 (2009) Islam et christianisme en dialogue au Moyen-OrientCdD 35 (2010) Le bouddhisme par-dela les idees recuesCdD 36 (2010) Albert Peyriguère (1883-1959). Le mystique d'El-Kbab

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Achevé d’imprimer en décembre 2010sur les presses du

Groupe HorizonParc d’activités de la plaine de Jouques

200, avenue de Coulins – 13420 GémenosDépôt légal décembre 2010

© 2010, Chemins de Dialogue 36

Revue semestrielleXII 2010 -18 €

I.S.S.N. 1244-8869

Directeur de la publication :Jean-Marc Aveline

Responsables de la rédaction :Jean-Marc Aveline

Jean-Marie GléColette HamzaRoger Michel

Christian Salenson

Secrétaire de la rédaction :Olivier Passelac

Association Chemins de Dialogue11, impasse Flammarion – 13001 Marseille

& [+33]4 91 50 35 50 – Fax [+33]4 91 50 35 [email protected]

Bureau du Conseil d’Administration de l’Association :Christian Salenson (Président)

Jean-Marc AvelineGérard Tellenne

Christiane Passelac

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