colonisationhellenistique briant

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1 Pierre Briant Collège de France COLONISATION HELLÉNISTIQUE ET POPULATIONS PROCHE-ORIENTALES : LES DYNAMIQUES SOCIALES ET POLITIQUES DE L’ACCULTURATION (Texte français d’une contribution parue en italien : « Colonizatione ellenistica e popolazione locale », in : I Greci, II/2, Einaudi, Firenze (1999): 309-333

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Page 1: Colonisationhellenistique Briant

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Pierre Briant

Collège de France

COLONISATION HELLÉNISTIQUE ET POPULATIONS PROCHE-ORIENTALES :

LES DYNAMIQUES SOCIALES ET POLITIQUES DE L’ACCULTURATION

(Texte français d’une contribution parue en italien : « Colonizatione ellenistica e popolazione locale »,

in : I Greci, II/2, Einaudi, Firenze (1999): 309-333

Page 2: Colonisationhellenistique Briant

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Introduction

Dans deux discours sur la Tychè d’Alexandre, œuvres de rhétorique pure, Plutarque a

présenté ce qui, selon lui, faisait la singularité et la permanence des réalisations d’Alexandre.

Plutarque souligne l’exemplarité des victoires remportées par le Macédonien sur “des forces

irrésistibles, des peuples innombrables, des rivières infranchissables, des montagnes

vertigineuses”. Victoires d’autant plus remarquables que le roi souffrait de lourds handicaps :

les révoltes des cités grecques et des peuples du nord du royaume avant le départ, le manque

de soldats et de moyens financiers. Si Alexandre a triomphé, c’est qu’il a su assimiler les

leçons de la Philosophie : il unit en lui action et réflexion. Son vrai objectif n’est pas la

conquête pour la conquête, ce n’est pas un vil soudard venu amasser butin et razzias. Son but

est bien plutôt l’extension de la civilisation grecque, à savoir : mêler les choses barbares aux

choses grecques, traverser et civiliser tous les continents, “semer et répandre dans chaque

peuple la justice et la paix grecques”. La fondation de cités “chez les peuples sauvages” est le

moyen privilégié. Conclusion : “Les nouveaux sujets d’Alexandre n’auraient pas été civilisés

s’ils n’avaient pas été vaincus ; ils n’auraient pas eu Alexandrie, Séleucie en Mésopotamie, ni

Prophtasia en Sogdiane, ni Bucephalia en Inde, ni une cité grecque près du Caucase”.

Cette vision d’une “colonisation civilisatrice” fut longtemps hégémonique à travers la

très influente historiographie coloniale de l’époque contemporaine1. Aujourd’hui, le processus

de décolonisation (politique et intellectuelle) et les progrès remarquables accomplis dans

l’analyse des états et sociétés du Proche-Orient achéménide (dit parfois encore “pré-

hellénistique”) ont radicalement modifié les perspectives de la recherche et de la réflexion

historiques. Il ne s’agit plus d’étudier, d’une manière unilatérale, la diffusion de la civilisation

grecque à travers le rôle attribué aux fondations coloniales, mais d’analyser les processus

complexes et contradictoires des contacts inter-culturels. Plus personne ne croit aujourd’hui

qu’une réponse simple puisse être donnée à une question aussi délicate. Il importe avant tout,

en partant aussi d’une connaissance précise du Proche-Orient en 334, de donner une idée de la

variété des situations concrètes et, partant, de la diversité des modalités de la colonisation

hellénistique entre Égée et Indus. À cette fin, la documentation épigraphique représente,

mieux que toute autre, une introduction idéale à l’unité et la diversité du monde hellénistique.

1- Fondations coloniales et problèmes de la terre

Rêves et théories

Lorsqu’Aristagoras de Milet, vers 500, vint demander aide à Sparte, il prononça un

vigoureux plaidoyer devant le roi Cléomène, faisant valoir en particulier que “les Barbares

sont dépourvus de force militaire...Ils sont faciles à vaincre. Dans le même temps ils

possèdent plus de richesses que n’en possèdent même tous les autres peuples ensemble”2.

Tout au long des Vè et IVè siècles, cette image sera utilisée avec faveur par les polémistes et

hommes politiques grecs soucieux de lancer leurs compatriotes dans des aventures outre-mer,

contre les territoires achéménides. C’est le cas en particulier du rhéteur athénien Isocrate. En

380, dans le Panégyrique d’Athènes, il entend montrer que les Perses sont lâches, sans

discipline ni expérience des dangers, et que toutes les conditions sont réunies pour infliger de 1 Voir P.Briant 1982b : 227-330 ; 1994a.

2 Hérodote V.49

Page 3: Colonisationhellenistique Briant

3

sévères défaites aux armées du Grand Roi : “Si nous transportons des forces plus nombreuses

que celles du Grand Roi...nous exploiterons sans risque toute l’Asie” (§166). Plusieurs années

plus tard (356), il exprime plus clairement l’idée de la colonisation, cette fois en Thrace :

“Nous pourrons découper assez de territoires pour que non seulement nous vivions dans

l’abandance, mais que nous puissions offrir une vie suffisante à ceux des Grecs qui sont dans

le besoin et que l’indigence fait vagabonder...Athénodoros et Callistratos...ont été capables d’y

fonder des villes (oikisai poleis)”3. Dix ans plus tard (346), il revient sur ce thème avec plus

de force et de précision encore. S’adressant à Philippe de Macédoine, il lui trace ce projet : “Si

tu t’efforces avant tout d’anéantir complètement la royauté perse ou, du moins, de délimiter

un territoire (khôran...aphorisasthai) aussi grand que possible, et de couper l’Asie, comme on

dit, de la Cilicie à Sinope ; et en outre de fonder des villes (ktisai poleis) dans ce pays et d’y

établir (katoikisai) ceux que qui errent maintenant faute de moyens de vivre et qui font du mal

à tous ceux qu’ils rencontrent...[Il faut] fonder des villes qui serviront de limites à la Grèce et

seront devant nous comme un glacis”4. Dans tous les cas, la vision est claire : conquérir des

territoires dans un pays riche, y découper des terres attribuées aux cités que l’on va y fonder

pour y diriger le flot de l’émigration venu des cités grecques d’Europe, ou : la colonisation

comme remède à la crise sociale et économique. Il s’agit d’exploiter (karpeusai) les territoires

qui aujourd’hui font la richesse et la puissance du Grand Roi et des Perses.

L’Anabase de Xénophon témoigne aussi de cette fascination pour la richesse des territoires

en Asie Mineure et de cet attrait pour une politique de colonisation. La description que

l’Athénien donne du Port de Calpè, sur la côte sud du Pont-Euxin, est en effet très parlante

(VI.4). Beau port, bien situé entre Héraclée et Byzance, là “où il n’existe aucune autre ville

grecque”, le site dispose de “terre sans pierre” et de “grands arbres de toutes essences”. Qui

plus est, “le reste du territoire est beau et spacieux, avec de nombreux villages habités : en

effet, le sol produit de l’orge, du blé, toutes sortes de légumes, du millet, du sésame, quantité

de figues, des vignes nombreuses qui donnent un vin agréable ; en un mot, tout y pousse, sauf

les oliviers” (§6). Xénophon fait manifestement partie de ceux “qui voulaient y fonder une

cité” (§7). En effet, quelque temps auparavant, près de Sinope, il avait déjà songé à mener à

bien un tel projet, mais le devin Silanos s’y était opposé (V.6.15-18).

Cités et plat-pays

Bien entendu, ni Alexandre ni les rois hellénistiques n’ont jamais considéré qu’ils étaient

tenus d’appliquer à la lettre les projets développés par Isocrate ou par Xénophon. Néanmoins,

les uns et les autres se sont trouvés confrontés à un problème : comment assurer

immédiatement la survie d’une communauté de plusieurs centaines ou milliers d’hommes —

sous forme de garnisons et de cités ? C’est de cette réalité matérielle que rend compte

l’historiette rapportée par Vitruve. L’architecte Deinocratès venant lui proposer un

aménagement colossal du Mont Athos, Alexandre, alors en Égypte, repoussa l’idée lorsqu’il

apprit que, pour survivre, la cité projetée devrait compter uniquement sur des importations par

mer : “De même qu’un enfant sans le lait de sa nourrice ne peut se nourrir ni franchir les

étapes de la vie croissante, ainsi une ville sans champs et sans leurs produits affluant dans ses

murs ne peut se développer, ni sans avoir une nourriture abondante une population

nombreuse, ni protéger ses habitants sans ressources”5. On voit donc que les auteurs anciens

(Isocrate, Xénophon) savaient bien qu’on ne peut fonder une cité prospère dans un milieu

3 Paix 24

4 Philippe 120, 122

5 Vitruve, De Arch. II, Préface §3

Page 4: Colonisationhellenistique Briant

4

hostile. Observation de base ainsi exprimée par Louis Robert : “[Il convient] de se poser

comme première question sur un site antique ou devant une carte : où étaient leurs champs ?

Que mangeaient-ils ? Que cultivaient-ils”, ou encore : “Une ‘cité’ antique doit toujours être

considérée avec le territoire, champs et forêts, qui la nourrit et sur lequel vit une partie de sa

population ; le territoire (khôra) est inséparable de la ‘cité’ ”.

Et pourtant, un courant dominant de l’historiographie coloniale a longtemps postulé que la

colonisation venue de Grèce et de Macédoine s’était implantée dans des terres vierges, et que

c’est grâce au génie européen que des territoires entiers du Moyen-Orient avaient été ainsi

gagnés à la paix et aux activités agricoles : Plutarque n’affirme-t-il pas que, grâce à Alexandre

et aux fondations de villes, les Arachosiens auraient découvert l’agriculture ? Lorsque les

archéologues français commencèrent, en 1974, de mener des prospections dans les territoires

autour de la ville hellénistique d’Aï-Khanoum, la théorie du “miracle grec” était encore

largement acceptée. Lorsque donc les premières prospections eurent permis, grâce à l’étude

des tessons, de mettre en évidence des traces des systèmes d’irrigation artificielle remontant à

l’époque hellénistique, les archéologues furent tentés d’attribuer exclusivement cette phase de

développement à la colonisation hellénistique. Sachant, pour reprendre leur expression,

“qu’on ne fonde pas une ville dans le désert et que l’irrigation [y] était la condition nécessaire

du développement urbain”, ils conclurent, dans un premier temps, que la construction de la

ville et le creusement des canaux d’irrigation avaient été menés de pair par les colons grecs.

Puis, au cours de la campagne de prospections suivante (1975), les nouvelles découvertes

céramiques les amenèrent à modifier de tout au tout leur point de vue. Comme ils l’écrivirent

alors, “cette découverte éclaire d’un jour nouveau la nature de la colonisation grecque, au

moins dans la région considérée : il ne s’agit aucunement d’une défrichement de terres

vierges, mais plus modestement d’une extension des surfaces irriguées...Ce n’était pas au

génie grec qu’il fallait nécessairement songer, mais aussi bien à un savoir faire proprement

bactrien, fondé sur une longue tradition de l’irrigation artificielle en Asie centrale”. Ils allaient

bientôt montrer que la mise en valeur de la région n’était pas due non plus à un “miracle

achéménide”, puisque travaux et techniques remontaient en réalité à l’âge du bronze. Ils ont

été poursuivis et étendus tout au long de l’histoire, y compris bien entendu durant l’époque

hellénistique6.

Une telle conclusion—qui n’a cessé d’être réaffirmée et affinée par les archéologues depuis

lors—est tout à fait importante. Force est de constater néanmoins, en même temps, qu’elle

aurait déjà dû s’imposer bien auparavant. Non seulement parce que la vision des théoriciens

antiques étaient, sur ce point du moins, fondée sur des réalités absolument indiscutables (une

ville nouvelle a besoin d’un territoire déjà mis en culture), mais aussi parce que les (rares)

textes témoignant de fondations hellénistiques conduisent nécessairement à une telle

conclusion7. Elles ont en effet été réalisées sur des sites déjà occupées par des agglomérations,

villages ou villes, qui s’appuyaient sur des plats-pays (khôrai) bien mis en culture. Il faut

ajouter une dernière considération, qui est fort importante, voire décisive. Les colons venus de

Grèce, de Macédoine, des îles, voire de cités d’Asie Mineure occidentale, n’ont accepté de

s’expatrier fort loin que par désir de trouver sur place ce qui leur manquait dans leur patrie : à

savoir des lots de terre, découpés évidemment sur une terre qui n’était pas infertile. Bien

connue lors de la colonisation de l’époque archaïque, la distribution de lots de terre (kléroi)

est attestée depuis longtemps par des documents à Antioche de Syrie, à Doura-Europos et à

6 Voir J.C.Gardin-P.Gentelle, BEFEO 76 (1979) : 1-29 avec mes remarques dans Briant 1979 : 1398-1402 (RTP

314-318) et mise au point dans Briant 1996 : 772-774. 7 Voir P.Briant 1978 (= RTP 227-262).

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5

Suse8, et maintenant à Arsinoeia de Cilicie (ci-dessous) : on doit postuler qu’il en fut ainsi de

manière systématique.

Conflits et arbitrages

Dans l’esprit d’un Isocrate ou d’un Xénophon, on l’a vu, toute fondation était la

conséquence d’un processus de conquête militaire. Il ne fait aucun doute qu’il en fut

réellement ainsi sous Alexandre ou sous les Séleucides. En toute logique, il a donc dû se

produire nombre de contestations entre colonisateurs et colonisés, car les premiers n’ont pu

s’installer au départ que sur des territoires déjà mis en valeur par les seconds —qu’il s’agisse

de terres agricoles ou de terres de parcours pour les troupeaux, ou de terres utilisées

indifféremment pour l’une et l’autre activités. Nous sommes là en effet dans une situation très

proche de celle qui fut celle des colons grecs qui, à l’époque archaïque, s’implantèrent en

Sicile, en Cyrénaïque ou ailleurs. Malheureusement, la documentation est relativement réduite

pour l’époque hellénistique, car le plus souvent les textes transmettant des renseignements sur

le moment de la fondation oblitèrent complètement cet aspect des choses : ils insistent

unilatéralement sur le caractère purement grec des rites de fondation et de la population qui

fut installée dans la ville nouvelle. Par ailleurs, le rapport de forces était favorable aux colons

dans une mesure écrasante, puisque le mouvement de colonisation fut lancé et poursuivi à

l’initiative des rois. Nous n’avons donc connaissance directe que de quelques cas, uniquement

lorsque le pouvoir royal a été amené à édicter un arbitrage ou à prendre une décision à la suite

de luttes et d’hostilité qui risquaient de mettre en péril la paix dans les territoires royaux.

On citera d’abord une inscription venant d’Arsinoeia de Cilicie (SEG 39. 1426)9 , qui

contient une lettre de Thraséas (commandant de la Cilicie sous Ptolémée III) aux habitants

d’Arsinoeia, et le texte d’un décret de la ville de Nagidos. Les Arsinoéens avaient envoyé une

ambassade à Thraséas “au sujet d’affaire concernant le territoire (hyper tôn kata tèn khôran)”.

La ville nouvelle d’Arsinoeia avait été fondée par le propre père de Thraséas, Aetos, au temps

où celui-ci était lui-même gouverneur de Cilicie, sous Ptolémée II. Voici en quels termes le

décret de Nagidos rappelle les conditions de la fondation : “Aetos occupa un lieu

particulièrement favorable (topos epikairos), il fonda une cité (polin ektise) qui fut nommée

Arsinoeia d’après le nom de la mère du roi, il établit des colons (oikétai) dans ce lieu et il

distribua sous forme de lots (emerisen) le territoire qui (jusqu’ici) avait été le nôtre, en en

expulsant les barbares qui avaient empiété [sur cette terre] (ekbalôn tous epinemoménous

barbarous)”. Suivent les décisions relatives aux rapports établis désormais, à la demande de

Thraséas, entre Nagidos et Arsinoeia : Nagidos a accepté de donner à Arsinoeia une part de

ses terres publiques (tèn khôran tèn dèmosian), de telle façon que les nouveaux habitants

installés à l’initiative de Thraséas puissent disposer de lots de terre, dont la possession leur

sera garantie à tout jamais. Ces colons sont déclarés être des colons de Nagidos (apoikoi

Nagidéos) ; la suite du texte définit les droits respectifs des habitants de chacune des deux

cités. En quelque sorte Thraséas a complété la fondation à laquelle avait procédé son père, car

il désirait “augmenter le renom de la ville” ; il voulait aussi faire en sorte que mises en culture

intensivement par les colons, car —est-il écrit (lignes 6-9)—les terres ainsi concédées

pourraient produire des revenus augmentés qui iront grossir les contributions financières

versées au trésor royal!

8 Voir RTP 234-237 et les développements de Billows 1985 : 160-169

9 Voir publication et commentaire de Jones-Habicht 1989. Voir également la notice de Cohen 1995 : 363-364.

Page 6: Colonisationhellenistique Briant

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Bien qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’un document de fondation, le texte

jette des lumières très précises sur les conditions dans lesquelles a été fondée Arsinoeia. On y

voit la puissance de l’intervention royale : c’est en effet à partir de la conquête militaire d’un

lieu stratégique qu’Aetos a défini le territoire de la nouvelle cité coloniale. Selon le décret

cité, les terres avaient été prises sur des possessions de Nagidos. Il est probable que le stratège

a dû régler un conflit territorial entre Nagidos et la ville fondée à partir de son territoire, à

savoir Arsinoeia10

. Mais ce conflit se double d’une hostilité entre Arsinoeia et des populations

locales qualifiées de ‘barbares’. En effet, c’est dans ce cadre que le texte fait référence, après

la conquête d’un lieu stratégique, à l’expulsion des barbares. Pour la justifier, ils sont

présentés comme coupables d’une agression, puisque, on l’a vu, ils ont empiété sur ces terres.

Nous ne savons quel est le peuple désigné sous l’appellation générique de ‘barbares’. Mais il

est clair que le texte renvoie à une situation extrêmement courante d’un conflit territorial né

entre une cité (grecque ou non) et des populations dites “indigènes” et présentées comme

menaçant en permanence les terres et les hommes des cités. Telle est par exemple l’image

traditionnelle des Pisidiens ou des Mysiens, contre lesquels les satrapes perses faisaient

systématiquement des expéditions, car, “dans le territoire du roi, ils occupent des places très

fortes et, armés à la légère, sont en mesure, par leurs incursions, de faire beaucoup de mal à ce

territoire et de préserver leur propre territoire”11

. Alexandre et les rois hellénistiques

reprennent ce rôle des satrapes perses12

. Alors à Phasélis, Alexandre “aida les habitants à

prendre une forteresse construite par les Pisidiens pour nuire à cette contrée : les Barbares

faisaient des raids à partir de là et causaient beaucoup de dommages aux Phasélitains pendant

qu’ils cultivaient le sol”13

. En Cilicie, Alexandre mena une expédition foudroyante contre “les

Ciliciens de la région montagneuse”14

. On pense également à un épisode plus tardif (52

ap.J.C.) narré par Tacite15

, qui met en scène les Ciètes, “peuples sauvages de Cilicie...qui

s’étaient déjà soulevés plusieurs fois et qui...campèrent alors sur des montagnes escarpées. De

là, ils descendaient sur les côtes et dans les villes et osaient attaquer les laboureurs et surtout

les marchands et les bateliers”. L’image de populations montagnardes barbares, agressives et

dangereuses, est une constante de la littérature ethno-géographique gréco-romaine. On la

retrouve presque explicitement dans le décret de Nagidos qui rappelle la fondation

d’Arsinoeia par le stratège ptolémaïque de Cilicie : la fondation suit immédiatement la

conquête et l’expulsion des barbares, elle a une fonction stratégique ; c’est sur ces terres

contestées que des lots de terre ont été découpées pour les colons.

Une telle situation n’était pas inconnue en Macédoine même. Sous certains de ses

aspects, le texte d’Arsinoeia fait en effet songer à une inscription de la ville de Philippes,

datée du règne d’Alexandre. Des ambassadeurs sont venus trouver le roi Alexandre, pour

l’entretenir d’un problème de territoires contestés entre la cité et les Thraces voisins. Lors de

la fondation de la ville par Philippe II, la décision royale (diagramma) avait évidemment traité

de l’extension de la khôra de la nouvelle cité. C’est en se référant à cet acte originel

qu’Alexandre prend sa décision, dont il confie l’exécution sur le terrain à Philotas et à

Léonnatos, chargés de l’opération de bornage et de délimitation : “Quant aux Thraces qui ont

occupé le territoire originel que Philippe avait donné à Philippes, que Philotas et Léonnatos

examinent s’ils l’ont occupé avant ou après le diagramma de Philippe ; si ce fut après, qu’ils

10

On peut comparer aux rapports entre Antioche du Pyrame et Antioche du Kydnos (Curty 1995 : 207-208). 11

Xénophon, Mém. V.26 . 12

Voir P.Briant 1996 : 660-662, 747-753, 786-788. 13

Arrien, Anab. I.24.6 14

Ibid. II.5.6 15

Annales, XII.55

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7

s’en retirent...Quant à ce qui a été donné aux Thraces par Philippe, que les Thraces en aient la

jouissance, ainsi qu’Alexandre en a statué...Quant aux terres situés près du territoire de Serrès

et près de Dainéros, que les Philippiens en aient l’usage, ainsi que l’avait concédé Philippe”16

.

Que les relations entre villes hellénistiques et populations locales aient été

fréquemment houleuses, nous en avons confirmation dans deux décrets de la cité d’Apollonia

de la Salbakè (Carie), fondation séleucide remontant à Séleukos Ier

ou à Antiochos Ier

. Ils

furent votés en l’honneur des ambassadeurs qui ont défendu avec talent les intérêts de leur

patrie devant les autorités politiques qui contrôlent les territoires17

. Peut-être sous Antiochos

III, les ambassadeurs furent convoqués par le contrôleur financier (dioicète), qui avait été

alerté par le “préposé aux sanctuaires”, car une question se posait entre la cité et

l’administration royale “au sujet des villages sacrés (hiérai kômai), les Saleioi de la montagne

et les Saleioi de la plaine”. Il s’agit manifestement de communautés cariennes qui, tout en

dépendant de la ville d’Apollonia, ne font pas partie de son territoire. Quel que soit le fond de

l’affaire, il apparaît que les relations entre la ville et les villages sacrés sont difficiles. Un autre

décret, de peu postérieur à 188, honore un citoyen, Pamphilos, qui s’est rendu en ambassade à

Rhodes :“Il a lutté de concert avec ses collègues d’ambassade contre les indigènes (egkôrioi)

qui étaient nos adversaires”. Donc les Apolloniates ont dû plaider leur cause face à une

délégation envoyée par les communautés cariennes : “Rapproché de la discussion sur les

“villages sacrés”, cela fait penser que ces “villages sacrés” s’accommodaient mal de la tutelle

des Apolloniates. Il est à parier que ce n’est pas seulement entre les Apolloniates et les

indigènes de leur territoire que les relations étaient mauvaises, et la phrase est un trait de

lumière sur ce qu’ont pu être les relations entre les indigènes de la campagne et les habitants

des villes grecques ou hellénisées, à l’époque hellénistique, dans l’intérieur de l’Asie

Mineure...Ce n’est presque pas faire une hypothèse que d’admettre que ces indigènes —peut-

être précisément ceux des “villages sacrés”, en tout cas ceux des villages attribués à

Apollonia—voyaient une occasion de faire sécession, d’être affranchis, grâce au

bouleversement politique de 190-188, de la domination ou de la tutelle de la ville —proche,

présente et détestée—, et qu’ils préféraient être rattachés directement aux Rhodiens, lointains

et encore inconnus par expérience directe” (L. et J. Robert).

2-Peuplement grec et populations locales

Le peuplement des cités et colonies : théories et réalités

Dans le même temps qu’ils définissaient les sites propices à la fondation de cités en

Asie Mineure, les auteurs grecs donnaient leur vision des rapports qui devaient s’établir entre

les nouveaux arrivants grecs et les populations locales. De la même façon que la nouvelle

communauté a besoin de terres déjà mises en culture, elle a besoin de bras. Certes, bien des

colons travailleront eux-mêmes leurs lots de terre. Mais les autorités comptent aussi utiliser la

force de travail fournie par la population locale. Lorsque, par exemple, Xénophon décrit avec

émerveillement la fertilité de la khôra de la ville qu’il médite de fonder au Port de Calpè, il ne

manque pas de mentionner qu’on y trouve aussi “de nombreux villages habités (kômai...

16

Le document pose de nombreuses problèmes épigraphiques et historiques, qui ont été en dernier lieu traités par

M.Hatzopoulos 1997, auquel j’emprunte la traduction, sans accepter nécessairement l’interprétation historique

(cf. déjà Briant 1996 : 1074). 17

Le dossier est édité et commenté par J. et L. Robert 1954, n°166-167 (p.285-312 ; citation p.307). Sur la

fondation, voir la notice de Cohen 1995 : 253-255.

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8

pollai kai oikoumenai)”18

. Xénophon n’explicite pas la place que tiendront les villageois dans

la ville projetée. Isocrate, lui, parle très clairement de ce problème. Dans le Panégyrique, il

proposait “de faire de tous les barbares les périèques de toute la Grèce” (§131). Dans une

Lettre à Philippe (III), il adsjure le roi macédonien de “forcer les barbares...à être les hilotes

des Grecs” (§5). Périèques, hilotes : deux désignations qui ne laissent aucun doute sur l’image

que se faisait Isocrate de la situation de dépendants qui serait imposé aux indigènes qui

seraient amenés à vivre sur le territoire d’une fondation grecque ! De son côté, Aristote

proposait que les terres de sa cité idéale fussent cultivées par “des hilotes de race barbare19

”.

On ne doit certainement pas conclure de ces passages que les populations locales ont

été systématiquement réduites en dépendance ni en esclavage20

. Aucune règle générale ne peut

prétendre s’appliquer à toutes les régions et villes du Proche-Orient. La diversité des sociétés

et des implantations coloniales est en effet trop immense pour donner prise à une théorie

globalisante, quelle qu’elle soit. À l’instar de ses prédécesseurs achéménides, Alexandre avait

donné l’impulsion à une politique de collaboration avec les élites locales. L’on a fréquemment

opposé la vision d’Alexandre à celle de successeurs désireux au contraire d’imposer le

pouvoir des Grecs et des Macédoniens. Trop rigide, cette approche n’est que partiellement

opératoire, tout simplement parce que les rois hellénistiques ont eux aussi eu besoin de la

collaboration des élites locales. Il convenait de définir des modalités de cohabitation entre les

celles-ci et les élites gréco-macédoniennes au sein des entités urbaines, qu’il s’agisse de

fondations neuves ou des re-fondations de villes déjà existantes.

De Magnésie du Méandre à Antioche de Perside via Laodicée du Lykos

En raison de la rareté et de la concision extrême des documents disponibles, il est

extrêmement difficile de déterminer quelle fut la composition originelle de la population des

villes neuves du Proche-Orient21

. Elle était probablement mêlée dès le départ. Nous pouvons

simplement postuler qu’elle comportait obligatoirement un contingent grec, dans des

proportions impossibles à reconstituer. Parlant de Laodicée fondée en Phrygie (par Antiochos

I ou II) dans la vallée du Lykos, affluent du Méandre, L.Robert écrivait justement : “Les textes

sont si rares et si brefs qu’il serait presque étonnant d’y trouver une ..indication [sur le

peuplement]. D’autre part, la présence d’éléments grecs dans une telle fondation allait de soi ;

on fondait une ville grecque, et non un rassemblement de villageois indigènes, phrygiens ou

lydiens”22

. À Laodicée même, une inscription tardive témoigne de l’existence d’une tribu Ias,

qui démontre à son tour qu’une partie du peuplement était d’origine ionienne. L’observation

est confirmée par les études onomastiques, qui démontrent “le rôle prépondérant des Ioniens

dans l’hellénisation de l’Asie Mineure intérieure et à l’époque classique et après Alexandre”23

.

Qu’il suffise de citer Strabon (XII.8 .14) : “Antioche en Pisidie fut peuplée par des

ressortissants de Magnésie du Méandre” : il faut très probablement comprendre que la ville

reçut, à une certaine date, un renfort venu de Magnésie24

. Outre l’élément ionien,

18

Anab. VI.4.6 19

Aristote, Politique 1329b 20

Voir en dernier lieu les analyses de F.Papazoglou 1997. 21

Voir textes chez Tscherikower 1927 : 190-209, et Billows 1985 : 146-182 (mais uniquement sur l’arrivée et

l’installation de Macédoniens dans les colonies d’Asie Mineure). 22

L.Robert 1969 : 329, n.1. Sur la ville, voir Cohen 1995 : 308-311. 23

L.Robert 1963 : 314-315 24

Voir aussi Cohen 1995 : 278-281 et Curty 1995 : 110-111.

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9

l’onomastique révèle des traces d’un contingent macédonien, probablement aussi de quelques

Iraniens.

On peut admettre que le flot d’immigrants vint majoritairement sous Alexandre et sous

successeurs. Mais, contrairement à une théorie tenace, les fondations hellénistiques du

Proche-Orient ont continué de bénéficier, bien au-delà de cette première période, d’un courant

d’émigration venu de Grèce et d’Asie Mineure occidentale. C’est ce que montre avec éclat

une inscription qui était exposée à Magnésie du Méandre. Il s’agit de la copie d’une

inscription qui retranscrit un décret pris par l’assemblée du peuple de la ville d’Antioche de

Perside. Le dossier comprend également deux lettres du roi Antiochos III adressée au peuple

et au Conseil des Magnètes (OGIS 231-232), en réponse à une requête présentée par les

ambassadeurs de Magnésie, qui l’ont rencontré alors qu’il séjournait (en 205) sur la côte

iranienne du Golfe Persique, dans la ville d’Antioche de Perside (Bushir ?), probablement au

retour de sa grande Anabase qui l’avait conduit jusqu'à Bactres. Le décret proprement dit

(OGIS 233) a été voté sous l’éponymat d’Héracleitès, fils de Zoès, “prêtre de Séleukos

Nikatôr, d’Antiochos Sôter, d’Antiochos Theos, de Séleukos Kallinikos, du roi Séleukos, du

roi Antiochos et de son fils, le roi Antiochos le Grand”. Comme bien d’autres villes de Grèce,

des île et du Proche-Orient, les habitants d’Antioche avaient reçu de Magnésie des

ambassadeurs, qui étaient venus leur demander de reconnaître les fêtes et les concours

organisés par Magnésie en l’honneur de la déesse Artémis Leukophryènè. La réponse

d’Antioche de Perside fut positive. Ce qui, aux yeux de l’historien de la colonisation

hellénistique, est particulièrement intéressant dans ce texte épigraphique, ce sont les raisons

qui, selon les termes mêmes du décret, fondent cette acceptation, car ils rendent comptent

d’une relation spéciale entre Antioche de Perside et Magnésie du Méandre :

“Il a plu à l’assemblée, proposition des prytanes : attendu que les Magnètes du Méandre,

parents (syngeneis) et amis (philoi) du peuple, ont fait beaucoup de grandes choses qui furent

utiles aux Grecs et qui les honorent ; tout d’abord quand Antiochos Sôter, désireux d’agrandir

(epauxèsai) notre cité qui avait reçu de lui son nom, leur a envoyé une ambassade au sujet de

l’envoi de colons (peri apoikias), ils ont voté des résolutions belles et nombreuses, et, après

avoir fait des voeux et des sacrifices, ils ont envoyé des hommes en nombre suffisant et

distingués par leur valeur25, dans leur zèle pour contribuer à accroître (synauxèsai) le peuple

d’Antioche...[Les ambassadeurs de Magnésie] ont renouvelé les liens de parenté (syngeneia)

et d’amitié (philia)...Le peuple, par piété envers les dieux communs (theoi koinoi) à lui et aux

Magnètes, voulant manifester mieux son dévouement envers ses parents (syngeneis), [a

accédé à la requête de Magnésie]...”

Il apparaît donc que la population de la cité fondée par Antiochos Ier

comprenait un

contingent venu de Magnésie du Méandre, envoyé en renfort au cours du règne, peut-être

après que la cité ait souffert d’une famine ou d’un tremblement de terre. Il est même

extrêmement probable que, dès le moment de la fondation, des colons étaient venus de

Magnésie, si l’on en juge aux rapports très étroits établis, qui ressemblent fort aux rapports

qui, au cours de l’histoire grecque, ont continué de rattacher colonies et métropoles. Il est en

particulier tout à fait frappant que les divinités poliades d’Antioche et de Magnésie sont

désignées sous l’appellation de “dieux communs” : en d’autres termes, les colons magnètes

ont apporté avec eux les dieux de la mère-patrie, auxquels ils continuent de rendre un culte,

25

Sur ce point particulier, cf. P.Briant 1982b : 271 et n.23-24, où je reprends une suggestion d’Ed.Will

concernant l’origine sociale des colons (très humble, selon lui, malgré les termes utilisés par le décret); contra

Billows 1995 :151, n.19 qui, en renvoyant uniquement à Briant 1982a : 236, montre qu’il n’a pas saisi le fond ni

l’histoire de la discussion : rappel par O.Curty 1995 : 119, n.83).

Page 10: Colonisationhellenistique Briant

10

plusieurs générations après la fondation. En première analyse, les termes “amitié” et “parenté”

sont moins spécifiques, dans la mesure où bien des cités d’Asie Mineure et du Proche-Orient,

à l’époque hellénistique, ont inventé des “légendes de fondation” qui en faisaient (parfois de

manière totalement fictive) les soeurs de cités européennes : c’était une manière de s’inventer

un passé grec et de rejeter à l’arrière-plan les racines locales. Néanmoins, en l’occurrence, les

termes “amitié” et “parenté” viennent parfaire l’image d’une communauté très étroite et

indestructible, d’abord construite sur une unité de peuplement et de cultes : “Les théores

magnètes n’ont pas besoin de faire montre d’érudition et de recourir à des généalogies

mythiques pour marquer leurs liens”26

. Il est au surplus fort intéressant de remarquer que, dans

un autre passage de l’inscription, les Antiochéens se soucient de la situation intérieure de

Magnésie, puisqu’ils se félicitent de ce que celle-ci a réussi à “maintenir la constitution des

ancêtres” : ce qui semble indiquer qu’Antioche avait elle-même adopté les institutions de

Magnésie. Si, par ailleurs, les Magnètes ont choisi de graver le décret d’Antioche de Perside

de préférence aux décrets identiques pris par d’autres cités de la région, c’était évidemment lui

reconnaître une importance spéciale.

En effet, à la suite du texte avaient été gravés les noms des autres cités qui avaient reçu

une ambassade de Magnésie et qui avaient répondu elles aussi positivement à l’appel, puisque

la liste est introduite par la formule : “En ont également décidé ainsi...”. Ce passage est

malheureusement lacunaire (plusieurs noms sont effacés). L’on y reconnaît cependant des

cités situées dans la région proche d’Antioche de Perside : Séleucie du Tigre, Apameia du

Seleias, Séleucie de la Mer Rouge [Golfe Persique], Séleucie de l’Eulaios [Suse], ainsi qu’une

autre Séleucie et une autre Antioche (bâties l’une et l’autre près d’un fleuve) et une

Alexandrie. Si la pierre était complète, on aurait pu disposer d’un document unique, à savoir

une liste de toutes les cités grecques de Babylonie et du Golfe Persique. Telle qu’elle est,

l’inscription offre néanmoins l’image frappante d’une communauté culturelle grecque qui va

de l’Égée au Golfe Persique. Il est en même temps important de souligner que l’immigration

hellénique vers ces régions n’est pas le seul effet des volontés et désirs personnels, mais

qu’elle a été également suscitée par des demandes précises exprimées par les rois-fondateurs

(ou refondateurs). En d’autres termes, “ces textes sont caractéristiques de la volonté des

Séleucides de créer des colonies grecques et d’installer des citoyens des vieilles villes

grecques en Phrygie et en Pisidie et jusque dans la région du Golfe Persique” (L.Robert).

De l’Égée à Aï-Khanoum via Didymes et Magnésie du Méandre

En réalité, ce réseau organisé de relations suivies entre métropoles et colonies allait

jusqu’aux “extrémités du monde habité”, c’est à dire jusqu’à l’Oxus et à l’Iaxartes. C’est ce

dont témoignent abondamment les fouilles de la ville hellénistique fondée sur le site d’Aï-

Khanoum, en Afghanistan, au confluent de l’Amu Darya (Oxus) et de la Kokcha. Attestée par

les découvertes de la céramique et par la mise au jour de bâtiments publics (fontaine,

gymnase, théâtre etc.), le peuplement grec de la colonie l’est aussi par des découvertes

épigraphiques de première importance27

. La dédicace à Hermès et Héraklès faite par deux

frères, Triballos et Straton, fils de Stratôn, suffit à elle seule à identifier le gymnase, “siège de

l’éducation hellénique, à la fois gymnastique et intellectuelle”. Une autre base porte deux

inscriptions. L’une est une épigramme de deux distiques :

“Ces sages paroles des hommes d’autrefois sont consacrées,

26

O.Curty 1995 : 119 27

Voir publication et commentaires par L.Robert 1965.

Page 11: Colonisationhellenistique Briant

11

dits des hommes célèbres, dans la sainte Pythô.

Là les a prises Cléarque, en les copiant soigneusement,

pour les dresser, brillant au loin, dans le téménos de Kinéas”

Sur la partie droite de la base sont gravées cinq maximes :

“Étant enfant deviens bien élevé.

Jeune homme, maître de toi-même.

Au milieu de la vie, juste.

Vieillard, de bon conseil.

À ta mort, sans chagrin”.

La première inscription nous apprend le nom du fondateur, l’oikiste, Kinéas, qui fut héroïsé.

Peut-être d’origine thessalienne (à en juger par l’onomastique), Kinéas a fondé la ville, et, à ce

titre, il est honoré dans un téménos qui lui est réservé. Cette inscription rappelle une

inscription métrique qui fut retrouvée à Kandahar : malheureusement très fragmentaire, le

texte fait référence à un téménos et à un certain “fils d’Aristonax”. Il n’y a aucune raison se

supposer que ce personnage était le fondateur d’Alexandrie d’Arachosie, mais le témoignage

vient au moins suggérer que, comme Aï-Khanoum, Kandahar était une ville à la grecque dès

le début de l’époque hellénistique28

.

Bien entendu, bien que reconnu oikistes, Kinéas n’a pas fondé la ville de sa propre

initiative : il a procédé aux cérémonies rituelles au nom d’un roi qui en avait donné l’ordre,

soit Alexandre lui-même, soit un roi séleucide. Quant au Cléarque qui a apporté dans la

lointaine cité le texte des maximes delphiques copiées avec acribie, il n’est personne d’autre

que l’illustre philosophe Cléarque de Soloi, qui a donc traversé tout le Proche-Orient jusqu'à

l’Asie centrale et à l’Inde. Ce voyage et les témoignages qu’il a laissés à Aï-Khanoum donnent

des indications très précieuses sur la composante hellénique de la population. Citons Louis

Robert : “Ce n’est pas un hellénisme des confins, isolé, qui s’étiole et s’asphyxie. Il est

largement, librement irrigué. Les artisans ont contact avec les artisans de l’empire séleucide et

du monde grec pour suivre les techniques et les modes de l’écriture ; ils gravent pour

l’épigramme de Cléarque et ses maximes une inscription de la plus parfaite élégance et

distinction, dans ce style d’une délicatesse à la fois sobre et recherchée du haut IIIIè siècle”.

Le même L.Robert avait émis des conclusions analogues à partir de l’examen de la version

grecque d’une bilingue gréco-araméenne du roi maurya Açoka trouvée près de Kandahar :

“Langue et style sont authentiquement grecs...C’est qu’une émigration grecque, où que ce soit,

à l’époque hellénistique, n’est pas seulement une émigration de bras pour l’agriculture et

surtout les métiers, ou pour les armes ; il y a toujours une partie d’intellectuels, des maîtres

d’école élémentaire et des rhéteurs, des poètes...”29

. À propos d’une nouvelle inscription

grecque d’Asoka, le même auteur commentait ainsi quelques années plus tard : “Ce nouveau

morceau morceau des édits d’Açoka nous monte l’unité de la civilisation grecque à l’époque

hellénistique jusque dans les derniers confins ; les inscriptions grecques de l’Arachosie ne

sont touchées par aucun phénomène de dégénérescence, d’isolement ou de ‘barbarisation’ ”30

Dans cette population grecque de la ville, on peut distinguer Euthydème I, le deuxième

roi gréco-bactrien, dont Polybe (XI.39.1) affirme qu’il était un “Magnète”. Autrement dit, sa

28

Voir P.M. Fraser 1979 et 1996 : 132-140 29

L.Robert 1958 : 12-13. 30

L.Robert, CRAI 1964 : 136 .

Page 12: Colonisationhellenistique Briant

12

famille avait émigré depuis Magnésie du Méandre31

. L’existence d’un contingent magnète à

Aï-Khanoum et plus largement dans la région est confirmée maintenant par une découverte

faite dans le sanctuaire de Takht i-Sangin, situé sur l’Oxus à une centaine de km en aval d’Aï-

Khanoum. Il s’agit d’une statuette de bronze représentant un silène jouant de la double flûte.

Sur le socle, on lit (en grec) une dédicace faite au fleuve Oxus par un certain Atrosôkès. Le

prototype de ce silène est manifestement à chercher dans le célèbre Marsyas dont les traditions

situent la légende aux sources du Méandre, en Asie Mineure. Ce rapprochement entre l’Oxus

et le Méandre est du à l’origine des colons grecs. L’offrande rituelle de flûtes dans ce

sanctuaire bactrien “souligne encore plus fortement le lien étroit que les colons grecs en Asie

Centrale avaient établi avec la figure du Marsyas phrygien et son caractère de génie musicien”

(P.Bernard).

Il est évidemment impossible de dire dans quelles conditions ce contingent magnète

est arrivé à Aï-Khanoum. Sans pouvoir le prouver, on soupçonne qu’une telle émigration n’a

pu être organisée que par le pouvoir politique. Peut-être s’agit-il d’un contingent militaire qui

a décidé de rester sur place après une campagne faite dans la région ? C’est ce que peut en tout

cas suggérer la carrière de Démodamas32

. Au Livre VI (§49) de son Histoire Naturelle, Pline,

parlant de l’Iaxartes (Syr Darya), écrit : “Ce cours d’eau fut franchi par Démodamas, général

des rois Séleukos et Antiochos, notre source dans cet exposé, qui dressa des autels à Apollon

de Didymes”. Les rapports étroits entre ce général séleucide et le sanctuaire de Didymes (près

de Milet) sont attestés par plusieurs décrets de Milet. Il est l’auteur en effet d’une proposition

de décret voté en 300/299 en l’honneur du prince royal Antiochos, qui, à l’instar de son père

Séleukos, a donné des fonds pour des constructions publiques qui embelliront et enrichiront la

ville (OGIS 213). Par ailleurs, Démodamas a rédigé pour le Conseil le projet de décret pris en

l’honneur d’Apamè, femme du roi Séleukos, “en raison de la bienveillance et du zèle

manifestés auparavant la reine pour ceux des Milésiens qui combattent avec le roi Séleukos, et

maintenant pour ceux qui avaient été mandés en ambassade par Séleukos pour s’entretenir

avec lui des travaux de construction dans le sanctuaire de Didymes...”. Des mercenaires

originaires de villes d’Asie Mineure occidentale ont pu participer aux campagnes menées en

Asie Centrale par Antiochos et par Démodamas, puis décider d’y rester pour y faire souche,

sans oublier leurs origines.

Bien entendu, l’image d’un monde colonial grec uni par les liens du sang et de la

culture tend à oblitérer une autre réalité essentielle, à savoir que la colonisation hellénistique

n’a évidemment pas fait disparaître les cultures locales. Au reste, l’on voit que la personnage

qui, dans la lointaine Bactriane, a fait une dédicace au fleuve Oxus en utilisant une

représentation évoquant clairement Marsyas, porte lui-même un nom iranien, Atrosôkès,

signifiant “celui qui possède la puissance du brandon du feu”. Quant aux inscriptions

d’Açoka, elles ne nous renseignent pas seulement sur la vitalité de la langue grecque loin de

ses frontières originelles mais aussi et au moins autant sur le vocabulaire des chancelleries

achéménides (à travers la version araméenne) et sur les contacts et acculturations dans ces

régions des confins indo-grecs ! Si l’on peut admettre que les statuts des populations

dépendantes ne furent guère modifiés (du moins sur le court terme), l’une des questions qui se

pose est de savoir quelle fut la situation des classes dominantes locales là même où furent

fondées les nouvelles cités hellénistiques. Aucune réponse globale ne pouvant être proposée,

il est préférable d’envisager quelques cas particulièrement exemplaires.

31

Sur les origines d’Euthydème et la statuette du sanctuaire de Tahkt i-Sangin, voir essentiellement P.Bernard

1985 : 131-133 et P.Bernard 1987 32

Sur le personnage, voir P.Bernard 1985 :38-40, 160-161 ; L.Robert 1987 : 455-472

Page 13: Colonisationhellenistique Briant

13

Les deux Babylones et Séleucie-du-Tigre

Dans un développement très élogieux pour le diadoque, Pausanias rapporte ainsi les

conditions de la fondation de Séleucie du Tigre par Séleukos : “Il fonda Séleucie du Tigre en y

amenant des colons babyloniens (Babylônious...synoikous), sans détruire le rempart de

Babylone, sans détruire non plus le sanctuaire de Bêl et il laissa les Babyloniens habiter

autour” (I.16.3). Strabon transmet un renseignement quelque peu différent. Selon lui, à l’instar

des Perses mais à la différence d’Alexandre, les Séleucides n’accordèrent aucun soin à

Babylone et à ses temples, “surtout après que Séleukos eut entouré de ses murailles Séleucie

du Tigre près de Babylone, à une distance d’environ 300 stades. Car lui-même et ses

successeurs furent pleins de zèle pour Séleucie et ils y transférèrent la résidence royale (to

basileion). Qui plus est, de nos jours, Séleucie est devenue plus grande que Babylone, tandis

que la plus grande partie de Babylone est devenue déserte (erèmos)...” (XVI.1.5). S’il est vrai

que Séleucie est devenu par excellence la “ville royale (al arruti), il serait évidemment

absurde de conclure que Babylone avait été entièrement vidée de ses habitants au profit de

Séleucie. Nous savons au contraire que les rois séleucides ont entouré de prévenances les

sanctuaires babyloniens, où les travaux n’ont jamais cessé33

. Contrairement à une

interprétation encore parfois adoptée aujourd’hui, les documents babyloniens ne témoignent

pas non plus de confiscations de terres de Babylone au profit de Séleucie34

. Il est en revanche

assez compréhensible que, selon une pratique bien attestée ailleurs, la ville nouvelle a reçu

non seulement un peuplement grec, mais aussi un peuplement babylonien tiré des

agglomérations proches.

Face à Séleucie, ville neuve qui, sans renier l’environnement culturel mésopotamien,

adopta des institutions grecques et où les témoignages coroplastiques, numismatiques et

architecturaux témoignent de l’influence prégnante de l’hellénisme, l’exemple de Babylone

est tout à fait original. Dans le même temps que, grâce en particulier au patronage des rois

séleucides, les sanctuaires semblent poursuivre une vie à peine atteinte par la conquête et

l’occupation macédoniennes, la présence grecque n’en est pour autant pas absente. Témoin

une tablette qui retranscrit une lettre envoyée par l’administrateur du sanctuaire de l’Esagila et

les autorités du sanctuaire à un charpentier ; daté du règne d’Antiochos “le Grand Roi et

d’Antiochos son fils roi”, le document a été reproduit dans “une copie écrite en grec”. Par

ailleurs, les fouilles (théâtre, agora) et l’épigraphie semblent attester que Babylone a été

transformée en cité grecque (peut-être une Antiocheia, si un Antiochos fut bien son ktistès :

OGIS 253). Comment concilier ces deux visions apparemment antithétiques ? C’est très

probablement que, sur le plan politique, il y avait en quelque sorte deux Babylones : la

Babylone grecque, qui pouvait prendre ses décisions selon les traditions helléniques; et une

Babylone babylonienne qui continuait sa vie traditionnelle, les citoyens libres prenant comme

antérieurement des décisions locales à l’intérieur de l’assemblée (puhru) connue bien avant

l’arrivée des Macédoniens35

. Ajoutons que Suse fut elle aussi, à un certain moment, érigée en

cité grecque, recevant le nom de Séleucie de l’Eulaios : on y relève également la rencontre des

éléments grecs (grâce à l’épigraphie et à la numismatique) et des éléments de la culture

33

Voir en particulier S.Sherwin-White et A.Kuhrt 1993 : 149-161. 34

Voir la mise au point de Van der Spek 1993b : 97-98, à partir de l’édition finale des tablettes babyloniennes en

question. Voir également Van der Spek 1993a . L’hypothèse ancienne est toujours défendue par exemple par

A.Invernizzi 1993 : 119, n.15. 35

Là-dessus on verra en particulier R.Van der Spek 1987, ainsi que S.Sherwin-White et A.Kuhrt 1993 : 155-158.

Page 14: Colonisationhellenistique Briant

14

locale36

: la différence avec Babylone, c’est qu’avant l’arrivée des Grecs, la ville n’avait pas

de tradition d’auto-gouvernement autonome.

Cette vie côte à côte ne signifie évidemment pas que les deux communautés se sont

ignorées tout au long de l’histoire. A Babylone comme ailleurs, il ne fait aucun doute que des

membres de la classe dominante urbaine ont travaillé au service des rois séleucides qui, eux-

mêmes, ont constamment cherché à se poser en continuateurs des traditions culturelles et

religieuses babyloniennes. À titre d’exemple, prenons simplement le cas de deux personnages

homonymes, Anu-uballit. Le premier est un très haut administrateur du sanctuaire d’Uruk : il

se flatte, dans plusieurs documents, d’avoir un second nom (grec), Kephalôn ; une tablette

atteste qu’il était marié à une Antiochis, elle-même fille d’un Diophantos, et d’autres textes

témoignent du nombre croissant d’anthroponymes grecs dans sa famille. Ce que montre

l’exemple d’un autre Anu-uballit, c’est que ce processus d’acculturation par l’anthroponymie

n’est pas seulement du à des initiatives individuelles. En effet, dans une inscription

babylonienne datée de 244, qui rapporte les travaux menés dans le sanctuaire du Resh à Uruk,

ce deuxième Anu-uballit est ainsi désigné: “[Mois de] Nisannu, année 68 [ère séleucide],

Séleukos [étant] roi : Anu-uballit, fils d’Anu-iksur, descendant d’Ah’ûtu, le gouverneur

(aknu) d’Uruk —auquel Antiochos, roi des pays, donna son second nom, Nikarkhos—a

construit et achevé le Resh, le temple d’Anu et Antu...”37

. On voit donc ici que

l’anthroponyme grec a été conféré par le roi lui-même, évidemment à titre de don honorifique

en faveur d’un Babylonien particulièrement dévoué à la cause royale. L’exemple est unique

dans notre documentation, mais tout laisse supposer qu’il s’agissait là d’une politique

systématique destinée à lier étroitement les intérêts de l’aristocratie babylonienne et ceux de la

dynastie d’origine irano-macédonienne.

La transition irano-hellénistique en Asie Mineure: Amyzon et Apameia-de-Phrygie

C’est une situation à la fois comparable et spécifique qui prévalait dans les villes

d’Asie Mineure lors de l’arrivée des Macédoniens et lors du grand mouvement de colonisation

et de fondations qu’y impulsèrent les Séleucides. Un premier exemple fort intéressant est

offert par une inscription de la cité d’Amyzon en Carie, datée de 321/0, donc des tout débuts

de la période des diadoques. Voici le texte (Amyzon 2)38

:

La quatrième année du règne de Philippe39, Asandros étant satrape, au mois Marsellios, Paos,

fils d’Artimès étant prostatès à Amyzon, étant archontes Panamyès, fils d’Hyssôlos, Hyrgas

fils de Kotobalôs et Timagoras, fils d’Aristodamos, étant garde des montagnes [orophylaque],

Paos fils de Panamyès, trésorier de la déesse Hyssôlos fils d’Hékatomnos, Ménandros ayant

contribué à l’affaire, il a plu aux Amyzoniens dans l’assemblée plénière, sur la proposition

d’Asandros, que soit néocore d’Artémis Bagadatès que l’oracle de Delphes lui a désigné,

parce qu’il est dévoué envers le sanctuaire ; que soit donné à Bagadatès et à son fils

Ariaramnès le droit de cité (politeia), l’atélie de toutes charges (ateleia pantôn) ; qu’ils

participent ...

36

Voir Le Rider 1965 (analysé dans Briant 1982b : 265) et Sherwin-White/Kuhrt 1993 : 179-180. 37

Sur ces personnages, voir l’étude de Doty 1988 ; également Van der Spek 1987 et les réflexions d’Invernizzi

1994. 38

Texte publié et commenté par J. et L. Robert 1983 : 97-98. Voir aussi P.Briant 1985. 39

Il s’agit de Philippe III Arrhidée, soit 321/0. Asandros le satrape et Ménandros sont bien connus par ailleurs

(sur Ménandros à cette date et en cette position, voir en dernier lieu R.Descat, RÉA 1998).

Page 15: Colonisationhellenistique Briant

15

Il ne s’agit pas d’un texte de fondation. Au demeurant, la ville d’Amyzon est en existence bien

avant l’arrivée d’Alexandre, comme l’indique aussi l’usage d’un calendrier local. On y a

relevé des traces de l’activité constructrice d’Idrieus, satrape hékatomnide de Carie, une

vingtaine d’années avant l’arrivée d’Alexandre. Il s’agit donc d’une ancienne communauté

carienne, qui s’est dotée d’institutions civiques ‘à la grecque’ avant la période hellénistique.

La population en est mixte : presque tous les magistrats cités portent des noms et des

patronymes cariens, à l’exception de Timagoras fils d’Aristodémos. À cette date, la cité

décide donc de naturaliser Bagadatès et son fils Ariaramnès. L’onomastique ne laisse aucun

doute sur l’origine iranienne des bénéficiaires. Qui sont-ils ? Il s’agit sans doute de

représentants, en Carie, de la diaspora impériale perse/iranienne qui, au temps de la

domination achéménide, a essaimé dans de nombreux pays de l’Empire et dont les traces ont

été relevées, nombreuses, à travers l’épigraphie grecque tardive, tout particulièrement en

Lydie. Le document d’Amyzon vient apporter une réponse à une question que Louis Robert

posait en ces termes : “Il y avait dans ce pays, en mainte ville, dans les campagnes le plus

riches —en Mysie, Lydie, Ionie—une aristocratie perse. Quant l’empire de Darius eut disparu,

quand en Asie Mineure l’hellénisme triompha, non plus seulement par sa civilisation

insinuante et pénétrante, mais aussi politiquement, quand la cité grecque devint l’organisme

politique privilégié et normal, quel pouvait être le sort des Perses établis dans ces régions ?

Comment pouvaient-ils tenir un rang40

?”. Le texte suggère fortement que les rapports entre la

famille de Bagadatès et la cité s’inscrivaient sur la longue durée, comme le montre la

bienveillance que le Perse avait manifestée envers le sanctuaire d’Artémis, qu’il avait dû

combler de bienfaits. En d’autres termes, nous avons ici le témoignage d’un processus

d’acculturation sur la longue durée, que la conquête macédonienne n’a ni interrompu ni initié

mais simplement poursuivi. Le caractère éclatant des faveurs décernées au Perse et à son fils

témoigne sans doute qu’en échange, Bagadatès a dû rattacher ses domaines à la cité dont il

devenait ainsi l’un des membres prestigieux, désormais chargé de l’administration (néocorie)

du sanctuaire, qui sans aucun doute possédait des terres sacrées, puisque des “esclaves sacrés”

y sont attestés. Il ne s’agissait pas d’une décision ponctuelle, sur le court terme : on sait au

contraire, par une autre inscription (Amyzon, n°18), que sous Antiochos III, plus d’un siècle

plus tard, le néocore s’appelle Ariaramnès, qui descend manifestement de Bagadatès.

L’inscription d’Amyzon suggère que là où l’onomastique révèle une proportion

d’anthroponymes iraniens, la population iranienne installée à l’époque achéménide s’est

insérée dans les nouveaux cadres civiques, sur le modèle de Bagadatès et de sa famille à

Amyzon. Il en était ainsi de Kelainai, la capitale de la satrapie de Grande-Phrygie, dont

Alexandre s’empara au cours de l’hiver 334/3. Ce sont très probablement des nobles iraniens

qui possédaient ces grands domaines (tetrapyrgia), mis en scène dans un fameux passage de la

Vie d’Eumène (8.5) de Plutarque41

. Après qu’elle ait été capitale d’Antigone le Borgne, on sait

qu’Antiochos Ier

fonda à proximité immédiate une cité qu’il appela Apameia, du nom de sa

mère42

. Or, dans la liste des monétaires de la cité, on relève au moins un nom authentiquement

iranien, Maïphernès. En rapprochant explicitement du cas d’Amyzon, L. Robert a pu supposer

qu’on a là “les restes de l’aristocratie iranienne établie à Kelainai aux Vè et IVè siècles,

lorsque les rois de Perse avaient là un palais et un paradis de chasse”43

.

Le cas de Hanisa : hellénisation sans colonisation

40

L.Robert, CRAI 1953 = OMS III (1969) : 1532 41

P.Briant 1982b : 56-62, 99-102 42

Voir G.Cohen 1995 : 281-285. 43

L.Robert 1963 : 348-349

Page 16: Colonisationhellenistique Briant

16

Un décret provenant de la ville de Hanisa permet d’aborder un cas complètement

différent44

. Située non loin de Kayseri, en Cappadoce, Hanisa témoigne de la persistance des

toponymes, puisque le nom dérive directement et presque sans changement du site de Khanis,

lieu d’implantation de colonies de marchands assyriens dans la première moitié du deuxième

millénaires. Gravé sur une plaque de bronze, un décret de la ville y a été découvert. La ville

honore l’un de ces citoyens, Apollônios, fils d’Abbas, qui a récupéré pour la ville l’héritage

d’un compatriote mort intestat. Afin de rendre les honneurs plus éclatants, on décide

d’afficher le décret dans le temple d’Astartè. Le procès eut lieu à Eusebeia, l’ancienne

Mazaka, devant “Ménophilos, fils de Maidatès, chef de l’administration des finances

(arkhidioiketes), et Alexandros, fils de Sasas, le gouverneur de la ville d’Eusebeia”. L’on voit

que la ville a une constitution à la grecque avec son assemblée (ekklesia), son Conseil (boulè),

ses magistrats (le collège de prytanes, démiurge), la calendrier utilisé est le calendrier

macédonien. Cette cité n’est pas née de la seule volonté d’un souverain, dans le cas contraire

il lui aurait donné un nom dynastique. Si elle a conservé son nom originel, c’est que l’antique

Khanis n’a cessé d’exister depuis la plus haute antiquité : “[Elle a du] s’helléniser lentement

et spontanément, par ses rapports avec les villes hellénisées, ou qui s’hellénisaient, de la

Cappadoce, de la Cilicie et d’ailleurs”. Au demeurant, l’hellénisation n’est que partielle : si en

effet Apollonios sera “couronné d’une couronne d’or régulièrement dans les fêtes de Zeus

Sauveur et d’Héraklès...la tablette de bronze sera consacrée dans le vestibule du sanctuaire

d’Astartè” : celle-ci n’est probablement autre que la lointaine descendante de l’Itar

mésopotamienne dont le culte est connu dans la Khanis d’époque paléo-assyrienne.

L’onomastique du décret est également éclairante, elle est essentiellement locale,

cappadocienne, la part des anthroponymes grecs y est faible ; quant au fonctionnaire des

finances, il porte un nom théophore mi-grec, mi-cappadocien, et son patronyme est iranien. En

bref, l’anthroponymie “exclut une colonie grecque à Hanisa”. Il s’agit là d’une hellénisation

sans immigration gréco-macédonienne ni urbanisation .

Dans leur variété et leur diversité, les cas présentés ci-dessus montrent définitivement

que l’étude de la colonisation et de l’urbanisation hellénistiques est en profonde mutation, tout

simplement parce que la documentation épigraphique et archéologique est dans une période de

renouvellement accélérée. La recherche reçoit également une nouvelle impulsion des analyses

les plus récentes sur le royaume séleucide. Dans tous les cas, l’image des rapports entre

Gréco-Macédoniens venus d’Europe et populations locales (dans leur diversité ethno-

culturelle et sociale) devient de plus en plus complexe. Témoin par exemple un document

babylonien dans lequel Antiochos Ier

semble reprendre à son compte tout l’héritage

idéologique et cultuel des rois babyloniens45

. Cependant, dans ce même document, Antiochos

reçoit la qualification de “Macédonien” (l ma-ak-ka-du-na-a). Cette adjonction montre

qu’Antiochos n’a pas abandonné le souvenir de ses origines européennes. Le souci indéniable

du Séleucide de s’identifier au cours de la royauté babylonienne sur la longue durée va donc

de pair avec sa volonté de se dire Macédonien. Dans une Chronique babylonienne, qui fait

référence à l’expédition de Séleukos Ier contre la Macédoine, celle-ci est qualifiée de “son

pays”. L’on songe immédiatement à un passage où l’auteur Memnon d’Héraklée affirme

44

Tout le développement sur Hanisa est emprunté à L.Robert 1963 : 457-523 ; voir également la notice de

G.Cohen 1995 : 377-378. 45

Sur ce qui suit, voir mon analyse dans Briant 1994b.

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qu’en menant sa campagne, Séleukos “avait la nostalgie de sa patrie (patris)...Il avait

l’intention d’y passer le reste de ses jours et de confier l’Asie à son fils Antiochos”. Cette

ambivalence des élites macédoniennes vis à vis de la Macédoine et de la Babylonie (ou d’un

autre pays) était sans aucun doute partagée par les colons qui affluèrent dans les territoires de

l’ancien empire achéménide. C’est là un aspect des choses qui doit conduire l’historien à se

méfier des explications toute faites.

Pierre Briant

Université de Toulouse-II Le Mirail

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