des collectifs sans sujets - choplin, hugues, soulier, eddie

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Hugues Choplin Eddie Soulier Des collectifs sans sujets ? In: Communication et langages. N°144, 2ème trimestre 2005. pp. 3-12. Citer ce document / Cite this document : Choplin Hugues, Soulier Eddie. Des collectifs sans sujets ?. In: Communication et langages. N°144, 2ème trimestre 2005. pp. 3- 12. doi : 10.3406/colan.2005.3331 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_2005_num_144_1_3331

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Des Collectifs Sans Sujets - Choplin, Hugues, Soulier, Eddie

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Hugues ChoplinEddie Soulier

Des collectifs sans sujets ?In: Communication et langages. N°144, 2ème trimestre 2005. pp. 3-12.

Citer ce document / Cite this document :

Choplin Hugues, Soulier Eddie. Des collectifs sans sujets ?. In: Communication et langages. N°144, 2ème trimestre 2005. pp. 3-12.

doi : 10.3406/colan.2005.3331

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_2005_num_144_1_3331

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Des collectifs sans sujets ?

C'est au thème des « collectifs » (groupes, réseaux ou communautés d'acteurs) qui se constituent dans le cadre des usages des Technologies de l'Information et de la Communication (TIC) qu'est dédié ce dossier de Communications & langages. Plus précisément, les trois articles qui le composent ont trait à des contextes organisationnels - éducatifs ou professionnels - de formation ou d'apprentissage impliquant les TIC, que ces apprentissages visent à modifier les compétences ou les croyances des acteurs concernés ou bien les modes de fonctionnement ou les routines des organisations (apprentissage organisationnel).

Nous nous proposons ici d'introduire aux questions traitées par ces trois articles en les positionnant par rapport à deux thématiques. Celle du changement tout d'abord : il est rare en effet que le déploiement simultané des collectifs et des TIC ne soit pas associé sur le terrain à des exigences (qu'il convient d'interroger) en matière de transformation des acteurs et des organisations. Celle, ensuite, du sujet ou de la subjectivité des acteurs : que deviennent en effet ces derniers à l'aune du déploiement des collectifs et du changement ? Sur ce point, nous proposons de défendre ici la figure - de prime abord sans doute paradoxale - d'un collectif ou encore d'une action collective sans sujet.

Changement ou innovation ?

Parce que le processus d'apprentissage est traditionnellement associé à une modification des connaissances du sujet ou de l'organisation, il évoque ou, devrions-nous dire, il convoque les thèmes du changement et de Yinnovation. Ces deux thèmes véhiculent une rhétorique propre que

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nous pouvons envisager d'appréhender tant au niveau des terrains d'apprentissage - le plus souvent les « organisations » -, qu'au niveau des disciplines qui les traitent.

Dans les organisations, la notion d'innovation évoque communément le produit, quel que soit ce produit (un service, un dispositif, un bien matériel ou intellectuel...). Plus largement, l'innovation sera dite de produit, de procédé ou de processus. L'innovation est au service de la production et traite de technologies. On la retrouve, dans sa forme institutionnelle, dans les départements de R&D (recherche et développement), au marketing, dans les services de conception, au niveau des achats, dans le commerce, dans les directions des systèmes d'information. Ces dernières années, on a considéré que l'innovation était cependant beaucoup plus diffuse, transversale et politique. Moins appréhendée en termes de processus gestionnaire, elle a pu faire l'objet d'approches plus modernes, en termes d'échanges dans des réseaux socio-techniques l ou même de démocratie technique2.

Au niveau disciplinaire, il faut reconnaître que sous l'influence de Schum- peter (1912), l'innovation est plutôt devenue le fief des économistes3 et des gestionnaires4, même si de plus en plus de sociologues se penchent sur les processus sociaux influençant l'innovation 5. Si l'on revient aux cadres organisationnels, il est considéré dans bien des cas que c'est l'innovation, le plus souvent les techniques et les produits, qui induisent des transformations dans l'organisation et, partant, des changements.

Inversement, le changement dans les organisations évoque immanquablement l'homme, la culture, les structures et les jeux politiques. En termes institutionnels, on considérera que c'est l'apanage des directions générales, des départements de ressources humaines, ou que c'est aux consultants en organisation et aux managers de « gérer » le changement. Si, du

1. M. Callon, La science et ses réseaux. Genèse et circulation des faits scientifiques, Paris, La Découverte, 1989 ; L. Quéré, « Les boîtes noires de Bruno Latour ou le lien social dans la machine », Réseaux, n° 36, Paris, CNET, 1989, p. 96-117. 2. M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthes, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Seuil, 2001. 3. D. Foray, J. Mairaisse, Innovation et performances. Approches interdisciplinaires, Paris, Éditions de l'EHESS, 1999 ; D. Guellec, Économie de l'innovation, Paris, La Découverte, 1999. 4. A. Hatchuel, P. Le Masson, B. Weil, « Activité de conception, organisation de l'entreprise et innovation », in G. Minguet, C. Thuderoz (dir.), Travail, entreprise et société. Manuel de sociologie pour ingénieurs et scientifiques, Paris, Sciences sociales et sociétés, PUT, 2005. 5. N. Alter, L'innovation ordinaire, Paris, PUF, 2001.

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simple fait de l'objet « organisation », la gestion est là encore très fortement sollicitée pour fournir aux décideurs des outils de pilotage du changement, la discipline de référence reste la psychologie. Celle-ci apporterait un réfèrent disciplinaire pour ce qui concerne l'analyse de la sensibilité au changement des individus dans l'organisation, des principaux mécanismes réactionnels et des techniques « psychiques » d'accompagnement. Le changement est souvent entendu à deux niveaux distincts : l'organisation, et là ce sont plutôt les sciences de gestion qui sont pertinentes ; l'individu, fief cette fois-ci sans partage de la psychologie. En revanche, et c'est peut-être parce que les sociologies d'entreprise, du travail et des organisations étudient finalement le changement sans vraiment le savoir, les recherches sur le changement en tant que thématique propre à la sociologie sont encore rares6. Et si celle-ci est évoquée, c'est souvent au niveau du système social dans son ensemble que le changement, qui devient alors changement social7, est pris en compte. Quoi qu'il en soit, l'approche que nous qualifierons après Autissier et Moutot8, de psychosociologique, est le plus souvent mobilisée soit dans une posture critique, pour dénoncer les dégâts du changement, soit dans une posture de « compagnons de route » obligés des approches plus « ingénieristes » comme la gestion de projet ou la conduite du changement.

Il y aurait donc un partage empirique et disciplinaire : à l'innovation, l'« objet » et la technique, associé à l'économie et à la gestion ; au changement, le « sujet » et l'organisation, associé à la psychologie et la sociologie. C'est ce grand partage que nous voulons questionner dans ce dossier, car c'est autour des groupes humains que nous souhaitons articuler les deux notions. Ces groupes, qu'ils soient « agents » (groupes d'innovateurs et/ou pilotes du changement) ou bien « patients » de l'innovation et du changement (communautés d'apprenants), nous semblent être situés au cœur du processus d'apprentissage. Peut-on véritablement innover sans introduire une transformation profonde des comportements et des organisations ? Est-il possible d'accompagner les processus de changement dans les contextes d'apprentissage sans introduire de l'innovation au niveau des « dispositifs » de formation, notamment avec les TIC ? Quel rôle est alors dévolu aux collectifs dans ces dynamiques socio-techniques ? Enfin, l'articulation à nouveaux frais des notions de changement et d'innovation, au regard du rôle de ces collectifs, n'induit-elle pas une approche différente

6. F. Fraccaroli, Le changement dans les organisations, Paris, PUF, « Le Travail Humain », 2002. 7. H. Mendras, M. Forsé, Le changement social, Paris, Armand Colin, 1983. 8. D. Autissier, J.-M. Moutot, Pratiques de la conduite du changement, Paris, Dunod, 2003.

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de l'accompagnement des dynamiques collectives dans les contextes organisés (écoles, universités, entreprises, centres de recherche...) ?

Communauté d'apprentissage, micro-communauté ou réseau ?

C'est bien dans le cadre que dessine cette première série de questionnements, largement issue de la praxis sociale et de l'emprise des marchés, des entreprises et des savoirs savants, que s'inscrivent, à l'articulation de la tension innovation/changement et des collectifs, les trois articles de ce dossier.

D'une façon générale, tous s'appuient sur un travail empirique portant sur un contexte organisé - administration (Sophie Pêne), universités (Jean-Luc Metzger et Charles Delalonde), organisation publique (Hugues Choplin et al.) -, traversé à la fois par des transformations - relevant de l'innovation ou/et du changement -, par le déploiement des TIC et par des processus d'apprentissage. De surcroît, les trois articles problématisent dans ce contexte, le type de collectif qui s'y déploie ou qui est susceptible de s'y déployer. Jean-Luc Metzger et Charles Delalonde émettent ainsi l'hypothèse que c'est parce que les deux universités française et américaine observées ne donnent pas lieu à la constitution d'une micro-communauté d'enseignants - qu'ils distinguent du réseau - qu'un processus authentique de changement ou d'innovation sociale (au sens de N. Alter) ne peut se déployer. Sophie Pêne privilégie pour sa part l'idée de communauté d'apprentissage pour désigner le collectif attaché à ce qu'elle désigne comme « la captation de l'innovation » dans le cadre d'une société de la connaissance. Enfin, contestant le primat ou l'exclusivité de la figure de la communauté, Hugues Choplin (et al.) proposent de déterminer les collectifs, qui leur semblent émerger aujourd'hui, selon la tension irréductible de la communauté et du réseau.

Au-delà de ces éléments de cadrage général, ces articles ont le mérite de rappeler ou de mettre en exergue quatre points déterminants : - tout d'abord, les trois articles mobilisent, pour problématiser les collectifs, des oppositions du même ordre. J.-L. Metzger et Ch. Delalonde opposent ainsi les collectifs conçus ou voulus par les concepteurs aux collectifs susceptibles, le cas échéant, d'émerger, soulignant, à nouveau dans la perspective d'Alter, combien, toujours hasardeuse, cette émergence exige l'acceptation et la possibilité d'un certain « laisser-faire » ou d'une certaine déviance. S. Pêne, elle, souligne les tensions - en particulier d'ordre spatio-temporel - entre les communautés d'apprentissage et l'organisation du travail. Enfin, H. Choplin et al. relèvent que ce sont peut-être précisément ces tensions ou oppositions en elles-mêmes - celle

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en particulier du formel et de l'informel - qui définissent la dynamique de ces collectifs, soulignant dès lors qu'il est peut-être illusoire de vouloir imaginer des collectifs complètement auto-gérés ou à l'inverse manipulés par l'organisation ; - second point : sont mis en exergue, justement, les ambiguïtés, les tensions ou encore les mélanges irréductibles qui structurent, semble-t-il, les collectifs et leurs dynamiques : mélanges ou tensions de la communauté et du réseau ou du formel et de l'informel (H. Choplin, et ah), mais aussi de l'éducatif et du productif, « du traitement "industriel" » et « de l'expression individuelle » (S. Pêne). S'atteste ici comme une déconstruction - au sens de Derrida - des oppositions traditionnellement convoquées par les sciences humaines et la philosophie : ces collectifs exigeraient-ils la refonte de certaines de nos catégories et l'exercice d'une pensée plus ouverte à la complexité ou, à tout le moins, aux épistémologies des nouvelles sciences invoquant l'artificialité (Simon, Le Moigne, Morin) ? - Quel est le statut des TIC du point de vue de ces collectifs ? D'une façon générale, l'ensemble des articles tend à mettre au second plan le poids des TIC en tant que telles et ainsi, implicitement, à dénoncer - de manière aussi classique que légitime - un attrait excessif pour la technologie (J.-L. Metzger et Ch. Delalonde). Plus positivement, ils conduisent à penser les TIC comme corps symbolique (Choplin et al.) ou comme composantes d'un dispositif ou d'un agencement (S. Pêne). Mais n'y a-t-il pas quelques risques aujourd'hui à étudier une activité collective médiée sans intégrer dès le départ une réflexion sur l'instrument ou sur le média, ainsi que le recommandent, chacun à leur manière, aussi bien le courant de la Communication médiatisée par ordinateur (CMO) que l'ergonomie cognitive (par exemple l'œuvre de Pierre Rabardel9) ou la sémio tique de l'écriture, du texte ou de l'image ? - Enfin, impossible, à la lecture de ce dossier, de ne pas souligner l'importance et la complexité d'une démarche interdisciplinaire pour appréhender ces processus collectifs. Cette démarche traverse la problématisation du lien entre communauté et disponibilité - qui procède semble-t-il d'un croisement entre sciences de l'information et de la communication, sociologie et philosophie - (S. Pêne) ainsi que la discussion sur le statut - réseau ou communauté - de nouvelles formes de collectifs, discussion s'enracinant dans la formulation d'un dissensus entre les deux points de vue psychosociologique et sociologique (H. Choplin, et al.). Démarche dans laquelle les sciences de l'information et de la communication ont probablement tout

9. P. Rabardel, Les Hommes et les Technologies. Approche cognitive des instruments contemporains, Paris, Armand Colin, 1995.

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leur rôle à jouer (S. Pêne). Comment par exemple ne pas reformuler la problématique de Vénondation éditoriale formulée par Emmanuel Souchier à l'aune de ces collectifs et de l'émergence des nouveaux métiers et pratiques d'animateurs de communauté virtuelle (S. Pêne) ? Reste que l'interdisciplinarité ou plutôt l'interdisciplinarisation des concepts, des acteurs ou des équipes pose des problèmes épistémologiques mais aussi organisationnels, psychosociologiques voire politiques dont la complexité demeure encore, nous semble-t-il, largement à appréhender.

De l'individu au collectif sans individu ni sujet...

La question, de notre point de vue urgente - ne serait-ce qu'en raison de sa portée éthique -, qui nous semble émerger de ce numéro touche au statut du sujet ou de la subjectivité des acteurs engagés dans ces collectifs. D'une façon générale, les sciences humaines et sociales n'en finissent pas de déconstruire/reconstruire la figure du sujet. Nous en prendrons deux exemples, paradigmatiques : en sociologie, la conception de l'action humaine comme délibération rationnelle (sociologie comprehensive) ou, à l'inverse, comme détermination sociale (habitus, marxisme...), laisse aujourd'hui place à une critique de l'agent(ivité) en tant que siège de l'ordre social. Cette conception cède du terrain à des formes variées de naturalisation du sodal qui déplace le « centre énergétique » de l'action dans Y interaction, dans un contexte situé ou même dans l'« environnement », retrouvant ainsi certaines intuitions Gestaltistes. C'est dans une large mesure le cas des versions radicales de l'ethnométhodologie 10, telle qu'elle s'incarne dans la sociologie des interactions et ses différents courants (théorie de l'acteur-réseau chez Latour et Callon, interaction- nisme symbolique façon Irvin Goffman ou Anselme Strauss, ou encore ethnométhodogie radicale chez Harold Garfinkel). La philosophie de l'esprit, les neurosciences et les sciences cognitives vivent la même remise en cause autour des débats très polémiques sur la conscience, qui annoncent pour certains la fin de l'hypothèse du « théâtre cartésien » ou, à tous le moins, de la représentation de la Raison qui nous anime depuis les Lumières11 et qui, en tous cas, réactualisent d'anciens débats sur l'inten- tionnalité, l'animalité et la responsabilité.

10. M. De Fornel, A. Ogien, L. Quéré, L'ethno-méthodologie. Une sociologie radicale, Colloque de Cerisy, Paris, La Découverte, 2001. 11. D.C. Dennett, La conscience expliquée, Paris, Odile Jacob, 1993 ; G. Edelman, G. Tononi, Comment la matière devient conscience, Paris, Odile Jacob, 2000 ; A.R. Damasio, L'erreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1995 ; J. Searle, Les mystères de la conscience, Paris, Odile Jacob, 2000.

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Dans le cadre des interrogations qui président à ce dossier, il ne s'agit pas seulement de se demander si la force des collectifs se déploie au détriment de celle des individus ou si se créent aujourd'hui des formes de collectifs ou d'intelligence collective (S. Pêne) articulant ou conciliant peut-être de façon nouvelle l'individu et le collectif. Le point délicat touche selon nous d'abord à ce que les thèmes du changement, de l'innovation ou même de l'apprentissage conduisent à penser en tant que tel le processus ou encore la dynamique qui peut structurer ces collectifs et les organisations dans lesquelles ils se déploient. « En tant que tel » : c'est-à-dire sans subordonner le processus à un point de départ ou à un point d'arrivée 12, à un programme ou à un projet pré-défini. Dès lors, comment penser, dans ces processus dépourvus de « points » - de passé et de futur -, non seulement les collectifs mais aussi les sujets ? Il nous semble possible, à partir des trois articles de ce numéro et de la littérature, d'envisager trois solutions.

1. La première consiste à promouvoir ou à revaloriser Y individu et certains de ses attributs : ses stratégies par exemple (J.-L. Metzger et Ch. Delalonde). C'est dans cette perspective que doit (ou en tous cas peut) être probablement comprise la figure du réseau, du moins en tant qu'elle pointe des acteurs « profitant » d'un collectif - le réseau - sans y nouer d'engagements pérennes (H. Choplin et ah). Mais dans quelle mesure cette solution substantielle - en tant qu'elle dote l'individu d'attributs ou de traits propres (stratégies, intérêts) - est-elle à la hauteur des enjeux soulevés ? Ne tend-elle pas à rabattre la spécificité du processus en tant que tel sur des dimensions individuelles, finalement très classiques et pour tout dire, de notre point de vue, un peu désuètes ? De surcroît : quelle éthique fonder sur de tels individus ?

2. Plus contemporaine, la deuxième solution consiste à revendiquer en deçà ou au-delà de l'individu, un sujet ou plutôt une subjectivité13 ; il s'agit dans cette perspective non pas de se priver de sujet - comme nous le proposerons dans notre troisième solution - mais de vider en quelque sorte l'individu de sa substance pour établir, en deçà de cette substance, une ultime instance subjective, susceptible d'être davantage en cohérence avec les exigences processuelles que nous faisons ici valoir. Ainsi Badiou propose-t-il de penser la subjectivité en tant qu'elle « est » « de l'ordre, non de ce qui est, mais de ce qui arrive, de l'ordre de l'événement », en

12. N. Alter, op. cit. 13. M. Benasayag, Le mythe de l'individu, Paris, La Découverte, 1998 ; S. Zizek, La subjectivité à venir. Essais critiques sur la voix obscène, Paris, Climats, 2004.

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tant qu'elle appartient à un « processus de vérité » 14. D'une façon plus générale, tant la critique de l'individualisme que la réinvention d'une « vraie » subjectivité, tronquée par la culture de masse, sont deux exigences typiques de cette deuxième solution.

Nous nous demandons si ce n'est pas vers celle-ci que font signe aussi bien Sophie Pêne qu'Hugues Choplin (étal.) La première, en soulignant le poids de la disponibilité des acteurs de la communauté, ne tend-elle pas à les définir non pas de manière substantielle, mais comme potentiel de don, comme pur donner (plutôt que comme acteurs disposant de ressources susceptibles d'être données) ou encore, dans la lignée de Lévinas, comme répondre à ou <f autrui ? Les seconds, en évoquant la communauté sans substance - inséparable du motif contemporain de l'Autre (en tant qu'il tranche sur l'identité de type métaphysique, sur le Même et sur la substance) -, n'invitent-ils pas, dans la lignée non seulement de Lévinas mais aussi de phénoménologues comme Heidegger ou Marion à repenser une subjectivité non pas comme identité mondaine mais selon la figure, à portée éthique, du répondre à V Autre - que ce motif de l'Autre désigne autrui, l'être dans sa différence ontologique avec l'étant mondain ou la donation comme telle 15 ?

3. Troisième solution : se priver des catégories aussi bien d'individu que de sujet ou de subjectivité pour penser et libérer, par exemple à la suite de Deleuze, une puissance ou des forces vivantes, mais anonymes ou impersonnelles, des devenirs ou des constructions de lignes affranchies des points que constitue - aussi - tout sujet. Cette solution semble dans ce numéro appelée par la mise en exergue de catégories, d'inspiration deleuzienne, telles que celles du dispositif on d'agencement (S. Pêne), dont la spécificité est de se soustraire autant au sujet qu'à l'objet - à leur face-à-face -, invitant bien ainsi à se centrer sur des processus, en particulier de re- ou de dé-territorialisation 16. Peut-on également penser que la distinction de trois phases - l'anomie, le réseau d'entraide et la micro-communauté (J.-L. Metzger et Ch. Delalonde) - organisant la constitution d'un collectif pourra conduire à problématiser les processus en tant que tels qui le traversent, et ce sans référence à des instances subjectives ?

14. A. Badiou, Le siècle, Seuil, 2005, p. 144, 146. 15. Sur ces trois auteurs, cf. respectivement : E. Lévinas, Humanisme de Vautre homme, Paris, Le livre de Poche, 1990 [1972] ; M. Heidegger, « Lettre sur l'humanisme», Questions III et IV, Paris, Gallimard et J.-L. Marion, Réduction et donation, Paris, PUF, 1989. 16. Cf. G. Deleuze, F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Éditions de minuit, 1991.

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Cette perspective semble faire tout particulièrement écho à l'ethnométho- dologie qui, en sociologie, ne porte finalement pas d'intérêt spécifique au « point de vue des acteurs », et fait de l'environnement immédiat de l'action - qu'on l'appelle situation, contexte, environnement ou interaction -, la structure auto-porteuse sans début ni fin de l'ordre social, rejetant finalement la compétence des acteurs à déterminer ce qu'ils font ensemble et donc aussi, plus généralement, la catégorie encore bien centrale de représentation et le cortège de concepts qu'elle véhicule (intention, plan, calcul, projet, mémoire, croyance, connaissance, vérité, raison...). D'ailleurs, ce n'est peut-être pas un hasard si cette perspective trouve un écho fort dans les technologies coopératives 17 et plus généralement les « machines à communiquer » qui influencent beaucoup aujourd'hui les théories et les dispositifs d'apprentissage collaboratif médiatisé 18.

(Ré) évacuation du sujet au profit d'un processus anonyme, critique de l'individualisme 19 ou bien nouvelle subjectivité, bref, trouble du sujet ou plutôt, sujet trouble ? Pour notre part, nous proposons ici d'insister sur l'ouverture que nous semble représenter notre troisième solution, s'affranchissant de tout sujet (serait-il trouble). Certes, on peut estimer qu'elle s'apparente aux fameuses déconstructions de l'homme proposées dans les années 1960-1970 et dès lors, qu'elle renvoie à de vieux débats20. La subjectivité instituée par des auteurs comme Lévinas ou Badiou

17. D. Cardon, « Les sciences sociales et les machines à coopérer. Une approche bibliographique du Computer Supported Cooperative Work », Réseaux, n° 85, septembre-octobre 1997, p. 1 1-51. 18. A. Taurisson, A. Senteni (dir.), Pedagogies.net : L'essor des communautés virtuelles d'apprentissage, Presses de l'Université du Québec, 2003. On se gardera par contre de confondre cette troisième solution - ainsi du reste que la deuxième -, avec la conception informationnelle du sujet, qui marque ce que Céline Lafontaine appelle l'« empire cybernétique » (L'empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine, Paris, Seuil, 2004) ; conception qui nous semble en réalité devoir être rattachée à notre première solution, celle de l'individu. Dans cet empire, la société devient un système de communication qui n'existe qu'à travers les échanges informationnels entre ses membres, ces échanges se réduisant le plus souvent à la mise en scène immédiate et contextuelle d'une subjectivité très appauvrie. Non plus le sujet, non plus la société ou la culture, mais la communication inter- actionnelle et ses dysfonctionnements deviennent l'objet privilégié et le facteur de développement des organisations et des systèmes sociaux. Paradoxalement, la communication (prise bien entendu au sens particulier qu'elle a dans les sciences des systèmes) se retrouve toujours être une voie privilégiée pour désubjectiviser Facteur. 19. On peut aussi renvoyer à ces « grammaires de l'individu » que nous propose Danilo Martuccelli, qui montre bien le rôle central et pourtant marginal de la figure de l'individu dans la modernité (Grammaires de l'individu, Paris, Gallimard, « Essais », coll. « Folio », 2002). 20. Rappelons-nous par exemple qu'après avoir été congédié en France lors de la grande époque du structuralisme, le sujet est déjà « revenu » au tournant des années 1980 (Alain Touraine, Le retour de l'acteur, Paris, Fayard, 1984).

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(deuxième solution) n'a-t-elle pas précisément vocation à outrepasser ces déconstructions ? De surcroît, comment serait-il donc possible d'ancrer une éthique sans sujet : sans personne de responsable ?

Il nous semble cependant possible et nécessaire de contester la force de ces questions. On se gardera tout d'abord d'estimer trop vite qu'une telle perspective est nécessairement inhumaine ou « an-éthique » : de quel droit en effet associer nécessairement l'exigence éthique (ou la responsabilité) à l'instance d'un sujet ? Dans quelle mesure le concept d'éthique et celui de sujet sont-ils indissociables ? Pourquoi ne serait-il pas possible, à l'instar de Blanchot21, de penser - aussi paradoxal que cela puisse paraître de prime abord - une responsabilité sans personne de responsable ? 22 Du point de vue de la question des collectifs, nous nous demandons si se priver ainsi de toute instance subjective ne conduit pas positivement à une approche des collectifs qui non seulement soit soustraite à toute catégorie substantielle (naturelle, traditionnelle ou biologique : territoire, projet ou naissance commune, appartenance, etc.) - les contextes d'apprentissage relevant dès lors moins de collectifs naturels et isolables (qu'il s'agirait d'identifier puis d'instrumenter) que de formes principalement artefactuelles d'action collective - mais aussi repose de manière à la fois singulière et salutaire la question du pouvoir ou de la domination 23. Car si le collectif ou l'action collective ne sont plus essentiellement portés par des acteurs-réseau, stratèges (lre solution), s'ils ne sont plus structurés par des face-à-face avec l'Autre (2e solution) - qui maintiennent la domination en Yinversant (car c'est maintenant l'Autre, auquel je dois répondre, qui me domine) -, ne peut-on penser qu'ils s'affranchissent de la domination ou du moins la mobilise sous des formes nouvelles - dont l'étude reste, selon nous, aujourd'hui ouverte ?

HUGUES CHOPLIN ET EDDIE SOULIER

21. M. Blanchot, L'écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980. 22. H. Choplin, « L'homme ou la littérature ? », Revue philosophique de France et de l'Étranger, « Tourner la phénoménologie », n° 2, Paris, PUF, 2004. 23. On relèvera que les démarches centrées sur l'interaction en tant que telle, naturalisée, semblent véhiculer un angle mort, celui du pouvoir justement. Car à défendre une approche totalement dynamique (ajustements perpétuels), contextuelle (caractère local et temporaire des choses), voire antiintellectualiste (primat des pratiques sur la théorie), bref, à privilégier « ce qui est », elles laissent entière la question de la domination.

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