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Des communautés Q’eqchi’ en résistance – octobre 2009 1 Visite à Nacimiento et Nuevo Sinaï : Des communautés Q’eqchi’ en résistance LA REUSSITE DE PEDRO XOL CUZ Les enfants de Pedro Xol Cuz courent au milieu des champs, rieurs sous le regard amusé de leur père et de ses compagnons de la communauté indigène Q’eqchi’ de Nacimiento 1 avec qui nous sommes réunis. Avec leurs cheveux noirs et drus dressés sur la tête et leurs grands yeux en amande, ils ont déjà des visages de petits paysans burinés par le soleil. Les trois bambins disparaissent au fond de la parcelle et réapparaissent chacun avec un bâton de canne à sucre, heureux comme des gamins qui en Europe sortiraient d’une boulangerie avec un sac de friandises. Dans leurs T'shirts blancs maculés de tâches, leurs shorts bleus étincelants 100% nylon dignes des meilleurs joueurs de foot, bien campés dans des grandes bottes plastiques noires taillées pour leur servir plusieurs années d’affilée, ils sont maintenant là autour de nous en train de croquer à pleine dent leur bâton de canne. Pedro, leur jeune père, nous explique que plus rien n’est comme avant : sur les 3 manzanas 2 de terres qu’il a pu obtenir en rejoignant cette petite communauté de douze familles, il y a cinq ans, il a mis en place un système diversifié de cultures. Le résultat est surprenant : autour de nous, une multitude de petites parcelles de canne, de manioc, d’arachide et maïs associés, d’ananas, de poivre, de courge et autres légumes. De jeunes plantations de bananes, de coco, de café et de cacao sont également visibles. Pedro nous explique qu’il ne laisse jamais reposer le sol, et tente de faire produire au maximum ce peu de terres dont il dispose. 1 Chisec – Département de Alta Verapaz - Guatemala 2 1 manzana correspond à environ 0,7 hectares de terre.

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Visite à Nacimiento et Nuevo Sinaï :

Des communautés Q’eqchi’ en résistance

LA REUSSITE DE PEDRO XOL CUZ

Les enfants de Pedro Xol Cuz courent au milieu des champs, rieurs sous le regard amusé de leur père et de ses compagnons de la communauté indigène Q’eqchi’ de Nacimiento1 avec qui nous sommes réunis. Avec leurs cheveux noirs et drus dressés sur la tête et leurs grands yeux en amande, ils ont déjà des visages de petits paysans burinés par le soleil. Les trois bambins disparaissent au fond de la parcelle et réapparaissent chacun avec un bâton de canne à sucre, heureux comme des gamins qui en Europe sortiraient d’une boulangerie avec un sac de friandises. Dans leurs T'shirts blancs maculés de tâches, leurs shorts bleus étincelants 100% nylon dignes des meilleurs joueurs de foot, bien campés dans des grandes bottes plastiques noires taillées pour leur servir plusieurs années d’affilée, ils sont maintenant là autour de nous en train de croquer à pleine dent leur bâton de canne. Pedro, leur jeune père, nous explique que plus rien n’est comme avant : sur les 3 manzanas2 de terres qu’il a pu obtenir en rejoignant cette petite communauté de douze familles, il y a cinq ans, il a mis en place un système diversifié de cultures. Le résultat est surprenant : autour de nous, une multitude de petites parcelles de canne, de manioc, d’arachide et maïs associés, d’ananas, de poivre, de courge et autres légumes. De jeunes plantations de bananes, de coco, de café et de cacao sont également visibles. Pedro nous explique qu’il ne laisse jamais reposer le sol, et tente de faire produire au maximum ce peu de terres dont il dispose.

1 Chisec – Département de Alta Verapaz - Guatemala 2 1 manzana correspond à environ 0,7 hectares de terre.

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Lorsque cette après-midi-là, nous avons retrouvé la communauté de Nacimiento pour discuter avec eux, tous ont insisté pour nous emmener voir les terres de Pedro. On ne pouvait refuser et je comprends maintenant mieux pourquoi : il est celui qui a sans doute le mieux valorisé les connaissances acquises au travers d’échanges paysans et de concours organisés par l’ONG indigène SANK avec l’appui d’AVSF pour favoriser l’intensification et la diversification de la production agricole sur ces terres paysannes. Et même s’il ne le montre pas, Pedro n’est pas peu fier de montrer ses résultats à cette bande de gringos qui posent tant de questions ! Humilité oblige, Pedro ne nous dit même pas qu’avec six de ses compagnons de la communauté, ils ont gagné le 2ème prix d’un concours sur la diversification, organisé entre familles paysannes. Ou serait-ce que pour lui, cette reconnaissance n’est pas si importante et certainement pas l’essentiel ? On ne saura d’ailleurs pas si le prix obtenu (4000 quetzales) a été réinvesti dans la parcelle ou plutôt utilisé à fêter de manière bien arrosée l’événement avec la communauté ! Ernesto, le directeur – lui aussi jeune - de l’ONG indigène Sank, notre partenaire en coopération à Chisec, joue cette fois l’interprète, patient et attentif, de la langue q’eqchi’ à l’espagnol. Mais il a soudain du mal à traduire ce que vient en fait de nous expliquer Pedro : « c’est une question de relation entre le travail de la terre et la famille … pas facile à expliquer en espagnol» lâche Ernesto avec un petit sourire … « Avant il fallait tout acheter à la tienda3 ; la moindre banane devait être achetée ; aujourd’hui il dit qu’ils ont tout avec ces parcelles, aussi bien pour manger que pour vendre. Les enfants n’ont besoin de rien, ils n’ont surtout plus besoin d’aller faire des travesias4 ailleurs pour aller chercher à manger. » Et Pedro de rajouter : « Surtout, je n’ai plus besoin d’aller travailler à l’extérieur toutes les semaines ; je ne suis plus exploité ; je suis tous les jours avec ma femme et mes enfants, je les vois grandir, cela évite aussi bien des conflits ».

Ce que Pedro ne nous a pas encore dit, c’est qu’avec les fruits de son travail, il a aussi déjà acheté 2 manzanas dans la communauté dont il est originaire (El Quetzal) pour y implanter la milpa de maïs dont il a aussi besoin pour se nourrir. Mais ici, dans cette petite vallée entourée de montagnes et de forêt luxuriante, ses cultures sont protégées, surtout celles sur lesquels il a dû investir ses maigres économies et qui ne rapportent pas encore ! « Ici, il y a moins de chances qu’on me vole ma production ou mes semis » dit-il.

Les agroéconomistes qui l’interrogeons, n’avons même pas besoin de le questionner sur sa « stratégie », la préoccupation presque maladive des « agro » que nous sommes chaque fois que nous rencontrons un paysan. Pedro lui est plus malin que nous : pas besoin qu’on lui demande, il nous l’explique lui-même : un mélange savant de cultures de rente permanentes installées dès maintenant pour assurer demain l’avenir et l’éducation de ses enfants (café, 3 La « boutique » en espagnol. 4 « bêtises » en espagnol.

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Les cu ltures de Pedro : Sur 48 tareas (1 tarea = 440 m2), sont

cultivés : Banane : 440 m2

Café : 1320 m2 Cacao : 1760 m2

Cane à sucre : 440 m2 Oranger : 880 m2 Cocotier : 440 m2

Poivre (pimienta de castilla) : 880 m2 Manioc : 1760 m2 Ananas : 2200 m2

Chayotte ou Christophine (Guisquil) : 440 m2 Nance : 880 m2

Courge (Ayote) : 600 m2 Cultures diverses (plantes médicinales, poivre,

coriandre, etc.) : 80 mètres linéaires Banane plantain : 1100 m2

Tarot (camote) 84 m2 Arachide : 50 m2

cacao, …), et des associations et rotations de cultures à cycle plus court pour assurer de la trésorerie permanente et une alimentation diversifiée sans risque de pénurie (tubercules, maïs arachide, …). Grâce au travail des agriculteurs de cette communauté, ils sont déjà arrivés à augmenter le prix de vente de leurs tubercules de ½ à 1 quetzal la pièce. Pedro pourtant s’inquiète avec raison de la fertilité de ses sols : « J’espère que je ne les épuise pas trop, mais pour l’instant, je n’ai pas d’autre choix », nous explique-il. « Et vous qui venez de loin, comment vous voyez cela ? Qu’est-ce que vous en pensez ? » demande-t-il, malin, en nous prenant au dépourvu. Pedro nous donne en effet là une belle leçon d’agriculture paysanne et de ses savoirs, une agriculture qui se défend, capable de nourrir aujourd’hui ses enfants. Nous ne pouvons que tenter de lui transmettre, avec nos mots, cet étonnement et le féliciter. Mais derrière cette réussite, tout n’est pourtant pas si facile: la première difficulté de la communauté réside dans le transport et la sortie des produits. On en sait quelque chose : depuis que Juan Caal, le président de la communauté nous a proposé à notre arrivée à Nacimiento d’aller voir leurs parcelles, on n’imaginait pas qu’on en sortirait encore plus trempés et boueux que nous n’étions arrivés. Avec cette pluie battante qui ne cesse de tomber depuis ce matin, nous les avons suivis sur un chemin sinueux, détrempé et glissant où nos pas moins assurés que les leurs ne nous ont pas permis d’enrayer des chutes qui nous ont laissé en piteux état ! Triste tableau pour nous, mais sans doute amusant pour eux, que celui de ces agronomes couverts de boue, baignant dans des chaussures détrempées, qui tentent encore de garder leur dignité et posent de savantes questions à une communauté fière de montrer ses acquis. En tout cas, pour rien au monde, ils ne nous auraient pas montré cela et ils avaient raison : nous aurions raté quelque chose. La réussite de Pedro nous épate, il faut bien l’avouer : ces exemples-là devraient êtres plus connus et médiatisés. Encore faudrait-il pouvoir chiffrer et quantifier les résultats économiques de ces innovations pour mieux les diffuser et intéresser d’autres familles paysannes, mais aussi et surtout les présenter aux détracteurs de l’agriculture paysanne, malheureusement trop nombreux au Guatemala. Face aux économistes des politiques agricoles libérales, il est parfois utile de présenter aussi des chiffres et de se battre à armes égales. Je me risque à suggérer cela de manière insistante à mes collègues de travail, qui acquiescent sans mot dire. Arriverons-nous à capitaliser cette expérience ? … « Aucun âne n’emprunterait le chemin qu’on a pris. En plus, il faudrait le nourrir et on n’a pas assez de terres ! » rajoute Juan, le président de la communauté, alors que les supposés experts que nous sommes tentent de réfléchir à de possibles alternatives et solutions.

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UN COMBAT INEGAL POUR LA TERRE

Mais leur deuxième et principale préoccupation est encore ailleurs. Elle est plus forte et ancrée dans l’histoire de violence et souffrance que traversent le Guatemala depuis de trop nombreuses années et en particulier, ces peuples indigènes. Alors que la nuit tombe, tous assis sur des chaises d’enfants sous l’avant toit de l’école de la communauté, devant un étalage de plats et de boissons à base de manioc, maïs, haricot, banane et canne, qu’hommes et femmes de Nacimiento ont spécialement préparés pour clore cette journée d‘échange avec les visiteurs, Juan nous pose la question qu’il avait sciemment gardée pour la fin. « Notre problème dit-il, c’est que bientôt nous n’allons plus avoir de terres suffisantes pour nos enfants. Les finqueros5 et les plantations de palma6 sont là à côté de nous. Ils en veulent après nos terres et font tout pour tenter de nous expulser. Nous avons défendu nos terres, nous les cultivons bien, mais demain, que va-t-on faire quand les terres vont manquer pour nos enfants ? Comment pourrait-on en acheter d’autres ? Une ONG comme la vôtre peut-elle encore nous aider pour cela ? ». Déjà sur la parcelle de Pedro, alors que celui-ci nous expliquait ses choix de cultures, Juan avait un moment pris la parole pour rappeler que cultiver des cultures pérennes comme du café, du cacao, des bananes, c’est aussi défendre leur territoire. « Ils veulent nous expulser, nous prendre nos terres et faire de nous leurs esclaves » avait-il dit d’un ton solennel. « Ils vont même jusqu’à épandre des produits pesticides sur nos parcelles de maïs pour nous faire vendre et partir », avait-il rajouté7. « Après le passage des avionnettes, certains ont même retrouvé des sacs avec des serpents et des rats dedans ». Exagération ? Partie de réalité ? Au final, peu importe. Ce qui est sûr, c’est que ces paysans indiens qui sont sur leurs terres et qui en ont toujours vécu ne sont pas les bienvenus et sont plutôt gênants pour ces grands éleveurs et ces plantations de palme à capitaux guatémaltèque, colombien ou américain, nouvel eldorado du capitalisme agraire, qui grignotent peu à peu leur territoire. « Nous résistons. Les cultures pérennes, c’est pour ne pas laisser les terres vides et montrer qu’on ne leur laissera pas », avait conclu Juan. En ce lieu, dans cette chaleur humide et la pénombre de cette fin de journée, sous ce toit de tôle qui nous protège des dernières gouttes de pluie, il ne pouvait donc quand même pas laisser passer toute cette journée sans tenter de savoir comment AVSF et SANK allaient encore pouvoir les aider. Silence de mes collègues. « Moi, ils m’entendent tout le temps », dit à voix basse Benito, notre collègue agronome qui accompagne maintenant depuis sept ans SANK et ces communautés dans leur combat. « Oui mais moi, je n’ai pas la réponse » chuchote pour nous en français Noémi, notre coordinatrice pour l’Amérique centrale. Moi non plus d’ailleurs, mais il est difficile de laisser une telle question, si fondamentale et si vitale pour ces paysans indigènes, sans réponse. Mais comment laisser entrevoir une lueur d’espoir sans trop créer d’expectatives ?

5 Détenteurs de grandes propriétés dédiées à l’élevage. 6 Palma africana, actuellement destinée à la production d’huile de palme, mais avec l’objectif de pouvoir bientôt la valoriser

en agrocarburant. 7 Avec l’appui de la coopération américaine, l’Etat guatémaltèque a en effet mis en place un programme de contrôle de la

mouche méditerranéenne, qui prévoit des épandages par avionnette.

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Dans la communauté voisine q’eqchi’ de Nuevo Sinaï, cette même question vient de nous être posée, il y a exactement 4 heures. Nous y étions arrivés ce matin même après une petite heure de marche, déjà sous la pluie et les pieds dans la boue ! Ils étaient tous là, avec leurs T’shirts américains sans doute achetés pas cher et d’occasion, et leurs bottes de plastique, plus adaptées au final que nos chaussures de marche déjà détrempées. Tous assis sur des chaises d’enfants sur le terrain de football. En attendant que le catéchiste termine la célébration religieuse dans la petite église en bois du village – c’était dimanche ! - , on nous avait d’abord invités à manger dans l’habitation de l’un d’entre eux, une maison de bois à même la terre battue où entre deux lits plutôt rustiques et le hamac de la famille, une modeste table branlante et quelques sièges nous avaient été offerts pour que nous nous installions à boire un café parfumé à la feuille de poivre et un caldo de gallina8. On nous avait ensuite installés pareillement sur les mêmes chaises d’école en rang d’oignons. Presque une confrontation à bonne distance entre eux et nous, à croire que même s’ils connaissent bien les amis de SANK, ils se méfient encore un peu de ces étrangers qui ont fait l’effort de marcher sous la pluie sur ce petit bout de chemin boueux et glissant jusqu’à eux. Quelles intentions ont-ils donc ? ….

Mais ce n’est qu’une impression : la pluie redouble d’intensité, c’est elle qui nous réunit tous sous le préau de l’école, puis bientôt à l’intérieur du frêle bâtiment, sous le toit de tôle. Tous ou presque car les femmes se rangent discrètement en fond de salle, attentives aux débats. Avec le calme et la précision qui le caractérisent, Ernesto avait expliqué qui nous étions et pourquoi nous venions. Alors les langues se sont déliées et les membres de la communauté ont livré leur histoire, leur combat et leurs espoirs. Je tentais au mieux de les comprendre, entre les éclats des enfants jouant au milieu de nous, le cri des bébés collés aux seins de leur mère et le bruit sourd de ces épaisses gouttes de pluie sur la tôle. Avec AVSF, depuis plus de 5 ans, SANK appuie ces

communautés à défendre leur territoire, en particulier par l’obtention d’un statut – inédit au Guatemala – de communautés indiennes. Nueva Sinaï et Nacimiento sont deux des trente communautés qui ont bataillé dur pour obtenir ce statut auprès de l’Etat : relevés cadastraux des territoires et des parcelles pour délimiter les territoires « exactement comme le font les ingénieurs de l’Etat qui ne nous en croyaient pas capables, nous les indiens » rajoute Rogelio, le technicien de l’équipe « terre » de SANK ; appui juridique d’avocats, sur la base des législations existantes, à commencer par la convention 169 de l’OIT9 sur les droits fondamentaux des peuples indigènes ratifiée par le Guatemala, et la Constitution de la République du Guatemala qui reconnaît cette figure de communauté indienne ; négociation avec l’Etat pour obtenir avec succès des titres collectifs de propriété. Ce statut leur permet aujourd’hui de gérer leur

8 « Un bouillon de poule » en espagnol. 9 Organisation internationale du travail.

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territoire comme elles l’entendent et de récupérer des règles de gestion et de justice internes propres à la culture et l’identité des peuples maya et dans ce cas aux q’eqchi’. « Moi, dans les années 80, j’ai dû fuir de ma communauté : on a subi un véritable massacre ; elle a été totalement détruite et brûlée par les militaires, parce qu’à l’époque, on revendiquait simplement le droit de rester sur nos terres » raconte tranquillement mais solennellement Crisanto Caal, l’un des liders de Nuevo Sinaï. J’ai dû me réfugier dans la montagne pendant plus de six ans. ». Réfugié dans la montagne … sans doute a-t-il lui aussi pris les armes dans la guérilla, comme tant d’autres paysans indiens qui n’avaient alors qu’une seule motivation : l’accès à la terre. « Quand je suis descendu, j’ai cherché une communauté où je pouvais me réinstaller et ici à Nuevo Sinaï, ils ont bien voulu m’accueillir. Nous avons lutté, nous avons souffert, mais aujourd’hui, la même histoire se répète : les grands éleveurs et les plantations de palme nous mettent la pression et font tout pour nous faire vendre nos terres…. Déjà dans la communauté, deux des nôtres ont tenté de vendre, parce que la palmera leur offrait des prix élevés pour leurs terres. Ils n’ont pas pu ; aujourd’hui nous sommes communautés indiennes, personne ne peut vendre sa terre, la terre est à nous tous ! ». Assis sur sa petite chaise d’écolier, le nouveau Président de la communauté était jusqu’à présent resté discret, mais il prit la parole: « Nous, notre problème c’est d’abord avec un membre de la communauté voisine de San Pedro Limon ». Eux ne sont pas communauté indienne, chacun dispose d’un droit de propriété individuel accordé par le gouvernement. « Un moyen indirect de nous diviser et de permettre la vente des terres » avait-il ajouté. « Nous avons un accord historique avec San Pedro Limon. Notre source d’eau est sur leurs terres. Mais le propriétaire de ce terrain nous menace de vendre à la palmera. On a tenté de racheter la manzana où se trouve notre source, mais il refuse de vendre si on achète pas tout son terrain, 24 manzanas. Comment voulez-vous qu’on achète ces terres, si on n’est même pas encore arrivé à obtenir un crédit pour la seule manzana où est la source d’eau ! Alors vous que l’on connaît, qu’est ce que vous pourriez faire pour nous ? Pouvez vous nous aider à acheter ces terres ou trouver un crédit ? » termine-t-il. « Qu’est ce qu’on peut faire ? Retourner aux armes ? « rajoute Crisanto. « Cela n’a rien donné ! Faire confiance au gouvernement ? On ne leur fait plus confiance ! Acheter de la terre, c’est notre seule issue, mais qui peut nous aider ? » Toujours la même question. Benito avait alors pris la parole ; il ne pouvait plus ne pas intervenir : « Tout dépend de vous et de votre cohésion. Il faut vous mettre ensemble. Ce n’est pas possible de continuer à vous diviser alors que l’ennemi est ailleurs ! » avait-il dit. Le ton fort de sa voix qui tout d’un coup emplissait la salle de classe, les gestes amples de ces mains, tout me paraissait traduire la révolte qui grondait en lui. Des communautés qui se retrouvent dos-à-dos et en conflit alors qu’elles sont toutes et encore aujourd’hui victimes d’une spoliation lente de leurs territoires, parfaitement organisée et gérée avec brio. Mais je ne pus alors m’empêcher de me demander ce que ces hommes et ces femmes, aux visages et aux traits tirés par leur histoire de lutte, de souffrance et de survie parfois, pouvaient bien penser de ces paroles, pourtant pertinentes. Certains d’entre eux – sans doute plus nombreux qu’on ne le croit – ont probablement pris les armes, y ont sans doute perdu des vies. Ils savent bien que ce combat qui recommence de nouveau ne peut pas être seulement le leur : des appuis juridiques, légaux, financiers leur seront nécessaires. Ils sont aussi sans doute pour certains usés et fatigués. Leur « ennemi » est autrement plus malin aujourd’hui et ses tactiques encore plus insidieuses qu’auparavant.

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Seuls les enfants rient encore, eux qui n’ont pas connu la guerre, eux qui n’ont comme repère que la dureté au final banale, de leur condition de paysan indigène. Les photos que je prends d’eux et de leur visage et que je leur montre, les font rire aux éclats, même si certains sont surpris et parfois même un temps effrayés de se retrouver figés dans cette petite boîte noire. En quittant cette communauté sous une pluie battante, sur le chemin de terre boueux qui nous

ramène à la route et à la « modernité », je m’interroge sur l’avenir de ces familles. Le combat que mène ces communautés avec l’appui de SANK et d’AVSF est légitime et pertinent. L’action engagée par SANK sur l’obtention et la reconnaissance de ces territoires comme communautés indiennes est prometteuse, et porte déjà ses fruits. La défense de leurs territoires dépendra aussi de la capacité de ces communautés à démontrer leur capacité à bien les gérer et prouver l’efficacité de leur activité de production pour elles-mêmes mais aussi pour la société guatémaltèque. Les activités engagées par le projet que nous menons avec SANK dans ce domaine sont tout aussi pertinentes. Notre ami Pedro à Nacimiento en est un des meilleurs exemples. Mais le combat n’est-il pas trop inégal ? L’Etat, si proche de ces entrepreneurs agricoles et éleveurs, acceptera-t-il que cette reconnaissance de territoires indiens prenne de l’ampleur ? Se laissera-t-il convaincre de l’efficacité économique de ces agricultures au regard des taux de rendement financier du capital investi dans la palme africaine par ses très proches amis entrepreneurs ? A-t-il la réelle volonté de lutter contre les menaces, les intimidations physiques que subissent trop souvent ceux qui accompagnent ces communautés dans leur légitime combat ? Je ne peux que partager la révolte à peine cachée de Benito, et me dis aussi que le combat est à la fois là et ailleurs. A Nacimiento, Juan et Pedro sont aussi là pour nous rappeler l’essentiel ; ils ont gagné et se battent pour conserver leur territoire, mais ils manquent de terres. Quel avenir réserve-t-il à leurs enfants ? Leur production suffira-t-elle au moins à faire en sorte que certains d’entre eux s’éduquent et trouvent du travail, non comme « esclave » des palmeras, mais comme tout autre citoyen guatémaltèque pour une vie digne de ce nom ? La pluie n’aura pas cessé de la journée. Depuis les parcelles de Pedro, on aperçoit pas très loin une bande de singes hurleurs10 perchés en haut d’un arbre, qui restent étrangement silencieux, sans doute intrigués par ces hommes couverts de plastiques qui conversent là-bas en bas. Les enfants de Pedro chargent sur leur tête leurs sacs de jute remplis de provisions récoltées dans les différentes parcelles. Nous rentrons tous à la queue leu leu sur ce sentier étroit et accidenté jusqu’au village. Ce soir ou demain, leur avenir est assuré et leurs rires semblent prouver qu’ils n’ont pas l’air de s’inquiéter. Notre combat est qu’il en soit de même dans vingt ans. Chisec - Guatemala Ciudad - Houston – 20 octobre 2009 Frédéric Apollin © Frédéric Apollin & Agronomes et Vétérinaires sans frontières, Lyon - France, 2009 10 Alouatta pigra.