du mÊme auteur ah, Ça i.r.a. ! — n° 1656

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Sous la direction de Marcel Duhamel

NOUVEAUTÉS DU MOIS

COLLECTION SUPER NOIRE

83 — LES INGUÉRISSABLES (PETER LAKE)

Ça va pas fort, doc-tueur. 84 — LES LIGNARDS

(JEAN-GÉRARD IMBAR) Marche la route... ou crève!

COLLECTION SÉRIE NOIRE

1722 — LA NUIT DES COYOTES (LEWIS B. PATTEN)

A quatre pattes ou à deux pieds ?

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DU MÊME AUTEUR

Dans la collection Série Noire :

SCOOP — N° 1477 MOTO CASSE — N° 1563

AH, ÇA I.R.A. ! — N° 1656

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JEAN-GÉRARD IMBAR

n r f

GALLIMARD

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

© Éditions Gallimard, 1977.

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PREMIÈRE PARTIE

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I

Allongée sur la couchette supérieure de la cabine d'un bahut, la belle dormait. Un gars, en équilibre sur le marchepied, la contem- plait. Son visage rougeaud s'écrasait contre la glace, entièrement relevée malgré la chaleur. Des yeux, il parcourait lentement ce drap trempé de sueur qui, quand il ne se plaquait pas aux rondeurs féminines, laissait dépasser les pièces en chair dorée d'un puzzle sexy. Soudain, au-dessus du nez épaté par la pres- sion du verre, le regard se brouilla. Elle avait bougé. Un sein venait d'apparaître. Indiffé- rent au soleil, à la poussière soulevée par les poids lourds qui manœuvraient sur l'immense parking de la douane iranienne, le gars guet- tait dévotement la prochaine apparition. Sa bouche était de plus en plus sèche.

— Qu'est-ce que tu bricoles, Pierrot ? demanda quelqu'un dans son dos.

Pierrot sursauta et il en perdit l'équilibre.

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Cependant sa vision sembla le maintenir, l'espace d'une seconde, sur le perchoir. Lors- que ses yeux se décrochèrent de la belle, son bras libre battit l'air à la recherche d'une prise. Tandis que la main gauche s'agrippait au rétroviseur, la droite tentait de s'extirper d'une poche de pantalon.

Les trois routiers regardaient leur collègue, pendu par un bras. Le maousse et l'ancien trouvaient apparemment la situation hila- rante. L'autre, le petit brun aux biceps tatoués, dardait le voyeur d'un œil noir.

— Tiens Pépé ! dit-il en se débarrassant des documents administratifs.

— Excuse-le, Tony, fit l'ancien, tu vois pas qu'il débloque.

— Ouais, il a pas touché une grosse depuis près d'un mois, ajouta le maousse.

Mais Tony était déjà sur Pierrot. Il le saisit par sa chemise. La toile kaki se déchira à l'encolure ; des boutons sautèrent.

— C'est pas parce que t'es le fils du taulier... commença Pierrot.

La prise se resserra, et la face déjà passa- blement colorée devint écarlate. Un crochet du gauche partit. Tony l'encaissa sans bron- cher. Plusieurs fois de suite, il tira à lui son adversaire et le repoussa violemment contre le bahut. La portière résonnait sous les chocs. Au cinquième coup, la glace se baissa et une

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tête ébouriffée surgit au-dessus d'eux, comme le coucou d'une pendule.

— Vous trouvez pas qu'il fait un peu chaud pour chahuter ! s'écria la fille. Si on reprenait la route, hein ? Moi, je crève dans ce barbe- cue !

Tony lâcha aussitôt sa proie. — Pépé, file-lui ses carnets et qu'il dégage,

dit-il. Pierrot ne se le fit pas répéter. Il récupéra

sa paperasserie et s'éloigna en maugréant. — Tu vas le faire virer ? demanda Pépé. — Je croyais que tu me connaissais mieux

que ça ! dit Tony. Non, il ne fait plus partie de notre convoi, c'est tout.

Et chacun regagna son bahut.

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II

Un instant à l'arrêt, Tony chatouilla de la pointe du pied les 340 chevaux du DAF, tout en flirtant avec sa passagère. Longue, mince, et non dépourvue des gadgets du créateur, Aline Sommer avait rencontré Tony trois semaines auparavant, par l'intermédiaire des « Routiers sont sympa » l'émission de R.T.L. « Etudiante, 23 ans, cherche un Paris- Téhéran ». Anonyme message auquel s'était empressé de répondre un lignard. Le rendez- vous avait été fixé sur les ondes.

Le lendemain soir, Aline avait commencé sa virée par une demi-heure de métro et lorsqu'elle était sortie de la station Porte d'Italie, quatre 38 Tonnes verts des Trans- ports Pascali l'attendaient. Un sac marin en bandoulière, elle s'était avancée vers les rou- tiers qui bavardaient près du bahut de tête. « Me voilà », avait-elle dit en s'adressant au plus séduisant.

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Tony avait rendu sourire pour sourire et ouvert la portière de son DAF. Un grogne- ment avait échappé à Pierrot ; son « fret de cabine » lui passait sous le nez. « Fais pas la gueule, mon pote, je te revaudrai ça ! » avait cru bon de lui dire Tony. « M'en fous, j'aime pas les rouquines, avait rétorqué l'autre, ça pue! »

Partager l'exiguïté d'une cabine de camion pendant près de six mille kilomètres, c'est radical. On se déteste, ou l'on ne peut plus se quitter. Aline qui, après quelques jours de tourisme chez le Chah, devait rentrer en jet, avait rempilé malgré la fatigue. Le charme du vagabond des routes d'Orient opérait. Comme ils étaient loin les petits copains phraseurs de la fac.

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III

Pierrot qui bossait sur son Berliet TR 280, ignora totalement leur départ. Les bahuts passèrent la frontière en roulant au pas. Dès qu'ils furent en Turquie, la colonne de véhi- cules à laquelle ils paraissaient soudés se disloqua, comme un train dont les wagons fous se sépareraient au premier aiguillage.

Dans ce pays, quand on veut la route, il faut la violer. Le DAF de Tony en tête, les 38 Tonnes musclés des Français se frayèrent un passage, plein pot, au milieu d'un trafic important.

— A la turque, vingt dieux ! s'exclama Tony.

Aline se pencha à l'extérieur de la cabine pour recevoir un peu de fraîcheur. Des tour- billons gazeux la frappèrent en plein visage. Elle se rejeta vivement en arrière.

— Oh, arrache-nous vite de cette puan-

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teur! s'écria-t-elle en toussant et crachant convulsivement.

Sûr de lui, Pascali junior imposa son convoi sur cette route très étroite. Les engins dou- blés et les adverses se rabattaient in-extremis sur les bas-côtés. Aline semblait apprécier la vitesse, malgré les méchants coups de raquette de la suspension. Les nids de poule de la E 23 faisaient couiner les amortisseurs des sièges. Dans la cabine, tout valsait. Rodé, le couple laissait les objets les plus divers se répandre à ses pieds. Une cassette de Gloria Gaynor passait à plein volume, couvrant les grondements du diesel. Aline battait des mains, tandis que Tony chantait.

La musique donna le tempo à la machine, améliorant ainsi la moyenne. Les bahuts verts approchaient du Tahir. Un col qui n'avait pas volé sa renommée de casse-gueule.

Quand la chaleur devenait insupportable, Aline se renversait une bouteille d'eau sur la tête. Cette douche de camionneur distrayait dangereusement Tony. Un œil sur la route, l'autre errant sur le corps qu'un minuscule maillot de bain s'efforçait de rendre décent, il s'empoignait avec sa volonté. Sans la respon- sabilité du convoi, il garait son « piège »,

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tirait les rideaux de la cabine, et à nous deux cocotte.

— Dès qu'on s'arrête, tu te fringues, hein ? répéta-t-il pour la énième fois depuis leur entrée en Turquie.

— Oui, m'sieur, répondit Aline. Avec un chignon et des lunettes, ça ira?

— Tu as tort de pas me prendre au sérieux. Dans ce bled, vaut mieux trimbaler de la nitro qu'une nana.

— A cause des Turcs ou des routiers ? — Qui sait ?

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IV

Peu après Eleskirt, le convoi échangea une route défoncée contre une piste instable. La bonne affaire. L'allure faiblit, la grimpette vers le village kurde du Tahir commençait. Sur une rampe de plus de quinze pour cent, ce n'était plus de la conduite, mais de la varappe.

A la sortie d'une épingle à cheveux intermi- nable, un camion-remorque menaçait de ver- ser dans le ravin. Le bord de la piste avait cédé sous son poids et plusieurs roues s'en- fonçaient dans la terre jusqu'aux moyeux. Les files de bahuts montant et descendant lui passaient devant à tour de rôle, mais per- sonne ne s'arrêtait pour le secourir.

— S'il avait un deux-ponts comme mézi- gue, il ferait pas le funambule, fit Tony en ricanant. A sa place je m'en sors, et avec le convoi en remorque.

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— Alors pourquoi tu ne l'aides pas? demanda Aline.

— Un Bulgare, ça me ferait mal ! — Mais c'est dégueulasse ! C'est... — Cause pas sans savoir. C'est surtout

chacun pour soi, oui ! Et puis, ces salauds-là nous cassent le boulot. Ils chargent chez nous pour une poignée de clous.

— Dur, très dur, conclut Aline. Le DAF escalada un dernier raidillon et

Tahir apparut à travers le pare-brise. A la hauteur des premières maisons de pierres, une marmaille contrôlait le passage. Nulle ment impressionnés par les monstres de fer- raille, les gosses en haillons prélevaient leur dîme. Tony leur balança quelques paquets de « Parisiennes », le maousse s'en tira avec du chocolat, et Pépé força le péage en brandis- sant un nerf de bœuf de sa fabrication. Pour plus de rigidité : vernir et faire macérer un bon mois dans l'alcool. Des projectiles ne tardèrent pas à ricocher sur la tôle.

Curieux pays où les vœux des enfants se réalisent lorsque le caillou atteint son but.

L'arrivée d'autres camions fit diversion, et le convoi Pascali sortit sans casse de ce patelin moyenâgeux.

Plus loin, un mioche au crâne tondu menait un troupeau de chèvres faméliques.

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— Il a l'air pourtant mignon, celui-là, dit Aline.

Elle adressa un signe de la main au berger qui lui répondit aussitôt par un geste obscène. Le lignard s'amusa du désappointement de sa passagère.

— Je peux te garantir que c'est pas du belge, fit-il.

Le compteur enregistra encore une paire de kilomètres avant qu'un coup de pompe n'ex- pédie Aline à sa couchette. Elle avait les reins en marmelade. Allongée, les vibrations, les chocs incessants devenaient presque agréa- bles. Aline ferma les yeux, pensa qu'elle était dans un hôtel chic, sur un lit équipé d'un vibromasseur, et s'endormit.

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v

Ce fut en rétrogradant pour attaquer une montée que Tony repéra, dans son rétrovi- seur, le Berliet vert qui dévalait la piste à la suite du convoi. « Ça y est, l'animal a fini de ronger son frein » pensa-t-il.

Le Berliet doubla en injection les semi- remorques le séparant du DAF. Les deux bahuts roulaient maintenant de front, en mêlant leurs chevelures de poussière. La voie était à peine plus large qu'une départemen- tale française. Comme un véhicule pouvait survenir à tout moment, Tony préféra lever le pied.

— C'est vraiment un malade, ce gusse, grogna-t-il.

Sans un regard, Pierrot le dépassa. Mais au dernier moment, juste quand l'arrière de sa remorque fut au niveau de la cabine du DAF, il donna un léger coup de volant à droite. Une

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pichenette de mastodonte. Le fracas du rétroviseur qui volait en éclats, réveilla Aline.

— Hein ! Qu'est-ce... Qu'est-ce qu'il y a ? fit-elle.

Tony serrait trop les dents pour répondre. Il appuya à fond sur le champignon. Mobili- sée, toute la cavalerie de son bahut se lança à la poursuite de Pierrot. Complètement ahu- rie, Aline regagna le siège passager. Elle s'interrogeait ferme quant à son réveil. Etait- ce un cauchemar ?

Le Berliet franchit le sommet de la côte le premier. Mais Tony le talonnait. Lorsque, à son tour, il s'engagea sur la descente, la distance entre les deux poids lourds s'était encore réduite. Et l'arrière du Berliet grossis- sait de façon inquiétante. Les yeux de Tony se portèrent sur les stops : ils étaient éteints. Vraisemblablement, Pierrot faisait plus que ralentir ; ses pneus défonçaient le sol tant ils dérapaient.

Tony sauta à pieds joints sur le frein, tout en actionnant ses feux « warning » à l'inten- tion des copains qui suivaient. « Le fumier a débranché ses stops », cette pensée fulgu- rante venait de traverser l'esprit du profes- sionnel qu'il était. Seulement, les tonnes poussaient inexorablement la fragile cabine sur le Berliet. Aline se recroquevilla sur son siège.

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— ... de Dieu, on va s'la manger! hurla Tony en braquant son volant à fond vers la gauche.

Le DAF déboîta. Les deux remorques s'accrochèrent durement, comme des râpes à fromage. Des copeaux de métal restèrent sur le terrain, mais le DAF passa. Bouche grande ouverte, yeux exorbités, le lignard n'était plus que réflexes. Mais le sang-froid et la techni- que ne suffisaient plus. En face, remplissant le pare-brise panoramique, un vieux car Ford doublait un camion de l'armée. Tony n'avait plus le choix. Il lança son bahut à l'opposé du ravin. Sa remorque se mit en travers, et heurta le car de plein fouet. Le car était plein à craquer. Il craqua.

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VI

C'était dans ces moments-là qu'il appré- ciait le plus ce grand écran couleur trônant près de la fausse cheminée du séjour. Le bruit, la vaine agitation d'un western ou d'un match, le berçaient bien mieux qu'une quel- conque musiquette. La décompression après une semaine de boulot. En plus, entre deux roupillons, il imaginait tout son petit monde, Françoise, les chauffeurs, le secrétariat, réglant des comptes à coups de Colt 45. Si ce n'était livré aux lions d'une arène romaine. Un feuilleton arrosé de ketchup, avec ses vedettes préférées.

Ce week-end n'avait donc rien à envier aux autres. Après le déjeuner, Marc Pascali s'était avachi sur le divan et maintenant, il s'évadait à sa façon. De temps en temps, les gueulantes du public parvenaient à son cer- veau engourdi. Il ouvrait un œil pour vérifier qui, du fauve ou de bobonne, dévorait l'au-

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tre. Déception, ce n'étaient que des rugby- men en plein effort.

Mais qu'avait donc ce satané arbitre à siffler comme s'il avait avalé son outil ? Et la Françoise qui s'en mêlait en criant, il ne savait trop quoi, depuis la cuisine. D'un lent mouve- ment de bras, il provoqua une avalanche de coussins. Comme ça, la tête ensevelie, il retrouvait un peu de calme.

— Si tu n'es même plus bon à répondre au téléphone ! s'écria sa femme en donnant un coup de pied à ce cher divan.

Pascali ne bougea pas d'un pouce. Il venait seulement de réaliser que les sifflements de l'arbitre n'étaient autres que la sonnerie du téléphone. Le casse-pieds lui sembla d'autant plus redoutable qu'il insistait.

— Laisse tomber, Françoise, fit-il d'une voix éteinte.

Mais Françoise n'avait cure de ses conseils, et elle décrocha.

— Qu'est-ce que c'est ? lança-t-elle rageuse dans l'appareil. Comment ?... Répé- tez s'il vous plaît, ajouta-t-elle à l'intention de son correspondant. Je vous entends très mal... Mais qui êtes-vous?... Pépé... Oui, bonjour... D'où?... De Turquie... Un acci- dent !... Qui ça?

Elle poussa alors un véritable hurlement.

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Un objet lourd, heureusement amorti par les coussins, tomba sur Pascali. De l'eau coula sur son visage. Il se redressa vivement, cher- chant à comprendre ce qu'il lui arrivait. Le vase en cristal, que lui avait jeté sa femme, explosa sur le parquet. Fleuri et trempé, il reprit enfin ses esprits.

— Non, mais t'es pas un peu cinglée, non ! gronda-t-il à retardement.

— Prends le téléphone ! dit Françoise. Vite, vite, le gosse a des ennuis ! Il se...

Pascali ne lui laissa pas le temps d'achever sa phrase. D'un bond, qu'il ne se soupçonnait plus capable de faire, il fut près d'elle. Il arracha à ses mains blanches de farine le combiné, comme le bâton d'une course de relais.

— Pascali, j'écoute... La communication avec l'Orient n'était pas

très fameuse, et il fit répéter plusieurs fois les mots à son employé. Lorsqu'il eut bien sou- pesé la tuile qui venait de lui dégringoler sur le crâne, il se laissa choir sur une chaise. Françoise le regardait, angoissée.

— C'est si grave que ça ? demanda-t-elle. — Ne quitte pas, vieux, fit Pascali avant

d'éloigner le combiné de sa bouche. Bien pire, Tony est au trou, Robert à l'hosto et le DAF, n'en parlons pas.

— Je le savais bien que ça arriverait ! Je

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l'avais dit ! Pourquoi as-tu accepté qu'il aille dans ces pays de sauvages !

Et blablabla reblablabla. Pendant que sa moitié se lamentait, Pascali donna ses consi- gnes à Pépé. Peu après, il appela Air-France pour connaître les horaires des vols à destina- tion d'Istanbul. S'il voulait être avant 19 h 30 à l'aéroport, il allait falloir qu'il se remue.

Ponctuel, Pascali fit enregistrer son unique valise à Orly-Sud, puis consacra le temps qui lui restait à la corvée des adieux. Il eut droit aux larmes, comme lorsque jeune marié il prenait le « bout de bois » entre Paris et Marseille.

— Marco, je ne t'ai mis que trois chemises et trois slips, dit Françoise en reniflant. Je pense que ça suffira.

— Sûrement, puisque je ne fais que l'aller et retour.

— J'ai mis aussi un sédatif dans ta trousse de toilette. Là-bas, la cuisine doit être terri- blement épicée, méfie-toi.

La fille de l'enregistrement pouffait sans retenue en entendant la bonne dame rabâcher ses recommandations ; car il était tordant ce mouflet de cinquante ans.

Le sang lui grimpa à la tête. Sans un mot,

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Pascali empoigna Françoise par un bras et l'entraîna vers le contrôle de police. Il mar- chait à grands pas, mais elle régla son débit de paroles à l'allure, lui farcissant l'esprit de mille broutilles.

— Surtout téléphone-moi dès que tu as vu le gosse.

— Oui. — Ha, j'oubliais, tu n'as plus de lames de

rasoir. Il faudra que... — Ouais. Seul le haut-parleur, annonçant l'embar-

quement immédiat de son vol, réussit à l'arra- cher à ce supplice. Il l'embrassa sur les joues comme une cousine et tourna les talons.

Le regard de Françoise lui brûla la nuque. Il l'imagina, très pâle, tirée à quatre épingles dans son petit tailleur gris, guettant le moin- dre de ses gestes. Vachard, Pascali ne se retourna pas.

Le Boeing décolla et Pascali recouvra son calme. Il desserra sa cravate, déboutonna son col de chemise et inclina le siège dans une position plus relaxe. Ses yeux se fermèrent. Grisé par le parfum de sa voisine, sans l'accident du fiston, il se serait cru en vacan- ces.

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BALAFRE POUR HOMMES.

Harry n'était pas un type à se laisser mener en bateau. Pourtant, ca tanguait dans la cabine. Ce qui lui donnait le mal de mer, c'était l'odeur de cramé, le bruit du feu qui ronflait bruyamment, et cette sensation d'impuissance, due au soin que Rotten Sadie avait apporté à serrer ses liens.

Sa main rencontra la bouteille de Balafre. Sans hésiter il la brisa. En un instant, les liens étaient coupés, le hublot ouvert et Harry nageait vers la côte. Il avait sacrifié une bouteille de Balafre. Il en était malade. - Balafre. Eau de toilette, after shave. LANCÔME.

Ce ne sont pas des pilotes de Jets. Ce ne sont pas des conducteurs de formule I. Ce sont des types pas très bien payés qui traînent des remorques éléphantesques, dans les glaces de l'hiver et le feu de l'été, sur les routes insensées de Turquie et d'Iran. Et — croyez-en l'auteur, car il est allé y voir en personne — il leur arrive des trucs et des machins parfois drôles, parfois tragiques, mais jamais ordinaires.

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Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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