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BIBLIOTHÈQUE HISPANO-AMÉRICAINE

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LA HAVANE ANNÉE ZÉRO

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DU MÊME AUTEURCHEZ LE MÊME ÉDITEUR

Tropique des silences, 2002La Voyageuse, 2005

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Karla SUÁREZ

LA HAVANE ANNÉE ZÉRO

Traduit de l’espagnol (Cuba)par François Gaudry

Ce livre a été écrit avec le concoursdu Centre National du Livre

Éditions Métailié20, rue des Grands Augustins, 75006 Paris

www.editions-metailie.com2012

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Titre original : Ellos mienten© Karla SuárezTraduction française © Éditions Métailié, Paris, 2012ISBN : 978-2-86424-861-3ISSN : 0291-0154

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Un orateur ne sera pas cru s’il ne donne pas lapreuve mathématique de ce qu’il dit.

Aristote

Ce n’est pas toi,c’est le hasard quotidien dévissé,la porte du délire, la réalité fangeuse,les narcos, l’inflation, la solution impaire,les dieux éteints, la fantaisie incapable,Berlin, Fidel, le pape, Gorbatchev et Allah.Ce n’est pas toi, mon amour… c’est les autres.

Santiago Feliú

Margarita, je vais te raconter une histoire.

Rubén Dario

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C’était en 1993, année zéro à Cuba. L’année des coupuresd’électricité interminables, quand la Havane s’est rempliede vélos et que les garde-mangers étaient vides. Il n’y avaitplus rien. Pas de transport. Pas de viande. Pas d’espoir.J’avais trente ans et des problèmes à la pelle, c’est pour çaque je me suis laissé embringuer dans cette histoire, mêmesi au début je ne me doutais pas que, pour les autres, leschoses avaient commencé bien avant, en avril 1989, quandle journal Granma a publié un article intitulé “Le téléphonea été inventé à Cuba” où il était question de l’ItalienAntonio Meucci. La plupart des gens ont dû oublierl’histoire, mais pas eux, ils avaient découpé et gardé l’article.Ne l’ayant pas lu, en 1993 je ne savais encore rien del’affaire, jusqu’à ce que j’en devienne insensiblement partieprenante. C’était inévitable. Diplômée en mathématiques,je dois à ma formation méthode et raisonnement logique.Je sais qu’il y a des phénomènes qui ne peuvent se produireque lorsque certains facteurs sont réunis et, cette année-là,nous étions tellement dans la mouise que nous avonsconvergé vers un point unique. Nous étions les variablesd’une même équation. Une équation qui ne serait résolueque des années plus tard, et sans nous, bien sûr.

Pour moi, tout a commencé chez un ami que j’appel-lerai, disons… Euclides. Voilà. Je préfère cacher les véri-tables noms des personnes impliquées pour ne pas heurterles sensibilités. C’est d’accord ? Euclides est donc lapremière variable de cette maudite équation.

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Ce soir-là, nous sommes allés chez lui et sa mère nous aaccueillis en annonçant que la pompe était de nouveau enpanne et qu’il fallait se servir de seaux pour remplir lesréservoirs. Mon ami a fait la grimace et j’ai proposé monaide. Nous en étions là lorsque m’est revenue en mémoire laconversation à laquelle j’avais assisté pendant un repasquelques jours avant et je lui ai demandé s’il avait entenduparler d’un certain Meucci. Euclides a posé son seau parterre et m’a regardée en me demandant : Antonio Meucci ?Oui, bien sûr, il avait déjà entendu ce nom. Il a pris monseau, versé l’eau dans le réservoir et prévenu sa mère qu’ilcontinuerait plus tard parce qu’il était fatigué. La vieille arouspété, mais Euclides a fait la sourde oreille. Il m’a prisepar le bras pour me conduire dans sa chambre où – commechaque fois qu’il ne voulait pas être entendu – il a branchéla radio sur CMBF, la station de musique classique. Alors, ilm’a demandé de lui raconter. Je lui ai dit le peu que je savaiset j’ai ajouté que l’écrivain était en train d’écrire un livre surMeucci. L’écrivain ? Quel écrivain ? il a fait, l’air renfrogné,ce qui m’a agacée : pourquoi toutes ces questions ? Euclidess’est levé pour aller chercher quelque chose dans l’armoire.Il y a pris un dossier et s’est assis sur le lit près de moi endisant : il y a des années que je m’intéresse à cette histoire.

Alors, il m’a expliqué. J’ai donc appris qu’AntonioMeucci était un Italien du XIXe siècle, originaire deFlorence, et qu’il était venu à La Havane en 1835 pourtravailler comme responsable technique du théâtre Tacón,le plus grand et plus beau théâtre d’Amérique de l’époque.Meucci était un scientifique, un inventeur passionné et,entre autres choses, il s’était consacré au début de sa carrièreà l’étude des phénomènes électriques, ou du galvanismecomme on disait alors, et à leurs applications dans diffé-rents champs, surtout celui de la médecine. Il avait pourcela mis au point quelques inventions et c’est au cours

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d’une expérience d’électrothérapie qu’il a réussi, a-t-ilaffirmé, à entendre la voix d’une autre personne provenantde l’appareil qu’il avait créé. C’est ça, le téléphone, non ?Transmettre la voix par conduction électrique. Avec soninvention, baptisée “télégraphe parlant”, il est parti à NewYork où il a continué à perfectionner son appareil. Quelquetemps après, il a réussi à déposer une sorte de brevetd’invention provisoire qui devait être renouvelé tous lesans. Mais Meucci n’avait pas d’argent, il était fauché, lesannées ont passé et, un beau jour de 1876, Graham Bell adéposé son brevet de téléphone. Et lui avait de l’argent. Bella fini par passer dans les livres d’histoire pour le grandinventeur et Meucci est mort pauvre et oublié, sauf dansson pays natal où il a toujours été reconnu.

Mais ils mentent, les livres d’histoire mentent, a ditEuclides en ouvrant son dossier. Il y avait la photocopied’un article publié en 1941 par l’anthropologue cubainFernando Ortiz, dans lequel il parlait de Meucci et de lapossibilité que le téléphone eût été inventé à La Havane.Puis, plusieurs pages de notes, de vieux articles de Bohemiaet de Juventud Rebelde, et plus récent, un exemplaire dujournal Granma de 1989, où figurait un article intitulé : “Letéléphone a été inventé à Cuba.”

Je n’en revenais pas. Malgré tout ce temps écoulé depuisla publication des articles, je ne pouvais toujours pasprofiter chez moi des avantages du téléphone, mais je mesentais fière de savoir qu’existait la lointaine possibilitéqu’une telle invention ait vu le jour dans mon pays.Incroyable, non ? Le téléphone aurait été inventé dans cetteville où il ne fonctionnait presque jamais ! C’est comme sion avait inventé ici la lumière électrique, l’antenne parabo-lique ou Internet. Ironie de la science et des circonstances !Une mauvaise blague. Comme pour Meucci, qui plus d’unsiècle après sa mort était encore oublié, car personne n’avait

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réussi à démontrer l’antériorité de son invention parrapport à celle de Bell.

Terrible injustice historique ! je me suis exclaméelorsque Euclides a terminé ses explications. J’ai alors apprisla suite. Euclides s’est levé, a fait quelques pas et m’aregardée : une injustice, oui, mais réparable. Je n’ai pascompris sa réponse, alors il s’est rassis, a pris mes mainsdans les siennes et, baissant le ton de sa voix, il a dit : ce quine peut être démontré n’existe pas, mon amie, mais lapreuve de l’antériorité de l’invention de Meucci existe, et jele sais parce que je l’ai vue. J’ai dû faire une drôle de tête,mais je suis restée silencieuse. Il m’a lâché les mains sans mequitter des yeux. Je pense qu’il s’attendait à une autre réac-tion, un sursaut, un cri, je ne sais pas, mais moi j’étais justecurieuse, alors j’ai dit : la preuve ?

Mon ami Euclides a soupiré, il s’est levé et s’est mis àmarcher de long en large. Il y a quelque temps, a-t-ilexpliqué, il avait fait la connaissance d’une femme merveil-leuse dont la famille avait été autrefois prospère, raisonpour laquelle elle conservait des objets que les ignorantsauraient pu considérer comme des vieilleries, mais que lesesprits intelligents savaient apprécier pour leur valeur artis-tique et historique. Outre ces objets, dont beaucoup étaientde véritables reliques, cette femme possédait de vieuxpapiers, d’anciens certificats de naissance et des titres depropriété qui auraient pu faire saliver n’importe quel histo-rien ou collectionneur, et parmi cette liasse d’archives,Euclides avait découvert un jour un document originalécrit de la propre main d’Antonio Meucci.

J’ai pensé que c’était une blague, mais vous auriez dû voirla tête d’Euclides : il était euphorique. Un ancêtre de lafamille de cette femme avait rencontré Meucci, ici à LaHavane, et elle avait conservé un document avec desschémas qui témoignaient de l’expérience de l’Italien. Tout

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cela me semblait un peu bizarre, surtout toutes ces coïnci-dences, mais Euclides a juré qu’il avait tenu le documententre ses mains et qu’il était sûr de son authenticité. Tuimagines ? Un document scientifique original ! il s’estexclamé en écarquillant les yeux. J’ai essayé de mel’imaginer. Pour un scientifique, dévoiler un documentpareil doit sans doute conférer un certain prestige. Et biensûr, il avait fait tout son possible pour que la femme le luicède, mais elle n’avait pas accepté. Elle affirmait que cen’était pas le contenu du document qui l’intéressait, mais savaleur sentimentale.

Ça, a priori, Euclides pouvait très bien le comprendre :cette femme voulait conserver des objets et des papiers quiavaient été touchés par sa famille et qui, d’une certainefaçon, conservaient ses traces. Au point qu’elle avait méti-culeusement collé sur papier blanc quelques documents, ycompris celui de Meucci, pour qu’ils ne se froissent pas, nese déchirent pas, ne s’écornent pas ni ne tombent en pous-sière sous l’effet du temps. Ce qui a commencé à tour-menter Euclides était que, si attachée qu’elle fût à cesobjets, cette femme avait été obligée de se défaire decertains – une ménagère en argent, un crucifix en or,d’autres encore de ce genre – à l’époque où le gouverne-ment s’était lancé dans la récupération de métaux précieuxque les gens échangeaient contre le droit d’acheter un télé-viseur couleur ou des vêtements de marque dans lesdénommées “Maisons de l’or et de l’argent”. Euclidescomprenait la souffrance de cette femme qui n’avait d’autresolution que de se servir de l’héritage familial pour survivre.En revanche, il ne comprenait pas qu’elle accepted’échanger un cendrier en argent de son grand-père contreun lecteur stéréo de cassettes, mais ne conçoive pas que ledocument de Meucci appartenait à la science mondiale. Endésespoir de cause il lui a proposé d’acheter le document.

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Mais elle est restée ferme, peu importait que le cendrier dugrand-père aille au diable, mais le document de Meucci, pasquestion. Ce qui avait achevé Euclides fut qu’après avoirtant insisté, elle avait décidé de le donner à une autrepersonne. Mais il ne s’est pas avoué vaincu et, même sil’histoire était déjà ancienne, il suivait la trace du docu-ment. Lorsqu’en 1989, il a lu l’article dans Granma surl’invention du téléphone à Cuba, il a commencé às’inquiéter, ça allait faire des vagues, ou déclencher unsignal d’alarme. Et maintenant que moi je lui avais dit qued’autres gens commençaient à parler de Meucci, il sentaitque le signal d’alarme devenait de plus en plus strident. Si lepropriétaire du document se rendait compte de son impor-tance, Euclides aurait le plus grand mal à le récupérer. Maisle plus gros problème, c’était qu’il ne savait pas encore quic’était.

Pendant que je l’observais faire les cent pas dans lachambre, je me suis laissé emporter par son excitation, etj’ai pensé qu’il fallait faire quelque chose. Il le fallait. Lemoment était venu de recommencer à travailler ensemble etde nous faire valoir, ce qui nous manquait beaucoup tousles deux.

Euclides était comme moi diplômé en mathématiques.Notre amitié reposait sur la passion pour les sciences et unegrande affection qui croît lorsqu’on partage beaucoup dechoses au long des années. Nous nous étions connus dansles années 80 quand j’étais à l’université. Il avait d’abord étémon professeur, puis mon directeur de thèse. À cetteépoque, il fascinait les étudiantes parce qu’il parlait lente-ment, sans élever la voix et avec une telle douceur qu’ilprovoquait une attirance irrésistible. Je ne pouvais pas yéchapper. C’était inévitable, j’adore les hommes plus âgésque moi. Notre liaison a commencé dans la salle de coursun jour où il pleuvait beaucoup. Nous étions seuls. Il était

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tard. Ma thèse était ardue et dehors il tombait des cordes.Nous avons trouvé une solution à ce problème sur unetable. Notre liaison a duré le reste de l’année. Il était mariéet père de trois enfants, mais nous n’en parlions pas. Pour-quoi ? Nous étions amants et ma thèse avançait. Les chosesont bien marché jusqu’à ce que, comme le veut la théoriedes erreurs, il commette ce qu’on pourrait appeler une“erreur accidentelle”. Un après-midi, il a annoncé quec’était son cinquantième anniversaire et qu’il voulait le fêteravec moi à Las Canitas, le bar de l’hôtel Habana Libre.Divine surprise. Émue, j’ai accepté et la soirée a été merveil-leuse. Le problème est venu après. Je n’ai pas pu voirEuclides les semaines suivantes et lorsque enfin je l’airetrouvé, il était en pleine crise familiale. Quelqu’un nousavait vus et avait tout raconté à sa femme. Une catastrophe.Nous avons alors décidé de limiter nos rencontres à desrendez-vous strictement professionnels. J’ai soutenu mathèse en juillet et je n’ai eu aucune nouvelle de lui jusqu’àmon retour à l’université en septembre. Notre relations’était déjà refroidie, mais j’avais un poste au département.Nous sommes devenus des collègues et bientôt des amis.

Travailler avec Euclides fut une grande chance. Il était ausommet de sa carrière, tout en lui était science, passion,méthode. Moi, j’étais l’apprentie. Je me rappelle cettepériode comme la plus passionnante de ma vie profession-nelle. Elle n’a duré, hélas, que deux ans. Par la suite, nousavons pris nos distances.

J’ai commencé à travailler à l’Institut supérieur poly-technique, mais j’ai pris l’habitude de rendre visite à monami à l’université. Un jour je l’ai trouvé très bizarre. Il a ditqu’il avait besoin de prendre l’air. Nous sommes allés auMalecón et, assis sur le mur, il m’a expliqué que sa femmevoulait divorcer, il ne savait pas quoi faire, se sentait vieux,craignait la réaction de ses enfants, il était désespéré.

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Le mois suivant, il n’a pas eu d’autre solution qued’accepter la séparation et d’aller vivre chez sa mère.Qu’allait-il faire ? Ici, à Cuba, il y a toujours eu desproblèmes de logement, on ne peut pas changer de maisoncomme ça, du jour au lendemain. Euclides n’avait pas lechoix. Des motifs du divorce, il ne parlait guère et jepréférais ne pas poser de questions. Je craignais que, d’unemanière ou d’une autre, cette crise provoquée par notreancienne liaison ait pesé sur la décision de sa femme, etlorsque les motifs sont confus, il vaut mieux ne pas cher-cher trop loin. À mon avis. Quant aux enfants, les aînéss’étaient alliés à la mère contre lui. Selon Euclides, c’étaitune réaction spontanée que le temps se chargeraitd’émousser, mais passé quelques mois, seul le benjamin sesouciait de son sort, les autres ne l’appelaient même pas.

Ensuite arrive l’année 1989. Granma publie l’article surMeucci. Je ne l’ai pas lu et Euclides n’y a pas fait allusion.À vrai dire nous avions des problèmes beaucoup plusconcrets à affronter que celui de l’invention du téléphone.Vous vous rappelez le jour où le Mur de Berlin est tombé ?Eh bien, la poussière est arrivée jusqu’ici et on a été nousaussi réduits en poussière. À partir de là, l’économie natio-nale qui se maintenait grâce à l’aide du bloc socialiste achuté à pic, en rasant tout. Ce qui manquait encore àEuclides, à sa crise intérieure, c’était une bonne crise exté-rieure et, celle-là, le pays la lui garantissait. Nous avonspassé un temps sans nous voir et lorsque je suis revenue audépartement de mathématiques, mon ami n’était plus quel’ombre de lui-même, il était très maigre. Comme les trans-ports étaient devenus très problématiques, il n’avait pasd’autre solution que de faire le trajet à pied entre l’univer-sité et le domicile de sa mère, près du tunnel du Malecón.Ce jour-là, j’ai décidé de l’accompagner. Au bout dequelques pas, il m’a prise dans ses bras et s’est mis à pleurer.

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Comme ça, en pleine rue. Je ne savais pas quoi faire, j’ai finipar lui prendre la main et nous sommes allés dans un parcoù il m’a raconté que, presque quatre mois plus tôt, ses plusgrands enfants avaient quitté le pays. Ce n’était pas à causede lui, bien sûr, mais du pays qui commençait à s’effon-drer, de la profonde crise économique qui s’annonçait et del’absence totale d’espoir. Même si le benjamin était resté àCuba, le départ des autres avait été comme une bombe,qu’Euclides se refusait à accepter. L’effet a été si dévasta-teur que lorsqu’il a terminé son cours, il a dû demander unemise en disponibilité de l’université pour dépression. Il apris longtemps toutes sortes de traitements et decomprimés. Et c’est ainsi que mon maître a décliné.

Quand il m’a parlé de Meucci en 1993, sa profondedépression était passée, mais je vous jure qu’il y avait uneéternité que je n’avais pas vu une telle lueur dans ses yeux.C’est peut-être aussi pour ça que je me suis laissé entraînerpar son enthousiasme.

Quant à moi, je ne vous dirai pas non plus mon véritablenom, alors disons que je m’appelle Julia, comme le mathé-maticien français Gaston Julia. Ma chute a été plus simple.Dès les premières semaines de travail à l’Institut polytech-nique, j’ai commencé à sentir que quelque chose ne tour-nait pas rond. J’étais mal à l’aise. Mon rêve de toujours étaitde me consacrer à la recherche. Me voir changée en profes-seur a été difficile à accepter, je détestais enseigner. Vouscomprenez ? J’aurais voulu être une grande scientifique,publier mes découvertes dans de prestigieuses revues, êtreinvitée à des congrès internationaux, mais tout ce que j’aipu faire c’est rabâcher, rabâcher les mêmes formules jusqu’àla lassitude. Je sais qu’au début, toute mon énergie visait àfaire quelque chose de grand, mais cette énergie s’est peu àpeu muée en un malaise que je me refusais à définir. C’est

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Euclides qui a trouvé les mots justes. Ce qu’il y a, me dit-ilun jour, c’est que tu te sens frustrée. Il avait raison.

Vous ne pouvez pas savoir combien de fois j’ai penséquitter cet institut. J’en avais assez des étudiants, dumanque de nourriture, des mauvaises conditions de travail,du trajet – si on traverse la ville en ligne droite, Alamar,mon quartier, est à une extrémité et l’institut à l’autre.Peut-être qu’ailleurs dans le monde c’est simplement unlong trajet, mais dans la Havane de l’époque c’était presqueune expédition.

Je me suis décidée un matin de 1991. À la fin d’un cours,j’étais allée aux toilettes, mais avant d’ouvrir la porte poursortir, j’ai entendu les voix de deux étudiantes qui entraienten prononçant mon nom. Je ne bronchais pas pour mieuxécouter. Elles ne pouvaient pas savoir que j’étais là. L’une aaffirmé que c’était vrai, j’avais mauvais caractère, et j’ai faillien tomber à la renverse quand l’autre a répliqué que j’étaissûrement une mal-baisée. Autrement dit, selon mes plai-santins d’étudiants, non seulement j’avais mauvais carac-tère, mais en plus j’étais en manque de sexe. J’étais alors lamaîtresse d’un professeur de physique que je voyais nutous les soirs, et pourtant j’étais la risée de mes stupidesétudiants. Vous penserez peut-être que ce n’était pas lapeine d’en faire un fromage, mais je n’en pouvais plus, la vietout entière se moquait de moi. C’était la goutte d’eau quifait déborder le vase. Ça suffisait. Ces gens ne méritaientpas mes efforts. Ce jour-là, j’ai pris la décision de quitterl’institut, et à la fin de l’année scolaire, je suis partie. Maisoù trouver un travail par les temps qui courent ? Dites-moiun peu à quoi sert une mathématicienne dans un pays encrise ? À rien. Elle est foutue. Je n’ai pas eu d’autre solutionque d’opter pour la facilité, n’importe quoi pourvu que letrajet entre mon domicile et mon travail soit plus court.Grâce à un collègue, j’ai trouvé un poste dans un lycée

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technologique du Vedado, en plein centre. Après avoir étéuniversitaire, passer à l’enseignement secondaire est unepotion très amère mais l’époque n’offrait guère de choix.Considérant qu’il fallait essayer de traverser le mieuxpossible les périodes de crise, j’ai pris mon nouveau postecomme une étape provisoire. La situation finirait bien parchanger et je pourrais alors remonter en grade.

Et la situation a changé, c’est vrai, mais en pire. C’estpour cela qu’en 1993, je travaillais toujours au lycée techno-logique où je m’échinais à expliquer des formules élémen-taires à des jeunes gens qui ne s’intéressaient à rien.

Ce qui explique aussi que lorsque Euclides m’a parlé deMeucci et du document inédit qu’il voulait retrouver, j’aieu soudain l’impression que le monde s’ouvrait. Monancien maître faisait les cent pas dans sa chambre en meracontant l’histoire et moi je l’écoutais fascinée. Un docu-ment scientifique original. C’était un truc auquel s’accro-cher, le levier qui pouvait mouvoir notre petit monde,comme dirait Archimède. Impressionnant. Je ne savais pasquoi dire, alors je me suis levée et j’ai commencé à réfléchirà haute voix. On ne pouvait pas laisser une telle pièce entreles mains de n’importe qui, ce document appartenait aupatrimoine scientifique de l’humanité. Mais tu es sûr deson authenticité, Euclides ? Il a dit que oui, qu’il était signéet que cette femme possédait des preuves qu’un membre desa famille avait rencontré Meucci en personne au théâtreTacón. Authentique, Julia, je te le jure sur la tête de mamère. Je n’avais jamais vu de ma vie un document scienti-fique original et j’avais déjà l’impression de l’avoir sous mesyeux. Julia, tu imagines ce que cela signifie, a dit Euclides,et j’ai commencé à imaginer. Ce document était concret,on pouvait le toucher, c’était un bout de papier qui avaitune signification précise. On pouvait prouver une véritéégarée dans l’histoire, rendre justice à un grand inventeur.

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Remerciements

Je tiens d’abord à remercier tout particulièrement le docteurBasilio Catania. Sa ténacité et ses recherches minutieuses ontpermis, en 2002, qu’Antonio Meucci obtienne la reconnaissancequi lui avait été refusée de son vivant. Grâce à sa gentillesse et àson amabilité, j’ai pu disposer d’une documentation exhaustivesur Meucci pour écrire ce roman. Pour toutes les informationsqu’il m’a fournies, pour ses mails affectueux et pour son livreAntonio Meucci. L’inventore e il sua tempo, merci beaucoup,Basilio.

Je remercie également tous ceux qui d’une façon ou d’uneautre m’ont aidée. Mes parents, ma sœur et ma tante JosefinaSuárez. Armando León Viera. Patricia Pérez (merci, professeur).Leonardo Padura. Le Centre National du Livre de Paris pour sonsoutien et sa confiance. Anne-Marie Métailié. Nicole Witt etl’équipe de l’Agence Ray-Gude Mertin. Lauren Mendinueta,Amir Valle, José Ovejero, Antonio Sarabia, Alfredo Rey, RafaelQuevedo, Pierpaolo Marchetti, Bárbara Bertoni et Juan PedroHerguera. José Manuel Fajardo. Et tous mes amis, toujoursprésents où qu’ils soient.

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Cet ouvrage a été composé parFACOMPO

à Lisieux (Calvados)

Nº d’édition : 16105001 – Nº d’impression :Dépôt légal : avril 2012

Imprimé en France

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