feminismo thevenin

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7/21/2019 Feminismo Thevenin http://slidepdf.com/reader/full/feminismo-thevenin 1/112 Le pouvoir a-t-il un sexe ?  Actes du séminaire organisé par la Fondation Gabriel Péri et le groupe « Femmes et pouvoir » de l’Initiative féministe européenne pour une autre Europe. Merci aux membres du groupe « Femmes et pouvoir » de l’Initiative féministe Européenne pour une autre Europe, qui ont contribué à poser ce questionnement, à préparer ces échanges, en analysant leur propre expérience. Maria José Araujo (Portugal)  Valeria Blanc (France) Solange Cidreira  (France) Sylviane Dahan (Catalogne)  Anira Giuriato (Italie) Monika Karbowska (France, Pologne)  Judith Martin Razi (France)  Jacques Ohlund (Suède) Nicoletta Pirotta  (Italie) Marie-Hélène Tissot  (France)

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  • Le pouvoir a-t-il un sexe ?Actes du sminaire organis par la Fondation Gabriel Priet le groupe Femmes et pouvoir de lInitiative fministe

    europenne pour une autre Europe.

    Merci aux membres du groupe Femmes et pouvoir de lInitiative fministe Europenne pour une autre Europe, qui ont contribu poser ce questionnement, prparer

    ces changes, en analysant leur propre exprience.

    Maria Jos Araujo (Portugal) Valeria Blanc (France)

    Solange Cidreira (France)Sylviane Dahan (Catalogne)

    Anira Giuriato (Italie)Monika Karbowska (France, Pologne)

    Judith Martin Razi (France)Jacques Ohlund (Sude)Nicoletta Pirotta (Italie)

    Marie-Hlne Tissot (France)

  • 4 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    Dessins de Paule Gecils - Tous droits rservs

  • 5Introduction 5

    Michel MASODirecteur de la Fondation Gabriel Pri

    Le pouvoir a-t-il un sexe ? Cest cette interrogation que la fondation Gabriel Pri et un collectif de travail Femmes et pou-voir de lInitiative fministe pour une autre Europe, ont choisi de donner pour thme au sminaire quils ont organis ensemble, et dont on trouvera dans cette uvre lensemble des auditions ralises loccasion des sances de travail qui lont scand, de fvrier 2008 mars 2011.

    Si la place des femmes en politique et particulirement en termes de reprsentation reste trs mdiocre en France, on sait quelle est loin dtre conforme laspiration lgalit des droits dans la quasi-totalit des pays europens, pourtant rputs dve-lopps et dmocratiques. On sait galement quelle est, au fond, le prolongement des ingalits au travail, laccs aux responsabilits dans les entreprises et, plus gnralement, dans la vie quotidienne.

    Certes des progrs, parfois trs apprciables, ont t accomplis ces dernires dcennies. Ils font lobjet dapprciations diverses, tout comme la nature et lampleur des nombreux combats qui restent mener.

    Le sminaire voqu prcdemment avait pour ambition de res-tituer cette diversit dapproche, et non de proposer une manire de manifeste ou de catalogue exhaustif de mesures prendre pour rgler mcaniquement des problmes relevant, en vrit, dune conception de la civilisation et de la vie en socit.

    On ne stonnera pas, par consquent, de trouver ici des propos parfois divergents, voire contradictoires. Il nous semble quen faire lconomie ne serait pas de bonne politique. Et notre conviction, la Fondation Gabriel Pri, est que du constat de la situation lla-boration de propositions nouvelles, il est indispensable de permettre le dbat, la confrontation des ides. Cet ouvrage nest donc quune tape que dautres suivront.

  • Pouvoir et domination de sexe

    6 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

  • 7Pouvoir et domination de sexe

    Nicole-Edith THVENiN(1),Matre de confrences en sciences politiques ; psychanalyste

    Nous avons voulu dans ce cycle de sminaires, un peu dplacer les questions que se pose en gnral le mouvement fministe, en accentuant une autocritique, en essayant de rflchir sur ce qui pou-vait, au sein mme du mouvement fministe, avoir fait que nous en sommes toujours l, ce qui avait pu freiner le mouvement et strili-ser sa lutte. Il me semble quil faut pour cela revenir la question de lidologie, sa forme de reproduction.

    Je voudrais reprendre ce que veut dire avoir le pouvoir de et avoir le pouvoir sur , faire la diffrence entre pouvoir de et pouvoir sur et voir les consquences que cela a dans une concep-tion du pouvoir.

    Le pouvoir de renvoie une capacit du sujet agir selon sa volont et la faire reconnatre. Den avoir aussi les moyens. Le droit dailleurs intgre ce pouvoir de , en parlant de la capacit, par exemple, passer un contrat. Ce pouvoir de qui dfinit le sens du sujet prend racine dans le fait que le sujet se dfinit comme propritaire de lui-mme et donc libre de toute servitude. En tant que propritaire de lui-mme, sa libert est celle de pouvoir disposer de lui-mme, donc dagir en son nom propre. Cest ce quon appelle la forme sujet de droit. Cest elle qui dfinit la base de notre libert et de notre galit dans nos socits dmocratiques qui prennent ra-cines dans lchange marchand et favorisent le processus capitaliste. Ce nouveau sujet est dot du pouvoir de la raison, capacit de penser par soi-mme et de concevoir le but de ses actions. Ce pouvoir est li une morale, cest--dire la question de la responsabilit donc celle de la conscience de. Cest bien dailleurs notre conscience que le capital et ltat font appel pour nous mettre au travail.

    Les femmes ont t longtemps maintenues hors du champ de la dfinition de ce nouveau sujet universel port par la dmocra-tie cest--dire avant tout par lextension du march, cest--dire

    1 Nicole-dith Thvenin est lauteure du Prince et lHypocrite (Syllepse, 2008).

  • 8 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    de la proprit qui lui sert de soubassement. Les femmes ntant pas propritaires delles-mmes ntaient pas censes pouvoir dci-der librement, de manire rationnelle, elles ne pouvaient donc pas passer contrat et aller vendre leur force de travail, alors mme que les hommes de la classe ouvrire reconnus comme sujets de droit, possdaient ce pouvoir (avec des restrictions draconiennes quant leur droit de se syndiquer cest--dire de se poser comme force autonome).

    Donc il y a un pouvoir de soi qui est le pouvoir de la libert daller vendre sa force de travail, libert de circuler qui va avec cette ncessit qui est aussi reconnaissance de lautonomie du sujet. Mais ce pouvoir engage en mme temps un non-pouvoir puisquen allant vendre sa force de travail, le travailleur rentre dans un processus de production o il sera domin, exploit. Voil donc la premire dfinition du pouvoir de du sujet moderne qui nous dfinit tous. Une libert qui conditionne le processus du capital o nous faisons lexprience de notre impuissance. Donc libert contradictoire, an-tagonique avec les formes de la domination et qui engendre la schize du sujet, les conflits internes qui le structurent.

    Le pouvoir politique, cest celui du souverain qui dispose de la puissance de diriger et dordonner cest--dire de dcider. La puissance est associe une force matrielle larme, la police par exemple et un ensemble structurel, le gouvernement et ses appareils et institutions qui permettent dimposer ses dcisions. La notion de souverain ou de souverainet dit bien encore l le renvoi une conception idologique dun sujet tatique, roi ou peuple, conu comme unit. La nation une et indivisible, se fait reprsenter par le suffrage universel. La nation exclut ainsi lide dune lutte des classes et dune lutte des sexes.

    Les femmes pendant longtemps, l encore dans la majorit des cas dans le monde, ne participent pas au pouvoir de gouverner. Le pouvoir est rduit dans nos dmocraties, une reprsentation lgale mobilisant le sujet de la volont qui peut choisir. En dmocratie, le pouvoir de dcider est pris dans un cadre lgal . Qui dit lgalit dit en mme temps idologie dominante, cest--dire idologie juri-dique dominante, idologie dune rgulation selon les ncessits de la reproduction tatique et conomique. Ainsi pouvoir de dcider,

  • 9Pouvoir et domination de sexe

    pouvoir de choisir, pouvoir de raisonner est-il li lessence du sujet de droit, du sujet universel identifi lhomme occidental o le choix et la dcision sont prdtermins par la structure. Cette liber-t de choisir se fonde sur une exclusion dans la pratique : exclusion de groupes, de classes Car la dmocratie sest toujours tablie sur une division en classes sociales et sur la lutte des classes.

    Pourtant, ce sujet de droit bien que restreignant, ouvrait de nou-velles possibilits aux femmes. Revendiquer dtre aussi des sujets de droit cest revendiquer de pouvoir dire je . Cette revendication, est en mme temps la revendication dintgrer ce sujet universel de lautonomie.

    Donc on peut dire que le sujet de droit est une tape conqurir comme processus dintgration aux nouvelles formes dmocratiques du pouvoir. Pouvoir de dcider et de choisir. Pourtant, les bases objectives de lexploitation et de la domination des femmes par les hommes, poussent les femmes aller plus loin que le sujet de droit. Et dfinir aux cts des exploits une autre forme de pouvoir de . On reviendra sur cette nouvelle forme de pouvoir de que les femmes, que le fminisme a avance, qui sarticule la question de la lutte des classes.

    Quest-ce que cest que le pouvoir sur ? Le pouvoir sur renvoie lide que ce pouvoir de est dvi et quil sexerce lencontre dune personne, dun peuple ou dune classe. Cest--dire quil met en place une structure de dissymtrie et de rapport de force, de domination entre celui ou celle qui exerce le pouvoir et celui ou celle qui ds lors le subit, tout en sy opposant. Car l aussi, rfrons-nous Michel FOUCAULT, tout pouvoir de domina-tion est li en mme temps un pouvoir de contester cette domina-tion . Il ny a pas de domination qui ne sexerce sur un sujet libre. Il ny aurait dailleurs pas besoin de domination sil ny avait pas de libert. La domination se passe toujours dans la contradiction cest--dire oppose quelquun qui veut dominer et quelquun qui veut se librer ou serait susceptible de se soulever. Cest en quoi le pouvoir politique en ce quil sexerce en excluant et en soumet-tant, articule un pouvoir de avec un pouvoir sur . Le pouvoir de gouverner et donc en mme temps un pouvoir de reproduire un systme de domination et dexploitation.

  • 10 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    Ainsi le pouvoir dtat nest-il pas au-dessus des luttes, mais par-ticipe la lutte des classes (puisque lui-mme est structur selon la lutte des classes) en reproduisant un rapport de force au profit dune classe. De mme, ce pouvoir dtat intgre la structure patriarcale quil trouve toujours-dj-l, pour intgrer la division sexuelle la lutte des classes, faisant ainsi des hommes les relais naturels dune domination sur les femmes qui vient renforcer la domination de classes.

    Quapportent les fministes ? On peut dire que les fministes apportent une autre dimension de la politique parce que la domi-nation des hommes sur les femmes sexerce dabord dans le priv, dans lemprise sexuelle et lappropriation de leur temps de travail dans la famille.

    Elles interrogent la pense mme de la politique. La question politique ds lors intgre la dimension patriarcale des luttes, elle ar-ticule structure patriarcale et structure de classe, lutte pour lman-cipation des liens de domination prive et publique, lutte pour la conqute de la libert et de lgalit pour toutes les classes exploites.

    La lutte politique ne se dfinit pas comme pouvoir de faire , selon une volont. La politique comme pouvoir de faire concerne les institutions et ltat, la souverainet . Elle est pouvoir dap-pliquer des dcisions selon un cadre dfini. Mais la lutte politique dborde les institutions, elle se dfinit comme puissance de faire valoir son existence mme, cest--dire pouvoir de se soulever. Elle concerne donc la puissance dagir selon la ncessit et non selon la volont (de la majorit ou du sujet). Elle renvoie non pas la considration dun sujet (sujet individuel ou sujet-peuple), mais la prise en considration dun rel qui simpose et impose le fait de lutter et de sopposer partir dune commune appartenance. Alors la libert et lgalit se font valoir en tant que telles, je dirais pour reprendre Heidegger, comme pression du Daisen, cest--dire pres-sion de ltant, un tant non pas ontologique mais vital. Ce que je voudrais que nous saisissions ensemble, cest le saut qualitatif quil y a entre la volont de choisir et dappliquer selon les normes et la loi et la ncessit de lutter.

    Le pouvoir de la puissance, cest autre chose que le pouvoir de faire. Elle concerne la question de lexistant, en tant que, dirait

  • 11Pouvoir et domination de sexe

    Spinoza, le dsir est dsir de persister dans son tre et persister dans son tre lorsque tout sy oppose, nous adosse la question de la vie et de la mort puisquil sagit de se librer dune structure dexploi-tation et de domination. Et dailleurs tout choix authentique nest pas choix entre plusieurs choses, mais choix destinal pour chacun dentre nous, qui nous confronte toujours la question de la vie et de la mort. Cest un choix qui engage ltre.

    La puissance concerne donc la subversion et les moyens strat-giques que lon se donne pour dfinir son espace propre, je dirais occuper le terrain. Alors que le choix du sujet (du sujet idolo-gique), ce nest pas tant doccuper le terrain que de vouloir une place. Occuper un terrain renvoie ce que je disais tout lheure, il sagit de mobiliser une communaut dappartenance (non pas un territoire, une famille, un clan etc.) mais une universalit de libration qui concerne en mme temps chaque individu. Elle nest plus simplement libert du sujet de la marchandise et de la dmo-cratie bourgeoise qui fait valoir sa capacit et sa conscience dans la ngociation de ses avoirs et de ses droits. Donc qui reste toujours dans un utilitarisme de la demande.

    La puissance pose une force qui, imposant son mouvement, coupe dans lhabituel du faire, ouvre une nouvelle ligne de fuite , des territoires nouveaux et ouvrant des territoires nouveaux dsa-grge les structures existantes. Cest pourquoi Hanna Arendt dclare que tout acte authentique relve du miracle . Car il est imprvu. Kant, surpris par la rvolution franaise quil dsapprouve en tant quelle est illgale , se trouve contraint par le mouvement qui la porte, de la reconnatre.

    Jacques Rancire dit ceci de lmancipation : ainsi se dfinit un travail de lgalit qui ne peut jamais tre simplement une demande lautre ou une pression exerce sur lui, mais doit toujours tre en mme temps une preuve que lon se donne soi-mme . Cest cela que veut dire la sortie de la minorit . Mais nul ne sort de la minorit sociale et politique sinon par lui-mme. Donc vous voyez que la puissance pose, avant tout, non pas un choix dobjet mais un choix de lexistant lui-mme, cest--dire comment je vais vivre, comment je porte mon existence.

  • 12 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    Quand nous avons fond Elles voient rouge lintrieur du parti communiste, nous navons pas tenu longtemps. Nous avons t obliges den sortir parce que le fminisme remettait beaucoup trop en question les structures mmes du parti, et donc nous avons rejoint ce moment-l le mouvement fministe. Mais le comit de rdaction tait fait de fministes du parti et de fministes du mou-vement. Nous nous reconnaissions avant tout comme marxistes. En opposition lidologie du Parti (qui na jamais t marxiste, rel-guant les intellectuels qui se battait partir de Marx, la marge. Souvenons-nous dAlthusser).

    Donc telle est larticulation qu Elles voient rouge faisait ds le dpart en prcisant que la structure patriarcale surdterminait la lutte des classes. Cette prmisse thorique que nous tirions de la pratique mme des luttes, nous semblait en retour avoir des effets incalculables sur la pratique, en largissant et en orientant de ma-nire nouvelle la conception mme de la lutte des classes. Car le concept de surdtermination nous obligeait donner une valeur opratoire universelle la lutte des femmes et nous obligeait af-fronter un rapport de forces, et non penser seulement en termes de place conqurir. Lutte prioritaire contre le systme patriarcal car ce systme freine et transforme tout processus rvolutionnaire en raction, dans la mesure o se perptuent, au sein mme des classes rvolutionnaires, un systme dexploitation et de domination. Mais lutte prioritaire, disions-nous, ne veut pas dire que lon rabat au second plan la lutte des classes, les femmes sont prises dans cette lutte, elles ont aussi un intrt prioritaire subvertir, briser tous les pouvoirs en place. Cest on le voit, toujours dactualit comme si lhistoire marchait reculons.

    Ainsi une lutte qui parat locale comme la lutte des femmes, prend-elle un sens universel, car elle porte jusquau bout lexigence de lgalit et de la libert, et donc surdtermine toutes les autres luttes. Mais alors il nous faut rflchir sur les consquences dune telle thorisation, thorisation qui nous venait du mouvement fmi-niste et de notre exprience dans ce qui se passait au sein des partis de gauche . Puisque la gauche elle-mme ne pouvait intgrer le fminisme qui venait interroger cette autre forme de domination entre hommes et femmes, qui se perptuait et se perptue toujours allgrement, dans tous les partis, gauche comprise.

  • 13Pouvoir et domination de sexe

    Louis ALTHUSSER, dans un de ses articles qui lui a valu les foudres du parti et de toute la gauche, article fort clbre dont vous vous souvenez peut-tre qui sappelle Idologie, et Appareil ido-logique dtat , mettait les partis et les syndicats dans les Appareils idologiques dtat. Parce que, disait-il, leur contenu, leur manire de fonctionner, leur contenu idologique reproduit sans quils sen aperoivent lidologie tatique. Donc nous aurions, en effet, reve-nir sur ce pouvoir que la gauche croit avoir en tant que pouvoir rvolutionnaire et qui en fait, ne dpasse pas lhorizon de la dmo-cratie bourgeoise.

    Un mouvement donc qui en son temps navait pas t une pra-tique de masse. Je vous ferais remarquer que le mouvement fmi-niste a dabord t un mouvement o il ny avait pas beaucoup de femmes. Mais ce ntait pas le nombre qui comptait, mais la puis-sance de linterpellation. Puissance exister par soi-mme et surgir sur la scne politique comme coupure dans la structure et les dis-cours dominants, en articulant autrement la question du pouvoir, en ouvrant ainsi de nouvelles perspectives et en menant en mme temps des luttes sur le terrain. Le mouvement fministe a prcis-ment exist parce quil a fait coupure et cest dans cette puissance de faire coupure quon peut se faire entendre. Si on ne fait pas coupure, personne ne nous entend parce que nous sommes reprises dans le bla-bla des bonnes volonts et des institutions. Et a ne manque pas les bonnes volonts, nous sommes dailleurs dans un moralisme de la bonne volont. Or la puissance politique ne renvoie pas la bonne volont, ni au fait quil faudrait lutter contre simplement, la souffrance. On ne se soulve jamais simplement parce quon souffre, on verra que la souffrance fait partie dune jouissance du sujet qui peut, au contraire, nous arrimer notre propre exploitation.

    Donc il y a autre chose qui doit se mettre en marche, cest ce que jappelle une puissance. Aujourdhui, on peut dire que cette coupure sest sinon efface, du moins brouille, comme sest brouil-le dailleurs la lutte des classes. Car il faut le rappeler, si le mouve-ment fministe a port aussi loin, cest quil tait aussi port par un mouvement gnral des luttes populaires. Il nous faut donc retrou-ver la puissance politique, en inventant partir dune tout autre conjoncture politique, donc en connaissant bien cette conjoncture

  • 14 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    politique. On ne peut pas aujourdhui, penser le mouvement des femmes sans en mme temps le lier lanalyse des rapports de force conjoncturels qui se passent dans le monde.

    Si le pouvoir faire, concerne les ngociations que nous menons dans la vie quotidienne, pour pouvoir exister dans un certain espace, elles renvoient un systme de place quil nous faudrait reconfi-gurer. Je vous donne comme exemple la parit. La parit en effet, ctait de lutter pour conqurir un certain nombre de places. a a t une ngociation entre les partis qui na absolument pas mobilis la puissance de base, cest--dire la puissance du mouvement fmi-niste. Cest un flop ! On nous a concdes certaines places par-ci par-l. Quand il ny a pas de puissance politique la base et quil y a ngociation dans les institutions et les appareils, nous perdons tou-jours, toujours. Alors bien sr, on est tellement contentes, on nous a reconnues, on nous a donnes On se contente de ce que lon nous donne et en plus on sen rjouit. Donc l, il y a un petit problme

    La puissance politique concerne tout autre chose, elle mobilise le point de rsistance et de subversion de lordre donn. Elle concerne donc des luttes mener dans la pratique en tant que mouvement densemble et de masse. Mais pour pouvoir tenir les consquences dune telle position, il faut que nous puissions changer notre propre conception du pouvoir de... Passer dune conception idologique du faire , chacun pour soi, qui tend tant bien que mal de ngocier des places et des droits une conception politique de lorganisation comme puissance dagir, de peser, de subvertir, cest--dire de mobi-liser. Alors sorganiser en effet, trouver la puissance de sorganiser parce que je sais combien la notion dorganisation est fortement mise lindex dans le mouvement fministe et dans les mouvements sociaux. Et pourtant a a toujours t la question qui a divis le mouvement et qui, en mme temps, la fait chuter. Comme cette question, simplement rejete comme soi-disant dpasse, paralyse la structuration ncessaire de tout mouvement de lutte qui veut durer.

    Donc la vraie question de la puissance politique reste quand mme la question de lorganisation dun mouvement. Comment le faire ? Cest lintrt de ces diffrents sminaires dans lesquels on abordera tous ces problmes. Donc le pouvoir de faire sen tient aux limites quon lui assigne et reproduit ces limites, alors que le

  • 15Pouvoir et domination de sexe

    pouvoir dagir comme puissance dexister par soi-mme, active les contradictions l o on voudrait refermer, dans le consensus dune discussion entre partenaires . Or lgalit des soi-disant parte-naires se fait dans le cadre dune ingalit de structure.

    Quelle est cette idologie que nous reproduisons nous, les femmes ? Parce quil faut quand mme sinterroger aussi, quelle est notre part dans cette reproduction ? Ici, il nous faut interroger notre propre mode de subjectivation pris dans la reproduction dune idologie dominante que nous intgrons sans le savoir, car comme nous le dit LA BOETIE, il y a une servitude volontaire. Face lagressivit que nous reprochons aux hommes et aux rapports de pouvoir, il nous est alors facile de nous rfugier dans la croyance un pouvoir dagir, exempt de toute emprise, un pouvoir dagir mo-ral en quelque sorte, dbarrass des scories du dsir de dominer et qui serait lapanage des femmes. Ftichisation dune naissance de la fminit qui serait absence dagressivit, absence de cruaut, amour et tendresse. Ceci nous amne reculer devant les actes poser.

    Car il faut le dire, tout choix, tout acte est violent dans la mesure o il pose, donc simpose ce qui soppose. Cette violence, nous nen voulons pas, reproduisant ainsi la culpabilit que lon nous transmet comme culpabilit dexister et dagir. Ce refus dassumer la violence symbolique, face une violence primordiale qui nous est faite, est une consquence de notre intriorisation de la domination. Dautant plus que le pige est dindividualiser ce rapport de domi-nation, on dit les hommes nous oppriment, nous dominent , or je le rappelle ce nest pas tant les hommes quune structure que les hommes reproduisent certes, mais il ne sagit pas de viser chaque homme, bien que nous ayons nous battre dans nos propres foyers ou dans nos liens amoureux pour faire entendre notre libert et notre galit. Mais il ne sagit pas dtre contre, il sagit de lutter ensemble pour quelque chose, de lgalit et de la libert pour tout le monde.

    Dans cette conception, dans cette interrogation autocritique que nous devons faire nous, les femmes, sur notre manire de repro-duire, il nous faut nous appuyer sur le matrialisme de FREUD. Le fminin nest pas moins violent que le masculin, il ny a pas de plus ou de moins dans linconscient, mais tout petit dhomme doit

  • 16 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    se constituer dans un rapport contradictoire la ralit o lappareil psychique est en prise avec leffraction de cette ralit. Il doit en ngocier la matrise. Toute appropriation mobilise un pulsionnel de prise et demprise. La mobilit du corps et du psychique, cest labord sur lexprience de matrise qui porte toujours la possibi-lit dune emprise. Ce pulsionnel comme dialectique dEROS et de THANATOS est constitutif du dsir, et le dsir qui concerne aussi bien les hommes que les femmes, ct du courant tendre et du courant rotique, intgre ncessairement une dimension de la cruaut ncessaire la rencontre elle-mme. Il y a toujours un for-age dans la rencontre avec lautre, mme dans laccueil. Parce que sortir de soi est un effort et aller vers lautre est toujours abor-der linconnu. Lespace est une donne quil nous faut apprendre habiter en intgrant le temps de sa reconnaissance.

    Nous avons donc tous en partage cette dimension de la cruaut et de lagressivit ncessaires la vie, comme nous avons tous hommes et femmes ce dsir masochiste dtre possds et que lon jouisse de nous. Mais on sait quel pouvoir le masochisme manipule en se faisant lobjet indispensable de la jouissance de lautre. Rien nest donc ni blanc ni noir. Le pouvoir ne simpose pas simplement, car sil ne recourait qu la force, il ne tiendrait pas. Il faut une idologie qui active le consentement, ce dont Genevive FRAISSE viendra nous parler.

    Le sujet est toujours un sujet scind entre opposition et consen-tement, jouissance de ce quil est domin. Ce que LA BOETIE a bien vu puisquil parle de servitude volontaire. Donc il ny a jamais de servitude qui serait simplement la simple pression de lautre sur moi. Il faut toujours, moins dune violence pure bien sr, a ar-rive, mais dans nos dmocraties soft et puis dans dautres, pas sim-plement dans nos dmocraties mais dans les rapports familiaux, il y a toujours une domination qui active chez nous, les femmes, une jouissance de cette domination.

    Cest la structure sociale qui faonne le destin de ce pulsion-nel en tant que ce pulsionnel se trouve en prise avec les rapports sociaux. Et cest l en effet o le masochisme inhrent tout tre humain, va tre particulirement dvelopp chez les femmes par ce rapport social qui oblige les femmes, tre sous lemprise des

  • 17Pouvoir et domination de sexe

    hommes. tant donn que le systme patriarcal nous ferme sou-vent laccs la puissance publique, eh bien o allons-nous dployer notre puissance ? Dans lespace priv. Toute puissance de la femme phallique, mre abusive et possessive et jen passe, nous connais-sons toutes, cest ce dsir demprise sur lautre. Mais un dsir secret, si bien que nous voyons bien que lorsque les femmes accdent au pouvoir, elles lexercent dans les mmes termes que les hommes, en termes de revanche prendre ou de ncessit de se faire reconnatre dans un monde dhommes.

    Nous nchappons donc pas la structure, pas seulement sous la ncessit externe, mais aussi dans la jouissance de soi non recon-nue. Nous reproduisons dans le cadre familial, une idologie domi-nante o la toute puissance des femmes se dploie en secret dans le priv. Jouissance dune emprise laquelle nous renonons avec beaucoup de difficults, dans la peur daffronter la ralit de la poli-tique. Jouissance de la soumission une autorit qui nous pargne de nous confronter ce que la constitution dune puissance suppose de nous sparer de ce qui garantit notre existence. Et l, bien sr je parle des femmes mais aussi de tout tre humain.

    Ainsi les femmes sont-elles trs actives dans la reproduction de lidologie dominante. Dire cela, cest reconnatre notre participa-tion au monde commun. Nous ne sommes ni pargnes, ni ct. Le fait que nous soyons domines, exploites, ne nous garantit pas une position de subversion, mme si elle dfinit le soubassement dune ncessit rvolutionnaire que le fminisme rvle et porte. Exactement comme le proltariat nest pas spontanment rvolu-tionnaire, mais que malgr tout, sa position dans les rapports de force et les rapports conomiques, le place dans une position, dans une ncessit en mme temps rvolutionnaire. Mais cette ncessit demande certaines conditions pour se faire valoir bien sr.

    Ainsi, ne pas nous constituer en force autonome, mouvement de base et de masse, nous travaillons largir les interstices, les possibilits et les opportunits. Stratgie ncessaire qui ouvre des brches en activant les conflits, mais stratgie voue la rptition de lchec, un recommencement ternel parce quelle ne sinscrit pas dans le temps, mais cde au rapport de force stratgique qui nous soumet au bon vouloir du systme. Alors nous nous rabat-tons sur le mot dordre : partageons le pouvoir dans une demande lautre pathtique.

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    Mais de quel pouvoir sagit-il ? Le pouvoir ici est un mot dordre dintgration dans un systme de domination. Sagit-il de partager un pouvoir en croyant quainsi on va le subvertir de lintrieur ? Or nous savons quune structure est faite pour se reproduire et quelle vacue automatiquement les oppositions trop fortes. Je dis bien trop forte car une institution pour se reproduire et durer a intrt int-grer des oppositions de moyennes intensit . Ce qui veut dire que l, les femmes, dans les institutions, les partis, etc. en ne sopposant pas fortement, sont tout fait intgrables et mme participent du bon fonctionnement de la structure de lappareil.

    Donc cest l, o il y a nous rinterroger sur ce que nous vou-lons rellement. Du point de vue stratgique, nous demandons le droit de participer au gouvernement et toute prise de dcision dans les organisations au mme titre que les hommes. Mais ce au mme titre nous laisse dans la dpendance de la conception du pouvoir du systme que nous dnonons. Pourquoi pas dailleurs ? Il ne sagit pas de culpabiliser, nous avons le mme droit que les hommes de vouloir exploiter et dominer, cest--dire den passer par la phase du capitalisme et de la dmocratie bourgeoise et de vouloir faire comme les hommes. De mme que comme nous avons un mme support pulsionnel, nous sommes tout fait aptes dominer et exploiter.

    Parce que cette dmocratie est aussi un terrain ouvert de lutte, je dis bien de lutte, car un terrain ouvert peut se refermer si on ne loccupe pas, dans la mesure o nous sommes dans une struc-ture de domination. Et ici occuper le terrain, ce nest pas seulement partager le pouvoir, mais surtout mener nos propres combats. Car vouloir seulement partager le pouvoir sans mener une lutte de base, cest se donner ne jamais pouvoir le partager vraiment, parce que cest un leurre en fin de compte. a ne veut pas dire quil ne faut pas y participer, a veut dire quil ne faut pas se prendre son leurre. Mais surtout, a reproduit cette idologie de la domination et de lexploitation que nous dnonons car les hommes eux-mmes paient chrement le tribut ce systme-l.

    Cest donc quil nous faut nous dplacer de la question du pou-voir de, celle de la puissance, celle dun pouvoir agir qui invente sa propre stratgie. Certains parleront de contre-pouvoir, je ne sais

  • 19Pouvoir et domination de sexe

    si le terme est appropri car contre-pouvoir oui, cest srement n-cessaire mais pas suffisant, car le contre-pouvoir risque de se laisser prendre au pige du pouvoir et vouloir squilibrer, se produire en reflet par rapport au pouvoir en place. Un contre-pouvoir peut peser sur le rapport de forces et il est ncessaire, mais il risque aussi de manquer de souffle dans un mouvement qui demande daller au-del de ce qui est, douvrir non pas un face face, mais une donne htrogne qui fasse coupure.

    Dans ce que je viens de vous prsenter, vous pourriez y lire une pense de laffrontement. Cest que jai, disons, tordu le bton de lautre ct. On ne pense quaux extrmes crivait ADORNO, mais il y a bien sr une dialectique ncessaire entre une multiplicit des conflits ouvrir sur tous les fronts et au quotidien et le moment ncessaire de laffrontement. Car la puissance dun mouvement ne nat pas de faon volontarisme, mais de la manire dont les luttes se dploient sur les terrains de faon partielle, locale, rpte. Mais il y faut en mme temps une ligne de fuite ce que DELEUZE appelle une ligne de fuite une ligne de dpassement que la thorisation de la puissance me semble-t-il, permet. Cest dire que les luttes dans la pratique et la lutte idologique ne se sparent pas. Et la lutte ido-logique ne se spare pas elle non plus dune laboration critique et thorique constante.

  • Du consentement(2)(1)

    2 Avec laimable autorisation de lauteure, nous publions deux extraits des livres de Genevive FRAISSE : Du consentement (Ed. du Seuil, janvier 2007), thme de sa confrence dans ce cycle de sminaires, et Les femmes et leur histoire (la nouvelle dition revue Folio Histoire n 90, Gallimard 2010).

    20 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

  • 21Du consentement

    Genevive FRAiSSEPhilosophe, historienne, directrice de recherche au CNRS

    Consentir : jai longtemps pens que lacte de consentir relevait de lintimit la plus grande, mlange de dsir et de volont dont la vrit gisait dans un moi profond. Lorsque jai entendu ce mot de consentement dans des enceintes politiques, Parlement europen, dbats tlvisuels, discussions associatives, jai compris quil pn-trait dans lespace public comme un argument de poids.

    Je voyais bien que la raison du consentement, utilise pour d-fendre le port du foulard, ou le mtier de prostitue, sentourait de principes politiques avrs, la libert, la libert de choisir, la libert of-ferte par notre droit ; et la rsistance, la capacit de dire non un ordre injuste. Car dire oui , cest aussi pouvoir dire non , lpret de ltablissement dun viol nous le rappelle mchamment. Hormis le politique, il en va de la vrit entre les tres.

    Lespace public semble rarement propice lmotion. On y prend place fort dune responsabilit, ou dune ambition. Parfois, derrire les phrases, les textes, les discours, on entend le corps qui parle, son histoire, ses affects, ses raisons. Lorsque je me suis trouve dans lh-micycle du Parlement europen, ce ntait pas une nouveaut. Pour avoir t plonge dans le Mouvement de libration des femmes dans laprs 68, pour avoir choisi de dfendre cet objet thorique dans lespace acadmique de la recherche scientifique, pour avoir accept abruptement une fonction politique dans le temps fort de la gauche plurielle, javais fait lexprience de la publicit de cet objet curieux, le fminisme, le droit des femmes, lgalit des sexes.

    La pratique des institutions politiques a dur sept annes puisque, la suite des socialistes, les communistes me proposrent dtre la numro deux (femme-fministe-socit civile) de leur liste ouverte pour les lections europennes de 1999. Jai donc travail-l sept annes dans le monde politique, dlgue interministrielle, puis dpute europenne, sans jamais avoir adhr un parti poli-tique. Cest une fiert de fministe. Jai attendu avec impatience de prendre le chemin du retour vers la recherche, aprs avoir accompli mon service politique . Pourquoi ne pas voir ainsi, comme une responsabilit tournante, un mandat dlu(e) ?

  • 22 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    Cest aussi un poste dobservation. Cest ainsi que certains mots du vocabulaire sont mis en relief ; et que dautres se dmontisent. On pourrait commenter longuement les mots de gouvernance , ou de dficit dmocratique , qui sont comme des boues concep-tuelles dans lUnion europenne ; ou, au contraire, mettre en lu-mire lutilisation rpte dun mot apparemment simple comme celui de consentement . Jai clairement prfr cette deuxime option.

    la suite de laccs la citoyennet offert toutes et tous, fal-lait-il dfinir lindividu dmocratique par le consentement, par un acte singulier, un geste dadquation entre soi et soi, entre soi et le reste du monde ? Le droit de consentir, longtemps valoris comme le consentement mutuel de deux volonts, pour le mariage ou le divorce, longtemps valid comme un signe dmancipation person-nelle et sociale, samplifiait dun sens politique. Dire oui pouvait devenir plus subversif que dire non . Ce droit faisait preuve.

    Or je nen tais pas sre. Trop court, comme argument.Le consentement sest impos comme un mot-cl, le mot fait

    pour ouvrir la porte des questions. En matire de libert ou dgalit des sexes, il faut clamer son opinion, pour ou contre, puis don-ner ensuite ses raisons. Pour ou contre la parit, pour ou contre la prostitution, pour ou contre la diffrence, ou lindiffrence des sexes. Nous sommes somms de choisir, et bruyamment. Le reste, la dmonstration, passe en second ; tant laffect marque lhistoire sexuelle. Je prfre, pour ma part, une autre mthode, mettre de ct mon opinion, sans lchet, et trouver la bonne question , porte ouverte sur un chemin rflexif. Au moment de la parit, javais ainsi spar la question du pouvoir des femmes (de leur absence de pouvoir), entre les deux concepts de gouverner et de repr-senter ; de mme, dans le dbat sur le port du foulard ou la vente du sexe, le mot de consentement mest apparu comme laxe autour duquel tournait le problme. Partir dun mot comme du nud quil faut dfaire, cest une faon dapprivoiser la dispute, et de lui donner du contenu. Puis il est toujours temps de donner son opinion, dagir selon son opinion. Cest exprs que je mets ensemble deux revendi-cations fondes sur le consentement, et tout fait opposes, voire contradictoires : voiler ou dvoiler son corps, protger ou exposer son

  • 23Du consentement

    sexe. Pudeur contre impudeur ; chass-crois de la subversion et de la soumission. Rapprocher ces deux dbats, cest dj liminer quelques obstacles, la question religieuse et la question morale. La mme question, celle du sujet consentant, est pose, par la revendication des signes dappartenance religieuse comme par les pourfendeurs de morale. Tant mieux : cela montre quil ny a dbattre ni de religion ni de morale ; que laffaire est ailleurs, cest--dire dans la porte poli-tique de lacte de consentir.

    Il ny a pas de politique sans histoire, histoire des individus et histoire des socits : alors quelle histoire, quel temps historique se dessine avec la politique du consentement ? A-t-il jamais exist une perspective politique sans image dun avenir possible, sans une transformation du monde ? Bluette, me dira-t-on. On ne peut faire, aujourdhui, aucune promesse davenir. Puisquon ne chante plus les lendemains, lhorizon peut se borner la vie daujourdhui. Le temps prsent nengage pas le temps futur. On fait donc comme si le port du foulard ou le service sexuel ne durait que le temps de la vie dun individu. Or il se trouve que dans le temps dune vie, la mienne par exemple, jai vu revenir la religion dans le dbat public alors que la lacit me semblait tre devenue la chose publique incontestable ; jai vu la mixit, mancipation sexuelle certaine, tre mise en cause dans les piscines et les hpitaux. Que les temps changent est donc une donne contextuelle de lacte de consentir. Comment ne pas prendre lhistoire en compte ?

    Sil ny a pas de pense de lavenir, il ne doit pas y avoir, non plus, de porte-parole pour dlivrer le langage de la promesse. Le reproche, adress aux fministes critiques du port du foulard des musulmanes et de la normalisation du travail du sexe, consiste dnoncer de fausses reprsentativits. Pourquoi parleraient-elles au nom des femmes dans leur ensemble ; comment dcideraient-elles sil y a, ou non, violence, dans le fait de trop se couvrir (le foulard), ou de trop se dcouvrir (la prostitution) ? Quel fondement politique permettrait de parler au nom dun ensemble problmatique, la catgorie les femmes ?

    Je ne crois pas que l soit la bonne discussion. Tout le monde est reprsentatif ; tout le monde peut parler de la vie en commun, du bien ou du mal commun, aussi bien le syndicat des unes que la coor-

  • 24 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    dination des autres. Mais lenjeu ne concerne pas la reprsentativit vraie ou fausse. Limportant, il me semble, est dtre en excs de sa propre personne, de ne pas tre dfini par le cercle de son individua-lit. Sinon, largument cest mon choix, cest ma libert est tout aussi excluant que celui de la dnonciation de la violence exerce sur les femmes. Lautorit suppose par la dcision individuelle noffre pas plus de garantie que celle dune revendication collective. Et une revendication collective dborde la simple addition des volonts individuelles.

    Plus intressant, mes yeux, est largument de lhistoire face celui du consentement. La politique du consentement, en effet, ne propose aucune histoire, aucun droulement historique, au sens o lhistoire nest pas la simple rptition du mme, de lidentique. En cho, cette phrase, bien connue des fministes, et qui rsume lim-passe historique : Le jour o une prostitue me dira quelle souhaite sa fille le mme mtier, je rflchirai Sans projet, sans trans-mission future, la politique du consentement est juste une position existentielle. Savoir si cest un projet de vie bonne ou une stratgie de survie importe peu. Cest une politique sans histoire.

    CorpsIl ny a pas de consentement sans corps, telle est ma premire

    remarque. Le consentement ne se rduit pas au langage. Il emporte avec lui le visage, les motions, les mouvements du corps. L est, dailleurs, ltonnant de ce terme parce quil est entre deux ; entre deux faons de sexprimer, par les mots, les dires, ou par les gestes, les mouvements ; entre deux personnes, homme, femme, qui utilisent plusieurs langages possibles, du plus physique, matriel, au plus psy-chique, affectif.

    Les efforts de John Milton ou des lgislateurs rvolutionnaires pour tablir le consentement hors des errements du corps sont de ce point de vue remarquables, mais en mme temps relatifs lobjectif de leur dmonstration. Tout sujet de lre dmocratique, sujet de la sexualit tout comme sujet de la politique, est suppos dans son abs-traction, est vu comme un esprit dominant un corps. Cest pourquoi le consentement moderne se veut acte de raison. Mais nous sommes alerts de plusieurs faons sur limpens de cette ide. Tout dabord,

  • 25Pouvoir et domination de sexe

    il faut considrer lopposition ancienne entre consentement exprim et consentement tacite. Tacite, un consentement ? Faut-il supposer un consentement ( qui ne dit mot consent ) ? Ou plutt comprendre quil est non verbal ? Sil est implicite, il faut que des preuves soient fournies autrement que par les mots. Ainsi, par le corps, les yeux, le sourire, labandon Rousseau et sa thse du double consentement, aveu et dsir, volont et sduction, ne sont pas loin ; il distingue lnonc de la parole et le mouvement du corps. Le consentement tacite en amour, cest facile, il se dit par le langage des sens. lop-pos, on imagine ce quon peut dduire dun consentement tacite lors dun viol. Elle a cd, donc elle a consenti ? Ou bien elle a cd parce quelle ne consentait pas, parce que la violence mise en scne tait telle quil valait mieux cder ? Quelque chose de tacite, quelque chose de tenu au silence nous introduit dans un trouble certain. Il est plus facile de taire sa douleur que de taire sa joie. Rappelons-nous que ladjectif consentant se dit dune femme plutt que dun homme. Le trouble est l aussi, dans limpact du consentement dans la vie dune femme, et dans la fragilit quil dsigne chez chaque tre. Tu es daccord, ou pas daccord ? Ton corps dit-il autre chose que ta pense, te trahit-il ? Ou au contraire ton corps sloigne-t-il de ta volont, cde-t-il parce quil le faut bien pour trouver une issue ? Qui fait preuve dans lacte accompli ? Est-ce le corps qui devient tranger soi-mme, est-ce le cri qui dit non, est-ce la volont qui commence se har soi-mme car elle est contredite ?

    Comment faire argument du consentement ? Lindiffrence au consentement prne par le texte onusien depuis 2000 prend acte du large ventail entre la libert et la contrainte o se place lnonc du oui . Ben, elle a pas dit oui, elle a pas dit non, elle a fait, cest tout , argue un homme accus de viol. Le corps est l, en excs du dire. Derrire cette mauvaise foi patente, se lit plus largement toute une tradition de sduction amoureuse, jamais en demi-teintes, jeu labile du oui et du non, dit le philosophe Georg Simmel .

    Comment le consentement est-il peru par le sujet lui-mme, entre corps et raison, dans la raison envahie par le corps, plutt que dans un corps entour de raison ? Comment ce consentement est-il entendu ou construit par lautre, les autres ? Il faut des preuves, des mots, des actes, des motions, des silences. O est lindice de vrit ?

  • 26 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    Certes, la vrit est un horizon, et la volont dun sujet un prsuppos ncessaire. Cependant, dans consentir il y a sentir, moment char-nel, matriel, corporel. Telle est la beaut dun mot conceptuel, le consentement, qui parle la fois du corps et de lesprit. En cela, il ne fait pas argument. Dans un procs pour viol, il nest, heureusement, pas le seul argument ; dans un projet politique, il reste pris dans un sujet corporel.

    FrontireVient alors, pour finir, la question de la frontire. Les institutions

    politiques se satisfont volontiers dun partage entre la revendication du travail du sexe comme emploi de service et la dnonciation de la traite des femmes comme marchandisation du corps ; prostitution libre, prostitution force. Fournir un service sexuel serait un emploi ordinaire, et tre un objet de transaction serait un commerce indigne. Il suffirait de dnoncer lexploitation sexuelle . La limite entre la proposition dun service et lalination dun corps serait claire.

    On peut essayer de distinguer une prostitution force de la bonne prostitution, qui serait libre. premire vue, cela semble pos-sible. Il suffirait de faire une loi, comme aux Pays-Bas, par exemple. Et pourtant : ds la mise en place de cette loi, la ralit brouille ce partage et dplace la frontire entre travail libre et travail forc. En effet, pour bnficier des avantages de la loi organisant le travail du sexe, il faut avoir des papiers. Or, la dynamique de loffre prostitu-tionnelle favorise le recrutement des sans-papires, des victimes de la traite. Comment tablir, alors, une limite sre et stable ? Il en fut de mme pour le centre ouvert Berlin pour la Coupe du monde. Ouvrir un vaste centre doffres sexuelles est tout fait compatible avec la loi allemande, favorable lorganisation de la prostitution, mais avec qui le faire fonctionner ? Avec des travailleuses du sexe, ou avec des femmes recrutes ailleurs par des proxntes et des mar-chands de corps humains ?

    Mon ide est que le partage entre bonne et mauvaise pros-titution est toujours, intrinsquement, fictif ; fictif au sens o, en matire sexuelle, il nexiste jamais de frontire stable, de limite claire entre le bien et le mal, entre le bon et le mauvais. On peut faire une loi aux Pays-Bas. Mais que penser dune loi qui ne concerne pas les

  • 27Du consentement

    trois quarts de celles qui pratiquent le travail du sexe, emplois en plein dveloppement grce cette loi ? Que penser de laffirmation dune csure, dune discontinuit entre la bonne et la mauvaise prosti-tution quand on souligne depuis deux sicles, avec bon sens, que mariage et prostitution sont comparables, quemplois de service et services sexuels se ressemblent ? Discontinuit dans lapprciation de la libert sexuelle dun ct, continuit dans la comparaison des pratiques de la sexualit de lautre. Cela nest pas trs convaincant.

    Ces remarques nont pas grand-chose voir avec la morale, on laura compris. Le jugement moral nencourage pas la rflexion sur la sexualit. La morale sert dcran, ou fait fonction de pige, cest selon. Mon ide est que ltablissement de frontire et de limites est tranger la vie sexuelle en gnral. Dans ce cas, la distinction entre les adjectifs libre et forc ne nous aide gure. Aucune frontire nest vraiment assure. Le consentement ne permet aucune rgle de par-tage entre le bon et le mauvais usage de la libert sexuelle.

    Volontairement dcale, cette citation de Pauline Rage, auteure dHistoire dO, livre rotique qui fit scan dale dans les annes 1950, il-lustrera bien ce dernier pro pos : Consentait-elle ? Mais elle ne pouvait parler. Cette volont quon lui demandait tout coup dexprimer, ctait la volont de faire abandon delle-mme, de dire oui davance tout ce quoi elle voulait assurment dire oui, mais quoi son corps disait non, au moins pour ce qui tait du fouet(2). Dans lchange sexuel, la limite se dplace au fur et mesure quelle se dessine. Tel est le destin de la sexualit en gnral, de toute sexualit : la frontire est toujours mouvante ; ou plutt, elle nest jamais fixe. Il y a bien des limites, des frontires, mais elles rsistent lvidence.

    Ce point final ne rsout rien : la continuit entre la pudeur du port du voile et limpudeur du service sexuel est une chose ; la conti-nuit du choix libre latteste. La discontinuit entre le dsir rotique et le refus de la violence sexuelle est essentielle ; la discontinuit des noncs du consentement en tmoigne. Je pourrais prendre dautres exemples de continuits et de discontinuits. Je ne vois pas o tablir la bonne frontire.

    2 Pauline Rage, Histoire dO, 1954, Le Livre de poche, 2001, p. 92.

  • 28 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    Cest pourquoi, parce quil y a du corps, parce quil ny a pas dhis-toire et que la frontire est problmatique, je pense quaucune poli-tique du consentement ne peut snoncer comme telle.

    Quelle place donner au corps si consentir veut tre un acte de libert ? Quelle histoire proposer si limportance du consentement se mesure uniquement au prsent ? Quelle ligne de partage sre tablir entre une sexualit organise, assume, et la violence relle et symbo-lique de la domination masculine ?

    ces trois questions, il faut rpondre si on veut faire du consen-tement un indice de vrit de ltre sexu ainsi quun lieu politique de la libert sexuelle.

    Pour ma part, aucune de ces questions je nai de rponse. En ce sens, le consentement ne peut tenir lieu dargument politique. Jai compris quil accompagnait la dynamique du sujet contempo-rain, quil le construisait mme. Jai apprhend galement sa ralit coercitive, son influence sur la soumission dans le rapport de force individuel ou collectif. Jen ai dduit que le sentiment, con-sentiment et dis-sentiment, tait un lieu essentiel pour cette drle de chose, drle de mot. Ce mot de consentement, qui semble de prime abord tre un mot simple, vident, transparent, est un terme porteur dun monde, du monde. Il dit une chose et une autre, il dit le singulier et le pluriel. Dans sa version heureuse, il est srement espoir de partage, promesse de jouissance.

    Mais si le consentement est un indice, un indice de la vrit du sujet, sans doute une rfrence pour lagir, il nest certainement pas un principe politique. Ma conclusion est donc ngative. Je ne me reprsente pas de politique du consentement possible. Ai-je le droit, pour autant, de ne pas proposer de solution lpineuse dia lectique de la libert et de la contrainte offerte ou impo se aux femmes ? Je crois que oui. En matire de rflexion sur les sexes, lopinion prime la dmonstration ; choisir son camp, retranch, rassure tout le monde. Je propose, linverse, et avant tout, de construire un espace cri-tique ; celui-ci manque cruellement. Le travail de ce livre a voulu y contribuer.

    Ou plutt, si, jai une dernire ide : le refus, le dsac cord, la contradiction, lopposition, toutes ces formes pour dire non , ne sont-elles pas des pistes dcouvrir ? Quel est ce temps o dire non semble de peu dint rt, et o dire oui la hirarchie sexuelle devrait nous enthousiasmer ?

  • Pouvoir et autonomie : la fminit silencieuse

    29Pouvoir et autonomie : la fminit silencieuse

  • 30 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    Natacha HENRY(3)

    Historienne, journaliste

    Tais-toi et tu seras belle, donc apprcie : les codes de la fmi-nit ne relvent pas des comptences, de lintelligence ou du cou-rage. Ils exigent que les femmes occupent un rang subalterne, et sen assurent par toute une panoplie de moyens. Prvue et mise en scne dans divers domaines - notamment professionnel -, la fminit si-lencieuse produit donc une authentique soumission. Tel est son but.

    Pas capable ? la Sorbonne, en Histoire contemporaine, ma matrise portait

    sur les hooligans britanniques. Jai t aux matches les plus significa-tifs : ctait passionnant. Mais lorsque jai choisi de faire mon DEA sur un parti anglais dextrme-droite, mon directeur de recherches sy est oppos : Si javais su que vous iriez dans les stades, je naurais pas approuv ce sujet de matrise. Une jeune femme, tout de mme ! Beaucoup trop risqu. Quelle frustration ! Pourquoi ma-t-il em-pche denquter en terrain hostile ? Je ntais pas un garon, je ntais pas lgitime. Capable, oui, pourtant ! Mais ils savent votre place. Le march est clair : la discrimination, cest pour votre bien. Cest parce quils vous protgent. Au fond, avoir ce protecteur, cest la garantie que les autres hommes ne vous feront pas de mal. On sait quil y a des carrires rserves aux hommes, que cest difficile pour une fille de devenir pilote de ligne, mais attention : le problme se niche mme au sein dtudes dHistoire.

    Des annes plus tard. La photographe Lizzie Sadin me pro-pose de partir en reportage en thiopie. Le sujet : les petites filles de 8 ans que lon marie des garons qui ont 20 ans et quelles nont jamais vus. Ctait un sujet intense, dur. Aprs trois semaines

    3 Spcialise dans les questions de genre dans la culture populaire, diplme de Paris IV et de la London School of Economics. Voir : gendercompany.comDerniers ouvrages :Frapper nest pas aimer, enqute sur les violences conjugales en France, Denol, 2010 ; Les Filles faciles nexistent pas, Michalon, 2008.

  • 31Pouvoir et autonomie : la fminit silencieuse

    dans un village 1 000 kilomtres au nord dAddis-Abeba, nous allons boire un verre au bar dun bel htel. la table ct de la ntre, deux journalistes franais : Vous tes en vacances, les filles ? Nous avons expliqu que nous terminions un reportage. Ils nont pas voulu en savoir davantage. On pourrait penser que quatre jour-nalistes franais Addis-Abeba changeraient leurs impressions de terrain. Mais non. Nos collgues se parlaient en codes, ce qui au lieu de forcer notre admiration, provoqua plutt notre agacement : Tu as vu le bras droit de X ? disait lun. W est sorti de prison, rpondait le second. Nous devions assister, passives, leurs tats de guerre ponctus de pathtiques tentatives de drague et de tournes de whisky. Il ne vint jamais lide de ces deux baroudeurs que nous tions leurs gales.

    Un dernier exemple : lautre jour, dans un dner, quelquun ne savait pas faire fonctionner son nouveau portable. Il y avait deux ados de 13 ans : automatiquement on sest tourn vers le garon pour les conseils techniques. La fille tait cense passer les chips. Voil comment elles intgrent cette injonction lincomptence ! Une amie ma expliqu quelle sduisait son conjoint grce certains dtails de la vie quotidienne : Quand une ampoule claque, dit-elle, je fais semblant de ne pas savoir la changer. a lui fait tellement plaisir dtre dans son rle dhomme, dassurer !

    Le paternalisme lubriqueLes deux journalistes dAddis-Abeba adoptaient un compor-

    tement classique que jai nomm paternalisme lubrique. Il vise mettre la femme en dessous du niveau de lhomme. La stratgie est paternaliste : Mon petit, je faisais ceci ou cela, vous ntiez mme pas ne. Lubrique, parce quils se permettent des remarques par-faitement dplaces.

    Dans ces situations, lhomme est socialement (ou se peroit comme) suprieur la femme : plus riche, plus g, plus diplm, hirarchiquement plus haut. Les catgories socioprofessionnelles aises en sont le vivier le plus actif. Pour la scne, il faut idalement un homme de pouvoir et une femme plus jeune, son service. Les serveuses, les stagiaires, les htesses daccueil : payes pour supporter des commentaires lourds toute la journe. Ils plaisantent : Vous

  • 32 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    tes marie ? Cest pas grave, je ne suis pas jaloux. Ils demandent : Vous aimez les strings ? Vous faites un 90B ? Vous tes satisfaite avec votre petit ami ? Il tait facile de recueillir des tmoignages pour mon livre Les mecs lourds ou le paternalisme lubrique, en 2003 : toutes les femmes ont une histoire raconter. Les femmes journalistes qui mont ensuite interviewe se confiaient : Vous ne pouvez pas savoir, ici . Lune dentre elles, qui prsentait le journal la radio, tait venue en jupe la veille. Son rdacteur en chef la convoque dans son bureau pour lui dire : Habille-toi comme a tous les jours, a met du soleil dans ma vie. Le lendemain, elle a mis un pantalon. Parce que pour elle, ce nest pas un compliment : elle ressent la pression, une intrusion dans son espace de vie, de respiration. Mais elle na rien dit, parce quil tait son chef. Et parce quon apprend aux filles ne pas faire de vagues.

    Le silence toutes ces femmes, jai demand : Comment ragissez-

    vous ? part quelques fministes chevronnes qui rpliquent par des blagues salaces pour casser lagresseur, la plupart attendent que a passe. Elles savent que plus elles se taisent, plus a passera vite. Dans ce silence se met en place la sororit : les filles sont solidaires, elles viennent par exemple interrompre le dialogue sens unique en prtextant avoir besoin de leur collgue pour une autre tche : Dsole, Monsieur, nous devons aller ranger les dossiers. On se sauve mutuellement. Mais jamais on ne peut dire frontalement : Vous navez pas me parler comme a, allez vous-en. Pourquoi ? Parce que le paternalisme lubrique abuse des emplois prcaires : si quelquun se plaint, vous risquez la porte. Lautonomie de pense, qui conduit la fille se dire piti, pourvu quil sen aille vite montre bien sr quelles ne sont pas dupes. Elles ont bien com-pris, puisquelles lont prouv, quil sagit dune sorte dagression, dominant envers domine. Sauf que cette autonomie est intrieure. Aprs, socialement, politiquement, il ne se passe rien. Donc ce nest pas suffisant.

    Le temps perduEn outre, cette concentration provoque une perte dnergie

    considrable parce quil faut rassembler ses forces intrieures. Si la

  • 33Pouvoir et autonomie : la fminit silencieuse

    jeune femme tente : Pouvons-nous parler du dossier de X ? , le paternaliste lubrique rpond : Avec des beaux yeux pareils, je ne peux rien vous refuser. Il a de la chance votre copain, vous avez un copain ?

    Si seulement on pouvait calculer le nombre de minutes et dheures que ces femmes passent au dbut de leurs carrires, quand elles ont 20, 22 ans, penser : Il va mimportuner, je vais rester aimable et sourire, je ne dois pas tre dsagrable Quand je pense quil porte une alliance, sa pauvre femme ! Si seulement quelquun mappelait, je vais dire quon mattend au deuxime tage

    Ce temps perdu, ce silence fminin impos, explique que nous nayons pas lgalit professionnelle. Le systme nest pas l pour complimenter le physique des femmes, mais pour dvaloriser leurs comptences. Ainsi, le paternalisme lubrique participe directement au plafond de verre.

    La parole invalide lAssociation des femmes journalistes, nous avons plusieurs

    reprises tudi la place des femmes dans les mdias. Un rsultat : la presse dinformation gnrale cite 17 % de femmes pour 83 % dhommes. Et encore, elles sont souvent cites avec un simple pr-nom, ou anonymes, et sans leur profession.

    cela, trois raisons : la presse parle des gens de pouvoir, ma-joritairement des hommes ; ensuite, les journalistes manquent de rflexes paritaires ; mais aussi, les femmes se mettent en retrait. Sur le terrain, en reportage, si lon veut interviewer une femme, elle recule : Demandez mon mari, mon patron, mon collgue. Elles croient que leur avis nest pas intressant, pas pertinent.

    La parole des femmes tant dvalorise, elles hsitent tmoi-gner. Les professionnelles qui soccupent des femmes victimes de violences le savent : il est extrmement difficile de briser la fminit silencieuse. On ne se met pas dos la famille, le systme. Cest exac-tement comme lorsque lon veut dnoncer le paternalisme lubrique dans les entreprises : on risque gros. Je me souviens dune femme battue par son mari. Elle stait confie sa mre qui lui avait affir-m : Cest ton mari, le pre de ta fille, ne fais pas dhistoires, sois plus gentille. Du coup, elle tait hyper gentille, soumise. Imposer le silence aux femmes, cest se rendre complice de situations drama-

  • 34 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    tiques. Dans toutes les familles, tous les milieux et les bourgeoises sont trs en retard sur dautres - comme on la vu avec Ni Putes ni soumises, quand les filles des quartiers ont pris conscience quil y avait un vrai problme.

    La fminit sage oblige donc supporter linsupportable. Dans mon livre Les Filles faciles nexistent pas, en 2008, je montre que la socit est contre la parole des femmes. La presse souvent se contente de ce systme : elle aime le concept des filles faciles (ils en crent dailleurs de toutes pices dans les missions de divertisse-ment). Ils reprennent leur compte de dangereuses expressions : la jeune femme tue avant-hier tait un peu trop libre , on la vue au bras de plusieurs hommes lit-on par exemple. Il faut examiner les faits divers qui relatent les viols et les violences. Ils parlent de drames passionnels, damoureux conduits, alors que ce sont des agresseurs, des bourreaux. Pour lexcision, cest pareil. Une jeune fille de 18 ans est partie de chez ses parents pour demander protection au commis-sariat contre le mariage forc que voulait imposer ses parents. Elle et ses surs avaient t excises. Il y a eu un procs et lexciseuse a t envoye en prison. Mais pour cette jeune fille, a a t la fin de toutes ses relations familiales, elle est sortie de son milieu, elle sest retrouve toute seule. Comment dire mon pre me viole, mon frre me squestre ? Quand on le fait, on perd son lien social, son lien familial, la tendresse de quelques-uns. Cest une rupture colos-sale. Si la socit annonait le problme, cest lui, pas toi , si on isolait les gens mchants, ce serait tellement plus simple. Mais pour linstant, il faut subir en silence. Cest valable dans les familles, lcole, luniversit, dans les entreprises.

    Lopium du peuple fmininRestent les magazines fminins. Ils compensent ces crasements

    successifs par la consommation. On vous cajole : Trouve ton propre style, ncoute que ton dsir . On fait croire aux lectrices que si elles sont habilles comme ceci ou cela, elles ont un pouvoir, celui dtre des filles : Tu choisis cette robe et tu les as tous tes pieds ! On leur donne comme valeur la futilit. Les magazines f-minins, lexception de quelques reportages de fond, cest lopium du peuple fminin.

  • 35Pouvoir et autonomie : la fminit silencieuse

    Cela commence trs tt. Les valeurs dites fminines ou mascu-lines sont imposes ds lenfance. Une exprience dans une mater-nit : la moiti des bbs, au hasard, est habille en bleu, lautre en rose. Aux garons, on fait : comme il est fort celui-l, cest un sacr gars ! Aux filles : comme elle est mignonne ! a vous suit toute votre vie. Ds quune fille fait une btise, on la traite de garon manqu . On lui montre tout de suite quelle ne doit pas quitter le chemin de la fminit, des femmes qui filent droit et se taisent. Quelle doit tre la paix. Une histoire rcente : dans un magazine fminin, cet article Quelle est la plus belle rencontre de votre vie ? Un tmoignage : Dans le mtro, un type ma mis une main aux fesses. Heureusement, un autre est intervenu : Laissez-la tran-quille ! La seule solution, cest donc quun homme la sauve ! Parce que dire espce de salopard, vire ta main , mme 40 ans, on ne peut pas le faire.

    RebelleOn nous a appris ne pas dire non, ne pas crier que a suffit,

    ne pas affirmer je pense, donc je suis, autant que vous. Alors, on existe un peu moins. Nos ides comptent peu, nos rvoltes font sourire tout le monde, nos ambitions galement, nos douleurs nous font honte. On a peur de blesser, envie dtre diplomate, soif de dis-crtion. Un homme - prof, pre, collgue, voisin - sera bien l pour donner un coup de main : proposer sa bienveillance en change de notre soumission. Gare ! Mensonges ! Balivernes ! Arnaque ! Il faut que les femmes comprennent limportance de creuser leur voie et de blinder leur autonomie. Leurs connaissances, leurs comptences, leurs rves. a cote cher dtre rebelle, mais cest encore la seule solution.

  • Pouvoir politique, ruptures et stratgiesQuels types de structures les fministespeuvent-elles se donner pour peserdans le rapport de forces ?

    36 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

  • 37Pouvoir politique, ruptures et stratgies

    Miguel BENASAYAG(4)

    Philosophe, psychanalyste

    Il est important de savoir qui parle, do on parle.Je suis psychanalyste et philosophe, je travaille dans la recherche

    pistmologique applique la biologie, et je suis aussi militant de la mouvance alternative. Jai t pendant 10 ans membre de la gu-rilla guevariste en Argentine, responsable militaire dune colonne, jai pass 4 annes en prison. Si on veut parler de luttes dmancipa-tion, que je sois psychanalyste, philosophe, que jai un doctorat, est un dtail par rapport lexprience personnelle. Je milite encore en Amrique Latine, en Italie et en France, notamment NO VOX, et trs concrtement avec ducation sans frontires pour qui jai crit un livre avec Anglique Del Rey qui est une philosophe, sur la chasse aux enfants.

    Je voudrais, par rapport mon exprience et celle de mes ca-marades, par rapport une histoire militante, dgager la question du modle de rfrence et le rapport au pouvoir ; les hypothses que javance sont toutes forges dans des pratiques, cela ne veut pas dire quelles soient vraies, mais ce ne sont pas des hypothses que lon forge en lair, la diffrence entre possible et non possible est quil y a beaucoup de choses possibles en thorique, qui, affrontes au rel, la pratique, sont un peu plus compliques.

    Quand on parle de pouvoir, noublions pas que nous sommes en France, dans le pays de Michel Foucault et quon peut avoir au moins 2 perceptions du pouvoir :

    Lanatomie du pouvoir : cest--dire la forme quil peut prendre pyramidale avec les reprsentations conomiques, tatiques etc. ;

    4 Dernires publications de lauteur : Rsister, cest crer, en collaboration avec Florence Aubenas, d. La Dcouverte, 2002.Abcdaire de lengagement, avec Batrice Bouniol, d. Bayard Broch, 2004.Connatre est agir : Paysages et situations, avec Anglique Del Rey, dition La Dcouverte, collection armillaire, 2006.loge du conflit, avec Anglique del Rey, d. La Dcouverte, 2007De lengagement dans une poque obscure, avec Anglique Del Rey, d. Le passager clan-destin, 2011.

  • 38 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    Lautre qui est de lordre de la physiologie du pouvoir, cest--dire les micro-pouvoirs, le fait que le pouvoir nest pas seule-ment le lieu des institutions du pouvoir.

    Le pouvoir est ce qui est diffus dans toute la socit et que per-sonne ne possde ou dont personne nest dpossd.

    Le monde participe de ce pouvoir-l, y compris ceux qui le su-bissent, ceux qui meurent, ceux qui sont exploits ou exclus. Le pouvoir dans le sens rticulaire des liens sociaux nest pas la pos-session de quelquun. Tout le monde est dans ce tissu rticulaire du pouvoir daprs Michel Foucault, mme si on nest pas dans les mmes lieux. Ce sont des modles pistmologiques sur lesquels je travaille.

    Examinons comment sarticulent les nouvelles hypothses et les nouveaux modles dmancipation modles de luttes des contre-pouvoirs dans cette articulation : POUVOIR-CONTRE POUVOIRS.

    Pour moi, la question de lengagement nest jamais identitaire. Il faut faire un effort pour que ce soit une hypothse de travail, comme quand on cherche un vaccin : on ne dteste pas le mon-sieur Dupont du laboratoire d-ct qui le cherche aussi, car il y a un vritable cancer dans le mouvement dmancipation qui est le problme identitaire qui fait quon se bagarre beaucoup plus pour son identit, avec une sorte de jouissance assez morbide pour lob-jectif final.

    Je parle dhypothses et non de narcissisme. Donc peu importe qui est pur ou qui est impur, la question est quelles sont les hypo-thses, qui pour moi, sont toujours dfendues par des impurs, parce que, malheureusement, il ny a pas de purs.

    La question du pouvoir et de lmancipation a t capture, mo-nopolise pendant un sicle et demi par lhypothse dominante qui disait la socit est organise pyramidalement . Ce modle-l de la socit est fractale, cest--dire que cest lhomme cartsien qui a la tte, le corps : cest lingnieur qui dirige, louvrier qui ralise, le comit central qui dirige le parti qui suit

    La vision pyramidale du pouvoir daprs laquelle un centre de direction qui, parce quil verrait lensemble, pourrait diriger tout ce qui est local qui, lui, ne verrait pas lensemble, est une hypothse

  • 39Pouvoir politique, ruptures et stratgies

    historique majeure. Ce sens-l est par lavant-garde et bien loin dtre une hypothse monopole de la politique : Pasteur a dit Je ne te demande pas quelle race ou quelle religion tu appartiens, si tu souffres, tu mappartiens, je te soulagerai .

    Cest lide que le corps souffrant individuel ou que le corps souffrant social appartient aux avant-gardes claires qui, parce quelles ont un peu plus de connaissances sur lavenir, sur le rel, peuvent diriger.

    Connatre un peu plus sur le futur veut dire nous sommes dans un devenir de dvoilement de lhistoire.

    Le positivisme et la dialectique ont fini par se rejoindre au sens que dun ct on est dans un dvoilement contradictoire dialectique et de lautre dans le dvoilement linaire plus simpliste, mais dans les deux, il y a cette hypothse du centre qui soutient lide quon va y arriver, que les lumires vont vaincre les ombres. Ce modle-l est le modle, axe de la croyance dans les mythes du progrs, ce qui permet de penser le tout.

    Quand jai commenc mdecine Buenos Aires, personne ne doutait que lobjectif de la mdecine tait de vaincre la maladie, voire la mort, or, aujourdhui, il ny a pas une seule aide soignante, une personne, qui croient que la mdecine est capable de vaincre la maladie. Le rle de la mdecine est compos avec son ombre, parfois lombre va devant, parfois derrire, parfois ct, mais lombre de la maladie et la lumire de la sant sont obliges de composer.

    Le b.a.-ba, le socle de la pense pendant des sicles a structur lide dun lieu do lon change les choses et les lieux de pouvoir. Il faut prendre le pouvoir, qui est le lieu central, ou le lieu davant-garde dans cette vision pyramidale donc historiciste, et aprs on change les choses !

    Le problme, cest que cette hypothse, malheureusement, sest cass la gueule dun point de vue mdical, urbanistique, cono-mique. Comme le dit le Suisse Rousseau avec le progrs on sait ce quon gagne, mais on ignore ce quon perd.

    Nous sommes les contemporains malheureux, scandaliss, horri-fis de ceux qui commencent savoir ce quon a perdu.

    Le progrs cest dun ct chocolat, de lautre cest marron, mais ce nest pas tout chocolat. Nous, dans le tiers-monde on a lautre

  • 40 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    ct. Par exemple la question de la croissance : les gauches latino-amricaines ne savent pas comment on peut raliser un programme de distribution sociale, de justice, sans croissance, sauf quavec crois-sance cest Monsanto ! Il ny a pas de croissance alternative ; et la dcroissance, vous pouvez vous prsenter aux lections en la soute-nant, mais mme votre mari ne votera pour vous !

    La vritable problmatique de cette crise, est ce modle histori-ciste qui engendre comme un corollaire vident lide que la socit se change depuis le pouvoir.

    Cet chec du progrs tait dj critiqu par Freud. On a voulu faire semblant que non, mais la trs bonne mtaphore pour moi, mais lide de pulsion de mort, lide quil ne suffit pas dtre conscient dune chose pour la changer et mme pire parfois.

    Parier sur la prise de conscience cest oublier que ltre humain et la socit sont dune complexit qui nie, qui met en chec toute ide de prise de conscience, de modification. Lerreur des nihilistes post modernes est de croire que la dcouverte des mcanismes conscience-ducation ne marche pas.

    Dans certains processus, mcanismes et conscience peuvent tre des dclencheurs pour amener des modifications, mais force est de reconnatre que si la conscience est llment ncessaire elle nest pas suffisante.

    Avec Florence Aubenas nous avons crit un livre sur la fabrica-tion de linformation dans lequel nous posons la question : les gens sont-ils informs ? Un certain niveau dinformation cre linhibition.

    la fin des annes 80, jtais en prison dans une poque de pousse populaire trs forte (Vietnam, libration des colonies en Afrique etc.) jen sors quatre ans et demi plus tard et jarrive directe-ment en France dans un autre monde, un monde dans lequel lide dmancipation qui nous avait conduit, tait tombe.

    Il y avait quelque chose dans cette hypothse de modle pou-voir-changement, conscience-changement, qui savrait dtruit. Pourquoi ? Parce que, et cest bien dommage que, par dogmatisme, on ait laiss le monopole de lanalyse la canaillerie droitire tels Andr Glucksmann, Bernard-Henri Lvy, on a laiss reconnatre quon avait chou, que les luttes dmancipation avaient produit, en gnral, le contraire de ce quelles voulaient, on na pas eu le cou-rage, massivement, de dire : on sest plant.

  • 41Pouvoir politique, ruptures et stratgies

    Alors nous avons cr un collectif Malgr tout qui a com-menc travailler et nous avons lanc un manifeste disant que nous tions un moment historique tragique dans lequel les gens qui dsirent la libert et la justice vitent la pense complexe, et les gens qui assument la pense complexe abandonnent tout dsir de justice. Nous nous sommes dit que nous allions relever le dfi en articulant une pense de la complexit avec notre dsir dmancipation.

    Je voyais Sartre tous les jeudis. On essayait de discuter, et, aprs quelques dernires actions militaires trs fortes, on a dcid daban-donner laffrontement et de nous replonger dans le tissu social, cela a donn le dbut de loccupation des terres par les Indiens et les paysans, le mouvement guvariste a particip avec les petits curs de la thologie de la libration comme force daide et de coordination aux premires occupations de terre au Brsil, en Argentine sous la dictature. On sest rendu compte quon navait plus un modle de socit venir, on sest rendu compte quon navait plus une ligne, on menait des actions de radicalit totale mais on navait pas de pro-messes et tout coup, on sest dit on na pas de modle Comment pouvons-nous penser cette nouvelle hypothse ? Celle-ci restait masque en partie, on avait abandonn lhypothse de la prise de pouvoir pour le changement. ce moment-l, le seul mouvement qui nous est apparu comme un modle pistmologique dans le sens non pas imiter mais extrapoler, une structure appliquer des exemples diffrents, tait le mouvement fministe, le seul mou-vement qui avait t capable de produire un modle de radicalit totale qui tait un modle acentr, sans une ligne et qui pouvait supporter en son centre un niveau de forte conflictualit. Cette mouvance acentre qui ne disait pas aprs la prise du pouvoir on va changer les choses , ce mouvement-l est devenu notre modle.

    Quand nous avons crit avec Florence Aubenas Rsister cest crer , on sest rendu compte que nous devions abandonner cette ide quil faut dabord prendre le pouvoir, car toute la matire grise des camarades se rduisait des questions lninistes de Comment prendre le pouvoir ? mais on ne savait rien sur laprs.

    Jai particip 2 rvolutions : la rvolution argentine et la rvolu-tion nicaraguayenne. Au Nicaragua, la prise du pouvoir a accouch dun chec total parce que les questions stratgiques daffrontement,

  • 42 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    les questions lninistes de comment prendre le pouvoir avaient pris toute la place. Dans lhistoire quelle est la rvolution qui na pas accouch du contraire de ce quelle voulait ? Ce nest pas en pensant Cest la faute aux tratres ! : Il y a toujours des causes structurelles beaucoup plus profondes.

    Lexemple historique, cest la rvolution franaise : la classe rvo-lutionnaire (la bourgeoisie) reste au pouvoir et quand on analyse la rvolution franaise, on voit quavant la question du pouvoir, la France tait dj bourgeoise, mercantiliste, les rapports amoureux et les liens taient dj mercantilistes, bourgeois. La philosophie tait dj celle des Lumires Rsister cest crer ctait a, il y avait eu cration dune alternative travers des luttes, et la question du pou-voir est la dernire qui a t pose pour tablir un rapport de forces.

    Cest cette mouvance-l se dveloppe en France un peu plus tard (DAL, AC !, sans papiers, AcUp etc.) et qui agit en disant : nous abandonnons, comme les femmes lavaient fait, toute discipline rvolutionnaire avec un centre et nous pensons, comme le disaient les guvaristes, un rvolutionnaire, cest la rvolution . Ctait un mot dordre trs subversif, en rupture avec le mouvement commu-niste international. Les conditions objectives on les cre, et ce qui va se former petit petit cest une autre hypothse et un autre modle, alternatif par rapport au modle dominant dmancipation.

    Si le modle dmancipation dominant tait de dire que le fmi-nisme viendrait aprs la prise du pouvoir, comment pouvaient ra-gir les camarades tortures, violes comme en Algrie !

    Mao disait il y a la contradiction principale et la contradiction secondaire ! Dabord tu obis

    Cette ide de contradiction principale et secondaire clatait. Cette ide pyramidale tait trs puissante, on disait comme un per-roquet quand les Indiens se pointaient : mais il y a une contradic-tion principale ! Quand les femmes se pointaient pour dire nous avons des problmes en tant que femmes : mais il y a la . Quand les homosexuels

    Cette ide de prendre dabord le pouvoir et aprs on verra a eu de graves consquences. Un sicle et demi a suffi pour voir !

    La nouvelle hypothse est peut-tre que la socit se change depuis la puissance de la base et les instances institutionnelles du pouvoir suivent. Rappelons Michel Foucault : le pouvoir ce nest pas seulement les institutions.

  • 43Pouvoir politique, ruptures et stratgies

    Mme en mdecine cest correct, ce nest pas en cassant le ther-momtre dun patient qui a 40 que la fivre descend !

    Ce nest pas en changeant les instances de reprsentation quon change le rel.

    Lide cest la puissance, contradictoire la base, conflictuelle, acentre, multiple qui construit un rel diffrent.

    Que se passe-t-il avec les lieux de pouvoir ?Quand la dmocratie est revenue, nous avons eu loccasion de

    gagner des lections partielles en Amrique Latine. Il y avait deux positions par rapport aux contres pouvoirs : gagner les lections et les camarades lus ne quittent pas lhorizontalit de la base.

    Linstitution est un lment de plus la base. Lobjectif ce nest pas quil y ait des lois, cest que la socit change et les lois doivent suivre. Lobjectif ce nest pas moiti de dputs hommes, moiti de dputes femmes, cest que la socit changeant, invitablement, il y ait moiti de dputes femmes.

    En permanence on adoptait cette hypothse de contre-pouvoir, une hypothse alternative, mais elle ne tombait aucun moment dans lidalisme de dire quune socit peut se grer en tant dans les instances institutionnelles, simplement notre hypothse dit que les instances institutionnelles doivent suivre le mouvement de la base.

    Je me souviens dun dner avec plusieurs femmes et hommes, plus ou moins anciens combattants qui avaient vcu des choses lourdes, pas de bla-bla politique mais une soire lgre parce quil sagissait de dcider qui allait se prsenter aux lections, on rigolait car avoir gagn cette mairie puissante, celui qui allait tre maire tait le camarade avec cette vision horizontale qui allait nous aider continuer. Deux mois aprs avoir gagn les lections, ce copain nous dit quil fallait mettre la pdale douce par rapport aux nou-velles occupations de terre et certaines activits culturelles mainte-nant quon avait gagn la mairie ! Il fallait quon se discipline, quon sordonne un peu !

    Cest devenu un vritable affrontement car, linstar des autres expriences celle du Brsil, il y a toujours cette dviation, on a du mal comprendre quoccuper les instances institutionnelles cest important mais ce ne sont pas elles qui dirigent la mouvance, cest un lment de la mouvance.

  • 44 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    Les gens qui sont les plus proches de cette position en Amrique latine et qui sont dans le pouvoir institutionnel cest Correa en quateur, cest le nouveau prsident du Paraguay, et la tendance oppose cest Chavez qui dit Il faut un leader, il faut ordonner tout cela . Ce sont les deux hypothses, deux tendances en opposition.

    Le mouvement des femmes est donc un mouvement fondamen-tal car il a accouch de cette hypothse dune puissance la base sans une ligne centrale, sans un leader et qui ne dit pas suivez-moi et aprs la prise du pouvoir je changerai tout .

    Ceci nempche que des femmes se prsentent au pouvoir, quil y ait des partis fministes, mais il ny a pas une ligne qui dit faut faire ci, faut faire a . Cest un modle de la comprhension de la mouvance du mouvement social. Ce sont des modles horizontaux qui disent simplement Quel est le lieu de changement radical de la socit ? . De ce point de vue-l, quand un pays va si mal comme en France, on est tous tents de dire cest la faute Sarkozy, mais si une canaille de la taille de Sarkozy, de Berlusconi, de Bush sont au pouvoir la responsabilit est ntre, nous ne pouvons dire comme de petits enfants Cest la faute papa . Nous avons du mal repen-ser le complexe de notre poque.

    Avec le mouvement fministe sest ouverte une fentre de libert, dmancipation qui change la socit, dans la puissance, en crant. Le grand danger cest que comme lpoque est trs obscure et que nous ne sommes pas au bout de cette obscurit nous sommes dans un mcanisme de destruction des forces vives.

    La pire chose faire serait de chercher des leaders ou dimagi-ner des raccourcis notre manque de capacit de mobilisation en essayant de substituer des figures ou des lieux magiques qui pour-raient changer les choses aujourdhui dans les mouvances dman-cipation plutt que s adonner la lourde charge de construction de rsistances multiples la base. Tout pari de raccourci pour dire Comme on na pas la force la base, cherchons des raccourcis sont toujours de mauvais paris.

    Cela ne veut pas dire quil ne faut pas aller vers les mdias, les lections etc. mais lhypothse qui me semble capitaliser un sicle et demi de rvolutions est lhypothse issue du mouvement fministe et de certains mouvements des droits civiques qui ont su dvelopper un lent travail contradictoire de la puissance en obligeant le pouvoir suivre.

  • 45Pouvoir politique, ruptures et stratgies

    Deux mots sur le fminisme en Argentine. Le mot fminisme a t captur trs longtemps par des bourgeoises plus ou moins clai-res, mais qui ont dgot le mouvement dmancipation de ce mot.

    Les copines ont lanc lexprience de la dnonciation de lavor-tement clandestin comme lavait fait le manifeste des salopes (5) ; cela va tre trs dur car mme si une camarade dirige (Madame Kirschner) la premire chose quelle dit cest Je ne peux pas . La complexit de la mouvance fministe se trouve confronte entre tra-ditions des peuples opprims et fminisme.

    Le retour en forces des nations indiennes est la bonne nouvelle en Amrique Latine. Il y a quelque chose qui avance du ct de ce retour, or voil que la complexit entre traditions indiennes et mouvement des femmes pose problme, comment changer les rap-ports des structures traditionnelles indiennes sans faire rebelote : les colonisateurs blancs qui viennent craser les indiennes, les Indiens. Voil la complexit, comment peut-il y avoir une volution conflic-tuelle sans affrontement ? Le mouvement progressiste international a loup le coche en Amrique Latine, et toujours ignor la particu-larit indienne, donc comment pouvons-nous aujourdhui penser cette complexit volutive sans que les bonnes blanches instruites viennent librer les indiennes sans se rendre compte une fois de plus que cette libration-l ne peut tre quune injure contre les nations indiennes.

    Idem, la question du voile en France. Avec Florence Aubenas on avait cr une universit populaire avec des associations de quartier pour crer des savoirs la Cit des 4000. Or, on savait comment les pres voulaient presque casser la gueule de certaines de leurs filles pour quelles enlvent le voile. Ils avaient subi des dcennies de bon oncle Tom pour sintgrer, et tout coup ils paniquaient car ils vi-vaient cette situation comme un chec et la fille, elle, se mettait le voile comme une revendication Je ne veux plus tre, je ne veux pas tre la bonne bougnoule intgre, je suis moi .

    5 Le manifeste des 343 galement appel manifeste des 343 salopes est une ptition fran-aise parue le 5 avril 1971 dans le no334 du magazine Le Nouvel Observateur, et signe par 343 femmes affirmant stre fait avorter, sexposant ainsi lpoque des poursuites pnales pouvant aller jusqu lemprisonnement. (NDLR)

  • 46 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    Notre attitude tait claire et nette, je me souviens de Nora, une intellectuelle qui disait Je mets le voile mais dans le quartier, untel a t jusqu casser la gueule sa sur qui voulait mettre la mini jupe. On est all chercher le frre et nous avons demand Nora de lui dire Je mets le voile par libre dcision, donc si lautre veut mettre la mini jupe, elle en a le droit . Ainsi que tu topposes la mise du voile obligatoire.

    On a cr du conflit, (voir le livre Lloge du conflit crit avec Anglique Del Rey).

    Le conflit nest pas laffrontement. Le conflit cest la multiplicit de la vie (Hraclite).

    On prenait le conflit multiple comme instrument dmancipa-tion, il ny a pas de connard et de malin, de bien et de mal, pour qui accepte que lengagement soit une hypothse et un pari.

    En France, loin de pouvoir dvelopper ce conflit, on a fait de ce conflit multiple un affrontement. Pour ou contre, cest catastrophique.

    Personne ne peut dicter la vrit personne. Lmancipation est une hypothse, malheureusement on a t menac de mort parce quon faisait le jeu de lislamisme ! Je nai pas beaucoup de certitudes, mais jai la conviction que crer des turbulences dans cette frontire floue tait le meilleur moyen de se battre contre lislamisme, comme cet espace nexiste plus, nous qui ne sommes pas islamistes, nous risquons dtre les fantassins dune guerre de culture merdique qui nest pas la ntre. Je regrette profondment quon nait pas eu le courage intellectuel et physique de dvelopper ce conflit-l.

    Lautre jour, rue Voltaire (lieu de rencontres de collectifs fmi-nistes) il y avait un groupe lesbien et, ct, un groupe de femmes voiles qui se sont croises : on aurait dit un film de western ! Et tous les deux parlaient de libert !

    Le dfi pour le mouvement fministe aujourdhui est de pouvoir penser la complexit, de pouvoir dvelopper les contradictions en assumant le fait que le mouvement fministe a construit le modle alternatif tout pouvoir qui est un modle patriarcal.

    Le modle fministe existe, il faut parier le dvelopper et dvelopper la puissance. Rsister cest crer .

  • Le pouvoir dans la cuisineChef, cheffe de cuisine : paradoxe dun mtier et trouble du genre(1)

    1 Cette intervention est issue de la recherche que Martine Bourelly a mene pendant lanne universitaire 2007-2008 : galit des chances entre les hommes et les femmes (Universit Paris IV-Pierre et Marie Curie - Universit Paris III-Sorbonne Nouvelle). Son mmoire est nourri par une longue exprience dans laccompagnement de projets professionnels de demandeurs demploi et de salaris.

    47Le pouvoir dans la cuisine

  • 48 Le pouvoir a-t-il un sexe ?

    Martine BOURELLYSalarie et syndicaliste Ple emploi

    Se dessinerait donc le schma suivant : le gouvernement domes-tique appartient la femme, le gouvernement politique lhomme. Lautorit, dans les deux cas, doit rester masculine : lhomme est le seul chef possible.

    (Genevive Fraisse, Les deux gouvernements : la famille et la Cit.)Aujourdhui, limage de la femme mancipe qui travaille lex-

    trieur du foyer sest substitue aux images de mre nourricire et de bonne mnagre. Nanmoins, la cuisine familiale comme les autres tches domestiques restent souvent sa charge(6). En revanche, la cuisine professionnelle en France est une histoire dhommes. Elle est longtemps reste un vritable bastion masculin.

    Faire la cuisine est dune part, un savoir-faire socialement dsign comme naturellement fminin et dautre part, un mtier masculin, celui de cuisinier. Ce mtier sest construit en sappuyant sur des valeurs viriles hirarchie, commandement, force, dis-cipline - en sopposant et en dvalorisant la cuisine domestique et la cuisinire.

    Jai choisi danalyser la situation paradoxale de lactivit culi-naire. Le mtier de chef, dont il est souvent question dans tous les mdias travers les grands chefs toils, sentrouvre prsent aux cheffes , qui bnficient leur tour dune certaine starisation