fiction - erudit.org · Éliseturcotte guyana leméac,montréal,2011,175p.;20,95$...

13
Tous droits réservés © Nuit blanche, le magazine du livre, 2012 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 23 mars 2021 05:32 Nuit blanche, le magazine du livre Fiction Linda Amyot, Jean-Paul Beaumier, Michèle Bernard, Pierrette Boivin, Patrick Guay, Laurent Laplante, Alexandre Lizotte, Michel Nareau, Julie Pelletier, Judy Quinn, Simon Roy et Vincent Thibault Numéro 126, printemps 2012 URI : https://id.erudit.org/iderudit/66281ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Nuit blanche, le magazine du livre ISSN 0823-2490 (imprimé) 1923-3191 (numérique) Découvrir la revue Citer ce compte rendu Amyot, L., Beaumier, J.-P., Bernard, M., Boivin, P., Guay, P., Laplante, L., Lizotte, A., Nareau, M., Pelletier, J., Quinn, J., Roy, S. & Thibault, V. (2012). Compte rendu de [Fiction]. Nuit blanche, le magazine du livre, (126), 17–35.

Upload: others

Post on 18-Oct-2020

0 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Fiction - erudit.org · ÉliseTurcotte GUYANA Leméac,Montréal,2011,175p.;20,95$ Laprosed’ÉliseTurcottepossèdeune musiquesingulière,faited’unetonalité personnelle,d’unrythmepaisibleet

Tous droits réservés © Nuit blanche, le magazine du livre, 2012 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 23 mars 2021 05:32

Nuit blanche, le magazine du livre

FictionLinda Amyot, Jean-Paul Beaumier, Michèle Bernard, Pierrette Boivin, PatrickGuay, Laurent Laplante, Alexandre Lizotte, Michel Nareau, Julie Pelletier, JudyQuinn, Simon Roy et Vincent Thibault

Numéro 126, printemps 2012

URI : https://id.erudit.org/iderudit/66281ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Nuit blanche, le magazine du livre

ISSN0823-2490 (imprimé)1923-3191 (numérique)

Découvrir la revue

Citer ce compte renduAmyot, L., Beaumier, J.-P., Bernard, M., Boivin, P., Guay, P., Laplante, L., Lizotte,A., Nareau, M., Pelletier, J., Quinn, J., Roy, S. & Thibault, V. (2012). Compte rendude [Fiction]. Nuit blanche, le magazine du livre, (126), 17–35.

Page 2: Fiction - erudit.org · ÉliseTurcotte GUYANA Leméac,Montréal,2011,175p.;20,95$ Laprosed’ÉliseTurcottepossèdeune musiquesingulière,faited’unetonalité personnelle,d’unrythmepaisibleet

Élise TurcotteGUYANALeméac, Montréal, 2011, 175 p. ; 20,95 $

La prose d’Élise Turcotte possède unemusique singulière, faite d’une tonalitépersonnelle, d’un rythme paisible etplaisant, d’une douce profondeur, quilaisse aux événements le soin et le tempsde se développer, de couver en nous avantde se dévoiler dans l’histoire. Peu deromanciers au Québec ont ce talent pourdécrire les rouages obscurs de la voixintérieure. Dans Guyana, Turcotterenoue, à mon sens, avec deux de sespremiers ouvrages de fiction. Ainsi, duBruit des choses vivantes, elle reprend lesquestions de la maternité, de la mono-parentalité, de la tendresse à donner et àrecevoir, où l’espace familial est toujoursen tension créatrice avec le monde social,urbain, interculturel. De même, elleconstruit une histoire de fascination pourle surgissement de la violence, pour lepassé trouble d’une femme happée par leviol et les menaces, comme elle le faisaitdéjà dans L’île de la Merci, en se tournantvers la perspective d’une survivante audrame dont elle n’est même pas témoin.À partir d’un rendez-vous de coiffure

manqué, la trajectoire d’Ana et de son filsPhilippe bifurque. Le quotidien et laroutine se délitent dans l’expectative, lacuriosité macabre fait son chemin, lesévénements du passé déboulent entre

le silence et les confessions, et la vie pré-caire de cette famille déjà heurtée parla mort du père se trouve prise dansles dédales de l’existence d’une relativeinconnue, Kimi, la coiffeuse. Le roman estmarqué par une enquête policière, pardes rubans jaunes, par des interrogatoi-res, mais jamais le récit ne s’installe dansle suspense, dans l’anticipation fiévreused’un dénouement. Au contraire, l’intérêtdu roman est de nous faire pénétrer dansle labyrinthe d’une existence par le détourd’une écoute de l’autre, par la volonté decommuniquer avec le désespoir d’uneinconnue. Cette éthique de la parole, quipasse par le recueillement, la curiositéempathique, la découverte des affinitéstransculturelles, donne son sel à ce grandrécit, porté par une vibration qui résonneà chaque page.La structure du roman fait également

résonner cette parole multiple à quérir.En effet, Guyana reprend le fonction-nement du grand roman d’Anne Hébert,Les fous de Bassan, en faisant alternerles narrateurs (ici Ana, Philippe et Kimi),dans des jeux sur la vraisemblance et latemporalité, tout en reconstituant l’espacecirconscrit et étranger d’un drameannoncé. Le roman de Turcotte, tout envariations, en approfondissement, endésir de connivence, ouvre le quotidiencomme peu de textes contemporainssavent le faire.

Michel Nareau

Bertrand LaverdureBUREAU UNIVERSELDES COPYRIGHTSLa Peuplade, Chicoutimi, 2011,142 p. ; 20,95 $

Déjanté. Voilà le mot qui sera employépour parler de ce roman curieux, raffiné,ludique. Le terme est galvaudé et s’ap-plique à tout ce qui déforme le mouledepuis que le cinéma s’en est emparépour parler des productions atypiques. Leroman de Bertrand Laverdure, Bureauuniversel des copyrights, est plus que cela.D’abord une réflexion sur les possibilitésde l’écriture, sur les limites de la repré-sentation, sur les vertus de la décons-truction des points de vue, il est surtoutl’opposé d’une construction maladroite.L’écrivain, par le moyen d’allusions à laculture populaire, par l’usage de nom-breux référents mythologiques et étran-gers (dont le mandarin, qui sert à clore cerécit angoissant et loufoque) et de lieuxsans liens apparents, travaille à brouiller,une à une, nos habitudes de lecture, quisont aussi des habitudes de classificationdu réel.Un narrateur perdu et centré sur ses

agissements prend conscience de l’inten-sité de l’existence, avant de rencontrer àBruxelles le Schtroumpf farceur qui luioffre, comme il se doit, un cadeau explo-sif. La vie du narrateur tombe ensuitede Charybde en Scylla, alors qu’il estméthodiquement démembré par toutessortes d’incidents qui apparaissent commeautant de chutes à de mauvais rêves. Ilperd bras, mains, jambes, etc., mais ilparvient à se maintenir grâce à des pro-thèses, des substituts plus singuliers lesuns que les autres, comme ces membresen chocolat ou parlants. Devenu objet derechange, le narrateur perd son identitéhumaine, et ultérieurement sa voix, alorsque le récit change de point de vue nar-ratif lorsque ce candide moderne, fleg-matique devant l’épreuve, est poursuivipar des touristes littéraires en mal desensation, dans des pages d’une belleacuité sur la nécessité de l’intrigue dansle genre romanesque. Le narrateurreprendra l’autorité sur son histoire, alors

N0 126 . NUIT BLANCHE . 17

commentaires fiction

roman

NB_No126_P1 a? P72_final.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd 18/03/12 21:27 Page 17

Page 3: Fiction - erudit.org · ÉliseTurcotte GUYANA Leméac,Montréal,2011,175p.;20,95$ Laprosed’ÉliseTurcottepossèdeune musiquesingulière,faited’unetonalité personnelle,d’unrythmepaisibleet

qu’il réalise que l’existence humaine estbradée au commerce, puisque tout estattribué et rémunéré dans une immensebâtisse sans fond. Dans ce roman ima-ginatif, chaque scène est le théâtre d’uneconflagration du réel pour redonner à lalittérature le mandat de dissonance, dudémontage des mécanismes de la penséetrop souvent tenus pour naturels. Lelecteur est constamment sollicité etdéboussolé dans ce roman, mais cetteexhortation à la vigilance, ce qui-vivehumoristique de la lecture est ce quipermet de sortir des représentationsstabilisées du monde et d’éprouver levertige d’un sens à colmater comme uneblessure béante.

Michel Nareau

John UpdikeLES LARMES DE MON PÈRETrad. de l’américain par Michèle HechterSeuil, Paris, 2011, 291 p. ; 34,95 $

Pour la plupart, les nouvelles publiéessous le titre de l’une d’elles sont touchan-tes, et deux ou trois en particulier m’ontcarrément ému (« Elizanne ou la baladeoubliée », « Le rire des dieux »). JohnUpdike avait du talent, il avait aussi dumétier, des dons d’invention et d’ob-servation dont il a usé dans ces textes quiparlent du temps passé et de celui quipasse, ou qui le mettent en scène – habi-

lement bien qu’avec simplicité, non sansun humour tendre, quand il oppose, parexemple, le vieillard éclairé à l’enfant ouau jeune homme qu’il cherche à retrouver.Le narrateur ou le héros sont dans lagrande majorité des cas retraités, deshommes âgés, ayant déjà franchi le seuilde la vieillesse, scolarisés, souventgrands-parents, ayant souvent traverséplus ou moins heureusement plusieursmariages, des hommes derrière lesquelsse tient, se cache à peine Updike. Celadonne au recueil une manière d’unité.Critique intelligent de la société

américaine, bien sûr, qu’il examine surplace ou au cours de voyages au Maroc ouen Espagne ; ironisant sur les rapportsconjugaux et la sexualité, sans quoi ilne serait pas John Updike ; envisageantl’approche certaine de la mort, la sienneet celle d’une époque révolue dont lespersonnages cherchent des traces, dessignes, l’auteur se montre juste ce qu’ilfaut désabusé et juste assez serein, parfoissuffisamment choqué de ce qu’on dit êtrel’injustice de la vie pour nous balancerune pareille question : « [...] que signifiece scandale : avoir été enfants et êtredevenus vieux, tout près de la mort ? »« Nous avons t-tout le t-temps »,

bégaie le timide et tendre David à la belleElizanne.Updike nous rappelle que non.

Patrick Guay

Jonathan FranzenFREEDOMTrad. de l’américain par Anne WickeBoréal, Montréal, 2011,720 p. ; 34,95 $

Un peu comme Piaget qui n’avait besoinque de quelques enfants pour construireses analyses pédagogiques, JonathanFranzen parvient à recréer sous nos yeuxune société et son climat en n’appelant àla barre des témoins que les membresd’une unique famille et leurs proches lesplus marquants. Preuve concluante que larigueur et la profondeur de l’observationvalent mieux que la dispersion et tous lesfatras épidermiques.Patty sera l’axe principal de cette pre-

nante reconstitution. Elle sera, à mesureque le temps exerce son érosion sur lecours des existences, adolescente, épouse,mère, sagement restituée par le vieil-lissement à l’apaisement de ses révoltes et(presque) libérée de son apitoiement surelle-même.Quand s’ajoute à ces multiplesrôles son intervention comme narratricediscrète et presque inavouée, Patty achèvede déployer sa présence et surtout saconception de la liberté. Elle a beau parlerd’elle à la troisième personne, c’est encoreet toujours sa liberté qui réclame l’at-tention. Car il n’est ici question que de laliberté et des limites auxquelles elle seheurte. L’enviable liberté de l’athlètequ’est Patty au départ est brutalementniée par un viol que ses parents l’incitentà passer par profits et pertes ; ce qui sub-siste de cette liberté fringante sera cruel-lement atrophié par un accident qui metfin aux espoirs de carrière sportive. Laliberté, Patty la retrouve sur son cheminlorsque s’offre à elle le choix entrel’insaisissable Richard et le fiable, placideet terne Walter. Patty, à l’image d’uneépoque et d’une société, tranchera, maisen revendiquant à la fois la liberté duchoix et le droit de nier les conséquencesde ses décisions. Oui au mariage rassu-rant, mais oui aussi au sel de la liaison.Choisir sans choisir tout en choisissant.Autour de Patty, d’autres libertés par-

viennent à des carrefours analogues.Walter n’évoluera que contraint. Il

N0 126 . NUIT BLANCHE . 18

commentaires fiction

nouvelles, roman, policier

NB_No126_P1 a? P72_final.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd 18/03/12 21:27 Page 18

Page 4: Fiction - erudit.org · ÉliseTurcotte GUYANA Leméac,Montréal,2011,175p.;20,95$ Laprosed’ÉliseTurcottepossèdeune musiquesingulière,faited’unetonalité personnelle,d’unrythmepaisibleet

n’échappera que par un triste et opportunhasard à une servitude indigne de lui.L’attirant Richard se croira libre parcequ’il est couvert de femmes, mais il pri-vera souvent la musique de ce qu’ilpouvait lui apporter. Quant aux enfantsde Patty et de Walter, ils exigeront euxaussi une extrême souplesse de l’enca-drement. Ils confondront volontiersintransigeance et raison dans le cas deJessica et, dans le cas de Joey, enrichis-sement rapide et réussite. Ce que Franzenécrit d’un personnage secondaire pour-rait s’appliquer dans une certaine mesureà chacun des acteurs principaux : « Lapersonnalité sensible au rêve de libertésans limite est une personnalité qui estaussi encline, si jamais le rêve venait àtourner à l’aigre, à la misanthropie et à la

rage ». Franzen va cependant plus loinque nécessaire quand il prolonge commeà plaisir les oscillations velléitaires dePatty et rend Walter trop vulnérable auxmensonges néolibéraux : la liberté,mêmeindomptable, s’avilit si elle tourne aucaprice.

Laurent Laplante

Chrystine BrouilletDOUBLE DISPARITIONUNE ENQUÊTE DE MAUD GRAHAMLa courte échelle, Montréal, 2011,307 p. ; 24,95 $

Double disparition est le dernier polar deChrystine Brouillet, auteure québécoiseintarissable. On peut y suivre la dixièmeenquête de Maud Graham, le personnage

auquel les lecteurs qui connaissent bienBrouillet se sont attachés.Ce roman met en scène deux enquêtes

parallèles qui tendent à s’imbriquer au filde la lecture. D’un côté, Trevor, un ado-lescent ébranlé par la mort de sa mèreadoptive incestueuse, quitte Rimouski àla recherche de son passé et de son avenir,perdu dans les dédales de sa souffrance.D’un autre côté, Maud Graham, enquê-teuse à Québec, s’acharne à élucider lemystère entourant l’enlèvement d’unepetite fille.Chrystine Brouillet met en œuvre une

formule gagnante, mais pas nécessai-rement innovatrice. L’écrivaine ne réin-vente pas la roue, par contre elle réussit àséduire les lecteurs de romans policiers.Ceux qui ont côtoyé dès le début l’univers

N0 126 . NUIT BLANCHE . 19

il peut paraître indécent aux yeux de certains de publier la biographie d’une personne encorevivante, Andrée Ferretti contourne habilement le problème en proposant un clin d’œil taquin auxpopulaires biographies non autorisées misant sur le caractère licencieux des révélations. Elle nous

invite à parcourir un document hybride bien plus intrigant encore. Tout est considéré ici à travers leprisme d’une auteure chargée de produire la biographie d’une dame réticente à se soumettre à l’exercice.En dépit des résistances du sujet principal lui-même, la biographe ne jette pas l’éponge et entreprendrespectueusement de s’attaquer au roman de Fleur Després, faisant d’elle l’héroïne de l’histoire de sapropre vie imaginée. Ce Roman non autorisé est ce qui peut arriver de mieux quand sonne l’heure desbilans. Ayant l’avantage de préserver un garde-fou de pudeur, l’option retenue permet de jouer sur le point de vue à partirduquel nous est livré l’objet. Or la nature même du projet fait en sorte que l’auteure brouille les pistes : départager le véridiquede la pure invention n’est pas si évident en effet.Témoin des grands bouleversements sociopolitiques du dernier demi-siècle, Andrée Ferretti hélas n’échappe pas à l’écueil

didactique, et ce, au détriment de l’illusion romanesque souhaitée. Une hésitation persiste entre le documentaire historique etle récit purement littéraire. Comme si l’on avait mis au jour un manuscrit jauni dormant dans une malle, on découvre desdialogues boursouflés, une manière ampoulée qui sacrifie le naturel de la forme aux caprices d’un style emphatique se voulantlittéraire à l’excès.Au-delà de cet irritant d’ordre formel, on est séduit par la lucidité des observations et l’intelligence toujours sémillante de

l’auteure. Le regard, si pénétrant (elle se présente comme reporter-photographe…), sait débusquer la beauté tapie dans le plustrivial. Profonde humaniste,Andrée Ferretti expose les éclairs lumineux d’une pensée moderne, avant-gardiste pour l’époque.Sa fougue romantique fait éclater les tabous sclérosés. Résultat : une existence assumée, intense, chaque relation étant marquéepar l’incandescence d’une braise ardente. On y apprécie un appétit emballant pour la vie libre qui rend plus émouvante encorel’urgence d’écrire cet ouvrage-legs.

Simon Roy

Andrée FerrettiROMAN NON AUTORISÉL’Hexagone, Montréal, 2011, 154 p. ; 19,95 $

Andrée Ferretti

S’

NB_No126_P1 a? P72_final.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd 18/03/12 21:28 Page 19

Page 5: Fiction - erudit.org · ÉliseTurcotte GUYANA Leméac,Montréal,2011,175p.;20,95$ Laprosed’ÉliseTurcottepossèdeune musiquesingulière,faited’unetonalité personnelle,d’unrythmepaisibleet

de Maud Graham seront heureux d’yretrouver Maxime, Grégoire et Michaël,notamment. Cependant, les non-initiés sesentiront peut-être moins interpellés parce leitmotiv et tenteront de s’accrocher àune intrigue dont on aura d’entrée de jeurévélé des éléments essentiels.Malgré tout, l’auteure crie sur la place

publique la douleur à laquelle sontenchaînées les victimes d’inceste et lesparents endeuillés par la disparition d’unenfant. Élan de compassion, dénoncia-tion, avertissement ou simple informa-tion ? Peu importe ! Enfin une perspec-tive humaine et touchante qui permetd’oublier le côté souvent cartésien desromans policiers et d’entrer un peu plusprofondément dans la psychologie despersonnages.

Double disparition est un romandésorientant par moments par la gravitédes sujets abordés, mais aussi par lesapartés sur les différents personnages quin’ont qu’un rôle secondaire dans le récit.On peut voir ces digressions comme delégères pauses au drame ou comme deslignes en trop. Quoi qu’il en soit,Chrystine Brouillet n’a plus à faire sespreuves dans l’art du roman policier. Sonsuccès retentit chez les lecteurs québécoisautant que chez les Français, quiattendent impatiemment la sortie d’uneautre enquête de Maud Graham.

Julie Pelletier

Benoit JutrasVERCHIELLes Herbes rouges, Montréal, 2011,82 p. ; 14,95 $

« Nous sommes des dessins d’enfants »,écrit Benoit Jutras dans Verchiel. De cetteexistence qui jadis fut autre chose qu’unpaysage de bonhomme allumette, autemps où le ciel était le ciel, que l’enfer seplaçait en dessous et que la foi nousportait un jour vers l’autre tout entierchacun en soi-même et uni aux autres, decette existence ne subsiste qu’une imagenaïve qui s’étiole. Et derrière cette imagedisparaissant, que reste-t-il ? Même pasun être, même pas des os. Cela qui survitet cela qui s’en va sauront-ils révéler, àtravers l’écriture, ce que nous sommesdevenus ? On connaît ces vers de Saint-Denys Garneau : « Nous allons détachernos membres et les mettre en rang pouren faire un inventaire / Afin de voir ce quimanque ». Chez Jutras aussi, « nousenlevons notre peau, nous alignons nosos sur la ligne d’écriture ». Si dans lapoétique du dénuement de Saint-DenysGarneau subsistait encore cette révoltedevant l’inéluctable – « Car il est impos-sible de recevoir aussi tranquillement lamort grandissante » –, il en est autrementchez Jutras : le poète, notre contem-porain, cette « chose de personne », estd’ores et déjà depuis le berceau un exem-

plaire de la mort, cette mort qui seperpétue depuis que le monde est monde.Dire ce nous, aujourd’hui, le retrouver au-delà de cette mort, voilà la tâche del’écrivain qui, malgré sa « sainte horreurdu poème », veut croire en une commu-nauté d’humains, en « l’amitié noire quiécoute ». Les références et hommages,explicites comme implicites, sont d’ail-leurs nombreux dans ce très beau recueil.Dire ce nous donc, le réinventer, en créantdes livres de pluie ou de cendre, avec unelangue impossible qui parle des « arbresde peaux », de la « nuit bêchée », du« nombre blanc », des « chiens de roches ».« Je dis » ce nous, et même si « je suissans moi / [que] je m’avale pour vivre »,traversé par le vent, la poussière et lapluie, ce « je » arrive à parler à quelqu’und’autre, cet autre moi, moi qui, aussi,disparais.

Judy Quinn

Luis SepúlvedaHISTOIRES D’ICI ET D’AILLEURSTrad. de l’espagnol par Bertille HausbergMétailié, Paris, 2011,148 p. ; 24,95 $

Deux veines structurent l’écriture de LuisSepúlveda. Il y a d’abord les œuvresfictives, centrées sur le développementd’une trame sociale et politique autour depersonnages attachants et humbles. Leromancier y transpose, qu’il soit beau ouhostile, le réel, vu d’une lorgnettelatino-américaine, en leçons de vie auxfins d’une morale combattante. Dans cecourant, Le vieux qui lisait des romansd’amour et Un nom de torero sont sesréussites, où affleurent écologisme,solitude, défaites et espoir. Il y a aussi laveine qui joint son penchant testimonialà sa profession de journaliste. Il en résultede courts portraits impressionnistes,qu’ils soient autobiographiques ou non,dans lesquels l’écrivain construit ununivers de fraternité et d’honneur. Lerecueil d’escarmouches et d’historiettes,pour reprendre des termes de JacquesFerron, autre écrivain ayant une politiqued’écriture (Ferron a de plus l’humour),Histoires d’ici et d’ailleurs appartient à la

N0 126 . NUIT BLANCHE . 20

commentaires fiction

poésie, chroniques

NB_No126_P1 a? P72_final.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd 18/03/12 21:28 Page 20

Page 6: Fiction - erudit.org · ÉliseTurcotte GUYANA Leméac,Montréal,2011,175p.;20,95$ Laprosed’ÉliseTurcottepossèdeune musiquesingulière,faited’unetonalité personnelle,d’unrythmepaisibleet

seconde catégorie, avec Les rosesd’Atacama et La folie de Pinochet.Sepúlveda excelle à camper un

personnage, à saluer les vertus d’un ami,à redécouvrir une injustice cachée, et lerecueil abonde de ces plaidoyers pour larésistance, pour la droiture devant lecapital et sa cohorte de profiteurs ram-pants. Des écrivains sont ainsi célébrés(Mario Benedetti, Miguel Rojo, NelsonSaúte), tout comme des artistes (dont lephotographe Daniel Mordzinski, quifournit l’œuvre sur la couverture dubouquin) et des quidams anonymesexhaussés au rang de modèles et d’ins-pirations. Si le sentimentalisme affleure àchacune des pages, si les confessions et

témoignages de l’auteur sont souvent déjàconnus et présentés sous un jour toujoursfavorable, si l’effet « viande froide »inspirée perce l’œuvre à l’occasion tantsont nombreux les textes qui soulignentla mort de proches, il existe quand mêmeun charme à l’écriture de Sepúlveda, quitient à la sincérité du propos, à la tonalitéparticulière de la douce colère qui trans-perce les chroniques et à la manière derameuter les traces de beauté dans unmonde marqué de multiples ruines.Ainsi, c’est dans l’évocation de l’exil,

puis du retour au pays natal, que lerecueil prend sa forme, notamment par letexte liminaire, le plus approfondi et quifonctionne comme un cadre éthique et

esthétique pour expliciter son art duportrait. Dans ce texte, l’écrivain décritson émotion devant la photo d’enfantspurs et innocents pris dans le maelströmde la dictature. Il décide, huit ans après laprise de la photographie, de retrouver cesinconnus et de leur donner la parole, afinde cerner comment le rêve transverse lesépoques et se heurte aux assauts dutemps et des humains. Ce beau texte,émouvant, contient en germe la manièreSepúlveda, avec ses raccourcis, ses embal-lements lyriques, sa morale appuyée,mais surtout avec cette candeur quisurprend encore après une quinzaine delivres.

Michel Nareau

N0 126 . NUIT BLANCHE . 21

out compte fait, mieux valait quitter l’Italie. D’urgence et discrètement. C’était en l’an 1911. Ni lesguerres ni la faim ne sont à blâmer pour cette rupture. Ce sont des menaces locales qui rendent ledépart inévitable, les agissements d’un oncle ayant provoqué des rancunes à jamais inassouvies. Les

partants ne composaient d’ailleurs qu’un incomplet noyau familial : une grand-mère encore élégante et untout jeune petit-fils ; entre les deux ni père ni mère. Le point de chute ? Rien de bétonné, mais peut-être,sous un ciel imprécis, un New York mythique déjà traversé de rumeurs, de parfums et d’accents italiens.La traversée brouillera ces plans, car des voyageuses québécoises enjouées, affectueuses, admirativesapprivoisent l’enfant et font de Kamouraska une destination que les exilés jugeront bientôt préférable àNewYork.Kamouraska, grâce à la plume agile de Francine Allard, y va de son meilleur accueil. La grand-mère répand ses recettes,

Adriano s’initie aux mœurs du pays et ne cesse de raffiner son talent d’aquarelliste, l’Italie s’estompe sans disparaîtrecomplètement.Adriano et sa copine Jeanne-Mance grandissent ensemble sans évaluer leur relation à la même aune : elle en està l’amour alors qu’Adriano s’en tient aveuglément à l’amitié. Ce malentendu tenace produira ses fruits lorsque Adrianoquittera Kamouraska pour aller étudier son art dans la grande ville et s’y mariera. La suite aurait pu, entre les mains d’unemoindre romancière, succomber au style Hollywood. Fermement proche de la vie usuelle et vraisemblable, la trajectoiredu roman nous évite le déferlement sirupeux. Des erreurs d’aiguillage surviendront qu’aucun deus ex machina n’empêchera.Cette maturité de la rédaction est d’autant plus rare et appréciable qu’elle intervient dans un roman qui se moqueagréablement des limites qu’on prétend trop souvent établir entre le livre pour adultes et la littérature destinée aux jeunes.Aucune trace d’une telle compartimentation dans cette réussite. Il y a ici élégance de la forme, accueil du réel avec ses aspéritéstenaces, prise en compte des sentiments tels que les façonne et les assaille le quotidien des humains. Saluons aussi la recherchequi permet à l’auteure de parler avec plausibilité de gastronomie italienne aussi aisément que des exigences de l’aquarelle. Seulbémol, quelques distractions beaucoup plus inoffensives que les miennes : baptiste plutôt que batiste, une fusible, « les grandsamants deVenise » (Vérone ?)... Détails que balaiera la prévisible et souhaitable réédition.

Laurent Laplante

Francine AllardDE L’EAU SUR LE PAPIERT. I, L’HEURE BLEUETrois-Pistoles, Trois-Pistoles, 2011, 443 p. ; 24,95 $

Élégance de la forme

T

NB_No126_P1 a? P72_final.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd 18/03/12 21:28 Page 21

Page 7: Fiction - erudit.org · ÉliseTurcotte GUYANA Leméac,Montréal,2011,175p.;20,95$ Laprosed’ÉliseTurcottepossèdeune musiquesingulière,faited’unetonalité personnelle,d’unrythmepaisibleet

Haruki Murakami1Q84LIVRE 1, AVRIL-JUINTrad. du japonais par Hélène MoritaBelfond, Paris, 2011, 533 p. ; 34,95 $

1Q84 est paru au Japon en trois volumesen 2009 et 2010. C’est peu dire que deparler d’un « phénomène » : le premiertirage s’est retrouvé épuisé le jour mêmede la parution du livre, et des millionsd’exemplaires se sont vendus depuis. Àen croire le Courrier international, lesventes d’1Q84 auraient augmenté six foisplus vite que celles du premier tomed’Harry Potter. À un point tel que lesréférences culturelles (innombrables etdélicieuses chez Haruki Murakami)lancent des modes : un des personnagess’étonne d’entendre la Sinfonietta deJanácek dans un taxi ; à en croire L’Express,Sony en vend tout à coup 12 000 copies etUniversal en profite pour commercialiserune sonnerie de téléphone portable.

1Q84, dites-vous ? Le titre à lui seulest confondant. On veut y voir uneréférence au 1984 d’Orwell : en japonais,le chiffre neuf se prononce « Q » à l’an-glaise, si bien que 1Q84 et 1984 sonthomophones. Mais dans la trilogie japo-naise, le mal qui vient lécher les vivants ettitiller leur esprit est invisible. Un indé-chiffrable malaise qui, faut-il le rappeler,n’est pas l’apanage des Nippons. L’auteurexplique : « Nous vivons dans une époqueoù il est très difficile d’avoir un jugement

sur ce qui est juste ou non. […] Dans unmonde plus chaotique, les fondamen-talismes gagnent du terrain. C’est le rôlede l’écrivain de créer des fictions qui lescontrent ».Quelque chose se trame. Des sectes

ont des pratiques amorales pétrifiantes,et quelqu’un décide d’y faire le ménage.Une protagoniste ressent un étrangedécalage avec le monde qu’elle croyaithabiter – sommes-nous bien toujours en1984 ? Dans quelle mesure peut-on direque les relations qu’on entretient avec leTemps sont saines ? Avec l’Histoire ? Avecles histoires aussi, avec ou sans majuscule ?Car parmi ces vies parallèles (commesouvent chez Murakami, on se surprend àréfléchir au concept même de parallé-lisme, de destin), il y a celle de Tengo, leprofesseur qui rêve d’écrire des livres ; unami éditeur lui demande de réécriresecrètement le manuscrit d’une jeunefille qu’il compte présenter à un presti-gieux concours du premier roman. Ons’enfonce alors dans une critique acerbe(et pertinente) de certaines sphères dumonde littéraire et de la façon dont on« construit » un best-seller.Pour le lecteur d’1Q84, roman-dans-

le-roman et réécriture de l’Histoire sefondent en un récit hypnotique. Etgrandiose. Les références explicites àDickens abondent, et comme lui, Mura-kami ne manque ni d’ambition ni detalent. On en voit peu de cette trempe.Qu’on ne se laisse pas dérouter par les

naïvetés (toutes feintes), l’érotisme (duplus léger au plus troublant), la violence(qui gronde comme à l’annonce d’unorage), les contusions de l’esprit et crocs-en-jambe à l’intellect. Ou plutôt, non :qu’on se laisse dérouter. Car avec Mura-kami, on perd pied. Et avec ce premiertome, ça ne fait que commencer.

Vincent Thibault

Emmanuel BouchardDEPUIS LES CENDRESSeptentrion, Québec, 2011, 162 p. ; 16,95 $

Fort bien accueilli par la critique, Aupassage, le recueil de nouvelles que faisaitparaître Emmanuel Bouchard en 2008,nous révélait un nouvel écrivain qui avaitsu proposer une vision toute personnellede la vie d’un quartier de la Basse-Villede Québec et des gens qui l’habitent. Lerecueil se démarquait notamment par lasobriété du ton qui émanait des nou-velles, par l’équilibre maintenu entre ladescription du quotidien et le merveil-leux qui peut en émaner, puisant à mêmele particulier pour laisser entrevoir l’uni-versel, la fantaisie, l’onirisme et la poésieque recèlent certaines situations. On nepouvait que s’attacher aux personnagesmis en scène, et se laisser prendre à sontour au passage. Emmanuel Bouchardnous revient cette fois avec un romanplus intimiste, Depuis les cendres, quiconfirme l’acuité de son regard, sa capa-cité de donner vie à des personnages etd’aborder des sujets délicats avec unesimplicité et une profondeur qui ne man-quent pas de surprendre.

Depuis les cendres aborde le thème dudeuil, celui du père, et celui, sous-jacent,de la quête du fils qui cherche à comblerl’absence, le vide. « La poésie n’a pas decœur. Elle se fiche de ma misère, meregarde tomber avec indifférence. » Ainsidébute la quête d’Hubert. Renouant avecson recueil précédent, et peut-être avec ledésir inavoué d’en prolonger l’explora-tion, Emmanuel Bouchard fait d’aborderrer son personnage dans la Basse-Villede Québec avant de le lancer sur les rou-tes du sud de la France avec, pour toutbagage, un recueil de poésie de Saint-

N0 126 . NUIT BLANCHE . 25

commentaires fiction

roman, premier roman

ˇ

NB_No126_P1 a? P72_final.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd 18/03/12 21:28 Page 25

Page 8: Fiction - erudit.org · ÉliseTurcotte GUYANA Leméac,Montréal,2011,175p.;20,95$ Laprosed’ÉliseTurcottepossèdeune musiquesingulière,faited’unetonalité personnelle,d’unrythmepaisibleet

Denys Garneau et des vêtements de sonpère que sa mère lui donne avant sondépart. Le voyage qu’entreprend Hubertlui permettra tout à la fois d’apaiser ladouleur qu’il ressent et d’en découvrir lesens en l’inscrivant dans la durée. Levoyage n’est pas synonyme de fuite, ilconstitue au contraire la trame spatio-temporelle qui permet à Hubert des’affranchir du poids des remords.« L’éternité de ces traces qui s’imprimentdans la mienne, toute courte. Leur inter-ruption : il doit s’agir de cela, le passagedu temps. Le temps dont je m’emploie àdéfaire chacun des plis pour les étaler surles chemins d’un pays que j’aime un peuplus que les autres. »Le roman a un côté épique (les réfé-

rences à Homère ne sont pas fortuites) ence qu’il permet à Hubert d’aller au boutde sa quête : « Personne n’a la vie devantsoi ; ceux qui le disent se trompent. Lavie, elle est toujours sous vos pieds, aumoment même où vous le constatez. Ellene supporte pas les parenthèses ; ce n’estpas non plus une phrase subordonnée àune autre, un complément de ceci ou decela. Ce que vous avez devant ou derrièrevous, ce n’est jamais vraiment la vie,maisle rêve ou le remords ».Empruntant diverses voies narratives

(carnet de voyage, annotations person-nelles, échange de courriels), le romanmultiplie les références littéraires ; celles-ci agissent comme autant de marqueurs

balisant le voyage qui se superpose auparcours intérieur d’Hubert. Les méta-phores et les réflexions introspectivesservent ici le propos avec une grandejustesse. Par-dessus tout, j’ai été sensibleau ton de légèreté qui se dégage du romanet qui le nimbe d’une sérénité apaisante,ce qui représente en soi une réussite pourun second livre. Assurément un auteurqu’il faudra suivre.

Jean-Paul Beaumier

Catherine MavrikakisLES DERNIERS JOURSDE SMOKEY NELSONHéliotrope, Montréal, 2011, 304 p. ; 24,95 $

La prose de Catherine Mavrikakis excelleà camper la frustration, le fiel, la violenced’un contexte social oppressant. Les com-promissions du quotidien, les discourshaineux, les traumas de sociétés nord-américaines vouées à la consommation, àl’oubli et à la cruauté indifférente sontfondus par une écriture emportée, où laréitération, le déplacement de sens etl’insistance forment un modèle pul-sionnel de l’urgence rare dans la litté-rature québécoise. Dans Les derniersjours de Smokey Nelson, ce talent de lacomposition et du rythme se manifesteencore avec brio, dans une structure àtrois trames emmêlées.En 1989, Pearl Watanabe découvre

quatre cadavres dans un motel en ban-

lieue d’Atlanta. Trois parcours serontaltérés par le coupable, Nelson. CatherineMavrikakis, avec sa capacité d’écoute desvoix étatsuniennes, bouscule les discoursusuels sur la peine de mort en suivant lestribulations de Sydney Blanchard, dePearl et de Ray Ryan, happés par le drameet par l’annonce de l’exécution de Nelson.À travers l’alternance des voix, repriseschacune à trois reprises à des momentsdistincts de leurs déplacements (réels ousymboliques) vers le drame, Mavrikakisdresse un récit de l’extrémisme actuel, oùvengeance, rédemption, recommencementsont des termes utilisés à toutes lessauces.Sydney a été injustement accusé de ce

meurtre. Au volant de sa Lincoln blanchede Seattle à la Louisiane, il pérore à sachienne Betsy un monologue sur sonenfance de Voodoo Child hendrixien, ententant de renaître sur sa terre natale. Savoix est celle de la nostalgie et du recom-mencement. Une autre voix provient dePearl, celle de la fugacité perdue, ayantpassé à côté d’un miracle. Elle a été letémoin oculaire qui a changé la vie dedeux êtres : Sydney l’innocenté par sadéposition, Nelson le condamné. Pour-tant, Pearl, durant un séjour qui la ramènesur les traces de sa halte géorgienne, ellequi travaille à Honolulu depuis la terri-fiante découverte de 1989, se remémore letrouble ressenti auprès du grand Noirattirant qu’elle a identifié. La dernièretrame reprend, dans des passages jouis-sifs et troublants, la voix de Dieu pourdécrire le parcours de Ray, le père d’unedes victimes, qui construit sa vie autourde la vengeance, sous l’œil d’un Dieu vouéà rétablir la loi du talion.Dans ce discourseschatologique, où l’usage du futur et dela colère divine allie un fatum tragique etle discours extrémiste de la droite conser-vatrice étatsunienne,Mavrikakis saisit lesfondements imaginaires de la violence,telle qu’elle se lit dans la peine de mort, lerecours symbolique à la vengeance etl’impossible délibération sociale ruinéepar la consommation et Dieu. La dernièrevoix du récit ne fera que marquer, avec à-propos, l’ampleur de cet étouffement.

Michel Nareau

N0 126 . NUIT BLANCHE . 26

commentaires fiction

roman, premier roman

NB_No126_P1 a? P72_final.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd 18/03/12 21:28 Page 26

Page 9: Fiction - erudit.org · ÉliseTurcotte GUYANA Leméac,Montréal,2011,175p.;20,95$ Laprosed’ÉliseTurcottepossèdeune musiquesingulière,faited’unetonalité personnelle,d’unrythmepaisibleet

Johanna SkibsrudLES SENTIMENTALISTESTrad. de l’anglais par Hélène RiouxXYZ, Montréal, 2011, 244 p. ; 24 $

Traduit encore une fois avec beaucoupd’efficacité par Hélène Rioux, Les senti-mentalistes est le premier roman deJohanna Skibsrud qui avait, jusqu’alors,publié deux recueils de poésie. Un pre-mier roman qui lui a d’ailleurs valu leprix Banque Scotia Giller 2010.À sa grandesurprise, selon ses propres commentaires,et à celle de son éditeur canadien-anglais,Gaspereau Press, qui ne suffisait soudainplus à la demande avec le tirage initial…Précisons que l’ouvrage a également étéréédité aux États-Unis par l’éditeur amé-ricain W. W. Norton & Company. Succèsinattendu donc pour l’écrivaine origi-naire de la Nouvelle-Écosse qui vitdésormais à Montréal.Son éditeur québécois, lui, nous

présente cette œuvre éclatée sous uneinvitante jaquette : la photo en noir etblanc d’un lac voilé par la brume. Unephoto fort bien choisie qui reflète par-faitement toute la trame dramatiquedu roman de Skibsrud. Pour tromperune déception amoureuse, la narratricedécide d’aller passer quelques semainesavec son père qui s’est installé, après desannées d’errance un peu partout enAmérique du Nord, avec son vieil ami,Henry, à Casablanca, Ontario. Là, prèsd’un lac artificiel qui recouvre l’ancienvillage volontairement inondé par legouvernement voilà plusieurs décennies,elle apprend que son père est condamnépar le cancer. Est-ce cette échéance quiincite Napoléon à s’abîmer de nouveaudans l’alcool ? À esquisser une ultimetentative afin de concrétiser un vieux rêvede sa femme, de qui il vit séparé depuisdes années ? Et surtout à dévoiler enfinles circonstances dans lesquelles sonmeilleur ami, Owen, le fils de Henry, estmort lors de la guerre du Vietnam ? Àl’image du lac, la narratrice découvre peuà peu tous les univers que son père et sonami Henry, reclus depuis si longtempsdans son fauteuil roulant, cachent sous lasurface.

Basé sur d’authentiques documents del’armée américaine – reconstitués d’ail-leurs dans l’épilogue –, le roman deJohanna Skibsrud est très habilementconstruit autour des traces laissées parun événement dramatique survenu dansle sud du Vietnam en 1967. On y avancelentement et, pourrait-on dire, presque decôté à la manière du crabe. Les constantssauts dans le temps nous ramènent deCasablanca au Dakota où Napoléon vivaitavant d’aller rejoindre Henry, en passant

par le Maine où habitent la mère et lasœur de la narratrice, pour revenir àCasablanca d’avant l’inondation lorsqueOwen était enfant et, bien sûr, auVietnam.Sauts dans le temps qui, chaque fois,mettent en scène des personnages diffé-rents : on passe ainsi du récit du démé-nagement du père à Casablanca aucombat désespéré du père de Henry pourempêcher l’inondation pour revenir auxjeux de la narratrice et de sa sœur chezleur grand-mère maternelle dans le Maine.

N0 126 . NUIT BLANCHE . 27

agnifique et terrible, cette Rivière tremblante,dixième œuvre d’Andrée A. Michaud. Le roman estun émouvant thriller psychologique, superbement

écrit. Tout en délicatesse et, en même temps, en effets coups-de-poing.Deux enfants disparaissent et leurs proches s’enfoncent

inéluctablement dans une culpabilité sans retour. Le petitMichael Saint-Pierre, douze ans, se volatilise en 1979, un jourde grande tempête, dans les bois de Rivière-aux-Trembles, sous les yeuxhorrifiés de sa copine Marnie. « Pendant des mois, je me suis torturée, seule sousles nuages obscurcissant le ciel d’orage. » Des années plus tard, la petite BillieRichard, âgée de huit ans, ne revient pas à la maison en sortant de l’école et sonpère devient fou de chagrin. « Billie, qui n’aurait jamais sa croix ni son cercueil àelle, parce qu’elle était partout, Billie, parce qu’elle n’était nulle part. »Les deux survivants, l’amie Marnie et le père Bill, se croisent par hasard et

deviennent tour à tour les narrateurs de ces drames bouleversants. Rivièretremblante n’a rien d’un récit d’enquête policière classique, mais est plutôt unroman tout en émotions. La crainte de devenir folle de la première fait écho à ladouloureuse colère du deuxième, dont le couple ne survivra pas à l’horreur. « Sic’était à recommencer, m’a-t-elle craché à la figure, je lui trouverais un autreputain de géniteur. Tu vaux rien en tant que père… »« La seule façon de fuir sa mémoire, c’est de se faire lobotomiser. Je n’en étais

pas encore là. » Les deux narrateurs vivent une vie en suspens, entre paren-thèses, en perpétuelle attente, car leur douloureuse perte ne s’inscrit nulle part,sans lieu pour se recueillir, sans ancrage pour pleurer. « Les enfants disparusn’ont droit à aucune véritable sépulture. »L’auteure signe ici un suspense de grande qualité, qui prend le lecteur en otage

dès le début, lui noue aussitôt la gorge et lui fait monter les larmes aux yeux. Labeauté de l’écriture séduit, la structure littéraire, puissante et efficace, fascine.

Michèle Bernard

Andrée A. MichaudRIVIÈRE TREMBLANTEQuébec Amérique, Montréal, 2011, 364 p. ; 24,95 $

Andrée A. Michaud

M

NB_No126_P1 a? P72_final.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd 18/03/12 21:28 Page 27

Page 10: Fiction - erudit.org · ÉliseTurcotte GUYANA Leméac,Montréal,2011,175p.;20,95$ Laprosed’ÉliseTurcottepossèdeune musiquesingulière,faited’unetonalité personnelle,d’unrythmepaisibleet

Cette structure très éclatée donne parfoisune impression de fouillis mais, à lamanière d’un crabe, le lecteur suit néan-moins Skibsrud jusqu’à la fin.Mais est-ce en raison du peu de relief

de certains d’entre eux – en particulier lanarratrice elle-même dont on ne sait àpeu près rien –, on arrive mal à s’attacheraux personnages et les réflexions expli-catives parfois assez longues qui précè-dent toujours les événements finissentégalement par alourdir la narration etlasser le lecteur.Les sentimentalistes restecependant une première œuvre fortintéressante qui augure bien des pro-chains romans de Johanna Skibsrud.

Linda Amyot

Jean-Simon DesRochersLE SABLIER DES SOLITUDESLes Herbes rouges, Montréal, 2011,358 p. ; 29,95 $

Du poète, on s’attendait à plus d’im-précisions, de métaphores, de jeuxd’atmosphère. Ici, finis les tourments del’individu pris dans la spirale du langage,comme c’était le cas dans Parle seul. Sil’on avait lu le premier roman de Jean-Simon DesRochers, La canicule despauvres, paru en 2009, on aurait su dequoi il en retourne : DesRochers est aussiun romancier, de ceux dont le style limpidene cherche pas à attirer l’attention sur lui-même, parce que la complexité du livreréside ailleurs, dans la structure même deson histoire, surtout. Les citations misesen exergue aux trois parties du livre mon-trent en effet que ce petit-fils du surré-alisme est aussi redevable à RaymondCarver, Léon Tolstoï et Russell Banks. Lesablier des solitudes est donc le contraired’un roman méditatif, chaque élément del’intrigue, chaque personnage travaillent,comme les instruments d’un orchestresymphonique, pour l’apogée, où tout serapproche, fusionne, éclate. Ainsi, il estloin le moment annoncé en quatrième decouverture, celui où entrent en collision

une dizaine de voitures. Avant, chacunedes vies qui basculeront se révèle à nous.Il y a cette masseuse qui se croit la réin-carnation de la meilleure amie de Marie-Antoinette, puis cette peintre incomprise,ou cette agente d’immeubles insatisfaite,cet étudiant d’origine chinoise écrasé parsa famille… Et le sexe, autour duqueltournent la plupart de ces vies, et les cho-ses, les maisons, les voitures, les corpshumains. Des vies empêtrées dans leurquotidien matérialiste, qui n’ont, ensomme, rien de poétique.L’accident est l’élément qui fait tour-

ner ces parcours vers le tragique, et quidonne au roman l’intensité qui lui man-quait peut-être. Pas besoin d’en rajouter,la « réalité » suffit à elle seule. L’écriture,déjà très distante, sans censure – commedans les longues et abondantes scènessexuelles –, donne ici froid dans le dos :« L’exact inventaire de ses blessuresressemble à ceci : lacérations (trois centquarante-sept), coupures profondes(soixante-dix-neuf, majoritairementobstruées par des éclats de verre), frac-tures (crâne, clavicule, douze côtes, lesavant-bras, mâchoire), organes vitauxpercés par des morceaux de verre (foie,intestins, vessie) ». Le malheureux a étéprojeté dans une cargaison de vitres… etn’est pas mort sur le coup…Faut-il toujours que ça aille très mal

pour constater que l’on est vivant ? Pastout le temps, mais souvent, semble direDesRochers à la fin de son livre. On

adhérera ou non à sa proposition. Avecce portrait d’une certaine vie nord-américaine, l’auteur fait surtout montred’un talent de raconteur : on s’abandonneplus qu’aisément à la lecture.

Judy Quinn

François GravelÀ DEUX PAS DE CHEZ ELLELA PREMIÈRE ENQUÊTE DE CHLOÉ PERREAULTQuébec Amérique, Montréal, 2011,336 p. ; 24,95 $

François Gravel, écrivain québécois entreautres connu pour sa littérature jeunesse,notamment pour la série des Klonk,ajoute une corde à son arc en publiant unpolar, À deux pas de chez elle. Il amèneChloé Perreault, une jeune policièrefraîchement sortie de Nicolet, dans uneenquête qui a commencé 33 ans plus tôt,déterrée en même temps que lessquelettes de Marie-Thérèse Laganière etde Denis Dostaler, retrouvés dans unpuits. Chloé devra résoudre une énigmeque personne avant elle n’a été capable dedéchiffrer. Tout au long du récit, le con-texte est installé, très lentement, les per-sonnages apparaissent, un à un, avecchacun son histoire et sa personnalité. Ledouble meurtre que tente d’éluciderl’agente Perreault est un prétexte pournous présenter une série de personnagesmystérieux, indépendants, qui amènentune saveur psychologique au texte. Lesindices surgissent comme par hasard, lesréponses aux questions arrivent du ciel…Loin des rebondissements et du suspensehabituels, ce roman policier se dégustelentement. L’apothéose ne réside vrai-ment pas dans le dénouement de l’affaire,mais dans la façon d’y arriver. On a droità maints clins d’œil sur le métier difficiled’enquêteur, à travers les traits d’ironie etles petites critiques qui émaillent lesdialogues et les monologues intérieurs deChloé Perreault. Un bonheur que de lirece premier polar de François Gravel,puisqu’il sort quelque peu des sentiersbattus en nous faisant découvrir le vraimonde derrière les grandes enquêtespolicières.

Julie Pelletier

N0 126 . NUIT BLANCHE . 28

commentaires fiction

roman, policier

NB_No126_P1 a? P72_final.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd 18/03/12 21:28 Page 28

Page 11: Fiction - erudit.org · ÉliseTurcotte GUYANA Leméac,Montréal,2011,175p.;20,95$ Laprosed’ÉliseTurcottepossèdeune musiquesingulière,faited’unetonalité personnelle,d’unrythmepaisibleet

Chantale TremblayPIERRE TREMBLAY,LABOUREUR, HABITANT DELA NOUVELLE-FRANCEGID, Québec, 2011, 365 p. ; 27,95 $

D’après Louis-Guy Lemieux (Grandesfamilles du Québec, Septentrion, 2006),« on évalue à environ 150 000 le nombrede descendants vivants qui portent lenom de Tremblay en Amérique ». Ce quicorse cette statistique, c’est le fait que,contrairement à d’autres descendancespopuleuses, celle-ci procède d’un seul etunique ancêtre. En faut-il davantage pourjustifier l’hommage de Chantale Tremblayà son ancêtre ?L’hommage est chaleureux et digne

d’éloges. Sans verser dans la complai-sance, Chantale Tremblay démontre saconnaissance des coutumes de l’époque,sa maîtrise des décisions arrêtées par lepremier Tremblay et, chose plus rare, safamiliarité avec le pur et savoureuxlangage de ce temps. Elle rappelle letremblement de terre qui a secoué Char-levoix et qui a valu à une municipalité des’appeler à jamais Les Éboulements. Elleassiste aux accouchements dont leshommes étaient rigoureusement chassés.Elle relate la ruée de toute la populationpour assister à l’exécution capitale d’unvioleur d’enfant. Elle suit dans sa visite aumarché l’épouse de Pierre Tremblay et lamontre en train de troquer les productionsde la ferme « contre d’autres denrées ou

ouvrages dont sa famille avait besoin,notamment du pain frais que les bou-langers étaient tenus d’offrir au public entout temps, par ordre de la police ».Coutume peu connue de notre époque !Quand approche l’heure du vêlage et quela jeune Marie-Madeleine demande qu’onla laisse assister à la scène, elle plaide sacause dans les termes suivants : « Je vousassure d’être prude, papa ». Au momentoù l’on allait entendre là une promesse deprudence, l’auteure ouvre la porte à uneautre interprétation : « En fait, l’Égliseinterdisait aux parents de permettre auxenfants d’observer un quelconqueaccouchement, qu’il soit humain ouanimal ». J’avoue en savoir moins long queChantale Tremblay à ce propos.Ce vocabulaire, l’auteure le ressuscite

avec déférence et générosité. L’église estun temple.Commères et compères sont destermes d’amitié et ne véhiculent aucunaspect péjoratif. L’occasion propice estune commodité singulière. Talon ne gèrepas la Nouvelle-France, il la conduit. Celuiqu’on veut rencontrer, on l’envoie quérir.Devant un décès accidentel, Catherine sedit déconfortée. « Je dois m’en retourner,dit la nouvelle religieuse à son amie,maisproteste-moi de m’envoyer quérir sijamais ta santé à toi défaillait. » Langueinventive qui crée les mots qu’exigent lesbesoins sans les emprunter à une langueétrangère.Un livre qui donne de la chair àune époque et à un fondateur.

Laurent Laplante

Ryad Assani-RazakiLA MAIN D’IMANL’Hexagone, Montréal, 2011, 325 p. ; 27,95 $

Le roman du Torontois d’origine béni-noise, Ryad Assani-Razaki, lauréat duprix Robert-Cliche attribué à un premierroman, s’est avéré l’un des meilleurs de larentrée littéraire de l’automne dernier.L’auteur y montre la marche du « […]destin qui engendre la malchance, / [de]ceux qui parce que mal nés, subissent unevie de malmenés […]» (extrait du poème« Je porte un toast », dans le blogue del’auteur).Le premier chapitre nous plonge dans

l’effroi : Toumani remonte à l’époque deses 6 ans alors que son père vient de levendre à une trafiquante d’enfants, pourune somme équivalant à 23 euros. Aprèsavoir subi les pires atrocités chez l’alcoo-lique M. Bia, il sera sauvé de justesse parun jeune garçon, Iman, mais non sans engarder des séquelles.Voyeurisme et misé-rabilisme, direz-vous ? Non pas. Luciditéet humanité donnent le ton, loin dupathos.Les personnages évoluent dans un

bidonville jouxtant la capitale d’un paysd’Afrique noire. Cinq narrateurs se succè-dent et s’entrecroisent, leurs récits tota-lisant onze chapitres. La marche impla-cable du destin prend racine dans l’ICI,titre et dernier mot du premier chapitre,pour sombrer dans l’ILLUSION, titre etdernier mot du roman, la dernière lettrede chacun des onze titres formant le motIMMIGRATION.Le destin du bidonville, c’est la

descente aux enfers des enfants vendus etexploités de l’ icI, ou la voie de l’IslaMqu’emprunte la grand-mère Hadja,déconnectée du monde. C’est aussil’égocentrisme de Zainab au cœurd’iridiuM qui se laisse éblouir par laMercedes et la maison luxueuse d’unquinquagénaire européen. Son « parcoursvers le bonheur avait été infléchI »,d’expliquer l’un des personnages, nomméDésiré.Assani-Razaki traduit les tiraillements

de l’âme humaine. Ainsi, l’amour fra-ternel et profond de Toumani pour Iman

N0 126 . NUIT BLANCHE . 33

commentaires fiction

roman historique, prix Robert-Cliche 2011

NB_No126_P1 a? P72_final.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd 18/03/12 21:28 Page 33

Page 12: Fiction - erudit.org · ÉliseTurcotte GUYANA Leméac,Montréal,2011,175p.;20,95$ Laprosed’ÉliseTurcottepossèdeune musiquesingulière,faited’unetonalité personnelle,d’unrythmepaisibleet

ne serait que la pointe de l’iceberG au-dessous duquel grondent des eaux noires.Après Anna, l’Européenne en vacances,qui a nourri le rêve d’Iman de partirailleurs, pour ensuite lui écrire l’impos-sibilité de leur amour qui, s’excuse-t-elle,« n’était pas impuR », arrive Alissa, jadisenfant vendue elle aussi et qui, paramour, allège son maigre bagage, « sesimpedimentA », qui lui aurait pourtantpermis d’accéder à une vie décente.Tandis que Toumani, incapable de s’affir-mer face à Iman, le qualifie intérieu-rement d’ingraT, tout en reportant sa colèresur Alissa, « accablée par une tristessed’un poids infinI ». L’image des cuissesnoires d’Alissa maculées de sang « sisombre, bleuâtre, presque indigO »restera imprégnée dans l’imagination deToumani qui s’enfonce dans les affres dela culpabilité. Partir, s’extirper de l’enfer,ne cesse de désirer Iman. Et si l’immi-gration n’était qu’illusioN ?Roman bouleversant par l’impression

d’inexorabilité qui colle aux pas des plusque démunis. Écriture sensible d’un écri-vain des plus prometteurs.

Pierrette Boivin

Hanne ØrstavikAMOURTrad. du norvégien par Céline Romand-MonnierLes Allusifs, Montréal, 2011, 133 p ; 19,95 $

Amour, sixième roman de la NorvégienneHanne Ørstavik, deuxième titre traduit enfrançais après le superbe La pasteure,aurait pu s’intituler Amours. Amour entreune mère,Vibeke, et son fils Jon, ou encoreentre Vibeke et Tom, brève rencontre d’unsoir. Autre amour, autre duo, entre cemême Tom et un inquiétant personnageque croisera éventuellement le petit Jon.Chassés-croisés dans une atmosphèrequelque peu surréaliste.

D’une sobriété remarquable, Amourest fait de rencontres déçues et de vainesattentes, par une nuit froide et sans fin,dans le très grand nord norvégien.« Vibeke n’aime pas rouler en hiver. Ici,c’est tout le temps l’hiver. » Le petit Jon sepromène dans le village, en rêvant à sonneuvième anniversaire qu’il fêtera lelendemain, au gâteau que sa mère luipréparera et au cadeau qu’il est convaincude recevoir : « Jon voudrait un train ». Lamère, quant à elle, croit son fils au chaudà la maison : « [...] il doit être occupé àquelque chose dans sa chambre ». Elle serend alors à la bibliothèque, puis aucirque ambulant. « Les gens vont parlerde la fête foraine demain, se dit Vibeke.C’est cela qu’ils appellent la culture. »Le narrateur enchaîne les paragraphes

et passe rapidement d’un personnage àl’autre ; parfois il s’agit de Vibeke, « elle »,parfois de Jon, « il ».L’alternance des pointsde vue entre la mère et le fils, et l’unité detemps – une seule soirée – donnent unegrande rigueur à ce récit déchirant.Ørstavik suit les personnages en

parallèle, heure après heure. Elle entre-mêle leurs voix et fait monter la tension àchaque page. Malentendus et quiproquosse multiplient. L’incommunicabilité puisla tristesse surviennent. « Tu sais aussibien que moi qu’il n’existe pas de suiteà quelque chose qui n’a même pascommencé. »

Amour parle de solitude, de quêteamoureuse et de fausses perceptions quiparfois mènent au drame. Si le romanpossède une certaine dimension féerique,il pousse pourtant le lecteur dans deszones troubles et ô combien inquiétantes.Magnifique récit.

Michèle Bernard

Matthieu SimardLA TENDRESSE ATTENDRAStanké, Montréal, 2011,205 p. ; 19,95 $

D’abord, on est content : un nouveau livrede Matthieu Simard. Youpi ! Ensuite, onvoit ce titre : La tendresse attendra. Çasonne bien. Ça nous interpelle. Puis, enquatrième de couverture, ces mots : « Unroman de peine d’amour et de plom-berie ». Et c’est tout à fait juste. C’est unehistoire de tuyaux, de boyaux luttantcontre la rouille, qui nous est racontée.Une histoire d’amour qui fuit et de larmesqui n’en finissent plus de couler. Unehistoire d’hiver humide et de cœur quitraîne dans la gadoue. Et, par-dessus tout,c’est du Matthieu Simard.Youpi ! donc.Car Matthieu Simard, c’est avant tout

une voix. Un ton, une individualité. Unstyle et un humour reconnaissables entremille. Et c’est cette maîtrise parfaite de ceque l’on pourrait appeler l’art de la phrase.Oui, il sait tourner une phrase, MatthieuSimard. Il sait la retourner sens dessusdessous, jusqu’à ce qu’elle ait dit tout cequ’elle avait à dire – y compris sa chargede silence. Il sait jouer avec les mots, nonpas par simple préoccupation esthétique,mais bien parce qu’il en connaît et enmesure tout le poids – la portée commela pesanteur.Alors ça cogne, ça frappe. Çachute. Parfois même, ça tue. Mais çaberce, aussi. Ça touche. C’est doux commetout. C’est de la langue parlée si richequ’elle devient véritablement de l’écri-ture. Une écriture qui parle, qui murmureà l’oreille. Et qui, comme peu d’autres,réconforte. Oui, Matthieu Simard possèdeun don très rare : celui de produire, avecseulement des mots, de la chaleur. Il enfait de grandes vestes de laine.Des tuqueset des mitaines, des foulards et des bas de

N0 126 . NUIT BLANCHE . 34

commentaires fiction

roman

NB_No126_P1 a? P72_final.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd 18/03/12 21:28 Page 34

Page 13: Fiction - erudit.org · ÉliseTurcotte GUYANA Leméac,Montréal,2011,175p.;20,95$ Laprosed’ÉliseTurcottepossèdeune musiquesingulière,faited’unetonalité personnelle,d’unrythmepaisibleet

laine. Troués, bien entendu. Car à quoibon se réchauffer si on oublie le froidambiant, cela même qui à l’origine nousfait avoir à ce point besoin de chaleur ?En fait, si la voix de Matthieu Simard

est si réconfortante, c’est parce qu’elleest honnête, et sa parole, brute. Et, pourexactement la même raison, cette voix etcette parole inquiètent, troublent, fonttrembler de froid. Mais quelle est doncson origine, à ce froid ? L’existence même,sans doute. Le temps qui passe. Lagrisaille de novembre qui n’en finit plusde s’étirer. La platitude du quotidien. Etpuis le vide, tout simplement. Celui dont

ni le travail ni le sexe ne réussit à guérir.Celui qui, entre l’amour perdu et celuiaprès lequel on court désespérément, seglisse, s’insinue partout.Comme dans l’ensemble de l’œuvre

de Matthieu Simard, le protagoniste etnarrateur de La tendresse attendra est enquête d’amour. Démoli par l’amourperdu… et sidéré de constater que, celuiqu’on trouve, on ne sait pas le garder.Ni lesauver de sa propre usure. Et alors on faitquoi ? On pleure et on devient plombier,voilà tout. Inconsolable que l’on est, onessaie tout de même de se consoler. Onéchoue lamentablement. Et puis encore.

Et puis on se remet à écrire. Et si, par sesromans, Matthieu Simard témoigne deson époque, il ne faudrait surtout pas lesréduire à cela. Car c’est toute la conditionhumaine qu’il nous expose. C’est unregard lucide sur l’amour, l’amitié, lacréation, le temps. Notre petitesse. Nosrêves de grandeur. Et le froid qui noustraverse quand on comprend qu’on est siseul qu’on ne peut jamais qu’aller versl’autre. Sa solitude, à lui. Son intouchableattrait. Quitte à en ressortir encore plusseul qu’avant. Tant pis. C’est comme ça.On est vivant. Et c’est très bien ainsi.

Alexandre Lizotte

N0 126 . NUIT BLANCHE . 35

uteure d’une exemplaire fidélité à ses préoccupations, France Daigle fait quand même puissammentprogresser ses personnages et ses thèmes d’un livre à l’autre. Pour sûr le démontre éloquemment.Jamais encore elle n’avait poussé à un tel dépassement sa passion pour les chiffres, les sondages, les

compilations. Jamais non plus elle n’avait accordé à sa langue acadienne une attention aussi vigilante etchaleureuse.France Daigle aime morceler le propos et faire mine de succomber au caprice de l’instant. Sans jamais

troubler la fluidité du débit, tout semble discontinu, étranger à ce qui précède ou suit. Puis, comme dansune courtepointe qui avoue lentement ses préférences et les réserve aux regards réfléchis, des accents sedégagent, des parentés émergent. La comparaison se justifie d’autant plus que l’auteure inclut elle-même la broderie et sesminuties dans son évocation de la vie.Les statistiques sont omniprésentes. Un sondage tente de savoir quelle couleur on attache à telle voyelle ; que Rimbaud en

soit réconforté. La bibliothèque idéale est scrutée à la loupe et contrainte d’avouer qu’un pourcentage élevé de ses auteurs a unnom commençant par un mince pourcentage de l’alphabet. Le golf fait l’objet de sondages qui concèdent que les deux sexesn’abordent pas ce sport (?) dans le même esprit.Mais la diversité des champs de recherche ne saurait occulter l’importance deschiffres eux-mêmes : ce qui n’était qu’allusion dans un livre précédent devient ici préoccupation constante et majeure. Si lechiffre douze attirait déjà l’attention de l’auteure dans Pas pire, il mérite ici un culte de tous les instants. Si le zodiaque et sesdouze maisons servaient alors d’illustration, le chiffre lui-même occupe maintenant l’avant-scène. « [...] le chiffre douzereprésente aussi l’accomplissement et le cycle achevé, disait Pas pire. Multiplié par lui-même, le chiffre douze mènerait à laplénitude et au paradis, rien de moins. » Cette fois-ci, l’auteure effectue l’opération rêvée et range ensuite ses réflexions en144 créneaux. Pareille voltige mathématique rappelle le pari d’un Perec écrivant un livre entier sans utiliser la lettre e ou lagymnastique de la cabale ou de l’OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle).Le chiac, langue acadienne lourde de plusieurs sources, gagne lui aussi du terrain dans Pour sûr. « Vu le grand nombre de

langues mortes ou mourantes, pourquoi ne pas reconnaître celles qui veulent vivre, leur donner une chance ? Le chiac, parexemple. Hérésie ? » Certes, le couple formé de Carmen et de Terry souhaite purger le chiac des termes anglais dontl’équivalent français est disponible,mais il semble bien que ce soit pour qu’il ose ensuite s’afficher fièrement.Livre-baleine, dirait Yves Beauchemin,mais aussi séduisant que déroutant.

Laurent Laplante

France DaiglePOUR SÛRBoréal, Montréal, 2011, 752 p. ; 34,95 $

Séduisant et déroutant

A

NB_No126_P1 a? P72_final.qxd:*NB_103_P1 à P72_final_v2.1.qxd 18/03/12 21:28 Page 35