histoire des retraites des ieg
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LES RETRAITES DES INDUSTRIES
ELECTRIQUES ET GAZIERES
ELEMENTS HISTORIQUES
Alain Beltran, Directeur de recherche au CNRS (IRICE)
Jean-Pierre Williot, Professeur à l’Université de Tours
Octobre 2007
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Introduction
Le travail que l’on trouvera ci-après (appuyé sur des recherches préalables
de Marie-Aude Lenain et Benjamin Thierry ainsi que l’aide du Comité
d’histoire de la Fondation EDF1) résulte d’une demande originale du Conseil
d’Administration de la Caisse Nationale des Industries Electriques et Gazières
(CNIEG) auprès du Comité d’histoire de la Fondation EDF. La CNIEG, dans le
cadre des négociations à venir sur l’avenir du régime des retraites des
Industries Electriques et Gazières (IEG) a souhaité un document à caractère
historique pour une mise en perspective sur le long terme de la question du
financement et de la spécificité de ce régime. Les régimes dits spéciaux
seront au centre de discussions à venir. On sait que les questions des
retraites et de leur financement ont alerté tant le Gouvernement que les
partenaires sociaux et l’opinion publique. Certaines réformes ont déjà eu lieu
comme l’adossement des régimes des IEG et de la RATP au régime général2.
Le déclencheur de cette dernière réforme est l’application de normes
européennes de comptabilité (normes IFRS : International Financial
Reporting Standards) à partir du premier janvier 2005 pour les entreprises
cotées (l’ouverture du capital de GDF a eu lieu en juillet 2005 et celle d’EDF
en novembre de la même année). La norme IFRS N°19 « avantages du
personnel » conduit les entreprises à recenser, évaluer et s’il y a lieu
comptabiliser tous les engagements relatifs aux avantages accordés au
personnel. Au nombre de ces avantages figurent les régimes de retraite
spéciaux. En prévision de ce changement, la loi du 9 août 2004 relative au
service public de l’électricité et du gaz et aux entreprises électriques et
gazières a créé une Caisse Nationale des Industries Electriques et Gazières
1 Nous remercions Yves Bouvier pour son attention constante. 2 Glénat Mélanie et Tourne Michèle, Adossement des régimes de retraite au régime général vieillesse : un premier pas vers la réforme des régimes spéciaux ?, Paris, La Documentation française, Retraite et société, 2006/3, n°49, p. 143-179.
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(CNIEG) chargée de la gestion du régime spécial et des risques vieillesse,
accidents, maladies professionnelles, invalidité et décès. D’autres rapports
viennent enrichir le débat qui n’a pas été absent de la dernière campagne
présidentielle. Citons par exemple un récent rapport de la Cour des Comptes
sur les régimes de retraite spéciaux dont les IEG. Il se conclut par les
recommandations suivantes : « (44) En raison des perspectives
démographiques et financières des régimes spéciaux, réformer ces régimes
en mettant en œuvre les principes prévus par la loi de 2003. »
Cette question est donc d’actualité. Mais elle possède aussi une réelle
profondeur historique. Et un degré de polémique non négligeable souvent
assis sur des a priori ou des à-peu-près. Une démarche historique aura
l’avantage de montrer comment s’est construit ce « régime spécial », quel
fut le jeu des acteurs, si les arguments de part et d’autre se répètent ou se
renouvellent. Il n’est pas question ici d’instrumentaliser la démarche
historique pour la faire pencher dans un sens ou dans un autre. Il est fort
possible qu’une lecture subjective puisse donner des arguments de part et
d’autre. Mais nous espérons que son « sens » n’échappera pas à ses
lecteurs. Et nous essaierons de marier objectivité scientifique et utilité
sociale dans ce texte. La profondeur historique que nous essayons de donner
au débat doit permettre d’éliminer les prises de position abruptes pour
donner plus de poids à la voie de la raison. Car si la dimension-temps peut
permettre de justifier des prises de position anciennes elle peut aussi les
affaiblir en montrant que le contexte a radicalement changé et que les
anciennes solutions ne sont plus adaptées. L’ancienneté n’est pas ici un
argument en soi. Il revient à l’historien de mettre en avant temps forts et
temps faibles, évolutions et ruptures, contextes nouveaux. C’est dans ces
bornes que se tiendra notre travail. Son interprétation nous échappera
largement mais nous espérons que tel qu’il est il permettra de contribuer à la
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plus équitable solution possible, de dépasser les affrontements stériles et les
jugements à l’emporte-pièce dans un débat récurrent qui illustre bien
certaines spécificités de notre pays.
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1 CONSTRUCTION HISTORIQUE D'UN REGIME DE RETRAITE
Systématiquement daté des conquêtes syndicales et des conditions de la
nationalisation, le régime spécial de retraites des industries électriques et
gazières repose en fait sur un passé beaucoup plus ancien. La conquête
progressive de ce droit, octroyé dans une stratégie de paternalisme social et
de volonté de fixer une main d’œuvre mouvante au sein des entreprises, ou
obtenu à l’issue de luttes qui furent pour partie seulement celles du
mouvement ouvrier, renvoie à une chronologie beaucoup plus longue. Il faut
faire débuter cette histoire des retraites au milieu du XIXe siècle, donc bien
avant que la législation ne fixe un régime applicable à tous.
A)-L’anticipation de la protection au sein des compagnies gazières
La Compagnie parisienne du gaz, constituée en 1855, est la première
entreprise gazière à atteindre le rang de grande société dotée d’institutions
de prévoyance sociale significatives. Avant d’aborder l’innovation constituée
par la mise en place d’une caisse de retraites destinée aux agents
commissionnés, il faut noter l’existence d’une forme de protection d’avant-
garde. A l’initiative du Conseil d’administration une caisse de secours et de
prévoyance fut mise en place en 1858, plutôt orientée sur la prise en charge
de prestations médicales. Elle était financée par un prélèvement égal sur les
salaires et un versement de la compagnie, complété du produit des
amendes. Administrée selon un mode paritaire, son comité comprenait huit
membres (un administrateur, un employé de l’administration centrale, un
régisseur d’usine, un chef de section, quatre ouvriers venant des usines, du
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service extérieur, du service des cokes et des travaux mécaniques). Pratique
rare sous le Second Empire, cette caisse assurait la gratuité des soins
médicaux et la moitié de son salaire à l’employé ou à l’ouvrier malade. En
outre, la caisse pourvoyait aux frais funéraires des agents inscrits –à
condition qu’ils ne se soient pas signalés par des fautes dans le service-,
selon un barème proportionnel au grade ou à la fonction et versait une
indemnité aux orphelins et aux veuves. La preuve de son utilité apparaît
dans la somme débitée au compte d’exploitation (1 % puis 2,4 % en
moyenne). Cette institution contribua notamment à développer la
prophylaxie médicale au sein de la population gazière. Alors qu’en 1865,
2500 visites avaient été enregistrées chez un médecin de la compagnie,
vingt ans plus tard leur nombre était multiplié par dix. Lorsque la loi de 1898
sur les accidents du travail améliora la prise en compte des risques
industriels rendant caduques en théorie les institutions privées, la caisse de
prévoyance de la Compagnie parisienne fut maintenue en raison de ses
avantages supérieurs.
En 1859 une caisse de retraites réservée aux employés fut instituée. Elle
devait procurer une pension aux employés âgés de 55 ans au moins et
présentant 25 années de service. L’objectif était ainsi présenté :
« encourager le dévouement des employés en les attachant plus intimement
aux intérêts de la compagnie ». Son financement incombait exclusivement à
la compagnie, au moyen d’un prélèvement sur les recettes et de dons que
les administrateurs firent régulièrement. Le montant qui devait être prélevé
annuellement, initialement prévu de 25 500 francs, fut porté en 1875 à 85
500 francs pour tenir compte du nombre d’employés dont l’effectif ne cessa
de croître. On comptait moins de 700 employés en 1856 et 2600 en 1880. La
progression croissante des effectifs d’employés engendra le versement de
sommes complémentaires à partir de 1895. Le versement acquis aux
retraités était calculé sur le traitement annuel moyen des six dernières
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années de service, à raison d’un / cinquantième de cette moyenne par année
de service. A titre d’exemple, un employé de bureau réunissant les
conditions prévues pouvait percevoir en 1880, selon sa place dans la
hiérarchie de 1000 à 1300 francs. Aux plus bas échelons c’était une somme
comparable au salaire journalier moyen de l’ouvrier parisien (inférieure à 3
francs). Cette pension était réversible au tiers sur la veuve de l’employé.
L’obtention d’une retraite par les ouvriers, se substituant aux secours
variables et renouvelables dispensés auparavant, releva d’autres
circonstances. Elle fut instituée le 28 avril 1892 après une dure grève des
chauffeurs de fours qui dura dix jours en mai 1890. La caisse échappait
totalement aux ouvriers qui n’y contribuaient pas puisque le montant était
versé par une allocation de la compagnie. Celle-ci versait la somme de
80 000 francs par an placés à intérêt, complétée par des legs et des dons
d’administrateurs. La pension accordée était de 360 francs pour les ouvriers
âgés d’au moins 55 ans et ayant fait 25 ans de service. Après 40 années de
service la pension s’élevait à 600 francs annuels. Cette progressivité fut
revue en 1897 : 600 francs après 25 ans, 800 francs après 35 ans. Les
veuves obtenaient la réversion d’un tiers de la pension. Alors qu’un échelon
supplémentaire avait été prévu pour ceux qui accomplissaient 40 ans de
travail, dans la décision de 1892, ce palier disparut en 1897, par réalisme.
En 1898, ce système de retraite fut étendu aux ouvrières des usines –à vrai
dire peu nombreuses- mais avec une division par deux du montant de la
pension.
Lorsque la concession de cette compagnie prit fin en 1905, 287 ouvriers
percevaient une pension de retraite contre 488 employés. En ajoutant les
pensions versées aux veuves, les retraites concernaient un effectif de 700
ménages d’agents de bureau et de 410 foyers ouvriers. Au total, un tiers des
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pensionnés de la Compagnie parisienne était constitué par les veuves. On
comptait en 1905 un retraité pour quatre agents commissionnés et ouvriers
à traitement fixe. A la veille de la Première guerre, sous l’administration de la
Société du gaz de Paris, 1510 ménages employés et 1524 ménages ouvriers
recevaient une retraite.
Les autres compagnies gazières ont suivi le mouvement selon une
chronologie qui confirme l’avance parisienne. Le Gaz de Lyon se dota d’une
caisse en 1898 avec des contributions salariales au taux de 2 % obligatoire,
qui pouvait être complété au delà de façon facultative, tandis que l’usine du
Havre assurait à son personnel l’apport d’une caisse de secours mutuels
fondée en 1890. A Bordeaux, la compagnie associait les agents au dépôt
d’une cotisation (5 % retenus sur les salaires et 10 % du versement à la
charge de la compagnie). A Strasbourg, les ouvriers de la société d’éclairage
de la ville bénéficiaient des assurances de l’Etat germanique avant 1914,
instaurées à l’initiative du chancelier Bismarck par les grandes lois des
années 1880. A la protection contre les accidents, l’invalidité et la vieillesse
s’ajoutait pour eux les subventions de la caisse des malades qui payait le
médecin et les médicaments, voire des frais dentaires, durant une année. La
compagnie de l’Union des gaz, qui, outre Strasbourg, détenait en 1913 les
concessions de nombreuses villes moyennes (Nîmes, Roanne, Albi, Rueil-
Malmaison) distribuait des pensions sous forme de secours après plusieurs
années de service, réversibles partiellement aux veuves. La société du gaz
de Marseille disposait d’une caisse aux contributions facultatives tandis qu’à
Saint Etienne une caisse autonome des retraites était gérée par le personnel.
En marge de l’institution d’une caisse de retraite, c’est souvent cette pratique
paternaliste des secours qui restait la forme la plus fréquente avant la
généralisation des retraites au début du XXe siècle. L’exemple de la société
gazière rennaise est tout à fait caractéristique. Lorsque le directeur de
l’exploitation obtient de son conseil à la fin des années 1890 l’attribution d’un
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secours équivalent à trois mois de salaire, à verser à la veuve d’un chauffeur
de fours décédé d’une fluxion de poitrine après vingt années de service, le
motif retenu pour accorder cette faveur spéciale tient dans « les longs et
bons services » de l’ouvrier. Aucun versement du personnel ne vient abonder
à une caisse de retraites. La question était pourtant sensible puisqu’à la
faveur des grèves, plusieurs exploitants en vinrent à élaborer une réflexion
visant à substituer le droit à une retraite au système arbitraire des secours.
Le cas se produisit à Rennes durant la décennie 1890. Le directeur de l’usine
proposa un régime nouveau fonctionnant selon ces règles : mise à la retraite
après vingt années de service ; montant de la pension calculée à raison de
10 francs par année de présence pour un ouvrier au service des fours et des
machines, 15 francs par année pour les autres services –ce qui ne s’articulait
donc pas sur la pénibilité de la tâche- ; la réversibilité de la moitié de la
pension aux veuves était envisagée à condition que le mariage ait couvert
une durée au moins équivalente à dix ans de service et, de plus, la pension
de réversion n’était acquise que pour une durée égale à la moitié des années
de service. Les employés pourraient percevoir une pension dont la base
serait le soixantième du traitement moyen des cinq dernières années de
service, multiplié par le nombre d’années de service, sans que la pension
puisse être supérieure à la moitié du traitement de la dernière année. Il
fallait pour cette catégorie de personnel avoir exercé pendant au moins
vingt-cinq ans et avoir dépassé 55 ans. La motivation n’était pas que
philanthropique. Le directeur souligna que ce système permettrait
notamment de remplacer les vieux ouvriers usés « dont les services sont à
peu près nuls » par des « ouvriers actifs ». La réponse du conseil fut de la
même veine : « le projet de retraite ne paraît pas sourire beaucoup au
Conseil »3.
3 Le Pezron J.B., Pour un peu de lumière, Paris, 1986, p. 113.
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Si la nécessité de s’attacher les services durables d’employés avait déterminé
certaines compagnies gazières à adopter un régime de retraite précoce, à
l’instar de la Compagnie parisienne dont le conseil comptait plusieurs
membres influents convaincus de l’utilité d’une politique sociale, la plupart
des cas révèlent que l’obtention de la retraite est venue de la revendication.
En 1914, treize sociétés n’avaient pas institué de système de retraites contre
huit qui l’avaient fait.
B)-L’homogénéisation par la municipalisation : l’exemple parisien
Dès 1900, dans le cadre de la révision du contrat liant la Compagnie
parisienne du gaz à la ville, mais également face à la revendication des
électriciens, plusieurs débats portèrent au conseil municipal sur le statut du
personnel. En 1902, année d’élections législatives, 13 séances avaient inscrit
le sujet à l’ordre du jour. L’existence d’un régime de retraite spécifique aux
ouvriers municipaux rendait ce rapprochement attractif. Un règlement du 19
juin 1899 spécifiait qu’une retenue de 4% du salaire serait prélevée pour
chaque ouvrier titulaire et portée à son compte en capital à la Caisse
nationale des retraites pour la vieillesse, la ville versant une subvention
mensuelle de 7,50 francs. L’âge d’entrée en jouissance de cette retraite était
fixé à 50 ans, la pension réversible à la veuve (pour moitié) et aux enfants
âgés de moins de 18 ans en cas de décès des parents. La rente maximum
pouvait s’élever jusqu’à 1200 francs (soit environ l’équivalent d’une année de
salaire journalier). L’assimilation au personnel municipal devint une question
centrale du futur statut de la compagnie gazière, en particulier depuis que
les mouvements de grève affectaient l’exploitation (première grande grève
en 1890, seconde en 1899). Revendiquée par l’aile réformiste du
syndicalisme électrique et gazier, l’assimilation au personnel de la ville était
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conçue comme une des voies de la réalisation du socialisme. Au cœur des
grèves que les électriciens conduisent en 1905 et 1906 la même
revendication joue un rôle mobilisateur évident alors que la ville discutait les
conditions de renouvellement des concessions.
Tandis que les gaziers obtinrent une intégration en 1906 –considérée par
l’Union syndicale des employés du gaz de Paris comme « une œuvre de
réparation et de justice »4-, résultant d’un tableau complexe d’équivalences
entre les métiers de la ville et les emplois au sein de l’entreprise, les
électriciens usèrent à nouveau de la grève pour améliorer leur situation. La
grande grève électrique de 1907, qui eut un énorme impact médiatique, est
même la conséquence partielle d’une intégration jugée insuffisante. Son
résultat est probant : en mars 1907, le conseil municipal accorde aux
électriciens une retraite équivalente à celle des agents de la ville. La pension
couvrant la vieillesse n’était pourtant pas la revendication principale, quand
la question des salaires ou celle des conditions journalières de travail
primaient.
En 1913, le personnel des compagnies parisiennes disposait d’un statut de
retraites qui était déjà celui de la Compagnie parisienne du gaz avant 1900
pour les agents et les ouvriers en poste avant 1906 ; les autres tiraient leurs
droits à la retraite de l’assimilation au personnel municipal dont les
règlements avaient été fixés à la Préfecture de la Seine, le 1er juillet 1897
(employés) et du 19 juin 1899 (ouvriers). Appuyé sur la loi de 1853
concernant les retraites des fonctionnaires de l’Etat, le système de retraite
imposé allongea la durée de service des employés (30 ans au lieu de 25) et
4 Annuaire du personnel de la Compagnie Parisienne du gaz en service au 31 décembre 1905, Paris, Imprimerie Marquet, 1905, préface de Maurice Claverie, secrétaire général de l’Union.
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recula l’âge d’obtention (60 ans au lieu de 55 ans) en même temps qu’il
engendra une retenue sur les salaires.
Par les décrets du 4 mai 1922 et du 6 janvier 1927 le régime des retraites,
applicable aux agents de la ville de Paris, se substitua au texte en vigueur
depuis 1913. Aucun changement n’était prévu quant à l’âge de départ ou aux
annuités nécessaires. Le calcul de la pension indiquait 1/45e du traitement
des trois meilleures années de service appliqué au nombre d’années
effectuées. Même si le bénéfice des années de guerre était inclus et le
service militaire obligatoire pris en compte, la pension ne pouvait dépasser
4/5e du traitement moyen. La veuve obtenait la réversion de moitié.
C)-Une situation déjà bien établie avant la Seconde Guerre mondiale
Des acquis étaient donc obtenus bien avant que la loi du 5 avril 1910 sur les
retraites ouvrières et paysannes ne vint étendre la protection sociale.
Rappelons que celle-ci apportait des changements essentiels. La cotisation
ouvrière, patronale et de l’Etat introduisait une contribution commune à la
protection ; l’autonomie financière de la caisse écartait l’arbitraire de la
distribution ; le livret attestait le versement et la capitalisation. Désormais
l’assurance retraite des salariés de plus de 65 ans, gagnant moins de 3 000
francs par an (le salaire ouvrier moyen est autour de 5 francs par journée
travaillée) couvrait en théorie une large population ouvrière et d’employés,
parant les risques qu’ils ne pouvaient couvrir à l’aide d’une épargne
personnelle, cœur de la morale bourgeoise. L’application de la loi ne fut pas
aussi facile que le prévoyait la réflexion théorique en raison d’une
jurisprudence d’application souvent contraire mais elle reçut un assentiment
politique assez large. Le solidarisme du radical Léon Bourgeois y trouvait un
champ d’application concret ; les socialistes réformistes à l’instar de Vaillant,
le rapporteur de la loi, ou de Jaurès y voyaient une avancée. Par contre, les
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libéraux étaient beaucoup plus réticents à cette obligation et les adhérents
de la CGT dénonçaient le principe de la cotisation ouvrière.
L’évolution ou l’extension des retraites dans les industries électriques et
gazières durant les décennies 1920-1930 ont confirmé l’avantage
chronologique qu’elles avaient introduit au bénéfice des personnels de ces
entreprises. De ce point de, vue on pourrait avancer que les régimes de
retraite créés dans les industries électriques et gazières, par l’aspect
novateur qu’ils comportaient, ont contribué avec d’autres régimes spéciaux à
tracer la voie d’une généralisation de la retraite. Sur les bases posées au
XIXe siècle, plusieurs entreprises organisèrent des systèmes de prestations
protecteurs après la Première guerre mondiale. Hors du cadre parisien
évoqué, la situation présentait en effet des différences qui se sont
progressivement réduites. Des nuances significatives opposaient de fait les
entreprises des plus grandes villes et les sociétés de communes moyennes
comme en province, même si les opérations de concentration des sociétés
qui intervinrent durant l’Entre-deux-guerres tendaient à lisser les situations.
Certaines compagnies se distinguaient par des dispositions plus
avantageuses que les autres.
La CPDE est ainsi régulièrement citée comme exemple de référence : seuil de
départ fixé à 55 ans après 25 ans de service actif ou 60 ans après 30 ans de
service sédentaire ; bonifications associées aux années militaires ; calcul sur
la base d’1/45e des trois meilleures années ; droit à une pension
proportionnelle en cas de départ anticipé ; réversibilité de la pension à la
veuve ; bonifications spécifiques lorsque des enfants mineurs restaient après
le décès du père pensionné. En fait, les retraites n’étaient qu’un élément
d’une politique sociale ambitieuse comprenant également une véritable
politique familiale (encouragement à la natalité), une assistance sociale
développée, doublée d’une prophylaxie médicale active (dépistage de la
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tuberculose, organisation de dispensaire) et d’un encadrement poussé
(logement, restaurant d’entreprise, coopératives d’achat, colonies de
vacances, loisirs culturels). Toutes ces activités anticipaient la situation de
l’après-guerre mais n’étaient pas aussi exceptionnelles qu’on a pu l’écrire,
l’exemple des sociétés minières ou de l’entreprise Michelin offrant des
situations comparables.
Une césure doit être marquée en 1928 puisque la revendication de
l’institution obligatoire d’un régime de retraites fut traduite dans la loi,
tendant à unifier désormais la situation des gaziers et des électriciens. La loi
du 28 juillet 1928 trouve son point d’origine dans les actions de la Fédération
CGT de l’éclairage et des forces motrices qui orienta à partir de la fin de
l’année 1920 ses luttes en faveur d’un statut du personnel unique et d’une
harmonisation des régimes de retraite pour l’ensemble des entreprises
électriques et gazières. L’objectif était clairement énoncé : « uniformité des
conditions de travail et de retraites ». Appuyée sur des forces syndicales
comparables à Paris, en banlieue parisienne et en province, la Fédération usa
de l’influence de quelques parlementaires, à l’instar du créateur de l’Union
des maires de banlieue et membre du syndicat intercommunal du gaz, le
socialiste Henri Sellier. Engagée en 1925, la campagne aboutit trois ans plus
tard. L’article unique de la loi imposait qu’un statut du personnel soit
désormais introduit dans les cahiers des charges annexés aux concessions
liant les compagnies et les communes. Tous les agents n’étaient pas
concernés puisque les employés à titre provisoire n’étaient pas compris dans
l’application de la loi. En outre, si de nombreuses questions furent
consignées dans ce que le terme de statut pouvait recouvrir, au sujet des
retraites les préconisations de la Fédération de l’éclairage et des forces
motrices invitaient les militants des syndicats intéressés à rédiger eux-
mêmes l’article en « raison de la diversité des règlements de retraite en
application dans différentes sociétés ».
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La Compagnie Energie industrielle qui fonda sa caisse de retraite en 1929
donne un bon exemple des avancées. Son fonctionnement prévoyait une
retenue de 5 % sur les salaires et une contribution égale de l’entreprise.
L’âge de départ était de 60 ans (50 ans pour les femmes) mais il pouvait être
avancé de 5 ans pour les hommes dès que 30 ans de service étaient atteints.
Un départ anticipé engendrait malgré tout le versement d’une pension
d’1,5 % du salaire moyen de toutes les années de service. La règle générale
était le versement d’une pension d’1/50e du traitement moyen des trois
meilleures années à multiplier par le nombre d’années de service. En
revanche, la veuve de l’agent n’obtenait pas de réversion mais un capital
décès. En 1937 celui ci s’élevait à 12 500 francs –l’équivalent de dix mois de
salaires d’un employé aux Grands magasins- et pouvait dépasser 25 000
francs si la famille comptait plus de quatre enfants –soit plus que le
traitement annuel d’un contremaître principal de la CPDE à la même date.
A partir de quelques cas exemplaires on peut référencer les cadres généraux
des retraites électriques et gazières qui devenaient désormais courantes, des
variations n’étant pas exclues, dans le montant des prélèvements, dans les
dispositions de réversion ou dans les effets de la mise en conformité avec les
autres lois sociales. On peut observer que le financement de l’employé et
celui de l’employeur sont toujours identiques et varient dans des limites
comparables : 5 % en général, de 2 à 5 % du salaire à la Compagnie
Française du gaz en 1923 ou à la Compagnie électrique du Nord en 1932.
Lorsqu’il existe un double versement, à la Caisse Nationale des retraites et à
une caisse de prévoyance de l’entreprise –cas du Gaz de Lyon en 1922- le
montant des prélèvements pouvait aller au-delà (7 % des appointements
pour le personnel du Gaz de Lyon). L’âge de départ en retraite est le plus
souvent 55 ans après 25 ans de service actif, l’âge étant porté à 60 ans avec
30 ans de service lorsqu’une distinction est opérée entre service actif et
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service sédentaire. Le calcul de la pension est basé sur les trois meilleures
années, parfois (Compagnie électrique du Nord, Compagnie du gaz de Lyon)
sur les cinq dernières, puis le montant est fixé par le produit des années de
service et de la fraction d’application de la base (entre 1/45e et 1/60e dans la
plupart des cas). La réversion de 50 % aux veuves est de règle mais des
formules différentes pouvaient apparaître comme l’octroi d’une rente ou le
versement d’un quart de la retraite sur le livret de retraite de l’épouse ; la
réversion aux enfants apparaît aussi comme un droit acquis pour une somme
d’un montant réduit.
D’autres dispositions découlèrent de la législation sociale générale.
Premièrement, le ministère du travail créa en 1931 une commission chargée
de coordonner les « régimes spéciaux » des agents des entreprises
concessionnaires de services publics du gaz et de l’électricité avec les
éléments nouveaux de protection sociale apportés par la loi sur les
assurances sociales, adoptée en 1930. Le rapprochement des situations
s’opéra dans le champs des assurances maladie, maternité et des soins aux
invalides. En revanche, les règlements particuliers furent maintenus dans le
domaine des assurances vieillesse, décès et invalidité. Dès la session de
1926, la commission du Travail de la Chambre des députés avait noté qu’il
fallait admettre en matière de retraite que l’antériorité des mesures existant
dans les compagnies électriques et gazières justifie de les soustraire au droit
commun. Ainsi par exemple le régime particulier de retraites en vigueur à la
société La Fusion des gaz, disposant de concessions dans des départements
disséminés sur le territoire (Dordogne, Vendée,-Ille et-Vilaine, Mayenne,
Corrèze, Orne, Calvados) fut reconnu par le ministère des Travaux publics en
1933.
La seconde étape des adaptations fut atteinte en 1937, la circulaire Ramadier
disposant que les lois sociales de 1936, œuvre du Front populaire, devaient
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apporter une unification des statuts des personnels des entreprises
électriques et gazières. Une commission avait déjà élaboré en octobre 1936
un schéma cadre. En principe, le texte de 1928 restait la norme. Les
dispositions particulières introduites par les réformes de 1936 sur le plan des
conventions collectives de travail ne devaient servir qu’à compléter celui-ci.
Ainsi, lorsque la Compagnie Energie électrique du littoral méditerranéen
adopta des statuts du personnel en 1936, un article rappela que « la mise en
vigueur des dispositions ne peut avoir pour conséquence de réduire ou de
supprimer les avantages et garanties supérieurs dont peuvent bénéficier un
ou plusieurs agents de la Société au moment de cette mise en vigueur ».
En 1938, la prise en charge par les compagnies électriques d’un plan
d’équipement qui écartait une tutelle plus forte de l’Etat, fut accompagnée de
la mise en œuvre d’une Caisse nationale de prévoyance de retraites. Cette
nouvelle institution, fonctionnant comme une caisse complémentaire,
octroyait un régime spécifique aux agents de toutes les entreprises comptant
moins de 75 personnes. Celles qui dépassaient ce nombre pouvaient ou non
s’y affilier tandis que les sociétés dont les personnels étaient assimilés aux
employés municipaux – comme à Paris- en étaient exemptées. En fait, le
règlement inscrit dans le décret du 17 juin 1938 stipulait précisément
l’introduction de prestations spéciales inhérentes aux industries électriques et
gazières. Les évènements nationaux empêchèrent son application.
C’est une nouvelle loi, adoptée le 4 décembre 1941, qui reprit l’ensemble des
textes y compris le plus récent sur la création d’une caisse de prévoyance.
Un régime spécial de retraites et de prévoyance, institué en faveur des
personnels des sociétés électriques et gazières, alimenté par une cotisation
ouvrière de 6 % des salaires et une contribution patronale d’au maximum
10 % des salaires, plaçait ces agents en dehors du régime général des
assurances sociales. Seuls en étaient exemptés les personnels assimilés des
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sociétés parisiennes. Le bénéfice de la pension ne différait pas des formules
existantes concernant l’âge et le minimum de service à effectuer, à
l’exception de mentions nouvelles, liées aux circonstances ou tenant compte
de spécificités des métiers. L’agent admis à la retraite après un service actif
de 15 ans dans un emploi considéré comme insalubre disposait d’une
bonification égale à 5/50e de sa pension. Tout agent ayant élevé au moins
trois enfants jusqu’à l’âge de 16 ans se voyait attribuer un supplément de
10 %. Le temps passé sous les drapeaux et en captivité était pris en compte.
En tenant compte de tous ces éléments, la pension versée ne pouvait
excéder 75 % du traitement moyen soumis à retenue. Des dispositions
permettaient également de prendre sa retraite par anticipation, dès l’âge de
50 ans passé après un service de 25 ou 30 ans selon les cas. La mesure
intéressait en particulier tous ceux qui étaient entrés jeunes dans une société
électrique ou gazière, puisque de toute façon il fallait pour bénéficier de ces
droits à retraite avoir été titularisé avant l’âge de 30 ans. Veuves et orphelins
bénéficiaient comme auparavant des avantages de la réversion ou de
pensions temporaires.
En 1941, l’employé du service actif d’une société gazière ou électrique
percevait 1/50e du salaire de référence multiplié par le nombre d’années de
service ; celui du service sédentaire percevait selon le même mode de calcul
1/60e du salaire. Sa pension, gérée par une caisse spéciale, administrée
paritairement –système en vigueur depuis longtemps dans les caisses de
prévoyance de ces industries-, relevait d’un système de retraite par
répartition.
19
D) L’aboutissement de 1946
La nationalisation de l’électricité et du gaz à la Libération ne relève pas de la
même logique que celles, par exemple, de Renault ou Berliet qui furent des
sanctions. Il s’agit du « retour à la Nation » de grands « monopoles »
considérés comme essentiels à la vie du pays (cette notion est présente dans
la Charte du Conseil National de la Résistance qui inspire un certain nombre
de réformes de l’immédiat après-guerre). La nationalisation est aussi une
demande ancienne (on disait alors « socialisation ») dont le syndicalisme a la
paternité, et une nécessité économique tout autant que politique dans un
pays largement à reconstruire sur de nouvelles bases. Donc, la
nationalisation de l’électricité doit se comprendre sur le long terme (la SNCF
avait été un précédent, mais assez timide, car relevant de l’économie mixte)
et c’est aussi vrai dans le domaine social. En effet, pour le principal
protagoniste de la nationalisation, Marcel Paul, syndicaliste communiste et
Ministre de la Production industrielle, changement de statut de l’entreprise et
nouveau statut du personnel vont de pair. Il s’agit de donner des garanties
avancées au personnel non seulement basées sur les points majeurs des
anciens statuts mais aussi capables d’être un élément d’entraînement, un
modèle pour les entreprises nationales et non nationalisées.
Au même moment, Pierre Laroque construisait l’édifice de la Sécurité
Sociale : « l’ordonnance du 4 octobre 1945 ne prévoyait pas le maintien des
régimes spéciaux antérieurs à titre définitif ; ils étaient seulement autorisés
à fonctionner de manière provisoire. Mais l’idée d’unité de la Sécurité Sociale
affirmée de manière remarquable par Pierre Laroque ne parvint pas à
s’imposer »5. L’article L 711-1 du code de la Sécurité Sociale maintient
« provisoirement » les régimes spéciaux. Voici l’analyse de l’historien Michel
5 Tauran Thierry, Les régimes spéciaux de sécurité sociale, Paris, Presses universitaires de France, 2000, p. 14.
20
Dreyfus : « Il faut attendre 1945 pour que soit conçu un système unificateur,
qui rallie alors toutes les forces politiques et syndicales. De ce consensus naît
la Sécurité sociale d'aujourd'hui, qui mérite mieux l'appellation de régime
général que le système de 1930 : des millions de fonctionnaires peuvent y
accéder. Mais cette parenthèse se referme dès 1947 avec le début de la
guerre froide : la CGT, héritière de la CGTU, détient les trois bastions que
sont la SNCF, EDF-GDF et les Charbonnages de France, et tient à préserver
leurs régimes spéciaux. L'élan unificateur de la Sécurité sociale est brisé ».
Le travail effectué par Marcel Paul et son équipe prit l’allure d’une course de
vitesse. En effet, le Ministre de la Production industrielle savait que le
tripartisme (PCF-SFIO-MRP) ne résisterait guère au temps. Confirmé en 1945
par le général de Gaulle , Marcel Paul fit aboutir le vote de la nationalisation
des industries électriques et gazières en mars 1946 (loi du 8 avril) et dans la
foulée promulgua un statut du personnel, le 22 juin 1946 (avec application
au premier juin), sous la signature du Président du Conseil Félix Gouin et des
seuls ministres Marcel Paul (Production Industrielle) et Ambroise Croizat
(Travail et Sécurité Sociale)6. Des centaines de statuts antérieurs furent
observés et jaugés, en particulier les plus favorables, ceux de l’Energie
Industrielle (grilles du personnel) et de la Compagnie Parisienne de
Distribution d’Electricité (alignement sur le personnel municipal). En
conséquence, le statut du personnel de 1946 s’appuie sur l’antériorité des
statuts du personnel des entreprises privées et la non remise en cause des
avantages acquis : « les dispositions du présent statut se substituent de
plein droit aux règles statutaires ou conventionnelles antérieurement
appliquées au personnel en cause. Mais elles ne peuvent en aucun cas avoir
pour effet de supprimer ou de réduire le bénéfice des dispositions plus
6 Prugnaud Louis, Contribution à l’histoire du personnel électricien, Paris, AHEF, 1994.
21
favorables dont jouissaient ces personnels »7 (décret du 22 juin 1946).
Dans l’ouvrage Et la lumière fut nationalisée8 qui est assis sur un grand
nombre de témoignages de première main, René Gaudy souligne combien le
statut de 1946 est lié aux succès de l’entre-deux-guerres. Ernest Mercier, le
grand patron de l’électricité parisienne aurait déclaré avant-guerre : « Vous
ne les connaissez pas. Lorsqu’ils auront le statut unique pour la région
parisienne, ils vous demanderont le statut unique national »9. Après-guerre,
ce statut a un père, et un seul : Marcel Paul qui l’a rédigé « de sa main ».
« Le statut est l’œuvre de la formation que j’ai reçue. Si je n’avais pas eu ça
dans la tête, j’aurais été un vrai cancre10. […] Il s’agissait de faire du
personnel, le corps et l’âme de la nationalisation, de l’attacher aux deux
industries par des dispositions sociales d’un niveau égal à la tâche qui allait
lui incomber et, en même temps, par la démonstration de sa participation
réelle à la mise en place et à la gestion d’une branche économique
nationale ». Le ministre demande régulièrement l’avis, après des nuits de
travail, de ses camarades syndicalistes, d’Ambroise Croizat et aussi de Pierre
Simon qu’il voit comme Président d’EDF. En ce qui concerne les retraites, ce
dernier témoigne : «Pour la première fois en France, on a supprimé la caisse
de retraite et institué un système où la retraite était calculée à tout moment
sur le salaire de l’agent en activité du même grade que celui qu’exerçait en
fin de carrière l’agent en question. Autrement dit on supprimait la
capitalisation qui avait déjà montré combien elle maltraitait les retraités,
premières victimes de l’inflation dans le monde de laquelle il était évident
qu’on entrait pour longtemps. D’ailleurs, Marcel Paul avait bien tenu à
marquer l’innovation et il ne parlait pas de retraite mais de salaire
7 Rambaud H., Le régime de sécurité sociale des industries électriques et gazières, thèse de doctorat de droit, université Jean Moulin, Lyon, 1989, p. 67. 8 Gaudy René, Et la lumière fut nationalisée, Paris, VO Editions, deuxième édition 1996. 9 Gaudy René, op cit, p. 193. 10 Picard Jean-François, Beltran Alain, Bungener Martine, Histoire(s) de l’EDF, Paris, Dunod, 1985, p. 43-44.
22
d’inactivité »11.
Le décret sur le statut du personnel paraît le 25 juin au Journal Officiel. La
situation a joué en faveur du ministre car le Gouvernement Bidault n’est pas
encore formé et le ministre des Finances sera seulement consulté. Le Figaro
écrit : « Nous croyons utile de revenir sur ce texte qui malgré ses incidences
financières ne porte pas la signature de M. Philip et dont la légalité de ce fait
nous paraît contestable » (7 juillet 1946). La Tribune Economique du 28 juin
parle de « décret scandaleux », l’Epoque écrit : « M. Marcel Paul nous ruine !
Le ministre de la Production Industrielle vient par décret :
- de créer une catégorie privilégiée de travailleurs ;
- de menacer de ruine tout le secteur privé.
Ce décret est un scandale et le contribuable paiera.
Il serait hautement souhaitable que ce statut fût celui de tous les
travailleurs, travailleurs agricoles compris. Est-ce possible ?
Malheureusement nous n’en sommes pas là et nous ne croyons pas que l’Etat
puisse aussi délibérément se ruiner ».
Le Monde du 4 juillet : « Si l’on devait aligner le personnel de tous les
établissements nationalisés sur celui du gaz et de l’électricité, l’opération
coûterait cher au Trésor qui devrait les subventionner ou aux
consommateurs qui devraient payer des tarifs plus élevés ». Deux jours plus
tard, un membre du Conseil d’Etat docteur en droit (Robert Jaconet) écrit
dans le même journal : « N’est-il pas dangereux que le statut des personnels
d’un secteur nationalisé soit établi avant qu’ait été réglé le statut de la
Fonction Publique ? » Même à gauche le texte est attaqué : on trouve dans le
Breton socialiste (7 septembre 1946) ces mots « Les agents de la fonction
publique restent rêveurs devant les libéralités démagogiques de certains
ministres communistes, notamment celui de la P.I . (Production Industrielle)
11 Gaudy René, op. cit., p. 195.
23
grand maître du gaz et de l’électricité. Les professeurs, les magistrats, aussi
bien que les postiers, les instituteurs, les cheminots ne s’expliquent pas des
différences de traitements que rien ne peut expliquer ; de telles anomalies
ne sont pas sans provoquer de dangereux mécontentements. Il est vrai
qu’en ce qui concerne le Gaz et l’Electricité, c’est le consommateur qui
‘éclaire ‘. N’est-ce pas M. Marcel Paul ? » La fédération de l’Eclairage
(dominée par la CGT) répond en mettant en avant les efforts des électriciens
et gaziers depuis 20 ans et en rappelant que ces droits avaient été confirmés
par l’Assemblée Constituante avec la précision qu’ils pourraient être
améliorés au moment de l’établissement du statut (Le Peuple, 6 juillet 1946).
Marcel Paul reste ferme et s’appuie sur Pierre Simon qui déclare plus tard12 :
« Cela [le système de retraite prévu dans le statut] fit quelque bruit dans
l’administration et, peu après, le Président du Conseil des Ministres me
convoqua pour me dire que notre système était un scandale. A la sortie de
son bureau où j’avais été clair, net et ferme, il avait changé d’opinion. Et
l’administration a, ensuite, elle-même adopté le même principe quitte à
l’adapter aux situations particulières ».
12 Gaudy René, op. cit., p. 208.
24
2- QUELLES SPECIFICITES ?
Il convient de noter ce que les régimes spéciaux représentent sur un plan
quantitatif. En 2006, sur 20,5 millions de bénéficiaires de retraites dépendant
de 24 régimes de base, les fonctionnaires représentent 8,5 % des
pensionnés, les autres régimes spéciaux moins de 9 %. On compte par
exemple 376 558 bénéficiaires des mines, 305 108 de la SNCF, 149 157 des
IEG, 118 101 de la marine, à comparer aux fonctionnaires (presque
1,7 million), aux 4,2 millions d’agriculteurs (salariés et exploitants), aux
10,7 millions relevant de la CNAV. Certains régimes spéciaux portent sur des
effectifs très réduits : 360 sociétaires de la Comédie Française, 1 477 de
l’Opéra de Paris, 2 638 de la CCIP, 43 834 agents de la RATP. Au total, on
compte 34,7 millions de bénéficiaires d’une retraite en France en incluant les
régimes complémentaires, mais il faut rapporter ceux disposant d’un régime
spécial aux 23 millions de retraités réels, soit moins de 5 millions de
personnes, dont moins de 2 millions sont des fonctionnaires. Le rapport
s’établit ainsi au cinquième des retraités français.
A) Des caractéristiques communes
Le premier caractère commun des régimes spéciaux est l’ancienneté des
dispositions concernant leurs retraités. Dès 1673, les marins ont été couverts
par un régime qui compte parmi les plus anciens au monde. Instituée par
Colbert en 1673, cette protection s’appliquait aux besoins militaires de l’Etat.
Ceux qui ne pouvaient continuer leur service après une blessure recevaient
une pension. En 1709, un véritable régime de retraite fut étendu aux marins
du commerce et à ceux navigants sur les bateaux de pêche. C’est également
25
au XVIIe siècle que fut institué un régime de retraites des personnels de
l’Opéra, droit octroyé par Louis XIV à ses comédiens en 1698. Dès le début
du XIXe siècle, des régimes de retraites furent introduits à la Banque de
France (1806) et à la Comédie Française (1812). Les compagnies ferroviaires
comme les sociétés gazières, on l’a vu, ont adopté des systèmes de retraites
dès le milieu du XIXe siècle, leur diffusion s’étalant sur toute la seconde
moitié du siècle, avant de figurer dans des textes de portée plus générale
(1906 pour les gaziers, 1909 pour les cheminots). La Compagnie générale
des omnibus créée en 1855, qui préfigurait ce que devint plus tard la RATP,
organisa d’emblée un régime de retraite, sous l’égide d’administrateurs que
l’on retrouvait à la Compagnie parisienne du gaz. Les mineurs obtinrent leur
retraite par une loi du 29 juin 1894, le texte décrétant l’obligation de
cotisation des employeurs et une gestion mixte des caisses. La Fédération
autonome des Clercs de notaire créée en 1926 se donna immédiatement
comme objectif de fonder une caisse autonome de retraite qui ne vit
finalement le jour qu’en 1937.
Le second trait essentiel apparaît dans la situation de protection sociale que
ces régimes créèrent avant que le bénéfice n’en soit appliqué à tous. Au
point que la création des assurances sociales en 1930 puis l’application du
régime général de la Sécurité sociale en 1945 pouvaient être moins
avantageux que les prestations instituées dans ces régimes spéciaux. Il faut
pour mesurer la portée des exemples développés ci-après se replacer dans le
contexte d’introduction de la loi de 1910 ouvrant droit aux retraites ouvrières
et paysannes. On peut en saisir le caractère novateur en s’appuyant sur une
enquête de l’Office du travail publiée en 1898 sur les caisses patronales de
retraites des établissements industriels13. Celle-ci visait à encourager la
13 Ministère du commerce, de l’industrie, des postes et des télégraphes. Office du travail, Les caisses patronales de retraites des établissements industriels, Paris, Imprimerie Nationale, 1898, 437 p. (BN 8-LF262-232).
26
diffusion dans les établissements industriels du livret individuel à la Caisse
nationale de retraite pour la vieillesse. L’enquête portant sur les
établissements relevant de l’Inspection du travail, limitant donc le champ aux
établissements industriels, recense 296 797 établissements industriels
employant 2,6 millions d’ouvriers et d’ouvrières ; 229 établissements
seulement disposent d’une caisse de retraite (0,8 % des établissements)
avec 115 896 participants (4,35 % de la population ouvrière considérée). Il
faut comparer d’emblée ce dernier pourcentage avec la situation dans les
secteurs dotés d’un régime spécial : les mines comptent 100 % de
participants depuis la loi de 1894 octroyant une retraite aux mineurs, les
entreprises de transport (compagnies ferroviaires, omnibus, tramways,
compagnie de touage et de remorquage de l’Yonne) dans leur ensemble
atteignent 74 % de participants. En 1898, sur 86 000 personnes travaillant
dans 135 établissements disposant de leur propre caisse, 74 000 individus
étaient inscrits (86 %) et parmi eux moins de 5 % percevaient déjà une
pension, ce qui démontre aisément le caractère récent de ces caisses
patronales. Sur l’ensemble des cotisants 33% des participants relevaient de
l’industrie des métaux, 27 % des industries textiles, 13 % des industries
chimiques, 12 % des industries du verre et des céramiques. D’autres
industries n’étaient guère représentées, à l’exemple des industries
alimentaires (2,1 %) ou du bâtiment (0,8 %). Prises séparément, les
industries ne présentaient pas toutes le même taux de cotisants : l’industrie
métallurgique comptait seulement 37 % d’ouvriers participants. L’âge de
retraite variait également : sur 135 établissements, 39 n’avaient pas fixé de
limite, 50 avaient choisi un seuil de 60 ans et au-delà. Quant à la durée
minimale de service 64 % des participants devaient dépasser 25 ans de
service. La situation des employés de secteurs comptant des régimes
spéciaux différait donc singulièrement de la situation générale.
27
Un troisième trait singulier tient aux causes originelles de l’apparition de ces
régimes spéciaux. On a vu que les industries gazières et électriques avaient
adopté un système de retraites pour s’attacher les employés, dans un
premier temps, puis pour répondre aux revendications ouvrières. D’autres
entreprises connurent les mêmes situations, des sociétés minières cherchant
à retenir leur main d’œuvre et acceptant de rétribuer par cette forme la
pénibilité du travail aux compagnies ferroviaires tenant compte de la
spécificité de certains métiers du rail. L’Etat prit en compte également le fait
que certains employés et ouvriers exerçaient un métier vital pour la Nation.
Enfin, l’organisation collective de groupes restreints posa également la
retraite avec un régime spécifique comme une conséquence de l’exercice
d’un métier très particulier, exercé sur une durée limitée et aléatoire, la
retraite devenant un avantage social compensatoire de la précarité d’emploi.
B) Trois exemples parmi d’autres : SNCF, RATP, clercs de notaires
Parmi différents groupes professionnels, on peut ici proposer une
comparaison plus précise avec certains métiers qui offrent des similitudes
avec la situation des électriciens et des gaziers dans son évolution historique.
Tous les régimes spéciaux ne peuvent être mis sur le même plan, compte
tenu de poids respectifs très différents. Comment en effet dégager des points
communs entre quelques centaines de sociétaires de la Comédie Française et
plusieurs dizaines de milliers d’électriciens et de gaziers ? Trois cas peuvent
servir de référence comparative, soit par leur importance quantitative, soit
du fait d’une chronologie proche de celle qui a vu naître le régime spécial des
IEG : les cheminots, la RATP, les Clercs de notaire. La comparaison fera au
28
moins apparaître combien fut précoce le système adopté au sein des
entreprises électriques et gazières.
• Le cas des retraites des cheminots
Le monde ferroviaire offre plusieurs analogies : à l’origine entreprises privées
chargées de réseaux, importance quantitative du personnel employé,
unification de la majorité des entreprises dans une société nationale de
service public, influence du mouvement social comme vecteur de
changement statutaire ou de défense des acquis, nécessité d’assurer la
continuité du service supposant a priori une stabilisation du personnel
d’autant plus que celui-ci connaissait une mobilité récurrente. De surcroît, la
fréquence des sièges multiples détenus par des administrateurs de
compagnies ferroviaires qui émargeaient également au sein des conseils des
compagnies gazières au milieu du XIXe siècle ne laisse aucun doute sur les
transferts organisationnels dont ils se firent les promoteurs.
La précocité du régime de retraites cheminotes s’explique par la volonté de
stabiliser le personnel en lui accordant un avantage spécifique par rapport à
la situation générale des emplois industriels. L’auteur d’une thèse de droit en
1904, souligne ainsi « Pour arriver à un attachement si difficile d’un
personnel aussi nombreux, […] les compagnies se sont préoccupées de
maintenir dans leur personnel la stabilité indispensable à la bonne exécution
du service, en assurant à leurs agents des pensions de retraite pour le
moment où, après une carrière bien remplie, l’âge, la fatigue ou les infirmités
les obligent à abandonner leur emploi » 14. Ce principe peut d’ailleurs être
14 L. Sénéchal, Des institutions patronales des grandes compagnies françaises de chemin de fer, Thèse de droit, Lille, 1904, p. 149, cité dans : Georges Ribeill, Des faveurs patronales au
29
étendu à la politique dite paternaliste des entrepreneurs au XIXe siècle. Face
au besoin de main d’œuvre croissant, à son insuffisante qualification et
surtout à sa forte mobilité, l’institution de caisses de retraites participait avec
les caisses d’économie ou d’épargne, l’essor du logement social, l’accès à des
soins, aux médicaments ou à des magasins coopératifs, à fixer les recrues
dans l’entreprise.
Dès 1844, une caisse des retraites fut instituée à la Compagnie du Paris-
Orléans pour une partie du personnel employé. Si le PO anticipa sur les
autres compagnies, il le dut notamment à la présence d’administrateurs
chrétiens convaincus de leur rôle en matière de protection sociale. Le fonds
de retraites était alimenté sans cotisations des bénéficiaires. Une véritable
caisse de retraites fonctionnant avec une contribution de 3 % des employés
fut ensuite mise en œuvre à la Compagnie du chemin de fer de Paris à Rouen
en 185015. L’extension du système se fit sur les autres réseaux à partir de
1853, induite par la prise en considération d’une faible capacité d’épargne
des employés qu’il fallait compenser de manière philanthropique. Au même
moment le régime de retraite des fonctionnaires était institué par la loi du 9
juin 1853.
Généralisé par les compagnies, le système de retraite n’en présente pas
moins des différences notables. Les compagnies d’Orléans et de l’Est qui
conservaient seulement le versement patronal évoluèrent dans leur
stratégie. Dès 1862, la Compagnie de l’Est imposa une souscription
obligatoire d’un montant de 2 % du traitement. Dans les autres entreprises
ferroviaires, la retenue mensuelle variait de 3 à 4 % ; l’âge de départ allait
de 50 à 60 ans, l’ancienneté requise pouvait atteindre 20 à 25 ans. Dès
privilège corporatif. Histoire du régime des retraites de cheminots des origines à nos jours (1850-2003), Chez l’auteur, Dixmont, 2003. 15 Georges Ribeill, op.cit., p. 9.
30
1856, la Compagnie du Nord distinguait les agents du service sédentaire (qui
devaient accomplir 25 ans de service) et ceux du service actif (20 ans
requis). Enfin, le montant des pensions était aussi très différent. Les grands
Réseaux gardèrent au cours de la décennie 1890 des disparités quant aux
retenues sur les salaires ou à la subvention de la compagnie.
Bien qu’elle existât réglementairement, cette retraite n’était pas toujours
acquise avec sûreté. Plusieurs procès tenus après des cas de révocation
d’employés pour des motifs divers prouvent que les compagnies opéraient
parfois avec arbitraire, les tribunaux abondant dans leur sens. Plusieurs
pétitions de mécaniciens et de chauffeurs arrivaient en parallèle sur les
bureaux du ministre des Travaux publics ou des parlementaires motivant des
propositions de loi durant toute la décennie 1870. Dès les années 1880, la
question d’un statut unique des retraites couvert par l’Etat fut soulevée
devant les Parlementaires. Certains députés, à l’instar du baron de Janzé,
l’un des plus actifs sur ces questions, dénonçaient une réalité toute différente
des textes réglementaires en comparant les chiffres des retraités potentiels
et leur nombre effectif bien plus faible. Si les députés votèrent finalement
une réforme en 1882, le Sénat ne se prononça pas avant 1888.
La reprise de compagnies déficitaires par l’Etat engendra en 1883 une
première forme de nouveau statut : participation commune de 5 %, pension
calculée à raison de 50 % des six meilleures années, réversion à la veuve.
Ce régime n’était pas répandu. La loi du 21 juillet 1909, encore avant la loi
de 1910, unifia les règlements des différentes caisses et étendit son bénéfice
à tous les agents du cadre permanent. Elle est née de la conjonction de
l’action syndicale (en 1890 est crée un Syndicat des travailleurs des chemins
de fer, affilié à la CGT en 1895) et du soutien politique que les Radicaux et
les Socialistes apportèrent à la mise en place d’un contrôle de l’Etat sur les
chemins de fer. Sa gestation fut longue. Commencée en 1897 à la Chambre
31
des députés (projet de loi Turrel, ministre des Travaux publics, 26 novembre
1897), elle n’aboutit que douze ans plus tard ! Et encore faut-il la compléter
par une seconde loi, du 28 décembre 1911, pour assurer la transition entre
les régimes anciens et le nouveau régime unifié des cheminots 16.
La loi de 1909 fixe les conditions de retraite pour les agents des réseaux
d’intérêt général. On y retrouve les dispositions courantes dans les industries
électriques et gazières : 25 ans d’affiliation obligatoire, 55 ans d’âge
minimum, sauf pour les mécaniciens et les chauffeurs dont la dureté des
conditions de travail avait rendu nécessaire un abaissement à 50 ans. Les
employés de bureau n’en jouissent qu’à l’âge de 60 ans révolus s’ils n’ont
pas fait au moins 15 ans de service actif. La rémunération moyenne des six
meilleures années de la carrière servait au calcul de l’indemnité, à hauteur
d’1/50e par années de service ou de la moitié du traitement. Réversible sur
la veuve à hauteur de 50 %, elle pouvait être majorée dès lors que l’agent
avait élevé au moins trois enfants jusqu’à l’âge de 16 ans (à partir de 1921).
Entre 1918 et 1937, les retraites ont surtout été ajustées pour compenser les
dépréciations monétaires, sous la forme d’une péréquation sur la base des
traitements d’activité en vigueur et de l’évolution de la retraite des
fonctionnaires, mais plusieurs apports législatifs en ont précisé la
réglementation. Un statut des retraités est homologué le 25 février 1929. A
partir de 1934 les retraites sont placées sous le régime de la répartition,
alors que jusqu’à cette date elles étaient basées sur une capitalisation des
cotisations de l’agent à parité avec celle de la compagnie. Les agents des
réseaux secondaires d’intérêt général ou des réseaux d’intérêt local, exclus
de la réforme adoptée en 1911, ont finalement obtenu leur propre régime
16 exposé du processus législatif dans Georges Ribeill, op.cit., chapitre 4.
32
spécifique par la loi du 22 juillet 1922 dont la mise en œuvre fut confiée à la
Caisse autonome mutuelle de retraite (CAMR).
La création de la SNCF en 1937 ne modifia pas fondamentalement ces
données. Le régime mixte de retraites par capitalisation et par répartition fut
reconduit. Au début de l’année 1938, 401 750 affiliés et 242 765 retraités
étaient pris en charge. En revanche, un agent qui quittait l’entreprise après
quinze années de service recevait tout de même une pension, à jouissance
immédiate si le départ était consécutif à une maladie ou un accident, à l’âge
prévu dans les autres cas.
• Le système de la RATP
A nouveau, la notion d’entreprise exploitant un réseau au service du public
permet de mettre en exergue des points comparatifs. En 2005 le régime de
la RATP comptait plus de 44 000 bénéficiaires de la prestation vieillesse dont
31 000 en droit direct et 13 000 en droit dérivé. Assuré par la Caisse des
retraites du personnel de la RATP le service de pension est acquis lorsque
l’agent satisfait à des conditions d’âge et de services en fonction de
catégories d’emploi distinguant service sédentaire et service actif. Les
principes retenus prévoyaient en 2000 la liquidation de la pension à partir de
15 ans de service, un seuil de 60 ans et 30 ans d’activité pour un taux plein.
Dérogeaient à ces conditions les métiers considérés comme pénibles à
l’exploitation ou la maintenance qui peuvent se faire de nuit ou les jours
fériés, voire qui sont affectés par une certaine insécurité. Dans ce cas, des
bonifications de temps permettent un départ anticipé. Chaque annuité de
cotisation valait 2 % du salaire moyen des six derniers mois de travail,
primes non incluses. La pension était réversible pour moitié au conjoint et
des bonifications par enfant s’ajoutent à raison de 10 % pour trois enfants
élevés pendant au moins neuf ans avant l’âge de 16 ans.
33
Ce régime spécial trouve ses origines dans l’histoire des entreprises
antérieures dont la RATP est l’héritière. La Compagnie générale des omnibus
est la première d’entre elles. Celle-ci rassembla en 1855 les onze
compagnies privées qui assuraient un transport collectif à Paris. Le salaire
plus élevé à l’embauche, la création d’un service médical et l’instauration de
retraites devaient permettre aux employés de trouver avantageuse la
situation d’emploi et les stabiliser au service de la grande entreprise. Une
caisse de secours mutuels, alimentée par une cotisation d’un franc par mois,
fut ajoutée en 1890 pour couvrir la perte de salaire pour une durée d’au
maximum deux mois. Avant la fin du siècle, des sociétés par dépôt ou
section vinrent compléter la protection et en 1898, une convention avec la
ville de Paris institua un régime de protection sociale comprenant notamment
un service médical gratuit et une retraite, pourvue par prélèvement sur les
salaires. La STCRP qui relaya la Compagnie des omnibus en 1920 supprima
les sociétés de secours mutuels mais conserva le régime spécial de retraite.
A la place, la société versait directement à ses agents en cas de maladie des
indemnités journalières, dont la durée pouvait atteindre une année. La
création de la RATP, enfin, en 1948, prolongea la protection sociale avant
qu’un décret du 23 décembre 1950 ne vint réglementer l’ensemble du régime
spécial de la RATP.
• Le régime spécial des Clercs de notaire
Cet exemple permettra de juger de la durée parfois longue qui s’écoula entre
l’initiative de la création d’un régime de retraite et la reconnaissance d’un
régime spécial mais également de la situation avantageuse dont bénéficiaient
depuis bien longtemps les employés de bureaux des sociétés énergétiques.
Les salariés du notariat, dont la profession avait plusieurs siècles d’existence,
34
n’eurent un système de retraite qu’en 1937. Depuis 1926, une fédération
autonome en avait exprimé la nécessité. Le projet de loi qui fut déposé dès
1930 fut voté à la Chambre des députés en mars 1931 mais les notaires
parvinrent à freiner son adoption par l’intervention des sénateurs. Bloqué, le
projet de loi ne trouva audience qu’après intervention du gouvernement de
Léon Blum et des liens entretenus avec le président de la Fédération
nationale des Clercs. Il fut finalement adopté en juillet 1937 et promulgué
par le gouvernement Chautemps. La caisse entra en fonction le 1er juillet
1939 et fut conservée après la guerre. En 1948, l’âge de retraite des clercs
fut fixé à 60 ans. Une première remise en cause de ce régime spécial
intervint en 1960 mais fut temporairement repoussée.
C)-Des évolutions récentes
Loin d’un apparent immobilisme, les régimes spéciaux de retraite ont changé
depuis la Libération. Du fait des réformes sur la durée des cotisations, le
paysage s’est modifié depuis 2003 rendant plus visibles certaines différences.
« Les principaux régimes spéciaux de salariés d’entreprises publiques se sont
pour leur part mis en place parallèlement à la naissance du régime des
fonctionnaires de l’Etat, dont il s’en sont fortement inspirés »17. La plupart
des régimes dits spéciaux se rattachent à la sphère publique. Une grande
majorité des personnes concernées relèvent en fait des trois fonctions
publiques (d’Etat, territoriale et hospitalière). Jusqu’à présent ce régime est
équilibré puisque l’on estime le nombre des cotisants vieillesse parmi les
fonctionnaires civils et militaires de l’Etat ainsi que les agents territoriaux et
hospitaliers à quelque 4 millions pour environ 1,6 millions de pensionnés. Les
principales caractéristiques de ces régimes de la fonction publique sont :
17 Glénat et Tourne, op cit, p. 145.
35
- l’absence de régime de retraite complémentaire obligatoire
contrairement au régime général. En revanche les agents concernés peuvent
souscrire à titre volontaire à des régimes complémentaires (Préfon, MRFP
autrefois CREF) créés à leur intention ;
- l’existence d’un certain nombre de catégories exerçant un emploi dit
« actif » (présentant un caractère dangereux ou pénible) auxquelles est
ouvert un droit à la liquidation avant l’âge de 60 ans (gardien de la paix,
professeur des écoles, infirmier) ;
- un taux de remplacement égal pour une carrière complète à 75 % de
la rémunération brute hors prime des six derniers mois d’activité (jusqu’à
80 % par le jeu des bonifications).
Attachés à l'histoire de leurs corporations, les statuts particuliers ont
échappé à beaucoup de réformes. Certains de ces régimes spéciaux ont
cependant disparu du fait de l’évolution des professions (par exemple des
évolutions technologiques ou économiques comme la fermeture des mines).
D’autres ont rejoint le giron du régime général. C’est ainsi qu’une opération
en 1989 à la fois modeste et de forte portée symbolique a été « bouclée » à
la veille de Noël, avec le vote d'un article de loi et la dernière phase d'une
négociation interne : l'entrée dans le régime général de Sécurité sociale à
partir du 1er janvier des retraités du Crédit foncier. Opération modeste : avec
3 700 salariés, le Crédit foncier de France n'est que le plus gros des
« petits » régimes spéciaux de retraite de salariés qui ont survécu à la
création de la Sécurité sociale en 194618.
Les réformes les plus récentes ont par jeu de contraste mis en lumière
l’exception des régimes spéciaux. En effet, la loi du 21 août 2003 sur la
réforme des retraites a prévu la convergence des conditions d’accès à la
18 Le Monde, 1er janvier1989, article de Guy Herzlich.
36
retraite des fonctionnaires sur celles des salariés du régime général ainsi que
le passage progressif pour l’ensemble des salariés du nombre d’années de
cotisation à 41 puis 42 ans. Cette décision concernant la fonction publique a
une valeur tactique : « Pour les autres caisses de retraite, un changement
majeur est néanmoins intervenu : jusqu’en 2003, les trois fonctions
publiques faisaient en quelque sorte « écran » entre la réforme et les grands
régimes spéciaux. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : plus de 90 % des
assurés sociaux participent à l’effort collectif de sauvegarde de l’assurance
vieillesse. La charge de la preuve est désormais inversée. Il appartient aux
ressortissants de ces régimes non réformés de justifier le maintien de leurs
avantages vis-à-vis de l’immense majorité des Français. Pour résoudre à
l’avenir ce problème, il faudra disposer au préalable d’un état de situation
plus transparent et du soutien de l’opinion publique. D’ailleurs, grâce aux
adossements, les citoyens peuvent connaître le coût des avantages
spécifiques, le fameux « chapeau » de ces régimes : il s’élève par exemple à
huit milliards d’euros (sur 21 au total) pour la RATP »19. Les mesures
d’adossement elles-mêmes ont changé la donne : « Nous sommes encore
loin du principe d’unification de l’esprit de 1945 : les droits spécifiques
ouverts aux salariés des entreprises publiques ne sont pas mis en cause et
l’adossement financier implique la création de nouvelles caisses de sécurité
sociale. Cependant, cette étape, en séparant la part régimes de droit
commun (base et complémentaire) des droits spécifiques et de leur coût,
permet donc la mise en perspective et leur éventuelle révision »20. Devant
l’ouverture du capital des deux entreprises publiques et des questions de
19 http://www.senat.fr/rap/a06-082-38. html, projet de loi de finances pour 2007, régimes sociaux et de retraite, réflexions de la commission. Dans un style moins consensuel, on trouve sur le site « le cri du contribuable » (extrait du numéro 14) (http://www.contribuables;org/2006/07/21/retraite-la-reforme-ineluctable/), une interview du même rapporteur de la commission des affaires sociales du Sénat pour la branche vieillesse de la sécurité Sociale. Le texte porte plus spécifiquement sur le régime de retraite des IEG. Là aussi, le soutien de l’opinion publique est avancé comme un préalable essentiel. 20 Glénat et Tourne, op. cit., p. 167.
37
protection sociale en général, les différents représentants syndicaux
s’exprimaient récemment de façon unie21 :
- Jean-Claude Dougnac (FNME, CGT) :« Il nous faut nous rassembler sur ces
problèmes » […] « Ce sont aux électriciens et aux gaziers de décider de leur
salaire différé, de ce qu’ils en font, comment ils l’utilisent » […] et tendre à
« la pérennisation du régime spécial de sécurité sociale et de régime
complémentaire maladie des électriciens et gaziers. »
- Alain Morel (CGT FO): « Nous revendiquons la pérennité de notre régime
spécial statutaire »[…] « nous avons largement rejeté cette réforme du
financement des retraites qui a généré une augmentation des cotisations des
actifs de 12 % » […] « Les activités sociales et mutualistes représentent le
seul lien de cohésion sociale qui reste dans les entreprises de la branche. »
- Pierre Ducrocq (CFDT): « En créant une caisse de retraite unique en son
genre, nous avons démontré qu’il est possible d’innover socialement en
pérennisant financièrement notre régime spécial » […] Il faut « engager la
véritable réforme de la protection sociale des IEG pour répondre en priorité
aux attentes légitimes des agents » […] « notre régime spécial de retraite est
acté dans la loi, les droits des agents sont inchangés. »
- Marc Bretel (CFE-CGC) : « Nous défendons un projet social qui présente
des garanties suffisantes aux salariés, en termes d’emploi, de mobilité ou de
protection sociale » […] il faut « préserver un socle de solidarité dans
l’intergénérationnel entre actifs et inactifs. »
-Jean-Pierre Samurot (CFTC) « Notre devoir : défendre l’intérêt général, nos
entreprises et les emplois associés. »
Pourtant, les politiques sont restés prudents. Après la refonte du régime des
salariés du privé par Edouard Balladur en 1993, puis celle des fonctionnaires
21 Extraits (choisis par nous) d’une table ronde à l’initiative de CCAS Infos : « Les syndicats planchent pour l’avenir », CCAS Infos, n°255, mars 2005, p. 6-12.
38
par Jean-Pierre Raffarin et François Fillon en 2003, les régimes spéciaux
restent la dernière « forteresse » du système de retraite. Celle qu'aucun
gouvernement n'a osé attaquer depuis la tentative malheureuse d'Alain
Juppé à l'automne 1995. A peine déclenchée dans un entretien au Parisien
du 12 septembre 2006 par François Fillon, ancien ministre des affaires
sociales, puis conseiller du président de l'UMP Nicolas Sarkozy, la polémique
sur la réforme des régimes spéciaux de retraite a été - provisoirement -
refermée par le Président de la République. Sur Europe 1, lundi
18 septembre 2006, Jacques Chirac s'est empressé d'affirmer : « Mon
gouvernement n'a aucune intention de modifier les régimes spéciaux dans
l'état actuel des choses »22. Les hommes politiques savent, en théorie,
jauger le moment où un problème est assez mûr pour venir à discussion.
D) De difficiles comparaisons avec l’étranger
Il est certes difficile de faire des comparaisons avec la situation dans des
pays étrangers, ici européens, car les systèmes sont différents (répartition
ou/et capitalisation) et les bilans démographiques souvent contrastés.
Cependant, en nous servant d’un ouvrage de référence de 199723, nous
pouvons prendre trois exemples dans le domaine électrique correspondant à
trois pays européens de tradition socio-économique différentes :
• SEEBOARD24 : (South Eastern Electricity Board), Grande-Bretagne
Il s’agit de l’un des douze distributeurs sur le territoire anglais et gallois. La
production est assurée pat National Power et PowerGen ; le transport par
22 Le Monde, 21 septembre 2006, Michel Elberghe et Rémi Barroux. 23 Hamayon Stéphane et Rouquès Michel, Le financement des systèmes de retraite spéciaux, une approche internationale, Editions Aspe, collection Perspective, 1997. 24 Repris aujourd’hui dans EDF Energy avec London Energy.
39
National Grid. Ce découpage résulte de la privatisation du secteur électrique.
C’est ainsi que Seeboard distribue de l’électricité, possède des contrats
spéciaux (aéroport d’Heathrow, tunnel sous la Manche), a une participation
de plus du tiers dans une centrale gazière de production d’électricité, est
opérateur sur le marché du gaz et exploite des magasins d’électroménager.
La privatisation de 1990 (sur la base de sociétés régionales) a entraîné la
nécessité d’améliorer la compétitivité pour donner satisfaction aux
actionnaires. Les efforts de productivité sont essentiellement passés par la
réduction du personnel : 11 000 personnes en 1967 ; 6 500 en 1987 ; 4 100
en 1995 ; une diminution de 150 personnes par la suite est prévue chaque
année.
Seeboard faisait partie du Electricity Supply Pension Scheme (ESPS) qui
regroupe en fait tous les électriciens. La société a choisi de créer son propre
fonds de pension pour garder une plus grande autonomie et une
identification rapide. Autrefois le personnel était supposé adhérer au ESPS
mais aujourd’hui il a été créé un document pour l’adhésion explicite ou le
refus explicite. L’ESPS est donc en extinction depuis le 1er juillet 1995. Les
contributions de l’employeur sont de 14,5 M £ et celles des salariés de 5 M £.
Les pensions représentent 66 % des dépenses ; les versements en capital
30 % ; les transferts et indemnités de décès 2 %. Le fonds de pension fait
partie d’un fonds de pension commun à toutes les entreprises électriques ;
ce fonds dispose d’actifs évalués à 12,9 milliards de £ avec des recettes
équilibrées entre les contributions (422 M£) et les produits financiers
(458 M£) pour des dépenses de 790 M£ soit un solde positif de 90 M£.
Pour les nouveaux régimes de retraite (dénommés SFSPP et SPIP) qui
succèdent à l’ESPS mais dont il est difficile de donner les résultats, l’âge
normal de départ à la retraite est de 65 ans pour tous les employés hommes
40
ou femmes ; un départ retardé est possible mais les contributions cessent au
65è anniversaire. Les prestations sont semblables à celles de la Poste :
pension égale à 1/80è du salaire pensionnable (moyenne des douze meilleurs
mois des cinq dernières années) par année d’ancienneté à laquelle s’ajoute
un versement en capital équivalent à trois années de pension. La loi protège
les employés présents avant la privatisation : si la société est vendue, le
nouveau propriétaire devra proposer un régime au moins équivalent au
ESPS. D’après des calculs qui ne sont pas assis sur la durée, le nouveau
régime SFSPP qui succède au régime ESPS sera moins intéressant pour les
pensionnés : les futurs employés de Seeboard toucheront des prestations
inférieures par rapport au régime précédent (70 % contre 75 % du « grand
total optionnel »). Les départs volontaires ont été encouragés dans le cadre
de la politique de réduction du personnel (55 et même 50 ans) mais le taux
de pension est réduit dans tous les cas. Les pensions sont indexées sur
l’inflation dans une limite de 5 %. Seeboard, à la différence d’autres
électriciens, s’est concentré sur son cœur de métier, la distribution. Mais le
secteur est fortement soumis aux tentatives d’OPA , y compris venant de
l’étranger comme ce fut en définitive le cas récemment avec la création
d’EDF Energy qui a repris Seeboard.
• ENDESA (Espagne)
Alors que l’électricité britannique avait été nationalisée en 1947 sur un
schéma assez proche de celui de la France, l’Espagne avait choisi une
solution différente ; près de 800 sociétés privées assuraient la production, le
transport et la distribution sur des zones géographiques variables. Dans un
but d’équilibre, les grandes entreprises ont créé une société anonyme
coordinatrice en 1944 sous le nom d’Unesa. C’est à la même date que fut
créée la société publique ENDESA qui primitivement s’occupait de la
production thermique avec du charbon des Asturies. Puis en 1985, le réseau
41
primaire haute tension fut confié à une société mixte baptisée RED
ELECTRICA. Deux ans plus tard, une importante réforme sur le coût standard
oblige les entreprises à de forts gains de productivité : certains l’interprètent
comme une nationalisation déguisée. Par la suite, la législation espagnole
s’est rapprochée de celle de la Grande-Bretagne. C’est donc un système
assez complexe qui régit l’énergie électrique espagnole.
ENDESA reste une société de production d’électricité thermique à 70 %. Elle
a pris des participations dans des centrales nucléaires (un quart de sa
production environ) dont une participation majoritaire. ENDESA exploite
aussi des mines de charbon. Sa privatisation progressive s’est achevée en
1998 et elle a pris une situation dominante en Amérique latine (et un quart
de la production électrique espagnole). En 2001, elle acquis la SNET en
France. Rappelons que les données sur les pensions se bornent ici à la
période antérieure à 1997. Les salariés d’ENDESA bénéficient du régime de la
sécurité sociale espagnole : droits à taux plein à 65 ans et 35 années de
service. Pour pallier un certain nombre d’éléments non pris en compte pour
le calcul des cotisations et donc des prestations, ENDESA a créé une mutuelle
obligatoire pour les employés en 1963. Cette mutuelle a une personnalité
juridique propre. Les retraités d’avant 1978 bénéficient d’un régime interne
avec inscription de provisions au bilan. Donc , il existe
- un régime direct (personnels déjà retraités en 1978) : coûts
entièrement à la charge de l’entreprise qui doit en assurer le
provisionnement intégral ;
- un régime indirect : la mutuelle gère un fonds de 50 milliards de
pesetas ; les taux de cotisation ont été remontés en 1988 (13,88 % en 1995
entièrement à la charge de l’entreprise) et il a fallu régulariser les déficits
antérieurs (entièrement à la charge de l’entreprise). En 1997, la mutuelle
pourra couvrir intégralement ses engagements.
42
Les prestations dépendent de la date d’entrée dans l’entreprise par rapport à
la réforme de 1988. En simplifiant, pour les personnels entrés avant le
23 juin 1988, le taux plein (60 % du salaire régulateur) est atteint au bout
de vingt ans. Pour les personnels entrés après cette date, le taux plein n’est
atteint qu’au bout de 35 années d’ancienneté. Le salaire régulateur n’est pas
plafonné et chaque salarié partant à la retraite reçoit une prime fixe de
400 000 pesetas (16 000 francs à la date de 1996/7). Les départs anticipés
sont largement encouragés (fermeture de mines). Selon leur date d’entrée
dans l’entreprise, une pré-retraite est possible à 55 ou 60 ans. L’addition de
trois prestations permet d’obtenir pour les pré-retraités une rémunération
nette de 100 % revalorisée de 3 % par an. La pension d’invalidité est
indépendante de l’ancienneté. Il en est de même pour les pensions au
conjoint survivant, aux orphelins et aux ascendants.
Les premières mises sur le marché des actions d’ENDESA dans le cadre de la
privatisation progressive n’ont pas été un succès. Pour la question des
retraites, ouvriers et syndicats d’un côté, entreprise et gouvernement sont
en opposition :
- les premiers sont attachés au côté démocratique et égalitaire des
mutuelles ;
- les seconds s’inquiètent de la capacité des mandés à gérer des
sommes importantes, doutent de la viabilité du système à long terme, sont
favorables à des fonds de pension gérés de façon experte (ce qui serait plus
favorable aux cadres). Le sujet est visiblement un point de tension mais le
gouvernement essaie de favoriser les fonds de pension grâce à une fiscalité
plus avantageuse.
• Rheinisch Westfälisches Elektrizitätswerk (RWE), Allemagne
L’Allemagne fut le premier pays européen sous Bismarck à la fin du XIXe
43
siècle à développer un système complet de protection sociale pour une large
part des travailleurs. La RWE est une vieille société créée en 1898. Elle a
toujours été privée et ses principaux actionnaires sont les collectivités
locales. Il s’agit d’une société « supra-régionale » (il y en a huit au total) , la
plus grande, qui a la chance de desservir la région industrielle de la Ruhr.
Elle assure comme ses consœurs le transport et la distribution et revend son
électricité à de petites sociétés régionales (une cinquantaine) souvent filiales
des huit grandes. Il existe enfin en dernier ressort des sociétés communales
(qui peuvent aussi acheter aux super-régionales) de l’ordre de plusieurs
centaines, symbole d’un état fédéral avec des municipalités riches et
compétentes. RWE est une société dont la quasi-totalité de l’activité relève
de l’électricité.
En 1990, la RWE est devenue une holding (RWE AG est une filiale à 100 %).
Le régime de retraite complémentaire de RWE a concerné les ouvriers en
1927 et les employés en 1935. Le plus ancien système de retraite
complémentaire en vigueur date de 1966 pour le personnel entré dans le
groupe après 1960. Deux nouveaux régimes de retraite sont apparus en
1989. La situation se révèle complexe et il existe cinq groupes d’adhérents
selon la date d’entrée dans RWE. Malgré tout, l’ensemble des régimes a
toujours fonctionné par capitalisation avec inscription de réserves au bilan. Il
n’y a aucune contribution salariale et les cotisations de l’entreprise sont
comptabilisées en fin d’année en fonction des provisionnements nécessités
par les calculs actuariels. Les charges sociales couvrant les pensions de
retraites facturées par la RWE AG au cours de l’exercice 1993/94 s’élèvent à
521 Millions de DM soit 221 Millions pour les dotations aux provisions et
300 Millions de DM pour le versement des pensions.
Les prestations sont ouvertes pour ceux qui ont une période d’activité de dix
ans ininterrompue au cours des vingt années précédant la retraite. Selon
44
l’accord de février 1989, l’âge normal de la retraite est de 65 ans pour les
hommes et 60 ans pour les femmes. Le maximum de 75 % est atteint au
bout de 35 ans. Ce taux est appliqué au salaire pensionnable du dernier mois
d’activité ce qui est très favorable. Le total de la retraite légale et de la
pension complémentaire RWE a une limite maximum dépendant de
l’ancienneté. Un nouvel accord fin 1989 aligne la retraite des hommes et des
femmes à 65 ans. En fait ce nouvel accord dissocie calcul de la pension
complémentaire du montant de la retraite légale. Surtout, ce nouvel accord
est beaucoup moins favorable : le salarié entré après le 30 mars 1986 ne
reçoit que 63 % de la pension que touche un collègue plus ancien. En effet,
la pension légale n’a pas changé mais la retraite complémentaire a diminué
presque de moitié par rapport aux salariés régis par les accords de 1966. Ce
nouveau régime est aussi plus pénalisant que l’ancien en matière de départ
anticipé. Les prestations maladie-décès sont cependant similaires quel que
soit le régime en cause. Les pensions sont indexées sur le taux d’inflation
officiel.
Une autre entreprise régionale, Bayenwerk AG, a également déconnecté
pension complémentaire et pension légale. Il s’agit également d’un régime
d’engagement direct de l’employeur (direktzusage) et donc sans contribution
salariale. Les prestations maximales sont atteintes au bout de 30 ans
d’activité ce qui est assez court. La différence du taux de pension entre les
anciens et les nouveaux régimes est moins prononcée chez Bayenwerk que
RWE (81 %). Toutefois, des problèmes de financement sont à prévoir du fait
de la pyramide des âges allemande (faible natalité) et du chômage qui
persiste dans les länder de l’ex-RDA.
Dans un article de la Revue d’économie financière (« Le financement des
systèmes de retraite dans les entreprises publiques : une comparaison
européenne »), inspiré de l’ouvrage qui nous a servi pour les trois
45
monographies ci-dessus, Stéphane Hamayon tire les conclusions générales
de l’évolution récente des régimes spéciaux dans quatre pays (Espagne,
Grande-Bretagne, Suède et Allemagne) –donc pas uniquement pour les seuls
régimes électriques- :
- « La synthèse des politiques que les entreprises des pays étudiés ont
choisi de mener pour préparer à l’ouverture des marchés permet de dégager
certains enseignements globaux. Outre les spécificités sectorielles, on dénote
un lent mouvement de convergence vers les régimes de droit commun ainsi
qu’une tendance à la réduction des prestations vieillesse. Il s’avère par
ailleurs que l’aide directe ou indirecte de l’Etat revêt un rôle central dans le
processus d’apurement de la dette contractée au titre des retraites »25.
- « le secteur électrique est le plus avancé, chacune des entreprises
considérées étant sur le marché financier, il est à vrai à des degrés divers ;
elles ont toutes résolu et depuis longtemps, le problème de la dette
concernant les pensions de retraite »
- « quel que soit le secteur ou le pays concerné, on note une très forte
tendance globale à l’intégration dans les régimes de droit commun » […] La
convergence vers les régimes de droit commun est évidente, le nombre
d’entreprises en relevant étant passé de 37,5 % à 93,8 % de 1968 à 1995
avec une disparition totale des régimes spéciaux. »
- « on peut également noter que, dans l’ensemble, les systèmes ont une
propension à devenir de moins en moins généreux. Les différents régimes
successifs mis en place dans les entreprises deviennent moins avantageux
l’un après l’autre ; l’évolution n’est pas extrêmement rapide dans la mesure
où les nouveaux schémas ne s’appliquent qu’aux nouveaux entrants, ce qui
induit une évidente inertie[…] Il en résulte que, dans la majorité des
25 Hamayon Stéphane, « Le financement des systèmes de retraite dans les entreprises publiques : une comparaison européenne », Revue d’économie financière, n°40, 1997, p. 116.
46
entreprises, plusieurs catégories de personnel coexistent (au plan des
retraites), chaque cantonnement devant perdurer jusqu’à son extinction,
prévisible pour certains vers 2060/2070 ».
- « on constate ainsi une suite de désengagements, variables suivant les
pays et les entreprises. La première étape, en particulier au Royaume-Uni,
consiste en un désengagement de l’Etat vers les entreprises. Elle est
fréquemment suivie d’un transfert des entreprises vers les individus avec
l’introduction de systèmes par capitalisation aux dépens des traditionnels
modes par répartition. Dans certains cas, les plus récents, les régimes à
cotisations définies tendent à se substituer à ceux basés sur des prestations
définies ».
Dans ces processus, le rôle de l’Etat a été important que ce soit dans les
processus de transition et/ou dans le financement de la dette correspondant
aux engagements de retraite. Le coût est variable : élevé en Grande-
Bretagne et en Allemagne, moindre en Suède et en Espagne. L’Etat est aussi
directement intervenu lors de plans pour la réduction de personnel en
contribuant à la charge complémentaire des pré-retraites sous forme de
dédommagements ou d’allocations.
La question de l’apurement de la dette au travers des expériences étrangères
s’est réalisée sous trois scénarios : le provisionnement par l’entreprise
(coûteux) ; l’intégration des régimes spéciaux aux régimes de droit commun
(il faut alors « peser » le déséquilibre de cette charge supplémentaire pour le
régime récepteur) ; l’instauration d’un taux de cotisation patronale
« libératoire » conjugué au paiement à l’Etat d’une « soulte de sortie ».
47
Dans la période la plus récente (hélas, les renseignements sur l’évolution des
régimes spéciaux en Europe sont rares26) , on constate que l’Europe
occidentale est confrontée à des phénomènes communs liés au
ralentissement démographique et à la nécessité d’une réforme des retraites
sous peine d’explosion des déficits publics. Les différents pays proposent
(sauf peut-être la Suède) des solutions assez semblables. Les Irlandais
créent en 2001 un National Pensions Reserve à l’image du Fonds de Réserve
des Retraites français avec un programme de diversification de ses actifs
vers les matières premières ou le capital-risque (ce fonds est destiné à
financer les dépenses de santé et de retraites du secteur public à partir de
2025)27. Les Italiens dès 2003 pensent qu’il est nécessaire de travailler plus
longtemps et de cotiser à un fonds supplémentaire. La question des retraites
bouscule de façon spectaculaire l’Autriche qui, pour la première fois depuis
50 ans, est touchée par un mouvement de grève à ce sujet28. Les
mouvements sociaux sont aussi largement suivis en Italie au cours de ces
dernières années.
La question du régime de retraite mais aussi du nombre des fonctionnaires
est différemment traitée dans les pays européens. En 2003, le tribunal
constitutionnel oblige le gouvernement portugais à négocier préalablement
avec les syndicats la réforme des retraites dans la fonction publique
introduite par la loi de finances29. L’Espagne se distingue par la reconduction
pour cinq ans du « Pacte de Tolède » : cet accord signé par la quasi-totalité
26 Nous remercions toutefois M.Stéphane Hamayon (société Harvest) de ses précieuses indications et de l’envoi d’un de ses textes les plus récents ; nous renvoyons d’autre part au site de la Caisse des dépôts et consignations consacré aux retraites qui contient un « Observatoire des régimes spéciaux » avec une partie des informations mensuelles consacrées à l’Europe. Nous nous en sommes largement servis pour l’actualisation de ce chapitre de notre étude. http://www.cdc.retraites.fr/default.asp?chap=6&ref=2&sub=2&asp=histo 27 Option finance, 28 août 2006. 28 Les Echos, 7 mai 2003. 29 Les Echos, 20 mai 2003.
48
des forces politiques en 1995 prévoit la réforme progressive du régime des
retraites et un fonds de pension destiné à 520 000 fonctionnaires, fonds mis
en place par l’administration. Les 37 000 fonctionnaires de l’Union
européenne de leur côté connaissent eux aussi une réforme en 2004
destinée à générer des économies (mérite plutôt qu’ancienneté pour
l’avancement, relèvement de l’âge de la retraite).30 Au Portugal, et ce n’est
pas le seul exemple, ce sont 50 000 postes de fonctionnaires qui sont
menacés31. Le gouvernement britannique s’attend début 2005 à des
négociations tendues avec ses 617 000 fonctionnaires, en particulier du fait
d’un allongement nécessaire de la carrière.
Sur de nombreux sujets, la Grande-Bretagne a été pionnière et souvent
c’est elle la première qui constate le bien-fondé ou non de ses choix. C’est
ainsi que la solution des fonds de pension prônée par Londres (le
gouvernement italien de Silvio Berlusconi fait de même en 2003) est
finalement observée avec circonspection : le rapport Turner montre que ces
fonds de pension enregistrent un déficit annuel important. Une réforme
touchant à la fois la fiscalité, au taux d’épargne et à l’âge de la retraite est
donc montrée comme nécessaire. Un rapport parlementaire britannique de
2006 estime quant à lui que le gouvernement britannique n’a pas
suffisamment informé les salariés sur les risques liés aux fonds de pension
d’entreprises. Ce système est quasiment en faillite. 85 000 Britanniques
auraient perdu tout ou partie entre 1997 et 2004 de leur retraite après la
faillite du fonds de pension de leur entreprise32. Les fonds de pension basés
sur le salaire devraient s’effacer désormais devant les fonds de placement
qui garantissent une rente proportionnelle au niveau des cotisations et non
30 La Tribune, 23 mars 2004. 31 Les Echos, 21 octobre 2004. 32 Le Monde, 22 mars 2006.
49
plus du salaire33. L’OCDE aussi recommande une gestion plus prudente et
plus transparente des actifs des fonds de pension34.
Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que dans deux pays au moins, les flux
financiers liés aux retraites ont pu aider les finances nationales. En 2005, si
la France peut présenter un budget conforme aux clauses du traité de
Maastricht, elle le doit au versement de la soulte liée à la réforme du régime
de retraite d’EDF. L’Allemagne a également utilisé cette méthode, sauf qu’en
lieu et place de la retraite des électriciens, ce sont les retraites des
fonctionnaires de l’ancienne poste publique qui ont fait l’objet d’une
transaction. Le gouvernement a décidé de capitaliser les engagements de
retraites issus de la poste publique au moment de sa privatisation et
ramener à un seul les versements annuels de Deutsche Telekom, Deutsche
Post et Postbank pour financer les retraites des fonctionnaires de la poste35.
33 La Tribune, 3 août 2006. 34 Seniorscopie, 24 mars 2006. 35 La Tribune, 13 décembre 2005.
50
3 DEBATS ET PRISES DE POSITION DEPUIS 1946
A) Les arguments déployés pour ou contre les régimes spéciaux
• Les arguments des défenseurs des régimes spéciaux
- La légitimité historique
Le premier argument qui revient de façon récurrente dans la préservation de
ces régimes spéciaux est leur ancienneté qui en rend l’usage presque
coutumier. Pour la plupart mis en œuvre en s’inspirant du régime des
fonctionnaires de l’Etat, ils ont subsisté en dépit des modifications de statuts
des institutions et des entreprises qui les abritaient, notamment par la
transmission patrimoniale que ces entreprises ont opéré. Le régime spécial
des IEG s’inscrit, on le voit bien, dans une filiation qui ne commence pas en
1946 mais remonte bien au-delà, quasiment un siècle en amont. La
pérennité de ces régimes s’explique par la valeur culturelle qu’ils portent
pour les jeunes recrues. Cette approche était déjà d’actualité au XIXe siècle.
Entrer à la compagnie du gaz était synonyme de stabilité professionnelle, de
mobilité dans la carrière et d’assurance sur l’avenir. Les métiers
qu’exerçaient avant d’y entrer les futurs commissionnés montrent qu’ils
accédaient à une promotion sociale.
C’est également une référence culturelle qu’il faut prendre en compte pour
comprendre le rappel périodique de l’obtention d’un régime spécial par la
51
médiation des mouvements sociaux. La lecture plus engagée qui est alors
faite tend à valoriser la lutte syndicale comme étape originelle de droits
sociaux acquis. Leur transmission est perçue comme un patrimoine moral
intergénérationnel. Pourtant, la grève n’est pas toujours le vecteur essentiel.
La grève qui éclate à Bordeaux en 1896 pose la revendication d’une retraite
en troisième position seulement. Entre 1910 et 1914, période signalée
comme particulièrement conflictuelle, les principaux mouvements ont eu
pour motif l’amélioration des salaires ou les conditions de travail, jamais les
retraites –déjà acquises dans certains cas. De même, la décennie 1920
présente dans 45 cas sur 57, saisis à travers toute la France, une
revendication salariale et non sur les retraites.
Dans son ouvrage sur les régimes spéciaux, Thierry Tauran rappelle que
« les retraites […] ont acquis la réputation d’une véritable conquête sociale,
d’un avantage obtenu, voire arraché aux employeurs au moyen de grèves.
Cette considération est fondamentale, car c’est toujours aujourd’hui à l’aide
de ce même moyen que les travailleurs défendent leurs régimes spéciaux ».
Quelques voix hors des syndicats viennent défendre le régime actuel des
retraites des IEG en s’appuyant sur une analyse largement historique :
l’économiste Jean-Marc Daniel, professeur à l’ESCP-EAP (« Sup de Co
Paris ») déclare en effet : « Les agents de ces entreprises qui sont proches
de la retraite y sont entrés à une époque où les métiers qu’ils exercent
étaient pénibles ; une durée de cotisation plus courte était une compensation
de cette pénibilité. De même que des pensions plus avantageuses étaient la
contrepartie de salaires modérés »36.
36 Corinne Lhaïk, « Régimes spéciaux, le mistigri de la droite », L’Express, 21 septembre 2006 (n° 2881).
52
-L’intérêt économique
Le régime spécial peut également être présenté comme la preuve d’une
avancée sociale supérieure. Prestations médicales, soins gratuits,
médicaments accessibles, prophylaxie contre les maladies redoutées
(tuberculose en particulier), avantages familiaux par la réversion des
retraites et l’indemnisation des accidents, assurance contre l’incapacité de
travail sont toujours rappelés comme des éléments fondamentaux. On
gagnait mieux sa vie dans les industries électriques et gazières dès le XIXe
siècle et cette distinction classait une partie du personnel parmi les classes
moyennes en formation au début du XXe siècle. Cette approche reste en
raison d’œuvres sociales longtemps plus développées. Les politiques sociales
patronales étaient d’ailleurs fréquemment citées pour leur esprit de progrès.
L’intérêt économique des régimes spéciaux de retraite est rappelé par les
syndicats qui distinguent le mode de protection qu’ils engendrent par rapport
aux régimes des non-salariés, refusant d’aligner leurs cotisations sur celles
du salariat.
-Le rôle social
La défense des régimes spéciaux emprunte parfois le chemin d’une lutte
collective menée par certains au profit de tous. En 1995, face aux critiques
de défense corporatiste, les salariés dotés de régimes spéciaux de retraite
ont mis en avant que les combats du public étaient un rempart pour les
salariés du secteur privé. Lorsqu’en 2003 les syndicats cheminots appellent à
la grève, ils mettent en avant la défense d’un droit acquis à propos de la
réforme contestée du régime des fonctionnaires. Certains juristes avancent
également que le maintien d’un régime spécial dans sa spécificité propre
reflète l’adaptation à des situations concrètes et diversifiées contre une
globalisation des modes de retraites. Le dispositif est en fait une adéquation
53
sociale à des particularismes professionnels. En poussant cette logique plus
loin, il conviendrait d’admettre que la multiplication des régimes spéciaux
serait plus cohérente que sa réduction. C’est d’ailleurs par exemple l’un des
arguments défendus pour comparer la prise en compte de la sécurité des
voyageurs qui justifie un temps d’activité limité des conducteurs de trains
par rapport à l’absence de prise en compte d’un tel critère au sein de la
corporation routière. L’« âge d’or » des retraites qu’A.Babeau situe entre
1950 et 1975 par l’extension des retraites aux salariés pourrait donc
s’appliquer bien avant aux bénéficiaires des régimes spéciaux qui auraient
anticipé cet objectif social, notamment quand la précarité de la vieillesse
rimait avec le dénuement de fin de vie.
Terminons par un regard d’historien (Michel Dreyfus interviewé dans Le
Monde) qui ajoute ses propres explications à l’attachement des agents des
IEG au statut hérité de 1946 :
« Chacun défend les avantages de sa branche professionnelle. Mais le
contexte actuel favorise des réactions émotionnelles au détriment de
négociations strictement techniques. Depuis vingt ans, les syndicats se sont
affaiblis - la CGT a perdu les deux tiers de ses adhérents. D'où des
crispations inévitables sur la défense des acquis - car il s'agit bien de
s'attaquer au porte-monnaie des bénéficiaires de ces régimes. Il y a aussi
chez les syndicats français cette absence historique d'une culture de gestion
de l'assurance sociale. Il y a enfin le sentiment que la question des retraites
n'est qu'une partie de la remise en cause du modèle de 1945 : le statut, le
service public. La crise des syndicats est telle qu'ils doivent davantage tenir
compte de ce que disent leurs mandants. Le vote négatif intervenu à EDF le
9 janvier est symptomatique des tensions internes aux fédérations
concernées par la négociation sur les régimes spéciaux »37. On peut rappeler
37 Michel Dreyfus, historien, dans Le Monde du 14 janvier 2003.
54
en effet que la fédération CGT de l'énergie, au terme de cinq heures de
débats houleux, a décidé, le jeudi 19 décembre 2002, de surseoir à la
signature officielle, initialement prévue pour le lendemain, d’un texte élaboré
par les partenaires sociaux sur l'avenir du régime spécial de retraite des
électriciens et des gaziers. Elle a organisé une consultation des 280 000
agents et retraités le 9 janvier38. Ce vote fut négatif.
• L’argumentaire des opposants
- Ces régimes ressortent de privilèges exorbitants et d’une injustice vis-à-vis
des autres salariés
L’effort commun de travail est souvent repris pour condamner la disparité.
Argument sensible depuis les années 1990, il a déjà été employé dans un
autre contexte. Georges Ribeill cite ainsi la façon dont le secrétaire d’Etat
aux communications apostropha le président de la SNCF en 1941 : « il n’est
pas douteux que le départ à la retraite à l’âge de 50 ou 55 ans grève
lourdement le budget des charges sociales de la SNCF et, ce qui est plus
grave à une époque où tous les Français doivent fournir le maximum d’effort
pour le redressement du pays, retire de la production nombre d’agents qui
seraient encore en état de travailler »39. Une attaque égalitariste se retrouve
dans les propos du sénateur Pellenc dénonçant en 1950 le fait qu’il soit
« anormal que l’âge de la retraite soit fixé à 50 ans ou 55 ans alors que pour
les autres travailleurs de l’Etat, il est fixé à 60 ans […] si des mesures ne
sont pas prises sans délai, nous serons prochainement dans cette situation
extraordinaire d’avoir à la SNCF un retraité pour un agent en activité ». Six
ans plus tard, le même parlementaire dénonce l’absence de prise en compte
de l’évolution démographique.
38 Le Monde, 21 décembre 2002, Pascal Galinier. 39 Ribeill Georges, op.cit., p. 84.
55
Des arguments similaires sont revenus au devant de l’actualité, non pas en
1993 lorsque Edouard Balladur réforma les seuls régimes de retraites des
salariés du secteur privé mais en 1995. L’argument fondamental d’Alain
Juppé était de résoudre l’inégalité de traitement entre salariés du privés et
détenteurs d’un régime spécial. Comme il sera expliqué plus loin, cette
tentative avorta en raison du conflit social déclenché. L’une des critiques
permettant aux différents rapporteurs de la situation d’évoquer l’inégalité de
traitement en comparant la part contributive des salariés du secteur privé
(environ 40 %) et celle du secteur public (inférieure à 20 %) est de constater
la disparité de cotisation. Les régimes spéciaux ont ainsi été conduits à
compléter les financements de retraite par de multiples mécanismes. Les
notaires ont mis en place une forme de cotisation atypique puisqu’ils versent
4 % sur leurs honoraires à la Caisse des clercs. La subvention de l’employeur
a par exemple été choisie par l’Etat pour les pensionnés de la Comédie
Française. La RATP a adopté une subvention d’équilibre. A la SNCF ou dans
les mines, de multiples formes de compensation sont de règle. L’adossement
au régime général décidé dans le cas des IEG ne se traduit pas par de
nouveaux flux financiers.
L’exotisme de certains régimes a attiré la verve de la presse (d’où une
tendance au jugement général proche de l’amalgame): « l’Etat continue à
payer le retraites de 25 pensionnaires du ‘train du Négus’, cette ligne reliant
Addis-Abeba à l’ex-territoire français de Djibouti. Commandée par Ménélik II
d’Ethiopie à l’Empire français, elle a été achevée en 1917. Par ailleurs, l’Etat
verse également les pensions des retraités des chemins de fer d’Afrique du
Nord et de ceux du Dakar-Niger, construit par le Maréchal Galliéni. Au total ,
56
notre ex-empire aura coûté 74 millions d’euros en 2006 ! »40. Et la presse
s’est largement intéressée au personnel de l’Assemblée nationale soit 1 000
retraités qui touchent 4 500 euros par mois (bruts). Les actifs versent
4,4 millions d’euros en tant que cotisations, le reste (27,8 millions) étant pris
en charge par le contribuable. Les députés eux-mêmes pèsent 7,4 millions
de cotisations alors que l’Etat règle 53,4 «millions d’euros. Certes les députés
ont porté d’eux-mêmes l’âge de la retraite de 55 à 60 ans (2003). Mais ils
peuvent cumuler pensions et activités sans aucune règle de plafonnement. Et
un fonctionnaire élu député peut additionner deux retraites, celle de son
corps d’origine et celle d’élu de la Nation (directement proportionnelle au
nombre de mandats)41.
- Ces régimes provoquent des déséquilibres financiers
Le coût de financement est l’une des critiques récurrentes. En fait l’argument
n’est pas nouveau. Dès 1911, un ministre des Travaux publics libéral avait
relevé que le « péril budgétaire » associé au paiement des retraites des
fonctionnaires (presque 2 % du budget public) allait prendre une proportion
encore plus inquiétante dans les comptes des compagnies ferroviaires. Il
estimait à plus de 10 % le prélèvement nécessaire pour assurer le paiement
des retraites définies dans la loi de 190942. Les compagnies déclaraient la
même chose et cherchèrent à le démontrer en s’appuyant sur des
spécialistes de législation industrielle pour contrer l’application de la
rétroactivité de la loi de 1909.
Depuis 1954, les actifs cotisants de la SNCF sont devenus moins nombreux
que le nombre de bénéficiaires de la caisse de retraite, incluant agents
40 David Bensoussan, « La vraie facture des régimes spéciaux », L’Express, 23 novembre 2006 (n°290). 41 Voir L’Express du 5 octobre 2006. 42 Ribeill Georges, op.cit., position du ministre Yves-Guyot, p. 57.
57
pensionnés et versement de pensions de réversion. Depuis 1979,
conséquence des gains de productivité et des réductions d’effectifs, on
compte plus de retraités cheminots que d’actifs. La précocité de la retraite
peut également jouer contre les pensionnés eux-mêmes, ainsi que le note
Thierry Tauran en rappelant : « si la précocité de l’âge de la retraite est
souvent assimilée à un avantage, voire un privilège qui coûte cher aux
caisses de retraite, la réalité contredit parfois cette affirmation. La politique
actuelle d’entreprises comme la SNCF est de réduire le nombre de ses
salariés. Aussi, lorsqu’un agent est entré tard dans cette entreprise –pour
des raisons diverses, les études pour les cadres- il se voit refuser par la
SNCF le droit de continuer à travailler après 55 ans, il ne percevra qu’une
pension de retraite réduite dans la mesure où il n’a pas cotisé longtemps ».
Le déséquilibre est surtout pointé comme le résultat d’une distorsion entre
les avantages acquis et l’« assiette » de couverture, le ratio
bénéficiaires/cotisants se réduisant au rythme des efforts de productivité,
des réductions d’embauche, ou du vieillissement de la population qui
prolonge la durée de retraite. De fait, comme signalé plus haut, certains
régimes spéciaux sont mal couverts et ont engendré des mécanismes
compensatoires indispensables (loi de 1974 introduisant les compensations
entre régimes, loi de surcompensation en 1986). Le rapport Charpin de 1999
posa d’ailleurs comme clé de la réforme des retraites le risque
démographique. Parmi les propositions avancées, dont l’introduction de la
capitalisation, celle sur l’allongement de l’âge de la retraite concernait
particulièrement les régimes spéciaux. Mais, à l’encontre d’un argument qui
s’appuie sur l’évolution démographique à la baisse des cotisants, les
syndicats font valoir que le désengagement de l’Etat en terme d’emplois
publics, accentué depuis la décennie 1990 dans un contexte européen plus
libéral, est lui même créateur de la tension démographique et des difficultés
d’un système basé sur la répartition.
58
Il faut ajouter que tous les régimes spéciaux ne sont pas placés à la même
enseigne. Selon les statistiques réunies au Sénat en 2003, 79 % des
bénéficiaires de la RATP et 89 % de la SNCF partaient avant 55 ans mais ils
étaient 12 % chez les marins et 63 % dans les IEG. Tandis que 57 % des
marins partaient après 60 ans, ils étaient 16% à EDF-GDF, 0,4% à la SNCF
et 4,3 % à la RATP. L’âge de départ moyen des générations de retraités les
plus récentes, observées dans un rapport du Sénat en 2006, s’établit à 60,4
ans pour les hommes unipensionnés du régime général et à 62,1 pour les
femmes, la fonction publique d’Etat abaisse cet âge à 57,6 ans pour les
hommes, 57 ans pour les femmes, 45,3 ans pour les militaires, 57,5 ans
pour les hommes dans la fonction publique hospitalière et 53,9 pour les
femmes, 57,6 pour les pensionnés de l’ENIM (marins), 53,5 à la RATP, 54,3
à la SNCF et 55,4 à EDF et GDF43. Et on peut ajouter in fine que ces régimes
relèvent de démographies contrastées qui ne présentent pas toujours des
ratio cotisants actifs/bénéficiaires favorables à leur couverture financière. Si
le rapport s’établit à 1 dans les IEG ou la RATP, il est de 0 dans les mines,
0,3 dans la marine (comme chez les salariés agricoles), 0,6 à la SNCF, quand
il atteint 1,5 pour les bénéficiaires de la CNAV, 1,4 en moyenne pour les
régimes complémentaires (Agirc, Arrco, Ircantec, CRPNPAC) et 3,1 dans le
régime des collectivités locales44. La différence avec le régime général tient
enfin au taux de part salariale dans la contribution à la retraite. Quand il est
de 10,35 % dans le régime général non cadres et 9,75 % pour le régime des
cadres, il s’abaisse en 2004 à 7,85 % dans la fonction publique d’Etat, à la
SNCF, à la RATP, dans les mines, à la Comédie française. En revanche, il
s’élève à 10,85 % pour les marins et 10,60 % chez les clercs de notaire.
Enfin, il atteint 12 % au sein des IEG depuis le 1er janvier 2005.
43 Rapport du Sénat, Projet de loi de finances 2006. 44 Retraite et Société, n°49, octobre 2006.
59
- La remise en cause de l’argument sur la pénibilité du travail
L’évaluation de la pénibilité reste très subjective, sauf à prendre en
considération une mortalité spécifique ou un taux d’accidents plus élevé. A la
fin du XIXe siècle, lorsque la revendication des mineurs d’obtenir une
législation spéciale préludait à l’adoption de la loi de 1894, des patrons de
sociétés houillères, des ingénieurs et également des professeurs de droit
déniaient à cette corporation que le métier puisse être plus dangereux ou
plus pénible que d’autres. L’argumentaire reposait sur des comparaisons
avec d’autres secteurs industriels mais aussi sur le refus d’appliquer une
législation qui placerait les mineurs en dehors du contrôle exercé au moyen
des institutions patronales. Lorsque Jacques Douffiagues, (Monde, 7 août
1986, interview Alain Faujas, « discutons du statut du cheminot ») déclare
« la traction au charbon valait une retraite à 50 ans. Il n’y a plus d’escarbilles
[…] Il faudrait démontrer qu’il est aussi fatigant nerveusement de conduire
des motrices électriques qu’une locomotive à vapeur », le ministre soulève
l’une des contradictions majeures d’un régime spécial qui se justifia pour
partie par la pénibilité du travail. Mais les cheminots répondent qu’il est plus
« stressant » de piloter un TGV à 330 km/h qu’un convoi à traction vapeur
lancé à 80 km/h.
Seule une estimation fondée des espérances de vie par catégorie d’emploi
permettrait d’en prendre une plus juste mesure. En 1979, celle d’un roulant
SNCF était estimée à 24 ans au départ en retraite à 50 ans, l’ingénieur
pouvait compter sur 22 ans en partant cinq ans plus tard ; le mineur de fond
disposait en théorie de 21 ans en partant à 50 ans ; le cadre fonctionnaire
60
comptabilisait 18 ans en partant à 60 ans ; un ouvrier d’Etat avait 16 années
en partant au même âge45.
B) La contestation politique des régimes spéciaux (du gouvernement Laniel
aux débats actuels)
Dès l’annonce du statut des industries électriques et gazières, on a vu que la
presse (pas seulement de droite) dénonça des mesures qui ruineraient la
France au profit de quelques-uns. Aussi vit-on à plusieurs reprises des
grèves répondre aux tentatives de réforme et réussissant à bloquer toute
remise en cause des régimes spéciaux. Sans être exhaustifs, on peut citer la
tentative du gouvernement Laniel en 1953 de modifier les régimes spéciaux
(alignement sur le régime des fonctionnaires) et les grèves plus proches de
1995.
• 1953 et le Gouvernement Laniel
Dès 1950, Antoine Pinay, ministre des Travaux publics du gouvernement
Pleven, déposa un projet de loi destiné à assainir la situation financière de la
SNCF. Le régime des retraites devait s’adapter par alignement sur celui des
fonctionnaires et ouvriers de l’Etat à partir des recrutements de 1951. Pour
les autres, l’âge d’ouverture du droit à pension devait être retardé par palier,
afin de majorer de cinq ans la départ en retraite en 1958. A la faveur des
bouleversements qui affectent régulièrement la composition des
gouvernements sous la IVe République, le projet de réforme fait long feu et
se transforme finalement en un avenant à la convention de 1937, dont un
article introduit que désormais « les charges de retraites afférentes aux
agents mis à la retraite depuis le 1er janvier 1949 et non remplacés dans
45 A.Babeau, La fin des retraites ?, Hachette, Pluriel, 1985, p. 110.
61
l’effectif seront prises en charge par l’Etat à partir du 1er janvier 1952 ». Un
an plus tard, c’est le gouvernement Laniel qui entreprend par une série de
décrets de redresser l’économie nationale. Les projets éventés au Conseil
supérieur de la Fonction publique suscitent d’emblée une réaction syndicale
forte. En effet, le décret 53-711 (JO 10 août 1953, p. 7055-7056) prévoyait
de réviser la situation de retraites des personnels tributaires de régimes
spéciaux ou particuliers et devint le nœud d’une crise politique et sociale.
L’âge de la retraite devait être reculé de sept ans pour les instituteurs, les
facteurs et les fonctionnaires en général. A l’appel de plusieurs
confédérations (FO puis CGT, CFTC et CGC), deux millions de grévistes sont
dans les rues le 7 août, le mouvement lancé aux PTT s’étendant rapidement
à d’autres corporations.
La publication du décret-loi prévoyant de repousser de deux ans les limites
d’âge des départs en retraite des fonctionnaires civils et d’aligner les
bénéficiaires de régimes particuliers dont les emplois ne présument pas
d’une « usure prématurée de l’organisme » sur ce même régime déclenche
une crise dont rend compte la progression du nombre de grévistes. Les
ordres de réquisitions n’y font rien. Dans un courrier adressé aux directeurs
de région, le directeur général de la SNCF, Louis Armand, précise que le
régime des retraites du personnel de conduite est maintenu sans
changement, excepté celui des personnels affectés à la conduite des rames
des banlieues électriques ; que l’allongement de la durée d’activité ne
concerne que les personnels des bureaux et des magasins, ainsi que les
ouvriers des grands ateliers ; que des mesures transitoires doivent être
prises pour faciliter l’adaptation ; qu’enfin le mode de calcul par 1/50e n’est
pas modifié46. Quelques jours avant, il avait réfuté les annonces syndicales
dont la mise en forme indique quelle représentation était donnée d’une
46 Ribeill Georges, op.cit., p. 99
62
modification du régime spécial des retraites : travail jusqu’à 65 voire 67 ans,
départ des roulants à 60 ans, réduction de multiples avantages sociaux
(congés, caisse de prévoyance, circulation des cheminots).
La crise n’est dénouée que deux semaines plus tard. Le 21 août, les
négociations des confédérations FO et CFTC avec les membres MRP du
gouvernement repoussent le problème. Les retraites des postiers et des
cheminots ne seront pas modifiées. Dans l’immédiat, elle n’en marque pas
moins l’une des premières séquences de tensions politiques et sociales fondé
sur le problème spécifique des retraites.
• 1995 et le plan Juppé
La comparaison entre les événements de 1953 et ceux de 1995 est assez
troublante. Il faut d’abord remarquer qu’un écart de plus de quarante ans
sépare les deux dates. On peut facilement en déduire combien la question
des retraites depuis 1953 était devenue délicate. Toutefois, 1995 est
clairement engagé sur la question de l’avenir des régimes spéciaux.
Les fonctionnaires et les agents des services ne voulaient pas voir allonger
leur durée de cotisation ouvrant droit à une pension à taux plein. La
commission Le Vert avait pour tâche d'examiner les systèmes particuliers,
dont la plupart étaient devenus déficitaires. Les salariés de l'Etat sont
particulièrement opposés à la volonté, annoncée par le premier ministre le
15 novembre, d'allonger progressivement le temps minimum de cotisation à
quarante annuités pour avoir droit à une pension de retraite à taux plein47.
Autre aspect majeur, les travailleurs de la SNCF ont été les plus visibles
durant le conflit tandis que les électriciens, les gaziers ou les mineurs ont
paru plus discrets même s’ils formaient une part importante des grévistes.
47 Rafaële Rivais, Le Monde, 10 décembre 1995.
63
D’ailleurs, dans le souvenir collectif, la grève de 1995 est restée dans les
mémoires comme une grève des transports en commun avec des temps de
déplacement très allongés et un recours systématique au covoiturage ou à la
bicyclette.
A l’origine, le Premier Ministre Alain Juppé avait obtenu la confiance du
parlement (15 novembre 1995) autour du remboursement de la dette sociale
(RDS), c'est-à-dire d’un impôt supplémentaire de 0,5 % prélevé à la source ;
les régime spéciaux devaient être réexaminés ; les soins révisés à la baisse ;
le contrôle parlementaire sur la gestion des caisses institué. En fait, les
réformes Juppé marquaient un tournant vers la fiscalisation et l’étatisation de
la sécurité sociale ce qui remettait en cause la gestion paritaire pourtant
établie depuis l’origine.
Les événements basculèrent le 28 novembre soit deux semaines après le
vote du Parlement ; 60 000 salariés manifestent à Paris à l’appel de la CGT
et de FO. Le même jour le trafic de la SNCF est quasiment nul. Il n’y a ni bus
ni métro dans la capitale. Dès lors, les manifestations se répètent autant à
Paris que dans les grandes villes de province. Elles regroupent de plus en
plus de monde. Les travailleurs du rail, SNCF et RATP, en sont le fer de
lance. La grogne à la SNCF déborde en fait de la seule question des régimes
spéciaux qui ont joué seulement un effet catalyseur initial. Les cheminots
protestent aussi contre le contrat de plan qui selon eux remet en cause le
statut des agents et le service public. Un effet de cristallisation des
mécontentements montre que le conflit risque d’être long. Les électriciens-
gaziers ajoutent leurs craintes de voir leurs entreprises privatisées et le
marché déréglementé. De particulier, le conflit devient global, contre les
changements majeurs annoncés mais sans doute trop peu expliqués. Le 30
novembre, la moitié des centres de tri postaux sont en grève et France
Telecom risque de suivre. Les fédérations de fonctionnaires appellent à la
64
généralisation de la grève. On entend aussi des mots d’ordre de grève chez
Renault, GEC-Alsthom, l’Aérospatiale.
Les 5 et 7 décembre, le chiffre cumulé des manifestants atteint un million
cinq cent mille. Il est à noter que les chiffres en province sont
impressionnants, jamais vus depuis ce qui reste la référence d’un
mouvement de protestation, mai 1968. Les manifestants marseillais sont
100 000, 70 000 à Bordeaux, 50 000 à Toulouse. Les professeurs et les
étudiants se joignent au mouvement en apportant d’autres revendications
sur les moyens nécessaires au bon fonctionnement de cet autre service
public. Devant une telle mobilisation et des risques de dérapage, le Premier
Ministre infléchit progressivement son attitude. Le 10 décembre, il suspend la
commission Le Vert sur les régimes spéciaux de retraite. Le lendemain, les
cheminots en sont malgré tout à leur 18è journée d’arrêt de travail et la
RATP au quinzième. Nicole Notat écrit au Premier Ministre pour lui suggérer
l’application d’un service minimum dans les transports mais la situation n’est
pas mûre tant les tensions sont palpables.
Le 12 décembre, cette pression monte d’un cran avec l’appel des
organisations syndicales à un nouveau mouvement de masse. Si Paris fait un
score modeste avec 200 000 manifestants, on remarque une mobilisation
tout à fait exceptionnelle en province et surtout dans les villes moyennes :
15 000 manifestants à Agen et Albi, 12 000 à Carcassonne et Tarbes, 10 000
à Auch et Evreux. La proportion des grévistes est estimée à 50 % à EDF-
GDF. Première victime du mouvement, le contrat de plan à la SNCF est gelé
et remis à plat. Il en va de même pour la question des retraites à la SNCF.
Cependant, cette dernière entreprise reste mobilisée par solidarité avec les
autres entreprises publiques. La RATP adopte la même attitude. Les
fonctionnaires prennent acte que le code des pensions n’est plus en
question mais là aussi la mobilisation ne se dément pas. On s’en rend
65
compte le samedi 16 décembre où le nombre total des manifestants est
d’environ deux millions car le renfort des entreprises privées a été possible
lors du week-end.
Le gouvernement prend acte de ce rapport de forces qui lui est défavorable.
Lors d’une émission télévisée, Alain Juppé annonce le 17 décembre un
sommet de l’emploi sur la croissance et le chômage. Marc Blondel lui répond
que le conflit s’est ouvert sur la question de la réforme de la sécurité Sociale.
Le 21 décembre, le sommet de l’emploi se tient donc pendant dix heures. Si
le mouvement de grève est suspendu dans le rail, chacun reste encore
mobilisé. Dans certains secteurs d’ailleurs, les fêtes de fin d’année voient les
traminots de Marseille ou les postiers de Caen réveillonner sur place. Ces
deux conflits emblématiques se terminent par la victoire des grévistes qui en
particulier à Marseille obtiennent un statut unique pour tous les salariés et le
relèvement des bas salaires. Si la crise est terminée, son impact est très
grand. D’une part, le gouvernement Juppé est bloqué dans ses projets de
réforme et le Premier ministre voit son image et son avenir politique très
compromis. Deuxièmement, les questions de réforme de la sécurité sociale,
en particulier pour les retraites sont reportées sine die. Enfin, malgré la
longueur du conflit, malgré l’immense gêne dans les transports (surtout dans
les grandes villes à commencer par la région parisienne), malgré le côté
sectoriel du mouvement à son origine, l’opinion publique n’a jamais marqué
d’hostilité aux grévistes ce qui a empêché le gouvernement de jouer sur la
lassitude et le pourrissement du conflit. Au contraire, la compréhension des
Parisiens a été remarquable et leur patience étonnante. Et l’on a vu lors des
derniers conflits (Marseille, Caen) des sympathisants venir apporter des
victuailles de fête aux piquets de grève. En définitive, comme dans tout
conflit qui se généralise, il est clair qu’à partir d’un certain moment la cause
du conflit est devenue secondaire et la question fondamentale qui se pose
est celle du soutien ou de la critique envers la politique gouvernementale, en
66
l’occurrence le Plan Juppé et la personnalité un peu raide du Premier
Ministre.
C) Le relais des Médias, la sensibilité de l’opinion publique à la question des
régimes spéciaux de retraite
La question de la retraite apparaît comme une ligne de fracture dès la fin du
XIXe siècle. Une des questions fondamentales –très visible en Angleterre-
était celle de l’assistance (ou de la non-assistance) aux plus démunis.
N’était-ce pas encourager la paresse et le vice que d’aider les nécessiteux
tandis que les travailleurs libres créateurs de richesses méritaient toute
l’attention et les encouragements ? Ces travailleurs indépendants étaient
aussi prévoyants et songeaient à leurs vieux jours grâce à l’argent sagement
mis de côté. Voilà l’exemple à suivre et non celui d’un Etat qui s’occuperait
de ce qui n’est pas de son ressort et qui plus est encouragerait l’oisiveté,
mère de tous les vices. Ces thèmes se retrouvent dans l’Economiste français
et le Journal des Economistes ; le premier lance en 1874 un débat sur les
risques que prendrait le gouvernement en élargissant la retraite à d’autres
catégories de la population que les militaires. En 1901, les libéraux
protestèrent de la même façon contre la loi Guieysse qui fondait la retraite
sur l’obligation de cotisation. Ce serait dénier le droit à l’épargne responsable
et à la responsabilité personnelle. Avant la première guerre mondiale, cette
obligation sera remise en cause quelquefois par les ouvriers mêmes qui
refusent de voir leur salaire amputé. A la veille de la guerre, la question de la
retraite s’apaise : « en 1914, le concept même d’une retraite pour la
vieillesse s’est imposé… Les controverses persistent seulement sur les
67
considérations techniques, certes importantes, et l’opposition radicale à
l’institutionnalisation des retraites ouvrières quoique virulente, tend à se
raréfier »48.
La question du financement des retraites restait « sensible » malgré tout au
début du XXe siècle comme en témoignent ces quelques lignes de 1903
d’une thèse à propos des pensions des fonctionnaires civils : « les pensions
de retraite des fonctionnaires civils sont une des questions qui préoccupent
le plus à l’heure actuelle tous les hommes qui s’intéressent aux questions
financières. Il ne se passe pas d’année où le système actuel ne soit, au
Parlement, l’objet de critiques plus ou moins vives. Les rapporteurs généraux
du budget dénoncent l’accroissement des dépenses et appellent sur lui
l’attention des pouvoirs publics et des amendements sont proposés qui ont
pour but de réformer cette législation »49. Il est clair que dans un pays
encore imprégné de libéralisme, l’intervention de l’Etat paraissait toujours
trop forte aux libéraux qui voyaient avec crainte pour les finances publiques
l’Etat sortir de ces classiques pouvoirs régaliens. La crainte du déséquilibre
des finances publiques reste une donnée récurrente.
Dépassant la sphère des initiés, la question des retraites est devenue
d’actualité depuis au moins une vingtaine d’années. L’opinion sait aujourd’hui
que se posent des questions de démographie et d’équilibre actifs-retraités.
La France, même si elle possède toujours un taux de natalité important
(insuffisant pour le renouvellement des générations mais l’un des plus forts
d’Europe avec l’Irlande) voit sa population vieillir progressivement, c'est-à-
dire la part des plus de 60 ans croître. D’autre part, l’allongement de
l’espérance de vie, même inégalitaire entre catégories socio-professionnelles
48 Dumons Bruno et Pollet Gilles, L’Etat et les retraites, genèse d’une politique, Paris, Belin, 1994, p. 44. 49 Tauran Thierry, op.cit., p. 58.
68
(CSP) et entre hommes et femmes, est une autre réalité. Enfin, les soins
prodigués, en particulier pour les personnes âgées victimes de handicaps
lourds, pèsent de plus en plus lourdement sur les finances des salariés, des
employeurs et de l’Etat. La question de la retraite qui pouvait paraître
secondaire au début du siècle face à une espérance de vie médiocre est
devenue une réalité et il est commun de penser que l’on vivra vingt ans au-
delà de la cessation d’activité. Mais ces aspects positifs se doublent de
chiffres plus alarmants : « Le rapport de dépendance démographique de
l’effectif des plus de 65 ans à l’effectifs des actifs, 24 en 2000 en France
(comme la moyenne européenne), atteindra 46 en 2050 (moyenne
européenne : 49) »50. En conséquence, il est clair que la question des
retraites est devenue une réalité incontournable et qu’elle pose à l’ensemble
de la population des problèmes d’égalité de traitement face au dernier âge
de la vie. La société française est en réalité devenue de moins en moins
tolérante à ce tout ce qui peut être perçu comme une dérogation au régime
général. Elle attend une égalité stricte face aux grandes questions sociales.
Ce qui veut dire que si le sujet reste explosif pour les politiques, de son côté,
la population comprend moins bien certains avantages acquis qui glissent
vite vers la notion de « privilège ». Ainsi, pouvait-on lire les données
suivantes pour le printemps 2003 :
« Quel est l’état de l’opinion publique française face à la question des
retraites ? Les Français sont-ils inquiets quant à leur future retraite ?
Oui et dans une forte proportion, la tendance semblant ne pas se démentir
depuis quelques années : 72 % selon un sondage de septembre 1999, 89 %
en avril 2001, 62 % en mars 2001, 66 % en avril 2003.
Concernant les mesures à adopter, une majorité de Français demeure hostile
à un recul de l’âge légal de leur départ en retraite (à 63 % en février 1999 et
68 % en avril 2003) quitte à percevoir une pension moindre. En revanche
50 Pascaud Marc, Encyclopaedia Universalis, article retraites , 2007.
69
une tendance nette se dégage en faveur d’un alignement de la durée de la
cotisation des fonctionnaires sur celle du privé (67 % en février 1999 ; 72 %
en avril 2001 dont 82 % pour les salariés du privé et 49 % pour ceux du
public ; respectivement 70 %, 81 % et 43 % en avril 2003) »51.
Ces questions sont d’autant plus vives que l’économie s’est transformée
depuis les années 1970. L’opinion publique a été frappée par le chômage de
masse intervenu depuis les années 1970, par la fin des « Trente glorieuses »
(c'est-à-dire une croissance forte et une hausse exceptionnelle du niveau de
vie). La question des financements des institutions issues de la Libération
(et, on l’a vu, souvent d’une période antérieure) se pose donc avec
régularité ; la population lit dans la presse avec fatalisme le retour des
différents « trous » des comptes sociaux. Pourtant, l’attachement des
Français à leur système de protection sociale ne se dément pas ; il devient
seulement clair pour tous que des réformes sont indispensables. Le système
est devenu particulièrement fragile du fait que, en dehors de l’action
démographique déjà évoquée, certains secteurs industriels disparaissent et
que le nombre des cotisants ne peut plus contrebalancer le nombre des
ayants droits. Le secteur minier est de ce point de vue le plus parlant. Il en
va différemment pour les IEG : « les chiffres disponibles concernant le
régime spécial d’EDF-GDF ne sont pas, pour le moment, trop préoccupants.
Le rapport entre le nombre des cotisants et celui des bénéficiaires reste
assez satisfaisant : 150 000 cotisants pour 140 000 bénéficiaires. Mais le
régime participe lui aussi du financement d’autres régimes spéciaux de
sécurité sociale »52.
51 Questions-réponses sur les retraites, La Documentation française, http://www.ladocumentationfrancaise.fr/dossiers/retraites/questions.shtml 52 Tauran Thierry, op.cit., p. 63.
70
Les entreprises EDF et GDF (surtout EDF) - même si elles ne sont pas les
uniques représentantes des IEG- ont souvent attiré l’attention de l’opinion
publique pour des raisons diverses. Les conflits des années 1970 autour de la
politique nucléaire ont élargi le champ de l’espace public dans lequel se meut
l’entreprise. Tout le monde a une idée, en général plutôt positive, sur cette
entreprise qui fut longtemps le premier électricien au monde. Mais le regard
porté par l’opinion sur les entreprises publiques n’est pas forcément en
adéquation directe avec les performances d’EDF ou de la SNCF : on peut être
fier du TGV et des centrales nucléaires et critiquer les avantages acquis et les
mouvements sociaux. La critique de l’opinion publique est en fait souvent
détachée du rôle réel d’EDF, teintée sans doute d’un peu de populisme et
d’égalitarisme, d’antisyndicalisme et souvent d’anticommunisme. La question
des retraites, pourtant bien technique, possède depuis longtemps un pouvoir
de mobilisation chez les salariés des IEG mais sans doute aussi de
cristallisation auprès de l’opinion publique. Outre le discours récurrent et un
rien populiste du « qui paiera ? », on rencontre une exigence nouvelle de
transparence, prise ici dans un grand hebdomadaire, car longtemps les
régimes spéciaux étaient nimbés d’un certain flou propice aux polémiques :
« Quel gouvernement prendrait le risque de mettre la France en panne en
annonçant une disparition des régimes des électriciens, cheminots et autre
employés du service public, d’autant que l’exemple vient de haut : du
Parlement ! Au nom de la souveraineté de l’institution, il refuse de
communiquer le moindre chiffre sur ses régimes de retraite à la commission
des comptes de la sécurité Sociale. Et a pu ainsi justifier l’existence de très
confortables « réserves ». Difficile, après ça, pour les élus de la nation,
d’exiger plus de transparence et d’équité »53. Ce manque de transparence,
cette opacité semblent frapper au plus haut : « Même les hauts magistrats
de la Cour des Comptes ne comprennent pas tout aux finances de la Sécurité
53 François-Xavier Beslu, « Les privilégiés de la retraite », L’Express, 22 avril 1993 (n°2181).
71
Sociale. […] Les spéléologues des comptes publics s’intéressent en particulier
aux transferts entre régimes . […] Au fil des ans, les montants de ces
transferts n’ont cessé d’augmenter, les circuits se sont complexifiés, les
objectifs de départ ont été oubliés… »54.
EDF apparaît parfois comme une forteresse si l’on suit deux sociologues :
« Dans un monde en crise où apparaissent des poches de misère absolue,
dans une société qui tend à se dualiser, EDF apparaît comme un continent
fermé sur lui-même, sur la protection et la sécurité, sur le bien-être aussi,
offert de manière égoïste et abusive à ses seuls habitants. Où est la
solidarité, où sont les grandes valeurs d’égalité et de progrès collectif, où est
le caractère universel d’un établissement vivant dans l’abondance et si jaloux
de ses prérogatives et de ses avantages ? »55. En fait, ces deux spécialistes
estiment, à l’instar de François de Closets56 ou des dirigeants de l’entreprise,
que le poids des « avantages » est une question mineure « abusivement
gonflée par la presse » et que le vrai problème « est celui d’un modèle de
relations professionnelles intenable, bloqué par le statut de la loi de 1946, et
qu’il est peut-être possible de faire évoluer du dehors, par la pression de
l’opinion publique et des médias. Ainsi, un reproche, qui initialement entraîne
chez eux des réactions de fermeture et d’hostilité, apporte-t-il aussi aux
dirigeants d’EDF un espoir de modernisation »57.
Un autre aspect à considérer vient du fait que l’opinion publique n’est pas
une mais multiple et que les parlementaires ne reflètent qu’imparfaitement
54 Corinne Lhaik, « Un monde flou, flou, flou », L’Express, 5 octobre 1995 (n°2309). 55 Wieviorka Michel et Trinh Sylvaine, Le modèle EDF, Paris, La Découverte, 1989, p. 137. 56 François de Closets dans Toujours Plus a repris des arguments déjà connus et s’en prend dès les premières lignes à la question des retraites (p. 15). Plus loin, il passe en revue les différents avantages de l’entreprise dont « la retraite[qui] sonne à 55 ans dans le service actif et 60 ans pour le service sédentaire avec des pensions exceptionnellement avantageuses. Dans la pratique, EDF accorde généreusement le départ dès 55 ans ». 57 Wieviorka Michel et Trinh Sylvaine, op. cit., p. 139.
72
les attentes du public. On trouve quelquefois chez les élus plus de prudence
et d’attentisme que chez les partenaires sociaux ou l’opinion publique. Ils
considèrent souvent que le sujet est explosif, que c’est un tabou et pensent
qu’ils ont plus à perdre qu’à gagner en termes électoraux face à un conflit
qui sera mal compris par l’opinion publique (voir la situation de 1995). En
réalité, on peut penser que cette opinion publique demande à comprendre
un sujet qui lui paraît spontanément complexe et qu’elle a fait preuve depuis
les grandes grèves de 1995 d’une compréhension assez fine de la question.
En conséquence, depuis une vingtaine d’années, la question de la gestion
des retraites a donné lieu à un certain nombre de rapports dont quelques-
uns n’ont guère connu de suite, d’autres furent plus heureux. En se
concentrant sur une période récente, on peut citer le Livre Blanc de Michel
Rocard en 1991 (celui-ci avait alors déclaré que le dossier des retraites était
assez explosif pour faire tomber plusieurs gouvernements…), le plan Balladur
en 1993, le plan Juppé deux ans plus tard, le rapport du Commissaire au
Plan Jean-Michel Charpin remis au Premier Ministre en avril 1999, etc. Dans
ce dernier cas, au-delà des propositions, la mission Charpin, réalisée avec les
partenaires sociaux, a été une opération réussie de communication. Elle a en
effet permis de sensibiliser l’opinion publique à la dégradation des comptes
et à l’urgence des solutions à envisager. On peut évoquer ici une
« dramatisation » (terme employé par Michel Husson58) qui a permis de
poser des questions fondamentales sur l’évolution démographique et une
possible introduction de capitalisation.
58 Dans Encyclopaedia Universalis, article rapport Charpin, 2007.
73
74
Conclusion
Au terme de cette brève étude qui aurait mérité plus de temps pour être
menée à bien, nous ne donnerons pas, comme nous le laissions entendre en
introduction, un avis ou une opinion. Ce n’est pas notre rôle. C’est à partir
des documents fournis et des mises en perspective que chacun se fera son
opinion. Malgré tout, nous espérons avoir montré que le statut de 1946 est
un « moment » historique bien particulier qui s’inscrit toutefois dans une
continuité au moins depuis le début du XXe siècle. Ce statut a été vu par son
initiateur comme un possible moteur social à l’extérieur et comme un ciment,
un lien pour fédérer le personnel autour de conditions de travail solides à la
mesure de la tâche de reconstruction et de modernisation qui attendait EDF.
Dès le début, ce texte fut attaqué mais aussi âprement défendu. La situation
a profondément changé depuis 15/20 ans. Privatisations et déréglementation
d’une part, crises financières et menaces démographiques ont mis sur le
devant la scène le devenir des entreprises publiques et des régimes de
retraite. L’étranger –de façon non homogène cependant- propose d’autres
solutions moins avantageuses et basées sur des fonds de pension. Les
frontières bougent que ce soit du point de vue des métiers ou des pays. Le
temps où EDF et GDF ne produisaient et distribuaient que de l’électricité et
du gaz est révolu. La concurrence se fait plus âpre et les charges sociales
sont un élément décisif dans la compétitivité internationale. Ce contexte
nouveau plaiderait pour de nouvelles solutions59. Malgré tout, on a constaté
l’attachement des personnels des IEG à leur statut qui a d’ailleurs évolué.
Les Français ne montrent pas une grande hostilité aux régimes spéciaux
même s’ils sont sensibles aux questions d’équité et d’effort partagé. La
capacité des électriciens et des gaziers à se mobiliser en cas de « coup dur »,
59 Le régime spécial de la Banque de France a disparu au 1er avril 2007.
75
leur sens du service public, leur fierté pour l’œuvre accomplie (mêlée d’un
peu de sentiment « d’assiégé »), leur capacité à négocier doivent aussi
entrer en balance. La question est en définitive aussi politique que technique
ou sociale : faut-il garder certaines spécificités héritées du passé pour
maintenir le lien social ou faut-il privilégier de nouvelles solutions dans un
monde désormais très éloigné de celui de l’après-guerre ?