histoire secrète des jésuites

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L'HISTOIRE SECRETE DES JESUITESEdmond PARIS Editions I.P.B. (1970) Diffusion FISCHBACHER 33, rue de Seine Paris 6 me

Table des Matires AVANT-PROPOS FONDATION DE L'ORDRE DES JESUITES 1. 2. 3. 4. 5. IGNACE DE LOYOLA LES EXERCICES SPIRITUELS FONDATION DE LA COMPAGNIE L'ESPRIT DE L'ORDRE LES PRIVILEGES DE LA COMPAGNIE

LES JESUITES EN EUROPE AUX XVIe ET XVIIe SIECLES 1. 2. 3. 4. 5. 6. ITALIE, PORTUGAL, ESPAGNE ALLEMAGNE SUISSE POLOGNE ET RUSSIE SUEDE ET ANGLETERRE FRANCE

LES MISSIONS ETRANGERES 1. 1. INDE, JAPON, ET CHINE 2. 2. LES AMERIQUES: L'ETAT JESUITE DU PARAGUAY LES JESUITES DANS LA SOCIETE EUROPEENNE 1. 2. 3. 4. L'ENSEIGNEMENT DES JESUITES LA MORALE DES JESUITES L'ECLIPSE DE LA COMPAGNIE RESURRECTION DE LA SOCIETE DE JESUS AU XIXe SIECLE

LE SECOND EMPIRE ET LA LOI FALLOUX LA GUERRE DE 1870 LES JESUITES A ROME - LE SYLLABUS LES JESUITES EN FRANCE DE 1870 A 1885 LES JESUITES ET LE GENERAL BOULANGER LES JESUITES ET L'AFFAIRE DREYFUS 9. LES ANNEES D'AVANT-GUERRE 5. 6. 7. 8. LE CYCLE INFERNAL 1. LA PREMIERE GUERRE MONDIALE 2. PREPARATION DE LA DEUXIEME GUERRE MONDIALE 3. LES AGRESSIONS ALLEMANDES ET LES JESUITES AUTRICHE - POLOGNE TCHECOSLOVAQUIE - YOUGOSLAVIE 4. L'ACTION JESUITE EN FRANCE AVANT ET PENDANT LA GUERRE 1939-1945 5. LA GESTAPO ET LA COMPAGNIE DE JESUS 6. LES CAMPS DE LA MORT ET LA CROISADE ANTISEMITE 7. LES JESUITES ET LE COLLEGIUM RUSSICUM 8. LE PAPE JEAN XXIII JETTE LE MASQUE CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE GENERALE

Il n'est pas d'autre salut que l'amour de la vrit . Jean Guhnno, de l'Acadmie Franaise. C'est pourquoi, renoncez au mensonge et que chacun dise la vrit . Eph. IV, 25. AVANT-PROPOS Un auteur du sicle dernier, Adolphe Michel, a rappel que Voltaire valuait six mille environ le nombre des ouvrages publis de son temps sur la Compagnie des Jsuites. A quel chiffre, demandait Adolphe Michel, sommes-nous arrivs un sicle plus tard ? Mais c'tait pour conclure aussitt : N'importe. Tant qu'il y aura des Jsuites il faudra faire des livres contre eux. On n'a plus rien dire de neuf sur leur compte, mais chaque jour voit arriver de nouvelles gnrations de lecteurs... Ces lecteurs iront-ils chercher les livres anciens ? (1) La raison ainsi invoque serait suffisante dj pour justifier la reprise d'un sujet qui peut paratre rebattu. On ne trouve plus, en effet, en librairie, la plupart des ouvrages de fond qui retracent l'histoire de la Compagnie des Jsuites. Ce n'est gure que dans les bibliothques publiques qu'on peut encore les consulter, ce qui les met hors de porte pour le plus grand nombre des lecteurs. Un compendium extrait de ces ouvrages nous a donc paru ncessaire afin de renseigner succinctement le grand publie.

Mais une autre raison, non moins bonne, vient s'ajouter la premire. En mme temps que de nouvelles gnrations de lecteurs, sont venues au jour de nouvelles gnrations de Jsuites. Et celles-ci poursuivent aujourd'hui la mme action tenace et tortueuse qui provoqua si souvent dans le pass les rflexes de dfense des peuples et des gouvernements. Les fils de Loyola demeurent de nos jours - et plus que jamais, peut-on dire - l'aile marchante de l'Eglise romaine. Aussi bien masqus que jadis, sinon mieux, ils restent les ultramontains par excellence, les agents discrets mais efficaces du SaintSige travers le monde, les champions camoufls de sa politique, l' arme secrte de la papaut . De ce fait, on n'aura jamais tout dit sur les Jsuites et, si abondante que soit dj la littrature qui leur a t consacre, chaque poque sera tenue d'y ajouter encore quelques pages pour marquer la continuit de l'oeuvre occulte entame depuis quatre sicles pour la plus grande gloire de Dieu , c'est--dire, en dfinitive, du pape. Car, en dpit du mouvement gnral des ides dans le sens d'une lacisation sans cesse plus complte, malgr les progrs inluctables du rationalisme, qui rduit un peu plus chaque jour le domaine du dogme , l'Eglise romaine ne saurait renoncer sans se renier ellemme au grand dessein, qu'elle s'est fix ds l'origine, de rassembler sous sa houlette tous les peuples de l'univers. Cette mission , vrai travail de Sisyphe, doit se poursuivre cote que cote chez les paens comme chez les chrtiens spars . LE clerg sculier ayant particulirement la charge de conserver les positions acquises (ce qui ne laisse pas d'tre assez malais aujourd'hui), c'est certains ordres rguliers qu'choit le soin, plus malais encore, d'augmenter le troupeau des fidles par la conversion des hrtiques et des paens . Mais qu'il s'agisse de conserver ou d'acqurir, de se dfendre ou d'attaquer, la pointe du combat il y a cette aile marchante de la Compagnie des Jsuites - dnomme Socit de Jsus --- qui n'est proprement parler ni sculaire, ni rgulire aux termes de ses Constitutions, mais une faon de compagnie lgre intervenant l et quand il convient, dans l'Eglise et hors de l'Eglise, enfin l'agent le plus habile, le plus persvrant, le plus hardi, le plus convaincu de l'autorit pontificale... , comme l'a crit l'un de ses meilleurs historiens (2) Nous verrons comment fut constitu ce corps de janissaires , quels services sans prix il rendit la papaut. Nous verrons aussi comment tant de zle, et si efficace, devait le rendre indispensable l'institution qu'il servait et lui assurer de ce fait sur cette institution une influence telle que son Gnral put tre surnomm bon droit le pape noir , tant il devint de plus en plus difficile de distinguer, dans le gouvernement de l'Eglise, l'autorit du pape blanc de celle de son puissant coadjuteur. C'est donc la fois une rtrospective et une mise jour de l'histoire du jsuitisme , qu'on trouvera dans ce volume. La majorit des ouvrages consacrs la Compagnie ne traitant pas de la part primordiale qui lui revient dans les vnements qui ont boulevers le monde depuis cinquante ans, nous avons jug qu'il tait temps de combler cette lacune, ou, plus prcisment, de donner le branle, par notre modeste contribution, des tudes plus serres sur la matire, et ceci, sans nous dissimuler les obstacles que rencontreront les auteurs non apologistes en voulant rendre publics des crits sur ce sujet brlant. De tous les facteurs qui sont entrs en jeu dans la vie internationale au cours d'un sicle riche en bouleversements, un des plus dcisifs - et des plus mconnus nanmoins --rside dans l'ambition de l'Eglise romaine. Son dsir sculaire d'tendre son influence vers l'Orient, en a fait l'allie spirituelle du pangermanisme et sa complice dans la tentative d'hgmonie qui, par deux fois, en 1914 et en 1939. apporta la mort et la ruine aux peuples d'Europe (2 bis).

Cependant, les responsabilits crasantes assumes par le Vatican et ses Jsuites dans le dclenchement des deux guerres mondiales restent peu prs ignores du public anomalie qui peut trouver en partie son explication dans la gigantesque puissance financire dont disposent le Vatican et ses Jsuites, depuis le dernier conflit notamment. De fait, le rle qu'ils ont tenu dans ces circonstances tragiques n'a gure t mentionn jusqu' prsent, sinon par des apologistes empresss le travestir. C'est pour combler cette lacune et rtablir la vrit des faits, que nous avons tudi, tant dans nos prcdents crits que dans le prsent ouvrage, l'activit politique du Vatican l'poque contemporaine - activit qui se confond avec celle des Jsuites. Cette tude appuie sa dmonstration sur des documents d'archives irrfutables et des publications dues des personnalits politiques de premier plan, des diplomates et des ambassadeurs, des crivains minents, catholiques pour la plupart, voire cautionns par l'imprimatur . Ces documents mettent en pleine lumire l'action secrte du Vatican et la perfidie dont il use pour susciter entre les nations des conflits qu'il juge favorables ses intrts. Nous avons montr en particulier, en nous appuyant sur des textes probants, les responsabilits de l'Eglise dans la monte des rgimes totalitaires en Europe. L'ensemble de ces documents et tmoignages constitue un rquisitoire accablant qu'aucun apologiste, d'ailleurs, n'a entrepris de rfuter. C'est ainsi que le Mercure de France du 1er mai 1938 rappelait en ces termes, la dmonstration qu'il avait faite quatre ans plus tt : Le Mercure de France du 15 janvier 1934 a montr --- et personne ne l'a contredit --que c'tait Pie XI qui avait fait Hitler, car ce dernier, si le Zentrum (parti catholique allemand) n'avait pas t influenc par le pape, n'aurait pu accder au pouvoir, au moins par la voie lgale... Le Vatican juge-t-il avoir commis une erreur politique en ouvrant ainsi la voie du pouvoir Hitler ? Il ne le semble, pas... Non certes, il ne le semblait pas l'poque o cela fut crit, c'est--dire au lendemain de l'Anschluss qui runit l'Autriche au III - Reich - et il ne semble pas davantage par la suite, quand les agressions nazies se multiplirent, non plus que durant toute la deuxime guerre mondiale. Le 24 juillet 1959, n'a-t-on pas vu le pape Jean XXIII, successeur de Pie XII, confirmer dans ses fonctions honorifiques de camrier secret son ami personnel Franz von Papen, espion aux Etats-Unis pendant la premire guerre mondiale et grand responsable de la dictature hitlrienne et de l'Anschluss ? En vrit pour ne pas comprendre, il faudrait tre afflig d'un singulier aveuglement. M. Joseph Rovan, auteur catholique, commente ainsi l'instrument diplomatique intervenu le 8 juillet 1933 entre le Vatican et le Reich nazi : Le Concordat apportait au pouvoir national-socialiste, considr un peu partout comme un gouvernement d'usurpateurs, sinon de brigands, la conscration d'un accord avec la puissance internationale la plus ancienne (le Vatican). C'tait un peu l'quivalent d'un brevet d'honorabilit internationale . (Le catholicisme politique en Allemagne, Paris 1956, p. 231, Ed. du Seuil) . Ainsi, le pape, non content d'avoir donn son appui personnel Hitler, accordait la

caution morale du Vatican au Reich nazi ! De mme se trouvait tacitement accepte - voire approuve - la terreur que faisait rgner outre-Rhin la peste brune des SA. ou Sections d'assaut hitlriennes, avec les 40.000 personnes dj dtenues dans les camps de concentration et les pogroms qui se multipliaient aux accents de cette marche nazie : Lorsque le sang juif du couteau ruisselle, nous nous sentons nouveau mieux . (Horst-Wessel-Lied). Mais dans les annes suivantes le pape - en la personne de Pie XII - devait voir bien pire encore sans s'mouvoir. Il n'est pas surprenant qu'ainsi encourages par le Magistre romain les sommits catholiques de l'Allemagne aient rivalis de servilit envers le rgime nazi. Il faut lire les dithyrambes chevels et les acrobaties casuistiques des thologiens opportunistes, tels que Michael Schmaus, dont Pie XII fit plus tard un prince de l'Eglise et que La Croix (2 septembre 1954) qualifiait de grand thologien de Munich ou encore certain recueil intitul Katholisch-Konservatives Erbgut, dont on a pu crire : Cette anthologie qui runit des textes des principaux thoriciens Catholiques de l'Allemagne, de Grres Vogelsang, arrive nous faire croire que le national-socialisme serait parti purement et simplement des donnes Catholiques. (Gnther Buxbaum, Mercure de France , 15 janvier 1939). Les vques, tenus par le Concordat prter serment de fidlit Hitler, renchrissaient de protestations de dvouement : Sans cesse dans la correspondance et dans les dclarations des dignitaires ecclsiastiques nous trouverons, sous le rgime nazi, l'adhsion fervente des vques . (Joseph Rovan, op. cit. p. 214). Ainsi, en dpit de l'vidente opposition entre l'universalisme catholique et le racisme hitlrien, ces deux doctrines avaient t harmonieusement concilies , selon les termes de Franz von Papen - et il exprimait la raison profonde de cette scandaleuse entente quand il s'criait : Le nazisme est une raction chrtienne contre l'esprit de 1789 . Revenons Michaele Schmaus, professeur la Facult de Thologie de Munich, qui crit : Empire et Eglise est une srie d'crits qui doit servir l'dification du IIIe Reich par les forces unies de l'Etat national-socialiste et du christianisme catholique... Entirement allemandes et entirement catholiques, c'est dans ce sens que ces crits veulent examiner et favoriser les relations et les rencontres entre l'Eglise catholique et le national-socialisme et montrer ainsi les voies d'une coopration fconde, telle qu'elle se dessine dans le fait fondamental du Concordat... Le mouvement national-socialiste est la protestation la plus vigoureuse et la plus massive contre l'esprit des XIXe et XXe sicles... Le national socialisme place au point central de sa conception du monde l'ide du peuple form par le sang... C'est par un oui gnral que devra rpondre cette question tout catholique qui observe les instructions des vques allemands... les tables de la loi nationale-socialiste et celles de l'impratif catholique indiquent la mme direction... (Beqegnungen zwischen Katholischem

Christentum und nazional-sozialistischer weltanschauung Aschendorff, Mnster 1933). Ce document dmontre le rle primordial jou par l'Eglise catholique dans l'avnement du Fhrer Hitler, on peut dire qu'il s'agissait d'une harmonie prtablie. Il illustre d'une faon profonde le caractre monstrueux de cet accord entre le catholicisme et le nazisme. Une chose en ressort fort claire : la haine du libralisme, et c'est la cl de tout. Dans son livre Catholiques d'Allemagne , M. Robert d'Harcourt, de l'Acadmie franaise, crit : Le point essentiellement vulnrable de toutes les dclarations piscopales qui succdent aux lections triomphales du 5 mars 1933, nous le trouvons dans le premier document officiel de l'Eglise runissant les signatures de tous les vques d'Allemagne. Nous voulons parler de la lettre pastorale du 3 juin 1933. Ici, nous avons affaire la premire manifestation engageant collectivement tout l'piscopat allemand. Comment se prsente le document ? Et d'abord comment dbutera-t-il ? Sur une note d'optimisme, et par une dclaration d'allgresse : Les hommes qui sont la tte de l'Etat nouveau ont, notre grande joie, donn l'assurance formelle qu'ils placent leur oeuvre et qu'ils se placent eux-mmes sur le terrain du christianisme. Dclaration d'une solennelle franchise qui mrite la sincre reconnaissance de tous les catholiques (Paris, Plon, 1938, p. 108). Plusieurs papes ont occup le trne pontifical depuis qu'clata la premire guerre mondiale, et leur attitude fut invariablement la mme envers les deux camps qui s'affrontrent en Europe. Nombreux sont les auteurs catholiques qui n'ont pu cacher leur surprise - et leur peine d'avoir constater l'indiffrence inhumaine avec laquelle le pape Pie XII assista aux pires atrocits commises par ceux qui jouissaient de sa faveur. Entre bien des tmoignages nous citerons un des plus mesurs dans la forme, port par le correspondant du Monde auprs du Vatican, M. Jean d'Hospital : La mmoire de Pie XII s'entoure d'un malaise. Posons tout de suite en clair une question que les observateurs de toutes les nations - et jusque dans l'enceinte de la cit du Vatican - ont inscrite sur leurs tablettes : a-t-il eu connaissance de certaines horreurs de la guerre voulue et conduite par Hitler ? Lui, disposant en tout temps, en tous lieux, des rapports priodiques des vques... pouvait-il ignorer ce que les grands chefs militaires allemands n'ont pu prtendre ignorer sans tre confondus : la tragdie des camps de concentration, des dports civils, les massacres froidement excuts de gneurs , l'pouvante des chambres gaz, o, par fournes administratives, des millions de juifs ont t extermins ? Et s'il l'a su, pourquoi, dpositaire et premier chantre de l'Evangile, n'est-il pas descendu sur la place en bure blanche, les bras en croix, pour dnoncer le crime sans Prcdent ? Pour crier : non !... Car les mes pieuses ont beau fouiller dans les encycliques, les discours, les allocutions du pape dfunt, il n'y a nulle part une trace de condamnation de la religion du sang institue par Hitler, cet Antchrist... vous n'y trouverez pas ce que vous cherchez : le fer rouge. La condamnation de l'injure notoire la lettre et l'esprit du dogme qu'a reprsent le racisme, vous ne la trouverez pas . Rome en confidence (Grasset, Paris 1962, pp. 91 ss).

Dans son ouvrage Le silence de Pie XII , dit par les Editions du Rocher, Monaco 1965, l'crivain Carlo Falconi crit notamment : L'existence de telles monstruosits (exterminations en masse de minorits ethniques, de prisonniers et de dports civils) comporte un tel bouleversement des critres du bien et du mal, un tel dfi la dignit de la personne humaine et de toute la socit, qu'ils obligent les dnoncer tous ceux qui ont la possibilit d'influer sur l'opinion publique, qu'il s'agisse de simples citoyens ou d'autorit d'Etat. Le silence, en prsence de tels excs, quivaudrait en effet une vritable collaboration, car il stimulerait la sclratesse des criminels, en excitant leur cruaut et leur vanit. Mais si tout homme a le devoir moral de ragir devant de tels crimes, c'est un devoir encore plus urgent et plus inconditionnel qui s'impose aux socits religieuses et leurs chefs, et donc plus qu' tout autre, au chef de l'Eglise catholique... Pie XII n'a jamais formul une condamnation explicite et directe de la guerre d'agression, et moins encore des violences inqualifiables exerces par les Allemands ou par leurs complices en raison de l'tat de guerre. Pie XII ne s'est pas tu parce qu'il ignorait ce qui arrivait : il tait au courant de la gravit des faits, depuis le dbut, peut-tre mieux que tout autre chef d'Etat au monde... (pp. 12 ss) Il y a mieux encore ! Comment mconnatre l'aide directe que le Vatican apportait la perptration de ces atrocits, en prtant certains de ses prlats pour en faire des agents pro-nazis tels que Mgr Hlinka, des gauleiters tels que Mgr Tiso ? En envoyant son propre lgat en Croatie - le R.P. Marcone - surveiller, avec Mgr Stepinac, le travail de Ante Pavelitch et de ses oustachis ? Car enfin, de quelque ct que les regards se portent, c'est le mme spectacle difiant qu'on dcouvre. Et pour cause 1 Car, nous l'avons assez montr, ce n'est pas seulement une partialit, une complaisance, si monstrueuses soient-elles, que l'on peut reprocher au Vatican. Son crime inexpiable, c'est la part dterminante qu'il a prise dans la prparation des deux guerres mondiales (3) Ecoutons M. Alfred Grosser, professeur l'Institut d'Etudes Politiques de l'Universit de Paris : Le volume terriblement prcis de Guenter Lewy The Catholic Church and Nazi Germany (New York McGrawhill-1964) dont on ne peut que souhaiter une prochaine traduction franaise en France... Tous les documents concordent pour montrer l'Eglise catholique cooprant avec le rgime hitlrien... Au moment o le Concordat imposait aux vques, en juillet 1933, un serment d'allgeance au gouvernement nazi, celui-ci avait dj ouvert des camps de concentration... la lecture des citations accumules par Guenter Lewy est vritablement accablante. On y trouve des textes terribles de personnalits telles que le Cardinal Faulhaber ou le Pre Jsuite Gustav Gundlach (4) En vrit. nous ne voyons pas ce que l'on pourrait opposer - si ce n'est de vaines paroles ce faisceau serr, de preuves qui tablit la culpabilit du Vatican et celle de ses Jsuites. Dans l'ascension foudroyante d'Hitler, l'appui du Vatican et des Jsuites constitue le facteur dcisif, Mussolini, Hitler, Franco ne furent mal. gr les apparences, que de simples pions de guerre manoeuvrs par le Vatican et ses Jsuites.

Les thurifraires dit Vatican peuvent se voiler la face quand un dput italien s'crie : Les mains du pape ruissellent de sang ; (Discours de Laura Diaz, dput de Livourne, Prononc, le 15 avril 1946 Ortona) et quand les tudiants de l'University College de Cardiff prennent pour thme d'une confrence : Le pape doit-il tre mis en jugement comme criminel de guerre ? ( La Croix , 2 avril 1946). ******* Voici dans quels termes le Pape Jean XXIII s'exprimait l'adresse des Jsuites : Persvrez, chers fils, ces activits qui vous ont dj acquis des mrites signals... Ainsi rjouirez-vous l'Eglise et grandirez-vous avec une ardeur infatigable la voie des justes est comme la lumire de l'aurore... Que grandisse donc cette lumire et qu'elle claire la formation des adolescents... C'est ainsi que vous prterez le secours de vos mains ce qui est le voeu et la sollicitude de Notre esprit... Notre Bndiction Apostolique, Nous la donnons de tout coeur votre Suprieur Gnral, vous, vos coadjuteurs et tous les membres (le la Socit de Jsus , (5) Et le Pape Paul VI Votre famille religieuse, ds sa restauration, jouit de la douce assistance de Dieu et elle s'enrichit trs vite d'heureux dveloppements... les membres de la Compagnie accomplirent de nombreuses et trs grandes choses, toutes la gloire divine et au bnfice de la religion catholique... l'Eglise a besoin de valeureux soldats du Christ, arms dune foi intrpide, prts affronter les difficults... Aussi plaons-Nous de grands espoirs dans l'aide qu'apportera votre activit... que la nouvelle re de la Compagnie se maintienne exactement et honorablement dans la ligne de son pass... Donn Rome prs Saint-Pierre, le 20 aot 1964, seconde anne de Notre Pontificat (6) ******* Le 29 octobre 1965, l'Osservatore Romano annonait : Le Trs-Rvrend Pre Arrupe, Gnral des jsuites, a clbr la Sainte Messe du Concile Vatican II, le 16 octobre 1965 . Et voici l'apothose de l' thique papale : l'annonce simultane du projet de la batification de Pie XII et de Jean XXIII. Et pour Nous raffermir dans cet effort de renouveau spirituel, Nous dcidons d'ouvrir les procs canoniques de batification de ces deux Pontifes, si grands, si pieux et qui Nous sont trs chers (7) Pape Paul VI. *******

Puisse ce livre rvler ceux qui le liront le vrai visage de ce Magistre romain aussi melliflue en paroles que froce dans son action secrte. FONDATION DE L'ORDRE DES JESUITES 1. IGNACE DE LOYOLA Le fondateur de la Socit de Jsus, le Basque espagnol don Inigo Lopez de Recalde, n au chteau de Loyola, dans la province de Guipuzcoa, en 1491, est une des plus curieuses figures de moine-soldat qu'ait engendr le monde catholique, et de tous les fondateurs d'ordres religieux, celui peut-tre dont la personnalit a le plus profondment marqu l'esprit et le comportement de ses disciples et successeurs. De l cet air de famille , ou, comme on dit plutt, cette estampille qui leur est unanimement reconnue et va jusqu' la ressemblance physique. M. Folliet conteste ce point (1) , mais il a contre lui maints documents qui tablissent la permanence d'un type jsuite travers le temps et les lieux, mais le plus amusant de ces tmoignages, on le trouve au muse Guimet, dans certain paravent fond d'or, datant du XVIe sicle, o un artiste japonais a reprsent avec tout l'humour de sa race le dbarquement des Portugais, et plus spcialement des fils de Loyola, dans les les nippones. On ne peut s'empcher de sourire, tant le coup de pinceau a fidlement restitu la stupeur de cet amant de la nature et des fraches couleurs devant ces longues silhouettes noires, aux visages funbres, o se fige l'orgueil des dominateurs fanatiques. De l'artiste extrme-oriental du XVIe sicle notre Daumier de 1830, la concordance est probante. Comme beaucoup de saints, Inigo - qui romanisa plus tard son prnom sous la forme d'Ignace - ne paraissait nullement destin l'dification de ses contemporains (2), en juger par les carts (on parle mme de crimes trs normes ) de son orageuse jeunesse : Il est perfide, brutal, vindicatif , dit un rapport de police. Au reste, tous ses biographes sont d'accord pour reconnatre qu'il ne le cdait aucun de ses compagnons d'aventures et de plaisirs quant la violence des instincts, chose assez commune en son temps. Solda' drgl et vain , dit de lui l'un de ceux qui ont reu ses confidences, - particulirement drgl dans le jeu, les affaires de femmes et le duel , renchrit Polanco son secrtaire (3). C'est ce que nous rapporte un de ses fils spirituels, le R.P. Rouquette, non sans une certaine complaisance pour cette chaleur du sang qui devait tourner finalement ad majorem Dei gloriam . Mais pour cela - et c'est encore le cas de nombreux hros - de l'Eglise romaine - il a fallu un choc violent, et d'abord tout physique. Page du trsorier de Castille, puis, aprs la disgrce de celui-ci, gentilhomme au service du vice-roi de Navarre, le jeune homme, qui a jusque-l men la vie de cour, va commencer une carrire de guerrier en dfendant Pampelune contre les Franais commands par le comte de Foix. C'est au cours du sige de cette ville qu'il reoit la blessure qui va dcider de sa vie venir. Une jambe brise par un boulet, il est transport par les Franais vainqueurs dans le chteau familial de Loyola, chez son frre Martin Garcia. Et c'est le martyre de l'opration chirurgicale, alors qu'on ne connat encore aucun anesthsiant, martyre recommenc un peu plus tard, car le travail a t mal fait. C'est la jambe nouveau casse, puis remise. Ignace n'en restera pas moins boiteux. Mais on comprend qu'il n'en faille pas plus pour dterminer chez le patient un branlement nerveux - si ce n'est une vritable lsion - qui modifiera profondment sa sensibilit. Le don des larmes , o ses pieux biographes veulent voir une grce d'enhaut - et qu'il reut ds lors en abondance , nous dit-on - n'a peut-tre pas d'autre cause que l'hyper-motivit dont il est dsormais affect.

Pour toute distraction, sur son lit de douleur, il lit une Vie du Christ et une Vie des saints , seuls volumes qu'on ait pu trouver dans ce manoir. Dans ce cerveau peu prs inculte et qui vient de subir une terrible commotion, ces images douloureuses de la Passion et du martyre vont s'imprimer d'une faon indlbile et, par leur obsession, orienter dans le sens de l'apostolat toutes les nergies du guerrier devenu infirme. Il ferme les beaux livres. Il rvasse : il prsente en effet un cas trs net de rverie veille. C'est le prolongement dans l'ge adulte du jeu de fabulation de l'enfant... Si cette fabulation envahit toute la vie psychique. c'est la nvrose et l'aboulie ; on est sorti du rel 1... (4) Le fondateur d'un ordre aussi actif que celui des Jsuites semble chapper, de prime abord, au diagnostic d'aboulie, ainsi d'ailleurs que bien d'autres grands mystiques , crateurs d'ordres religieux, et dont on vante les hautes capacits d'organisateurs. Mais c'est que chez eux la volont n'est impuissante qu' rsister aux images dominatrices. Elle demeure entire, et mme augmente, quant aux ralisations que celles-ci inspirent. Le mme auteur s'exprime ainsi ce sujet Je veux maintenant signaler ce qui dcoule par voie logique de ce contraste frappant entre certaines intelligences brillantes et la pratique du mysticisme. Si le simple dbile rceptif est dj un danger, il ne l'est que par sa masse inerte de cristal intaillable ; mais le mystique intelligent va offrir un bien autre danger, celui-l mme qui drive de son activit intellectuelle qu'il va mettre incessamment au service du mythe... Le mythe, recteur de l'intelligence active, est gnralement du fanatisme, maladie de la volont dont il est une sorte d'hypertrophie partielle : hyperboulie (5) C'est ce mysticisme actif et cette hyperboulie dont Ignace de Loyola allait fournir un exemple fameux. Toutefois, la transformation du gentilhomme guerrier en gnral de l'ordre le plus combatif de l'Eglise romaine ne devait se faire que lentement, travers toutes les dmarches hsitantes d'une vocation qui se cherche. Ce n'est pas notre propos de le suivre dans toutes les phases de cette ralisation. Rappelons seulement l'essentiel. Au printemps de 1522, il quitta le chteau ancestral, bien dcid devenir un saint, comme ceux dont il avait lu les difiants exploits dans le gros volume gothique . D'ailleurs, la Madone elle-mme ne lui tait-elle pas apparue, une nuit, tenant dans ses bras l'Enfant Jsus ? Aprs une confession gnrale au monastre de Montserrat, il comptait partir pour Jrusalem. La peste qui rgnait Barcelone et avait suspendu tout trafic maritime, l'obligea s'arrter Manresa, o il resta presque une anne, priant, s'abmant en oraisons, s'extnuant de jenes, se flagellant, pratiquant toutes les formes de macration, et jamais las de se prsenter au tribunal de la pnitence , alors que la confession de Montserrat, qui avait dur trois jours entiers, nous dit-on, et Pu paratre suffisante un pcheur moins scrupuleux. On juge assez bien par cela de l'tat mental et nerveux de l'homme. Enfin dlivr de cette obsession du pch par l'ide que ce n'tait l qu'une ruse du diable, il put se livrer dsormais sans rserve aux visions et illuminations abondantes autant que diverses, qui hantaient son cerveau enfivr. C'est par une vision, nous dit H. Boehmer, qu'il fut amen manger de nouveau de la viande ; c'est toute une srie de visions qui lui rvla les mystres du dogme catholique, et le fit vraiment vivre le dogme. C'est ainsi qu'il contemple la Trinit sous la forme d'un clavicorde trois cordes ; le mystre de la cration du monde sous la forme d'un je ne

sais quoi de vague et de lger qui sortait d'un rayon lumineux ; la descente miraculeuse du Christ dans l'eucharistie sous la forme de traits de lumire descendant dans l'hostie au moment mme o le prtre l'lve en priant ; la nature humaine du Christ et de la Sainte Vierge sous la forme de corps d'une clatante blancheur ; enfin Satan sous une forme serpentine et chatoyante, semblable une foule d'yeux tincelants et mystrieux (6). Ne voit-on pas poindre dj toute l'imagerie Jsuitique et Saint-sulpicienne ? M. Boehmer note encore les illuminations par lesquelles ce favoris de la grce se trouvait initi, par intuition transcendantale, au sens profond des dogmes : Beaucoup de mystres de la Foi et de la science lui devinrent tout coup clairs et lumineux, et plus tard il prtendait n'avoir pas autant appris par toutes ses tudes, qu'il avait fait en ce peu d'instants. Et cependant il ne lui tait pas possible de dire quels taient les mystres qu'il avait ainsi pntrs. Il ne lui en restait qu'un obscur souvenir, une impression miraculeuse, comme si, dans cet instant, il ft devenu un autre homme avec une autre intelligence . (7) On reconnat l, produit probablement par un drglement nvrotique, le phnomne mille fois dcrit d'hypertrophie du moi chez les mangeurs de haschich. et les fumeurs d'opium, l'illusion d'outrepasser le domaine des apparences et de planer dans la splendeur du Vrai - sensation fulgurante, et dont il ne reste au rveil que le souvenir d'un blouissement. Visions batifiques ou illuminations ont accompagn ce mystique, en un cortge familier, au cours de toute sa carrire : Il n'a jamais mis en doute la ralit de ces rvlations. Il chassait Satan avec un bton, comme il aurait fait d'un chien enrag ; il causait avec le Saint-Esprit comme avec une personne qu'il aurait vue de ses yeux ; il soumettait ses rsolutions l'approbation de Dieu, de la Trinit, de la Madone, et, au moment de leur apparition, il se rpandait en larmes de joie. Dans ces moments-l, il prouvait un avant-got des batitudes clestes Le ciel s'ouvrait pour lui. La Divinit s'inclinait vers lui, sensible, visible (8) N'est-ce pas le type parfait de l'hallucin ? Mais cette Divinit sensible, visible, ce sera aussi celle que les fils spirituels d'Ignace ne se lasseront pas de proposer au monde - et non pas seulement par calcul politique, pour s'appuyer, en le flattant, sur le penchant l'idoltrie toujours vivace au coeur de l'homme, mais d'abord en toute conviction, par l'effet de leur formation loyolesque Ds l'origine, le mysticisme mdival n'a cess de rgner dans la Socit de Jsus, et il en est toujours le grand animateur, nonobstant l'aspect mondain, intellectuel et savant volontiers affect par cet Ordre l'activit protiforme. Se faire tout tous est l'axiome fondamental. Mais arts, lettres, sciences et philosophie mme, n'ont le plus souvent t pour lui que des moyens, des filets prendre les mes, tout comme l'indulgence excessive de ses casuistes, ce laxisme qu'on leur a si souvent reproch. En bref, il n'est pas, pour cet Ordre, de domaine o l'humaine faiblesse ne puisse tre sollicite et inflchie vers la dmission de l'esprit et de la volont, vers l'abandon de soi dans le retour une pit enfantine et, par l mme, reposante. Ainsi travaille-t-on instaurer le , royaume de Dieu selon l'idal ignacien : un grand troupeau sous la houlette du Saint-Pre. Si trange que puisse paratre cet idal anachronique chez des hommes instruits, et dont certains sont de haute culture, force est bien de le constater, et d'y voir la confirmation de ce fait trop souvent mconnu : la primaut de l'lment affectif dans la vie de l'esprit. Kant d'ailleurs, ne disait-il pas que toute philosophie n'est que l'expression d'un temprament ?

A travers les modalits individuelles, le temprament ignacien, semble bien uniforme chez les Jsuites. Un mlange de pit et de diplomatie, d'asctisme et d'esprit mondain, de mysticisme et de froid calcul : tel avait t le caractre de Loyola, telle fut la marque de l'Ordre (9) C'est que par ses dispositions naturelles, d'abord, du fait qu'il a choisi cette Congrgation, par les preuves slectives qu'il subit, et par un dressage mthodique qui ne dure pas moins de quatorze annes, chaque Jsuite devient rellement un fils de Loyola. Ainsi s'est perptu depuis quatre cents ans le paradoxe de cet Ordre qui se veut intellectuel , mais qui, simultanment, a toujours t dans l'Eglise romaine et dans la socit le champion du plus troit absolutisme. 2. LES EXERCICES SPIRITUELS Ignace, cependant, lorsqu'il put enfin quitter Monresa, tait loin de prvoir le destin qui lui choirait, mais le souci de son propre salut ne l'absorbait plus tout entier, et c'est en missionnaire, et non en simple plerin, qu'il s'embarqua pour la Terre Sainte en mars 1523. Il arriva le premier septembre Jrusalem, aprs bien des aventures, mais pour en repartir bientt, sur l'ordre du provincial des Franciscains qui ne se souciait pas de voir compromettre, par un proslytisme inopportun, la paix prcaire qui rgnait entre les chrtiens et les Turcs. Le missionnaire ainsi du passa par Venise, Gnes, Barcelone, et commena enfin l'universit d'Alcala des tudes thologiques, non sans pratiquer dj la cure d'mes auprs d'auditeurs bnvoles. On se rend compte de l'nergie avec laquelle il appliquait sa mthode religieuse, mme au sexe faible, en voyant que les vanouissements constituaient une des manifestations de pit les plus habituelles dans ces conventicules. On comprend qu'une propagande aussi ardente ait veill la curiosit, puis les soupons des inquisiteurs... En avril 1527, l'Inquisition mit Ignace en prison, pour entamer contre lui un procs formel d'hrsie. L'instruction s'occupa, non seulement des singuliers accidents provoqus chez les dvotes, mais aussi des singulires assertions de l'accus au sujet de la puissance merveilleuse que lui confrait sa chastet, et de ses bizarres thories sur la diffrence entre les pchs mortels et les pchs vniels, thories qui ont des affinits frappantes avec les distinctions fameuses des casuistes jsuites de l'poque ultrieure (10). Relax, mais avec interdiction de tenir des runions, Ignace passe Salamanque, y reprend la mme activit, excite les mmes soupons chez les inquisiteurs, est de nouveau emprisonn, puis remis en libert avec dfense de continuer son activit de directeur des mes. C'est alors qu'il se rend Paris, pour y poursuivre ses tudes au Collge de Montaigu. Ses efforts pour endoctriner ses camarades selon sa mthode particulire lui valent encore des dmls avec l'Inquisition. Devenu plus prudent, il se contente de runir autour de lui six de ses condisciples, dont deux seront des recrues de haute valeur : Salmeron et Lainez. Qu'y avait-il en lui qui attirt si puissamment les jeunes mes vers ce vieil tudiant ? C'tait son idal, et un charme qu'il portait avec lui : un petit livre, un livre minuscule, qui, malgr sa petitesse, est du nombre des livres qui ont dcid du sort de l'humanit, qui a t imprim un nombre infini d'exemplaires, et a t l'objet de plus de 400

commentaires, le livre fondamental des Jsuites, et en mme temps le rsum du long dveloppement intrieur de leur matre : les Exercices spirituels (11) Ignace, dit plus loin M. Boehmer, a compris, plus clairement qu'aucun des conducteurs d'mes qui l'ont prcd, que le meilleur procd pour lever un homme conformment un certain idal, c'est de se rendre matre de son imagination. On fait ainsi pntrer en lui des forces spirituelles qu'il lui serait ensuite bien difficile d'liminer , des forces qui sont plus rsistantes que tous les principes et que les meilleures doctrines, qui, sans mme qu'on les voque, resurgissent souvent aprs des annes des profondeurs les plus secrtes de l'me, s'imposent la volont avec une telle puissance qu'elle est contrainte de ne plus tenir aucun compte des mobiles ou des raisonnements qui pouvaient leur faire obstacle, pour suivre leur irrsistible impulsion (12) Ainsi toutes les vrits du dogme catholique devront tre non seulement mdites, mais traduites en reprsentations sensibles, par celui qui se livre ces Exercices , avec l'aide d'un directeur . Il convient pour lui d' assister au mystre comme s'il y tait prsent , de le revivre en quelque sorte avec toute l'intensit possible. La sensibilit du postulant s'imprgne ainsi d'images-forces dont la persistance dans sa mmoire, et plus encore dans son subconscient, sera la mesure de l'effort qu'il aura fourni pour les voquer et les assimiler. Outre la vue, ce sont encore les autres sens, l'oue, l'odorat, le got et le toucher, qui doivent concourir l'illusion. En somme, c'est de l'autosuggestion dirige. La rvolte des anges, Adam et Eve chasss du Paradis, le tribunal de Dieu, puis les scnes vangliques et les phases de la Passion, revivent ainsi quasiment en prsence relle, devant le retraitant. Les tableaux suaves et batifiques alternent avec les plus sombres, suivant une proportion et un rythme habilement doss. Mais il va sans dire que l'Enfer a la plus large part dans ce dfil de lanterne magique, avec sa mer de flammes o se dbattent les damns, l'affreux concert des hurlements, l'atroce puanteur du soufre et de la chair grille. Cependant, le Christ est toujours l pour soutenir le visionnaire, qui ne sait comment lui rendre grces de n'avoir pas t encore prcipit dans la ghenne pour le prix de ses pchs passs. Or, a crit Edgar Quinet, ce ne sont pas les visions seules qui sont ainsi imposes ; ce que vous ne supposeriez jamais, les soupirs mme sont nots, l'aspiration, la respiration est marque, les pauses, les intervalles de silence sont crits d'avance comme sur un livre de musique. Vous ne me croiriez pas, il faut citer : Troisime manire de prier en mesurant d'une certaine faon les paroles et les temps de silence . Ce moyen consiste omettre quelques paroles entre chaque souffle, chaque respiration ; et un peu plus loin : Que l'on observe bien les intervalles gaux entre les aspirations, les suffocations et les paroles . (Et paria anhelituum ac vocum interstitia observet) ; ce qui veut dire que l'homme inspir ou non, n'est plus qu'une machine soupirs, sanglots, qui doit gmir, pleurer, s'crier, suffoquer l'instant prcis, et dans l'ordre o l'exprience a dmontr que cela tait le plus profitable . (12 bis). On comprend qu'aprs quatre semaines consacres ces Exercices de haute cole, et de haute tension, dans la seule compagnie de son directeur, le postulant soit suffisamment mr pour le dressage subsquent. C'est ce que constate encore Quinet, quand il dit du crateur de cette mthode hallucinatoire : Savez-vous ce qui le distingue de tous les asctes du pass ? c'est qu'il a pu froidement, logiquement s'observer, s'analyser dans cet tat de ravissement, qui chez tous

les autres exclut l'ide mme de rflexion. Imposant ses disciples, comme oprations, des actes qui, chez lui, ont t spontans, trente jours lui suffisent pour briser, par cette mthode, la volont, la raison, peu prs comme un cavalier qui dompte son coursier. Il ne demande que trente jours triginta dies , pour rduire une me. Remarquez, en effet, que le jsuitisme se dveloppe en mme temps que l'inquisition moderne ; pendant que celle-ci disloquait le corps, les Exercices spirituels disloquaient la pense sous la machine de Loyola (12 ter) Au reste, on ne saurait trop approfondir sa vie spirituelle , mme si l'on n'a pas l'honneur d'tre Jsuite, et la mthode ignacienne est recommander aux ecclsiastiques en gnral aussi bien qu'aux fidles, comme le rappelle, entre autres commentateurs, le R.P. Pinard de la Boullaye, s.j., auteur de L'Oraison mentale la porte de tous , inspire de saint Ignace - petit guide-me fort prcieux, mais dont le titre, ce qu'il nous semble, serait plus explicite encore si l'on y substituait alination oraison . 3. FONDATION DE LA COMPAGNIE C'est dans une chapelle de Notre-Dame de Montmartre, le jour de l'Assomption, en 1534, que se constitua la Socit de Jsus. Cette anne-l, Ignace avait quarante-quatre ans. Aprs avoir communi, l'animateur et ses compagnons ont fait voeu d'aller en Terre Sainte, aussitt acheves leurs tudes, pour convertir les Infidles. Mais l'anne suivante, Rome, le pape, qui organisait alors, avec l'Empereur d'Allemagne et la Rpublique de Venise, une croisade contre les Turcs, leur dmontra en consquence l'impossibilit de raliser leur projet. Ignace dcida donc de se vouer, lui et ses compagnons, la mission en terre chrtienne. A Venise, son apostolat suscita encore les soupons de l'Inquisition, et ce fut seulement en 1540 que fut confirme Rome, par Paul III, la constitution de la Compagnie de Jsus, qui se mettait la disposition du pape en s'engageant envers lui une obissance sans condition. L'enseignement, la confession, la prdication, l'activit charitable constituaient le champ d'action du nouvel Ordre, mais la mission trangre n'en tait pas exclue puisque, en 1541, Franois Xavier s'embarquait Lisbonne avec deux compagnons, pour aller vangliser l'Extrme-Orient. Enfin, en 1546, allait commencer la carrire politicoreligieuse de la Compagnie, par le choix que fit le pape, de Lainez et de Salmeron, pour le reprsenter au Concile de Trente, en qualit de thologiens pontificaux . L'Ordre, crit M Boehmer, n'tait donc encore employ comme Compagnie du pape que d'une manire temporaire. Mais il s'acquittait de ses fonctions avec tant de promptitude et d'habilet, que, dj sous Paul Ill, il s'implanta solidement dans tous les genres d'activit qu'il avait choisis, et, dj sous Paul III, il avait gagn pour toujours la confiance de la Curie (12 quater) Cette confiance tait amplement justifie, car les Jsuites, et Lainez en particulier, se montrrent, avec leur ami dvou, le cardinal Morone, les champions aussi habiles qu'inlassables de l'autorit pontificale et de l'intangibilit du dogme, durant les trois priodes du Concile, qui ne prit fin qu'en 1562. Par leurs savantes manoeuvres, autant que par leur dialectique serre, ils russirent mettre en chec l'opposition et faire repousser toutes les prtentions hrtiques : mariage des prtres, communion sous les deux espces, usage de la langue vulgaire dans le service divin, et, surtout, rforme de la papaut. Seule fut retenue la rforme des couvents. Lainez mme, par une vigoureuse contre-attaque, soutint le dogme de l'infaillibilit pontificale, qui devait tre promulgu trois sicles plus tard par le Concile du Vatican (13) . Grce l'action

persvrante des Jsuites, le Saint-Sige sortait renforc de la crise o il avait failli sombrer. Ainsi se vrifiaient les termes par lesquels Paul III avait dsign le nouvel Ordre, dans sa bulle d'autorisation : Regimen Ecclesiae militantis . Ce caractre combatif allait s'affirmer de plus en plus, par la suite, en mme temps que l'activit des fils de Loyola se concentrerait, outre les missions trangres, dans la direction des mes, particulirement celles des classes dirigeantes -- c'est--dire dans la politique, puisque tous les efforts de ces directeurs tendent vers la soumission du monde la papaut, et qu' cet effet il s'agit d'abord de conqurir les ttes . Pour raliser cet idal, deux armes principales : la confession des grands et des gens en place et l'ducation de leurs enfants. Ainsi tiendra-t-on le prsent tout en prparant l'avenir. Le Saint-Sige a vite compris quelle force lui apportait l'Ordre nouveau. Il avait d'abord limit soixante le nombre de ses membres, mais cette restriction a t promptement leve. Quand Ignace meurt, en 1556, ses fils sont l'oeuvre chez les paens, aux Indes, en Chine, au Japon, dans le Nouveau Monde, mais aussi et surtout en Europe : en France, en Allemagne du Sud et de l'Ouest, o ils luttent contre l' hrsie , en Espagne, au Portugal, en Italie, et jusqu'en Angleterre, o ils pntrent par l'Irlande - et leur histoire, abondante en vicissitudes, sera celle du rseau romain qu'ils s'efforceront de tendre sur le monde, avec ses mailles incessamment dchires et reprises. 4. L'ESPRIT DE L'ORDRE Ne l'oublions pas, crit le R.P. jsuite Rouquette, historiquement, l' ultramontanisme a t l'affirmation pratique de l' universalisme ... Cet universalisme ncessaire reste un vain mot, s'il ne se traduit pas par une cohsion pratique de la chrtient, c'est--dire par une obissance : c'est pourquoi Ignace a voulu que son quipe soit la disposition du pape... Elle sera le champion de l'unit catholique, unit qui ne peut tre assure que par la soumission effective au Vicaire du Christ (13 bis). Cet absolutisme monarchique qu'Ils entendaient imposer dans I'Eglise romaine, les Jsuites n'ont pas moins travaill en assurer le maintien dans la socit civile, puisque, en bons intgristes , ils devaient considrer les souverains comme des mandataires au temporel du Saint-Pre, vritable chef de la chrtient ; ils furent toujours les plus fermes soutiens des monarques, la condition, toutefois, que ceux-ci tmoignassent, envers leur suzerain commun, d'une entire docilit. Mais, dans le cas contraire, les princes rebelles trouvaient en eux les plus redoutables ennemis. Partout o en Europe les intrts de Rome exigeaient qu'on excitt le peuple se soulever contre son roi, que l'on combattt par l'intrigue, la propagande et, au besoin, par la rvolte ouverte, les dcisions gnantes pour l'Eglise prises par un prince temporel, la Curie savait qu'elle ne pouvait trouver plus habiles, plus srs et plus hardis que les Pres de la Compagnie de Jsus (14). Nous avons vu par l'esprit des Exercices combien le fondateur de la Compagnie apparat, dans son mysticisme simpliste, en retard sur son sicle. Il ne l'tait pas moins en matire de discipline ecclsiastique et, d'une faon gnrale, dans sa conception de la subordination. Les Constitutions , qui sont, avec les Exercices , le monument fondamental de la pense ignacienne, ne laissaient aucun doute ce sujet. Quoi qu'en aient pu dire - aujourd'hui surtout - ses disciples, pour ne pas heurter de front les ides

modernes en cette matire, l'obissance tient dans ce compendium des rgles de l'Ordre une place toute particulire, et, sans contredit, la premire. M. Folliet peut prtendre n'y voir que l'obissance religieuse tout court, ncessaire toute congrgation ; le R.P. Rouquette peut crire audacieusement : Loin d'tre une diminution de l'homme, cette obissance, intelligente et voulue, est le sommet de la libert... elle est une libration de l'esclavage de nous-mmes... , il suffit de se reporter aux textes pour saisir le caractre outrancier et mme monstrueux de cette soumission de l'esprit et de l'me impose aux Jsuites, et qui en a toujours fait non seulement des instruments dociles dans les mains de leurs suprieurs, mais encore, par leur formation mme. les ennemis naturels de toute libert. Le fameux perinde ac cadaver (comme un cadavre entre les mains du laveur de morts), peut bien se retrouver dans toute la littraturespirituelle , comme le dit M. Folliet, et mme en Orient, dans la Constitution des Haschichins, ainsi que bien d'autres comparaisons clbres tires de la mme source ignacienne : comme un bton qui obit toutes les impulsions, comme une boule de cire qui peut tre modele ou tire dans tous les sens, comme un petit crucifix qu'on peut lever et mouvoir sa volont ; ces aimables formules n'en restent pas moins rvlatrices, et les commentaires et claircissements de la main mme du crateur de l'Ordre ne laissent aucun doute sur le plein sens qu'il convient de leur attribuer. D'ailleurs, chez les Jsuites, ce n'est pas seulement la volont, mais aussi la raison et jusqu'au scrupule moral, qui doivent tre sacrifis la primordiale vertu d'obissance, dont Borgia disait qu'elle tait le rempart le plus solide de la Socit . Persuadons-nous que tout est juste quand le suprieur l'ordonne , crit Loyola. Et encore : Quand mme Dieu t'aurait propos pour matre un animal priv de raison, tu n'hsiteras pas lui prter obissance, ainsi qu' un matre et un guide, par cette raison seule que Dieu l'a ordonn ainsi. Bien mieux : le Jsuite doit voir en son suprieur, non un homme faillible, mais le Christ lui-mme. J. Huber, professeur de thologie catholique Munich, et auteur de l'un des plus importants ouvrages sur les Jsuites, crit : On Va constat : les Constitutions rptent cinq cents fois qu'il faut voir en la personne du Gnral, le Christ (15). L'assimilation tant de fois faite de la discipline de l'Ordre celle de l'arme est donc faible auprs de la ralit. L'obissance militaire n'est pas l'quivalent de l'obissance jsuitique ; cette dernire est plus tendue, car elle s'empare toujours de l'homme tout entier et elle ne se contente pas, comme la premire, de l'acte extrieur, elle exige le sacrifice de la volont, la suspension du jugement propre (16) Ignace crit lui-mme dans sa lettre aux Jsuites du Portugal que l'on doit voir noir ce qui apparat blanc, si l'Eglise le dclare ainsi. Tel est ce sommet de la libert , telle est cette libration de l'esclavage de nousmmes , vants plus haut par le R.P. Rouquette. Certes, le jsuite est vraiment libr de soi-mme, puisqu'il est entirement asservi ses chefs et que tout doute, tout scrupule lui serait imput pch. Dans les additions aux Constitutions , crit M. Boehmer, il est conseill aux suprieurs, pour prouver les novices, de leur commander, comme Dieu Abraham, des

choses en apparence criminelles, tout en proportionnant ces tentations aux forces de chacun. On imagine sans peine quels pouvaient tre les dangers d'une pareille ducation (17). L'histoire mouvemente de l'Ordre - il n'est gure de pays dont il n'ait t expuls tmoigne assez que ces dangers ont t reconnus par tous les gouvernements, mme les plus catholiques. En introduisant dans les cours et parmi les classes leves des fidawis aussi aveuglment dvous, la Compagnie - championne de l'universalisme, donc de l'ultramontanisme - devait fatalement tre reconnue comme menaante pour le pouvoir civil, et cela d'autant mieux que l'activit de l'Ordre, du fait mme de sa vocation, tournait de plus en plus la politique. Paralllement devait se dvelopper chez ses membres ce que la voix publique appelle l'esprit jsuitique. Le fondateur, inspir surtout par les besoins de la mission , trangre ou intrieure, n'avait pas nglig pour autant l'habilet. Une prudence consomme, crivait-il dans ses Sententiae asceticae , jointe une puret mdiocre, vaut mieux qu'une saintet plus parfaite jointe une habilet moins grande. Un bon pasteur des mes doit savoir ignorer beaucoup de choses et feindre de ne pas les comprendre. Une fois matre des volonts, il pourra mener ses lves en sapience partout o il voudra. Les gens sont entirement absorbs par les intrts passagers, il ne faut pas leur parler brlepourpoint de leur me : ce serait jeter l'hameon sans amorce, sans appts. La contenance mme des fils de Loyola tait ainsi prcise : Ils doivent tenir la tte un peu baisse sur le devant. sans la pencher ni d'un ct ni de l'autre, ne, point lever les yeux, mais les tenir constamment au-dessous de ceux des personnes qui ils parlent. de faon ne les voir qu'indirectement... (18) Les successeurs d'Ignace ont bien retenu la leon et en ont fait l'application la plus tendue la poursuite de leurs desseins. 5. LES PRIVILEGES DE LA COMPAGNIE Ds 1558, Lainez, le subtil manoeuvrier du Concile de Trente, est nomm gnral par la Congrgation, avec pouvoir d'organiser l'Ordre selon son inspiration. Les >, composes par lui-mme et Salmeron, sont jointes aux Constitutions , en manire de commentaires, et ne font qu'accentuer le despotisme du gnral, lu vie. Un admoniteur, un procureur et des assistants, rsidant comme lui-mme Rome, lui sont adjoints pour l'administration gnrale de l'Ordre divis alors en cinq Assistances : Italie, Allemagne, France, Espagne, Angleterre et Amrique runies. Ces Assistances sont ellesmmes divises en Provinces groupant les divers tablissements de l'Ordre. Seuls. l'admoniteur (ou surveillant) et les assistants sont nomms par la Congrgation. Le gnral dsigne tous les autres fonctionnaires, promulgue les ordonnances, lesquelles ne doivent pas modifier les Constitutions, gre son gr les biens de l'Ordre et en dirige l'activit, dont il n'est responsable qu'envers le pape. A cette milice si troitement unie dans la main de son chef, et qui a besoin, pour l'efficacit de son action, de la plus grande autonomie, le pape ne manque pas de concder des privilges qui paratront exorbitants aux autres Ordres religieux. Dj, par leurs Constitutions, les Jsuites chappaient la rgle de la clture comme celles qui prsident gnralement la vie monastique. Ils sont en fait des moines vivant

dans le sicle et ne se distinguant extrieurement en rien du clerg sculier. Mais, au contraire de celui-ci, et mme des autres congrgations religieuses, ils ne sont nullement soumis l'autorit des vques. Ds 1545, une bulle de Paul III leur permet de prcher, confesser, distribuer les sacrements, prsider au culte, bref, exercer leur ministre sans en rfrer l'Ordinaire. Seule, la clbration des mariages sort de leurs attributions. Ils ont tout pouvoir pour donner l'absolution, convertir les voeux en d'autres plus faciles remplir, ou mme les lever. Les pouvoirs du gnral, relatifs l'absolution et aux dispenses, sont encore plus tendus , lisons-nous chez M. Gaston Bally. Il peut lever toutes les peines qui ont frapp les membres de la Socit avant ou aprs leur entre dans l'Ordre, les absoudre de tous les pchs, mme du pch d'hrsie et de schisme, de la falsification d'crits apostoliques, etc... Le gnral absout, en personne ou par l'entremise d'un dlgu, tous ceux qui sont placs sous son obdience de l'tat d'irrgularit provenant, soit de l'excommunication, soit de la suspension, soit de l'interdit, la condition que ces censures n'aient pas t infliges pour des excs si extraordinaires que le tribunal papal puisse seul connatre. Il absout, en outre, de l'irrgularit provenant de la bigamie, des blessures faites autrui, du meurtre, de l'assassinat... pourvu que ces mauvaises actions ne soient pas de notorit publique et n'aient pas fait de scandale (19) Grgoire XIII, enfin, confra la Compagnie le droit de se livrer au commerce et aux affaires de banque. droit dont elle usa largement par la suite. Ces dispenses et pouvoirs inous taient garantis de la faon la plus absolue. Les papes allrent mme jusqu' sommer les princes et les rois de dfendre ces privilges ; ils menaaient de la grande excommunication latae sententiae tous ceux qui y porteraient atteinte, et d'aprs une bulle de Pie V, de l'an 1574, ils accordrent au gnral le droit de les rtablir dans leur tendue primitive, envers et contre toutes les tentatives faites pour les diminuer ou les altrer, ft-ce mme par des actes de rvocation papale... En octroyant aux Jsuites ces privilges exorbitants qui allaient l'encontre de l'antique constitution de l'Eglise, la papaut ne voulait pas seulement les munir d'armes puissantes pour la lutte contre les Infidles , elle voulait surtout s'en servir comme d'une garde du corps pour la dfense de son propre et absolu pouvoir dans l'Eglise et contre l'Eglise . Pour conserver la suprmatie spirituelle et temporelle qu'ils avaient usurpe au moyen ge, les papes vendirent l'Eglise l'Ordre de Jsus, et par l ils se livrrent eux-mmes entre ses mains... Si la papaut s'appuyait sur les Jsuites, toute l'existence des Jsuites dpendait de la suprmatie spirituelle et temporelle de la papaut. De cette faon, les intrts des deux parties taient intimement lis (20) Mais cette cohorte d'lite avait besoin d'auxiliaires secrets pour dominer la socit civile : ce rle fut dvolu aux affilis de la Compagnie, dits Jsuites de robe courte Bien des personnages importants furent ainsi lis la Socit : les empereurs Ferdinand II et Ferdinand III, Sigismond III, roi de Pologne, qui avait officiellement fait partie de la Compagnie, le cardinal Infant, un due de Savoie. Et ce ne furent pas les moins utiles

(21). Il en est de mme aujourd'hui, o les 33.000 membres officiels de la Socit agissent travers le monde la faon d'animateurs, d'officiers d'une vritable arme secrte qui compte dans ses rangs des chefs de partis politiques, des hauts fonctionnaires, des gnraux, des magistrats, des mdecins, des professeurs de Facult, etc, attentifs poursuivre, chacun dans son domaine, L'Opus Dei , l'oeuvre de Dieu, c'est--dire de la Papaut. LES JESUITES EN EUROPE AUX XVIe ET XVIIe SIECLES 1. ITALIE, PORTUGAL, ESPAGNE La France, crit M Boehmer, est le berceau de la Socit de Jsus, mais c'est en Italie qu'elle a reu son programme et sa constitution. Aussi est-ce en Italie qu'elle a d'abord pris pied ; c'est de l qu'elle s'est rpandue au loin. (1) L'auteur note le nombre croissant des collges et acadmies jsuites (128 en 1680) ; mais, dit-il, l'histoire de la civilisation italienne, au 16e et au 17e sicles, en est une preuve encore plus frappante. Si l'Italie savante est revenue aux pratiques et la foi de l'Eglise, si elle s'est prise de zle pour l'asctisme et les missions, si elle s'est remise composer des posies pieuses et des hymnes d'glise, et consacrer avec componction l'exaltation de l'idal religieux les pinceaux des peintres et les ciseaux des sculpteurs, n'est-ce pas le fruit de l'ducation que les classes cultives reurent des Jsuites dans les coles et les confessionnaux ? (2) Finis la simplicit enfantine, la joie, la fracheur, l'amour naf de la nature... Les lves des Jsuites sont bien trop clricaux, dvots, habitus au pathos sentimental, pour conserver ces qualits. Ils sont pris de merveilleux et de visions extatiques ; ils s'enivrent littralement de la peinture de mortifications effrayantes et des supplices atroces des martyrs ; ils ont besoin de pompes, de clinquant, d'une mise en scne d'opra. La littrature et l'art italiens, ds la fin du 16e sicle, sont le fidle miroir de cette transformation morale... L'agitation, l'ostentation, la prtention offensante, qui caractrisent les crations de cette priode, blessent chaque instant notre sentiment intime et veillent, au lieu d'un lan de sympathie, plutt un loignement pour les croyances qu'elles prtendent interprter et glorifier (3). C'est en effet la marque sui generis de la Compagnie. Cet amour du contourn, du tarabiscot, du clinquant, de l'effet thtral, pourrait paratre trange chez des mystiques forms par les Exercices spirituels, si l'on n'y distinguait la volont toujours tendue vers ce but essentiellement loyolesque de frapper les esprits. C'est, en somme, une application de la maxime Qui veut la fin, veut les moyens que les Pres ont applique avec persvrance dans l'art et la littrature, comme dans la politique et les moeurs. L'Italie avait t peu touche par la Rforme. Cependant les Vaudois, qui s'taient maintenus depuis le moyen ge, malgr les perscutions, dans le nord et le sud de la pninsule, s'taient rallis en 1532 l'Eglise calviniste. Emmanuel Philibert de Savoie, sur un rapport du Jsuite Possevino, dclencha en 1561 une nouvelle perscution sanglante contre ses sujets hrtiques . Il en fut de mme en Calabre, Casal di San Sisto et Guardia Fiscale. Les Jsuites furent mls ces massacres ; ils s'occupaient de convertir les victimes... (4)

Quant au Pre Possevino : ... il suivit l'arme catholique comme aumnier, et recommanda l'extermination par le feu des pasteurs hrtiques comme une oeuvre sainte et ncessaire FONT face=Geneva>(5) Les Jsuites taient tout-puissants Parme, la cour des Farnse, ainsi qu' Naples, aux 16e et 17e sicles. Mais Venise, o ils avaient t combls de biens, ils furent bannis le 14 mai 1606, comme les plus fidles servants et porte-parole du pape... Il leur fut cependant permis d'y revenir en 1656. Mais leur influence dans la Rpublique ne fut plus dsormais que l'ombre de celle qu'ils y avaient eue autrefois. Le Portugal fut une terre d'lection pour l'Ordre. Dj, sous Jean Ill (1521-1559), il tait la congrgation religieuse la plus puissante du royaume (6) . Son crdit augmenta encore aprs la rvolution de 1640, qui plaa les Bragance sur le trne. Sous le premier roi de la maison de Bragance, le Pre Fernandez fut membre du Conseil d'Etat, et, pendant la minorit d'Alphonse VI, le conseiller le plus cout de la reine rgente Louise. Le Pre de Ville travailla avec succs, en 1667, au renversement d'Alphonse VI, et le Pre Emmanuel Fernandez fut, en 1667, nomm dput aux Corts par le nouveau roi Pierre Il... Mais alors mme que les Pres ne remplissaient aucune charge publique dans le royaume, ils taient en fait plus puissants en Portugal que dans n'importe quel autre pays. Ils n'taient pas seulement les directeurs de conscience de toute la famille royale, ils taient aussi consults par le roi et ses ministres dans toutes les circonstances importantes D'aprs le tmoignage d'un des leurs, aucune place dans l'administration de l'Etat ou de I'Eglise ne pouvait tre obtenue sans leur consentement, si bien que le clerg, les grands et le peuple se disputaient leurs faveurs et leurs bonnes grces. Ajoutons que la politique trangre elle-mme tait sous leur influence. Aucun homme de sens ne soutiendra qu'un pareil tat de choses ait t profitable au bien du royaume. (7) On peut en juger, en effet, par l'tat de dcadence dans lequel tomba ce malheureux pays. Il fallut toute la clairvoyance et l'nergie du marquis de Pombal, au milieu du 18e sicle, pour arracher le Portugal l'treinte mortelle de la Compagnie. En Espagne, la pntration de l'Ordre se fit avec plus de lenteur. Le haut clerg et les Dominicains s'y opposrent longtemps. Les souverains, eux aussi, Charles-Quint et Philippe II, tout en acceptant leurs services, se dfiaient de ces soldats du pape, dont ils apprhendaient les empitements sur leur autorit Mais, force de souplesse, la Compagnie finit par avoir raison de cette rsistance. Au 17e sicle, elle est toutepuissante en Espagne parmi les hautes classes et la Cour. On voit mme le Pre Neidhart, un ancien officier de cavalerie allemand, gouverner absolument le royaume comme conseiller d'Etat, premier ministre et Grand Inquisiteur... En Espagne comme en Portugal, la ruine du royaume concida avec la marche ascendante de l'Ordre... (8) C'est ce qui fait crire Edgar Quinet Partout o une dynastie se meurt, je vois se soulever de terre et se dresser derrire elle, comme un mauvais gnie, une de ces sombres figures de confesseurs, qui l'attire doucement, paternellement dans la mort... (9) Certes, on ne peut imputer cet Ordre seul la dcadence de l'Espagne Il est vrai, pourtant, que la Compagnie de Jsus, simultanment avec I'Eglise et les autres ordres religieux, hta le mouvement de dsorganisation ; plus elle devenait riche, plus le pays devenait pauvre, si pauvre qu' la mort de Charles II on ne trouva pas mme dans les

caisses de l'Etat la somme ncessaire pour payer les 10.000 messes qu'il tait d'usage de dire pour le salut de l'me d'un monarque dfunt. (10) 2. ALLEMAGNE Ce n'tait pas l'Europe mridionale, mais l'Europe centrale, la France, les Pays-Bas, l'Allemagne, la Pologne, qui taient le thtre principal de la lutte historique entre le catholicisme et le protestantisme. Aussi ces pays furent-ils les principaux champs de bataille de la Compagnie de Jsus. (11) La situation tait particulirement grave en Allemagne. Non seulement des pessimistes notoires, mais aussi des catholiques d'esprit pondr et judicieux, considraient la cause de la vieille glise, dans toute l'tendue des pays allemands, comme peu prs perdue. En fait, mme en Autriche et en Bohme, la rupture avec Rome tait si gnrale que les protestants pouvaient raisonnablement esprer conqurir l'Autriche en quelques dizaines d'annes. Comment se fait-il donc que ce changement ne se soit pas produit, mais qu'au contraire la nation se soit partage en deux ? Ds la fin du 16e sicle, le parti catholique n'a aucune hsitation sur la rponse qui doit tre faite cette question. Il a toujours reconnu que ceux qui l'on doit l'heureuse tournure prise par les vnements sont les Witelsbach, les Habsbourg et les Jsuites. (12) Quant au rle de ces derniers, Ren Flp-Miller crit Ce n'est qu' la condition que les Pres fussent mme d'influencer et de guider les princes en tout temps et en toute circonstance que la cause catholique pouvait esprer un succs rel. Or, l'institution de la confession offrait aux Jsuites un moyen de s'assurer une influence politique durable et, par l, une action efficace (13) En Bavire, ce fut le jeune due Albert V qui, fils d'un zl catholique et form Ingolstadt, la vieille ville catholique, appela les Jsuites pour combattre efficacement l'hrsie : Le 7 juillet 1556, 8 Pres et 12 coltres jsuites firent leur entre Ingolstadt. Alors commena une re nouvelle pour la Bavire... L'Etat lui-mme reut une empreinte nouvelle... Les conceptions catholiques romaines dirigrent la politique des princes et la conduite des hautes classes. Mais ce nouvel esprit ne s'empara que des couches suprieures. Il ne gagna pas l'me du peuple... Nanmoins, sous la discipline de fer de l'Etat et de l'Eglise restaure, il redevint dvotement catholique, docile, fanatique, et intolrant l'gard de toute hrsie... Il peut paratre excessif d'attribuer une vertu aussi prodigieuse l'action de quelques douzaines d'trangers. Et pourtant, dans cette circonstance, la force fut en raison inverse du nombre, et la force put ici agir immdiatement sans rencontrer aucun obstacle Les missaires de Loyola s'emparrent d'emble du coeur et du cerveau de ce pays... Ds la gnration suivante, Ingolstadt devint le type de la ville jsuite allemande. (14) On peut juger de l'tat d'esprit que les Pres avaient introduit dans cette citadelle de la foi, par les lignes suivantes : Le Jsuite Mayrhofer d'Ingolstadt enseignait dans son Miroir du prdicateur qu'on n'allait pas plus l'encontre de la justice en demandant la mise mort des protestants

qu'en rclamant la peine capitale pour les voleurs, les faux monnayeurs, les meurtriers et les sditieux.(15) Les successeurs d'Albert V, et particulirement Maximilien Premier (1597-1651), parachevrent son oeuvre. Mais dj Albert V lui-mme tait fort attentif son devoir d'assurer le salut ses sujets. Aussitt que les Pres furent arrivs en Bavire, il prit une attitude plus svre l'gard des protestants et de ceux qui inclinaient au protestantisme. A partir de 1563, il expulsa impitoyablement les rcalcitrants, il traita sans misricorde les anabaptistes, comme l'en loua le Jsuite Agricola, par le feu, les noyades et le fer... Il fallut nanmoins attendre qu'une gnration d'hommes et disparu, pour que la perscution ft couronne d'un entier succs. Encore en 1586, les anabaptistes de Moravie russirent soustraire 600 victimes au duc Guillaume. Ce seul exemple prouve que le nombre des expulss se chiffre non par quelques centaines, mais plusieurs milliers. Terrible saigne pour un pays aussi peu peupl. Mais l'honneur de Dieu et le salut des mes, disait Albert V au Conseil de ville de Munich, doivent tre mis au-dessus de tous les intrts temporels. (16) Peu peu tout l'enseignement en Bavire passa aux mains des Jsuites, et ce pays devint la base de leur pntration dans l'Est, l'extrme Ouest et le Nord de l'Allemagne. A partir de 1585, les Pres convertissent la partie de la Westphalie qui dpendait de Cologne ; en 1586, ils apparaissent Neuss et Bonn, une des rsidences de l'archevque de Cologne ; ils ouvrent des collges en 1587 Hildesheim, en 1588 Mnster. Ce dernier comptait dj, en 1618, 1300 lves... Une grande partie de l'Allemagne occidentale fut ainsi reconquise par le catholicisme, grce aux Wittelsbach et aux Jsuites. L'alliance des Wittelsbach et des Jsuites fut encore plus importante peut-tre pour les pays autrichiens que pour l'Allemagne occidentale. (17) L'archiduc Charles de Styrie, le dernier fils de l'empereur Ferdinand, avait pous en 1571 une princesse bavaroise qui transporta dans le chteau de Gratz les tendances troitement catholiques et l'amiti pour les Jsuites qui rgnaient la Cour de Munich . Sous son influence, Charles fit tous ses efforts pour extirper l'hrsie de ses Etats, et quand il mourut, en 1590, il fit jurer son fils et successeur, Ferdinand, de poursuivre son oeuvre. Ferdinand se trouvait, au reste, tout prpar pour cela. Il avait t pendant cinq ans, Ingolstadt, l'lve des Jsuites ; son esprit, d'ailleurs de mdiocre envergure, ne concevait pas de tche plus noble que le rtablissement de l'Eglise catholique dans ses Etats hrditaires. Que ce ft ou non avantageux pour ses Etats, cela lui tait indiffrent. J'aime mieux, disait-il, rgner sur un pays ruin que sur un pays damn. (18) En 1617, l'empereur fit couronner l'archiduc Ferdinand roi de Bohme. Conseill par Viller (son confesseur jsuite), Ferdinand se mit aussitt en devoir de combattre le protestantisme avec vigueur dans son nouveau royaume. Cette tentative fit bientt clater la sanglante guerre de religion qui devait pendant les trente annes suivantes tenir l'Europe en haleine. Aprs que la dfenestration de Prague en 1618 eut donn le signal de la rvolte ouverte, le vieil empereur Mathias essaya d'abord de transiger ; mais il n'avait pas assez d'nergie pour faire prvaloir ses intentions contre le roi Ferdinand domin par son confesseur jsuite, et ainsi fut ananti le dernier espoir de rgler le conflit

l'amiable. Entre temps, les Etats de Bohme avaient, par une mesure spciale, dcrt solennellement l'expulsion des Jsuites, en qui ils voyaient les promoteurs de la guerre civile. (19) Bientt la Silsie et la Moravie suivirent cet exemple, et les protestants de Hongrie, o svissait le Jsuite Pazmany, se soulevrent aussi. Mais la bataille de la Montagne Blanche (1620) le sort des armes fut favorable Ferdinand, redevenu empereur la mort de Mathias. Les Jsuites poussrent Ferdinand frapper les rebelles des peines les plus terribles ; le protestantisme fut extirp du pays tout entier par les moyens les plus cruels... A la fin de la guerre, la ruine matrielle du pays tait consomme. Le Jsuite Balbinus, l'historien de la Bohme, s'tonnait qu'on trouvt encore des habitants dans ce pays. Mais la ruine morale fut plus terrible encore... La culture florissante que l'on rencontrait chez les nobles et les bourgeois, une littrature nationale trs riche et que rien ne pouvait remplacer : tout cela avait Pri, la nationalit elle-mme avait t supprime. La Bohme tait ouverte l'activit des Jsuites, ils brlrent la littrature tchque en masse ; ils firent plir et s'teindre dans les souvenirs du peuple le nom du grand saint de la nation, Jean Huss... L'apoge du pouvoir des Jsuites, dit Tomek, marqua pour la Bohme l'poque de la dcadence la plus profonde de sa culture nationale ; c'est l'influence des membres de l'Ordre qu'est d le retard de plus d'un sicle qu'a subi le rveil de ce malheureux pays... Lorsqu'il s'agit de terminer la guerre (de Trente ans) et de conclure une paix qui assurt aux protestants d'Allemagne les droits politiques dont jouissaient les catholiques, les Jsuites mirent tout en oeuvre pour obtenir la continuation de la lutte. Ce fut en vain. (20) Mais ils obtinrent de Lopold 1er, leur lve, alors empereur rgnant, qu'il perscutt les protestants dans ses propres Etats, et notamment en Hongrie. Escorts par les dragons impriaux, les Jsuites entreprirent l'oeuvre de la conversion en 1671. Les Hongrois se soulevrent et il clata une guerre qui occupa une gnration presque tout entire... Mais l'insurrection hongroise fut victorieuse, sous la conduite de Franois Kakoczy. Le vainqueur voulut chasser les Jsuites de toutes les contres qui tombrent en son pouvoir ; des protecteurs influents de l'Ordre firent ajourner cette mesure. L'expulsion n'eut lieu qu'en 1707... Le prince Eugne blmait avec une rude franchise la politique de la maison impriale et les intrigues des Jsuites en Hongrie. Il s'en est fallu de peu, crit-il, que les Jsuites n'aient fait perdre la Hongrie la maison d'Autriche, en perscutant les protestants. Un jour il s'cria avec amertume que la morale des Turcs s'levait, en pratique du moins, bien au-dessus de celle des membres de l'Ordre. Non seulement, dit-il, les Jsuites veulent dominer sur les consciences, ils veulent avoir droit de vie et de mort sur les hommes. L'Autriche et la Bavire rcoltrent en une pleine mesure les fruits de la domination des Jsuites : la compression de toutes les tendances progressives, l'abtissement systmatique du peuple. La misre profonde qui fut la suite de la guerre de religion, l'impuissance politique, la

dcadence intellectuelle, la corruption morale, une diminution effroyable de la population, l'appauvrissement de l'Allemagne tout entire : telle fut en grande partie l'oeuvre de l'Ordre de Jsus. (21) 3. SUISSE Ce ne fut qu'au 17- sicle que les Jsuites parvinrent fonder en Suisse des tablissements durables, aprs avoir t successivement appels, puis bannis, par quelques villes de la Confdration, dans la deuxime moiti du 16e sicle. L'archevque de Milan, Charles Borrome, qui avait favoris leur installation Lucerne, en 1578, ne devait pas tarder reconnatre la nocivit de leur action, comme le rappelle J. Huber : Charles Borrome crit son confesseur que la Compagnie de Jsus, gouverne par des chefs plutt politiques que religieux, devient trop puissante pour conserver la modration et la soumission ncessaires... Elle dirige les rois et les princes, elle gouverne les affaires temporelles et les affaires spirituelles ; la pieuse institution a perdu l'esprit qui l'animait primitivement ; il faudra en venir la supprimer (22) Vers la mme poque, en France, le fameux jurisconsulte Etienne Pasquier crivait : Introduisez cet Ordre entre nous, vous y introduirez par mme moyen un dsordre, chaos et confusion. (23) Mais n'est-ce pas l'identique grief que l'on voit s'lever en tout temps et en tous pays contre la Compagnie ? Il en fut de mme en Suisse quand l'vidence de son action nfaste pera travers les dehors flatteurs dont elle excellait s'envelopper. Partout o les Jsuites parvenaient prendre pied, ils sduisaient grands et petits, jeunes et vieux. Les autorits commenaient bientt les consulter dans des affaires graves ; puis arrivaient des donations en grand nombre, et il ne se passait pas un long temps qu'ils n'eussent occup toutes les coles, les chaires de presque toutes les glises, le confessionnal de tous les personnages influents et hauts placs. Confesseurs chargs de l'ducation de toutes les classes de la socit, conseillers et amis intimes des membres du conseil, leur influence s'accrut tous les jours, et ils ne tardrent pas la faire valoir dans les affaires publiques. Lucerne et Fribourg taient leurs centres d'opration ; ils dirigeaient la politique extrieure de la plupart des cantons catholiques... Tout plan forg par Rome ou par d'autres puissances trangres contre le protestantisme en Suisse, trouvait chez les Jsuites un appui assur... En 1620, ils parvinrent soulever la population catholique du Veltlin contre les protestants et en faire massacrer six cents. Le pape donna l'indulgence tous ceux qui avaient tremp dans ces horreurs. En 1656, ils allumrent la guerre civile entre les membres des diverses confessions... Plus tard, nouvelle guerre de religion, allume par les Jsuites. En 1712, on discutait la paix Aarau, Lucerne et Uri venaient de l'accepter lorsque les Jsuites, sur un ordre venu de Rome, mirent tout en oeuvre pont la remettre en question. Ils refusrent l'absolution ceux qui hsiteraient courir aux armes. Ils proclamrent bien haut dans les chaires que l'on n'tait pas tenu au respect de la parole donne aux hrtiques ; ils mirent en suspicion les conseillers modrs, cherchrent les loigner des affaires, et provoqurent Lucerne un soulvement si menaant du peuple contre le

gouvernement, que l'autorit suprme se rsigna rompre la paix Les catholiques sortirent vaincus de la lutte et signrent une paix onreuse. Depuis cette poque, l'influence de l'Ordre en Suisse alla en diminuant. (24) De nos jours, l'article 51 de la Constitution helvtique interdit la Compagnie de Jsus toute activit culturelle ou ducative sur le territoire de la Confdration, et les efforts dploys pour faire abolir cette disposition se sont toujours solds par un chec. 4. POLOGNE ET RUSSIE Nulle part peut-tre la domination jsuitique ne s'est rvle aussi funeste qu'en Pologne. C'est ce que dmontre H. Boehmer, historien pourtant fort modr, qui ne tmoigne d'aucune hostilit systmatique l'gard de la Compagnie. On a rendu les Jsuites entirement responsables de l'anantissement de la Pologne. Pose dans ces termes, l'accusation est excessive. La dcadence de l'Etat polonais avait commenc avant qu'ils parussent en Pologne. Mais, assurment, ils ont prcipit la dcomposition du royaume. De tous les Etats, la Pologne, eu gard aux millions de chrtiens orthodoxes qu'elle comptait dans son sein, tait celui qui la tolrance religieuse s'imposait le plus videmment, comme un des principes essentiels de sa politique intrieure. Les Jsuites ne l'ont pas permis. Ils ont fait pis : ils ont, de la manire la plus funeste, mis la politique extrieure de la Pologne au service des intrts catholiques. (25) Cela, qui fut crit la fin du sicle dernier, est rapprocher de ce que dclarait, aprs la guerre 1939-1945, le colonel Beek, ex-ministre des Affaires trangres polonais de 1932 1939 : Le Vatican est un des principaux responsables de la tragdie de mon pays. J'ai ralis trop tard que nous avions poursuivi notre politique trangre aux seules fins de l'Eglise catholique. (26) Ainsi, plusieurs sicles de distance, la mme influence nfaste s'tait nouveau exerce sur cette malheureuse nation. Dj, en 1581, le Pre Possevino, comme lgat pontifical Moscou, mit tout en oeuvre pour pousser le tzar Ivan le Terrible se rapprocher de l'Eglise romaine. Ivan ne s'y montra pas formellement oppos. Plein des plus joyeuses esprances, Possevino se fit, en 1584, le mdiateur de la paix de Kirewora Gora entre la Russie et la Pologne, paix qui sauva Ivan d'inextricables embarras. C'tait bien ce qu'avait calcul le rus souverain. Il ne fut plus question de la conversion des Russes. Possevino dut quitter la Russie sans avoir rien obtenu. Deux ans plus tard, une nouvelle occasion, plus favorable encore, s'offrit aux Pres, pour mettre la main sur la Russie. Grischka Ostrepjew, un moine dfroqu, rvla un Jsuite qu'il tait en ralit Dimitri, le fils du tzar Ivan, qui avait t assassin, et se dclara tout prt soumettre Moscou Rome, s'il devenait le matre du trne des tzars. Sans y rflchir davantage, les Jsuites prirent l'affaire en mains, conduisirent Ostrepjew dans la maison du palatin de Sandomir, qui lui donna sa fille en mariage, se firent les avocats de ses prtentions auprs du roi Sigismond III et du pape, et obtinrent la leve d'une arme polonaise contre le tzar Boris Godounov. En rcompense de ces services, le faux Dimitri abjura, dans une maison des Jsuites Cracovie, la religion de ses pres et promit l'Ordre de lui accorder un tablissement Moscou, dans le

voisinage du Kremlin, aprs sa victoire sur Boris. Mais ce fut justement la faveur des religieux catholiques qui dchana contre Dimitri la haine des Russes orthodoxes. Le 27 mai 1606, il fut massacr avec plusieurs centaines de Polonais. Jusqu'alors on pouvait peine parler d'un sentiment national russe ; mais maintenant ce sentiment se manifestait avec une force norme, et il prenait immdiatement le caractre presque exclusif d'une haine fanatique contre l'Eglise romaine et contre la Pologne. L'alliance avec l'Autriche, que l'Ordre appuya de toutes ses forces, et la politique offensive de Sigismond III contre les Turcs, que l'Ordre s'empressa aussi d'encourager, furent presque aussi funestes pour la Pologne. En un mot, aucun Etat n'a subi dans son dveloppement l'influence des Jsuites d'une manire aussi forte et aussi malheureuse que la Pologne. Et dans aucun pays, sauf le Portugal, l'Ordre n'a joui d'une situation aussi puissante. La Pologne n'a pas seulement eu un Roi des Jsuites , elle a possd aussi en Jean-Casimir un roi-jsuite, c'est--dire un souverain qui, avant son avnement (1649), appartenait l'Ordre... Tandis que la Pologne marchait pas de gant vers sa ruine, le nombre des tablissements et des coles des Jsuites s'accroissait tel point que le gnral cra en 1751 une assistance spciale pour la Pologne>(27) 5. SUEDE ET ANGLETERRE Dans les pays scandinaves, crit M. Pierre Dominique, le luthranisme submergeait tout et les Jsuites, au moment de leur contre-attaque, n'y avaient pas trouv ce qu'ils avaient trouv en Allemagne, un parti catholique dj minoritaire, mais encore fort. (28) Ils n'avaient donc espoir que dans la conversion du souverain Jean III Wasa, lequel inclinait secrtement au catholicisme, d'autant qu'il avait pous en 1568 une princesse polonaise de religion romaine, Catherine. Le Pre Nicola, en 1574, puis d'autres Jsuites furent ainsi introduits l'cole de thologie rcemment fonde, et firent du proslytisme romain tout en affectant officiellement le luthranisme. Puis ce fut l'habile ngociateur Possevino qui obtint la conversion de Jean III et la charge de l'ducation de son fils Sigismond, le futur Sigismond 111, roi de Pologne. Mais quand on vint la soumission de la Sude au Saint-Sige, les conditions poses par le roi : mariage des prtres, communion sous les deux espces, culte en langue vulgaire, repousses par la Curie romaine, amenrent la rupture des pourparlers. D'ailleurs, le roi devenu veuf, s'tait remari avec une Sudoise luthrienne. Les Jsuites durent quitter le pays. Cinquante ans plus tard, l'Ordre remporta encore en Sude une brillante victoire. La reine Christine, fille de Gustave-Adolphe, la dernire des Wasa, fut amene se convertir par deux professeurs jsuites, qui s'taient introduits Stockholm en se faisant passer pour des gentilshommes italiens en voyage. Mais elle dut, pour pouvoir sans obstacle accomplir ce changement de religion, abdiquer le 24 juin 1654. (29) En Angleterre, par contre, la situation apparaissait plus propice aux entreprises de la Compagnie, et celle-ci put esprer un temps ramener ce pays l'obdience du SaintSige. Lorsque Elisabeth monta en 1558 sur le trne, l'Irlande tait encore tout entire catholique, l'Angleterre moiti... Dj en 1542, Salmeron et Broet avaient t envoys

par le pape pour parcourir l'Irlande. (30) Des sminaires avaient t crs sous la direction des Jsuites Douai, Pont-Mousson et Rome, pour former des missionnaires anglais, irlandais et cossais. D'accord avec Philippe II d'Espagne, la Curie romaine travaillait la chute d'Elisabeth en faveur de Marie Stuart, catholique. Un soulvement en Irlande, provoqu par Rome, avait t cras. Mais les Jsuites, passs en Angleterre en 1580, participrent Southwark une grande assemble catholique. Puis, sous divers dguisements, ils se rpandirent de comt en comt, de chteau en chteau. Le soir, ils recevaient des confessions, le matin, ils prchaient et donnaient la communion, puis ils disparaissaient aussi mystrieusement qu'ils taient venus. Car, ds le 15 juillet, Elisabeth les avait proscrits. (31). Ils imprimaient et rpandaient secrtement des pamphlets virulents contre la reine et l'Eglise anglicane. L'un d'eux, le Pre Campion, fut pris, condamn pour haute trahison et pendu. Ils intriguaient aussi Edimbourg pour gagner leur cause le roi Jacques d'Ecosse. Le rsultat de toute cette agitation fut l'excution de Marie Stuart en 1587. Vint l'expdition espagnole, l'invincible Armada, qui fit un moment trembler l'Angleterre et ralisa l' union sacre autour du trne d'Elisabeth. Mais la Compagnie n'en poursuivait pas moins ses projets et ne cessait de former des prtres anglais Valladolid, Sville, Madrid, Lisbonne, tandis que sa propagande secrte continuait en Angleterre sous la direction du Pre Garnett. Celui-ci, la suite de la Conspiration des poudres, dirige contre Jacques 1er, successeur d'Elisabeth, fut condamn pour complicit, et pendu comme l'avait t le Pre Campion. Sous Charles 1er, puis sous la Rpublique de Cromwell, d'autres Jsuites payrent encore leurs intrigues de leur vie. L'Ordre crut un moment triompher sous Charles Il qui, par le trait secret de Douvres, conclu avec Louis XIVe s'engageait rtablir le catholicisme dans le pays. La nation ne connut qu'incompltement ces circonstances. Mais le peu qui en transpira suffit exciter une incroyable agitation. Toute l'Angleterre frmit devant le spectre de Loyola et les complots des Jsuites. (32) Une runion de ceux-ci dans le palais mme porta au plus haut point la fureur populaire. Charles 11, qui trouvait bonne la vie de roi et ne voulait sous aucun prtexte risquer un nouveau voyage au-del des mers , fit pendre cinq Pres pour haute trahison Tyburn... Cela ne calma pas les Jsuites... Toutefois Charles Il tait trop prudent et trop cynique aussi leur gr, toujours prt les lcher. L'avnement de Jacques Il leur parut annoncer la victoire du parti d'action catholique dont ils taient l'me. Et, de fait, le roi reprit le jeu de Marie Tudor, mais en employant des moyens plus doux. Il prtendit convertir l'Angleterre par le truchement des Jsuites qui il installa, dans le palais de Savoy un collge o, tout de suite, quatre cents lves se prcipitrent. Une vritable camarilla jsuite s'installa au Palais... Ces belles combinaisons furent en grande partie cause de la rvolution de 1688. Les Jsuites avaient remonter un courant trop fort. L'Angleterre comptait alors vingt protestants pour un catholique. Le roi fut renvers : tous les membres de la Compagnie

emprisonns ou bannis. Pour quelque temps, les Jsuites se refirent agents secrets, mais ce n'tait plus l qu'une agitation inutile. Ils avaient perdu la partie. (33) 6. FRANCE Ce n'est qu'en 1551 que put commencer S'tablir en France cet Ordre dont la premire fondation y avait t jete, dix-sept ans plut tt, dans la chapelle Saint-Denis Montmartre. Certes, ils se prsentaient en adversaires efficaces de la Rforme qui avait gagn un septime environ de la population franaise, mais le sentiment national n'en considrait pas moins avec mfiance ces soldats trop dvous au Saint-Sige. ' Aussi leur pntration se fit-elle d'abord chez nous avec une prudente lenteur. Comme dans tous les pays o l'opinion gnrale ne leur tait pas favorable, ils s'efforcrent d'abord de s'insinuer auprs de quelques gens de cour et, par eux, d'tendre leur crdit dans les hautes classes. Mais, Paris, le Parlement, l'Universit et le clerg mme leur demeuraient hostiles. On le vit bien lors de leur premire tentative pour obtenir l'ouverture d'un collge parisien. La Facult de thologie, qui a mission de sauvegarder en France les principes de la religion, dclara par dcret du 1er dcembre 1554, que cette socit, lui parait extrmement dangereuse, en ce qui concerne la foi, qu'elle est ennemie de la paix de l'Eglise, funeste l'tat monastique et semble plutt ne pour la ruine que pour l'dification . (34) Les Pres sont pourtant autoriss s'installer dans un coin de l'Auvergne, Billom. C'est de l qu'ils organisent une vaste prdication contre la Rforme dans' les provinces du Midi. Le fameux Lainez, l'homme du Concile de Trente, se distingue dans la polmique, notamment au Colloque de Poissy, essai malheureux de conciliation des deux doctrines (1561). Grce la reine-mre, Catherine de Mdicis, l'Ordre ouvre son premier tablissement parisien, le Collge de Clermont, qui fait concurrence l'Universit. L'opposition de celleci, comme du clerg lui-mme et du Parlement, est plus ou moins apaise par des concessions, au moins verbales, de la part de la Compagnie qui promet de se conformer au droit commun ; mais ce n'est pas sans que l'Universit ait longuement lutt contre l'introduction d' hommes soudoys au dpens de la France pour s'armer contre le roi et les siens , selon les termes d'Estienne Pasquier, dont un proche avenir allait vrifier la justesse. Qu'ils (les Jsuites) aient approuv la Saint-Barthlemy (1572), la question ne se pose pas. Prpar ? Qui peut le dire ?... La politique de la Compagnie, subtile et souple dans sa dmarche, est claire dans ses buts ; c'est la politique des papes : dtruire l'hrsie . Tout doit tre subordonn ce dessein majeur. Catherine de Mdicis l'a servi, et la Compagnie peut compter sur les Guise (35) Mais ce dessein majeur, si bien servi par le massacre de la nuit du 24 aot 1572, provoque une terrible flambe de haine fratricide. Trois ans plus tard, c'est la Ligue, aprs l'assassinat du duc de Guise, surnomm le roi de Paris , et l'appel Sa Majest Trs Chrtienne pour lutter contre les protestants. Henri III, politique dans l'me, s'efforce d'chapper la guerre de religion. Il s'entend avec Henri de Navarre, groupe les protestants et le gros des catholiques modrs, des

catholiques d'Etat, si l'on prfre, contre Paris, la Ligue, ces partisans, ces Romains enrags que soutient l'Espagne... Les Jsuites puissants dans Paris crient que le roi de France cde l'hrsi