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L'INCONSCIENT THÉÂTRAL : FREUD ET LE THÉÂTRE Paul-Laurent Assoun ERES | Insistance 2006/1 - no 2 pages 27 à 37 ISSN 1778-7807 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-insistance-2006-1-page-27.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Assoun Paul-Laurent, « L'inconscient théâtral : Freud et le théâtre », Insistance, 2006/1 no 2, p. 27-37. DOI : 10.3917/insi.002.0027 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.141.47.28 - 08/04/2013 22h01. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 201.141.47.28 - 08/04/2013 22h01. © ERES

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L'INCONSCIENT THÉÂTRAL : FREUD ET LE THÉÂTRE Paul-Laurent Assoun ERES | Insistance 2006/1 - no 2pages 27 à 37

ISSN 1778-7807

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-insistance-2006-1-page-27.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Assoun Paul-Laurent, « L'inconscient théâtral : Freud et le théâtre »,

Insistance, 2006/1 no 2, p. 27-37. DOI : 10.3917/insi.002.0027

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Aborder la question du théâtre du point de vuepsychanalytique, c’est prendre acte – expressionéminemment théâtrale – d’une détermination essen-tielle : l’affinité profonde de la dramaturgie et de l’in-conscient.

Pas d’autre accès à l’inconscient freudien que leconflit, qui suppose une tension entre forces antago-nistes. Voilà qui pose la base solide de la dramaturgieinconsciente. L’inconscient apparaît bien en ce senscomme un drame, scandé, tel ce que l’on appelle« pièce » de théâtre, par une séquence parlée d’acteset de scènes.

C’est ce qui donne sa dimension tragique – plusproprement « tragico-comique » – au drame incons-cient.

FREUD ET LE GENRE THÉÂTRAL

Ce n’est donc pas un hasard si, dans l’intérêtfreudien pour la littérature, dont nous avons montréailleurs l’étendue et la cohérence, le genre théâtraloccupe une place privilégiée 1.

Quoique aucune œuvre théâtrale ne figure dansla liste de ses livres familiers préférés apportée dansle fameux sondage Heller de 1907, ses « puissancesde formation » comportent la référence à Goethe et à

Shakespeare, ces deux « massifs » dramatiques. Ilmentionne comme chefs-d’œuvre nourriciers lestragédies de Sophocle et le Faust de Goethe. La tradi-tion théâtrale, de Schiller à Grabbe, est présente dansson horizon de pensée.

En fait, le créateur de la psychanalyse répartit avecprécision son intérêt pour la trilogie selon la classifica-tion goethéenne : le « dramatique » prend sa placeentre le « lyrique » (englobant la poésie et le roman )– qui donne le primat à l’expression de l’auteur – etl’« épique » – où le personnage est « parlé » par l’aède :le propre du dramatique est la venue sur le devant dela scène de la parole en acte des personnages – celamême qui manifeste l’événement psychanalytique.

LA MÉTAPHORE THÉÂTRALE DE L’INCONSCIENT

Qu’on pense au registre théâtral des métaphoresporteuses du vocabulaire psychanalytique : n’y a-t-ilpas lieu d’entendre le ressort théâtral du mot« scène » ? L’inconscient se donne comme « l’autrescène » (andere Schauplatz), selon l’image empruntéeà Fechner et si prisée de Freud 2. Le sujet inconscientprend naissance au lieu même de la scène dite« originaire » (Urszene).

1. P.-L. Assoun,Littérature etpsychanalyse.Freud et lacréation littéraire,Éditions Ellipses-Marketing, 1995,p. 7-20.2. P.-L. Assoun,Introduction àl’épistémologiefreudienne,Payot, 2e éd.,1990, p. 152.

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La scène, emplacement (Platz) du regard, ducontempler (Schauen) : voilà qui rend solidaires théâ-tralité et inconscient. L’espace théâtral dessine cetteenceinte dans laquelle le regard peut se déployer,dans l’entre-deux ainsi spatialisé de la scène et du« parterre ». Qu’on y pense : c’est depuis le parterreque la scène ek-siste.

Celui-ci revient à une mise en jeu. Freud rappelledans son essai fondateur cette métaphore du « jeu »(Spiel) 3. Disons-le : Freud prend la question de l’ef-fet inconscient du théâtre d’abord depuis le parterre,soit la salle du rez-de-chaussée. C’est bien depuis lespectateur que Freud aborde la « création », quitte àréinterroger l’autre face de l’opération fantasmatique,soit les ressorts inconscients du « créateur litté-raire 4 ».

Prenons-en l’indice et le symbole dans unrappel : c’est sous le signe de la référence théâtraleque Freud introduit l’idée maîtresse de l’œdipe. Le« complexe » éponyme est le nom d’une situationidentifiée, à la fois confusément et efficacement, parun spectateur (Zuschauer) de théâtre.

AFFECT ŒDIPIEN ET MISE EN SCÈNE DUREFOULEMENT : LA « TRAGÉDIE DE DESTIN »Tout part en effet dans l’évocation freudienne –

avant même que ne se soit formulé un « complexe »d’Œdipe 5, ou plutôt du même mouvement – de lapièce éponyme de Sophocle, Œdipe roi, que Freudcaractérise comme « tragédie de destin »(Schicksaltragödie) 6. Quoique bien conscient desdifférences de formes théâtrales vues depuis l’histoire

du théâtre, Freud veut mettre en évidence ce qui faitque cette histoire-là sait « émouvoir » (erchüttern), enson synopsis, pas moins « l’homme moderne » que« les Grecs contemporains ». Il doit bien y avoir « unevoix en notre intérieur », prête à reconnaître dans ledestin du héros quelque chose d’étrangement fami-lier. Si cette voix parle et agit de tout temps, c’estbien néanmoins les névrosés modernes que noussommes qu’il vise électivement. La « nervositémoderne » se dote ainsi de son organe théâtral.

Freud l’avait formulé dans une lettre historique àFliess dont le chapitre de la Traumdeutung semble ledécalque : « La légende grecque a saisi une compul-sion que tous reconnaissent parce que tous l’ontressentie. » Autrement dit : « Chaque auditeur fut unjour, en germe, en imagination, un Œdipe et s’épou-vante devant la réalisation de son rêve transposé dansla réalité, il frémit de tout le montant du refoulementqui sépare son état infantile de son état actuel 7. »

Ce passage si célèbre peut être relu du point devue du théâtre en son affinité inconsciente : que doitêtre le thème œdipien pour posséder un tel ressortdramatique ? Que doit être le théâtre pour porter àl’expression un tel émoi ? Loin de se réduire à uneréférence littéraire en quelque manière décorative, laréférence au théâtre tragique vient porter à l’expres-sion l’intimité de la chose inconsciente en sa texturesubjective.

Tout part de l’auditeur-spectateur de théâtre. La« terreur » et la « pitié », ces deux ressorts de l’affectthéâtral homologués depuis l’art poétique aristotéli-cien, trouvent leur signification concrète autant quesecrète dans l’affect œdipien. Entendons que le sujetse trouve fortement affecté, voire commotionné, parcette histoire -là, en sa mise en scène, par le rappel,dans les coulisses de son inconscient, d’une autre

3. S. Freud,L’écrivain et le

fantasmer, G. W.Fischer Verlag,cité désormaisd’après notretracution, VII,

214.4. P.-L. Assoun,

Littérature etpsychanalyse,

op. cit.5. P.-L. Assoun,

Psychanalyse,PUF, 1997,

p. 217-223.6. S. Freud,

L’interprétation durêve, ch. V,

G. W. II-III, 268.7. Lettre de Freud

à Fliess du 15octobre 1897,

dans Lanaissance de la

psychanalyse,PUF, p. 198.

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histoire, « personnelle » : de tua fabula agitur – loi quise vérifie dans la « grande histoire » et la subjectivitéhistorique 8. La formule de Freud contient uneesquisse métapsychologique de l’affect fondamentaldu théâtre, au moins en sa version tragique : le« montant d’affect » – entendons l’intensité théâtrale– est proportionnel à l’intensité du refoulement.

L’ENTRE-DEUX SCÈNES

Il s’agit donc d’un affect très particulier, distinctde toute « émotion » commune – en quoi la scène dethéâtre sépare par une enclave de la réalité : il s’agiten effet de ce sentiment du refoulé par lequel le sujetaccuse réception d’une réminiscence dramatique-ment réactualisée.

Il convient de le garder à l’esprit : le spectateurde théâtre se trouve foncièrement capté dans unemémoire. Souvenir en acte : « Cette histoire merappelle quelque chose », souffle une voix au specta-teur. L’œdipe est bien en ce sens le « souffleur » del’action théâtrale. Une scène en rappelle une autre. Ily a moins sous-entendu à déchiffrer « psychologi-quement » qu’entre-deux scènes dont la psychanalyselivre la clé dramaturgique.

D’où l’importance du facteur temporel : l’affectthéâtral est l’effet de retour, dans le présent même duspectacle, du refoulement d’origine. Il est donc d’au-tant plus intense dans l’actuel que le refoulement futintense dans le passé. C’est une sorte de mesureactive du refoulement, « en direct ».

Tout cela permet de relire la fameuse unité d’ac-tion, de lieu et de temps de la théâtralité classique.

On comprend en quoi il est légitime de parler de« drame œdipien ». Drôle de drame, assurément, qui

« inspire » la rencontre entre le dramaturge et sondestinataire. L’inconscient trouve son ressort du déve-loppement dramatique d’un noyau tragique. D’une part,le sujet « se cabre » (sich sträubt) – expression favoritede Freud – contre le « destin » qui lui est fait ; del’autre, il convient de placer le point aveugle du spec-tacle dramatique dans l’œil du fantasme. C’est en effetle fantasme qui agit dans l’effet du théâtre sur le sujet.

L’ANGOISSE HAMLÉTIENNE : LEPREMIER « DRAME MODERNE »

Ce sentiment de l’altérité intime, ce n’est autreque l’angoisse 9. De Sophocle à Shakespeare,d’Œdipe à Hamlet, l’affect théâtral prend pourtantun virage décisif.

Pour être structural, le thème n’est pas intan-gible : à preuve la réécriture hamlétienne qui solliciteFreud sur tout un trajet que nous avons reconstituéailleurs 10. Hamlet est présenté par Freud comme « lepremier des ces drames modernes », drame propre-ment « psychologique » qui, dans la genèse freu-dienne du genre théâtral, remplace « le dramereligieux », « le drame de caractères » et « le dramesocial 11 ». Celui qu’il appellera plus tard « le névrosémondialement célèbre » et qui, confirmera-t-il en1925, marque le passage de la « tragédie de destin »à la « tragédie de caractère 12 » exhibe la naissance del’être névrosé sur scène : « Le thème mis en œuvremontre comment un homme jusque-là normal setransforme, de par la nature particulière de la tâche àlui impartie, en névrosé, chez qui une motionjusque-là heureusement refoulée cherche à se mettreen valeur 13 » : bref, celui qui n’est pas « psycho-pathe » au départ… le devient au cours de l’action.

8. P.-L. Assoun,Marx et larépétitionhistorique, 2e éd.Quadrige, 9. P.-L. Assoun,Leçonspsychanalytiquessur l’angoisse,Anthropos-Économica,3e éd., 2005.10. P.-L. Assoun,Littérature etpsychanalyse, ch.VIII, B, « Hamletou la modernitéœdipienne »,p. 89-91. 11. S. Freud,« Personnagespsychopathiquesà la scène »,dans Résultats,idées etproblèmes,Pressesuniversitaires deFrance, p. 126.12. S. Freud, Sur lapsychothérapie,G. W. V, 18 ;Autoprésentation,ch. VI, G.W.,t. XIV, 89.13. S. Freud,Personnagespsychopathiquesà la scène, op.cit., p. 127.

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On comprend la leçon freudienne du dramehamlétien : c’est le moment où l’héroïsme quitravaille la dramaturgie depuis l’origine s’intériorisedans la subjectivité névrotique, dans et par l’extério-risation théâtrale. Il montre le « drame psychopatho-logique », dont le ressort est le conflit non plus entredeux motions à peu près également conscientes »,mais « celui d’une motion consciente et d’unemotion refoulée ».

En cette version moderne du drame, le combat sedéroule « dans la vie psychique du héros elle-même », comme combat générateur de souffrance,entre différentes motions 14. Le tragique se trouveradicalisé par cela même qu’il est « immanentisé »,voire « laïcisé ». Du coup, il ne s’agit plus d’unetragédie du destin, mais d’un drame du désir où le« destin » a pris la forme de l’interdit en son imma-nence, ce qui ouvre sa dimension inconsciente 15.

Le « complexe d’Hamlet » pourrait bien signerl’entrée de l’inconscient dans la subjectivité théâtralemoderne. Drame du sujet, acteur de son propredrame, pris entre la nécessité de son désir et saperplexité. Hamlet n’est pas seulement hésitant : ilpeut tout, sauf cela, exécuter sur l’autre les repré-sailles face à son propre acte impossible – d’inceste etde parricide. Forme dramatiquement « réflexive » del’œdipe. Freud a entrevu le principe de la formidablepuissance théâtrale de la créature hamlétienne : soit lerecul devant l’acte qui libère une formidable énergierévélatrice de l’acte théâtral même.

LA NÉVROSE THÉÂTRALE

Du coup, la position du spectateur se modifie : lenévrosé est en quelque sorte par définition épris de

drames, il veut qu’on lui raconte, mieux, qu’on luimontre une histoire, projection aliénée et jouissantede sa propre histoire, réfractée par le fantasme donton sait qu’il est en soi une scénographie. Goût qu’iltransportera jusque dans l’analyse où il trahira unejouissance de l’autoportrait dramatique : voulant« agir ses passions 16 », il goûtera l’histoire de sonpropre drame – levier du transfert auquel il faut aussisavoir résister car sa passion de la fiction « roma-nesque », qui contribue à l’inscrire dans son histoire,participe simultanément du ratage névrotique d’as-somption du désir réel, de son « escapisme » ou goûtde l’évasion.

Freud souligne le caractère quelque peu misé-rable du spectateur du drame moderne, l’aspect« mesquin » de sa condition. Le portrait brossé duspectateur n’est pas très glorieux : « Le spectateur vittrès peu de choses, il se sent comme un “misérable àqui rien de grand ne peut arriver”, il a dû depuislongtemps étouffer, mieux, déplacer son ambitiond’être en tant que moi au centre des rouages de l’uni-vers 17. »

Chez Freud, il y a au fond des névrosés partout,sur la scène comme dans le parterre. Mais ce qui sejoue, sous forme mêlée de sublimation et de jouis-sance, c’est bien le drame du refoulement et de larésistance. Soit le refoulé « sous les feux de la rampe ».

Tandis que la névrose est un texte tout constitué– que l’analyse va tenter de réouvrir –, le propre dela névrose sur (en) scène est d’être en train de sejouer : « Ce serait la tâche du dramaturge de nousplonger dans la même maladie, ce qui se réalise aumieux quand nous suivons l’évolution avec lui 18. »Son mode syntaxique est celui du « gérondif » ou du« participe présent ».

14. Ibid., p. 126.15. P.-L. Assoun,

Le préjudice etl’idéal, p. 66-

110 et « Lesymptôme

comme destin :Anankè

inconsciente etTuchè réelle ».

16. S. Freud, Surla dynamique dutransfert, G.W.X,

374. 17. Op. cit.,

p. 124.18. Personnagespsychopathiques

à la scène, op.cit., p. 128.

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LA REPRÉSENTATION THÉÂTRALE OU L’ART DE « L’ALLUSION »

Il est temps de fonder l’expression « représenta-tion théâtrale ». C’est bien de représentation(Vorstellung) qu’il s’agit.

Celui qui se trouve placé dans la salle de théâtrese trouve bien confronté à une re-présentation.Quelque chose – une séquence d’actes – est« présenté », qui « se donnant à voir », confronte lesujet à sa propre division. Division du regard qui enmême temps contient une allusion (Anspielung)poignante à une signification qu’il voit mise en scènede lui-même, par le truchement de l’action théâtralesoutenue par le corps de l’acteur.

Au-delà de la naïve conception d’un spectateurs’identifiant psychologiquement aux personnagesqu’il voit se déployer sur la scène, il s’agit, bien plusradicalement, d’une mise en acte de l’identificationmême. Là encore, la langue a du nez, puisqu’elleinscrit le « jeu » (Spiel) dans l’Anspielung (allusion).Le théâtre « joue avec » l’inconscient.

De l’Hamlet shakespearien à la Rebecca ibsé-nienne en passant par Richard III 19, Freud a déchif-fré, voire « déjoué » le message inconscient inscritdans la situation théâtrale. Plutôt qu’interpréter, il adécodé le synopsis de l’histoire depuis la scèneinconsciente et son « code ». Ce que le dramaturge amis en acte et qui trouve sa puissance à agir sur lespectateur à l’insu de l’un et de l’autre – ce qui faitla force de la séance théâtrale.

C’est « un art économique délicat de l’écrivain,note Freud, qu’il ne fait pas exprimer à haute voix etsans reste (laut und restlos) à son héros tous lessecrets et motivations 20 »… Autrement dit la figurethéâtrale est le « porte-voix » de motions qui ne se

disent qu’à mots couverts, quoique des plus précis.(C’est la différence entre le véritable écrivain, Dichteret le Stümper – celui qui met les points sur les i etimpose ses thèses avec une transparence triviale, brefle « bousilleur » débiteur de ce produit courant quel’on appelle « navet ».) C’est ce « reste » que vientcomplémenter l’inconscient du spectateur du chef-d’œuvre théâtral : « Par là même il nous oblige à lescompléter, occupe notre activité spirituelle », tout ennarcotisant l’attitude critique – jouissance identifica-toire oblige…

Cela situe l’analyste face à la chose littéraire etplus spécifiquement théâtrale : il s’agit d’un spectateurlittéralement « éclairé », dont le sens critique n’est pasparalysé jusqu’au bout par l’effet théâtral, mais quisaisit la puissance de l’effet inconscient. On sait queFreud avoue, dans son essai sur le « Moïse » de MichelAnge, ne pouvoir jouir lui-même que des arts qui luipermettent de s’apercevoir de l’effet produit.

THÉÂTRE ET IDENTIFICATION,THÉÂTRE DES IDENTIFICATIONS

Hamlet nous donne la mesure de ces « figures »,créations issues de l’« inconscient » de leur créateur.Freud les caractérise comme les « formes » que « lesgrands écrivains ont créées à partir de la plénitude deleur connaissance des âmes 21 ».

Le petit texte sur « Personnages psychopathiquesà la scène » – le titre parle plutôt de « personnes »(Psychopathische Personen auf der Bühne) – vaut commeune « Esquisse de psychologie théâtrale » (pour para-phraser l’autre Entwurf). C’est à la lueur des considé-rations fondamentales précédentes qu’on peutapprécier la portée de ce qui est de fait la seule contri-

19. Quelquestypes decaractères tirésdu travailanalytique, I, G.W.X.20. Op. cit., G. W. X, 369.21. Op. cit., G. W. X, 373.

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bution spécifique de l’œuvre freudienne sur la chosethéâtrale. Sauf à remarquer que ce texte, resté à l’étatde manuscrit du vivant de Freud, a fait l’objet d’unétrange symptôme : Freud aurait carrément oubliéqu’il avait écrit ce texte – « Freud, affirme Jones, neparla jamais de cet article et en oublia même l’exis-tence 22 » –, qui ne parut qu’après sa mort 23 à l’ini-tiative de celui à qui il avait été donné, Max Graf, lepère de ce petit Hans qui devait lui-même devenir undramaturge musical, metteur en scène d’opéra 24.

Jones n’a pas tort de dire que ce texte« contient… en ses six pages un nombre considé-rable d’idées profondes » qui eussent mérité d’« êtreplus largement développées ». Cette « psychopatho-logie du théâtre » mérite d’être située dans cette pers-pective.

Vers 1905-1906, entre l’essai sur « le mot d’es-prit » et l’essai sur la création littéraire, le momentsemble venu de situer l’effet inconscient du théâtre.Le texte s’ouvre d’ailleurs en référence à l’écono-mique des formations inconscientes, en sorte qu’iln’est pas inexact de le considérer comme un frag-ment détaché et complémentaire de l’essai sur Lemot d’esprit dans ses relations à l’inconscient.

Ce texte porte à proprement parler sur les« caractères » et les identifications. Il faut remarquerque cette notion de « caractère » est récurrente dansl’appréhension freudienne du théâtre. C’est dans cetexte pionnier qu’il pose la base de cette notion.Quand une décennie plus tard il évoquera « les typesde caractères » tirés du travail analytique, ce sont desfigures théâtrales qui viendront logiquement en illus-tration. C’est en ce plan que l’on trouve la « caracté-rologie freudienne ».

Le « caractère » rend possible le travail de l’iden-tification. Il faut comprendre qu’au-delà de l’applica-

tion du concept d’identification à la conjoncturethéâtrale, l’identification, ressort théâtral, vient sematérialiser en un théâtre des identifications. Le grand« caractère » vient incarner sur scène un supportd’identification transférentielle.

L’opération inconsciente sous-jacente à l’effetthéâtral suppose, outre l’émergence de la névrose encours d’action, qu’elle rencontre l’état du refoule-ment chez le spectateur et que la motion refouléetrouve son expression au moyen de « l’attentiondétournée » du spectateur. Freud y voit une loi si effi-ciente qu’il se fait critique dramatique pour diagnos-tiquer l’échec d’un dramaturge contemporain, Bahr,qui, dans sa pièce, L’autre (1905), contrevient à cesexigences. Faire violence au réel inconscient, c’estdonc à ses yeux s’exposer à l’échec théâtral, donc àmanquer sa cible.

L’illusion théâtrale est connectée par Freud à lamisère de la jouissance : notre spectateur « sait qu’iln’a qu’une vie et que peut-être il succombera dansun tel combat contre les résistances. Aussi sa jouis-sance suppose-t-elle l’illusion, c’est-à-dire l’adoucis-sement de la souffrance 25 ». Sa puissance pardélégation lui permet de « jouir de lui-même en tantque “grand” ». D’où les bienfaits de cette illusionpromise à un bel avenir, car « les acteurs-poètes duthéâtre… lui permettent l’identification avec unhéros ».

Freud souligne la prévalence du genre drama-tique, à côté du « lyrisme » et de l’épopée, dans lamesure où « il doit descendre plus profondémentdans les possibilités affectives, qui donne la forme dela jouissance même aux attentes funestes ». Le spec-tateur jouit dans (de) l’attente de la catastrophe dontémerge la subjectivité héroïque.

22. E. Jones, La vieet l’œuvre de

Sigmund Freud,t. II, p. 359.

23. Publié à titreposthume en

anglais en 1942dans Psychoanalytic

Quaterly II, 4, laversion allemande

n’en est paruequ’en 1962.

Traductionfrançaise dans

Résultats, idées,problèmes, t. I, PUF,1984, p. 123-129.

24. P.-L. Assoun,Leçons

psychanalytiquessur les phobies,

Anthropos-Économica, 2e éd.,

2005, p. 85.25. « Personnagespsychopathiques àla scène », op. cit.,

p. 124.

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LE PERDANT GLORIEUX : DU MASOCHISME AU PRÉJUDICE

Qu’on ne s’y trompe pas, ce héros prend unpathos masochiste : « Il présente par là le héros aucombat éprouvant bien plutôt une satisfaction maso-chiste dans la défaite. » C’est dans la tragédie queculmine l’opération, dans la mesure où là la souf-france y devient réalité. C’est donc bien un fantasmenarcissique masochiste qui serait en jeu dans l’effetthéâtral ou, plus proprement, la mise en acte du fondmasochiste du fantasme, qui, comme l’apprend unemétapsychologie du masochisme, suppose bien untraitement narcissique 26. Ce n’est pas un hasard si lajouissance masochiste perverse comporte cette miseen place d’un petit théâtre de la cruauté. En miroir,la mise en scène théâtrale trahit un ressort maso-chiste – ce qui s’avoue dans le Trauerspiel baroque.La jouissance culmine paradoxalement dans ladéfaite héroïsée où « sa majesté le moi » vient sur ledevant de la scène, comme déchet sacralisé del’Autre.

C’est ce qui spécifie cette notion de « naturepathologique » ou de « personne psychopathique ».Au-delà du sens psychopathologique, le caractère de« déformation de caractère » (Charakterverbildung)vient signer la figure de monstruosité significative quidistingue l’effet théâtral. La fonction d’« exception »(Ausnahme) prend ici tout son sens. Freud situe lafigure théâtrale du côté de l’« exceptionnel » et du« caractériel », bref du « défiguré ».

Cette Missgestalt pourrait bien culminer dans lehéros du préjudice dont Richard III fournit l’em-blème – complexe de préjudice dont nous avonsmontré ailleurs la portée 27. Ce héros noir de la diffor-mité et du crime bénéficie, détecte Freud, d’une

sympathie diffuse du spectateur qui opère un rappro-chement avec son propre sentiment de préjudice etde revendication d’une indemnisation symbolique :« Richard est l’agrandissement gigantesque de cecôté que nous trouvons aussi en nous. Nous croyonsavoir toute raison de nous mettre en colère contre lanature et le destin à cause du désavantagementcongénital et infantile, nous exigeons tout dédom-magement pour des vexations précoces de notrenarcissisme, de notre amour de soi 28. »

Cela confirme le rôle de la « souffrance » en sadimension « morale » : alors que la souffranceproprement physique est difficilement tolérable surscène, sa version morale s’y épanouit en sorte que lespectateur trouve moyen de jouir de la souffrance –ce qui pointe le registre théâtral de la sublimation.

RÊVE DE THÉÂTRE, THÉÂTRE DU RÊVE

Cela permet de comprendre l’affinité de la miseen scène théâtrale avec les formations inconscientes,à commencer par le rêve et le fantasme.

Aller au théâtre (Ins-Theater-Gehen), la visite duthéâtre (Theaterbesuch) révèle, dans le symbolismeonirique, la signification de se marier 29.

Le thème de la rêveuse est le croisement qu’ellefait entre son propre mariage et l’annonce des fian-çailles d’une amie. Or, la voilà qui se voit au théâtreavec son mari, apprenant que son amie n’a pu venirpour d’obscures raisons de tarif. Ce jour-là, le théâtrene fait pas le plein, puisqu’elle remarque que leParkett est dépeuplé.

La traduction est : « Je peux aller au théâtre etvoir (ansehen) tout ce qui est interdit (alles Verbotene)

26. P.-L. Assoun,Leçonspsychanalytiquessur lemasochismeAnthropos-Économica,2003, p. 28.27. P.-L. Assoun,Le préjudice etl’idéal. Pour uneclinique socialedu trauma,Anthropos-Économica,1999.28. Quelquestypes decaractères tirésdu travailanalytique, op.cit., 369. 29. Leçonsd’introduction àla psychanalyse,XIVe, G. W. XI,226.

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et tu ne le peux pas ; je suis mariée et toi, tu doisattendre 30. »

Le théâtre lui-même apparaît comme mettant enscène un symbolisme. Ainsi du « baiser » de théâtrequi est admis dans la représentation sur scène(Bühnendarstellung) comme allusion atténuée à l’actesexuel 31. Le baiser de théâtre figure bien cette puis-sance de métaphorisation et de suppléance de l’acte(proprement sexuel).

On trouve même allégué un acte manqué surscène : telle cette actrice de renom, Eleonara Duse, àqui il survient un étrange incident, pendant unescène d’un « drame de divorce » : au moment des’éloigner de son mari et de se tourner vers le séduc-teur, se met, dans l’intervalle où elle se retrouve seuleà jour avec son anneau, signe que la place est librepour le nouvel amour 32. Freud y voit la preuve de laprofondeur de l’investissement de son rôle !L’hystérique confirme son profond « enrôlement ».Elle s’est si bien identifiée à la femme en état derupture et d’énamoration qu’elle produit l’actemanqué idoine à l’inconscient de son modèle. Onsavait qu’il fallait une scène sociale à l’acte manqué :on apprend ici qu’il peut surgir sur la scène dethéâtre, sous le regard du spectateur !

L’ACTE THÉÂTRAL OU « LA PREMIÈRE FOIS »

Mais précisément, au théâtre, les rêves et lesfantasmes « percent l’écran » ou « brûlent lesplanches ». Le caractère foncièrement « acté » duthéâtre se vérifie à une caractéristique que Freudrelève à l’occasion de sa grande mise à jour sur la

fonction de répétition : « Une représentation théâ-trale n’atteindra jamais plus la seconde fois l’impres-sion qu’elle a laissée la première fois 33. »

L’unicité de l’effet théâtral se trouve donc allégué,juste après celui, plus évident encore, du « mot d’es-prit », qui perd de son effet et devient wirkungslos(sans action) dès lors qu’on le connaît déjà. C’est lacrainte du raconteur d’histoire (« est-ce que vous laconnaissez ? »). On notera le rapprochement, unefois de plus, entre l’effet théâtral et celui du Witz.L’exemple du théâtre semble sur ce point moinspatent : après tout, ne peut-on être fasciné par unepièce de théâtre au point d’avoir envie de la revoir, àla façon d’un livre que l’on relit ? Mais à bien y réflé-chir, Freud souligne à juste titre cette caractéristiquedu théâtre de l’effet choc de la « première fois ». La« représentation » théâtrale agit sur son spectateurcomme « une première fois » et comme si c’était ladernière, ce qui l’articule au désir et à la mort. Au-delà du remake, toute séance théâtrale est unepremière fois. C’est le genre de l’unicité événemen-tielle, agissant séance tenante.

Cela rend d’autant plus poignant l’affect du spec-tateur œdipien : lui reconnaît ici et maintenant, dansl’absolu du présent, un sentiment des plus ancien.Retour sur la scène en direct d’un affect pré-histo-rique. Ce sentiment de « déjà vu » articule étroite-ment l’acte théâtral au travail du fantasme. Dansl’acte théâtral, le sentiment intense d’actualité se lieà la conflagration en retour du passé. L’étonnant estce couplage intime de la répétitivité et de l’actualité.Point commun avec le transfert, ce ressort dramatur-gique de la scène analytique : untoward event, événe-ment chroniquement in-attendu, de l’ordre de la« rencontre 34 » pure.

30. Ibid., p. 231.31. Leçons

d’introduction à lapsychanalyse,

XXIe, G. W. XI,333.

32. Psychopatho-logie de la vie

quotidienne, G. W. IV, 227.33. Au-delà du

principe deplaisir, ch. V,

G. W. XIII, 37.34. P.-L. Assoun,

Leçonspsychanalytiques

sur le transfert,Anthropos-

Économica,2006, p. 9.

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LE THÉÂTRE À L’ÉPREUVE DE LA MÉTAPSYCHOLOGIE

Il convient donc d’esquisser un portrait métapsy-chologique de l’événement théâtral dont il se confirmequ’il se déchiffre depuis le parterre, entendons depuisle spectateur (Zuschauer), avant de dégager les condi-tions de l’opération dont le dramaturge est le sujet etl’acteur l’instrument. Celle-ci prend place dans une« esthétique économiquement orientée ».

La dimension économique est prévalente : « Ilfaut alors mentionner en premier lieu le déchaîne-ment des affects », note-t-il dès 1905 35, en souli-gnant l’importance du « plaisir préliminaire ».

Il « n’épargne pas [au spectateur] les impressionsles plus douloureuses, par exemple dans la tragé-die », ce qui « pourtant peut être éprouvé par luicomme une haute jouissance » (als hoher Genuss 36).Cela confirme que, « sous la domination du principede plaisir », il existe des voies et moyens pour fairedu déplaisant (Unlustvolle) un « objet du souvenir etd’élaboration psychique ».

Cela suppose une régression, qui en fournit laconnotation infantile : « Le fait pour l’adulte de parti-ciper par le regard au jeu du théâtre a la même fonc-tion que le jeu pour l’enfant. »

On l’a vu, le centre de l’effet théâtral est le refou-lement et son effet. Une remarque est là essentielle :« Ce n’est qu’au névrosé que la mise à nu et la recon-naissance en quelque sorte consciente de la motionrefoulée peuvent procurer du plaisir au lieu d’unesimple aversion ; chez le non-névrosé elles se heur-tent à cette simple aversion 37. » Freud suggère pour-quoi le névrosé est si « bon public ». Tout le mondea affaire au refoulé, mais le névrosé, lui, est dans unrapport au refoulement labile : c’est parce qu’il est

« labile » et « sur le point d’échouer », qu’il « néces-site une nouvelle dépense ». C’est pourquoi il estplus ou moins secrètement friand de ces drames quelui procure le dramaturge : « Chez lui uniquement alieu un tel combat, qui peut être l’objet du drame,mais chez lui aussi le dramaturge ne fera pas naîtreseulement une jouissance de libération, mais ausside la résistance. »

Traduisons : c’est comme si notre névrosé s’ap-propriait le drame comme une affaire personnelle. Enquoi il est « bon public ». Il étaie son propre drameinterne sur le combat qui lui est proposé. C’est cequi rend compte de la vraie dimension de l’identifi-cation au héros 38.

Reste la « topique » : où – entendons dansquelles instances psychiques – l’effet théâtral se joue-t-il ?

On peut spécifier à la lueur des éléments précé-dents le drame intrapsychique. Ce combat où lapulsion et ses revendications se heurtent à celles del’interdit place le moi « cabré » dans cette positiontragi-comique d’entre-deux : entre le ça et le surmoi.Ce que l’on peut déchiffrer comme la position duhéros tragique… ou de l’auguste de cirque 39 !

DU HÉROS À LA PASSION : LE PATER EX MACHINA

À l’arrière, et comme « toile de fond » – au sensdu décor théâtral – de la comédie du névrosémoderne « théâtrophile » –, se dessine la tragédie destemps originaires (Urzeiten). C’est en remontant à lascène originaire du lien social, le meurtre du père 40,que Freud avance le plus audacieux de sa théorie del’acte théâtral.

35. Personnagespsychopathiquesà la scène, op.cit., p. 123.36. Au-delà duprincipe deplaisir, ch. II, G. W. XIII, 15.37. Ibid., p. 127.38. Ibid., p. 124.39. P.-L. Assoun,Leçonspsychanalytiquessur l’angoisse,op. cit., p. 38.40. P.-L. Assoun,Freud et lessciences sociales,Armand Colin,Cursus, 1993,p. 58-60.

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La dualité du héros tragique et du chœur, qui faitla trame du dispositif tragique originaire, se déchiffreà la lueur de la culpabilité originaire. Pourquoi lehéros de la tragédie doit-il souffrir et porter sa faute« tragique 41 » ? C’est « le héros de cette grande tragé-die des temps originaires 42 ».

« La scène sur la scène (die Szene auf der Bühne)est dérivée de la scène historique. » Le héros tragiqueest fait rédempteur du chœur.

Il est remarquable que Freud situe la Passion duChrist du Moyen Âge en reprise de cette idée réaffir-mée de Totem et Tabou à L’homme Moïse et la religionmonothéiste : « Il est à peine sujet de doute que lehéros et le chœur dans le drame grec représentent cehéros rebelle lui-même et la bande de frères et il n’estpas sans importance qu’au Moyen Âge il recom-mence à neuf par la représentation de l’histoire de laPassion 43. » À l’horizon de tous les scripts drama-turgiques, c’est donc l’antagonisme filial que l’ontrouve. Le héros trouve son exploit dans l’affronte-ment de la figure du Père, drame originaire. L’Urvaterest le véritable deus ex machina de tout drame, ce quien fait le fond « mythologique ».

LE TRANSFERT : DE LA SCÈNE AU « HORS-SCÈNE »

Cela permet de revenir à la scène de la cure analy-tique. Là en effet, le passé fait retour, avec une inten-sité dramatique. C’est non fortuitement unemétaphore théâtrale qui introduit la présentation del’amour de transfert. Il s’agit d’un événement drama-tique. De quoi s’agit-il ? L’analyse suit son chemin,sur sa scène propre – occupée par les deux« acteurs » que sont l’analyste et l’analysant –, et

voici qu’éclate l’amour : « Il y a un changement totalde la scène (Wechsel der Szene), comme si une comé-die (Spiel) était interrompue par une réalité(Wirklichkeit) faisant soudain irruption, un peucomme quand s’élève une alerte au feu (Feuerlärm =bruit ou signal d’alarme au feu) pendant une repré-sentation théâtrale 44. »

On notera que la scène de théâtre est bien assi-milée, dans la métaphore ainsi tissée, à l’analyse.L’amour de transfert, malgré son caractère puissam-ment « théâtral », ainsi que le comporte sa compo-sante hystérique, est situé du côté du hors-scène.L’alerte au feu marque une sortie de la scène (Bühne)analytique en même temps que sa délocalisation surl’autre scène, celle de l’amour. La comédie del’amour de transfert s’inaugure par un finita lacommedia ! Cet amour, destiné par ailleurs à paralyserl’action analytique 45, se présente comme une sortiede la « fiction » analytique. Il est plus juste de direque l’on change de jeu.

Cela vaut aussi pour ces figures caractérielles queFreud présente comme faisant obstruction à l’analyseen arguant d’un « préjudice » originaire : cette frac-ture du « caractère » et du « symptôme » constitue larencontre au cœur de l’analyse de ces figures théâ-tralisant le malaise de la culture ambiant 46.

Freud résiste au reste à la tendance « théâtraliste »des formes de « pousse-à-l’acte » hystérisées et hysté-risantes dont Ferenzci est l’initiateur passionné.Chercher à provoquer le transfert, cela semble du« mauvais théâtre » pour Freud, qui contre latendance quelque peu thaumaturgique au mélo-drame, rappelle qu’agir est un moyen de ne pas sesouvenir. Reste que ce « au lieu de » est aussi l’espaced’un acte : agir advient au lieu même de se souvenir –

41. Totem ettabou, IV, §7.

42. Ibid., G. W. IX, 188.

43. L’hommeMoïse et la

religionmonothéiste, III,

1re partie, D, XVI,193.

44. Remarquessur l’amour de

transfert, G.W.X,310.

45. P.-L. Assoun,Leçons

psychanalytiquessur Le transfert,

p. 54 sq, op. cit.46. « Les

exceptions » inQuelques typesde caractères àpartir du travail

analytique, op. cit.

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ce qui constitue aussi la définition la plus juste et laplus dépouillée de l’événement théâtral.

Il reconnaît bien que « le patient veut agir sespassions », ce qui semble paraphraser ce qu’il disaitdu spectateur dans son essai théâtral, soit que celui-ci « veut sentir, agir, tout modeler selon son désir,bref être un héros 47 ». L’analyse est bien l’occasionirremplaçable de rencontrer le noyau de la réalitétragique de son désir, soit à préciser qu’il s’agit bienà un moment donné de sortir de son théâtre, quecelui-ci fasse relâche afin que le spectateur de sa vieprenne goût de marcher sur la terre ferme de son

désir réel, ayant fait chuter la jouissance coûteuse decette identification théâtralisée.

Est-ce un hasard si Freud sollicitera un vaudevil-liste – Nestroy – pour exprimer le dénouement del’analyse ? « Avec le temps, tout deviendra clair » :c’est à prononcer avec le ton ironique qui convient auvaudeville. Plus l’affaire est compliquée, plus le« valet » de l’histoire (en fait le serrurier !) 48 impavidediagnostique que tout cela deviendra clair. Questionde temps… De la tragédie en son motif œdipien àl’imbroglio vaudevillesque, se noue le destin théâtraldu désir inconscient. Là même où le sujet en spec-tacle était, le sujet de désir peut advenir…

47. Personnagespsychopathiquesà la scène,p. 124.48. Constructionsdans l’analyse,sct. II, G.W. XVI,52.

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