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- 1 - Combettes, François, Noyau & Vet, Introduction à l’étude des aspects dans le discours narratif, VERBUM 1993/4 Introduction à l'étude des aspects dans le discours narratif Bernard COMBETTES, Colette NOYAU Université de Nancy II Université de PAris X Jacques FRANCOIS Co VET Université de Nancy II Université de Groningen Paru dans Verbum, 1993 / 4, pp. 5-48. 1. LE TEMPS REFERENTIEL SELON H. REICHENBACH 1 Toutes les analyses de l'articulation temporelle et aspectuelle des séquences narratives que nous présenterons ici se fondent sur la notion de temps référentiel élaborée par H. Reichenbach au §51. «The tenses of verbs» des Elements of symbolic logic (1966) et sur les thèses suivantes proposées par Reichenbach 2 : a) Le temps auquel peuvent s'appliquer les opérations de repérage est concevable comme une ligne subdivisée en une partie antérieure et une partie postérieure au moment d'élocution ("point of speech" = S). b) En dehors du moment d'élocution et du moment de l'événement désigné ("point of the event" = E), il faut introduire dans le description un moment-repère ("point of reference" = R) que Taylor (1977:203) définit exactement comme "the temporal standpoint from which the speaker invites his audience to consider the occurrence of the event (or the obtaining of the state)". c) Il n'y a pas de relation directe entre le moment d'élocution et le moment de l'événement, car le moment-repère sert d'intermédiaire. On peut éventuellement qualifier la relation Rel 1 (R,S) de temporelle et la relation Rel 2 (E,R) d'aspectuelle bien que Reichenbach ne parle pas d'aspect. d) Reichenbach envisage trois valeurs pour Rel 1 et pour Rel 2 : coïncidence, antériorité et postériorité, ce qui constitue un système temporel universel à 9 classes. Reichenbach emploie les désignations past , present et future pour les trois valeurs de la relation temporelle Rel 1 (R,S) et les qualificatifs simple , posterior et anterior pour les trois valeurs de la relation aspectuelle Rel 2 (E,R). Rel 1 (R,S) Rel 2 (E,R) past : R - S anterior : E - R present : R,S simple : E,R future : S - R posterior : R - E 1 Les §§ 1, 2.3 et 4 ont été pris en charge par J. François, le §2.1. par C. Vet, le §2.2 par C. Noyau et le § 3. par B. Combettes. 2 cf. François 1981:276qq.

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Combettes, François, Noyau & Vet, Introduction à l’étude des aspects dans le discours narratif, VERBUM 1993/4

Introduction à l'étude des aspects dans le discours narratif

Bernard COMBETTES, Colette NOYAU Université de Nancy II Université de PAris X

Jacques FRANCOIS Co VET Université de Nancy II Université de Groningen

Paru dans Verbum, 1993 / 4, pp. 5-48.

1. LE TEMPS REFERENTIEL SELON H. REICHENBACH1

Toutes les analyses de l'articulation temporelle et aspectuelle des séquences narratives que nous présenterons ici se fondent sur la notion de temps référentiel élaborée par H. Reichenbach au §51. «The tenses of verbs» des Elements of symbolic logic (1966) et sur les thèses suivantes proposées par Reichenbach2 : a) Le temps auquel peuvent s'appliquer les opérations de repérage est concevable comme une ligne subdivisée en une partie antérieure et une partie postérieure au moment d'élocution ("point of speech" = S). b) En dehors du moment d'élocution et du moment de l'événement désigné ("point of the event" = E), il faut introduire dans le description un moment-repère ("point of reference" = R) que Taylor (1977:203) définit exactement comme "the temporal standpoint from which the speaker invites his audience to consider the occurrence of the event (or the obtaining of the state)". c) Il n'y a pas de relation directe entre le moment d'élocution et le moment de l'événement, car le moment-repère sert d'intermédiaire. On peut éventuellement qualifier la relation Rel1(R,S) de temporelle et la relation Rel2(E,R) d'aspectuelle bien que Reichenbach ne parle pas d'aspect. d) Reichenbach envisage trois valeurs pour Rel1 et pour Rel2 : coïncidence, antériorité et postériorité, ce qui constitue un système temporel universel à 9 classes. Reichenbach emploie les désignations past, present et future pour les trois valeurs de la relation temporelle Rel1(R,S) et les qualificatifs simple, posterior et anterior pour les trois valeurs de la relation aspectuelle Rel2(E,R).

Rel1(R,S) Rel2(E,R) past : R - S anterior : E - R present : R,S simple : E,R future : S - R posterior : R - E

1Les §§ 1, 2.3 et 4 ont été pris en charge par J. François, le §2.1. par C. Vet, le §2.2 par C. Noyau et le § 3. par B. Combettes. 2cf. François 1981:276qq.

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e) Reichenbach propose d'appliquer l'ensemble des combinaisons du système universel à l'ensemble des formes temporelles de chaque langue naturelle et constate par ex. pour l'anglais que les combinaisons posterior past et posterior future n'ont pas de corrélatif dans le système des formes temporelles. f) Le moment d'élocution et le moment-repère sont conçus comme des points sur l'axe temporel, tandis que le moment de l'événement peut être conçu comme un intervalle (en particulier pour l'interprétation des formes progressives de l'anglais). Reichenbach recourt à deux symbolisations différentes qu'il applique explicitement à l'opposition en français entre Je voyais Jean et Je vis Jean et à l'opposition entre l'imparfait et l'aoriste en grec ancien (1966:291-2) Je voyais Jean Je vis Jean _____|______|______ ________|_________ R , E R,E

Analysant la phrase I had mailed the letter when John came and told me the news. Reichenbach observe que la forme de simple past came n'est pas remplaçable par la forme

d'anterior present has come, car selon lui la première proposition (I <mail> the letter) se présente sous la configuration {E1 - R1 - S}, la deuxième (John <come>) sous la configuration {R2,E2 - S} et la troisième ([John] <tell> me the news) sous la configuration {R3,E3 - S} avec R1=R2=R3. La coïncidence R2=R3 est en fait inexacte, car l'annonce des nouvelles ne peut pas proprement coïncider avec le déplacement de John. En revanche, l'observation de la coïncidence entre R1 et R2 est fondamentale. En effet, la forme d'anterior present has come correspond à la configuration {E2 - R2,S}. Comme Reichenbach considère que la conjonction when établit la coïncidence entre R1 et R23, il faut que R2 se situe comme R1 dans le passé de S (alors qu'il coïncide avec S pour la forme has come).

On ne trouvera pas chez Reichenbach une analyse de la progression du temps référentiel dans les séquences narratives. En revanche Reichenbach explicite (p.288-289) les conditions de non-progression du temps référentiel à l'aide d'un long extrait d'une étude historique de Lord Macaulay sur la place de l'année 1678 dans l'histoire d'Angleterre :

(1) In 1678 the whole face of things HAD CHANGED ... (2) eighteen years of misgovernment HAD MADE the .. majority desirous to obtain security for their liberties at any risk (3) The fury of their returning loyalty HAD SPENT itself in its first outbreak (4) In a very few months they HAD HANGED (5) and HALF-HANGED, (6) QUARTERED

3cf. p.294 "...the time points stated as identical by the word 'when' are the reference points of the three clauses, whereas the event of the first clause precedes that of the second and the third".

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(7) and EMBOWELED, enough to satisfy them. (8) The Roundhead party SEEMED to be not merely overcome, but too much broken and scattered ever to rally again. (9) Then COMMENCED the reflux of public opinion. (10) The nation BEGAN to find out (11) to what a man it HAD INTRUSTED without conditions all ist dearest interests, (12) on what a man it HAD LAVISHED all its fondest affection.

Nous avons cherché à représenter les configurations entre (E1-E12 * R * S} sur le diagramme temporel suivant. L'idée centrale de Reichenbach est ici que in 1678 fixe d'emblée le temps de référence de l'ensemble de l'extrait , in a very few months étant considéré comme une spécification quantifiée de R. Les propositions 1-8 rapportent à l'"anterior past" des événements antérieurs au revirement d'opinion intervenu en 1678. Puis R est réintroduit sous la forme then pour rapporter au "simple past" le début de l'ère nouvelle (10-11), tandis que les deux propositions relatives 11-12 rappellent par contraste à l'anterior past la situation antérieure. L'objet de l'extrait étant le bilan d'une évolution politique débouchant sur une crise en 1678, le temps de référence reste identique du début à la fin de l'extrait malgré les changements de temps.

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2. LE MOUVEMENT DU "TEMPS REFERENTIEL" 2.1. Le mouvement du temps référentiel dans la Théorie de la Représentation Discursive

Il est reconnu depuis longtemps que certaines phrases d’un discours (narratif) sont interprétées comme faisant avancer l’histoire, alors que d’autres en interrompent (provisoirement) le développement. Les phrases doivent donc contenir des éléments qui donnent au récepteur l’instruction de choisir l’une ou l’autre possibilité. Ces dix dernières années, des linguistes et des logiciens se sont efforcés de formuler des règles capables de donner l’interprétation correcte des relations temporelles entre les procès4 que rapporte le discours. On constate, pourtant, que les règles diffèrent considérablement d’un auteur à l’autre et mènent parfois à des résultats contradictoires. Dans cette section, nous nous proposons de passer en revue quelques propositions qui nous paraissent représentatives de la discussion. Nous prendrons comme point de départ la Théorie de la Représentation Discursive (H.Kamp, 1979, 1981a,b), qui offre une simulation formelle (sans prétentions psychologiques, d’ailleurs) de l’activité interprétative du récepteur (2.1.1.). H.Kamp base ses règles sur le contraste aspectuel entre l’Imparfait et le Passé Simple. D’autres auteurs accordent un rôle important à l’Aktionsart. C’est pourquoi nous traiterons de ces notions et de la façon dont elles interfèrent, au § 2.1.2. Au § 2.1.3., nous examinerons le rôle accordé au point référentiel de Reichenbach dans les différentes approches. Au § 2.1.4. nous discuterons d’une proposition récente qui met en doute une des hypothèses fondamentales de H.Kamp, selon laquelle l’interprétation du discours peut se faire sur la base de la seule structure syntaxique des phrases. 2.1.1. La Théorie de la Représentation Discursive

La Théorie de la Représentation Discursive (Kamp 1979, 1981a,b) se distingue des autres théories en sémantique formelle (entre autres celle de R. Montague) par le fait que, dans le processus interprétatif, elle accorde un rôle primordial à un niveau de représentation intermédiaire. Ce niveau, qui s’intercale entre le niveau syntaxique et l’interprétation selon un modèle, est celui de la Représentation Discursive (RD). Il est entièrement déterminé par la structure syntaxique des phrases du discours. La RD d’un discours D peut être conçue comme le tableau de la réalité décrite par D ou encore comme l’univers de discours de D, qui, au commencement, est vide (ou presque) et dans lequel un ensemble de règles (les règles de construction de RD) dresse la liste des individus et des procès rencontrés dans le texte ainsi que celle de leurs propriétés et des relations qu’ils entretiennent entre eux. Quand la RD du discours D est complète, D est considéré comme étant vrai si la RD de D peut être enchâssée dans le modèle M, censé représenter un monde donné (ou un ensemble de mondes possibles). En simplifiant beaucoup, on pourrait dire qu’à ce dernier niveau les règles vérifient si l’information fournie par le discours est compatible avec nos connaissances du monde. 4Le terme “procès “ est utilisé ici comme terme général pour désigner les différents types de faits rapportés par les phrases: états, activités, accomplissements et achèvements (cf.Vendler, 1957).

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Le principal avantage de la théorie de H.Kamp est que les règles de construction d’une RD peuvent tenir compte de l’information précédemment introduite dans la RD (le contexte précédent). Cette propriété rend cette théorie particulièrement appropriée à résoudre les problèmes d’interprétation que posent les pronoms anaphoriques (les pronoms anaphoriques à antécédent défini et indéfini, les pronoms qui fonctionnent comme des variables liées, etc.), pour lesquels elle offre un traitement unifié (Kamp, 1981b). Dans Kamp (1979, 1981a) cette approche est étendue au domaine temporel. S’il est vrai qu’on reconnaît aujourd’hui que les relations temporelles qu’on rencontre dans un discours ne peuvent pas être identifiées aux relations anaphoriques du domaine nominal (cf. Kleiber, 1991 ; Partee, 1984: 256), il n’en est pas moins vrai que l’interprétation des temps verbaux et d’une partie des adverbes de temps dépend aussi fortement du contexte linguistique.

Notons encore que la théorie de H. Kamp considère les procès (états, événements) comme des entités primitives. Elle se distingue sur ce point d’autres approches de sémantique temporelle, dans lesquelles les intervalles ou les points sont des éléments primitifs.

Le schéma (1) représente les différentes étapes à parcourir pour obtenir l’interprétation d’un discours: (1) Discours D = la séquence des phrases P1, P2,..., Pn.

⇓ règles d’analyse syntaxique Structures syntaxiques de P1, P2,...,Pn.

⇓ règles de construction de RD Représentation Discursive de D.

⇓ règles d’enchâssement dans le modèle M Interprétation (proprement dite) de D par rapport à M (assignation d’une valeur de vérité à D). A titre d’illustration nous présenterons ci-dessous la RD du fragment suivant: (2) P1: Maigret arriva à Paris au petit jour P2: Un taxi le conduisit à son appartement P3: Sa femme l’attendait sur le palier Nous supposons qu’un analyseur automatique fournit l’analyse syntaxique des phrases ; nous passons donc à la construction de la RD. Nous nous bornerons à représenter l’information concernant les procès. Chez Kamp, ceux-ci sont de deux types : les événements, introduits par les phrases au PS, et les états, introduits par les phrases à l’IMP. La première phrase de notre fragment introduit deux individus (Maigret, Paris, symbolisés par m et p) et, comme P1 est au PS, un événement (e1). La RD de P1 est celle de (3):

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(3) RD (P1) n m p e1 e1: m arriver-à p au petit jour (e1) e1 < n

Le PS donne l’instruction de situer l’événement e1 avant (<) le moment de la parole (n). Le PS de la seconde phrase donne aussi cette instruction, mais établit, en outre, une relation de postériorité par rapport au dernier événement introduit dans la RD (ici e1). Après le traitement de P2, la RD a la forme suivante : (4) RD (P1, P2)

n m p e1 t a e2 f p' s1 e1: m arriver-à p au petit jour (e1) e1 < n e2: t conduire m à a e2 < n e1 < e2

L’IMP de P3 donne l’instruction d’introduire un état (s1) dans la RD; l’IMP se comporte, selon Kamp, comme les pronoms anaphoriques dans la mesure où ce temps commande de chercher dans le contexte précédent un antécédent temporel approprié. Dans la RD (4), c’est l’événement e2. Les règles établissent ensuite une relation de simultanéité partielle (“O”, “overlap”) entre l’état (s1) et son antécédent (e2): s1 O e2. La RD du fragment entier est celle de (5) : (5) RD (P1, P2, P3)

n m p e1 t a e2 f p’ s1 e1: m arriver-à p au petit jour (e1) e1 < n e2: t conduire m à a e2 < n e1 < e2 s1: f attendre m sur p’ s1 O e2

Nous constatons qu’au fond les règles d’interprétation temporelles que propose H.Kamp sont extrêmement simples: elles se basent uniquement sur le contraste aspectuel entre l’IMP et le PS5.

5Notez que Kamp & Rohrer (1983) ne parlent pas seulement de l’IMP et du PS, mais aussi du plus-que-parfait et surtout du futur du passé. Kamp (1981a) et Kamp & Rohrer (1983) admettent qu’il existe des exemples auxquels leurs règles assignent une interprétation incorrecte, mais ces contre-

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Les règles avancées par d’autres auteurs se basent avant tout sur l’Aktionsart de la phrase (Hinrichs, 1981, 1986; Partee, 1984). La raison en est simple. Ces auteurs s’occupent de l’anglais, langue qui ne marque pas obligatoirement l’aspect par la forme du temps passé. Nous examinerons ces notions de plus près dans le paragraphe suivant. 2.1.2. Aspect et Aktionsart

Nous partons de l’idée que l’Aktionsart (le caractère aspectuel de la prédication) est entièrement déterminée par le noyau prédicatif de la phrase. Le noyau prédicatif se compose du prédicat (verbe ou adjectif) et d’un ou plusieurs arguments; il ne contient pas de marqueurs temporel et aspectuel ni de compléments adverbiaux: (6) noyau prédicatif —> prédicat (Arg1),...,(Argn) (n ≥ 1) Comme les phrases de toutes les langues possèdent un noyau prédicatif, l’Aktionsart est une catégorie universelle (par opposition à l’aspect). Le noyau prédicatif définit le type de procès auquel se réfère la phrase et notamment son profil temporel. Nous admettrons, sans discussion, que ce profil temporel est déterminé par les paramètres suivants (Voir, pour des analyses approfondies, J.François, 1989 ; H.Verkuyl, 1989 ; M.Moens & M.Steedman, 1988) : a. dynamique vs non-dynamique b. transitionnel vs non-transitionnel c. momentané (atomique) vs non-momentané (non-atomique). Le premier paramètre établit une distinction dans la classe des procès entre les “états”, caractérisés par l’absence totale de développement, et les non-états. Le trait [+transitionnel] caractérise les procès dynamiques dont le développement mène à ce que Moens & Steedman (1988) appellent une “culmination”. C’est le moment où se produit le résultat typique auquel mène le procès et qui en bloque toute continuation ultérieure. Les non-états qui ont le trait [-transitionnel] ne mènent pas à une telle culmination (et, par conséquent, n’aboutissent pas à un résultat typique).

Finalement le trait [+momentané] divise les classes de procès [+transitionnel] et [-transitionnel] en deux sous-classes momentanées et deux sous-classes non-momentanées. Cela donne quatre profils temporels différents dans la classe des non-états: (7) Les Aktionsarten de la classe des procès dynamiques : a. les activités (+dynamique, -transitionnel, -momentané) : ———//////////————— exemple: Jeanne COURIR b. les points (+dynamique, -transitionnel, +momentané): —————o———————— exemple: Chantal CLIGNER des yeux

exemples ne mènent pas à une reformulation des règles. (cf.Vet & Molendijk (1986) pour une discussion de ces cas)

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c. les accomplissements (+dynamique, +transitionnel, -momentané): culmination ———///////////|—————— (procès) ↑ résultat exemple: Jean MANGER un sandwich d. les achèvements (+dynamique, +transitionnel, +momentané) : culmination ———————|———-——— ↑ résultat exemple: Chantal GAGNER la course La différence entre les accomplissements et les achèvements est donc que les premiers possèdent une phase préliminaire qui mène à la culmination, tandis que cette phase est absente dans les achèvements6.

La classification complète des procès est représentée sous (8):

(8) Aktionsarten

Si une langue possède des formes verbales qui sont aspectuellement neutres, les états et les activités ne font pas avancer l’histoire (nous les avons appelés “états discursifs”), tandis que les

6Certains achèvements peuvent se transformer en accomplissement sous l'influence d'un adverbe de durée : J'ai retrouvé mes clés en cinq minutes. Le complément en cinq minutes munit l'achèvement d'une phase préliminaire qui aboutit à la culmination (cf. aussi l'exemple (14) ci-dessous).

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points, les accomplissements et les achèvements font progresser le récit (ce sont des “événements discursifs”).

L’aspect, qui le plus souvent s’exprime par des moyens morphologiques, peut être considéré comme un opérateur qui opère sur le noyau prédicatif. Si nous prenons comme exemple le contraste entre l’IMP, qui exprime la valeur aspectuelle “I” (imperfectif), et le PS, qui exprime la valeur “P” (perfectif), on constate que I a une certaine affinité avec les états discursifs et P avec les événements discursifs dans la mesure où ils ne modifient pas l’Aktionsart s’ils se combinent avec ces catégories de procès. Si, par contre, on combine I avec les événements: (9) Passé [ I [noyau prédicatif]]

(point) (accomplissement) (achèvement)

on obtient des effets de sens spéciaux. Nous en donnerons seulement quelques exemples en nous inspirant de Moens & Steedman (1988) (cf. aussi Vikner, 1985). Nous avons indiqué en italique les étapes intermédiaires : (10) a. P + point —> point Jeanne lui tapa sur l’épaule b. I + point —> itération —> activité Jeanne lui tapait sur l’épaule (11) a. P + accomplissement —> accomplissement Chantal mangea un sandwich b. I + accomplissement —> suppression de la culmination (et du résultat) —> activité Chantal mangeait un sandwich (12) a. P + achèvement —> achèvement Marie-Cécile gagna la course b. I + achèvement —> adjonction d’une phase préliminaire (l’achèvement devient un accomplissement) —> suppression de la culmination (et du résultat) —> activité Marie-Cécile gagnait la course

D’autre part, la combinaison de P avec un état aboutit souvent aussi à une modification de l’Aktionsart : (13) Quand Jean sut la réponse, il s’évanouit. Le noyau prédicatif Jean [savoir] la réponse désigne normalement un état, mais la combinaison avec P le transforme en achèvement. De la même façon, certaines classes d’adverbes modifient le type de procès: (14) Louis arriva au sommet en deux heures La présence de en deux heures modifie l’achèvement originel en accomplissement.

Nous nous limitons à ces quelques remarques pour nous tourner maintenant vers les différentes règles qui ont été proposées pour l’interprétation temporelle du discours.

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2.1.3. Le mouvement du temps

Nous avons vu dans 2.1.1. que H.Kamp (1979, 1981a) relie les événements et les états à l’aide des relations d’antériorité (postériorité) et de simultanéité. C’est sans doute possible si l'on se limite à des discours narratifs à l’IMP et au PS. Pour les discours qui contiennent des phrases au plus-que-parfait, au futur du passé et des adverbiaux de temps comme avant x, avant que p, etc. la notion de point référentiel devient indispensable. Kamp & Rohrer (1983) utilisent cette notion aussi pour les fragments dont les seuls temps sont le PS et l’IMP.

Ils postulent qu'à chaque stade de la formation des RD, un certain intervalle ou événement doit être marqué comme point référentiel (r). Si un nouvel événement est introduit dans la RD par une phrase au PS, le r est assigné à celui-ci. Un état introduit par une phrase à l’IMP se rattache au r encore en vigueur. Pour le fragment de (2), les étapes que parcourt le mécanisme peuvent être représentées comme suit:

(15) P1: Maigret arriva à Paris au petit jour (e1) r n —<—>—————————— e1 P2: Un taxi le conduisit à son appartement (e2) r n —<—>—<—>——————— e1 e2 P3: Sa femme l’attendait sur le palier (s1) r n —<—>—<—>———————— e1 e2 s1 Le plus-que-parfait et le futur du passé ne changent pas non plus la position du r, ils placent l’événement respectivement avant et après le r en vigueur. Les états “entourent” le point référentiel. Cette idée-ci se retrouve chez Partee (1984) et chez Moens & Steedman (1988). Pour eux, r est également inclus dans les états (discursifs) (r ⊂ s), alors que les événements sont inclus dans le r (e ⊂ r). Chez Hinrichs (1981, 1986) et Partee (1984), la fonction du point référentiel est pourtant différente. Pour eux, le r n’est pas assigné à un événement, mais c’est l’événement qui crée un nouveau r, qui le suit immédiatement. Partee assume, en outre, que nous devons disposer d’un point référentiel (ro) avant le traitement de la première phrase. Si la première phrase du discours introduit un événement (e1), ses règles établissent une relation d’inclusion entre ce ro et e1 et introduisent, en même temps, un nouveau r (r1) (e1 < r1). Les états n’introduisent pas de nouveau r. Selon les règles de Hinrichs et Partee le fragment de (2) reçoit l’interprétation suivante:

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(16) a. (stade initial) r0 n --------<------->----------------------------------------- b. P1 : r0 r1 n ------<------->--------------<-------->----------------- e1 c. P2 : r0 r1 r2 n -----------<------->----------<------->-------<------>-- e1 e2 d. P3 r0 r1 r2 n ------------<------->--------<--------->--------<----->-- e1 e2 s1

Dans cette représentation, la position de s1 peut surprendre, parce que, dans la RD de (5), e2 et s1 coïncidaient. Notons, pourtant, que la relation entre s1 et e2 n’est pas explicitée par les règles de Hinrichs et de Partee. Le fait que r2 est inclus dans s1 ne dit rien sur la durée de s1: e2 peut être inclus dans s1 ou non. Le dernier cas se présente assez fréquemment aussi. On en trouve un exemple français chez Molendijk (1990: 26) : (17) Pierre alluma la lampe (e1).

La lumière donnait à la pièce un air de tristesse désolée (s1). En évitant d’indiquer la relation entre les événements et les états, Hinrichs et Partee évitent le problème de l’interprétation différente de (2) et de (17). La seule relation qui compte, chez eux, est celle qui s’établit entre ces deux types de procès et le point référentiel en vigueur. La relation entre les états et les événements dépend des connaissances sur le monde. Nerbonne (1986: 86) propose d’établir la position des différents points référentiels d’un discours par ce qu’il appelle la “Pragmatique de Reichenbach” (nous traduisons en adaptant la notation à celle utilisée jusqu’ici) :

(18) Soit P1, P2,..., Pn une séquence de phrases énoncées dans un discours temporellement

cohérent: r(Pi) non< r(Pi+1) où r(P) désigne le temps référentiel par rapport auquel P doit être évalué.

Selon ce principe, un nouveau point référentiel ne doit jamais précéder un point référentiel introduit antérieurement, mais il peut être simultané ou postérieur au r en vigueur juste avant. Pour Nerbonne (1986:91), c’est le caractère télique (accomplissement, achèvement) ou atélique (état, activité) de la phrase qui détermine la simultanéité ou la postériorité de l’un par rapport à l’autre. Pour autant que

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nous puissions en juger, le principe de Nerbonne n’est pas capable d’interpréter correctement des exemples comme (17). (Nous renvoyons, pour une critique de Nerbonne, à E.Couper-Kuhlen, 1987).

Dowty (1986:45), de son côté, propose une règle différente dans laquelle l’Aktionsart ne joue aucun rôle:

(19) Principe d’interprétation du discours temporel : Soit une séquence de phrases P1, P2,...,Pn qui doit être interprétée comme un discours

narratif, le temps référentiel de chaque phrase Pi (telle que 1 < i ≤ n) est interprété comme: a. un temps compatible avec le complément adverbial défini de Pi, s’il y en a un; b. sinon un temps qui suit immédiatement le temps référentiel de la phrase précédente Pi-1.(notre traduction) Si nous ajoutons à notre fragment de (2) une quatrième phrase: (2') P4: Elle souriait le principe de Dowty donne l’interprétation suivante: (20)

r0 r1 r2 r3 r4 n ------<------->--------<------->------<---->------<------>------<------>------------ e1 e2 s1 s2

C’est qu’il admet que, dans le cas de P3 et de P4, on doit postuler un événement de perception sous-entendu (p.50): [Maigret a vu que] Sa femme était sur le palier. [Ensuite il a vu qu’] Elle souriait. Chez Dowty aussi, la relation précise entre les événements et les états du fragment reste vague. Comme chez Hinrichs et Partee, le récepteur est censé l’inférer à partir de ses connaissances du monde. Selon nous, la règle (19) est cependant trop restrictive. Il y a, en effet, des cas où la présence d’un observateur n’est pas exclue ou elle est même probable, mais il se peut aussi que ce soit le narrateur qui donne la description de la situation. Il est, en effet, possible de continuer notre fragment comme suit:

(21) Maigret arriva à Paris au petit jour. Un taxi le conduisit à son appartement. Sa femme était

sur le palier. Elle souriait. Mais Maigret ne la/le vit pas.

Il nous semble aussi que les règles de Hinrichs et Partee et le principe de Dowty ne sont pas capables de rendre compte des relations temporelles dans des fragments comme : (22) «Oui», dit-il. Sa voix trahissait l’impatience. Même si l’on adopte ici le point de vue de Dowty en ce qui concerne la présence d’un observateur humain, nous ne voyons pas comment celui-ci pourrait percevoir l’impatience de la voix après l’événement rapporté par la première phrase de (22).

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Il arrive aussi qu’on doive interpréter les événements rapportés par des phrases au PS comme étant (partiellement) simultanés:

(23) Jeanne prit sa lunette et scruta l’horizon (e1).

Elle aperçut un homme (e2). C’était un soldat de l’armée anglaise (s1). (Molendijk, 1990: 24)

Dans (23), l’événement e2 est inclus dans e1, de sorte qu’il est impossible de les rattacher à deux points référentiels successifs7. 2.1.4. Perspectives: connaissances linguistiques ou connaissances du monde?

Les propositions que nous avons présentées jusqu’ici partent toutes de l’idée qu’il est possible d’arriver à une interprétation des relations temporelles en se basant sur les informations linguistiques véhiculées par les phrases du discours. Nous constatons, cependant, qu’aucune des théories examinées ne peut résoudre tous les problèmes d’interprétation que posent les différents types d’exemples. C’est pourquoi Lascarides & Asher (1991) - désormais L&A - ont proposé récemment une tout autre approche. Nous allons en exposer les points essentiels ci-dessous. L&A (1991) abandonnent expressément l’idée que l’information linguistique est suffisante pour arriver à l’interprétation correcte des relations termporelles d’un discours. Ils examinent un certain nombre de fragments anglais dont les structures syntaxiques (et souvent aussi l’Aktionsart) sont entièrement identiques8. Par exemple : (24) Max stood up. John greeted him. (e1 < e2) (Max s'est levé. John l’a salué.) (25) Max fell. John pushed him. (e2 < e1) (Max est tombé. John l'a poussé.) (26) Max opened the door. The room was pitch-dark. (e1 O e2) (Max ouvrit la porte. Il faisait complètement noir dans la pièce.)

Pour résoudre les problèmes d’interprétation que posent ces exemples, L&A formulent un ensemble de “lois”, qui reflètent les connaissances du monde du récepteur. Le cas (24), où l’ordre des événements correspond à celui des phrases qui les rapportent est considéré comme le cas “normal” (l’interprétation “par défaut”) ; il est réglé par la “Loi de Narration”. Cette loi peut être dannulée par d’autres lois, si, par exemple, le récepteur est capable d’établir une relation causale entre les événements (connaissances du monde). La loi causale qui est à la base de l’interprétation de (25) est formulée comme suit :

(27) Loi Causale (pour (25)) :

7Ce problème ne se pose pas si on interprète scruta dans la première phrase de façon inchoative (se mit à scruter). 8Remarquons que L&A ne distinguent plus entre états et événements.

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Soit e1 un événement dans lequel x tombe et e2 un événement dans lequel y pousse x: s’il y a une relation discursive entre les phrases qui les rapportent, alors e2 cause normalement e1 (et le précède normalement). [notre traduction]

Comme toutes les lois de L&A, la loi de (27) peut être annulée si l’on dispose d’informations plus détaillées qui en empêchent l’application. Ainsi (27) ne s’applique pas si l’on sait, par exemple, que Max est déjà par terre quand John le pousse. Une loi analogue (“Circonstance”) règle l’interprétation de (26). Les propositions de L&A soulèvent des questions extrêmement intéressantes sur l’interférence entre connaissances linguistiques et connaissances du monde dans l’interprétation du discours. Il nous semble, pourtant, que L&A sous-estiment quelque peu le rôle des connaissances linguistiques. Ainsi, l’interprétation de l’exemple (26) ci-dessus (“circonstance”) peut, au moins partiellement, être déterminée par les temps verbaux, l’Aktionsart et la relation anaphorique entre les sujets des deux phrases dans la mesure où cette combinaison rend moins plausible quelque autre interprétation (cf. Vet, 1991, pour une première exploration de cette problématique). L’exemple (26) soulève aussi la question de savoir si les règles d’inférence doivent être les mêmes pour toutes les langues. Les langues romanes, qui possèdent deux temps du passé, encodent plus d’information que les langues germaniques qui n’en possèdent qu’un seul9. On peut supposer qu’un discours français qui porte sur le passé restreint plus les possibilités d’interprétation qu’un discours comparable en anglais, en allemand ou en néerlandais. Ainsi, un discours allemand qui commence par la phrase suivante:

(28) Johann ging nach Paris.

(Johann aller + Passé à Paris ∅ Johann alla/allait à Paris)

peut continuer par une ou plusieurs phrases par lesquelles le récepteur apprend que Johann a dû faire demi-tour à la frontière franco-allemande, parce qu’il avait oublié son passeport. Dans ce contexte, un discours en français doit commencer par (29) et pas par (30):

(29) Jean se rendait à Paris. (30) Jean se rendit (s’est rendu) à Paris10 Le français est donc obligé d’encoder plus d’information que l’allemand dans ces cas-là. Il est donc possible qu’on ait besoin de règles différentes pour interpréter un texte français. Il est évident que, dans l’état actuel des recherches, il n’est pas possible de donner une réponse tant soit peu satisfaisante à ces questions. Cependant, il est probable que, dans les années à venir, le débat portera sur des questions de ce type.

9Il se peut que la différence soit un peu moins grande que nous le suggérons ici, parce que l’anglais possède l’aspect progressif, qui exprime souvent les mêmes valeurs que l’imparfait. 10Nous devons cet exemple à Kurt Eberle.

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2.2 Le temps linguistique et le mouvement temporel dans le discours chez W. Klein Dans la théorie du temps linguistique (temps, aspect, constitution temporelle des situations) de Klein11 et la théorie du mouvement référentiel, développée par Klein & von Stutterheim12, les questions clés sont respectivement les interactions entre la flexion verbale et les autres catégories d’information temporelle dans l’interprétation temporelle de l’énoncé, et le mouvement temporel dans une théorie globale du mouvement référentiel (en articulation avec les domaines: personne, espace, modalité notamment), ainsi que sa contribution à une typologie conceptuelle des textes. 2.2.1.Le temps référentiel dans l’énoncé

Le modèle de la temporalité linguistique de W. Klein (1988, 1991, 1992, à paraître a-d) propose un cadre de référence visant à décrire la sémantique temporelle des langues (avec application essentiellement à l’anglais) et son fonctionnement dans la référenciation (du niveau phrastique à l’énoncé contextualisé).13 Ce cadre s’organise autour de la notion centrale de Topic Time (TT: le temps sur lequel porte l’assertion), qu’on serait tenté d’appeler ‘temps référentiel’ pour harmoniser la terminologie dans ce volume, mais qui diffère sous plusieurs aspects de R, comme nous le verrons14. Ce temps ‘en question’ est distingué de la notion reichenbachienne de reference time, notamment parce que TT peut posséder une structure d’intervalle. Klein propose trois types d’intervalles temporels: Topic Time, Time of Utterance (TU), Time of Situation (TSit), qui permettent de définir par leurs interrelations temps grammatical (TT * TU) et aspect (TT * TSit). Cette approche articule une description des trois types d’information temporelle au niveau de l’énoncé: constitution temporelle des procès, aspect, temps, à une modélisation conceptuelle (indépendante des procédés linguistiques de langues particulières) des contraintes sémantiques sur la référenciation, notamment temporelle, dans les énoncés des textes structurés — dont les textes narratifs sont une catégorie. Le principe unificateur de ces deux niveaux est le recours central dans les deux cas à la notion de ‘topic time’ (TT).

La thèse de base sur le fonctionnement des catégories de temps et aspect dans les langues est la suivante (Klein, à part b: 1): ◊ Le temps [tense] ne contribue pas directement à la relation entre le temps d’une situation et le temps d’élocution. Il restreint temporellement l’assertion [the claim] exprimée par la composante flexionnelle (FIN) du verbe. ◊ L’aspect marque la relation entre le temps de la situation et le temps sur lequel porte l’assertion.

11 Ouvrage à paraître chez C.U.P. et divers articles en cours de parution. 12Articles et ms depuis 1986. 13Il ne s’agit pas d’une grammaire de reconnaissance, mais d’un modèle de l’organisation sémantique visant à rendre compte de façon cohérente et économique de l’interprétation temporelle des énoncés en contexte. 14Appelé «Moment en Question» dans la présentation qui en est faite in Noyau (1991).

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◊ On ne peut décrire le fonctionnement sémantique du système aspecto-temporel qu’en tenant compte des caractéristiques temporelles inhérentes de la situation décrite par le reste de l’énoncé: INF (la proposition sans sa composante flexionnelle).

Deux composantes de l’information temporelle dans l’énoncé sont distinguées: FIN-time, qui correspond à la composante flexionnelle (pour les langues qui en comportent une), défini comme le temps sur lequel porte (dans les phrases déclaratives) ou est mise en question l’assertion “the time for which a claim is raised/made in that utterance”, et INF-time, qui correspond à l’information temporelle apportée par le contenu lexical de la prédication15. En s’appuyant sur la notion de Topic Time, Klein réduit la temporalité inhérente des situations, pour ce qui concerne le fonctionnement des temps et aspects linguistiques, à trois classes de situations, distinguées par leurs potentialités de contraster TT à des TT’: les situations permettant un contraste de Topic Time: (i) situations à deux états (2-state matters) ou ‘à contraste interne’, incluant une transition, brusque ou graduelle, entre un état source et un état cible absolus ou relatifs, (ii) situations à 1 état (1-state matters) ou à contraste externe (bornables), à quoi s’opposent (iii) les situations sans contraste de Topic Time, pour lesquelles la notion de procès, i.e. d’intervalle spécifiable dans une structure temporelle, ne s’applique pas: génériques, propriétés permanentes des entités (Ø-state matters)16.

Les spécifications temporelles additionnelles (temporal adverbials) sont décrites sous quatre classes sémantiques: adverbiaux temporels de position, de durée, de fréquence, et de contraste (déjà, encore, ne ... plus…), qui sont étudiées dans leurs interactions avec les différentes valeurs des catégories présentées ci-avant.

Pour décrire la temporalisation de la prédication (à partir de l’exemple d’une langue comme l’anglais), Klein différencie quatre niveaux d’abstraction: a) la structure abstraite de l’énoncé (niveau *), où FIN* est la représentation abstraite de la flexion [Finitheit] ou finitude; cette composante comprend une place vide lexicale pour le verbe, l’indication de temps, et la fonction assertion [Claim]: (31) FIN* = [0, T, Cl] 15Dans les langues sans flexion temporelle comme le chinois, ou des états de langue émergents comme les pidgins, les lectes d’apprenants aux étapes initiales, le point de vue formel FIN / INF ne s’applique pas, mais le versant fonctionnel: TT, TSit si. Le temps sur lequel porte l’assertion peut être déterminé de façon contextuelle (dans une question explicite, par un adverbial de position…) ou situationnelle. 16 Un état antérieur du modèle (1988), conçu pour des objectifs plus particuliers: l’analyse de données d’acquisition, où la flexion verbale n’est pas un donné allant de soi mais objet à construire et où l’information lexicale joue donc un rôle plus central dans la construction du sens, proposait un nombre plus important de traits: ±Durée, ±Changement, ± Clôture G, Dr, ±Transition (Distinct State) rendant compte de l’information temporelle lexicale. La version actuelle (1991, 1992), plus axée sur l’interaction de la constitution temporelle des situations avec le temps grammatical et l’aspect, autorise cette réduction, l’objectif étant de “rendre compte de la façon dont la temporalité inhérente interagit avec le temps grammatical et l’aspect pour produire l’interprétation temporelle”.

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INF* comprend tout le reste de l’énoncé, c’est-à-dire une représentation lexicale pleine de la situation (donc avec le lexème verbal), telle que: (32) [John be in Pontefract] b) les deux composantes d’un énoncé temporalisé: FIN est la composante flexionnelle de l’énoncé: le verbe fléchi ou fini, qui porte temps et assertion. Ainsi, la forme verbale fléchie de l’énoncé (33) John was in Pontefract peut être décrite comme comprenant: un contenu lexical (was ~ stayed), T = intervalle précédant le temps d’élocution (was ~ is), l’assertion [claim] (was ~ be): (34) FIN = [BE, T<, Cl] INF comprend le reste, donc les éléments non flexionnels de l’énoncé, particulièrement les arguments du verbe. c) les intervalles temporels: FIN-time est le temps sur lequel porte l’assertion (soit TT, exprimé à un niveau non plus fonctionnel, mais formel), INF-time est le temps où la situation est le cas (soit TSit). d) le mécanisme de mise en relation FIN-INF (FIN-INF linking, ou TT-attachment) permet que le temps du contenu lexical de la prédication (INF) soit ancré à une structure temporelle (FIN-time). Le verbe de rang supérieur d’INF* est fusionné morphologiquement avec FIN* en FIN, le reste de l’énoncé devenant INF. 2.2.2. Quelques aspects de l’interprétation temporelle des énoncés

Nous présentons maintenant quelques problèmes dont le traitement permet de mettre à l’épreuve ces propositions. Nous aborderons successivement 1) le problème de la rection temporelle ("temporal government") dans la subordination; 2) les relations entre structure informationnelle de l’énoncé, portée des adverbiaux temporels et interprétation. 1) La rection temporelle dans la subordination

D’un point de vue sémantique, le modèle postule que la subordination fait descendre un TT du verbe principal à celui de la proposition dépendante, ce qui permet de produire l’interprétation temporelle d’un INF complexe contenant un verbe subordonné. Généralement, le TT est maintenu de FIN* au verbe principal FIN (par attachement du TT) et aux autres verbes subordonnés. Mais certains verbes transfèrent leur TT à l’intervalle précédant le temps du verbe subordonné (pre-time verbs), comme: promettre, prévoir. On pourrait dire que ce sont des opérateurs de prospectif. D’autres sont ambigus de ce point de vue, comme les modaux (cf. vouloir). Enfin d’autres verbes transfèrent leur TT à l’intervalle suivant le temps du verbe subordonné ("post-time verbs"), comme: se souvenir; on peut les voir comme des opérateurs d’accompli. Ainsi, l’énoncé (35) Marie a promis d’être présente.

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n’est pas compatible avec une interprétation selon laquelle Marie serait présente au moment de promettre. 2) Structure informationnelle de l’énoncé, portée des adverbiaux temporels et interprétation

Tout énoncé possède une structure informationnelle topic-focus (T-F). La fonction du Topic est de restreindre l’assertion faite par l’énoncé (Focus). Tous les éléments de INF* ne font pas partie de l’assertion, mais seulement les éléments appartenant au Focus. Certaines parties de FIN* peuvent appartenir à T. Le Topic minimal est TT, restreignant l’assertion à un intervalle temporel donné, mais il peut inclure certains éléments d’INF*, tels que le SN sujet, des adverbiaux, éléments qui doivent être signalés comme tels (par l’ordre des éléments, l’intonation…).

Si l’on considère l’ensemble de phrases suivant: (36) a *John has been dead b John has been dead for seven days c *For seven days John has been dead comment s’expliquent les intolérances? Pour ce qui est de a, be dead est un procès à contraste temporel unilatéral (contraste en amont: pas mort < mort, mais pas en aval). Il n’y a pas d’intervalle assertable correspondant à l’après (post-time) de la prédication be dead, alors que l’opérateur d’accompli have construit un tel intervalle. Mais be dead for seven days est une prédication permettant un contraste de TT avant et après, la phrase a donc une interprétation. Qu’en est-il alors de c ? L’expression for seven days, placée en tête, appartient au Topic et ne fait que restreindre temporellement l’assertion de [John have been dead], ce qui ramène à l’incompatibilité de a.

En français, les mêmes mécanismes sémantiques peuvent être mis en évidence sur des énoncés tels que: (37) ?Jean a été le fils de Pierre Il s’agit d’une prédication sans contraste de TT (valide tant que l’entité Jean existe), elle est donc incompatible avec l’une ou l’autre des valeurs de base du Passé Composé, accompli: il n’y a pas d’intervalle sur lequel pourrait porter l’assertion dans l’après de sa validité, ou passé perfectif. La phrase serait donc compatible uniquement avec une interprétation métaphorique faisant de ‘être le fils de P’ un procès bornable: il s’agirait d’un comportement volontaire (procès occupant un intervalle défini, donc à contraste de TT), non d’une propriété permanente, intrinsèque. Cf. Jean a été un vrai fils pour Pierre. (38) a Le toit s’est effondré depuis huit jours b *Depuis huit jours le toit s’est effondré La prédication s’effondrer possède une structure temporelle à contraste interne (état source - frontière - état cible). En a, l’expression temporelle de distance en fin de phrase précise le temps du procès par l’expression de la distance au moment de la parole. En b, la même expression, placée en tête d’énoncé, est signalée comme appartenant au Topic, TT est donc l’intervalle de temps de huit

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jours en amont, ouvert au moment de la parole, donc duratif, et incompatible avec le procès à frontière interne ‘s’effondrer’. 2.2.3. Le temps référentiel dans le texte narratif

Cette partie du modèle est également formulée à un niveau conceptuel indépendant des moyens linguistiques. Elle vise à rendre compte de l’organisation référentielle de la structuration d’un texte d’un genre donné.

Un texte, quel que soit le genre auquel il appartient, récit, instructions, description, etc., est déterminé par la représentation globale du contenu et par une question de base sous-jacente (la «quaestio»: Qo). Pour tout genre textuel structuré, on peut distinguer une structure principale, constituée par les propositions qui répondent à la question sous-jacente, et d’éventuelles structures secondaires (cf. trame / arrière-plan). L’information répondant à la Qo progresse au fil des énoncés dans la trame, cette progression pouvant être marquée par différents procédés linguistiques tels que l’anaphore, des connecteurs, l’ordre des éléments. La structure principale d’un texte peut être décrite comme une restriction sur le mouvement référentiel, formulable par les contraintes suivantes: 1) la contrainte sur la référence («referential filling»), qui décrit comment les différents domaines

référentiels (procès et entités, temps, espace, modalité…) peuvent être représentés dans un énoncé;

2) la contrainte sur le mouvement référentiel (ce qui peut ou doit être maintenu, modifié ou introduit d’un énoncé à l’autre)

3) la contrainte sur ce qui doit entrer dans le topic et le focus. Ainsi, pour le récit, les contraintes référentielles sur la structure sémantique seront les suivantes : ◊ Chaque énoncé de la structure principale doit référer à un intervalle temporel spécifique, inclus dans l’intervalle temporel du macro-événement de la représentation globale. En sont exclus: les propriétés permanentes, les habituels, génériques, les propositions niées (sauf quelques exceptions marquées). ◊ Chaque énoncé doit spécifier un événement singulier occupant un intervalle déterminé ti sur l’axe

temporel. ◊ La référence temporelle est contenue dans le Topic; elle est exclue du Focus, sinon l’énoncé appartient à une structure secondaire: l’incident s’est produit au moment exact où le héros…. L’intervalle temporel occupé par le premier événement est donné explicitement ou fourni par le contexte; tous les événements subséquents suivent en ordre chronologique, en d’autres termes, l’intervalle occupé par l’événement relaté dans l’énoncé n ne peut précéder l’intervalle occupé par l’événement de l’énoncé n-1. Ainsi, la question sous-jacente est, après chaque énoncé i, la suivante : (39) qu’est-ce qui s’est passé (pour p) à ti+1?

Les violations de ces conditions donnent lieu à des structures secondaires.

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On voit que ces contraintes sont formulées en termes de restrictions sur le contenu, non sur les formes, ce qui permet d’éviter la circularité en traitant la question des formes linguistiques spécifiques qui apparaissent liées à ou contraintes par la structure centrale ou les structures secondaires dans une langue donnée. Ce modèle est éprouvé sur des discours narratifs, descriptifs, injonctifs (ex. indications d’itinéraires) dans Klein & von Stutterheim (1987, à par.), von Stutterheim & Klein (1989).

On le voit, l’interprétation temporelle des énoncés en discours n’est pas conçue ici comme ascendante (les instructions sémantiques de chaque phrase d’une séquence se combinant pas à pas pour obtenir une interprétation temporelle complète). A l’inverse, une théorie générale de la répartition de l’information sémantique dans les textes structurés contraint l’interprétation sémantique des énoncés successifs de la séquence — pour ce qui est, tout du moins, des énoncés appartenant à la trame, i.e. la structure principale du texte, c. à d. ceux qui répondent à la question globale sous-jacente au texte — et pour ce qui est de la diffférenciation entre trame et structures secondaires d’un texte. 2.3. Un programme d'analyse du mouvement du temps référentiel (Schopf 1991)

Dans un article récent (1991), A. Schopf propose une synthèse de la plupart des observations discutées plus haut sur le mouvement du temps référentiel dans les textes narratifs en anglais, qui se fonde sur les travaux préalables de E. Couper-Kuhlen (1987) et Schopf (1989). Nous en retiendrons essentiellement les principes d'analyse temporelle du discours narratif que Schopf (1991:245) articule sous forme d'un programme heuristique et dont nous chercherons à tester l'applicabilité au français. Le programme est divisible en trois modules17 (voir le diagramme ci-après) : a) les instructions 1 à 3 concernent la détermination du caractère aspectuel de la proposition détemporalisée et l'incidence de certains groupes prépositionnels et de la forme progressive, b) les instructions 4 à 6 concernent l'assignation du temps référentiel de la proposition Pi, c) enfin les instructions 7 à 9 énumèrent les conditions que doit satisfaire la paire de propositions consécutives {pi-1, pi} pour que le temps référentiel avance d'un pas. Instruction 1

Soit une phrase φi consécutive dans un texte narratif à une phrase φi-1 dont le temps référentiel est déterminé. La première tâche est de déterminer le caractère aspectuel de la proposition détemporalisée [untensed] Pi après l'avoir extraite de la phrase φi. Schopf distingue au moins trois catégories de caractères aspectuels18:

a) les propositions d'état, par ex.

17Nous proposons cette articulation sur la base d'entretiens que nous avons eus avec A. Schopf. 18Cette tripartition aspectuelle correspond aux "verbs of state, activity and performance" de Kenny (1963).

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Marie <avoir> peur du chien Paul <connaître> la misère Le bureau <être> à la disposition du directeur

b) Les propositions dynamiques atéliques, par ex. L'expert <étudier> le dossier Marie <courir>

c) les propositions dynamiques téliques, par ex. Marie <rédiger> le rapport

Instruction 2

Ensuite il faut vérifier si le caractère aspectuel de la proposition est modifié par un "adverbial à valeur quantitative"19. Sont concernés essentiellement les adverbes et groupes prépositionnels quantitatifs de degré, de durée , de trajet et de manière, ex.

a) adverbial introduisant un bornage [[l'expert étudier le dossier]atélique + [complètement] degré]télique [[Marie courir]atélique + [jusqu'à la gare]trajet]télique [[L'expert étudier le dossier]atélique + [en un quart d'heure]durée]télique [[Paul connaître la misère]état + [en quelques années]durée]processus télique b) adverbial levant un bornage [[Marie rédiger le rapport]télique + [partiellement]degré]atélique

Instruction 3 Le troisième pas du programme s'applique spécifiquement à l'anglais : il s'agit en effet de

vérifier si le verbe fini de Pi est à la forme progressive et si cette construction change le caractère aspectuel de la proposition.

Cette instruction s'appuie sur la conception selon laquelle une proposition dynamique est convertie en proposition d'état sous l'effet de la forme progressive. Cette conception est défendue particulièrement par les représentants de la théorie des représentations discursives de H. Kamp et par A. Galton (1984).Pour le français, F. Nef (1986) a proposé d'appliquer le même raisonnement à l'imparfait à valeur aspectuelle imperfective. Si l'on admet ce traitement il faut prévoir un déplacement de l'instruction 3 comme spécification de l'instruction 5 ci-dessous concernant la "sphère temporelle" de la proposition, car la valeur aspectuelle et la valeur temporelle de l'imparfait sont morphologiquement indissociables.

En revanche l'instruction 3 s'applique à la composition de l'aspect du verbe principal et de la périphrase aspectuelle être en train de. Cette périphrase aspectuelle n'étant compatible qu'avec une prédication dynamique (ex. *Le château est en train de dominer la vallée) on peut soit admettre

19A notre connaissance seule la "functional grammar" de S. Dik (1978,1989) fournit un cadre satisfaisant pour traiter l'effet de conversion du caractère aspectuel du noyau prédicatif sous l'effet d'adverbiaux de ce type. En effet ces adverbiaux y constituent des satellites du noyau prédicatif ("core predication") dont les propriétés (entre autres) aspectuelles entrent en composition avec celles du noyau prédicatif.

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avec Schopf qu'elle convertit une proposition dynamique en proposition d'état soit plutôt qu'elle fixe un instantané d'un procès dynamique.

Instructions 4-6

Avec la quatrième instruction, Schopf engage la procédure d'assignation du temps référentiel de la proposition Pi. La procédure comporte trois phases : en premier le choix entre un temps référentiel momentané ou duratif et la détermination de sa position par rapport à la structure de phase de la proposition (ceci pour les propositions téliques que Schopf subdivise en un instant initial, une phase médiane de progression vers un terme et l'instant d'accès au terme), en second la sélection de la sphère temporelle appropriée au temps grammatical (passé, présent, futur) et enfin la prise en compte d'un éventuel adverbial d'orientation temporelle susceptible d'indiquer la position du temps référentiel ou de fournir un cadre à l'instant de référence (ex. En mai/le mois suivant Pierre repeignit sa maison).

Il ne semble pas que cet ordonnancement soit directement applicable au français. En effet le temps référentiel doit être instantané a) si la proposition désigne un état (Quand je l'ai appelé au téléphone, Marie était dans son bain) b) ou un procès dynamique duratif à l'aspect imperfectif (Quand je l'ai appelé au téléphone, Marie

était en train de prendre son bain :TR ∈ TE:+dyn) c) ou un procès dynamique télique instantané ("achievement") (A 6 heures du soir, l'alpiniste

atteignit le sommet du pic : tR = tE:+dyn/+moment) il doit être duratif a) si la proposition désigne un procès dynamique duratif à l'aspect perfectif (Pendant le journal

télévisé, Marie prépara le dîner : TE:+dyn/-moment ⊂ TR) b) ou un état borné par un adverbial de durée (ex. Pendant un millénaire, le château domina la

vallée, TE:-dyn ⊂ TR, cf. instruction 3). Si le procès est à l'aspect accompli la durée du temps référentiel est indifférente (A cette époque, la famille est/était /sera ruinée : TR ⊂ TE:+résult).

Or on sait que les temps grammaticaux du français peuvent prendre différentes valeurs aspectuelles (présent imperfectif vs. habituel, passé simple perfectif vs. inchoatif, imparfait imperfectif vs. itératif vs. perfectif, passé composé perfectif vs. accompli/résultatif). Les instructions 3, 4 et 5 ne sont donc pas dissociables pour le français.

D'autre part Schopf n'évoque a) ni la composition de l'aspect avec les périphrases aspectuelles autres que la forme progressive

(pour le français : venir de INF, être sur le point/près de INF) b) ni l'incidence des auxiliaires de phase (commencer à INF / continuer à INF, cesser vs. finir de

INF)

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c) ni dans l'instruction 6 l'appartenance de l'adverbial d'orientation temporelle au thème ou au rhème (ex. En mai, il avait fini de repeindre sa maison vs. Il avait fini de repeindre sa maison en mai).

Ces trois points nécessiteraient des instructions de repérage spécifiques.

Instruction 7 A partir de l'instruction 7 débute le module proprement consacré à la progression du temps

référentiel qui est le plus intéressant. L'instruction 7 prévoit une relation d'inclusion ou de chevauchement ("overlap") entre le temps référentiel établi en dernier (pour Pi-1) et le temps référentiel de Pi si Pi dénote un événement atélique ("state, process, or progressive") "à moins qu'une incompatibilité d'origine sémantique ou pragmatique ne l'interdise". En français l'instruction s'applique aux propositions d'état non borné et aux propositions dynamiques à l'aspect imperfectif, ex.

Pi-1: Paul entra dans la pièce (TR1). Pi :Elle était dans la pénombre (TR2) proposition d'état d'où relation d'inclusion TR1 ⊂ TR2. Pi-1: Paul éteignit la lumière (TR1). Pi :L'éclat du lustre lui fatiguait les yeux (TR2) proposition dynamique durative à l'aspect imperfectif d'où relation temporelle d'inclusion TR1 ⊂ TR2 avec une valeur explicative.

Les exemples d'incompatibilité sémantique que mentionne Schopf sont analysables comme l'ellipse d'une proposition de perception du contenu de Pi (à l'aspect perfectif) :

Pi-1 : Paul ouvrit les volets. (TR1) Pi : Les meubles anciens resplendissaient dans l'éclat du soleil levant20= Il vit les meubles anciens resplendir dans l'éclat du soleil levant (TR2 > TR1)

Instruction 8 Cette instruction consacrée aux propositions téliques est la plus complexe car elle s'articule

autour de quatre tests portant sur le couple {Pi-1, Pi}: a) on vérifie en premier lieu si l'événement introduit par Pi est un sous-événement ou un événement global prédiqué dans Pi-1, ex.

Marie prépara le dîner [MACRO-EVENEMENT]. {Elle sortit le jambon et le découpa en tranches minces qu'elle agrémenta de cornichons, de petits oignons et qu'elle accompagna de toast beurrés} [MICRO-EVENEMENTS]. TE1:préparer ⊂ TR1 TE2 sortir, TE3:découper, TE4:agrémenter, TE5:accompagner ⊂ TR2 & TR1 O TR2

20De telles paires de propositions attestées en anglais paraissent difficilement acceptables en français en l'absence d'un adverbe propre à faire avancer le temps référentiel : désormais, dès lors, maintenant, etc. Voir les exemples apparentés aux §§2.1.1 et 3.5.

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b) on se demande ensuite si l'événement dénoté par Pi interprète l'événement dénoté par Pi-1, c'est-à-dire s'ils sont coréférentiels. Par ex.

Marie prépara le couscous. Elle suivit scrupuleusement la recette du livre de cuisine. TE1:préparer ⊂ TR1 & TE2:suivre ⊂ TR2 & TR1 O TR2

c) en troisième lieu on se demande si Pi subsume l'événement ou les événements précédents sous une dénomination hypéronymique. Cela revient à l'inversion de l'articulation narrative du point a), ex.

{Marie mit les couverts autour des assiettes, joncha la nappe de feuilles de houx et disposa harmonieusement les carafes de vin et d'eau }[MICRO-EVENEMENTS]. Elle élabora ainsi une composition agréable à l'oeil.[MACRO-EVENEMENT] TE1:mettre, TE2:joncher, TE3:disposer ⊂ TR1 TE4:élaborer ⊂ TR2 & TR1 O TR2

Il suffit que l'une des trois conditions a)-c) soit satisfaite pour que le temps référentiel de Ti soit considéré comme entretenant une relation de simultanéité avec celui de Pi-1 (avec trois spécifications : simultanéité propre, inclusion et chevauchement). d) Si aucune des trois conditions a)-c) n'est satisfaite on vérifie si Pi et les phrases précédentes sont temporellement incompatibles pour des raisons sémantiques ou pragmatiques. Les deux événements dénotés par Pi-1 et Pi sont par ex. temporellement incompatibles si l'événement dénoté par Pi ne peut avoir lieu que si l'événement dénoté par Pi-1 est préalablement achevé. On comparera :

(Pi-2) Le téléphone sonna. (Pi-1)Marie décrocha et (Pi) prit (*simultanément) l'appel en note. vs. (Pi)appuya (simultanément) sur le bouton d'enregistrement de l'appel.

Si les deux événement sont temporellement incompatibles, on avance le temps référentiel d'un pas. Sinon on passe à l'instruction 9. Instruction 9

La dernière instruction, qui intervient en cas d'échec de la procédure heuristique de l'instruction 8, élargit la mise en relation par paire {Pi-1,Pi} à des triplets de propositions consécutives "ou en fin de compte à la totalité du contexte enregistré jusque là". Elle n'exclut pas que l'analyse temporelle de la séquence narrative laisse subsister une marge de flou dans la mesure où les événements relatés ne sont pas temporellement incompatibles. Considérons par exemple la séquence suivante :

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(P1/E1) Le président fit un bref discours sous la pluie. (P2/E2) Les journalistes enregistrèrent tous ses propos. (P3/E3) Le maire le raccompagna à sa voiture et (P4/E4) les reporters le photographièrent sous tous les angles.

a) l'acte d'enregistrer les propos du président intervient nécessairement durant le discours du président (logique des deux actions),

b) le retour du président à sa voiture en compagnie du maire intervient selon toute vraisemblance après l'achèvement du discours (logique des deux actions),

c) la relation temporelle entre le retour du président à sa voiture et les photos prises par les reporters est en revanche floue, car le et [P3, P4] coordonnant deux propositions temporellement compatibles et n'entretenant pas de relation moyen/résultat est interprétable comme et simultanément, et ensuite ou et simultanément et ensuite. Seule l'interprétation et préalablement est exclue.

C'est donc surtout dans son troisième module (instructions 7-9) que le programme heuristique de détermination de la progression du temps référentiel proposé par Schopf est novateur et pertinent. Toutefois, la volonté de faire abstraction dans les deux premiers modules de la catégorie de l'aspect grammatical et de limiter l'incidence de l'aspect périphrastique à la forme progressive (choix qui se justifient en anglais) rend très problématique son application aux séquences narratives en français.

Cf diagrammes infra.

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3. PROGRESSION NARRATIVE ET PLANS DISCURSIFS

La "rencontre" d'une notion linguistique (l'aspect) et d'une notion discursive, textuelle (l'opposition premier plan/second plan) se produit rarement à partir de préoccupations scientifiques homogènes, fondées sur un même point de vue ; il est facile de remarquer que deux des pionniers des recherches en ce domaine, Weinrich et Labov, ont des objectifs fondamentalement différents : pour Weinrich, analyse linguistique permettant d'observer comment les structures de langue s'actualisent dans un codage textuel, pour Labov, étude essentiellement discursive, la notion de plan étant évoquée, définie, sans rapport immédiat avec les faits linguistiques. On pourra cependant constater que c'est non seulement le travail sur le discours (cf. l'approche "fonctionaliste" de Hopper, 1979, de Hopper et Thompson, 1980, de Givon, 1987) qui a pu amener à rapprocher aspect et plans, mais que c'est aussi, en grande partie, la tentative de lier ces questions à des problèmes qui relèveraient de la psychologie et, plus particulièrement, de la psychologie de la forme. Cette volonté est explicite chez Reinhart : (Reinhart, 1986 : 59 ; voir aussi Talmy, 1978 ; Wallace, 1982). Nous reviendrons par la suite sur ce rapprochement. 3.1. Deux types de définitions Il convient de rappeler d'abord rapidement les deux grandes directions - relativement proches sur certains points - dans lesquelles se dirigent les essais de définition : une approche strictement "chronologique", représentée par Labov (1978) et, à sa suite, Reinhart (1986), Hopper (1979), privilégie la dimension temporelle du texte narratif ; ces auteurs considèrent en effet que la décomposition en plans devient possible lorsque le "déroulement" du texte reflète la chronologie extra-linguistique ; la linéarité du discours correspond ainsi à la succession des événements : (Labov, 1978, 295). Le premier plan (foreground) est formé de cette succession, alors que le second plan (background) contient les événements simultanés au premier plan ou non pourvus d'une référence temporelle précise : (Hopper, 1979, 214). Cette approche de la notion de plan entraîne des images comme celle du "squelette" narratif, de l'"ossature" du texte, des expressions comme "progression", "avancée", du texte dans le temps. L'autre point de vue consiste à moins s'attacher à la dimension temporelle pour mettre l'accent sur l'importance plus ou moins grande attachée aux référents : le premier plan correspondrait ainsi à un degré élevé d'"attention", alors que le second plan traduirait une attention plus faible ; ce type de définition se rattache d'ailleurs à la notion de "causalité" : un élément qui servira à "faire avancer" l'intrigue sera considéré comme une partie du premier plan narratif (Kalmar, 1982). La liaison entre ces deux types de définitions et le glissement de l'une à l'autre sont sensibles chez Hopper et Thompson (1980) qui définissent l'opposition des plans en fonction des "buts communicatifs" : (p. 280) ; mais les mêmes auteurs enchaînent immédiatement sur les "contraintes chronologiques" (p. 281) : les événements importants, qui structurent le discours narratif, sont, en

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même temps, ceux qui se trouvent séquentiellement ordonnés. Remarquons que l'approche chronologique permet une vérification des hypothèses par l'observation et l'application de tests (suppression, permutation, par exemple ; cf. Couper-Kuhlen, 1989, 9 sq.), alors que la notion d'"importance" des événements, en raison de son caractère quelque peu flou et vague, risque fort de conduire à un cercle : le premier (ou le second) plan serait identifiable grâce à la présence de formes linguistiques particulières, mais ces formes seraient en même temps "voulues" par la traduction, le codage, de ce plan (cf. Molendijk, 1990, 8). Quelle que soit l'optique adoptée, on se trouve en présence de concepts qui relèvent du domaine textuel ; se pose alors le problème de la relation qu'il est possible d'établir entre ce domaine et les faits linguistiques, les marques appartenant au système de la langue : pourquoi telle forme et non telle autre ? Y a-t-il, à travers la diversité des langues, systématisation, spécialisation, de certaines caractéristiques linguistiques ? Une première réponse semble s'imposer : l'opposition des plans se trouvant définie, fondamentalement ou de manière annexe, sur des critères qui renvoient à la chronologie, il paraît normal que le système verbal soit le premier concerné. Mais la prise en compte de caractéristiques qui laissent de côté la dimension temporelle amène à considérer un ensemble plus vaste de phénomènes qui, à première vue, pourraient ne pas avoir de rapports. Nous examinerons donc comment diverses particularités du temps, de l'aspect, de la modalité, entrent, pour certains auteurs, dans cette problématique générale ; un des premiers exemples de cette tentative d'intégration nous paraît être l'emploi que font Hopper et Thompson (1980) de la notion de transitivité ; nous évoquerons aussi la notion de "saillance" telle qu'elle est utilisée par Chvany (1990). 3.2. Les phénomènes aspectuels intégrés dans un ensemble plus vaste : la "transitivité" Dans l'approche traditionnelle, le concept de "transitivité" (un procès est transféré, transmis, de l'agent au patient) est habituellement assimilé à celui de rection : c'est la relation verbe-objet qui est mise en valeur ; le syntagme nominal objet, "patient" du verbe transitif, possède en effet des propriétés syntaxiques particulières, qui traduisent le fait que l'action "s'exerce sur" ce complément. La tentative de Hopper et Thompson a l'intérêt d'élargir cette notion : la comparaison des langues montre l'existence de plusieurs paramètres, souvent fortement corrélés, qui peuvent être mis en rapport avec cette construction. Mais ces divers phénomènes linguistiques, qui reflètent le degré de transitivité, doivent être, pourrait-on dire, "justifiés" ; c'est dans cette justification que l'on retrouve la problématique des plans : le choix, la répartition de ces indices, ne sont pas arbitraires, mais correspondent à un principe fonctionnel, relevant de l'organisation discursive. Nous citerons les principales de ces composantes : - le nombre des "participants" et leur nature : la transitivité supposant deux actants, dont l'un

sera Agent et l'autre Objet, la présence, dans la proposition, de ces deux éléments entraînera vers un degré élevé de transitivité, alors que l'apparition d'une seule unité correspondra à un degré faible. La liaison avec l'opposition des plans peut se concevoir assez facilement : une

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grande partie des propositions de second plan, les "descriptions" en particulier, renvoient à des états et non à des événements et ne traduisent pas le "passage" d'une action d'un participant à un autre ; il s'agit davantage d'attribuer une qualification à un actant unique.

- les "actions" : le transfert d'un actant à l'autre ne peut se concevoir qu'avec des actions, et non avec des états, d'où la distinction nécessaire entre des prédicats comme frapper, casser, pousser, etc., avec lesquels quelque chose "arrive" à l'objet/patient, et des prédicats comme voir, admirer, connaître, etc., qui, tout en se construisant avec un objet, ne s'accompagnent pas du phénomène de transitivité.

- Télicité : un procès considéré comme télique (signalé comme "borné" à droite, avec spécification de son terme) est plus apte à être transféré sur un autre participant qu'un procès qui n'est pas présenté avec une telle limitation ; on rejoint ici, pour la corrélation avec les plans, l'importance de la vision de procès (vision sécante/vision globale) sur laquelle nous reviendrons par la suite : un événement de premier plan doit être "vu" dans son intégralité, pour pouvoir entrer dans une séquence chronologique.

- Ponctualité : certains procès ne comportent pas d'étape intermédiaire entre leur début et leur achèvement ; d'autres, au contraire, font apparaître des moments transitoires, qui constituent autant de sous-parties dans le déroulement de l'action ; ainsi contourner, mesurer, évaluer, impliquent une complexité interne que ne présentent pas réveiller, bousculer,... L'objet/patient semble se trouver plus facilement affecté, modifié, par l'action lorsque le verbe est de type ponctuel.

- Agentivité : pour qu'il y ait transfert de l'action sur le patient, il faut que le premier participant corresponde à un degré élevé sur l'échelle d'agentivité ; ce critère peut d'ailleurs être combiné à celui de "volonté" : l'addition des deux caractéristiques (agentivité et volonté) conduira à une transitivité plus marquée que dans le cas de l'agentivité seule.

- Le "mode" et l'assertion : le premier plan du texte est nettement corrélé à l'affirmation de procès présentés comme réels et effectifs ; la négation, l'emploi d'un mode comme le subjonctif, font sortir de ce cadre réel et apparaissent comme des sortes de digressions dans un autre monde possible, conduisant vers le second plan.

- "Individualité" de l'objet : le transfert de l'action s'opérera de façon d'autant plus effective que l'objet sera nettement "individualisé" ; cette notion recouvre en fait un ensemble de traits (± nom propre ; ± humain ; ± animé ; ± concret ; ± singulier ; ± comptable ; ± référentiel) dont la combinaison entraînera une plus ou moins grande "individualisation".

Ce sont toutes ces caractéristiques qui peuvent être ainsi regroupées autour de la notion générale de transitivité, notion qui doit être considérée comme un continuum, certaines propositions possédant par exemple tous les critères "positifs" : (40) Il renversa son adversaire d'un coup de poing.

et atteignant ainsi un degré maximum de transitivité, alors que d'autres, comme :

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(41) Une bonne remarque aurait pu être utile se trouvent situées à l'extrémité négative de l'échelle ; le premier de ces exemples sera un candidat idéal au codage d'un événement de premier plan, alors que le deuxième appartiendra obligatoirement au second plan. Force est de reconnaître que, dans la réalité des textes, les exemples "intermédiaires", hybrides, sont les plus nombreux : l'absence de tel ou tel critère n'empêche pas la transitivité et, d'autre part, une transitivité faible n'interdit pas la traduction du premier plan. Il ne peut en fait s'agir que de tendances comme en témoigne la position de Hopper et Thompson, qui s'appuient sur une observation statistique de corpus pour justifier ces corrélations. La catégorie de l'aspect - que l'on retrouve chez Hopper et Thompson dans les rubriques de la "ponctualité" et de la "télicité" - est reprise, dans une grille du même ordre, par C. Chvany (1990) : pour établir des relations entre les plans et le système linguistique telles qu'il soit possible de comparer le fonctionnement de langues diverses, il convient de prendre en compte des concepts relativement indépendants des catégories spécifiques à une langue ; d'où le passage par une typologie des situations. L'aspect est ainsi traité non seulement comme une catégorie morphologique ou lexicale, mais comme une propriété inhérente aux phrases qui décrivent des situations dans un texte. Cette échelle de "saillance", qui s'inspire des travaux de Vendler, est du type : (42) 4 - accomplissement/"culmination" (il atteignit le sommet ; il traça un cercle) 3 - événement/achèvement (il s'évanouit) 2 - activité (il était en train de travailler) 1 - habitude, répétition (il travaillait dans le privé) 0 - état (X connaissait Y) Elle résume plusieurs valeurs aspectuelles (télécité, ponctualité, accomplissement, durativité) et a l'avantage, par rapport aux propositions de Hopper et Thompson, de se présenter comme une hiérarchie qui dépasse un cadre strictement binaire ; chacun des degrés a un "poids" (de 0 à 4), qui entrera dans l'ensemble des paramètres - syntaxiques, sémantiques - qui permettront de donner à un énoncé un coefficient de "saillance" ; le premier plan est ainsi caractérisé par des énoncés à coefficient élevé. Remarquons que C. Chvany s'efforce d'évaluer les autres critères (agentivité, subordination, référentialité,...) selon des hiérarchies identiques : ce sont des échelles qui sont mises en rapport, "combinées", en quelque sorte, et non des traits binaires. 3.3. Distinction des plans, aspect, et perception des formes Dans les descriptions que nous venons d'évoquer, l'aspect verbal se trouve concerné à plusieurs titres, "ponctualité" et "vision globale" étant les caractéristiques les plus fréquemment rappelées ; on peut évidemment se demander pourquoi ce sont ces traits et non pas d'autres qui se trouvent ainsi privilégiés. Sortant du domaine strictement linguistique, certains auteurs ont essayé de montrer comment la catégorie des plans renvoyait à des phénomènes psychologiques plus

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généraux : les théories de la "forme" paraissent offrir ici un bon moyen d'expliquer, sinon de justifier, le rôle des catégories temporelles et aspectuelles. T. Reinhart (1986) propose ainsi d'établir un parallèle qui permettrait d'établir une "corrélation directe" entre les deux systèmes : le système temporel sous-tendant l'opposition des plans et le système de la perception des formes. La distinction premier plan/second plan se trouve correspondre à la distinction figure/plan : de la même façon que le plan, le "fond", est perçu comme se prolongeant sous la figure, les états décrits dans les parties d'arrière plan sont interprétés comme se prolongeant, continuant de se réaliser, pendant la durée des événements de premier plan. Ce type de rapprochement devrait expliquer pourquoi le premier plan correspond à la figure et le second plan au fond ; il ne s'agit pas seulement d'établir une comparaison entre les deux domaines, mais de justifier la répartition que l'on peut y constater. Trois règles paraissent communes aux deux systèmes : - la règle de "continuité" : les formes spatiales continues sont les plus facilement identifiables et il est difficile de "casser un contour" pour percevoir une figure. Ainsi, dans :

aura-t-on tendance à voir d'abord une bande blanche sur des bandes verticales noires, plutôt que quatre carrés noirs isolés, cette bande blanche étant la forme continue de la figure ; de la même façon, la continuité temporelle du texte permet, en quelque sorte, à l'avant-plan de jouer le rôle de figure, par rapport à un fond qui, en principe, ne présente pas cette continuité ; - la règle de "taille" et de "proximité" : il paraît plus facile d'identifier comme figures les espaces les plus petits, alors que les plus grands sont perçus comme des arrière-plans ; dans le schéma suivant :

le premier regard aura tendance à distinguer trois bandes étroites et une ligne isolée sur la droite, plutôt que trois bandes larges et une ligne isolée à gauche. Dans le domaine temporel, c'est le critère de "ponctualité" qui correspondrait à cette règle, les événements ponctuels occupant une place "moindre" que les événements duratifs ; - la règle de "fermeture" : plus l'espace est "fermé", plus on aura tendance à l'interpréter comme figure ; ce critère l'emporte d'ailleurs sur le précédent : il suffit de transformer le schéma évoqué plus haut :

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pour constater que ce sont alors les bandes larges qui sont perçues comme des figures. Un parallèle s'établirait ainsi avec les faits aspectuels : le critère de vision (bornée/non bornée), qui est l'équivalent de cette notion de fermeture, semble en effet plus pertinent, pour la détermination des plans, que le critère de ponctualité.

C'est sur cette catégorie de la vision, ou de "globalité", que nous nous arrêterons à présent, car elle occupe bien une place privilégiée - dans la perspective de l'opposition des plans - parmi les faits aspectuels. 3.4. Vision de procès et plans La représentation des dénotations grammaticales des catégories temporelles et aspectuelles étant plutôt en relation avec des "intervalles" qu'avec des "moments", des instants, il semble possible de distinguer deux grands types d'intervalles : intervalle fermé, intervalle ouvert. Comme le signalent Desclés & Guentchéva (1990), chaque intervalle est caractérisé par deux limites, l'une à gauche, l'autre à droite, correspondant à la présence d'instants "points de départ" et "points d'arrivée". Le jeu de ces limites conduira à deux types de situations : situation statique, situation dynamique. Cette opposition permet de définir états, procès et événements : "A state is characterized by the absence of change, of discontinuity ; all phases of the static situation are the same. In a state, we have neither a starting point (indicating change) nor an ending point (also indicating change). Each State is represented by an open interval" (Desclés & Guentchéva, 238). Opposée à cette notion d'état, celle de procès apparaît comme un changement, à partir d'une situation statique initiale, vers une situation statique finale, ce qui aboutit à un intervalle fermé à gauche. Quant à l'événement, il introduit la discontinuité dans un arrière plan statique : "Each occurrence of an Event is a single whole viewed without regard to what happens before or after this occurrence. Each Event is represented by a closed interval" (id., 244) : l'événement, ainsi défini, correspond à la valeur de l'aoriste ou, pour une langue comme le français, du passé simple. Cette prise en compte des limites d'un intervalle paraît, dans une première approche, pouvoir justifier, en quelque sorte, la mise en relation de la vision du procès et du découpage en plans : c'est la valeur "ouverte" de certains intervalles liés à telle ou telle forme qui pourra engendrer un effet de "cadre", dans lequel vont s'insérer les événements successifs constituant le premier plan ; inversement, le déroulement chronologique des faits de premier plan aura pour origine la "fermeture" des intervalles : on rejoint ici la question de la perception des formes, évoquée plus haut ; en effet, la linéarisation d'intervalles fermés génère un effet de succession. La séquence : Il entra, il parla, il repartit, est interprêtée comme un enchaînement de "blocs", isolés et autonomes : ...[ ] [ ] [ ]..., la fermeture de chacun de ces événements empêchant tout chevauchement, tout effet de

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superposition ou de cadre. C'est cette vision globale des procès qui paraît entraîner une identité, un parallélisme, entre la séquence textuelle et le déroulement des faits dans la réalité extra-linguistique. S'expliqueront ainsi les "découpages" du second plan par des premiers plans : une vision limitée s'insère à l'intérieur d'un intervalle ouvert : Il sortit ; les rues étaient calmes... Il sortit -----] [ ] [------

Les rues étaient calmes En réalité, cette liaison entre "vision" et plans est loin d'être aussi biunivoque que les exemples habituellement allégués pourraient le laisser penser ; comme le rapellent Vet et Molendijk (1986), un glissement s'opère souvent entre la notion de "fermeture" et celle de "globalité" ; on passe insensiblement de la définition des limites d'un intervalle à la perception de l'homogénéité du procès, à l'impossibilité de le décomposer en sous-parties. L'analyse que nous venons d'évoquer plus haut suppose qu'un intervalle limité renvoie à un procès non segmentable et que l'évocation d'un autre intervalle limité ne peut que référer à un procès totalement distinct, avec déplacement du point de référence sur l'axe temporel. Les exemples abondent, cependant, dans lesquels un procès présenté dans un intervalle borné est divisé en des sous-parties "simultanées", sans qu'il y ait alors dimension chronologique : (43) X arriva et fit un discours remarquable : il exposa d'abord... ; il parla ensuite de... ; il

termina par... ; il passa ensuite la parole... Deux "niveaux" de passés simples sont à distinguer ici : le premier plan arriva, fit, passa, et la "décomposition" de fit en exposa, parla, termina. Peut-on parler de premier plan dérivé, dans ce cas ? L'essentiel est de voir que la nature bornée de l'intervalle est loin de garantir la succession temporelle des événements. Inversement, pourrait-on dire, une séquence de formes renvoyant à des intervalles "ouverts" n'interdit pas une certaine succession chronologique ; tout se passe comme si un espace non limité était décomposé en sous-parties temporellement ordonnées : (44) X déboucha sur le quai : le métro arrivait, s'arrêtait quelques secondes, puis repartait... on voit comment les connaissances du monde, les relations que l'on peut établir entre les prédicats sous-parties d'événements ou d'états plus "vastes", interviennent dans l'interprétation que le locuteur fait des phénomènes de séquentialité, de chronologie. Il semble donc difficile d'assimiler systématiquement vision de procès et plan ; l'interprétation différente, en ce qui concerne la dimension chronologique, des séquences au passé simple que nous avons citées plus haut paraît bien relever, dans une large mesure, du domaine pragmatique. Comme l'écrit N.B. Thelin :

"it would thus follows that temporal perspectivization cannot be understood properly unless related to a broader pragmatic concept of situation structure in terms of states and changes

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of states (including actual perception but also world Knowledge and ideological positions) and that aspect (the semantic system of perceptual-conceptual distinctions structuring this temporal perspective), correspondingly, cannot be fully understood unless treated as a function of discourse organisation assigned only secondarily to in individual propositions or sentences" (1990, 22).

3.5. Approche pragmatique de la relation aspect/plan

Partant donc de la constatation qu'il convient de construire des "représentations discursives", seules aptes à spécifier les relations temporelles entre les phrases, N.B. Thelin, s'éloignant d'une approche qui donnerait la priorité aux interprétations vériconditionnelles dans un cadre phrastique, s'appuie sur les conceptions de Kamp (1981), qui fonde ces représentations discursives sur la prise en compte des "événements" comme éléments primitifs : sont ainsi pris en considération trois paramètres différents, qui doivent permettre de rendre compte de la perception, de la conception et de la relation des événements par le locuteur : a) les propriétés "physiques" inhérentes à ces événements (le trait ± "phase" s'appliquera à la

distinction perceptuelle fondamentale entre "mouvement" et "statisme"). b) les relations temporelles et causales qui s'établissent avec d'autre événements, et qui permettent

de distinguer les oppositions suivantes : ± changement d'état ; ± insertion dans un changement d'état ; ± liaison avec un changement d'état. Ces traits sont à mettre en correspondance avec divers types de premier plan et de second plan (cf. inf.).

c) les traits sémantiques tels que ± temporalité (les événements pouvant être présentés comme temporellement définis ou indéfinis : valeurs habituelles, génériques, potentielles...) et ± totalité (vision globale, vision sécante, conduisant à la notion d'"achèvement" d'accomplissement).

La combinaison de ces différents niveaux d'analyse offre la hiérarchisation suivante :

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Chacune des sept possibilités (a) à (g) correspond ainsi à des réalisations particulières du codage des plans ; la dichotomie premier plan/second plan est maintenue, mais deux subdivisions importantes apparaissent : premier plan "propre", pourrait-on dire, et premier plan "contextuel", d'une part, second plan "propre" et second plan "actuel" d'autre part ; l'opposition statif/non statif, liée à ± phase, se retrouve dans chaque catégorie. Un tel tableau permet par ailleurs une comparaison des systèmes linguistiques ; la forme anglaise de prétérit pourra être utilisée pour l'ensemble du tableau, à l'exception du cas (c), pour lequel la forme progressive sera nécessaire (John was already finishing the morning paper when Mary came down for breakfast, ex. de N. Thélin). En s'en tenant aux "temps" du passé, imparfait et passé simple, dans le système du récit, on pourrait proposer, pour le français, les illustrations suivantes (empruntées au roman de J. Green, Chaque homme dans sa nuit, Ed. du Seuil, Points, 1992).

(45) Le domestique passa devant lui et le conduisit au bout d'un long couloir (p. 35) → premier plan "propre".

(46) Il attendit (...), puis d'un claquement de langue enleva son cheval (...) et bientôt ils

s'engageaient dans une route (p. 10) → premier plan "contextuel". (47) Comme il remontait à sa chambre, Wilfred croisa Angus qui sortait de la sienne (p. 47) → second plan "actuel".

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(48) Il vit les étiquettes (...) D'habitude, elles l'amusaient avec leurs noms étrangers (p. 37) : → second plan "propre". (49) (...) fit Wilfred en boutonnant son veston. Une minute plus tard, il était assis au pied du lit de

l'oncle Horace (p. 66) → premier plan "contextuel". (50) Wilfred en était là de sa contemplation quand la porte s'ouvrit (p. 19) → second plan "actuel". (51) Un moment plus tard, elle arriva (...) La demoiselle savait l'anglais qu'elle parlait avec une

rapidité étonnante (p. 119) : second plan "propre".

On remarquera que la plupart de ces catégories se "traduisent" de façon univoque : passé simple ou imparfait ; mais (b) et, plus difficilement, (e), acceptent l'alternance des deux formes : l'insertion de l'imparfait dans une séquence impliquant un changement permet de rendre compte des cas où ce "temps" relève du premier plan. Une telle perspective tente de dépasser le groupement, trop simple, chronologie-aspect-plans, pour mieux prendre en considération, en leur donnant même la priorité, les caractéristiques sémantiques et pragmatiques qui jouent un rôle dans la structuration du discours en premier et en second plan. 4. PROGRESSION NARRATIVE ET PLANS ENONCIATIFS

Dans la plupart des travaux mentionnés jusqu'à présent les séquences narratives étudiées sont explicitement homogènes, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas "entrelardées" de séquences descriptives, argumentatives ou dialogales.

Toutefois Schopf (1989, 1991) s'est posé la question du traitement de l'apparition, en marge du système aspecto-temporel d'une séquence à dominante narrative {E*R*S}, d'un deuxième système {E'*R'*S'} destiné à rendre compte de l'insertion d'un monologue (intérieur ou dialogal) au discours indirect. Soit une narration avec focalisation interne sur un personnage X. Au moment référentiel Ri, X se livre à un monologue dont le moment d'élocution S' est de ce fait identique à Ri, comme dans l'extrait suivant de Nana d'E. Zola qui combine les deux formes de discours indirect:

(52) Quand le garçon fut parti, Nana dit qu'elle resterait au plus une demi-heure dehors. Si des

visites venaient, Zoé ferait attendre. Comme elle parlait, la sonnerie électrique tinta.

L'articulation de la séquence est représentable en deux colonnes :

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Combettes, François, Noyau & Vet, Introduction à l’étude des aspects dans le discours narratif, VERBUM 1993/4

dominante narrative monologue dialogal de Nana

Quand [le garçon fut parti]1 , [Nana dit qu']2 Comme [elle parlait]6, [la sonnerie électrique tinta]7

[elle resterait au plus une demi-heure dehors]3. Si [des visites venaient]4, [Zoé ferait attendre]5.

La proposition temporelle quand le garçon fut parti dénote un événement E1 : le garçon

<partir> repéré comme antérieur à un temps référentiel R1 (E1<R1) coïncidant avec le temps de l'événement énonciatif E2 : Nana <dire> que P, situé dans le passé de S (E2=R1 & E2 < S) et qui introduit un discours rapporté. A ce titre l'événement E1 induit un système déictique indirect {S'*R'*E'*} dont le moment d'élocution S' coïncide avec le moment référentiel de l'acte d'énonciation rapporté (E2=R1=S').

La proposition au discours indirect elle resterait au plus une demi-heure dehors dénote un état E'1 : elle/Nana <rester> au plus une demi-heure dehors et le situe en coïncidence avec un moment référentiel R'1 (E'1=R'1) dans le futur de l'acte d'énonciation rapporté (R'1>S').

La phrase suivante Si des visites venaient, Zoé ferait attendre prolonge le monologue de Nana au discours indirect libre. Elle ouvre un (ou plutôt plusieurs) monde(s) possible(s), Zoé étant appelée à faire attendre chaque visiteur pouvant se présenter durant l'absence de Nana. La proposition des visites <venir> dénote donc un événement E'2 appartenant à un ensemble d'événements possibles que nous noterons #E'2# et que la conjonction hypothétique si introduit comme concident avec un temps référentiel R'2 appartenant aussi à un ensemble de temps référentiels possibles #R'2#.

La proposition Zoé ferait attendre dénote un événement E'3 : Zoé <faire> attendre appartenant à un ensemble d'événements possibles #E'3# et tel que pour un événement possible E'2 coincident avec R'2, E'3 soit immédiatement postérieur à R'2 (l'instruction par Zoé d'attendre Nana est immédiatement consécutive à l'arrivée du visiteur).

Enfin la narration se poursuit par une proposition rappelant l'acte d'énonciation rapporté : comme elle parlait qui dénote un événement E3 : elle/Nana<parler> englobant l'acte énonciatif E2 : Nana <dire> que P (E3 ⊃ E2). Par l'intermédiaire de la conjonction temporelle comme suivie de l'imparfait, l'acte énonciatif E3 est présenté comme coincident avec un temps référentiel R2 (qui de ce fait se trouve englober le temps référentiel R1 coincident avec l'acte d'énonciation E2 : R2 ⊃ R1). La proposition subséquente au passé simple perfectif la sonnerie électrique tinta dénote un événement E4 : la sonnerie électrique <tinter> repéré dans le cadre du schéma d'incidence {comme Pimparfait, Ppassé simple} comme inclus dans le temps référentiel R2 (E4 ⊂ R2).

Comme R2 englobe R1, il n'est pas possible de déterminer exactement à quel moment du discours rapporté de Nana la sonnerie électrique tinte. La logique situationnelle conduit toutefois à supposer que E4 survient immédiatement après R1, car Nana ne donnerait pas à Zoé l'instruction de

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faire attendre les visiteurs si le tintement de la sonnerie l'avait déjà prévenue qu'un visiteur se présente (à moins qu'elle n'accorde à sa sortie une priorité absolue et souhaite se faire passer pour absente).

Cette analyse est reportée sur le tableau suivant. Dans la colonne de droite qui se rapporte au monologue de Nana seul le système déictique {S'*R'*E'} est en cause. L'articulation avec la structure aspecto-temporelle de la dominante narrative {E*R*S} représentée dans la colonne de gauche passe par un seul point de contact : E2=R1=S' correspondant à la proposition Nana dit que P qui introduit directement la proposition au discours indirect et la phrase suivante au discours indirect libre.

dominante narrative monologue dialogal de Nana

{Quand le garçon fut parti[E1]} [E1<R1], Nana dit [E2<S & E2=R1=S'] qu'... ... Comme elle parlait [E3 ⊃ E2 & E3=R2 => R2 ⊃ R1], la sonnerie électrique tinta [E4 > R1 & E4 ⊂ R2]

...elle resterait [E'1=R'1>S'] au plus une demi-heure dehors. Si des visites venaient [#E'2#=#R'2# ⊂ R'1], Zoé ferait attendre [#E'3#>#R'2#]...

5. CONCLUSION

Les analyses qui précèdent ont mis en évidence cinq sources principales pour la description des aspects dans le discours narratif : a) la notion de temps de référence dont la mise en évidence constitue l'originalité propre des propositions de Reichenbach (1966) ; b) la distinction entre les classes aspectuelles de prédications - par exemple les quatre classes de Vendler (1967) - et la visée aspectuelle, laquelle présuppose la reconnnaissance d'un temps de référence (les travaux de D. Dowty sont fondamentaux de ce point de vue) ; c) l'entrée des relations interprédicatives, en particulier des relations temporelles et aspectuelles, dans le champ de la sémantique formelle avec les Structures de Représentations Discursives de H. Kamp ; d) la reformulation par J. Hopper & S. Thompson (1980) de la notion de transitivité destinée à tenir compte de différents paramètres de participation et d'aspect ; e) et l'application de l'opposition "figure/ground" de la psychologie de la "gestalt" aux catégories linguistiques (cf. Talmy 1978, Wallace 1982). Ces sources relèvent de cadres théoriques différents : b) et c) se rattachent à l'évolution de la sémantique formelle de la référence, d) et e) à celle de la linguistique générale et de la typologie fonctionnaliste des langues.

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Or, à l'inverse des analyses développant un cadre précis, comme par exemple les nombreux travaux issus de la théorie des SDR de H. Kamp, l'originalité de plusieurs des travaux étudiés ici tient au fait que leurs auteurs ont su intégrer plusieurs de ces sources (parmi d'autres), par ex. T. Reinhart (1987) et Couper-Kuhlen (1987) qui appliquent à la suite de Talmy et Wallace l'opposition "figure/ground" aux séquences narratives, Schopf qui intègre l'analyse du discours indirect libre (1989) et propose un algorithme de reconnaissance de la progression du temps référentiel qui tient compte d'une grande variété de paramètres (1991) et surtout Thelin (1990) qui présente une remarquable synthèse du point de vue formaliste de Kamp et du point de vue fonctionnaliste de Hopper.

Finalement, il apparaît bien que seule la prise en compte de ces différents points de vue permet de décrire correctement les conditions de progression du temps référentiel au long d'une séquence narrative.

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