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Jacques le fataliste et son maître, Diderot. Jacques le fataliste fut le roman (ou l'antiroman) d'une longue maturité (1765-1773), et d'une publication qui, étant donné la variété des copies manuscrites, s'étala aussi entre 1778-1780. Au moment où cet extrait commence, Jacques – censé depuis le début raconter ses amours – raconte à son maître comment, blessé à la guerre, il entendit une nuit parler celle qui l'avait recueilli et son mari, qui manifeste à sa femme son agacement d'avoir une bouche de plus à nourrir, tout en la persuadant de faire l'amour. « Je ne vous dirai point ce qui se passait entre eux ; mais la femme, après avoir répété l’oreille, l’oreille, plusieurs fois de suite à voix basse et précipitée, finit par balbutier à syllabes interrompues l’o…reil…le, et à la suite de cette o…reil…le, je ne sais quoi, qui, joint au silence qui succéda, me fit imaginer que son mal d’oreille s’était apaisé d’une ou d’autre façon, il n’importe : cela me fit plaisir. Et à elle donc ! LE MAÎTRE. Jacques, mettez la main sur la conscience, et jurez-moi que ce n’est pas de cette femme que vous devîntes amoureux. JACQUES. Je le jure. LE MAÎTRE. Tant pis pour toi. JACQUES. C’est tant pis ou tant mieux. Vous croyez apparemment que les femmes qui ont une oreille comme la sienne écoutent volontiers ? LE MAÎTRE. Je crois que cela est écrit là-haut. JACQUES. Je crois qu’il est écrit à la suite qu’elles n’écoutent pas longtemps le même, et qu’elles sont tant soit peu sujettes à prêter l’oreille à un autre. LE MAÎTRE. Cela se pourrait. Et les voilà embarqués dans une querelle interminable sur les femmes ; l’un prétendant qu’elles étaient bonnes, l’autre méchantes : et ils avaient tous deux raison ; l’un sottes, l’autre pleines d’esprit : et ils avaient tous deux raison ; l’un fausses, l’autre vraies : et ils avaient tous deux raison ; l’un avares, l’autre libérales : et ils avaient tous deux raison ; l’un belles, l’autre laides : et ils avaient tous deux raison ; l’un bavardes, l’autre discrètes ; l’un franches, l’autre dissimulées ; l’un ignorantes, l’autre éclairées ; l’un sages, l’autre libertines ; l’un folles, l’autre sensées ; l’un grandes, l’autre petites : et ils avaient tous deux raison. En suivant cette dispute sur laquelle ils auraient pu faire le tour du globe sans déparler un moment et sans s’accorder, ils furent accueillis par un orage qui les contraignit de s’acheminer… — Où ? — Où ? lecteur, vous êtes d’une curiosité bien incommode ! Et que diable cela vous fait-il ? Quand je vous aurai dit que c’est à Pontoise ou à Saint-Germain, à Notre-Dame de Lorette ou à Saint-Jacques de Compostelle, en serez- vous plus avancé ? Si vous insistez, je vous dirai qu’ils s’acheminèrent vers… oui ; pourquoi pas ?… vers un château immense, au frontispice duquel on lisait : « Je n’appartiens à personne et j’appartiens à tout le monde. Vous y étiez avant que d’y entrer, et vous y serez encore quand vous en sortirez. » — Entrèrent-ils dans ce château ? — Non, car l’inscription était fausse, ou ils y étaient avant que d’y entrer. — Mais du moins ils en sortirent ? — Non, car l’inscription était fausse, ou ils y étaient encore quand ils en furent sortis. — Et que firent-ils là ? — Jacques disait ce qui était écrit là- haut ; son maître, ce qu’il voulut : et ils avaient tous deux raison. — Quelle compagnie y trouvèrent-ils ? — Mêlée. — Qu’y disait-on ? — Quelques vérités, et beaucoup de mensonges. — Y avait-il des gens d’esprit ? — Où n’y en avait-il pas ? et de maudits questionneurs qu’on fuyait comme la peste. Ce qui choqua le plus Jacques et son maître pendant tout le temps qu’ils s’y promenèrent… — On s’y promenait donc ? — On ne faisait que cela, quand on n’était pas assis ou couché… Ce qui choqua le plus Jacques et son maître, ce fut d’y trouver une vingtaine d’audacieux, qui s’étaient emparés des plus superbes appartements, où ils se trouvaient presque toujours à l’endroit ; qui prétendaient, contre le droit commun et le vrai sens de l’inscription, que le château leur avait été légué en toute propriété ; et qui, à l’aide d’un certain nombre de vauriens à leurs gages, l’avaient persuadé à un grand nombre d’autres vauriens à leurs gages, tout prêts pour une petite pièce de monnaie à prendre ou assassiner le premier qui aurait osé les contredire : cependant au temps de Jacques et de son maître, on l’osait quelquefois. — Impunément ? — C’est selon. Vous allez dire que je m’amuse, et que, ne sachant plus que faire de mes voyageurs, je me jette dans l’allégorie, la ressource ordinaire des esprits stériles. Je vous sacrifierai mon allégorie et toutes les richesses que j’en pouvais tirer ; je conviendrai de tout ce qu’il vous plaira, mais à condition que vous ne me tracasserez point sur ce dernier gîte de Jacques et de son maître ; soit qu’ils aient atteint une ville et qu’ils aient couché

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Page 1: Jacques le fataliste et son maître, Diderot. · Jacques le fataliste et son maître, ... Il convient en outre de laisser croire au lecteur qu'il est livre, ... Grasset et Fasquelle,

Jacques le fataliste et son maître, Diderot.

Jacques le fataliste fut le roman (ou l'antiroman) d'une longue maturité (1765-1773), et d'une publication qui, étant donné lavariété des copies manuscrites, s'étala aussi entre 1778-1780. Au moment où cet extrait commence, Jacques – censé depuis le débutraconter ses amours – raconte à son maître comment, blessé à la guerre, il entendit une nuit parler celle qui l'avait recueilli et sonmari, qui manifeste à sa femme son agacement d'avoir une bouche de plus à nourrir, tout en la persuadant de faire l'amour.

« Je ne vous dirai point ce qui se passait entre eux ;mais la femme, après avoir répété l’oreille, l’oreille,plusieurs fois de suite à voix basse et précipitée, finitpar balbutier à syllabes interrompues l’o…reil…le, et àla suite de cette o…reil…le, je ne sais quoi, qui, jointau silence qui succéda, me fit imaginer que son mald’oreille s’était apaisé d’une ou d’autre façon, iln’importe : cela me fit plaisir. Et à elle donc !

LE MAÎTRE.

Jacques, mettez la main sur la conscience, et jurez-moique ce n’est pas de cette femme que vous devîntesamoureux.

JACQUES.

Je le jure.

LE MAÎTRE.

Tant pis pour toi.

JACQUES.

C’est tant pis ou tant mieux. Vous croyezapparemment que les femmes qui ont une oreillecomme la sienne écoutent volontiers ?

LE MAÎTRE.

Je crois que cela est écrit là-haut.

JACQUES.

Je crois qu’il est écrit à la suite qu’elles n’écoutent paslongtemps le même, et qu’elles sont tant soit peusujettes à prêter l’oreille à un autre.

LE MAÎTRE.

Cela se pourrait.

Et les voilà embarqués dans une querelle interminablesur les femmes ; l’un prétendant qu’elles étaientbonnes, l’autre méchantes : et ils avaient tous deuxraison ; l’un sottes, l’autre pleines d’esprit : et ilsavaient tous deux raison ; l’un fausses, l’autre vraies : etils avaient tous deux raison ; l’un avares, l’autrelibérales : et ils avaient tous deux raison ; l’un belles,l’autre laides : et ils avaient tous deux raison ; l’unbavardes, l’autre discrètes ; l’un franches, l’autredissimulées ; l’un ignorantes, l’autre éclairées ; l’unsages, l’autre libertines ; l’un folles, l’autre sensées ; l’ungrandes, l’autre petites : et ils avaient tous deux raison.

En suivant cette dispute sur laquelle ils auraient pufaire le tour du globe sans déparler un moment et sanss’accorder, ils furent accueillis par un orage qui lescontraignit de s’acheminer… — Où ? — Où ? lecteur,vous êtes d’une curiosité bien incommode ! Et quediable cela vous fait-il ? Quand je vous aurai dit quec’est à Pontoise ou à Saint-Germain, à Notre-Dame deLorette ou à Saint-Jacques de Compostelle, en serez-vous plus avancé ? Si vous insistez, je vous dirai qu’ilss’acheminèrent vers… oui ; pourquoi pas ?… vers unchâteau immense, au frontispice duquel on lisait : « Jen’appartiens à personne et j’appartiens à tout lemonde. Vous y étiez avant que d’y entrer, et vous yserez encore quand vous en sortirez. » — Entrèrent-ilsdans ce château ? — Non, car l’inscription était fausse,ou ils y étaient avant que d’y entrer. — Mais du moinsils en sortirent ? — Non, car l’inscription était fausse,ou ils y étaient encore quand ils en furent sortis. — Etque firent-ils là ? — Jacques disait ce qui était écrit là-haut ; son maître, ce qu’il voulut : et ils avaient tousdeux raison. — Quelle compagnie y trouvèrent-ils ? —Mêlée. — Qu’y disait-on ? — Quelques vérités, etbeaucoup de mensonges. — Y avait-il des gensd’esprit ? — Où n’y en avait-il pas ? et de mauditsquestionneurs qu’on fuyait comme la peste. Ce quichoqua le plus Jacques et son maître pendant tout letemps qu’ils s’y promenèrent… — On s’y promenaitdonc ? — On ne faisait que cela, quand on n’était pasassis ou couché… Ce qui choqua le plus Jacques etson maître, ce fut d’y trouver une vingtained’audacieux, qui s’étaient emparés des plus superbesappartements, où ils se trouvaient presque toujours àl’endroit ; qui prétendaient, contre le droit commun etle vrai sens de l’inscription, que le château leur avaitété légué en toute propriété ; et qui, à l’aide d’uncertain nombre de vauriens à leurs gages, l’avaientpersuadé à un grand nombre d’autres vauriens à leursgages, tout prêts pour une petite pièce de monnaie àprendre ou assassiner le premier qui aurait osé lescontredire : cependant au temps de Jacques et de sonmaître, on l’osait quelquefois. — Impunément ? —C’est selon.

Vous allez dire que je m’amuse, et que, ne sachant plusque faire de mes voyageurs, je me jette dans l’allégorie,la ressource ordinaire des esprits stériles. Je voussacrifierai mon allégorie et toutes les richesses que j’enpouvais tirer ; je conviendrai de tout ce qu’il vousplaira, mais à condition que vous ne me tracasserezpoint sur ce dernier gîte de Jacques et de son maître ;soit qu’ils aient atteint une ville et qu’ils aient couché

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chez des filles ; qu’ils aient passé la nuit chez un vieilami qui les fêta de son mieux ; qu’ils se soient réfugiéschez des moines mendiants, où ils furent mal logés etmal repus pour l’amour de Dieu ; qu’ils aient étéaccueillis dans la maison d’un grand, où ils manquèrentde tout ce qui est nécessaire, au milieu de tout ce quiest superflu ; qu’ils soient sortis le matin d’une grandeauberge, où on leur fit payer très chèrement unmauvais souper servi dans des plats d’argent, et unenuit passée entre des rideaux de damas et des drapshumides et repliés ; qu’ils aient reçu l’hospitalité chezun curé de village à portion congrue, qui courutmettre à contribution les basses-cours de ses

paroissiens, pour avoir une omelette et une fricassée depoulets ; où qu’ils se soient enivrés d’excellents vins,aient fait grande chère et pris une indigestion bienconditionnée dans une riche abbaye de Bernardins ;car quoique tout cela vous paraisse également possible,Jacques n’était pas de cet avis : il n’y avait réellement depossible que la chose qui était écrite en haut. Ce qu’il ya de vrai, c’est que, de quelque endroit qu’il vousplaise de les mettre en route, ils n’eurent pas fait vingtpas que le maître dit à Jacques, après avoir toutefois,selon son usage, pris sa prise de tabac : « Eh bien !Jacques, l’histoire de tes amours ? »

Robert Mauzi, La Parodie romanesque dans Jacques le fataliste, in Diderot Studies, VI, 1964.

« [Le dialogue entre l'auteur et le lecteur] Quelles en sont les visées profondes ? D'abord, sans aucundoute, de transformer l'auteur et le lecteur en personnages et de suggérer, en même temps, que les personnagesne sont pas différents du lecteur et de l'auteur. Tout décalage se trouvant alors aboli entre la vérité et la fiction,on n'est pas très éloigné d'un dialogue à quatre voix […].

Il convient en outre de laisser croire au lecteur qu'il est livre, qu'il participe à la création de l'oeuvre aumême titre que l'auteur. C'est donc que l'oeuvre n'en est pas une, au sens strict du mot. Telle est, croyons-nous,l'ultime intention de l'auteur, déjà rencontrée sous d'autres formes : détruire les formes traditionnelles del'oeuvre littéraire, et cette traditionnelle illusion de vérité qui est, en réalité, mensonge. L'auteur pense atteindredu même coup une vérité plus authentique, qui s'installe sur les ruines du roman, la déroute des personnages, etles vestiges de l'illusion brisée. »

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Lector in fabula, Le rôle du lecteur ou la Coopération interprétative dans les textes narratifs,Umberto Eco,

Paris, Grasset et Fasquelle, pour la traduction française, 1985.

3.2. Comment le texte prévoit le lecteur

Cette condition évidente d'existence des textessemble par ailleurs se heurter à une loi pragmatiquetout aussi évidente qui est enfin sortie aujourd'hui desoubliettes où l'avait reléguée l'histoire de la théorie descommunications. Cette loi, on peut la formuler sousforme de slogan : la compétence du destinataire n'est pasnécessairement celle de l'émetteur.

[…] Nous savons désormais que les codes dudestinataire peuvent différer, tout ou partie, des codesde l'émetteur, que le code n'est pas une entité simplemais plus souvent un système complexe de règles, quele code linguistique n'est pas suffisant pourcomprendre un message linguistique : /Vousfumez ?/Non/ est linguistiquement décodable commeune question et une réponse sur les habitudes dudestinataire de la question ; mais dans descirconstances d'émission déterminées, la réponse seconnote comme « impolie » sur la base non pas d'unerègle linguistique mais d'une règle d'étiquette – il auraitfallu dire /Non, merci/. Donc pour comprendre unmessage verbal il faut, outre la compétencel ingu i s t ique , une compétence diversementcirconstancielle, une capacité d'envisager desprésuppositions, de réprimer des idiosyncrasies etainsi de suite. […]

Nous avons dit que le texte postule lacoopération du lecteur comme conditiond'actualisation. Nous pouvons dire cela d'une façonplus précise : un texte est un produit dont le sort interprétatifdoit faire partie de son propre mécanisme génératif ; générerun texte signifie mettre en œuvre une stratégie dontfont partie les prévisions des mouvements de l'autre.[…]

L'auteur d'un texte devra donc agir d'unefaçon identique : « le bras du lac de Côme qui s'étendvers le sud... » : et si je tombe sur un lecteur qui n'ajamais entendu parler de Côme ? Je dois faire en sortede le récupérer plus loin, pour le moment faisonscomme si Côme était un flatus vocis, comme Xanadou.Ensuite je ferai des allusions au ciel de Lombardie, aurapport entre Côme, Milan et Bergame, à la situationde la péninsule italienne. Bref, le lecteur qui présenteune carence encyclopédique est attendu tôt ou tard autournant.

Au point où nous sommes, la conclusionparaît simple. Pour organiser sa stratégie textuelle, unauteur doit se référer à une série de compétences(terme plus vaste que « connaissance des codes ») quiconfèrent un contenu aux expressions qu'il emploie. Ildoit assumer que l'ensemble des compétences auquel ilse réfère est le même que celui auquel se réfère sonlecteur. C'est pourquoi il prévoira un Lecteur Modèlecapable de coopérer à l'actualisation textuelle de lafaçon dont lui, l'auteur, le pensait et capable aussid 'agir interprétat ivement comme lui a agigénérativement.

Il a de nombreux moyens à sa disposition : lechoix d'une langue (qui exclut évidemment celui quine la parle pas), le choix d'un type d'encyclopédie(si je commence un texte par / Comme l'explique trèsclairement la première Critique... /, j'ai déjà restreint, demanière très corporatiste, l'image de mon LecteurModèle), le choix d'un patrimoine lexical etstylistique donné... Je peux aussi fournir dessignaux de genre qui sélectionneront monaudience : / Mes chers enfants, il était une fois dans unpays lointain.../ […]

L'auteur présuppose la compétence de sonLecteur Modèle et en même temps il l'institue. […]

Donc, prévoir son Lecteur Modèle ne signifiepas uniquement « espérer » qu'il existe, cela signifieaussi agir sur le texte de façon à le construire. Untexte repose donc sur une compétence mais, de plus, ilcontribue à la produire. Peut-on dire alors qu'un texteest moins paresseux qu'il n'y paraît, que sa demandecoopérative est moins libérale que ce qu'il veut bienlaisser entendre ? À quoi ressemble-t-il le plus ? À unede ces boîtes en « kit » contenant des élémentspréfabriqués, que l'usage utilise pour obtenir un seul etunique type de produit fini, sans aucune latitude quantau montage, la moindre erreur étant fatale, ou bien àun Lego qui permet de construire toutes sortes deformes, au choix ? N'est-il qu'un puzzle complet qui,une fois reconstitué, donnera toujours la Joconde, oun'est-il vraiment rien d'autre qu'une boîte de pastels ?

[…] Y a-t-il des textes qui jouent sur cesécarts, les suggèrent, les espèrent – et sont-ce là destextes « ouverts » aux mille lectures possibles,procurant toutes une jouissance infinie ? Et ces textesde jouissance renoncent-il à postuler un LecteurModèle ou en postulent-ils un de nature différente ?

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Julie ou La Nouvelle Héloïse, Jean-Jacques Rousseau (1761)

Lettre LIV à Julie [de Saint Preux]J’arrive plein d’une émotion qui s’accroît en

entrant dans cet asile. Julie ! me voici dans ton cabinet,me voici dans le sanctuaire de tout ce que mon cœuradore. Le flambeau de l’amour guidait mes pas, et j’aipassé sans être aperçu. Lieu charmant, lieu fortuné, quijadis vis tant réprimer de regards tendres, tant étoufferde soupirs brûlants ; toi, qui vis naître et nourrir mespremiers feux, pour la seconde fois tu les verrascouronner ; témoin de ma constance immortelle, soisle témoin de mon bonheur, et voile à jamais les plaisirsdu plus fidèle et du plus heureux des hommes.

Que ce mystérieux séjour est charmant ! Touty flatte et nourrit l’ardeur qui me dévore. O Julie ! il estplein de toi, et la flamme de mes désirs s’y répand surtous tes vestiges : oui, tous mes sens y sont enivrés à lafois. Je ne sais quel parfum presque insensible, plusdoux que la rose et plus léger que l’iris, s’exhale ici detoutes parts, j’y crois entendre le son flatteur de tavoix. Toutes les parties de ton habillement éparsesprésentent à mon ardente imagination celles de toi-même qu’elles recèlent : cette coiffure légère queparent de grands cheveux blonds qu’elle feint decouvrir ; cet heureux fichu contre lequel une fois aumoins je n’aurai point à murmurer ; ce déshabilléélégant et simple qui marque si bien le goût de cellequi le porte ; ces mules si mignonnes qu’un piedsouple remplit sans peine ; ce corps si délié qui toucheet embrasse... quelle taille enchanteresse !... au-devantdeux légers contours... O spectacle de volupté !... labaleine a cédé à la force de l’impression... Empreintesdélicieuses, que je vous baise mille fois ! Dieux ! dieux !que sera-ce quand... Ah ! je crois déjà sentir ce tendrecœur battre sous une heureuse main ! Julie ! macharmante Julie ! je te vois, je te sens partout, je terespire avec l’air que tu as respiré ; tu pénètres toutema substance : que ton séjour est brûlant etdouloureux pour moi ! Il est terrible à monimpatience. O viens, vole, ou je suis perdu.

Quel bonheur d’avoir trouvé de l’encre et dupapier ! J’exprime ce que je sens pour en tempérerl’excès ; je donne le change à mes transports en lesdécrivant.

Il me semble entendre du bruit ; serait-ce tonbarbare père ? Je ne crois pas être lâche... Mais qu’ence moment la mort me serait horrible ! Mon désespoirserait égal à l’ardeur qui me consume. Ciel, je tedemande encore une heure de vie, et j’abandonne lereste de mon être à ta rigueur. O désirs ! ô craintes ! ôpalpitations cruelles !... On ouvre !... on entre !... c’estelle ! c’est elle ! je l’entrevois, je l’ai vue, j’entendsrefermer la porte. Mon cœur, mon faible cœur, tusuccombes à tant d’agitations ; ah ! cherche des forcespour supporter la félicité qui t’accable !

Lettre LV à JulieOh ! mourons, ma douce amie ! mourons, la

bien-aimée de mon cœur ! Que faire désormais d’unejeunesse insipide dont nous avons épuisé toutes lesdélices ? Explique-moi, si tu le peux, ce que j’ai sentidans cette nuit inconcevable ; donne-moi l’idée d’unevie ainsi passée, ou laisse-m’en quitter une qui n’a plusrien de ce que je viens d’éprouver avec toi. J’avaisgoûté le plaisir, et croyais concevoir le bonheur. Ah ! jen’avais senti qu’un vain songe, et n’imaginais que lebonheur d’un enfant. Mes sens abusaient mon âmegrossière ; je ne cherchais qu’en eux le bien suprême,et j’ai trouvé que leurs plaisirs épuisés n’étaient que lecommencement des miens. O chef-d’œuvre unique dela nature ! divine Julie ! possession délicieuse à laquelletous les transports du plus ardent amour suffisent àpeine ! Non, ce ne sont point ces transports que jeregrette le plus. Ah ! non, retire, s’il le faut, ces faveursenivrantes pour lesquelles je donnerais mille vies ; maisrends-moi tout ce qui n’était point elles, et les effaçaitmille fois. Rends-moi cette étroite union des âmes quetu m’avais annoncée, et que tu m’as si bien fait goûter ;rends-moi cet abattement si doux rempli par leseffusions de nos cœurs : rends-moi ce sommeilenchanteur trouvé sur ton sein ; rends-moi ce réveilplus délicieux encore, et ces soupirs entrecoupés, etces douces larmes, et ces baisers qu’une voluptueuselangueur nous faisait lentement savourer, et cesgémissements si tendres durant lesquels tu pressais surton cœur ce cœur fait pour s’unir à lui.

Dis-moi, Julie, toi qui, d’après ta propresensibilité, sais si bien juger de celle d’autrui, crois-tuque ce que je sentais auparavant fût véritablement del’amour ? Mes sentiments, n’en doute pas, ont depuishier changé de nature ; ils ont pris je ne sais quoi demoins impétueux, mais de plus doux, de plus tendre etde plus charmant. Te souvient-il de cette heure entièreque nous passâmes à parler paisiblement de notreamour et de cet avenir obscur et redoutable par qui leprésent nous était encore plus sensible ; de cette heure,hélas ! trop courte, dont une légère empreinte detristesse rendit les entretiens si touchants ? J’étaistranquille, et pourtant j’étais près de toi : je t’adorais etne désirais rien ; je n’imaginais pas même une autrefélicité que de sentir ainsi ton visage auprès du mien, tarespiration sur ma joue, et ton bras autour de moncou. Quel calme dans tous mes sens ! Quelle voluptépure, continue, universelle ! Le charme de la jouissanceétait dans l’âme ; il n’en sortait plus, il durait toujours.Quelle différence des fureurs de l’amour à unesituation si paisible ! C’est la première fois de mesjours que je l’ai éprouvée auprès de toi ; et cependant,juge du changement étrange que j’éprouve, c’est detoutes les heures de ma vie celle qui m’est la pluschère, et la seule que j’aurais voulu prolongeréternellement.

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Les Liaisons dangereuses, Laclos, 1782.

Avertissement de l'éditeur

Nous croyons devoir prévenir le Public, que,malgré le titre de cet Ouvrage et ce qu'en dit leRédacteur dans sa Préface, nous ne garantissons pasl'authenticité de ce Recueil, et que nous avons mêmede fortes raisons de penser que ce n'est qu'un Roman.

Il nous semble de plus que l'Auteur, qui paraîtpourtant avoir cherché la vraisemblance, l'a détruitelui- même et bien maladroitement, par l'époque où il aplacé les événements qu'il publie. En effet, plusieursdes personnages qu'il met en scène ont de si mauvaisesmoeurs, qu'il est impossible de supposer qu'ils aientvécu dans notre siècle ; dans ce siècle de philosophie,où les lumières, répandues de toutes parts, ont rendu,comme chacun sait, tous les hommes si honnêtes ettoutes les femmes si modestes et si réservées.

Notre avis est donc que si les aventuresrapportées dans cet Ouvrage ont un fond de vérité,elles n'ont pu arriver que dans d'autres lieux ou dansd'autres temps ; et nous blâmons beaucoup l'Auteur,qui, séduit apparemment par l'espoir d'intéresserdavantage en se rapprochant plus de son siècle et deson pays, a osé faire paraître sous notre costume etavec nos usages, des moeurs qui nous sont siétrangères.

Pour préserver au moins, autant qu'il est ennous, le Lecteur trop crédule de toute surprise à cesujet, nous appuierons notre opinion d'unraisonnement que nous lui proposons avec confiance,parce qu'il nous paraît victorieux et sans réplique ; c'estque sans doute les mêmes causes ne manqueraient pasde produire les mêmes effets, et que cependant nousne voyons point aujourd'hui de Demoiselle, avecsoixante mille livres de rente, se faire Religieuse, ni dePrésidente, jeune et jolie, mourir de chagrin.

Préface du rédacteur

Cet Ouvrage, ou plutôt ce Recueil, que lePublic trouvera peut-être encore trop volumineux, necontient pourtant que le plus petit nombre des Lettresqui composaient la totalité de la correspondance dontil est extrait. Chargé de la mettre en ordre par lespersonnes à qui elle était parvenue, et que je savaisdans l'intention de la publier, je n'ai demandé, pourprix de mes soins, que la permission d'élaguer tout cequi me paraîtrait inutile ; et j'ai tâché de ne conserveren effet que les Lettres qui m'ont paru nécessaires, soità l'intelligence des événements, soit au développementdes caractères. Si l'on ajoute à ce léger travail, celui de

replacer par ordre les Lettres que j'ai laissées subsister,ordre pour lequel j'ai même presque toujours suivicelui des dates, et enfin quelques notes courtes et rares,et qui, pour la plupart, n'ont d'autre objet qued'indiquer la source de quelques citations, ou demotiver quelques- uns des retranchements que je mesuis permis, on saura toute la part que j'ai eue à cetOuvrage. Ma mission ne s'étendait pas plus loin. (Jedois prévenir aussi que j'ai supprimé ou changé tousles noms des personnes dont il est question dans cesLettres ; et que si dans le nombre de ceux que je leur aisubstitués, il s'en trouvait qui appartinssent àquelqu'un, ce serait seulement une erreur de ma part etdont il ne faudrait tirer aucune conséquence.)

J'avais proposé des changements plusconsidérables, et presque tous relatifs à la pureté dediction ou de style, contre laquelle on trouverabeaucoup de fautes. J'aurais désiré aussi être autorisé àcouper quelques Lettres trop longues, et dont plusieurstraitent séparément, et presque sans transition, d'objetstout à fait étrangers l'un à l'autre. Ce travail, qui n'a pasété accepté, n'aurait pas suffi sans doute pour donnerdu mérite à l'Ouvrage, mais en aurait au moins ôté unepartie des défauts.

On m'a objecté que c'étaient les Lettresmêmes qu'on voulait faire connaître, et non passeulement un Ouvrage fait d'après ces Lettres ; qu'ilserait autant contre la vraisemblance que contre lavérité, que de huit à dix personnes qui ont concouru àcette correspondance, toutes eussent écrit avec uneégale pureté. Et sur ce que j'ai représenté que, loin delà, il n'y en avait au contraire aucune qui n'eût fait desfautes graves, et qu'on ne manquerait pas de critiquer,on m'a répondu que tout Lecteur raisonnables'attendrait sûrement à trouver des fautes dans unRecueil de Lettres de quelques Particuliers, puisquedans tous ceux publiés jusqu'ici de différents Auteursestimés, et même de quelques Académiciens, on n'entrouvait aucun totalement à l'abri de ce reproche. Cesraisons ne m'ont pas persuadé, et je les ai trouvées,comme je les trouve encore, plus faciles à donner qu'àrecevoir ; mais je n'étais pas le maître, et je me suissoumis. Seulement je me suis réservé de protestercontre, et de déclarer que ce n'était pas mon avis ; ceque je fais en ce moment.

Quant au mérite que cet Ouvrage peut avoir,peut- être ne m'appartient-il pas de m'en expliquer,mon opinion ne devant ni ne pouvant influer sur cellede personne. Cependant ceux qui, avant decommencer une lecture, sont bien aises de savoir à peuprès sur quoi compter ; ceux-là, dis-je, peuventcontinuer : les autres feront mieux de passer tout de

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suite à l'Ouvrage même ; ils en savent assez.

Ce que je puis dire d'abord, c'est que si monavis a été, comme j'en conviens, de faire paraître cesLettres, je suis pourtant bien loin d'en espérer lesuccès : et qu'on ne prenne pas cette sincérité de mapart pour la modestie jouée d'un Auteur ; car je déclareavec la même franchise, que si ce Recueil ne m'avaitpas paru digne d'être offert au Public, je ne m'en seraispas occupé. Tâchons de concilier cette apparentecontradiction.

Le mérite d'un Ouvrage se compose de sonutilité ou de son agrément, et même de tous deux,quand il en est susceptible : mais le succès, qui neprouve pas toujours le mérite, tient souvent davantageau choix du sujet qu'à son exécution, à l'ensemble desobjets qu'il présente, qu'à la manière dont ils sonttraités. Or ce Recueil contenant, comme son titrel'annonce, les Lettres de toute une société, il y règneune diversité d'intérêt qui affaiblit celui du Lecteur. Deplus, presque tous les sentiments qu'on y exprime,étant feints ou dissimulés, ne peuvent même exciterqu'un intérêt de curiosité toujours bien au-dessous decelui de sentiment, qui, surtout, porte moins àl'indulgence, et laisse d'autant plus apercevoir les fautesqui s'y trouvent dans les détails, que ceux-ci s'opposentsans cesse au seul désir qu'on veuille satisfaire.

Ces défauts sont peut-être rachetés, en partie,par une qualité qui tient de même à la nature del'Ouvrage : c'est la variété des styles ; mérite qu'unAuteur atteint difficilement, mais qui se présentait icide lui-même, et qui sauve au moins l'ennui del'uniformité. Plusieurs personnes pourront compterencore pour quelque chose un assez grand nombred'observations, ou nouvelles, ou peu connues, et qui setrouvent éparses dans ces Lettres. C'est aussi là, jecrois, tout ce qu'on peut espérer d'agréments, en lesjugeant même avec la plus grande faveur.

L'utilité de l'Ouvrage, qui peut-être seraencore plus contestée, me paraît pourtant plus facile àétablir. Il me semble au moins que c'est rendre unservice aux moeurs, que de dévoiler les moyensqu'emploient ceux qui en ont de mauvaises pourcorrompre ceux qui en ont de bonnes, et je crois queces Lettres pourront concourir efficacement à ce but.On y trouvera aussi la preuve et l'exemple de deuxvérités importantes qu'on pourrait croire méconnues,en voyant combien peu elles sont pratiquées : l'une,que toute femme qui consent à recevoir dans sasociété un homme sans moeurs, finit par en devenir lavictime ; l'autre, que toute mère est au moinsimprudente, qui souffre qu'un autre qu'elle ait laconfiance de sa fille. Les jeunes gens de l'un et del'autre sexe pourraient encore y apprendre que l'amitié

que les personnes de mauvaises moeurs paraissent leuraccorder si facilement n'est jamais qu'un piègedangereux, et aussi fatal à leur bonheur qu'à leur vertu.Cependant l'abus, toujours si près du bien, me paraîtici trop à craindre ; et, loin de conseiller cette lecture àla jeunesse, il me paraît très important d'éloigner d'elletoutes celles de ce genre. L'époque où celle-ci peutcesser d'être dangereuse et devenir utile me paraîtavoir été très bien saisie, pour son sexe, par une bonnemère qui non seulement a de l'esprit, mais qui a dubon esprit. << Je croirais >>, me disait-elle, aprèsavoir lu le manuscrit de cette Correspondance, <<rendre un vrai service à ma fille, en lui donnant ceLivre le jour de son mariage. >> Si toutes les mères defamille en pensent ainsi, je me féliciterai éternellementde l'avoir publié.

Mais, en partant encore de cette suppositionfavorable, il me semble toujours que ce Recueil doitplaire à peu de monde. Les hommes et les femmesdépravés auront intérêt à décrier un Ouvrage qui peutleur nuire ; et comme ils ne manquent pas d'adresse,peut-être auront-ils celle de mettre dans leur parti lesRigoristes, alarmés par le tableau des mauvaisesmoeurs qu'on n'a pas craint de présenter.

Les prétendus esprits forts ne s'intéresserontpoint à une femme dévote, que par cela même ilsregarderont comme une femmelette, tandis que lesdévots se fâcheront de voir succomber la vertu, et seplaindront que la Religion se montre avec trop peu depuissance.

D'un autre côté, les personnes d'un goûtdélicat seront dégoûtées par le style trop simple et tropfautif de plusieurs de ces Lettres, tandis que lecommun des Lecteurs, séduit par l'idée que tout ce quiest imprimé est le fruit d'un travail, croira voir dansquelques autres la manière peinée d'un Auteur qui semontre derrière le personnage qu'il fait parler.

Enfin, on dira peut-être assez généralement,que chaque chose ne vaut qu'à sa place ; et que sid'ordinaire le style trop châtié des Auteurs ôte en effetde la grâce aux Lettres de société, les négligences decelles-ci deviennent de véritables fautes, et les rendentinsupportables, quand on les livre à l'impression.

J'avoue avec sincérité que tous ces reprochespeuvent être fondés : je crois aussi qu'il me seraitpossible d'y répondre, et même sans excéder lalongueur d'une Préface. Mais on doit sentir que pourqu'il fût nécessaire de répondre à tout, il faudrait quel'Ouvrage ne pût répondre à rien ; et que si j'en avaisjugé ainsi, j'aurais supprimé à la fois la Préface et leLivre.

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Résumé de La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau

PREMIÈRE PARTIE : LA FAUTE DE JULIE ETDE SAINT-PREUXA Clarens, petite ville au pied des Alpes, un jeuneroturier, Saint-Preux, précepteur de Julie d'Étanges etde sa cousine Claire, déclare sa passion et arrachel'aveu qu'il est aimé. Julie se reprend bientôt et elleéloigne Saint-Preux ; les deux jeunes gens souffrent dela séparation ; quand il revient, elle lui cède.Cependant, ni Claire, ni l'ami de Saint-Preux, MilordEdouard, ne parviennent à obtenir du barond'Étanges, qui d'ailleurs a promis sa fille à M. deWolmar, son consentement à une mésalliance.

DEUXIÈME PARTIE : LE SÉJOUR DE SAINT-PREUX À PARISSaint-Preux est parti pour Paris avec Milord Edouard.Il écrit à Julie des lettres désespérées. La jeune fillerepousse la tentation de s'enfuir pour le rejoindre enAngleterre dans une propriété de Milord Edouard. DeParis, Saint-Preux se livre à d'austères considérationssur la vie parisienne, sur la société, sur la tragédie et lacomédie, sur les femmes, sur l'Opéra... Mais un jour, àClarens, la mère de Julie découvre les lettres de Saint-Preux.

TROISIÈME PARTIE : LE MARIAGE DE JULIEMalgré les efforts de Claire, qui a fait elle-même unmariage de raison, Saint-Preux ne veut pas s'effacer.Mais Mme d'Étanges meurt, minée par le chagrin.Julie, tourmentée par le remords, se résout à rompreavec Saint-Preux, cède à la volonté de son père etépouse sans amour M. de Wolmar : elle espère trouverdans le sacrement du mariage la force nécessaire pourlui rester fidèle. Saint-Preux, désespéré, veut se tuer ;Milord Edouard l'en empêche. Pour chercher l'oubli, ilentreprend un voyage autour du monde.

QUATRIÈME PARTIE : LA VIE À CLARENSSix ans ont passé. Julie vit en paix à Clarens avec M. deWolmar et ses enfants ; elle finit par avouer son secretà son mari. Sur ces entrefaites, Saint-Preux, toujoursamoureux, annonce son retour ; et M. de Wolmar, quiveut le guérir, le fait venir à Clarens. Après desexplications d'une parfaite netteté, la vie en communs'organise dans la confiance réciproque. M. de Wolmars'absente ; au cours d'une promenade en bateau, ilsretrouvent des lieux jadis témoins de leur amour ; ilssont un moment tentés de renouer.

CINQUIÈME PARTIE : LE BONHEUR ÀCLARENSM. de Wolmar est revenu ; la vie en commun reprend,paisible et heureuse. Claire, veuve, s'installe à Clarens.Un seul élément de trouble : Julie est croyante , M. deWolmar est sceptique. Les vendanges ont lieu dans uneatmosphère de fête. Au cours d'un voyage avec MilordEdouard, Saint-Preux, une nuit, a un rêve quil'inquiète ; il redoute de ne plus jamais revoir Julie etrentre bouleversé ; heureusement, il la retrouve etvérifie l'inanité de sa crainte.

SIXIÈME PARTIE : INQUIÉTUDE ET MORT DEJULIEJulie cherche vainement à unir Claire et Saint-Preux.Inquiète, elle se livre à la dévotion et retrouve le calmedans les pensées mystiques. Comme elle s'est jetéedans le lac de Genève pour sauver un de ses enfantsqui se noyait, elle tombe malade et meurt enchrétienne. Elle laisse à Saint-Preux une dernière lettreoù elle formule le souhait qu'il épouse Claire, qu'ildemeure auprès de M. de Wolmar et veille àl'éducation de ses enfants. Mais Saint-Preux ne serésigne pas d'emblée à une telle sagesse et sombredans le désespoir.

Résumé extrait de P.-G. Castex, P. Surer, G. Becker,Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1974.

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Les Liaisons dangereuses, Laclos (1782)

Lettre XLVII

Du Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil

Je ne vous verrai pas encore aujourd’hui, mabelle amie, & voici mes raisons, que je vous prie derecevoir avec indulgence.

Au lieu de revenir hier directement, je me suisarrêté chez la comtesse de, dont le château se trouvaitpresque sur ma route, & à qui j’ai demandé à dîner. Jene suis arrivé à Paris que vers les sept heures, & je suisdescendu à l’Opéra, où j’espérais que vous pourriezêtre.

L’opéra fini, j’ai été revoir mes amies dufoyer ; j’y ai retrouvé mon ancienne Émilie, entouréed’une cour nombreuse, tant en femmes qu’enhommes, à qui elle donnait à souper le soir même àP… Je ne fus pas plutôt entré dans ce cercle, que je fusprié du souper, par acclamation. Je le fus aussi par unepetite figure grosse & courte, qui me baragouina uneinvitation en français de Hollande, & que je reconnuspour le véritable héros de la fête. J’acceptai.

J’appris, dans ma route, que la maison où nousallions était le prix convenu des bontés d’Émilie pourcette figure grotesque, & que ce souper était unvéritable repas de noce. Le petit homme ne sepossédait pas de joie, dans l’attente du bonheur dont ilallait jouir ; il m’en parut si satisfait, qu’il me donnaenvie de le troubler ; ce que je fis en effet.

La seule difficulté que j’éprouvai fut dedécider Émilie, que la richesse du bourgmestre rendaitun peu scrupuleuse. Elle se prêta pourtant, aprèsquelques façons, au projet que je donnai, de remplir devin ce petit tonneau à bière, & de le mettre ainsi horsde combat pour toute la nuit.

L’idée sublime que nous nous étions forméed’un buveur Hollandais, nous fit employer tous lesmoyens connus. Nous réussîmes si bien, qu’au dessertil n’avait déjà plus la force de tenir son verre : mais lasecourable Émilie & moi l’entonnions à qui mieuxmieux. Enfin, il tomba sous la table, dans une ivressetelle, qu’elle doit au moins durer huit jours. Nous nousdécidâmes alors à le renvoyer à Paris ; & comme iln’avait pas gardé sa voiture, je le fis charger dans lamienne, & je restai à sa place. Je reçus ensuite lescompliments de l’assemblée, qui se retira bientôt après,& me laissa maître du champ de bataille. Cette gaieté,& peut-être ma longue retraite, m’ont fait trouverÉmilie si désirable, que je lui ai promis de rester avecelle jusqu’à la résurrection du Hollandais.

Cette complaisance de ma part est le prix decelle qu’elle vient d’avoir, de me servir de pupitre pourécrire à ma belle dévote, à qui j’ai trouvé plaisantd’envoyer une lettre écrite du lit & presque dans lesbras d’une fille, interrompue même pour une infidélitécomplète, & dans laquelle je lui rendis un compteexact de ma situation & de ma conduite. Émilie, qui alu l’épître, en a ri comme une folle, & j’espère quevous en rirez aussi.

Comme il faut que ma lettre soit timbrée deParis, je vous l’envoie ; je la laisse ouverte. Vousvoudrez bien la lire, la cacheter, & la faire mettre à laposte. Surtout n’allez pas vous servir de votre cachet,ni même d’aucun emblème amoureux ; une têteseulement. Adieu, ma belle amie.

Je rouvre ma lettre ; j’ai décidé Émilie à alleraux Italiens… Je profiterai de ce temps pour aller vousvoir. Je serai chez vous à six heures au plus tard ; & sicela vous convient, nous irons ensemble sur les septheures chez Mme de Volanges. Il sera décent que je nediffère pas l’invitation que j’ai à lui faire de la part deMme de Rosemonde ; de plus, je serai bien aise de voirla petite Volanges.

Adieu, la très belle dame. Je veux avoir tant deplaisir à vous embrasser que le chevalier puisse en êtrejaloux.

de P… ce 30 août 17…

Lettre XLVIII

Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel

C’est après une nuit orageuse, & pendantlaquelle je n’ai pas fermé l’œil ; c’est après avoir étésans cesse ou dans l’agitation d’une ardeur dévorante,ou dans l’entier anéantissement de toutes les facultésde mon âme, que je viens chercher auprès de vous,Madame, un calme dont j’ai besoin, & dont pourtant jen’espère pas pouvoir jouir encore. En effet, la situationoù je suis en vous écrivant me fait connaître, plus quejamais, la puissance irrésistible de l’amour ; j’ai peine àconserver assez d’empire sur moi pour mettre quelqueordre dans mes idées ; & déjà je prévois que je nefinirai pas cette Lettre, sans être obligé del’interrompre. Quoi ! ne puis-je donc espérer que vouspartagerez quelque jour le trouble que j’éprouve en cemoment ? J’ose croire cependant que, si vous leconnaissiez bien, vous n’y seriez pas entièrementinsensible. Croyez-moi, Madame, la froide tranquillité,le sommeil de l’âme, image de la mort, ne mènentpoint au bonheur ; les passions actives peuvent seulesy conduire ; & malgré les tourments que vous me

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faites éprouver, je crois pouvoir assurer sans crainte,que, dans ce moment même, je suis plus heureux quevous. En vain m’accablez-vous de vos rigueursdésolantes ; e l les ne m’empêchent point dem’abandonner entièrement à l’amour, & d’oublier,dans le délire qu’il me cause, le désespoir auquel vousme livrez. C’est ainsi que je veux me venger de l’exilauquel vous me condamnez. Jamais je n’eus tant deplaisir en vous écrivant ; jamais je ne ressentis, danscette occupation, une émotion si douce, & cependantsi vive. Tout semble augmenter mes transports : l’airque je respire est brûlant de volupté ; la table mêmesur laquelle je vous écris, consacrée pour la premièrefois à cet usage, devient pour moi l’autel sacré del’amour ; combien elle va s’embellir à mes yeux ! j’auraitracé sur elle le serment de vous aimer toujours !Pardonnez, je vous en supplie, le délire que j’éprouve.Je devrais peut-être m’abandonner moins à destransports que vous ne partagez pas : il faut vousquitter un moment pour dissiper une ivresse quis’augmente à chaque instant, & qui devient plus forteque moi.

Je reviens à vous, Madame, & sans doute j’yreviens toujours avec le même empressement.

Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi ;il a fait place à celui des privations cruelles. A quoi mesert-il de vous parler de mes sentiments, si je chercheen vain les moyens de vous en convaincre ? Après tantd’effor ts réitérés, la confiance & la forcem’abandonnent à la fois. Si je me retrace encore lesplaisirs de l’amour, c’est pour sentir plus vivement leregret d’en être privé. Je ne me vois de ressource quedans votre indulgence, & je sens trop, dans cemoment, combien j’en ai besoin pour espérer del’obtenir. Cependant jamais mon amour ne fut plusrespectueux, jamais il ne dut moins vous offenser ; ilest tel, j’ose le dire, que la vertu la plus sévère nedevrait pas le craindre : mais je crains moi-même devous entretenir plus longtemps de la peine quej’éprouve. Assuré que l’objet qui la cause ne la partagepas, il ne faut pas au moins abuser de ses bontés ; & ceserait le faire, que d’employer plus de temps à vousretracer cette douloureuse image. Je ne prends plusque celui de vous supplier de me répondre, & de nejamais douter de la vérité de mes sentiments.

Écrite de P… daté de Paris, ce 30 août.