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Jean-Pierre Chrétien-Goni MÉLANGE INSTABLE Les Editions du Vent

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Jean-Pierre Chrétien-Goni

MÉLANGE INSTABLE

Les Editions du Vent

MÉLANGE INSTABLERencontre avec l’Enfant Criminel, de Jean Genet

Monologue théâtral pour un comédien

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Cette oeuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution 3.0 non transposé.

Décembre 2012Collection Récits du Dedans Volume 1

Avant-Propos

Un jeune comédien s’avance sur scène, il vient pour la lecture d’un texte. Ce texte n’est pas n’importe lequel : c’est L’Enfant Criminel de Jean Genet, censuré lors de sa diffusion radiophonique en 1948.

Il commence la lecture et finalement s’interrompt, puis reprend la parole, sa parole cette fois-ci est son histoire. Se mélange alors au texte de Genet, le récit de la vie de Joël. Il s’abandonne à son récit personnel, douloureux, sans jamais perdre de vue celui de Genet, une «nuisance qu’il fait à [son] âme en même temps qu’il la ravit et l’emporte.»

Genet considère l’acte de délinquance juvénile, comme une insurrection contre une socié-té qui trahit. Joël, rejeté à cause de ce qu’il est : ses origines, par ses parents adoptifs, illus-tre cette violence dans laquelle il plonge, comme le combat contre la morale d’une société de la peur, du rejet. Il nous raconte «ces années de voyage au milieu du monde, avec la beauté du crime dans la poche.»

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J'avais entendu l'Enfant Criminel de Jean Genet la première fois dans les années 90 quand Florence Gendrier en avait proposé une lecture étonnante au pied d'un immeuble d'une ci-té de Montreuil, avec, entre autres, la voix de Charlie Bauer. Ce texte était resté enfoui dans mes souvenirs, revenant régulièrement à ma mémoire lors de mes projets en prison, ou dans certains quartiers. Lorsque Eric Bernard est entré dans notre théâtre, le corps ten-du, il avait ce texte à la main : « Monsieur, je veux jouer ça. Est ce que ça vous inté-resse?»... C'est ainsi que notre aventure commune a commencé. D'abord par de longues lectures à voix haute, sans trop savoir ce que nous voulions de ce texte. Comment en faire vraiment théâtre et pas seulement lecture, comment dérouler cette langue, lui donner le corps nécessaire ? Qu'est ce qui nous tenait ? Qu'y avait-t-il d'indispensable à faire enten-dre et vivre ce texte ? Après mille impasses et retours en arrière, l'entremêlement de nos récits de vie personnelle au fur et à mesure de nos avancées, est lentement apparu ce qu'en définitive nous avions mis en chemin : notre histoire avec ce texte, et par consé-quent ce qui était à raconter demeurait encore à écrire. Ce qui fut fait. Des mots d'un jeune homme traversé par l'Enfant Criminel, construit par lui, détruit par lui, mort à sa malédic-tion, né au théâtre.

C'est un « Enfant Criminel » interrompu, presque disparu comme tel de ce qui est à enten-dre, dont le personnage de Joël nous fait partager à la fois la révolte et la répulsion. Une ex-périence aux limites de la pensée. Un texte aux limites de l'acceptable. Et pourtant intime.

Jean-Pierre Chrétien-Goni

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Un magnétophone, sur une petite scène, un micro, une chaise, le livre de Jean Genet

Avertissement  : les textes cités sont issus de l’«  L’Enfant Criminel  » de Jean Genet, texte radiophonique, Morihien, 1949, re-publié dans les Oeuvres complètes, tome V, Galli-mard, Paris, 1979

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Scène 11

Joël entre, danse  ; il flaire la scène tourne autour, grimpe dessus

Joël  :

Je suis ici pour vous lire un texte de Mr Jean Genet  : l’Enfant Criminel. Ce texte, écrit en 1948 pour la radio, a finalement été interdit de diffusion au dernier moment…

Il hésite, debout, embarrassé, finit par s’asseoir  ; il prend le livre de Jean Genet

“Que l'on veuille bien comprendre, et l'excuser, mon émotion, quand je dois exposer une aventure qui fut aussi la mienne. Au mystère que vous êtes il me faut opposer, et le dévoi-ler, le mystère des bagnes d'enfants.’’

Joël détourne son regard du livre, sans toutefois regarder les spectateurs. Il continue sur le même ton, avec la même voix, comme si c’était encore le texte de Jean Genet  .

Joël  :

Maisons de correction, de redressement, centre de rééducation, pénitencier, ainsi sont dé-signés dans la langue arrondie des gens bienveillants, les bagnes d’enfant de Jean Genet – voilà, c’est le livre que je souhaite vous lire, à vous, qui êtes là sans doute attiré par ce nom, Genet, que la société ne parvient, malgré ses efforts, pas vraiment à oublier – tout comme moi – avec cette odeur âcre qui flotte autour, une sorte de beauté cristalline mélan-gée à l’épaisseur du mal.

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Saint Maurice, Belle-Isle, Aniane, Montesson, Mettray. Les Bagnes d’enfant  ; me fasci-nent. Ces bagnes, l’enfant criminel les désire du point le plus noir et obscur de son âme  ; les éducateurs n’y peuvent rien  ; loin de le punir, ces lieux de ténèbres sont sa vraie de-meure, l’enfer auquel il appartient. Son cœur impur le sait et en entend l’appel profond.

L’enfant-criminel – étrange rencontre des mots – acceptez vous vraiment de les entendre accolés l’un à l’autre  ? Voilà qui tord la bonne conscience. Il n’y a aucun arrangement pos-sible entre eux, aucune atténuation à attendre de l’un vers l’autre ainsi implacablement scellés. L’enfant criminel exige la violence de l’ordre social contre lui, il en éprouve le be-soin absolu, il le mérite, au sens le plus élevé. La punition le comblera d’autant plus qu’elle prendra la forme d’une terreur intense, inouïe qui coup après coup, alimentera le chargeur de ses armes, balle après balle. Il exige que l’épreuve du brasier soit terrible à traverser.

Vous croyez qu’il plie, il se renforce, qu’il se détourne, il ruse. Il se change en homme lente-ment, sûrement, à l’ombre de vos murs  ; sa virilité s’élève, se dresse, disponible pour l’in-surrection  ; il a quinze ans ? il dispose du tempérament que la plupart ne connaitront pas à 60 !…

Je n’ai pas le droit de vous lire ce livre…je n’ai pas besoin de vous lire ce livre – j’en con-nais tous les mots, là, ils sont là…je n’ai pas le temps de vous lire ce livre…Je n’ai pas la possibilité de vous lire ce livre… je sais pourquoi vous ne l’avez pas lu…

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Joël étouffe, se lève brutalement, jette le livre au sol, se déplace, regarde les gens, sourit, puis ne sourit plus…

Joël  :

je m’appelle Joël…ça vous surprend  ? Vous auriez peut-être dit autre chose… Farid, ou Kamel, ou … je sais ça me ressemblerait plus, n’est-ce pas, avec la peau là et le crâne ra-sé pour… enfin, vous imaginez…

oui, c’est moi, le garçon un peu incertain de lui-même, qui a choisi de vous lire ce texte de monsieur Genet. Si j’en interromps la lecture, c’est pour respirer, prendre de l’air, le tenir un temps à distance, distance respectueuse, comme on dit, mais surtout à distance… pour limiter la nuisance qu’il fait à mon âme en même temps qu’il la ravit et l’emporte. Dès les premiers mots, la première phrase, la descente vertigineuse commence pour moi – «  si vous voulez bien comprendre, et l’excuser, mon émotion…  » - mon corps dévale la pente et s’arrache aux cailloux, mes vêtements se déchirent dans la griffure des maquis, je me protège la tête avec les mains, mes os se broient… c’est loin le fond…savez vous, c’est loin et bas… les textes parfois accompagnent un moment de votre existence, la colo-rent, la soutiennent, l’adoucissent comme un écho lointain qui apaise en vous donnant le plein sentiment de l’univers…Celui-là est d’un autre genre… il fut pour moi comme une sorte d’appel, un appel qui répondrait au mien, qui aurait entendu mes cris et ouvert le gouffre de mes colères. C’est un peu difficile à dire en usant d’une telle expression, mais je le connais par cœur…par cœur… voilà des années qu’il s’est insinué, qu’il m’a pris, en-vahi mais pas à mon insu, bien au contraire – je l’ai tout autant désiré qu’une amante…

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Il se rassoit, puis se relève tout aussi brutalement

Je m’appelle Joël…ça vous surprend  ? et c’est précisément cette surprise qui m’a con-duit là où je suis allé, je veux dire aussi bas – aussi bas que possible…

Ma glissade a commencé vers 13 ou 14 ans  ; bien sûr avant, j’ai essuyé quelques cra-chats sur ma tête d’enfant  ; le p’tit joel était un peu bronzé pour un p’tit joel. Mais c’est un jour à table  : une fille, une nouvelle me dit « Tu manges ça ? y a du porc, j’te signale…  » ; j’ai pas compris, en rentrant, j’ai demandé à ma mère  ; elle s’est mise à pleurer, elle s’est tordu les mains – «  tes parents, c’était des arabes  », qu’elle m’a lancé au milieu de ses sanglots. Je me savais enfant adopté mais insouciant de mes origines. Arabe  : j’ai senti sur les traits de son visage que ce n’était pas bien, que c’était à dissimuler comme une faute, que je me retrouvais d’un coup dans la nasse de tous les rôdeurs du quartiers, de tous les galériens en bas de mon immeuble. J’avais de sa bouche mon baptême de sale type. Dans ma chambre, ce soir là, je me suis regardé infiniment, de près, de loin, nu, sous tous les angles puis dissimulé sous tous les déguisements qui me tombaient sous la main. J’ai cassé pas mal de choses aussi, mais doucement pour que mes parents n’entendent rien  ; le miroir dans une serviette éponge, ça craque doucement comme un cou qui se brise, les photos ça se déchire petit très petit et je me suis lavé, lavé pour que ma peau de-vienne écarlate, incandescente, innocente enfin. Le reste de la nuit je l’ai passé à la fenê-tre, à regarder en bas de l’immeuble les autres gars comme moi, à regarder l’avenir de ma vie soudainement jetée dans le noir de la rue.

Il reprend la lecture

«L'enfant criminel, c'est celui qui a forcé une porte donnant sur un endroit défendu. Il veut que cette porte ouvre sur le plus beau paysage du monde : il exige que le bagne qu'il a mérité soit féroce. Digne enfin du mal qu'il s'est donné pour le conquérir.

La société cherche à éliminer, ou à rendre inoffensifs, les éléments qui tendent à la corrom-pre. Il semble qu'elle veuille diminuer la distance morale entre la faute et le châtiment, ou mieux, le passage de la faute à l'idée de châtiment. Une telle entreprise de castration va de soi. Elle ne m'émeut guère.»

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Il continue…

Mettray, royaume sévère des jeunes hors la loi que vous étiez, Jean… où vous esclaves juvéniles, vous viviez glorifiés, aspirés,récompensés dans l’ascension criminelle. Les co-lons, on vous appelait, n’est-ce pas, les colons… Quand je ferme les yeux, (Joël le fait) se dessinent dans mon obscurité à moi, vos mots douloureusement assemblés dans ce livre, avec une sorte de fierté lumineuse – trop lumineuse, - je ne peux vous croire tout à fait, qui le pourrait  ? -, surgissent autant d’images là ( Joël tâte l’obscurité devant lui) que de sons (il touche ses oreilles) grommelés entre les dents malpropres de jeunes bouches haineu-ses.

(Joël égrène lentement) Mettray, Mettray, cabinet noir, costume d’ignominie taché des ri-res moqueurs des passants irréprochables, bagarres, prières ridicules, punitions épuisan-tes, sabots, pieds écorchés, gamelle d’eau froide, marche soumise en plein soleil, sup-plice du puits, corvées de discipline, marche forcée…Vous égrenez leurs cruautés deve-nues les vôtres, jusqu’à les désirer même, pour en échapper par le sublime de votre ar-deur au mal. La terreur nourrit la violence qui l’engendre à son tour, comme à regarder le soleil en face jusqu’à en perdre la vue, se gorger de ses brûlures pour accéder à une obs-curité éclatante  ; livré, délivré, délivré de toute innocence possible.

(Joël ouvre le yeux, se tourne vers nous, et il rit, puis il parle en ironisant, en mâchant les mots pour les rendre dérisoires)

(Docte et moqueur) …il faudrait les E-du-quer…Apprivoiser….Amender…Réformer…Ré-E-du-quer…surveiller… améliorer….socialiser…adoucir…Redresser…ré-gé-né-rer… Réin-sérer…Re-socialiser… ( il rit, puis grave) N’espérez rien de nous…à vous maintenant de vi-vre avec ça…

Joël brandit le livre à bout de bras comme par défi

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Scène 22

Joël  :

J’ai tenu comme ça jusque vers seize ans. Le dos collé au mur, à me laisser gagner peu à peu par la pénombre. A fuir le soleil. A macérer dans mon silence, à me convaincre mâ-choires serrées de la prophétie  du mauvais garçon. Je me suis inventé des surnoms im-prononçables dans votre langue, j’ai rêvé le mal que vous me vouliez déjà sans le savoir. Je suis en vérité resté un enfant tout ce temps. Mon monde était un monde de Bande Des-sinée en noir et blanc, brutalement simpliste, certes, mais tellement simple à opposer à la mièvrerie de vos nuances et à l’arrogance de vos jugements sommaires. Seize ans, c’est pas vieux. C’était beaucoup pour moi. Beaucoup d’attendre à la lisière de l’obscurité. Beaucoup à vous regarder me défigurer – vous auriez dit  : me dévisager. Je passais du temps, les mains devant les yeux, à vous observer entre mes doigts. A ne plus espérer vous ressembler.

Seize ans donc, quand j’ai fait mon sac sans prévenir personne et que je suis venu à Paris – je devrais plutôt dire, que je suis entré pour longtemps dans la nuit de cette ville. Un jeune égaré, ça finit toujours dans le grand trou des Halles, dans la lumière factice de bars à la misère tamisée, presque élégante si on n’y entre pas le jour. «  Mais d’où tu sors, toi  ? Allez viens, mon p’tit  ! Moi, j’vais t’appeler Momo, le reste je m’en fous.  » J’suis venu, as-piré par Lola – un nom convenu de mauvais film pour une prostituée, non  ? – je suis mon-té à bord pour un voyage sans Nord, ni but, ni rives à atteindre. Un voyage qui ne conduit qu’à l’instant à venir, à un verre, un autre, un sourire, une caresse, une menace, un appétit, un lit, un billet, une fumée qui fait rire, encore un verre, une belle gueule qui vous mate, une envie de vomir, un tatouage sur le bas du dos, un sexe qui vous recueille la violence du ventre. Dérive lente, fluide, presque naturelle quand on dispose de ma gueule, de vos

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regards et de Lola comme timonier…Avant vingt ans, on peut avoir déjà traversé sa vie et accompli son histoire. A lire Monsieur Genet, je sais que cette histoire s’est tracée dans les méandres du mal. Ou nommez le autrement si vous le voulez, cela nous est égal, à lui comme à moi.

Je n’ai pas véritablement le temps de vous décliner l’encyclopédie des turpitudes que j’ai patiemment apprises de Lola et son monde, et que j’ai récitées longuement, sans état d’âme – je n’en disposai sans doute plus, d’âme, a moins de l’entendre comme celle d’un canon. Ne croyez pas au motif de l’appât du gain. Aucun de ceux du cercle de Lola ne sa-vait vraiment posséder quoi que ce soit, ni ne le désirait vraiment. Posséder alourdit, rend vulnérable, fait vieillir. Je n’avais d’autre exaltation que celle du mauvais coup, du coup de travers qui fait que vous existez comme un couteau qui tranche, un éclat de colère dans l’ennui. Un tour de magie à la barbe de l’innocence, et la petite arnaque se fait heure de gloire, l’entourloupe vous illumine en majesté secrète, en ébullition du sentiment de soi. C’est simple, non  ? Tous, ici, en savons, dans nos hontes intimes, le parfait frisson.

Alors, cartes bancaires déroutées, touristes abusés, délicieux chantages aux messieurs qui ressemblent à des messieurs, et qui ouvrent leurs arrières chambres obscènes au dési-rable petit homme-enfant que j’étais, femmes abandonnées qui tente une dernière fois de se ressembler, femmes attardées dans des solitudes vieillissantes et qui se mentirait bien encore un peu l’amour, avec votre vigueur… sans oublier naturellement les trahisons de ceux qui partagent votre naufrage – frères de fortunes passagères  ? non, jeunes chiens qui se dévorent à l’envi… Bon, tout cela, ça fait à un moment, quelque chose comme neuf mètres carrés derrière onze portes cadenassées et dans le fond d’une boîte de béton, ave-nue des peupliers, certains finiront l’adresse de plus nulle part la vie. Et là bas, il y avait ce livre que je vous lis. Il m’est venu comme ça. Le garçon qui partageait ma cellule l’a sorti de sous sa paillasse, et m’a dit après m’avoir écouté  : «  tiens, ça c’est pour toi  !- je ne le lirai plus jamais.  »

Il retourne vers la scène de la lecture 

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Les mots de la nuit…là dedans (il désigne le livre)… et là…(il désigne son propre cœur)… derrière tout sourire, toute mansuétude, tout geste généreux, il existe une face obscure, l’inavoué de nos postures au Bien… (Joël danse sur sa petite scène, en se serrant lui-même de plus en plus fort dans ses bras, jusqu’à hurler) …(il reprend le livre)…je devrais tout vous lire, vous le méritez  ; à vous de l’endurer, de vous mordre les lèvres, de vous tor-tiller sur votre chaise  ! Je voudrais tout vous lire, sans grâce de rien… (il se tourne vers le public, acide)… je parle du passage où il vous rappelle le goût immodéré de vos imaginai-res à évoquer en frissonnant un peu, la «  Puissance des Ténèbres  » ou «  l’obscur Pou-voir du mal  », étalé à pleines pages de vos gazettes, de vos romans, ruisselant dans vos boîtes à images confortablement installés devant le spectacle d’infectes cruautés – juste pour le plaisir – pas vrai  ? vous savez, ça a commencé chez vous déjà avec les pattes des mouches et les ailes des papillons dans vos jeunes étés torrides d’ennui… je parle de ce passage là…que nous méritons…et j’insiste, vous vous en doutez, sur ce terme. Cette «  part nocturne de l’homme  », c’est ainsi qu’il nous l’offre, c’est simple, doux, naturel – il ne s’agit que de cela, la belle affaire  ! Une part. Pas de quoi s’alarmer…mais cette part, je le répète avec lui il n’est possible de la pénétrer qu’avec le secours, l’onguent, le baume du langage, (colère) alors il faut vous y mettre au langage, au verbe vacillant de lumière et de nuit , il faut vous y mettre à votre humaine totalité, avec toutes ses parts, toutes  !…..(Joël est embarrassé) Je sais, ça vous amuse de me voir maladroitement me dépêtrer de mes insuffisances, de ma petite poésie empruntée pour tenter de faire autre chose que de ressasser ses propres mots à lui, dans son ordre à lui, avec sa vigueur à lui… Tenez  !.... (il retourne brièvement à la lecture)

Il lit 

«notons que je distingue très vite le Bien du Mal, mais qu'en fait ce sont des catégories que vous seuls pouvez distinguer après coup; toutefois, c'est encore à vous que je m'adresse, je vous accorde cette politesse - si l'on entreprend, dis- je, d'accomplir le Bien, on sait où l'on va et que c'est le Bien, et que la sanction sera bénéfique. Quand c'est le Mal, on ne sait pas encore de qui l'on parle.»

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Je n’ai pas le droit de vous lire ce livre…je n’ai pas besoin de vous lire ce livre – j’en con-nais tous les mots, là, ils sont là…je n’ai pas le temps de vous lire ce livre…Je n’ai pas la possibilité de vous lire ce livre… je sais pourquoi vous ne l’avez pas lu…

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Scène 33

Joël revient vers les spectateurs, il a le livre encore dans les mains

Joël  :

On dit de certains textes que ce sont des «  brulots  ». Ce nom me convient pour celui là. Chaleur ardente de la mort, chaleur intime de la vie…ou l’inverse, c’est pareil. Je l’ai lu à l’endroit, à l’envers, à l’envers comme mon existence, à l’endroit même où l’on m’a posé dans le monde…pour moi, ce livre vient de la prison, de ma prison, de vos prisons… si par-fois certains de vos mots vous semblent un peu élimés, essoufflés, légèrement hors d’usage, c’est qu’ils viennent de là et que c’est moi qui vous les ait mâchés, tordus, épui-sés de mes répétitions. Dans le cul de ma solitude, là bas, je les ai tournoyés comme des noyaux de cerise dans ma bouche, ressassés, rabâchés, essorés  ; au début, je ne com-prenais rien vraiment de ce que je lisais. Juste des sons entre les dents, sur la langue, dans le souffle, dans leur vibration matérielle, du solide pour m’accrocher à l’existence – connaissez vous cette sensation qui vient avant le sens des mots  ? parfois après, quand on les répète à toute vitesse, comme un enfant, à en perdre haleine. (il montre comment)

Comment aurai-je saisi quoi que ce soit  ? Que m’avez vous appris du langage des hom-mes  ?

J’étais pourtant convaincu que ce livre brulait pour moi, avait été écrit comme un talisman protecteur en même temps qu’une bombe incendiaire à mon seul usage. Il m’attendait sous les écrous, il n’avait été écrit que pour que je le découvre, déposé depuis le début des temps dans le secret d’un immonde cachot. Alors comment le lâcher  ; il me parlait de

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moi, il me parlait de vous – ce fut la première fois, peut-être où vous et moi fûmes ensem-ble dans un destin commun. C’est peut-être pour cela que les livres changent la vie des hommes.

Quand je suis sorti, il était dans mon sac, évadé invisible. Je revois le surveillant à la fouille qui le prend de deux doigts et le lâche avec une désinvolture amusée qui disait  : «  tu sais lire, toi  ?  ». Mon cœur battait non pas de l’approche du grand air, mais de ce forfait ulti-me  : un livre volé aux voleurs de vie, libéré au jour comme un oiseau d’une cage de ténè-bres.

Je l’ai suivi partout où j’allais  ; oui, je le dirai comme ça  !  ; je l’ai suivi  ; je n’hésitai pas à réciter des pages entières à de parfaits inconnus, à des rencontres de hasard, à des filles aux regards un instant suspendus, des garçons secoués dans leurs assoupissements par tant de mots, par tant d’eux-mêmes. Je suis devenu un spécialiste  : tu mets une pièce dans la machine et t’as dix minutes de l’Enfant Criminel. Oui, je sais ce soir, pour vous c’est plus cher… mais vous ne seriez peut-être pas venu sur mes autres scènes. N’est-ce pas  ?

Je vous passe les années de voyage au milieu du monde, avec la beauté du crime dans la poche. A ne plus pouvoir s’accepter dans les vulgaires fric-frac de la rue des Lombards, ou de la Cité des Fleurs. Les mots appellent les mots et des phrases et des paroles en-core qui envahissent votre tête de nouvelles façons de mots. On m’a fait lire le Théâtre de ce monsieur Genet, comme un arsenal qui se déploie sous vos yeux. Il m’ a armé. Il a du finir par m’aimer. Il m’a fait goûter la présence la plus dangereuse de l’univers, la présence sur une scène, où j’ai chaque fois le sentiment de pénétrer par effraction – on ne se refait pas - . Là, ici partout dans ce cercle sacré, s’est offerte une scène de crime.

Il retourne vers le magnétophone

Il est une page que j’ai fini par ne plus supporter  ; comme un peu de corrosion dans la structure, à force de l’exposer à tous les temps de mes traversées. Un point de rouille qui annonçait la fin. La page 389. Un soir, je l’ai déchirée, mise en morceaux. Colère de toute les colères. Fin de partie. Fin du monde. L’univers avant et l’univers après sa destruction n’était pas le même. J’en ai observé les effets immédiats. J’ai ramassé les fragments et les

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ai mis sous verre dans un cadre. Cloué au mur. Sous étroite surveillance. Lignes brisées, illisibles, phrases cassées, lettres figées. Fin du jeu. Ce fut mon dernier crime d’avoir as-sassiné cette page. Page insoutenable de la beauté du mal. Page qui en cache une autre illisible, qu’il ne faut jamais voir, je vous en conjure, je l’ai aperçue, je l’ai aperçue en des-sous, n’ouvrez pas le cadre, ne recollez pas les morceaux: une seule fois, écoutez moi  , je vous en conjure. Laissez cette page en dépouille d’elle-même sur le mur d’une maison que j’ai quittée et que vous ne connaitrez pas  ; je vous le demande.

Joël met en route le magnétophone et enfonce la touche «  Lecture  »  ; une voix sort du haut-parleur et lit la page 389. Joël s’est levé, planté devant les spectateurs, il les regarde en écoutant le texte. Se déplace ensuite nerveusement dans le carré symbolique d’une cel-lule de prison. Fait quelques pompes. S’énerve, pointe du doigt le magnétophone  ; ne trouve pas ses mots  ; s’énerve et finit par prendre la parole…

Texte de l’enregistrement à diffuser

“Les journaux montrent encore des photographies de cadavres débordant des silos ou jon-chant les plaines, pris dans les ronces des barbelés, dans les fours crématoires ils mon-trent des ongles arrachés, des peaux tatouées, tannées pour des abat- jour : ce sont les crimes hitlériens. Mais personne ne s'est avisé que depuis toujours dans les bagnes d'en-fants, dans les prisons de France, des tortionnaires martyrisent des enfants et des hom-mes. Il n'est pas important de savoir si les uns sont innocents et les autres coupables au regard d'une justice plus qu'humaine ou seulement humaine. Aux yeux des Allemands, les Français étaient coupables. On nous aura tant maltraité en prison, et si lâchement, que je vous envie dans vos tortures. Car c'est pareil et mieux que nous. Sous l'action de la cha-leur la plante s'est développée. Puisqu'elle fut semée par les bourgeois qui firent les pri-sons de pierre, avec leurs gardiens de chair et d'esprit, je me réjouis de voir enfin le se-meur dévoré. Ces braves gens applaudissaient, qui sont aujourd'hui un nom doré sur le

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marbre, quand nous passions menottes aux poignets et qu'un flic nous bourrait les côtes. Une seule chiquenaude de leurs gendarmes fut vivifiée par le sang brûlant des héros du Nord, elle s'est développée jusqu'à devenir une plante merveilleuse de beauté, de tact et d'adresse, une rose dont les pétales tordus, retroussés, montrant le rouge- et le rose sous un soleil d'enfer se nomment de noms terribles : Maldenek, Belsen, Auschwitz, Mau-hausen, Dora. Je tire mon chapeau. Mais nous resterons votre remords.”

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Scène 44

Joël  :

Tu vois monsieur Genet c’est bien là que je ne veux plus rien de toi: Maidenek Belsen Auschwitz Maidenek Belsen Auschwitz Maidenek Belsen Auschwitz  … c’est là que je te demande  : où m’emmènes-tu  ? A quelle chasse à l’homme veux-tu m’inviter  ? (il baisse la tête)

Les chasses à l’homme…. Je les connais de si près, tantôt chasseur, tantôt gibier…je fais souvent le même rêve…je cours à perdre la raison dans les décombres du ghetto, les rui-nes de Sabra…je tente de fuir les éclats des couteaux, les reflets d’acier des machettes, les crocs de leur chiens… et dans le fond de mon rêve, j’arrive au bout de ma course de-vant un mur mille fois plus haut que moi, un horizon de pierre… et je me retourne, mon-sieur, et les vois, je les vois, juste au dernier moment, ils ralentissent et s’approchent de moi lentement en reprenant leur souffle… et arrangeant leurs cheveux défaits par la pour-suite, et soudain je suis l’un de ces prédateurs, et je me regarde là devant moi, accroupi, les yeux emplis de larmes, défait, perdu, proie humaine abandonnée par le ciel … je me réveille en hurlant du même cri, et de l’assassin et de la victime… je ne suis ni l’un ni l’au-tre, monsieur Genet. J’ai mis si longtemps, si longtemps, à le comprendre, à ne rien com-prendre, à rabâcher vos mots là que vous nous lancez comme ça comme des pierres pour nous lapider dans nos certitudes – c’est cela que tu veux – voilà, tu pousses, tu pousses l’abject, hein, tu cherches nos colères, nos grandes colères, nos vomissements, qu’on fi-nisse par détourner le regard, se boucher les oreilles, le nez… je suis sûr que ça fait sou-rire ton petit visage rond de père qui n’a pas eu d’enfants et que je ne serai pas de toi, que tu m’es nécessaire et que je te laisse t’abandonne seul à fumer dans une chambre infecte,

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je ne viendrai plus te voir et c’est ce que tu veux…. Maidenek Belsen Auschwitz, Sabra, Chatila…

Silence, il sort de sa poche un bouton de rose rouge fanée abîmée, flétrie  ; il la regarde dans le creux de sa main, tête baissée, puis longuement il regarde le public, la main ou-verte comme pour leur montrer ce qu’elle contient, les obliger à voir ce qu’ils ne veulent pas voir…

J’ai conservé ce que je ne voulais pas voir… témoignage fragile que j’ai pourtant grandi dans le cœur de tes mots… je penserai à toi, comme à un père magnifique et scandaleux qui m’a poussé à bout et m’a laissé comme ça à me débrouiller avec ma rage contre lui, et qui m’a balancé, en ricanant, l’horreur, là, pour que je lâche le livre en le détestant, et que j’apprenne que je sortirai, que je sors, que je suis sorti… un jour, j’irai au cimetière espa-gnol de Larache…je n’entrerai peut-être pas…

Joël prend une paire de ciseaux… son attitude est inquiétante…que va-t-il faire de cette ar-me  ? Contre lui  ? Contre nous  ? Il va ouvrir le livre et lentement en parlant commencer à découper des mots…il en jette certains en l’air, il en mange d’autres, il pose quelques uns devant lui (ou sous les miroirs brisés suspendus dans les cintres ). Il dit le texte suivant indé-pendamment des mots qu’il découpe.

Il reprend la lecture 

Comportement moral….merveilleuses possibilité des enfants…Taisez-vous  !...la société parle avec une langue enflée…avez vous déjà sucé les douceurs suaves des éducateurs  ?....les psychiatres sont les nouveaux directeurs de la conscience morale… idée nauséa-bonde…la morale des vainqueurs…l’enfant criminel est une anomalie susceptible d’être observée… et contenue toute entière dans le mot «  inadapté  »…I-NA-DAP-TÉ…DA-PTÉ… Pirouette des bons esprits… (au public)…quand avez-vous cessé d’être poètes  ? Hein  ? Lequel de vous accepterait de dormir une nuit avec eux, avec leur souffle chaud dans la nuque, leur yeux en éveil qui scrutent l’obscurité, leur corps ouvert à la fuite immé-diate  ? Lequel d’entre nous est capable de tendresse sans attente, sans retour, sans re-

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gard, sans merci, pour des p’tits gars sans pitié…p’tits gars sans pitié…(un temps long)… Ni le bien, ni le mal ne sont solubles dans la littérature… alors on peut mettre les mots dans le désordre…et juste les regarder jouer les uns avec les autres en espérant découvrir la combinaison gagnante…(Joel joue avec les mots découpés et lit à haute voix le résultat surréaliste des combinaisons qu’il obtient…)

«Je n'ai guère d'illusions. Je parle dans le vide et dans le noir, cependant fût- ce pour moi seul, je veux encore insulter les insulteurs.»

Joël se tait, regarde le public, le magnétophone, le livre  ; il se lève et au moment de quitter la scène, il décide de laisser le livre et de sortir sans lui.

FIN

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