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JE...KANT FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS HACHETTE ET C"

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JE...KANT

FONDEMENTS

DE LA

MÉTAPHYSIQUEDES MOEURS

HACHETTE ET C"

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E. KAN1

FONDEMENTSDE LA .

MÉTAPHYSIQUEDES»I(EURSTRADUCTION NOUVELLE

AVEC UNE INTRODUCTION ET DES NOTES

PAR

H. IACHELIERProfesseur de Philosophie ou lycée Condorcet

TROISIÈME ÉDITION REVUE

PARISLIBRAIRIE HACHETTE ET G'*

79, BOULEVARD SAINT-OIRMA1N, 79

1915

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INTRODUCTION

AVANT-PROPQS

Nous av.ons cru devoir conserver à.l'ouyrage qut)nous publions le titre squs lequel il est connu

depuis longtemps en France, bien que les motsFondements de la Métaphysique des mcetirs n§traduisent pas exactement l'allemand Qrunilegungzur Metaphysik der Sittçn, Qrundlegung pignjriel'action d'établir le fondement, On pourrait dire;Établissement d'un fondement pour la M^taphy*sique des moeurs \ mais l'avantage d.e cette,correc-tion ne paraît pas assez grand pour substituer un

titre nouveau, un peu lopg et un peu lourd, à celui

auquel nous sommes accoutumés depuis un demi--siècle.

Les Fondements, de la Métaphysique des moeurs,

qui parurent pour la première fois en 17.85à,Rigftisont le premier ouvrage dans lequel Rant ait exposéla morale de l'Impératif catégorique. On peut ajpuierque, de tous les ouvrages que Kant a consacrés àla morale, c'est celui qui donno l'idée la plus nettedu principe nouveau sur lequel il fonde la sciencedes moeurs et surtout de la méthode qu'il suit pourdéterminer ce principe. La Critique de la Raison

pratique, qui parut en 1788, bien qu'elle tende, elle

aussi, à établir l'existence d'une loi morale suprême,

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tl INTRODUCTION.

Bemble avoir pour objet principal de démontrer, parle devoir, la liberté d'abord, puis, l'existence deDieu et l'immortalité de l'âme. Quant à la Méta-

physique des moeurs} dont le présent ouvrage établitles fondements, et qui parut en 1797, c'est unethéorie du Droit et de la Vertu, dans laquello Kantdéduit du principe suprême de la moralité les

concepts qui doivent diriger notre conduite, maissans revenir sur la question do l'origine et de lavaleur de ce principe. C'est une morale appliquéeplutôt quo théorique. En résumé c'est dans lesFondements de la Métaphysique des moeurs quese trouvent exposées les idées maîtresses de lamorale kantienne; c'est ce qui fait l'importance decet ouvrage et c'est la raison pour laquelle il a sem-blé utile d'en publier une traduction nouvelle, cellede Barni étant épuisée et ne paraissant pas devoir

jamais être réimprimée.Le texte qui passe pour le meilleur est celui de la

quatrième édition publiée du vivant de Kant en1797. C'est celui qu'ont reproduit les éditions deRosenkranz (1838-42) de Hartenstein (1838-39) etenfin l'édition populaire plus récente de Kirchmann.C'est celui que nous avons suivi, bien qu'il nous

paraisse contenir quelques fautes que nous signale-rons chemin faisant, à mesure qu'elles se présen-teront.

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I

VIE DE KANT

Le nom de Kant est d'origine écossaise; il s'écrivait par unC {Cant)ct c'est notre philosophe qui substitua au C le K qui,en allemand, correspondait mieux à la prononciation de sonnom. ImmanuclKant était le quatrième enfant de Jean GeorgesKant, sellier à Koenigsberg, et d'Anna Regina Reuler. Il naquitle 22 avril 1724. Lo jeune Kant reçut dans sa famille uneéducation essentiellement religieuse dans l'esprit du piétismeprolestant. On appelait ainsi une forme du protestantismedans laquelle l'esprit de discussion et de critique devait céderlo pas & la pieté. C'était parle coeur plutôt que par la raison

qu'il fallait interpréter l'écriture. Lo piétisme impliquait en

outre, dans la vie de tous les jours, une sévérité de moeurs etune austérité toutes particulières. Cette éducation, qui futsurtout l'oeuvre do la mère de Kant, parait avoir exercé surle jeune homme une influence durable, bien que le philosophe,fort peu mystique de sa nature, ne soit pas resté absolument(Idole aux idées religieuses do ses parents. Elle fut complétéed'ailleurs au CollegiumFredericianum où Kant fltscsétudessecondaires jusqu'en 1740, par le directeur de ce gymnase,le pasteur Franz Albert Schulz, qui était un des plus fervents

apôtres du piétisme.De 1740 à 1746, Kant suivit comme étudiant les cours de

l'université de sa ville natale, s'occupant tout particulièrementde Philosophie, de Mathématiques et de Théologie. Là encoreil eut pour maître le pasteur Schulz, qui était professeurordinaire do Théologie à l'université.

'

De 1746 à 1765, il remplit les fonctions do précepteur danstrois familles différentes, aux environs de Koenigsberg.

Il passa ensuite à Koenigsberg l'examen appelé en Alle-

magne Habilitation, qui ouvre les portes de l'enseignement

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mi INTRODUCTION. s

académique; il commença la sério do ses cours & l'automnedo 1755. Il continua à enseigner jusqu'en 1797, d'abord commeDocent et ensuite, à partir do 1770, comme professeur ordi-naire. Il prit sa retraite après lo semestre d'été de 1797 etmourut le 12 février 180i.

La vie de Kant no parait pas avoir présenté d'événement

qui soit digne d'être noté. 11 ne se maria pas1 et vécut uni-

quement pour la philosophie et pour la science. Nous disonsà dessein pour la science, car son enseignement et ses écrits

no furent pas seulement philosophiques. Il fit au début de sacarrière des cours de Mathématiques et do Physique, auxquelsil ajouta même en 1760 un cours de Géographie physique.L'ouvrage scientidquo le plus important que Kant ait publiéest l'Histoire naturelle générale et théorie du ciel (1755)dans laquelle, avant Laplace, il fait dériver le système solaire

d'une nébuleuse, suivant les lois de la gravitation*. Il est vrai

qu'à partir de la publication de la Critique de la Raison

pure les préoccupations philosophiques l'emportèrent défini-

tivement chez lui.

Les traits essentiels du caractère de Kant paraissent avoir

été, avec uno certaine austérité protestante, reste de son

éducation piétiste, un profond sentiment du devoir, une par-faite loyauté dans ses relations avec ses collègues et ses amis,uno horreur naturelle et comme instinctive de la duplicitéet du mensonge'. Ce fut avant tout un homme de principes,vivent par la raison plus que par le sentiment et sa morale

est certainement l'expression fidèle de son caractère. On a

beaucoup parlé, et non sans ironie, de la régularité de sa vie,de ses repas pris toujours exactement à la mémo heure et

durant toujours le même temps, de ses promenades solitaires,

toujours au même endroit, si régulières que les habitants de

Koenigsberg pressentaient quelque événement extraordinaire

1. Il y pensa dem fois, piafs réfléchit trop longtemps et oe se décida

pas.2. Cet ouvrage a pourtant un objet philosophique : Conciliation du

mécanisme avec la téléologie.3. Son mépris pour le mensonge éclate surtout dans la

Milaphytitjugde» moeurs. Il est sur ce point d'une rigueur absolue ne permettant pas lemensonge par politesse, défendant même celui qui a pour motif un sen-timent de çhariU.

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VIE DE KANT. n

quand par hasard elles n'avaient pas lieu. Cette vie était enharmonie avec son esprit méthodique, mais on se tromperaitfort si l'on concluait de ces faits que Kant ent été une sortode maniaque et do misanthrope. Bien au' contraire il aimaitla société des hommes; son plus grand plaisir était celui dela conversation et ses amis le recherchaient pour sa bonne

humeur, son esprit et mémo son enjouement.Au point de vue politique ses tendances libérales, parfaite-

menfd'accord avec sa doctrine de la valeur absolue de la

personne humaine, doivent être notées. Rien qu'il n'ait jamaisété mêlé à la politique active, il s'intéressa toujours vivement,aux grands événements de son temps. Il admirait profondé-ment Rousseau; il fut avec les révolutionnaires françaiscontre la monarchie absolue; il avait été auparavant avecles Américains contre les Anglais dans la guerre de l'indér

pendance.Nous allons faire connaître maintenant les principaux

ouvrages de Kant, en nous limitant à la période dite critique,Kant, en effet, suivit d'abord la philosophie dogmatique d'in-

spiration Leibnitienne que Wolff avait répandue en Allemagne.Vers 1762, sous l'influence de Hume, H inclina vers l'empirismeet c'est seulement a partir de 1770 qu'il commença à élaborerla philosophie critique qui devait être sa véritable philosophie.Ce fut, d'après son propre témoignage, Hume lui-même, qui le« réveilla du sommeil dogmatique » et qui l'amena à chercherun système qui permit de concilier l'empirisme .sceptique deHume avec le rationalisme dogmatique de Leibniz et deWolff.

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H

ÉCRITS DE KANT

Le premier écrit do la période critique est un ouvrage enlatin, intitulé : De mundi sensibilis atque intelligibiltsforma et principiis, 1770. L'idéo mallrcsso do la Critique,c'est-à-dire la conception d'une forme imposée par l'esprit à.une matière fournie par l'expéricnco sensible y est indiquéepour la première fois.

La Critique de la Raison pure, fruit do douze années de'

méditation, parut en 1781. Uno seconde édition, assez diffé-rente de la première et oui est celte que nous connaissons

généralement, fut publiée en 1787.

Vinrent ensuite :

En 1783, Les Prolégomènes à toute Métaphysique future.En 1785, Les Fondements de la Métaphysique des moeurs.En 1788, La Critique de la Raison pratique.En 1790, La Critique du jugemem.En 1794 La Religion dans les limites de la pure raison.En 1797, Les Principes métaphysiques du Droit et les

Principes métaphysiques de la Doctrine de la Vertu) lesdeux ouvrages portent le titre commun de Métaphysique desmoeurs.

En 1798, L'Anthropologie.

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111

LA MORALE DE KANT

1* Les résultats de la Critique de la Raison pure. —Ne pouvant, dans celte courte introduction, exposer dans sonentier la philosophie critique de Kant, nous nous borneronsà rappeler les résultats généraux de la Critique de ta Raisonpure. Kant a établi dans son ouvrage capital :

1* Que le monde que nous connaissons, c'est-à-dire leinonde extérieur ou nature et lo monde intérieur de notreconscience, ne sont que des systèmes de phénomènes, c'est-à-dire des choses qui nous apparaissent et non pas des chosesqui existent en elles-mêmes [choses en soi).

2» Que les Formes, grâce auxquelles ces phénomènesdeviennent représentables, c'est-à-dire l'Espace et le Temps,ont leur origine en nous-mêmes et que c'est l'esprit qui lesimpose à ta matière fournie par les sens.

34 Que les lois (Catégories), grâce auxquelles ces phéno-mènes,après avoir été rendus représenlables, deviennent pen-sables, la loi de causalité par exemple, ont également leurorigine a priori dans notre esprit. C'est notre entendement(Vcrsland) qui contraint les phénomènes, qui se succèdentdans lo temps, à so plier à l'ordre régulier de la causalité.C'est grâco à ces lois qu'il est possible d'exprimer les relationsdes phénomènes dans des vérités universelles et nécessaires.

4* Enfin, après avoir établi de celte manière la possibilitéd'une science des phénomènes, Kant démontre dans la partiela plus importante de la Critique, la Dialectique transcen-dance, l'impossibilité d'une connaissance dogmatique de cequi n'est pas phénomène. \Araison ( Vemunft), afin de pousser

Ssqu'aubout l'explication du monde des phénomènes, se

rme des idées dans lesquelles ello croit exprimer des réa-lités transcendantesauxquelles les phénomènes seraient pour

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tu INTRODUCTION.

ainsi dire suspendu». Mais d'abord nous n'avons aucuneintuition de ces réalités, puisque l'intuition, soumise auxformes d'Espace et de Temps, ne peut nous donner que des

phénomènes. D'autre part la Dialectique prouve qu'il nous est

impossible d'atteindre ces choses par le raisonnement. Sinous voulons, par lo raisonnement, nous élever do l'unité, loide la pensée, à l'unité, caractère de la substance même denotre être, nous commettons un Paralogisme. Si nous vou-lons attribuer une réalité absolue aux choses étendues etsuccessives dont l'ensemble constitue pour nous la nature eten faire des choses en soi, nous tombons dans les contra-dictions des Antinomies. Enfii: le seul argument par lequelon puisse vraiment démontrer l'existence de l'Être nécessaireet parfait, l'argument Ontologique, est tin simple sophisme.

Mais de ce.que le monde de l'être tin peut être connu ni

par l'intuition ni par le raisonnement, il ne faut pas con-clure que les Idées que la raison se forme des réalités trans-

cendantes, Ame, Monde et Dieu, soient de pures et simplesillusions. L'idée d'un moi indivisible et incorruptible, l'idéed'un substrat des phéhomènes étendus, l'idée d'un Dieu par-fait existant par lui-même peuvent avoir, en dehors do l'expé-rience possible, des objets réels. La Critiqlte établit seule-ment que nous ne pouvons pas nous figurer ces objets, nien prouver scientifiquement l'existence, mais il est parfaite-ment légitime d'y croire. Par cela seul que le monde (exté-rieur et intérieur) n'est qu'une collection de phénomènes,nous pouvons être assurés, comme Kant l'affirmera à la findes Fondements, que l'univers sensible, empirique, rt'est paslo tout du tout et qu'une réalité mystérieuse se dissimulederrière ces apparences. Il n'y a donc aucune absurdité àcroire que nous sommes, par exemple, par le fond, par l'essencode riotre personne, des êtres libres et immortels gouvernéspar un Être parfait. Il y a plus : cette croyance n'est raison-

nable, elle n'est même possible que si l'on admet le caractère

phénoménal du monde que nous connaissons par les sens.Si le monde des phénomènes étendus et successifs était unmonde de choses en soi, il no serait pas possible, en face dole monde, d'en poser un autre aussi réel que le premier, maispn différant d'une manière absolue; et c'est alors que l'idéede liberté, identique au fond, nous lo verrons, à celle de mora-

lité, l'idée de la vie éternelle, celle de l'être parfait risqUô»

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LA MORALE DE KANT. xm

raient d'ètro sans objet. On peut donc dire que la Critique,de la Raison pure a pour but do légitimer des croyancesreligieuses et morales que lo dogmatismo vulgaire compro-"mettait d'une manière irrémédiable. C'est co qui ressort de'nombreux passageset tout particulièrement de quelques-unesdes dernières pages de celte Méthodologie transcendantate

qui termine la Critique. Kant y parle do la possibilité etmême de la nécessité de ce qu'il appelle une foi morale àl'existence de Dieu et à l'immortalité. Une telle conviction,dit-il, n'est pas une certitude logique, la Dialectique l'a

prouvé, mais c'est une certitude moralo et cette certitude sofonde avant tout sur le sentiment même du devoir, que nousavons tous, ce même sentiment dont Kant partira dans tesFondements. Bref la Critique de la Raison pure a détruitla science pour laisser place à ta croyance et c'est à la

position du problème moral et religieux qu'elle aboutit.'C'est à la morale qu'il appartiendra de donner une valeurobjective à ces idées que la raison concevait sans pouvoiren démontrer la réalité.

2° Le problème moral et les anciennes solutions quien ont été données. — La question à laquelle répond toutsystème de morale peut être formulée très simplement do lamanière suivante : Qu'est-ce qu'une bonne volonté? Or à cettequestion deux réponses ont été faites dès l'antiquité : 1° Labonne volonté est la volonté qui cherche le plaisir ou lebonheur; 2° la bonne volonté est la volonté qui s'efforce deréaliser en nous l'humanité parfaite, achevée.

Contre la première de ces réponses, Kant dirige tout» unosérie d'arguments qui sont devenus classiques et que laphilosophie spiritualiste s'est appropriés, pour défendre unethèse, d'ailleurs différente de celle de Kant.

De ces arguments, celui auquel Kant semble attacher leplus d'importance est un argument fondé sur l'idée de fina-lité. Le principe dô finalité exige que toutes nos facultés,comme tous nos organes, aient une raison d'être, une fin. Orla raison, qui caractérise l'homme, n'a pu lui élro donnéepour résoudre le problème du bonheur, car elle y réussitinfiniment moins bien que l'instinct animal. Si donc l'hommeparticipe à la raison, c'est que sa destinée n'est pas do seprocurer ici-bas la plus grande somme de satisfaction pos-

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il» INTRODUCTION.

sible; car, dans celte hypothèse, la raison serait pour lui unefaculté inutile et même dangereuse.

En second lieu la loi qui commande la recherche du bon-heur est incapable de prescrire des règles universelles,valables pour toutes les volontés, car les conditions du bon-heur varient à l'infini suivant les circonstances et suivant lesindividus. Or il semble évident à Kant quo la loi qui déter-mino ta volonté d'une personne raisonnable doit être une loiuniverselle.

En tous cas lo principe do l'amour do Soi, qui domino toutola morale du bonheur, ne peut fournir des règles impératives,il ne peut conduire qu'à des conseils pratiques. Uno moraledo l'intérêt est donc uno moralo sans obligation, co quo Kantconsidère comme une absurdité.

Ces conseils, d'autre part, seraient toujours vagues et diffi-ciles à suivro, car € ce qui peut nous procurer un avantagevrai cl durable est toujours enveloppé d'une impénélrabloobscurité >. Or la loi morale, qui s'impose également à tous,doit avant toutes choses étro claire.

D'ailleurs, lo principe do l'amour de soi cntratno à des con-

séquences qui révoltent la conscience naïve do l'humanité :On pourrait en effet se justifier d'un faux témoignage en

alléguant la nécessité de travailler avant tout à ses intérêts;et do plus il est incapable d'expliquer les sentiments les plusforts do celle mémo conscience, commo le mépris que nous

inspiro uno déloyauté qui a réussi. Celui qui a triché au jeuet qui a gagné par ce moyen devrait se féliciter de son

adresse; or, il se dit : jo suis un misérable.Enfin les idées de mérilo et do démerito perdent touto

espèce do sens. Les punitions et les récompenses deviennent

absurdes, car quoi do plus absurdo quo d'ôtro puni pour avoirété malheureux et récompensé pour avoir su so rendra heu-reux?

L'autre système de morale, celui que la philosophio ancienneavec Aristote et les Stoïciens, la philosophie moderne, avec

Wolff, opposent au système du bonheur, c'est la moralo ditede la perfection. Mais la moralo do la perfection, si on l'exa-mine de près, n'est qu'une forme raflinée do la moralo del'intérêt. Qu'est-co en effet que la perfection sinon le pleindéveloppement dol'étro qui suffit à toutes ses fins? Or attein-dre ses fins, s'épanouir pleinement, n'est-co pas l'intérêt

/

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LA MORALE DE KANT. st

suprême de l'être et n'est-ce pas le but vers lequel toutes les

tendances de noire nature nous inclinent? La preuvo en est

que le bonheur est indissolublement lié à cet achèvement de

notre personnalité. Los anciens d'ailleurs ne s'y sont guèretrompés et leur morale n'a jamais cessé d'être une morale

eudémoniquè. Il n'y a donc pas de différence radicale entre

la morale de la perfection et la morale du bonheur. Ces deuxmorales sont également fondées sur le principe do l'amourde soi, et par là mémo, incapables de fournir à l'être raison-nable une loi pratique digne de lui.

Il reste bien un troisièmo système, auquel se sont ralliésun certain nombre de philosophes modernes, comme Hut-

cheson, c'est celui qui consiste à admettre, à ia place de la

raison, un certain sens particulier qui déterminerait la loimorale et, par te moyen duquel, la conscience de la vertuserait immédiatement liéo au contentement et au plaisir;celle du vice, au trouble de l'âme et à la douleur. Maisco n'est

pas en réalité un système nouveau, apportant au problèmemoral une solution nouvelle, car il faut démontrer que cesens moral est bon et, pour le démontrer, il faut évidemment

partir d'un principe autre quo le sens moral lui-même. Ce

principe pourra étro le principo de l'amour de soi ou encorecelui de la perfection; mais en aucun cas une morale dusentiment ne^saurait se suffire à elle-même 1.

3* La morale du Devoir pur : l'Impératif catégorique.—Si la fin que doit poursuivre la volonté d'un être raisonnablene peut être ni le bonheur ni la perfection, si ce n'est aucun

objet capable d'éveiller en nous une inclination et de nouscauser un plaisir, il ne reste plus qu'un parti à prendre pourdécouvrir la loi de cette volonté, c'est de la chercher, non

plus dans le monde sensible, mais dans ce monde intelligibleauquel la Critique de la Raison pure a montré que nous

pouvions appartenir par le fond même de notre personnalité.Celle même faculté qui, dépassant les limites de l'entende-

ment, essaye de s'élever à ta connaissance du principe trans-cendant de l'intelligibilité de l'univers, la Raison, pourra aussi

't. Voir,' pour toute cette critique des systèmes,la Critique de ta

Faiton pratique, Part, t, liv. I, chap. I, Baral, p. lit et suit Pictvet,p. 58et suW.

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Ml INTRODUCTION.

concevoir uno loi suprémo, dont l'origlno n'est pas dans |omondo sensible et l'imposer à la volonté.

Il faut ici, pour comprendre Kant, nous détacher dos idées

auxquelles notro éducation nous a presque tous habitués et

d'après lesquelles lo bien consisto à poursuivro certuinos fins

auxquelles nous attribuons uno valeur plus ou moins absoluotout en les désirant. Toutes les morales qui font dériver laloi d'une fin désirablo et flattant plus ou moins notro amour-

propro, fin dont l'idéo est emprunléo à ta naluro, sont, nousl'avons vu, des morales utilitaires. Tour échapper à l'utili-

tarisme, il faut résolument sortir do la nature, où règne à

peu près sans partago lo principe do l'amour de soi et pliernotre volonté à une loi qui ne se rapporte à rien do co quenous pouvons imaginer et n'ait rien de commun avec les loisdo la nature. Cctto loi peut être la loi do l'élre noumèno

apparaissant à l'être phénomène et nous pouvons penser quela loi à laquelle le noumène obéit sans efforts, lorsqu'elleapparaît à l'être empirique, soumis à la législation de la

nature, entre en conflit avec les penchants de cette natureet prend alors la forme d'un commandement auquel nousdevons obéir, bien que nous soyons tentés de lo transgresser.Mais quelle que soit son origine, il faut obéir à l'ordre quenous donno la raison et c'est en cela que consiste la bonnevolonté.

Un ordre peut s'appeler un Impératif. Un impératif est

catégorique quand il commande sans conditions, sans pour-quoi ni parce que. Par exemple : ne mens pas, aide lesmalheureux. Il est hypothétique au contraire quand ses

prescriptions sont subordonnées à quelque condition, à

quelque hypothèse. Si tu Yeux conserver ta réputation,être aimé, en un mot être heureux, ne mens pas, aide lesmalheureux. Or la loi morale ne peut être qu'un impératifsans conditions; en effet, si l'on demande pourquoi il fautêtre sincère et charitable, il est impossible de répondreà cette question sans considérer les conséquences quela sincérité ou la fausseté, la charité ou l'égoïsme peuvententraîner dans le monde sensible. L'impératif est dès lorssubordonné à des conditions empiriques, et par conséquentau principe de l'amour de soi que Kant a rejeté. C'estdonc l'Impératif catégorique qui est l'expression vraie dela loi morale. La bonne volonté est par conséquent celle qui

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LA MORALE DR KANT. svn

obéit à la loi par respect pour la loi, c'est-à-dire à l'impé-ratif catégorique

Cetto volonté sera d'autant plus puro qu'elle sera plus com-

plètement affranchie do tous les mobiles de la nature sen-

siblo, non seulement dos inclinations égoïstes, mais même dosinclinations altruistes bienveillantes et charitables. La volontéd'aider les malheureux par sympathie et par pitié n'est pasimmorale sans doute, mais elle n'a pas de valeur morale parcequ'ello est subordonnée aux fins do la nature. Supposez aucontraire que l'adversité ait détruit en moi tout penchantsympathiquo et quo je porto secours aux malheureux pourcette seule raison que mon devoir est de les aider, ma volonté,des lors affranchie do la nulure sensible, aura un caractèremoral. En somme la vertu est àceprix : émanciper la volontéde toute influence affective naturelle et la mettre sous l'auto-rité d'une loi qui n'ait rien de commun avec les lois de lanature.

Mais cette loi, demandera le lecteur de la Critique de laRaison pure, comment peut-elle m'apparaltre puisque notroconnaissance est limitée au monde des phénomènes? Com-ment puis-je concevoir pour ma volonté une loi différentedes lois de ma nature psychologique, une loi qui tombe pourainsi dire du ciel et qui ne ressemble en rien à celles de cemonde? Il nous faut, pour répondre à cette question, revenirà la Critique de la Raison pure et nous efforcer de préciserl'idée du rôle que joue la rajson, faculté des Jdées, dans

l'interprétation do la nature. L'entendement, avons-nous dit,se borne à relier les phénomènes entre eux par des règles,par exemple a est la cause de b et 6 est la cause de c. La

raison, elle, s'efforce d'embrasser dans son ensemble la tota-lité des phénomènes et d'en faire un système limité et un.Ainsi c'est pour ramener les phénomènes de la nature à untel système, qu'elle s'efforce de concevoir un commencementabsolu de la série des phénomènes et l'action d'une causelibre déterminant l'apparition du premier phénomène. C'est

pour systématiser notre vie intérieure qu'elle forme l'idée d'unmoi simple et incorruptible. C'est enfin pour unifier l'universdans son ensemble qu'elle s'élève au corcept d'un Être néces-saire et parfait, d'un Dieu créateur et souverain du monde.En s'efforçant d'établir $u moyen de ses idées l'unité des

choses, la raison obéit à une sorte d'obligation logique j il

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tnu INTRODUCTION.

est vrai qu'cllo ne réussit pas dans cette entreprise, parcoqueles phénomènes, à causo du Temps et do l'Espace qui en sontles formes nécessaires, no so prêtent pas à cetlo systématisa-tion, mais il n'en est pas moins vrai quo ces idées d'unité

peuvent correspondra 4 quclquo chose, L'unité quo la raison

prescrit et dont ello voudrait imposer la forme à la nature,peut être quclquo chose do réel en dehors du mondo des

phénomènes, bien qu'il soit impossiblo do le démontrer. Or,cela posé, il est tout naturel quo cetlo mémo raison (car laraison pratique ne diffère pas au fond de la raison théorique 1)se senlo obligée d'imposer cetto même forme d'unité, non plusseulement aux phénomènes de la nature, mais aux actions

volontaires, do manière à les réduira elles aussi à une sortedo système; et c'est justement ce qu'elle fait au moyen de

l'impératif catégorique, qui n'est autre chose, nous allons levoir dans quelques instants, qu'une loi d'unité. Et do même

que les idées de la raison spéculative sont l'expression d'uneréalité nouménalc, qui nous échappe, do mémo l'impératifcorrespond à la loi mystérieuse qui régit l'être absolu.

En résumé, si nous étions seulement des Entendements,nous nous contenterions de relier les phénomènes entre eux

par les catégories, nous fonderions ainsi la science de Unature et cetto science nous suffirait. Nous ne nous poseriommême pas la question do savoir d'où vient le monde et s'i 1

peut former dans son ensemble une unité intelligible. De

même, au point de vue pratique, nous nous contenterions dela connaissance empirique des lois psychologiques de la vo-lonté et nous ne concevrions pas d'autre but de notre activité

que de nous procurer, grâce à la connaissance de ces lois,la plus grande somme de bonheur possible sans nous deman-der si notre conduite s'accorde bien avec elle-même. Maisnous sommes doués de Raison et, à ce titre, nous voulonsétablir uno parfaite unité à la fois dans lo domaine de lanature physique et dans le domaine moral de notre activité,et c'est pour y parvenir que nous concevons d'un côté lesidées transcendantes de la raison spéculative et de l'autre

l'impératif de la raison pratique.Le point le plus difficile et en même temps le plus impor-

t. Kant le dit expressémentdans la préfaceet la $• section desFOncfo-ment*.

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LA MORALE DK KANT. ili

tant, pour fonder une, moralo solide, sera d'établir quo cet

impératif n'est pas uno illusion et qu'il exprime unoloirécllo.C'est ce que

Kant essaiera do faire dans la troisième sectiondes Fondements et dans la Critique de la Raison pratique.Nous y arriverons tout à l'heure.

4* Les trois formules de l'impératif catégorique; l'Auto-nomie de la volonté. — Avant d'aborder cetto légitimation,nous supposerons provisoirement quo l'impératif catégoriqueexprime uno loi véritable, et co qui peut nous y autoriserc'est te témoignago do la conscience naïvo et populaire quiest convaincue quo lo bien moral consiste à obéir à une loi

qui n'a pas d'objet empirique L'homme quo nous estimonstous n'cst-il pas celui que nous savons capable de fairo sondevoir pour celte simple raison que le devoir est le devoir?

Supposons donc la réalité de la loi do l'impératif catégoriqueet lâchons do découvrir co quo cetto loi peut ordonner. Natu-

rellement, pour remplir cette nouvello tâche, il faudra détour-ner nos yeux de la nature empirique, qui no peut rien nous

apprendra du devoir et nous efforcer do donner une matièreà l'impératif catégorique, sans faire autre chose que d'ana-

lyser et de développer logiquement ce'conccpt d'impératif.a. La première formule. — Demandons-nous d'abord de

quelle nalure peut être celle loi. Comme on ne peut la déter-miner par aucun objet, il faut la déterminer par sa forme.Or cetto forme no peut être que la légitimité universelle del'action. La loi de la volonté intelligible ne peut être variablecomme les lois do la volonté sensible, car dans le monde

intelligible on ne peut plus concevoir cetto diversité qui estle caractère des phénomènes soumis i\ux formes de Temps et

d'Espace, l'unité est la loi des purs noumènes. Dès que jeconçois un impératif catégorique, dit Kant, je sais aussitôt ce

qu'il contient. Car l'impératif ne contenant, outre la loi, quela nécessité de se conformer à cette loi et cette loi n'étantsubordonnée à aucune condition qui la limite, il ne reste plusque l'universalité de cette loi. » D'où la première formule de

l'impératif catégorique : Agis comme si la maxime de tonaction devait par ta volonté être érigée en loi universelle.Le caractère d'une loi à vrai dire nouménale étant l'universalit 4,•e seul moyen que nous ayons de faire régner cette loi dans lemomie des phénomènes est d'imposer à notre volonté sensible

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il INTRODUCTION.

la formo do l'universalité. Il faut donc, avant d'agir, examiner6i la maximo, c'csl-à-diro la règle subjectivo d'après laqucllonous nous proposons d'agir, est susccptiblo do so transformersans contradiction en loi universollo valable pour touto volontéraisonnable Ainsi l'hommo qui, ayant besoin d'argent et vou-lant trouvor un prêteur, promet do rendra, bien qu'il sacho

qu'il no pourra pas lenir parole, agit d'après la maximosuivanto : < Jo peux au moyen do fausses promesses me pro-curer l'argent dont j'ai besoin. » Or cetlo maximo ne peut,saris so détruire elle-même, se transformer en loi universelledo la volonté, car elle contiendrait alors une contradiction,puisqu'elle rendrait impossiblo l'objet môme qu'elle pour-suit. En effet, toutlo monde faisant des promesses trompeuseset par suito personne n'y croyant plus, aucuno promesso no

pourrait plus êlro faite utilement. En résumé, l'impossibilitéd'universaliser une maximo, sans la détruira par là même, estla preuve certaine que cette maxime exprime quclquo désir

subjectif et non la loi absolue do la puro volonté.b. La seconde formule. — Nous savons quo la loi de la

volonté raisonnable ne peut se rapporter à aucun objet sen-

sible; il faut pourtant qu'une volonté ait un objet, car on ne

peut vouloir à vide. Mais le seul objet que l'on puisso assignerà une volonté affranchie de tout lien avec la nature empiriquedoit être une choso qui ne soit pas moyen sensible pour attein-dra uno fin sensible, mais qui soit en elle-même fin absolue.Or il oxislo uno fin absolue susceptible de devenir l'objet detouto volonté raisonnable, cetto fin c'est la personne mémo do

l'homme, non la personne empirique, mais la personne rai-

sonnable, celle-là justement qui a la faculté de concevoir desidées et entre autres l'idée de la liberté et celle du devoir.

Transportons-nous un instant par la pensée dans le monde

intelligible, mondo des purs noumènes, et demandons nousco quo peut vouloir la volonté d'un être nouménal : riend'aulro évidemment quo lo respect de la volonté nouménaleelle-même. Tâchons donc de vouloir la même chose dans (emonde phénoménal et, pour ce faire, considérons comme lafin de toutes nos volitions la personne humaine dans ce

qu'elle a de non empirique. C'est ainsi que Kant est amenéà donner de l'impératif catégorique une seconde formule quifournit un objet et comme une matière à cet impératif: Agisde manière à traitsr toujours l'humanité, soit dans ta

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LA MORALE DE KANT. iii

personne, soit dans la personne d'autrul comme une fin età ne t'en servir jamais coirime d'un moyen, C'csl-à-diro

respecto comme uyant la valeur d'une fin absolue la per-sonno raisonnablo aussi bien en toi-même que chez lesautre*. C'est de cetto manière qu'il deviendra possiblo doréaliser ici-bas dnns nos sociétés temporelles uno sorte

d'image du règne des volontés pures, de co Règne des fins,commo dit Kant, où les volontés se traitent les unes lesautres commo fins en soi. Ainsi lous les devoirs que la con-science nous prescrit à l'égard des personnes se compren-dront de la manière la plus simple* En trompant un hommepar de fausses promesses, j'oublie quo j'ai affaire à un élre

qui est digno d'un respect absolu, et j'en fais un simplemoyen pour atteindre mes fins sensibles. En me livrant à

l'intempérance, je sacrifie aux intérêts de la personno sen-siblo cetto personne raisonnable qui fait toute ma valeur, etc'est ainsi quo je me Iraite moi-même comme moyen et noncommo fin.

c. La troisième formule. — Les deux premières formules,qui précisent déjà singulièrement la notion d'impératif caté-gorique, conduisent à une troisièmo qui exprime l'idée de lavolonté de tout être raisonnable conçue comme législatriceuniverselle. Les deux maximes que nous venons d'exposercontiennent deux idées : l'idée de la forme universelle do laloi et l'idée de l'être raisonnable conçu comme fin en soi.Nous avons découvert, sans nous adresser à I'expérienc3 eten considérant seulement la notion d'impératif catégorique,d'un côté l'idée de loi universelle et de l'autre l'idée de lapersonne raisonnablo qui conçoit celte loi ou plutôt qui enest elle-même l'auteur, comme nous allons le voir. Si l'onrapproche ces deux idées, on obtient une nouvelle formulequi les comprend toutes les deux et qui est justement ceNede : la volonté de tout être raisonnable conçue commelégislatrice universelle.

Il suffit pour Cela de considérer que ta volonté raisonnablene peut recevoir Sa loi du dehors, car une loi pareille seraitun impératif hypothétique, par exemple si la loi émanait déDieu, l'impératif serait : accomplis telle action si tu veuxplaire à Dieu ou simplement te conformer à Sa volonté; maisalors la fin de la conduite morale serait en dehors de la per-sesno et celle-ci ne pourrait plus être qu'un moyen. II faut

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nu INTRODUCTION.

donc que rclto législation univorsollo des volontés raison-nables ait sa source dans ces volontés olles-inèm-s. L'êtreraisonnablo est donc soumis à des lois dont il est lui-mémo,en tant nue personne intelligible, l'a îur et ces lois sontuniverselles |»rco quo des volontés pures, affranchies do loutlien empirique, no peuvent contenir aucun élément do diver-sité. Tel esl lo sens do la troisièmo formule

d. iV/tti/onomi'c de lu volonté.-— On comprend maintenanten quel sens lo principo suprémo do la moralité peut êtredéfini par Kant lo principe do l'Autonomie de la volonté.L'élro raisonnable, on tant quo personne pure, est législateur.I.'êlro sensible sera également législateur, c'csl-à-diro auto-

nome, s'il fuit régner dans lo monde empirique la loi qu'ilpeso lui-mémo commo membre du monde intelligible, c'esl-à-diro s'il so soumet à l'impératif catégorique, dont il est

l'auteur, sans obéir à aucun mobilo sensible Sa volonté auconlrairo sera hétéronomo si elle so laisse déterminer par unmotif quelconque autre que l'impératif.

5* De quelle démonstration l'impôratil catégoriqueest-il susceptible? — Mais il rcslo uno question : Jusqu'icinous avons raisonné avec Kant do la manière suivanlo : S'il

y a un impératif catégorique, voici en quoi il consiste; voicice qu'il contient nécessairement. Mais pourra-t-on diro : Y a-t-il véritablement un impératif catégoriquo? Cet ordre absolu

quo la raison praliquo croit saisir no serait-il pas un motvide do sens, un concept chimérique? Comment établir que la

raison, qui, dans lu. Critique de la Raison pure, s'est révéléesi incertaine et si décevante, ne se trompe pas une fols de

plus quand elle croit connaître la loi mémo du monde nou-ménal? Kant poso cetto question, mais à vrai diro il n'yrépond pas d'une manière définitive dans les Fondements.Pour y répondre, déclarc-l-il, il faudrait faire une critiquedo la Raison puro praliquo et cetlo critique il ne veut pasl'aborder dans l'ouvrago dont nous nous occupons. Cette cri-

tique a-l-ello jamais été faite? M. Fouillée, dans sa Critiquedes systèmes de morale contemporains, en doute, pcul-êlreavec quelque raison. Kant à vrai dire n'a jamais démontré

rigoureusement que l'impératif catégorique no fût pas unoillusion cl sur co point la Critique de la Raison pratiquenous laisse aussi incertains que les Fondements.

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LA MORALE DK KANT. mil*

Dans ce dernier ouvrage Kant nous fait apercevoir dans

l'impératif catégorique une conséquenco à laquelle conduit

tout naturellement la distinction établie par la Critique de

la Raison pure entre le monde des phénomènes et lo monde

des noumènes. Les deux concepts inséparables do liberté et

de devoir absolu s'accordonl admirablement avec l'idée d'un

monde intelligible opposé au monde sensibleVoici à peu près comment Kant raisonne : Il faut quo nous

nous supposions libres pour nous proposer d'obéir à la légis-lation do la volonté raisonnable L'autonomie supposo donc

la liberté ou plutôt les deux concepts n'en font qu'un : Quidit autonomio dit volonté libre. En montrant quo co double

concept d'autonomie et do liberté s'accorde avec l'idée d'un

monde intelligible distinct du mondo sensible, nous en éta-

blissons au moins la possibilité.' Or, nous savons en

quoi consiste cet accord. La Critique de la Raison pure, en

réduisant à la valeur de simples phénomènes lo inonde exté-

rieur en mémo temps que lo mondo intérieur do notro con-

science, nous avait tout naturellement suggéré l'idée d'un

aulro monde, étranger aux formes d'Espace et do Temps etdans lequel pourrait régner la liberté. Ello avait aussi montré

quo notre raison no pouvait s'empêcher de so former des

idées relatives à ce monde transcendant, entre autres l'idéede notro propre personne affranchie des conditions de l'univers

sensible, sans pouvoir il est vrai démontrer la valeur objec-tive de ces idées. Or voici que nous découvrons en nous, avectout l'éclat de l'évidence, une loi pratique, qui ne peut avoirde sens que par la liberté, qui môme est presque identiqueà la liberté. No peut-on pas dire quo ces notions, tout aumoins inséparables, viennent compléter de la manière la plusheureuse les données de la Critiquel La Critique nous avaitconduits au résultat suivant : L'homme n'est pas seulementun Entendement capable de relier entre eux des phénomènessuccessifs, il est encore uno Raison, invinciblement portée àse croire libre. Or voici quo la Morale exige justement laliberté pour donner un sens au mot Devoir.

Dans la Critique de la Raison pratique Kant raisonne à

peu près de la même manière. Il part de la loi morale qu'ilconsidère comme un fait apodictiquement certain. Puis ildécouvre que ce fait sert de principe à la déduction de laliberté el il conclut qu'on délivre ainsi une « lettro de créance

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«iv INTRODUCTION.

à la loi moralo 1 », car cetto libellé que la Critique de laRaison pure déclarait seulement possiblo devient ainsi unoréalité cl la notion do notro personnalité qui restait incom-

plète à la fin do la Critique de la Raison pure so trouveainsi achevée Mais il déclare qu'il n'y a pas d'autre preuvedo la loi morale'

G* La liberté et la causalité naturelle. — Il n'y avaitdonc dans la penséo do Kant aucuno contradiction entra saIhéorio do la connaissance et sa morale. Dion au conlrairo la

moralo, (elle qu'il ta concevait, complétait la Ihéorio do lascience. Il y a pourtant contro l'unité do la philosophiekantienno uno difficulté qui est souvent consldéréo commo la

plus gravo et àlaquello Kanl, cho>o singulière, no parait pasavoir attaché uno importance capitale) : Comment l'homme,qui, en lant que phénomène, est soumis à la causalité natu-

relle, peut-il obéir en mémo temps à la causalité intelligible?On sait quo Kant n'admet aucune exception dans lo mondodes phénomènes à la loi do la causalité empirique. « S'ilnous était possible, écrit-il dans un passago célébra de la

Critique de la Raison pratique, do pénétrer l'âmo d'unhomme assez profondément pour connaîtra tous les mobilesmémo les plus légers qui peuvent la déterminer et do tenir

compte en mémo temps de toutes les circonstances extérieures

qui peuventagir sur ollo, nous pourrions calculor la conduitofuture de cet homme avec autant do certitude qu'une éclipsedo lune ou do soleil » et il ajoute : c tout en continuant delo déclarer libre* 1. Il faut pour cela qu'une môme action,exécutée dans le mondo des phénomènes par notre volonté,

fuissodépendre à la fois do la causalité empirique, comme

exigo l'entendement, et do la causalité intelligible comme

l'exige la raison praliquo. Voilà le problème. Toute la diffi-culté vient seulement, suivant Kant, de co quo nous n'avons

pas d'intuitions du transcendant. Si nous avions de tellesintuitions nous verrions quo toute la chaîne des phénomènesqui composent notre conduite empirique dépend, d'un choix'libre de la volonté nouménalè, sans que ces phénomènes

1. Voir Critique de la 11.pratique — Principes de ta rdisonpure

pratique— MuM, p. 203-20'J; Picavet, p. 80-81.

J. Trad. Barnl, p. 289 j Picavet, p. 17».

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LA MORALE DE KANT. i«

cessent pour cela d'ètro liés causalcment les uns aux autres.Connue l'acto par lequel lo noumèno veut l'ensemble do nosactions est intemporel, rien n'empêche qu'il cooxislo avecchacune do ces actions priso en particulier, en la doublant

pour ainsi dire En un mot la causalité naturelle exige seule-ment que chaque phénomène, dans uno série, so raltacho àun antécédent suivant uno règle, mais elle n'empêcho pasque la sério dans sa totalité dépende d'une cause transcen-dante. Nous pouvons choisir en dehors du mondo des phéno-mènes notro caractèro empirique et toute la conduito parlaqucllo il so manifesto, sans porter lo moindre préjudico àl'action dos causée efficientes. Suivant Kant, une fois quo l'ons'est biert pénétré de la distinction des phénomènes et des

noumènes, rien n'est plus facilo quo de comprendre la conci-liation des deux causalités, il faut seulement renoncer à &ela représenter, parco quo nous n'avons pas d'intuitions trans-cendantalcs. Et ici encore Kant invoquo à l'appui do son hypo-thèse lo bon sens, la raison populaire, qui sait 1res bien qu'uncrimo accompli par un homme dépend de son caractère, deses antécédents et de toute uno sério de causes et d'effets et

qui pourtant persiste à déclarer quo cet homme est respon-sable de son crime, parce qu'il aurait pu ne pas le commettre.Le bon sens populaire devine donc, par uno sorte d'instinct,la dualité de notro personne et la double causalité dont dépendnotro conduite.

7* Les postulats de la Raison pure pratique : l'immor-

talité, l'existence de Dieu. — Il nous reste pour terminercette élude à chercher do quello manière l'impératif catégo-rique peut donner une sorte de valeur objective aux idées del'Être nécessaire et parfait et do l'immortalité. Nous achève-,rons ainsi de montrer comment la morale comble les lacuneslaissées par la théorie de la connaissance et achève l'édificedu système de Kant. Nous avons déjà expliqué comment et

pourquoi l'impératif catégorique suppose la liberté, la Cri-

tique de la Raison pratique établit que la morale exigeégalement l'immortalité de l'âme et l'existence de Dieu.L'immortalité et l'existence de Dieu sont avec la liberté; ce

que Kant appelle des postulats de la Raison pure pratique.Qu'est-ce d'abord qu'un postulat?

tin postulai est, dit Kant dans la Critique de la Raison

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ixn INTRODUCTION.

pratique, quclquo choso do plus qu'uno hypothèso. L'hvpo-thèso résulto d'un simple besoin do la raison spéculative;ainsi, après avoir constaté dans lanaluro l'exislencodol'ordrodo la finalité, j'ai besoin, pour mo les expliquer, do supposerun être souverainement intelligent, bon et puissant, qui ensoit la cause .Maiscetlo supposition, commodo pour la raison,rosto toujours inccrlaino cldouteuso, au moins théoriquement.Co n'est quo < l'opinion la plus raisonnable pour nous autreshommes >. Les postulats au contraire répondent à des besoinsdo la raison pratique, besoins fondés sur lo devoir; orlodovoirlui-mémo n'est pas un postulat, c'est uno loi indépendante dotouto supposition, qui so révèlo à nous commo apodicliquc-ment certaine Cela posé, lorsque lo devoir oxigo catégorique-ment quo j'agisso d'une ccrlainomaniera, il m'est absolumentnécessaire do supposer les conditions qui rendent cette manière

d'agir possible. En matière spéculative, jo ne suis pas obligédo faire des hypothèses, parce quo jo peux demeurer dan*

l'ignorance, en matière pratique j'ai un «. besoin absolumentnécessaire » do supposer co sans quoi jo no pourrais pas agir,car jo dois agir. Si donc la loi du devoir m'obligo d'uno ma-nière quelconque à admettra l'immortalité do l'Ame et l'exis-tence do Dieu, jo devrai nécessairement croire que l'àmo cslimmorlollo et qu'il y a un Dieu. Mais pour quelle raison ledevoir oxigc-t-il do moi cetto double croyanco, voilà co qu'ilfaut maintenant établir? Il nous faut, pou- résoudro co pro-blème, expliquer lo rôlo que joue lo bonheur dans la moralodo l'impératif catégorique 1.

La "bonne volonté n'est pas, nous le savons, la volonté quiaspira au bonheur, mais la volonté qui accomplit la loi parrespect pour la loi. Lobut qu'elle poursuit dès ici-bas est dos'affranchir progressivement des inclinations et de tous lesnubiles sensibles et do so rapprocher ainsi d'un idéal.de

sainteté, qui consisterait dans uno parfaite conformité à la loimorale Mais, en luttant contre la nalure pour nous perfec-tionner, si nous no cherchons pas le bonheur, nous nous ren-dons dignes d'être heureux. Il nous est impossible d'admettre

quo lo bonheur ne se joigne pas à la perfection morale; lebon sens populaire, auquel Kant accorde en moralo un si

1. Voir Ciitique de la Raison pratique, Part. I, liv. H, chap. II. Du

concept du touverain bien, § VIII.

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' LA MORALE DK KANT. luil

grand crédit, croit à cette nécessité, bien qu'il n'essaie même

pas do la démontrer; il no peut croira qu'il puisso « revenirau mémo pour un hommo do s'être conduit honnêtement ou

malhonnêtement, avecéquilé ou avec violonco, bion qu'il n'aitrecueilli avant sa mort aucun bonheur pour ses vertus etaucun châtiment pour ses fautes 1. s Et la raison pratiquaconfirmo uno fols do plus co jugement du bon sens, lorsqu'olloconçoit un souverain bien qu'elle so donne pour but final et

qui est l'harmonie du bonheur avec la moralité*. Sans doutenous n'en serions pas moins étroitement liés par la règle desmoeurs si cette harmpnio no devait jamais se réaliser, car leslois morales commandent sans condition, mais il n'y aurait

plus alors do but final à poursuivre par l'accomplissement du

devoir, ou plutôt il n'y aurait plus qu'une fin incomplète,tandis que, si le bonheur doit so joindre à la vertu, nous pou-vons nous proposer commo but l'épanouissement complet denotro personnalité.

Il n'est donc pas juste do reprocher à Kant de nous avoir

proposé un devoir sans matière et sans objet. Le devoir a unobjet qui est de réaliser un idéal, impossible, il est vrai, ici-bas, celui d'uno volonté parfaitement bonne et parfaitementheureuse, par cela même qu'elle est parfaitement bonne. Ilsera facile maintenant de comprendre comment le devoirpostule l'immortalité et l'existenco do Dieu.

La sainteté d'abord ne peut so réaliser dans le monde sen-sible, parce quo dans ce mondo la volonté ne peut jamaiss'affranchir complètement des inclinations et de l'amour desoi. Comme d'autre part cette sainteté est exigée comme pra-tiquement nécessaire, il faut la chercher dans un progrèsindéfini, gràco auquel la part de l'égoïsme dans nos volitionsso réduirait petit à petit à zéro. Mais co progrès indéfini n'estpossible que dans la supposition d'une existence et d'unopersonnalité indéfiniment persistantes 3.

La démonstration de l'existence de Dieu est fondée sur la

1. Critique du jugement : Méthodologie du jugement tilêologique;Parallèle de la théologie physique et de la théologie morale. Barm,p. 182.

2. Ibid. Barnl, p. 169.3. Voir Critique de la Raison pratique. Part. I, I.iv. H. cb. II ,iv.

Barni, p. 323. Picavet, p. 322.

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avili INTRODUCTION.

nécessité de l'autre élément du souverain bien, à savoir dubonheur. La loi moralo commandant par des princiiics abso-lument iiulé|>eiidants des lois do la nature, il n'y u aucunoraison pour quo la volonté do faire mon devoir nio rendoheureux en co monde Lo bonheur ici-bas dépend en elTct dotoutes sortes do conditions cl do causes physiques, sociales,psychologiques qui n'ont rien do commun avec la loi dudevoir cl pourtant il faut quo la volonté sainte, bien qu'elleno poursuive pas lo bonheur, soit heureuse II y a donc, endehors do lu nature, uno causo suprémo capable d'établir tôtou lard cetto harmonie do la moralité et du bonheur exigéopar la raison pratique Et cetto causo est d'abord un èlro

omniscient, car il doit pénétrer au plus profond do nos coeurs

pour apprécier justement la valeur moralo do notro conduite;cet élro csl encore omnipotent, afin qu'il puisse attribuer àtoutes les personnes raisonnables la part do bonheur qui leurest duo; enfin il est souverainement bon et souverainement

juste, afin qu'il veuille récompenser et punir chacun selon sesoeuvres. En un mot cet être contient en lui touto perfection,il est donc Dieu'.

C'est ainsi quo l'impératif catégorique, en nous prescrivantdo réaliser lo souverain bien, nous imposo la nécessité mo-ralo d'admettre l'immortalité do l'âme cl l'existence de Dieu.Mais nous no devons pas penser qu'une démonstration de ce

genre puisse nous donner uno connaissant de la vie à veniret do l'Être parfujt. Nous n'avons aucun moyen de nous figurercelte vie prolongée indéfiniment, pendant laquelle notre volonté

s'épurera toujours davantage; nous n'avons aucune représen-tation do ces attributs de science, de puissance, de bonté quenous prétons à Dieu. L'analogie par laquelle nous essayonsdo concevoir la vie éternelle d'après la vie temporelle et la

perfection absolue de Dieu, d'après la perfection relative d'unsouverain d'ici-bas, est éminemment trompeuse. L'idée do l'im-mortalité et l'idée de Dieu, telles que nous pouvons les formerdans les conditions de notre connaissance actuelle, sont encoredes idées toutes subjectives; mais nous pouvons, nous devonsmême croire qu'elles correspondent à dei réalités d'ailleurs

1. Voir Critique de la Raison pratique. Part. I, L. H, cb. II, v.

Barni, p. 332, Picavet, p. 226 et Critique du jugement : Méthodologiedu jugement téliologique, § LXXXV.

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LA MORALE DE KANT. un

inconnaissables pour nous. La Critique de la Raison purenous laissait lo droit docroiro à uno vioau delà do lavio ter-

restre, à un Être suprêmo au delà doco mondo d'apparences,la Critique de la Raison pratique nous enimposo lo devoir.

Nous avons exposé dans ses lignes essentielles la morale

kantienne, de manière à permettre au lecteur d'aborder l'étudedu texte des Fondements de la Métaphysique des moeurs. Nous,

compléterons, autant quo nous lo pourrons, dans les notes lescourtes indications quo nous venons do donner. Quant aux

critiques quo peut soulever la penséo même do Kant, il no

peut entrer dans le cadre de cet ouvrage do les exposer.Notre rôle so borne à proposer uno interprétation do la philo-sophie morale de Kant; il appartiendra à chaque professeurdo discuter avec 6es élèves, suivant l'esprit de son cours,cette philHophie. / -

'^

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;MIN DEMENTS

Cl DE LA

MÉTAPHYSIQUEDESMOEURS

PREFACE

L'ancienne philosophie grecque so divisait en troissciences: la Physique, l'Ethique et la Logique*. Cettedivision était parfaitement conforme à la nature des cho-

ses, il n'y a pas lieu de chercher à la perfectionner; maison peut y ajouter le principe sur lequel elle se fonde, afinde s'assurer ainsi d'uno part qu'elle est complète, et de

pouvoir de l'autre en déterminer exactement les subdi-visions nécessaires.

Toute connaissance rationnelle est, ou bien matérielleet so rapporte alors à quelque objet, ou bien formelleet s'occupe alors seulement de la forme de l'entende-ment et do la raison en eux-mêmes, et des règles uni-verselles de la pensée en général, sans distinction des

objets. La Philosophie formelle s'appelle la Logique;la Philosophie matérielle, celle qui se rapporte à des

. 1. Aristote {Toutous,1,14) classe1rs problèmes philosophiques enproblèmes éthiques, problèmes phy-siques et problèmes logiques. Celteclassification, à laquelle ne corres-

pondent pas du reste les oeuvresd'Aristote lui-même, fut générale-ment suivie dans les écoles grecquesaprès le Stagirite, notamment dan*l'école stoïcienne.

KANT. 1

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t FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

objets déterminés et à leurs lois, est double; car ceslois sont ou bien des lois do la nature, ou bien des loisdo la liberté, La science des premières s'appelle la Phy-sique, la science dos secondes est l'Ethique. La Phy-siquo est encore appeléeDoctrino de la nature, et l'Ethi-que Doctrine des moeurs.

La Logique no peut pas avoir do partie empirique,c'est-à-dire do partie où les lois universelles et néces-saires de la pensée reposeraient sur des principes em-pruntés à l'expérience; car autrement elle noserait'plusune logique, c'est-à-dire un canondo l'entendement ou dola raison valable pour toute pensée et susceptible d'êtredémontré. Au contraire la Philosophie naturelle, aussibien quo la Philosophie morale, peuvent avoir chacuneuno partie empirique; la première, en effet, doit déter-miner les lois do la nature considérée comme objet del'expérience; la seconde, les lois do la volonté humaine,en tant qu'elle est afl'ectéo par la nature, c'est-à-dired'un côté, les lois d'après lesquelles tout arrive, del'autre les lois d'après lesquelles tout doit arriver, entenant compte, il est vrai, des conditions par suite des-

quelles souvent ce qui devrait arriver n'arrive pas.On peut appeler empirique touto philosophie qui

prend son point d'appui sur les principes de l'expé-rience ; quant à celle dont la doctrino repose unique-ment sur des principes a priori c'est une philosophiepure. Lorsque cetto dernière est purement formelle,elle se nomme Logique ; quand elle est restreinte àcertains objets déterminés do l'entendement, elle s'ap-pcllo Métaphysiquel.

1. Kant entend ici par Métaphy-siquel non pas ta science de 1êtreen soi, mais une science purementrationnelle, c'est-à-dire a priori,dont l'objet peut d'ailleurs fairepartie du monde des phénomènes.C'est ainsi que sous le litre de Prin-

cipes métaphysiques de lanature.il expose les concepts et les lois quidominent la nature physique, entant que ces concepts et ces lois

Êeuventêtre découverts a priori.

lans la Métaphysique des moeursil expose également a priori le

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PRÉFACE. 3

C'est de cette manière que se forme en nous l'idéed'une double métaphysique, une Métaphysique de lanature et une Métaphysique des moeurs. La Physiqueaura ainsi une partie empirique et aussi une partierationnelle; l'Ethique, de même; seulement la partieempirique de cette dernière science pourrait s'appelerparticulièrement Anthropologie pratique*, tandis quela partie rationncllo serait la Morale proprement dite.

Tous les métiers, toutes les industries, tous les artsont gagné à la division du travail, qui consiste en ceci

qu'un seul homme ne pouvant pas tout faire, chacun seborne à un genre de travail déterminé qui, par sa tech-nique, se distinguo nettement des autres, afin de l'ac-

complir avec la plus grande perfection possible et avecplus do facilité. Partout où le travail n'est pas ainsidivisé et partagé, où chacun est l'hommo de tous lesmétiers, la barbarie la plus profonde règne encore. Celaposé, il y a une question qui mériterait peut-être exa-men et c'est la suivante: La Philosophie pure, danstoutes sesparties, ne réclamerait-elle pas un homme spé-cial et ne serait-il pas avantageux pour tout l'ensembledu monde savant que ces hommes, qui vendent aupublic*, conformément à son goût, un mélange d'em-

pirique et de rationnel combiné suivant toutes sortesde proportions qu'eux-mêmes ne connaissent pas, quis'appellent eux-mêmes des penseurs indépendants etqui traitent de rêveurs ceux qui seconsacrent à l'étudode ce qui ost purement rationnel, fussent avertis de nepas pratiquer à>la fois deux métiers très différents aupoint de vue technique, dont chacun réclame peut-êtreun talent particulier et qu'une même personne ne pout

système des concepts purs qui doi-vent présider & fa conduite hu-maine.

1. L'Anthropologie est, pourKant,l'étude psychologique de nos facul-tés; elle est pratique, quand elle est

faite au point de vue de l'action. Ledernier ouvrage de Kant est uneAnthropologie in pragmcilichcrIlimicht.

m. Kant parait faire allusion auxphilosophe* d« IVcolt dé Wolff.

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4 FONDEMENTS DE LA METAPHYSIQUE DES MOEURS.

vèinir sans fairo do mauvaise bcsogno? Mais jo meborne ici à demander si la nature même de la science

n'exige pas que l'on sépare toujours soigneusement la

partie empirique de la partie rationnelle, qu'avant la

Physiquo proprement dite (empirique) on place une

Métaphysique de la nature, avant l'Anthropologie pra-tique, uno Mélaphysiquo dos moeurs, soigneusementépurée do tout élément empirique Co serait le seul

moyen do savoir de quoi la raison pure est capabledans les deux cas et à quelles sources ello puise ellc-mèmo son enseignement a priori. Cetto tâche pourraitd'ailleurs être remplie soit par tous les professeurs domoralo (dont lo nom est légion), soit seulement parquelques-uns qui se sentiraient pour cela une vocation.

N'ayant en vue maintenant quo la philosophie pro-prement morale, jo restreins la question posée tout àl'Iicuro au point suivant: No pense-t-on pas qu'il estdo la plus absolue nécessité do constituer une bonnefois uno Philosophio moralo pure, entièrement débar-rassée do tout élément empiriquo appartenant à l'An-

thropologie. Qu'une pareille philosophio puisse exister,c'est co qui résulte avec évidence do l'idée même quetout lo mondo so fait du doyoir et de la loi morale.Tout lo mondo est contraint d'avouer qu'uno loi, pouravoir uno valeur moralo et fonder uno obligation, doitavoir le caractère d'uno absolue nécessité, quo lo com-mandement: « tu no dois pas mentir », n'est pas seu-lement valable pour les hommes, mais que, s'il y ad'aulrcs êtres raisonnables, ils doivent s'y conformer;qu'il en est de môme de toutes les lois morales propre-ment dites, que, par conséquent, lo principe de l'obli-

gation no doit pas être ici cherché dans la nature de

l'homme, ni dans les circonstances extérieures où ilso trouve placé, mais a priori dans los seuls conceptsdo la raison pure, et quo tout autro précepte, fondésur los principes do la sçulo expérience, en admettant

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"PRÉFACE. 8

môme qu'il soit universel, pour peu qu'i. 1s'appuie surune base empirique, voiro mémo sur un seul motif,

pourra peut-être s'appeler règle pratique, mais jamaisloi morale.

Ainsi, non seulement les lois morales, avec leurs

principes, se distinguent essentiellement, dans touteconnaissance pratique, de tout co qui peut contenir

quelque choso d'empirique, mais encore toute philoso-phio moralo repose entièrement sur 3a partie pure, et,appliquée à l'homme, loin d'emprunter quoi qm cosoit à la connaissance empirique do l'humanité (Anthro-pologie), elle lui donne, en tant qu'il est un être rai-

sonnable, des lois a priori. Il est vrai qu'il faut un

jugement affiné par l'expérience, tant pour discernertes circonstances dans lesquelles ces lois trouvent leur

application, quo pour leur assurer l'accès de la volontéhumaine et les rendre efficaces dans la conduite pra-liquo. L'homme, en effet, est affecté par tant d'inclina-

tions, que, tout en élant capable de concevoir l'idéed'une raison puro pratique, il n'est pas assez fort pourrendre celte idée efficace in concreto dans la conduitede sa vie.

Une Métaphysique des moeurs est donc absolument

nécessaire, non seulement pour satisfaire l'esprit de

spéculation, en découvrant la source des principes pra-tiques qui résident a priori dans notre raison, maisencore pour sauver los moeurs do toutes les perver-sions auxquelles elles sont exposées, tant qu'il leur

manque co fil directeur et cetto règle suprême, condi-tion do tout jugement juste. Car, pour qu'une actionsoit moralement bonne, il ne suffit pas qu'ello soit con-

forme Lifo loi moralo, il faut encore qu'elle soit accomplieen vue de cette loi1-, autrement cette conformité à la loiserait essentiellement contingente et trompeuse parce

4. Kant résume kl nettement I qu'il semble considérer commel'idée domlnanto de sa morale | évidente.

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6 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DÉS MOEURS.

qu'un principe étranger à la morale, tout en produisantparfois des actions conformes à cetto loi, en produiraitaussi bien d'aulros fois qui lui seraient contraires. Orla loi moralo dans touto sa'sincéritô et toute sa pureté(et c'osl co qui importo avant tout en pratique) no doitèlro cherchée nulle partailleurs quo dans uno Philoso-

phie pure; il faut donc commencer par cette philoso-phio (Métaphysiquo), car sans elle il no pourra jamaisexister aucune Philosophio morale; jo dirai môme quela science qui mélange los principes purs avec les prin-cipes empiriques nemérito môme pas le nom do philo-sophie (car la philosophio so distinguo précisément dela connaissance rationnelle vulgaire par ce trait qu'elleexpose dans une science à part co quo cetto connais-sance no conçoit quo confusément) ; elle mérite encorebien moins lo nom do Philosophio morale, car, par laconfusion qu'ollo établit, elle porto préjudico a la pu-reté des moeurs et va contre sa propre destination.

On no doit pas s'imaginer quo co quo nous deman-dons ici so trouve déjà dans la Propédeutique quo lecélèbro Wolff 1 a placée avant sa Philosophie moralo,dans l'ouvrage qu'il a intitulé Philosophie pratiquegénérale, et que nous no devions pas nous engager surun terrain vraiment nouveau. Précisément parce quocette Propédeutique devait être uno Philosophiepratiquegénérale, elle n'a pas considéré une volonté d'une cer-taine ospèco, par exemple uno volonté capablo do sodéterminer entièrement par des principes a priori,sans aucun mobilo empirique, volonté quo l'on pourraitnommer volonté puro, elle n'a considéré quo la facultédo vouloir en général, avec toutes les actions et condi-

i. Christian Wolff, philosopheallemand,né en 1670, à Breslsu,en-seigna avec beaucoup de succès une

philosophie inspirée de Leibniz, àlaquelle Kant lui-même se rattacha

pendant la première partie de sa

carrière. Sa morale est une moraletoute naturaliste dominée par l'i-dée de perfection. L'ouvrage au-quel il est fait ici allusion est laPhiloso'phia practica universalis(1733).

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PRÉFACE. 7

tions qui conviennent à cette faculté conçue sous cet

aspect général, et, par là, l'ouvrage de Wolff so distin-

gue de la Métaphysique des moeurs à peu près commela Logiquo générale se distingue de la Philosophiotranscendantale; la première de ces sciences exposantles opérations et les règles de la pensée en général, laseconde se borne aux opérations et règles de la penséepure, c'est-à-dire de la penséo en tant qu'elle connaîtles objets a priori. En effet, la Métaphysique des moeursdoit étudier l'idée et les principes d'uno volonté purepossible et non pas les actions et les conditions de lavolonté humaine en général, lesquelles sont puiséespour la plus grande part dans la Psychologie. Le fait

quo, dans la Philosophie pratique générale, on parle (ilest vrai sans y être autorisé) de lois et do devoirs, ne

prouve rien contre ma thèse. Car les fondateurs decetto science se montrent en cela fidèles à l'idée qu'ilss'en font ; ils ne distinguent pas les principes d'action

qui nous sont présentés comme tels purement a prioripar la seule raison et qui sont à proprement parlermoraux, des motifs empiriques que l'entendementtransforme en concepts généraux par une simple com-

paraison d'expériences. Sans attacher d'importance à ladifférence d'origine do ces motifs, ils n'en voient que la

quantité plus ou moins grande (les considérant touscomme d'égale valeur), et c'est ainsi qu'ils forment leur

concept d'obligation. Ce concept, à vrai dire, n'est rienmoins que moral, mais c'est le seul que l'on puissedemander à uno philosophio qui ne tient aucun comptede l'origino des concepts pratiques possibles et no s'in-

quiète pas de savoir s'ils sont a priori ou seulementa posteriori 1.

i. Kant reproche Jcl a Wolff,comme tout à l'heure a ces philoso-phes qu'il ne désignait pas d'unemanière précise, de n'avoir point

distingué suffisamment le point devue empirique et psychologique dupoint de vue rationnel et métaphy-sique, Kant veut une morale abso-

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8 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

Ayant l'intention de publier un jour une Métaphysi-que des moeurs, je lui donne pour préface ces Fonde-ments. A la vérité, la seule base sur laquelle on puisseédifier cette science est une critique de ia Raison purepratique de même quo la critique de la raison spécula-tive, déjà publiée, est la base do la Métaphysique de la

nature'.Mais, d'une part, la première de ces critiquesn'est pas d'uno nécessité aussi absolue que la seconde,parco qu'en matière morale la raison humaine, mômechez le vulgaire, peut facilement être amenée à unliant degré do justesse et do développement, tandis

quo dans son usage théorique mais pur elle est exclu-sivement dialectique* ; d'autre part, pour qu'une critiquede la raison pure pratique puisse être achevée, jo trouve

indispensable do pouvoir démontrer l'unité dans un

principe commun do la raison spéculative et de la

lument pure de tout empirisme,prescrivant à la volonté des règlesrigoureusement o priori. Wolff,au contraire, étudie les lois de lavolonté en général, comme le logi-cien étudie les lois de la pensée engénéral, sans se demander quelleest l'origine de ces lois, tandis quela philosophie transcendantale dé-termine purement a priori les loiset les concepts nécessaires de lapensée.

1Wolff, en outre, dans la

recherche du principe de la mo-rale, quoiqu'il prétende procéder a

priori, s inspire en réalité de

l'expérience. En effet, l'idée de per-fection, qui est l'idéo de l'achève-ment de notre personnalité ou del'accomplissement des lins de notronature, n'est nullement un principea priori, c'est la nature qui nousla suggère. Dans la pensée de Kant,il ne peut y avoir qu'un prin-cipe moral qui soit vraiment api'iori, c'est le principe du de-voir pur. Enlln, la morale deWolff n'explique pas l'obliga-tion. Elle se borne à déclarer obli-gatoire l'acte pour lequel plaident

le plus grand nombre de raison».I. Avant de déterminer a priori les

lois de la nature physique, ilfaut par la critique séparer le con-naissable de l'inconnaissable et dé-couvrir les règles nécessaires aux-quelles les phénomènes doivent seplier pour devenir connaissables. Demême, avant de déterminer a prioriles concepts directeurs de la con-duite pratique, les devoirs, il fautd'abord faire la critique de la Rai-son pratique, afin de savoir ce quonous pouvons connaître a prioridu devoir.

2. Kant, en morale, attache uneimportance toute particulière à laraison populaire; il en invoquesouvent le témoignage, Jugeant quela conscience du devoir, telle qu'elleexiste chez tout honnête homme, nepeut être une illusion. Il estime, aucontraire, qu'en matière spéculative,la raison vulgaire est Incapable, parses seules forcés, de distinguer levrai du faux. Ainsi jamais le bonsens populaire ne comprendra.ladistinction du phénomène et de lachose en loi.

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PRÉFACE. 9

raison pratique, car il s'agit après tout d'une seule etmême raison dont les applications seules doivent être

distinguées. Or, je no pourrais réaliser une oeuvreaussi complète sans y mêler des considérations d'unotout autre nature q.ui embrouilleraient le lecteur.C'estpourquoi, au lieu d'appeler ce livre : Critique de laraison pure pratique, j'ai préféré me servir du titre doFondements de la Métaphysique des moeurs *.

En troisièmo lieu, comme une Métaphysique desmoeurs, en dépit de ce titro quclquo peu effrayant, estsusccptiblo d'uno forme populairo et plus appropriée àl'entendement vulgaire, je trouvo utile do publier à partce travail préparatoire des Fondements, afin de ne pasmêler plus tard à un enseignement plus facile lessubtilités inévitables on cette matière ».

Ces Fondements, que jo présente au public, n'ontd'aulro objet quo do rechercher et d'établir exactementlo principe suprême de la moralité, travail qui, parson objet, forme à lui seul un tout bien distinct desautres recherches éthiques. A la vérité mes assertionssur ce point capital, qui jusqu'ici est loin d'avoir étéétudié d'une manière satisfaisante, gagneraient beau-coup en clarté, si ce principe était appliqué à tout lesystème et recevraient uno importante confirmation doco fait que partout on le verrait suffire; mais j'ai dûrenoncer à cet avantage, qui au fond répondrait plutôtà un intérêt personnel qu'à uno utilité générale, parcequo le fait qu'un principe est d'une application facileet parait suffisant ne fournit pas uno preuvo sûro do sajustesse; il éveille au contraire en nous une certainopartialité qui peut nous empêcher de l'examiner et de

1. Kant ne fera donc pas dans cetouvrage la critique de la Raison pra-tique ; il affirma le devoir, il analysele contenu de ce concept, «ans endémontrer la valeur objective.

2. En effet, la Métaphysique desmoeurs de Kaut est une sorte demorale pratique a priori, par-faitement accessible à tous les es-

prits.

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10 FONDEMENTS DE LA MÊTAPHYSIQUE^DES MOEURS.

l'apprécier en lui-même, avec toute la rigueur conve-nable sans avoir aucun égard à ses conséquences.

La méthode que j'ai adoptéo dans cet écrit est celle

qui semblo la plus convenablo lorsque l'on veut s'élever

analytiquemenl do la connaissance vulgaire k la déter-mination du principo suprême de cette connaissance etensuite par une voie synthétique redescendro dol'oxamen de co principo et do sos sources jusqu'à laconnaissance vulgaire où il trouvo son application. Lesdivisions de l'ouvrage seront donc les suivantes :

I Première section. — Passage de la connaissancemorale de la raison vulgairo à la connaissance philo-sophique.

IL Deuxième section. — Passage de la philosophiemoralo populaire à la Métaphysique dos moeurs.

111. Troisième section. — Dernier pas qui nous élèvedo la Métaphysique des moeurs à la Critique de laMaison pratique puro *.

1. Dans la première section, Kant

part du concept du devoir tel qu'ilse révèle naturellement à toute con-science humaine, et il montre lanécessité de découvrir le fondementde ce concept.

Dans la seconde section,Kant dé-termine le concept d'impératif caté-gorique, et découvre par une ana-

lyse toute logique ce que contient

ce c ncept. Il s'élève ainsi de laphilosophio populaire a la métaphy-sique des moeurs.

Knlln, dans la troisième section,il aborde la question qui doit fairel'objet de la Critique de la Raisonpratique: Comment un impératifcatégorique est-il possible, et com-ment démontrer que ce conceptn'est pas illusoire?

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PREMIÈRE SECTIONi

PASSAGE DE LA CONNAISSANCE MORALE

DE LA RAISON POPULAIRE

A LA CONNAISSANCE PHILOSOPHIQUE

Do toutes les choses que nous pouvons concevoir ence mondo ou même, d'une manière générale, hors dece monde, il n'y en a aucune qui puisse être considéréecomme bonne sans restriction, à part une seule : unebonne volonté. L'intelligence, l'esprit, le jugement etles autres talents de l'esprit, de quelque nom qu'on les

appello, ou bien encore lo courage, la décision, la

persévérance dans les entreprises, c'est-à-dire les qua-lités du tempéramentl sont à coup sûr à bien des

points de vuo des choses bonnes et désirables; maiselles peuvent aussi devenir extrêmement mauvaises et

dangereuses si la volonté, qui doit faire usage de cesdons naturels et dont la constitution particulières'appelle le caractère », n'est pas une bonne volonté.On peut en dire autant des dons de la fortune. Le

pouvoir, la richesse, la considération, mémo la santéet tout co qui constitue le bien-être et le contentementde son sort, en un mot tout ce que l'on appello le

bonheur, engendre une confiance qui souvent devient

1. Le tempérament consiste d'a-

près YAnthropologie de Kant Ulv.Il, 2' partie, A) dans la manièredont nous désirons et dont noussommes affectés. Chaque tempéra-ment a ses vertus propres. Ainsi :le courage appartient au tempéra-ment colérique, U persévérance

au tempérament flegmatique, etc..2. Le caractère consiste essen-

tiellement dans la volonté en tantqu'elle obéit à des principes (etnon à des désirs et à des émo-tions), c'est-à-dire dans la volontélibre {Anthropologie, liv.11,2' par-tie, A).

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It FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

présomption, si la bonne volonté n'est pas là pourmodérer l'influence que le bonheur peut oxercer surnotre sensibilité et pour redresser lo principo de notre

activité, en le rendant utile au bien général; ajoutonsqu'un spectateur raisonnablo et impartial, témoin do lafélicité ininterrompue d'uno personne quo no relèveaucun trait do puro et bonne volonté, ne trouvera

jamais dans co spcctaclo uno satisfaction véritable, sibien que la bonno volonté paraît êtro la condition

indispensable sans laquello nous no méritons pas d'êtreheureux.

Il y a des qualités qui peuvent devenir los auxiliairesde celte bonne volonté et faciliter singulièrement sa

tdchi', mais qui n'ont pourtant en elles-mêmes aucunovaleur absoluo et supposent toujours une bonne

volonté; et c'est là une condition qui restreint la hauteestime quo l'on professe d'ailleurs avec raison pourelles et nous empêche do les considérer commo bonnesabsolument. La modération dans les émotions et les

passions, l'empire sur soi-même, l'esprit do calmeréflexion sont des qualités qui non seulement sontbonnes à beaucoup d'égards, mais qui encore semblentconstituer pour uno bonno part la valeur interne de la

personne. Mais il s'en faut do beaucoup que l'on puisseles déclarer bonnes sans réserve (en dépit de la valeurabsoluo quo leur attribuaient los anciens). En effet,sans les principes fondamentaux d'une bonne volonté,elles peuvent devenir très mauvaises; et lo sang-froidd'un criminel no le rend pas seulement plus dange-reux, mais lo fait paraître à nos yeux bien plus abomi-nable que nous no l'eussions jugé sans cela.

. La bonno volonté n'est pas bonno par ce qu'elle pro-duit et effectue ni par la facilité qu'elle nous donne àatteindre un but que nous nous proposons, mais seule-ment par lo vouloir même, c'est-à-dire qu'elle estbonno en soi et quo, considérée en elle-même, elle doit

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PREMIÈRE SECTION. 15

être estimée à un prix infiniment plus élevé que toutce que l'on peut réaliser par elle au profit de quelqueinclination, ou môme, si l'on veut, de l'ensemble detoutes les inclinations. Quand même, par la défaveurdu sort ou par l'avarice d'une nature marâtre, le pou-voir do réaliser ses intentions manquerait totalementà cetto volonté, quand même tous ses efforts demeure-raient sans résultât, do manière qu'il no restât plus quola bonne volonté (et j'entends par là non un simplosouhait mais l'emploi de tous les moyens en notropouvoir), elle n'en brillerait pas moins do son éclatpropre, comme un joyau, car c'est une chose quipossède par elle-mémo toute sa valeur. L'utilité oul'inutilité no peuvent rien ajouter ni retrancher à cettevaleur. L'utilité no serait quo comme une sorte demonture, permettant de manier plus facilement lo joyau,dans l'usage de chaque jour, ou propre à attirer sur luil'attention de ceux qui ne sont pas encore do vraisconnaisseurs mais non à lo recommander et à déter-

injncr sa valeur aux yeux des amateurs.11 y a, dans cetto idée de la valeur absolue de la

seule volonté, sans aucune considération d'utilité,quelque chose de si étrange que, malgré l'approbationque lui donne même la raison vulgaire, on pourraitêtre amené à soupçonner qu'elle repose sur quelquoillusion sublime do l'imagination et quo l'intention dan9laquelle la nature a institué la raison commo direc-trice de notre volonté a été mal comprise. Aussi allons-nous, do ce point de vue, mettre cette idée à l'épreuve..^ Quand nous considérons les facultés naturelles d'unêtre organisé, c'est-à-diro constitué en vue d'une finqui est de vivre, nous posons en principo que toutorgane quo l'on pourra rencontrer chez cet être doitètro lo plus convenable, etlo mieux approprié àsesfins *.

1. Pour établir que la bonne I pure raison et non celle qui cherchevolonté est la volonté qui obéit à la | le bonheur, Kant Invoque un argu-

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14 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

Or si là nature, en créant un ôtro doué do raison et de

volonté, n'avait ou d'autro but quo sa conservation, son

bien-être, en un mot son bonheur, ello aurait bien mal

pris ses mosurcs en confiant à la raison do cet ôtro losoin do réalisor ses intentions. En efiet, pour lui

suggérer toutes los actions qu'il doit accomplir en vuodo cetto fin et pour régler touto sa conduito, l'instinctaurait bien mieux convenu et lo but do la naluroaurait été bion plus sûrement atteint par cetlo YOIO

quo par collo de la raison. Et si, par uno faveur

spéciale, la raison avait dû ôtro accordée à une tello

créature, ello n'aurait dû en iaire usage quo pour selivrer à dos considérations sur l'heureuso dispositiondo sa nature, pour l'admirer, s'en réjouir, remercier lacause bienfaisant© à laquolio ello en eût été redevablo,mais non pour subordonner sa faculté de désirer à ladirection faible et trompeuse d'un tel guide et pourgâter ainsi l'oeuvre do la nature. En un mot la natureaurait empêché que la raison s'attribuât un rôle pra-tique et élevât la prétention de préparer, avec sa faiWe

perspicacité, lo plan du bonheur et les moyens d'yparvenir; la naturo se serait réservé non seulement lechoix dos fins, mais aussi celui des moyens et aurait,avec, une sage prudence, confié l'un et l'autre au seulinstinct.

En fait nous observons quo plus une raison cultivéese consacre à la recherche des jouissances de la vie etdu bonheur, plus l'homme s'éloigne de la véritablesatisfaction '. De là chez beaucoup de personnes et

ment fondé sur l'idée de finalitéque Ton peut résumer ainsi : Il faut

que toutes nos facultés aient unedestination, une fin; or la raisonqui caractérise l'homme n'a pu luiêtre donnée pour poursuivre le bon-heur, car elle réussit beaucoup moinsbien dans celte tâche que l'instinct.Le bonheur n'est donc pas la fin

que doit poursuivre la volonté d'unêtre raisonnable.

1. On connaît le passage célèbrede se3 Mémoires (ch. v)) où Milldéclare que * pour être heureux iln'est qu un seul moyen : prendrepour but de la vie, non le bonheur,mais quelque fin étrangère au bon-heur. >

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PREMIÈRE SECTION. 18

notamment chez celles qui ont la plus grande expé-rience do l'usage do la raison, si elles sont assezsincères pour l'avouer, un certain degré de Misologie,c'est-à-dire d'aversion pour la raison. En effet, aprèsavoir mis en ligne do compto tous les avantagesqu'elles peuvent tiror, jo no dis pas seulement dol'invention des arts relatifs au luxo vulgaire, maisencore des sciences (qu'elles finissent par considérercommo un luxe de l'entendement), elles découvrent

quo finalement elles y ont gagne plus de fatiguesqu'elles n'ont recueilli de bonheur, et alors, jetant les

yeux sur les hommes de condition inférieure, qui solaissent plus volontiers diriger par l'instinct naturel etn'accordent à la raison que peu d'influence sur leur

conduite, elles les envient plutôt qu'elles no les

méprisent.. Et même, en entendant ces personnesrabaisser et réduire à moins que rien les services si

pompeusement vantés que la raison est censée nousrendre dans ta recnerche du bonheur et du contente-ment dans la vie, on doit avouer que leur jugementn'enveloppe ni pessimisme ni ingratitude envers labonté do la Providence. Ces jugements reposent eneffet sur l'idée non exprimée que notre existence a uneautre fin bien plus noble, que la raison trouve danscette fin et non dans lo bonheur sa véritablo desti-nation et que l'homme doit y subordonner lo plussouvent, commo à une condition suprême, ses intérêts

, particuliers.En effet, si la raison n'est pas capable de diriger

sûrement la volonté dans la recherche de ses objetspropres et dans la satisfaction de tous nos besoins

(qu'elle multiplie plutôt); s'il est vrai que l'instinctnaturel inné nous eût conduits bien plus sûrement àune telle fin et si la raison nous a été donnée toutefoiscomme une faculté pratique, c'est-à-dire comme unefaculté qui doit avoir de l'action sur la volonté, il faut

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16 FONDEMENTS DE LA METAPHYSIQUE DES MOEURS.

reconnaître quo la véritablo destination do celle raisondoit étro do produiro uno volonté bonno en elle-mêmeet non bonno commo moyen pour réaliser quelquo autre

fin, car, pour un tel objel, la raison était absolumentnécessaire et nous retrouvons ainsi la finalité quepartout ailleurs la naturo manifesto dans les facultés

qu'ello répartit entre ses créatures. Cotto volonté n'est

pas ainsi lo seul bien, ni le bien total, mais il faut yvoir lo bion supremo et la condition quo suppose toutautro bien et mémo touto aspiration au bonheur.En co cas il est facile do concilier, avec l'idée do la sa-

gesso de la nature, lo fait que la cultuto do la raison,nécessairo pour atteindro lo premier but qui est

inconditionnel, restreint do bien des manières, aumoins ici-bas, la possibilité d'arriver au second

qui est toujours conditionnel, à savoir au bonheur, et

peut même la réduire à néant. La naturo en cela ho

manquo pas do finalité, car la raison, qui reconnaît

quo sa destination pratique suprêmo ost do fonderune bonno volonté, ne peut goûter dans l'accomplisse-ment do cetto mission qu'une satisfaction qui lui soit

propre, c'est-à-diro celle qu'elle peut trouver à avoiratteint uno fin qu'elle-même détermine, quand celadevrait porter maint préjudice aux'fins de l'inclina-tion. _"*'

Proposons-nous donc le concept d'une volonté rospec-tablo par elle-même et bonne indépendamment detouto intention ultérieure, concept qui est naturelle-ment contenu dans tout entendement sain et qui. amoins besoin d'être enseigné que d'être éclairci. Pour

développer co concept, qui domine tous les autres dans

l'appréciation de la valeur do nos actions, et qui est lacondition à laquello nous rapportons tout le reste,nous allons metlro devant nos yeux le concept duDevoir qui contient en lui-même celui d'une bonne

volonté, bien qu'avec l'idée do certaines limites et de

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PREMIÈRE SECTION. H

'ortains obstacles subjectifs; mais loin d'ôtro ainsiobscurcie et rendue méconnaissable, l'idée de la bonnovolonté ne fait quo ressortir davanlago par contrasteet quo briller d'uno plus puro lumière 1.

Jo laisso do côté toutes les actions qui sont généra-lement reconnues contraires au devoir, bien qu'ellespuissent ôtro utiles à tel ou tel point do vuo; car la

question no se poso mémo pas de savoir si do tellesactions peuvent être accomplies par devoir, puisqu'ellessont en contradiction avec lo devoir. Je passo domême sous silence les actions qui sont vraiment con-formes au devoir, mais pour lesquelles les hommesn'ont aucune inclination immêdiato, bien qu'ils los

accomplissent quelquefois sous l'influenco d'une autre

tendance; car il ost-alors facilo do distinguer si l'actoconformo au devoir a été accompli par devoir ou parintérêt égoïsto. Cetto distinction est bien plus difficileà faire quand l'action est conformo au dovoir et qu'enmémo temps nous y sommes inclinés par quoiquepenchant immédiat. Par exemple », il est sans doutoconformo au devoir quo lo marchand n'exagère pas ses

prix devant l'acheteur inexpérimenté et, lorsqu'il l'ait

beaucoup d'affaires, lo négociant avisé n'agit pasainsi ; il a un prix fixe, le mémo pour tout le monde, sibien qu'un enfant peut acheter chez lui aussi sûrement

qu'un autre client. On est donc honnêtement servi,mais cetto loyauté est loin de suffire pour croire quelo marchand ait agi de la sorte en vertu de l'idée dudevoir 'et des principes de la probité. Son intérêt

i. Kant montrera que l'idée de

devoir, d'obligation ne peut s'appli-quer qu'à une volonté imparfaite,c'est-à-dire sollicitée par des motifssensibles. Une volonté parfaitementbonne obéirait spontanément à laloi, sans effort ni contrainte.

2. Lepremier exemple, celui du

marchand, est un exemple d'action

conforme au devoir, mais à laquellene nous porte aucune inclinationimmédiate ; les trois autres exemplesse

rapportentà des actions conformes

au devoir et pour lesquelles nousavons une inclination immédiate :conserver notre vie, aider les mal-

heureux, assurer notre propre bon-heur.

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18 FONDEMENTS DE LA MRTAPHYStorR DES MOEURS.

l'exigeait. Car on no peut supposer ici qu'il ait enoulro uno sorto d'inclination immédiato pour 6es

clients, do telle sorto quo son affection pour eux

l'cmpôcho do faire à l'un des prix plus avantageuxqu'aux autres. La conduito do cet homme n'avait donc

pour motif ni lo devoir, ni uno inclination immédiate,mais un simplo calcul égoïste.

Au contraire, c'est un devoir do conserver sa vie,mais c'est en outro une chose à laquello chaquo honunoest poussé par uno inclination immédiate Mais c'ost

justement co qui fait quo lo souci, souvent pleind'anxiété, quo la plupart des hommes ont do leur vion'a aucuno valeur en lui-mémo et quo la maximo quiexprimo co souci n'a aucun caractèro moral. Ils con-

servent, on effet, leur vio conformément au devoir, maisnon par devoir. En rovanclio, si un sort conlrairo etun chagrin sans espoir étouffaient chez un hommol'amour do la vio, et si co malheureux, fort do carac-

tère, \)lutôt irrité do son sort quo découragé ou abattu,désirait la mort et pourtant consorvait sa vio sans

l'aimer, non pas par inclination ou par crainte, mais

par devoir, alors sa maxime 1 aurait un caractèromoral.

Être bienfaisant, quand on le peut, est un devoir, maisil no manque pas d'âmes disposées à la sympathie, qui,sans aucun autre motif de Yanitô ou d'intérêt, trouventun plaisir intime à répandre la joio autour d'elles et se

réjouissent du bonheur des autres, en tant qu'il est leur

ouvrage. Eh bien j'affirme que, dans ce cas, l'acte cha-

ritable, si conforme au devoir, si aimable qu'il puisseêtre, n'a pourtant aucuno valeur morale véritable. Je lémets de pair avec les autres inclinations, par exem-

ple l'amour de la gloire, qui, lorsqu'il se propos© heu-reusement un objet conforme à l'intérêt général et au

1. Kant explique plus loin le I dans laquelle serésume la rè^lô dont«ans de ce mot. C'est la formule | notre action est une application.

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PREMIÈRE SECTION. 19

devoir, par conséquent honorable, mérite nos éloges etnos encouragomonts, mais non

pas notro ostimo. Car il

manquo à la maximo do l'action lo caractèro moral

qu'elle ne peut revêtir quo si l'on agit non par incli-

nation, mais par devoir. Mais supposons quo l'âme dece philanthrope soit voilée par un chagrin personnel,qui éteigno en lui touto compassion pour lo sort des

autres, supposons qu'ayant encore lo pouvoir do fairedu bien aux malheureux, sans ôtro touché par leurs

souffrances, parco quo les siennes l'occupent tout entier,il s'arracho à cotte mortelle insensibilité, sans y ôtro

poussé par aucuno tendance, et se montre charitablenon par inclination, mais uniquement par devoir, alorsseulement sa maxime aura touto sa pureté, toute savaleur morale. Bien plus, si un homme, n'ayant reçudo la nature qu'un faible pouvoir do sympathie (maishonnête d'ailleurs), ayaitun tempérament froid et indif-férent aux souffrances des autres, peut-ôtre parce que,sachant opposer aux siennes une patience et unoforce de caractèro toutes particulières, il supposeraitchez los autres ou môme exigerait d'eux les mêmes

qualités; si enfin la nature n'avait pas précisémentdonné à cet homme (qui ne serait peut-être pas àvrai diro son piro ouvrage) un coeur de philanthrope,no trouverait-il pas en lui-même l'occasion d'acquériruno valeur moralo bien plus haute que s'il avait un tem-

pérament bienfaisant. Je le crois et c'est lorsqu'il feraitle bien, non par inclination mais par devoir, que com-mencerait à se manifester cette valeur du caractère,vraiment morale et la plus haute sans comparaison 1.

1. Kant dit dans la Critique dela Raison pratique (Du conceptdu souverain bien, trad. Barni,p. 322; Picavet p. 216): « Ce senti-ment même de compassion et detendre sympathie, quand il précèdea considération du devoir et qu'il

sert de principe de détermination,est à charge aux personnes bien in-tentionnées; il porte le troubledans leurs calmes maximes et leurfait souhaiter d'être délivrées de ce

joug et de n'être soumises qu'à laloi de U raison. >

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W FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

Assurer son propre bonheur est un devoir (au moins

indirect), car un hommo mécontent do son sorl,accablé do soucis do toutes sortes, pourrait facilement,au milieu des besoins qu'il no peut satisfaire, être for-tement tenté de transgresser ses devoirs 1. Mais, dansco cas encore, sans considérer lo devoir, tous les hom-mes trouvent en eux-mêmes uno inclination des pluspuissantes et des plus profondes qui les porto vers le

bonheur, parce quo c'est précisément dans cetto idéedu bonheur quo so résument toutes leurs tendances.Mais les prescriptions qui so rapportent au bonheuront généralement pour caractèro do léser grave-ment quelques-unes do nos tendances et l'homme no

peut so formei ? ..cuno idée sûro et précise do cetlosatisfaction do l'ensemble do ses désirs qu'il appello lobonheur*. Aussi no doit-on pas s'étonner qu'une seule in-clination parfaitement déterminée, quanta la jouissancoqu'ello promet et quant à l'époque où ello pourra ôtro

satisfaite, puisso l'emporter sur uno idée aussi incer-taine Ainsi un homme, un goutteux par oxemple,pourra so décider à manger un mets qu'il aimo, quitteà souffrir ensuite, parco quo 1© résultat do son calcul,en co cas du moins, a été de no pas renoncer à la jouis-sanco do l'instant présent pour l'espoir, peut-être trom-

peur, du bonheur associé à la santé. Mais, dans co cas

encore, quand môme la tendance générale au bonheurno déterminerait pas sa volonté, quand mémo il neserait pas nécessité tout au moins à donner dans sescalculs uno placo prépondérante à la santé, il resterait,dans ce cas commo dans les autres, uno loi qui lui

prescrirait de travailler à son bonheur non par incli-

1. Kant (Critique de la Raison

pratique : Examen critique, etc.Rarni, p. 279,- Picavet, p. 168) dit,dans fe même sens, que le bonheurdonne les moyens de remplir son

devoir, et que la privation du bon-heur rousse l'homme à y manquer.

2. Kant reviendra sur cette idéeet la développera dans la deuxièmesection, Voyez p. 48.

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PREMIÈRE SECTION. Il

nation mais par devoir. Et c'est alors seulement quesa conduito aurait, à proprement parler, une valeurmoralo'.

C'est do cotte manière sans doute qu'il faut entendreles passages do l'Écriture où il est ordonné d'aimerson prochain, mémo son ennemi, car l'amour, en tant

qu'inclination, no peut ètro ordonné. Mais une bien-faisance commandêo par lo devoir, à laquelle no nous

porte aucuno'inclination, dont nous détourne mémouno répugnance naturelle et insurmontable, yoilà unamour pratique et non pathologique*, qui réside dansla volonté et non dans lo penchant sensible, dans les

principes do l'action et non dans uno compassionamollissante. Un tel amour est lo seul qui puisso êlreordonné.

"Ma secondo proposition

5 est qu'une action faite pardevoir, tire sa valeur, non pas du but que l'on so pro-pose d'atteindro, mais de la maximo qui la détermino.Cetlo valeur no dépend donc pas de la réalité de l'objetde l'action, mais du principe en vertu duquel la

1. L'idée est la suivante: L'homme

qui cherche le bonheur par inclina-tion pourra préférer un plaisirimmédiat et certain à l'espéranceincertaine d'un bonheur lointain,mais l'homme qui cherche ce mêmebonheur par devoir ne cédera Jamaisà une pareille tentation. Par devoir,on préférera toujours la santé,même incertaine, au plaisir du mo-ment, parce que ce plaisir ne peutcontribuer en rien a notre vertu,tandis quela santé est une conditionfavorable pour remplir son devoir.

2. Les motspra Alisc/w et paMo-logische Liebe sont difficiles à tra-duire en français. L'amour patho-logique ou plutôt passif (car le motfrançais pathologique implique uneidée toute différente de celle queveut exprimer Kant) est celui quirésulte de notre organisation et de

notre tempérament et que nous su-bissons. L'amour pratique est celuique la loi ordonne : il semble con-sister à agir, par devoir, comme sil'on aimait, plutôt qu'à aimer véri-tablement. On peut douter que telsoit le véritable esprit de 1Evan-gile.

3. La première proposition estcelle que Kant vient d'énoncer, àsavoir qu'une action morale n'a au-cune valeur si elle n'est accompliepar devoir, et non pas simplementselon le devoir. La seconde af-firme que c'est le principe formelet a priori du vouloir qui fait lavaleur de l'action, et non te résultatmatériel de cette action De cesdeux propositions se déduit la défi-nition du devoir : la nécessité defaire une action par respect pourla loi.

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fi FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

volonté l'a accomplie, abstraction faito do tous los

objets du désir. Il résulte clairement do co qui précèdequo les buts quo nous pouvons nous proposer dansnos actions et quo les effels do ces actions, autrementdit quo les fins do la volonté et ses mobiles, no peuventdonner à notro conduite aucuno valeur moralo absolue.Où peut donc résider cetto valeur, si ello no so trouve

pas dans lo rapport do la volonté avec un résultat

espéré? Ello no peut résider nulle part ailleurs quodans lo Principe de la volonté, abstraction faite desfins qui peuvent ôtro réalisées par vrto telle action. En

effet, la volonté placée entre son principo a priori, quiest formel, et sos mobiles a posteriori, qui sont maté-

riels, ost commo enlro deux routes; et, commo il faut

qu'ello soit déterminéo par quclquo chose, ello obéiraau principo formel du vouloir en général quand l'ac-tion sera faite par devoir, puisquo, dans co cas, tout principe matériel lui ost enlevé.

Une troisièmo proposition se dégage dos deux précé-dentes, et jo la formulo ainsi : le devoir est la nécessité

d'accomplir une action par respect pour la toi. L'ob-

jet, considéré commo effet de l'action quo jo me pro-pose, peut bien m'inspirer do l'inclination, mais jamaisdu respect, et cela précisément parco qu'il s'agit d'uneffet et non de l'activité d'une volonté. Do môme jone puis avoir do respect pour uno inclination en géné-ral, qu'il s'agisse de la mienne ou de celle d'un autre;

je peux tout au plus l'approuver dans le premier cas

et, parfois même, dans lo second, l'aimer, c'est-à-dire la"considérer comme favorable à mes intérêts. Il n'y a

qu'une chose qui puisse devenir l'objet de mon respectet, par suite, un ordre pour moi, c'est ce qui se rattacheà ma volonté seulement commo principe et jamaiscomme effet, ce qui n'est pas utile à mes inclinationsmais los dompto ou du moins les exclut totalement de

la délibération et de la décision, o'est-à-dire la loi

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PREMIÈRE SECTION. 83

puro ot simplo. Maintenant, si uno action faito (,ardevoir élimine cntioromont l'infiuonco do l'inclinationet par suilo tout objet do la volonté, alors il no resto

plus rien qui puisse délcrminer la volonté, sinon laloi objectivement, et, subjectivement, le pur respect*pour cetlo loi pratique et par conséquent la maximo*suivante ; obéir à colto loi, mémo en faisant violenceà toutos mes inclinations.

Ainsi la valour moralo do l'action no réside pas dansl'effet qui en ost attendu; ello no réside pas non plusdans quclquo principo d'action qui emprunterait unmotif au résultat espéré. Car tous ces résultats (unesituation agréablo pour nous-mêmes, l'accroissementdu bonheur pour los autres) pourraient ôtro réalisés pard'autres causes; il i ; a pas besoin pour cela do làvolonté d'un êtro raisonnable, volonté dans laquellosculo on peut trouver le bien suprême ot inconditionné.La représentation de la loi en ello-mêmo, représen-tation qui no so réalise, il est vrai, que chez l'être rai-

sonnable, à la condition que ce soit collo représentationet non l'espérance d'un résultat quelconque qui déter-mine la volonté, voilà la seule chose qui constitue ce

' La Maxime est le principe subjectif de la volonté; le prinr'peobjectif (c'est-à-dire celui qui servirait aussi subjectivement de principopratique à tous les êtres raisonnables, si la raison était entièrement maî-tresse de la faculté de désirer) est la foi pratique. (Note de Kant.)

1. Kant explique, dans la Critiquede la Raison pratique, commentla loi morale qui est le seul principed'une volonté vraiment bonne, peutdonner naissance à un mobile, c est-à-dire à un sentiment, et commentce sentiment peut avoir de l'in-fluence sur la volonté, sans lui en-lever sa valeur morale. Ce senti-ment, c'est le respect (Achiung) : ilne précède pas fe devoir, il en ré-sulte, et c'est pour cela qu'il laisseintacte la pureté des maximes. Voir

dans la Critique de la Raisonpratique (Uarni, p. 254, Picavet.p. 136) le passage célèbre sur Urespect : t Cessait Kant, un tributque l'on ne peut refuser au mérite. >( C'est si peu un sentiment deplaisir qu'on ne s'y livré pas volontiers à l'égard d'un homme, que l'oncherche quelque chose qui en puissealléger le fardeau, quelque motifde Blâme qui dédommage de l'hu-miliation causée par l'exemple quil'on a sous les yeux. »

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Si FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

bien si précieux quo nous appelons bien moral, bion

qui so trotivo dons la personne mémo qui ayit

d'après cetto idée, et no peut pas étro attendu seule-ment du résultat do l'action *.

Mais do quelle naturo peut bien être cetlo loi dont la

représentation doit déterminer la volonté, sans avoir

égard à reflet attendu, do tcllo sorto que cetto volonté

puisse être appelée bonno absolument et sans restric-tion ? Commo j'ai dépouillé la volonté do toutes los ten-dances quo pourrait éveiller en elle l'idéo des consé-

quences do l'accomplissement d'uno loi, il norcstoplus

'On pourrait m'objecter qu'en employant le mot respect, je recour*

à un sentiment obscur, au heu de répondre clairement à la question parun concept de la raison. Mais, si le respect est un sentiment, ce n'est pasun sentiment quo nous subissons, sous quelque influence étrangère; il

se produit de lui-même par l'effet d'un oneept de la raison, et se dis-

tingue ainsi spécifiquement de tous les sentiments du premier genre quise rapportent à l'inclination ou à la crainte. Ce quo je reconnais immé-

diatement comme étant une loi pour une personne, je lo reconnais avec

un sentiment de respect qui n'exprime qu'une chose : la conscience de la

«urjorifiriafioii de ma volonté à une loi, sans l'intermédiaire d'aucune

Influence sensible. La détermination immédiate de la volonté par la loi

et la conscience de cette détermination, voilà co que j'appelle le respect,en sorte qu'il faal y voir un effet de la loi sur le sujet et non la cause

de cette loi. A proprement parler le respect est la représentation d'une

valeur qui humilie mon amour-propre. H s'adresse à une chose qui ne

pejil être considérée ni comme un objet d'inclination, ni comme un objetde crainte, bien qu'il ait quelque analogie avec ces deux sentiments

L'objet da respect est donc uniquement la loi, je veux dire 'la loi quenous nous imposons à nous-mêmes, tout en la regardant comme néces-

saire en elle-même. Nous nous y soumettons parce que c'est la loi, sans

consulter l'amour de soi, mais comme c'est uno loi que nous nous impo-sons à nous-mêmes, elle est une conséquence de notre volonté; c'est

pourquoi elle nous inspire d'un côté un sentiment analogue à la crainte,et de l'autre côté un sentiment analogue à l'inclination. Le respect quenous avons pour une personne est en réalité le respect de la loi (de

l'intégrité, etc.) dont celle personne nous donne un exemple. Comme

nous regardons comme un devoir de développer nos talents, nous consi-

dérons une personne de talent comme étant, elle aussi, un exemple d'une

loi, qui serait d'arriver à lui ressembler en nous exerçant et c'est ce quifait notre respect pour elle. To'U ce que l'on appelle intérêt moral con-

siste uniquement dans le respect ^e la loi. (N. de K.)

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PREMIERE SECTION. 15

quo la conformité a une loi universelle qui puisse ser-vir do principo à la volonté, c'ost-à-diro : jo dois touours

agir do telle maniôro quo jo puisse vouloir aussi quema maxime devienne une loi universelle. Cotto sim-

ple conformité à la loi en général (sans posor aucunoloi détcrminéoapplicabloà des actions déterminées) estce qui sert do principe à la volonté ot aussi co qui doitlui servir do principe, si lo devoir n'est pas uno vainoillusion et un concept chimérique Lo bon sons popu-lairo ost ici parfaitement d'accord avec moi dans ses

jugements pratiques et a toujours devant les yeux le

principo auquel nous pensons.Posons-nous, par exemple, la question suivante : Ne

puis-jo pas, lorsquo jo suis dans l'enibarras, fairo uno

promesso avec l'intention do no pas la tenir? Jo distin-

guo aisément ici les doux sens quo peut avoir celte

question: Est-il habile, ou bien est-il conformo au

devoir, do fairo uno promosso trompeuso? Sans doutoil peut souvent arriver quo lo premier cas so présente;à la vérité jo vois bien qu'il no suffit pas d'échapperpar cet expédient à l'embarras présent et qu'il fautexaminer avec soin si ce mensonge no m'attirera

pas, pour plus tard, des difficultés bien plus grandesquo celles dont jo me délivre maintenant; et comme,en dépit do touto la finesse que je m'attribue, il n'est

pas si facile do prévoir toutes les conséquences de celte

action, jo dois penser quo la perte de la confiance desautres peut mo faire bien plus de tort un jour quetout le mal que jo pense éviter maintenant, jo peux modemander enfin s'il ne serait pas plus habile do suivreon cetlo occasion uno maximo universelle et de mel'aire une habitude do ne pas promettre sans avoirl'intention do tenir. Mais il m'apparalt bientôt qu'unepareille maxime reposo toujours sur la crainte des

conséquences. Or, c'est tout autre chose d'ètro sincère

par devoir, ou del'ôlro par appréhension des consé-

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M FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

qucncos fâchcusos. Dana lo premier cas, oncffel, l'idêodo l'action en cllc-inômo contient uno loi pour moi ;dans lo second, jo dois commencer par regarder autourdo moi pour découvrif les conséquences qui peuventètro liées à cetto action. Si jo m'écarto du principe dudevoir jo commets certainement une mauvaise action;si jo renonce à ma maximo do prudence, jo peux ytrouver parfois un grand avantage, quoiqu'il soit évi-demment plus sûr de lui rester fidèle Maintenant, si

jo veux résoudro, do la manièro la plus rapido et la

plus sûre, lo problèmo do savoir s'il est conformo audevoir do fairo uno promesso trompeuse, jo n'ai

qu'à mo poser la question sttivanto : Scrais-je con-tent do voir ma maximo (à savoir do me tirerd'embarras par uno promesso fallacieuso) prendrola valeur d'uno loi universelle (pour moi aussi bien quopour les attires)? Pourrais-jo modiro: Chacun peutfairo une fausse promesso lorsqu'il so Irouvo dans unembarras auquel il no peut échapper autrement? Jomo convaincrai bientôt de cetto manièro que jo pouxbien vouloir un mensonge, mais non lo mensonge érigéen loi univorsolle. Car, avec une pareillo loi, il n'y aurait

plus à vrai diro do promesses; il serait inutito d'an-noncer mes intentions rolatives à ma conduite future àdes hommos qui no croiraient pas à ces déclarationsou qui,s'ilsyajoutaicnt foi par irréfloxion, mo paieraientdo la mémo monnaie. Par conséquent ma maximo sodétruirait dès quo je voudrais l'ériger loi universcllo '

Je n'ai donc pas besoin d'uno perspicacité in-faillible pour savoir co quej'ai à faire afin quo mavolonté doyienne bonne. Quelle quo soit mon inexpé-

1. Kanlreviendradansladeuxièmesection sur ce principe et essaierade le déduire du concept mêmed'impératii catégorique. Il faut bienremarquer que ce qui condamneun* maxime, comme dit Kant, c'est-

à-dire une règle subjective d'action,ce ne sont pas les conséquencesfâcheuses qu elle entraîne, c'est lacontradiction qu'elle implique dèsqu'elle est transformée en loi uni-verselle.

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PREMIERE SECTION. 17

rtenco du cours dos chosos, mon incapacité à parerà toutes les circonstances qui pouvent soproduiro, jo mo

poso seulement la question suivanto: Peux-lu aussivouloir quo ta maximo dovicnne uno loi universcllo? Situ no lo poux, il faut la rejeter, non pas à causodu dom-

mage qui pourrait on résulter pour toi ou pour lei

autres, mais parce qu'ollo no peut entrer commo prin-cipe dans uno législation univorsollo possible. Or laraison m'imposo d'uno manièro immédiato lo respectde celle législation, bien quo jo no foie pas encoro sur

quoi ello so fondo (rechorcho quo pout entreprendrolo philosophe), mais jo puis au moins comprendre quola valeur quo j'apprécio ost bion supêrieuro à collodont on jugo d'après l'inclination et quo la nécessité

d'agir parpurrespoct pour la loi praliquo ost justementce qui constiluo lo dovoir, lo devoir devant lequoldoit s'effacer tout aulro motif d'action, parce qu'il estla condition d'uno volonté bonne on elle-même et dontla valeur est supérieure à tout.

L'oxamen des idées morales qui appartiennent à laraison vulgaire nous a donc conduits jusqu'au principodo ces idées, principo quo le bon sens ne conçoit pas,il ost vrai, sous uno forme générale et abstraito, mais

qu'il a toujours réellement en vue ot qu'il prend pourrôglo do ses jugements. Il serait facile do montrer

comment, cetlo boussole à la main, l'hommo sait par-faitement distinguer en toute occasion ce qui est bienet co qui est mal, ce qui est conforme ou contraire audevoir. Il suffirait pour cela, sans rien lui apprendrede nouveau, do le rendre attentif, suivant la méthode

socratique, à son propre principe On verrait ainsi qu'iln'a pas besoin do science ni do philosophio pour savoirce qu'il doit faire pour devenir honnête et bon et même

sage et vertueux. D'ailleurs, avant tout examen, on pou-vait bien se douter que la connaissance do ce quo cha-cun a l'obligation de faire, et par conséquent do savoir,

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«8 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

devait appartenir à chaque homme, même au plus vul-

gaire. A co propos on ne peut pas so défendre d'unecertaine admiration en voyant à quel point le jugementpratique l'emporte sur lo jugement théorique dans laconnaissance vulgaire En matière théorique, des quola raison vulgaire ose s'écarlcr des lois empiriques etdes données des sens, ello tombo dans le pur inintelli-

gible et dans lo contradictoire ou, tout au moins, dansun chaos d'incertitudes, d'obscurités et d'inconsé-

quences. En malièro pratique, au contraire, le juge-ment du vulgaire no commence à manifester tous ses

avantages quo lorsquo sa raison oxclut des lois pra-tiques tous les mobiles sensibles. Il so montre mêmealors subtil, soit qu'il veuille ergoter avec sa proproconscience, ou chicaner sur quclquo opinion proposéeau sujet do co qui doit étro appelé bien, soit qu'ilveuille sincèrement déterminer, pour sa propro édifi-

cation, la valeur do ses actions. Mais co qui est lo

principal, c'est que, dans co dernier cas, il peut espéreraussi bien réussir qu'un philosophe peut se promettredo lo fairo; bien plus, il procède presqu'avec plus dosûreté quo co dernier, parce que le philosophe, touten ayant les mômes principes que l'homme du com-

mun, se laisse embrouiller et détourner de la voiedroito par une foule de considérations étrangères à la

question. No serait-il donc pas plus raisonnable, enmatière morale, do s'en tenir au jugement du bon sens

vulgaire et de no recr urir à la philosophio que, tout au

plus, pour rendre le système des moeurs plus completet plus facile à saisir, pour en exposer les règles d'unemanière plus commode en vue do l'usage (et surtout dela discussion), mais non pour détourner le bon sens

vulgaire, mémo en matièro praliquo, do son heureuse

simplicité, ni pour l'engager par la philosophie dansla voie de recherches et d'enseignements nouveaux.

C'est une chose admirable que l'innocence, il est

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PREMIÈRE SECTION. 29

triste seulement qu'elle sache si peu se garder et selaisse si facilement séduire. C'est pourquoi la sagesse,— qui d'ailleurs consiste bien plutôt à fairo ou no pasfaire qu'à savoir — peut avoir besoin do la science,non pas pour s'instruire auprès d'elle, mais pour assu-rer à ses prescriptions l'accès des coeurs et leur don-ner do là stabilité. L'homme sent en lui un puissantcontrepoids à tous les commandements du devoir quola raison lui représente comme si dignes de respect :ce sont ses besoins, ses tendances dont il résumo dansle nom de bonheur la complète satisfaction. Or laraison lui imposo ses prescriplions sans rien pro-mettre aux tendances; sans rien leur concéder, elle

repousse avec dédain toutes leurs prétentions si tu-multueuses et, en apparence, si justifiées (et qu'aucunordre ne peut supprimer). C'est de là que naît uno dia-

lectique naturelle, \Q\CI\X dire une tendance à chicanercontre ces lois rigides du devoir, à révoquer en doutesinon leur valeur, au moins leur pureté et leur rigueur,et à les plier, autant quo possible, au gré do nosdésirs et do nos inclinations, c'est-à-dire au fond àles corrompre et à les dépouiller do touto leur di-

gnité, co que là raison pratique vulgairo elle-mêmelinira toujours par condamner.

C'est ainsi que la raison vulgaire de l'humanité,obéissant à des motifs tout pratiques et non à un besoindo spéculation (qui ne la tente guère, tant qu'elle secontente d'ôtre simplement la saine raison), se voit

poussée à sortir do son cercle et à s'engager dans lodomaine do la philosophie pratique. Ce qu'elle veut

obtenir, c'est d'être éclairée et clairement renseignéesur la source de son principe, sur sa véritablo déter-mination en opposition avec les maximes fondées surle besoin et l'inclination. Ello espère ainsi échapper àl'embarras que lui causent dos prétentions opposées etau danger de perdre, au milieu des équivoques où elle

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50 FONDEMENTS DÉ LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

tombe facilement, toute la pureté de ses principesmoraux. Ainsi se développe insensiblement dans laraison pratique vulgairo, lorsqu'elle ost cultivée, aussibien quo dans la raison théorique, une dialectique quila contraint à chercher du secours dans la philosophie;et la première, pas plus que la seconde, ne pourratrouver do repos quo dans une critique complète denotro raison*.

i. Ces pages expliquent le titrelue Kant a donné a la premièresection de son ouvrage : Passage

de la connaissance morale de laraison populaire à la connais-sance philosophique.

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DEUXIEME SECTION

PASSAGE OE LA PHILOSOPHIE MORALE POPULAIRE

A LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS

Bien quo nous ayons emprunté jusqu'ici notre con-

ception du devoir à l'usago vulgaire do la raison pra-tique, il ne faut pas concluro do là quo nous l'ayonsconsidérée comme un concept empirique. Bien au con-

traire, si nous examinons ce que l'expérience nous

apprend de la conduito des hommes, nous entendronsbien des personnes so plaindre, et justement nous

l'accordons, do ne pas pouvoir citer un seul exemplecertain .do l'intention d'agir purement par devoir. Car

quoique beaucoup d'actions soient conformes à ce quelo devoir ordonne, on peut toujours douter qu'ellesaient été accomplies vraiment par devoir et qu'ellesaient ainsi une valeur moralo. Aussi y a-t-il eu de tout

temps des philosophes qui ont nié purement et simple-ment l'existence de cette intention dans les actionshumaines et qui ont rapporté tous nos actes à un

égoïsme plus ou moins raffiné, sans toutefois révoqueren douté la justesse du concept de la moralité. Bienau contraire, ils déploraient profondément la faiblesseet là corruption delà nature humaine, assez noblo d'uncôté pour emprunter la règle de sa conduite à une idéeaussi digne de,respect et, de l'autre, trop faible pour la

suivre, de cette nature qui n'use de la raison, dont lerôle est de lui donner des lois, que dans l'intérêt deses penchants, de manière à les satisfaire, soit isolé-

ment, soit (et c'est ce qu'elle peut faire de mieux) en

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iî FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEUR».

los conciliant autant quo possible los uns avec lesautro«.

En réalité 1, il est absolument impossible de trouverdans l'expérience un seul cas où l'on puisse prouver,avec une absoluo certitude, quo la maximo d'uno action,d'ailleurs conformo au devoir, ait reposé uniquementsur des principes moraux et sur l'idéo du devoir. IIarrivo quelquefois sans doute que, malgré l'examen deconscienco le plus attentif, nous ne trouvions, en dehorsdu principo moral du devoir, aucun motif qui ait puêtre assez puissant pour nous inspirer telle bonno actionou tel grand sacrifice Mais on no peut conclure do làavec certitudo qu'une impulsion cachée do l'amour de

soi, dissimulée derrière cetto idée, n'ait été la véritablecauso déterminante de notro volonté. Nous nous flat-tons volontiers, en nous attribuant faussement desmobiles plus nobles, mais en réalité, mémo au prixde l'examen le plus rigoureux, nous ne pénétrons jamaisjusqu'aux mobiles secrets do nos actes. Or, quand il est

question de valeur morale, il no s'agit pas des actesextérieurs quo l'on voit, mais do leurs principes inté-rieurs quo l'on no voit pas.

On no peut rendro do service plus précieux à ceux

qui so rient do la moralité commo d'uno simple chimèrede l'imagination humaine exaltée par la vanité, qu'enleur accordant que les concepts du devoir (et d'ailleurstous les autres concepts auxquels la paresse nous per-suade aisément d'appliquer la môme interprétation)doivent èlro tirés do la seule expérience; car ainsi onleur préparo un triomphe assuré. Jo veux bien accor-

der, par sympathie pour l'humanité, que la plupart de

t. 1" argument: l'expérience, parlaquelle on pourrait essayer deprouver l'existence d'actions accom-plies parpurdevolr, serait une expé-rience psychologique. Malt cette

expérience esta peu près impossibleà faire, parce que nous ne pénétronsjamais complètement les mobiles denos propres actions, encore moinsles mobiles des actions des autres.

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1DEUXIÈME SECTION. M

nos actions sont conformes au devoir, mais, si l'onexamine de plus près le but auquel tendent nos pen-sées et nos efforts, on rencontre partout le cher Moi

qui se montre toujours. C'est à lui que se rapportentnos intentions et non au commandement rigoureux du

devoir, qui exigerait bien souvent le renoncement aumoi. Sans être enneraîà de la vertu, pourvu que nousobservions avec sang-froid et no prenions pas pourle bien lui-même le vif désir que nous avons do voir lobien réalisé, nous noûs~surprendrons (surtout si le

progrès de l'âge et l'expérience ont mûri notre juge-ment et aiguisé notre esprit d'observation) à douter

que l'on puisse rencontrer dans lo monde une vertuvéritable. La seule chose alors qui puisse prévenir laruino complète de nos idées morales et maintenir dansnotre âme le respect de la loi du devoir, c'est d'êtreclairement convaincus que, quand même jamais aucuneaction n'aurait jailli de cette source pure, la questionn'est pas de savoir ce qui peut bien arriver, mais

quo la raison commande par elle-même et indépen-damment de tous les phénomènes ce qui doit arriver;ainsi des actions dont le monde n'a peut-être fourniencore aucun exemple, dont la possibilité même peutparaître douteuse à celui qui ramène tout à l'expé-rience, peuvent être obstinément commandées par laraison : par exemple la loyauté parfaite en amitién'en serait pas moins exigée de chaque homme s'il n'yavait jamais eu jusqu'ici d'ami loyal, parce que ce

devoir, comme devoir en général, antérieurement àtoute expérience, est impliqué dans l'idée même d'uneraison qui détermine la volonté par des principes a

priori.Ajoutons encore ceci 1 : à moins de refuser au con-

1. 2* argument i la loi morale estuniverselle, c'est-à-dire qu'elle estvalable non seulementpour l'homme

mais encore pour tout être rai-sonnable: elle est de plus néces-saire, donc il n'est pas possible de

KANT. 3

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34 FONDEMENTSDE LA MÉTAPHYSIQUEDÉS MOEURS.

copt de la moralité toute vérité et toute valeur objec-tive, on ne peut nier que la loi moralo n'ait une portéeassez étendue pour s'appliquer nécessairement nonseulement aux hommes, mais encore à tous les êtresraisonnables en général et cela, non pas soti3 telle outelle condition contingonto, avec des exceptions pos-sibles, mais d'une manière absolument nécessaire, ildevient alors évident qu'aucuno expérience ne peutnous donner l'occasion de concluro même à la possi-bilité do pareilles lois apodictiques. Car de quel droit

pourrions-nou9 accorder un respect infini à ce qui n'a

pout-étre de valeur que dans les conditions contingentesde l'humanité, comme si c'était un précepte universelvalable pour touto nalure raisonnablo? Et commentles lois do la détermination do notre volonté pour-raient-ellos être considérées comme les lois de là dé-termination de la volonté do tout être raisonnablo en

général et commo n'ayant qu'à co tilro la valeur delois pour notro volonté à. nous, si elles étaient pure-ment empiriques et si elles n'avaient pas a priori leur

origine dans la raison pure mais en môme temps pra-tique ?

Aussi ne pourrait-on rendre à la moralité un plusmauvais service qu'en voulant la tirer d'exemples 1.

Car, quel que soit l'exemplo quo l'on me propose, il fautlo juger d'abord d'après les principes de la moralité,pour savoir s'il est digne de servir d'oxemplo original,c'est-à-dire de.modèle} il est donc bien impossible d'entirer commo d'Un principe suprême le concept de lamoralité. Mémo le Justo de l'Evangile doit être comparéà notre idéal de perfection morale avant d'être reconnu

la fonder sur une expérience limitéeà l'humanité.

1. 3' argument t la preuve quel'on ne peut pas partir des faits par-ticuliers, ou exemples, pouf démon-

trer la loi morale, c'est que cesexemples, avant d'être utilises, doi-vent être jugés, et que ce jugemehtsuppose un principe nédessairémeotantérieur à tout exemple,

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fifiÙJÎfEME' SËCTfofr 5$

pouf tel; àtiSsfdlMÏ de lul-hïérne ! pourquoi ditôs^VOUS

que je suis bon (moi que Vous Voyez)? Personne n'estbon (lo modèle original du bien), que Dieu seul (qùëvous no voyez pas) 1. Mais d'où lirons-riouà le concept

$<le Pieu considéré comme le souverain bien? De làseule idée qtte là raison nous, proposé a priori de la

perfection morale et qu'elle unit d'une manière insé-

parable au concept de volonté libre'. L'imitation nédoit jouer aucun rôle en morale ; les exemples ne ser-vent qu'à nous encourager, eh mettant hors

1de doute là

possibilité de faire ce que la loi ordonne; ils fendentvisible ce que la réglé pratique exprime d'Uflê thanlèrogénérale; mais jamais ils ne peuvent noua permettrad'oublier leur véritable original qui résidé dans la rai-son et dé nous diriger d'après des exemples.

Si donc il n'y a pas de véritable principe suprême déla moralité qui ne soit uniquement fondé âtif là raisonpure et indépendant de toute expérience, js crois qu'iln'y a pas mêhle lieu de se .-mander» s'il est bôrt d'ex-posercesôôncepts d'une manière générale (in abstracto)tels qu'ils existent a priori, avec les principes qui s'yrattachent, en supposant que l'on veuille s'élever à uriéconnaissance qui se distingue de la connaissance vtil-gairo et que l'on puisse appeler philosophique, Maisde nés jours il est peut-être nécessaire dô se posercette question. En effet, si OU allait aux voix sur lôpoint de savoir si l'on doit préférer une eonnalsèancerationnelle, détachée de toute expérience, paf Consé-quent une métaphysique dés moeurs, ou bien un'* phi-losophie pratique populaire, on devine bien vite de quelcôté pencherait la balance.

Sanâ doute 11est très louable de s'abaisser jusqu'àdes conceptions populaires, mais II faut que l'on ait

i. Cf. 8* Mathieu, XIX, 17.4.L'idée mêmedeDieu,c.-à-d.d'un

êtreabsolument bon, suppose l'idée

de l'absolue perfection morale.9. Pafcè que la réponse(affirma*

tive) est évidente.

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86 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DÉS MOEURS.

commencé d'abord par s'élever jusqu'aux principes dela libro raison, et que l'on ait ainsi donné pleine satis-faction à son esprit. Mais agir ainsi c'est fonder ladoctrine desmoeurssur la métaphysique, et, après l'avoirsolidement établie, la rendre accessible à tous en lapopularisant. En revanche Userait parfaitement absurdedo vouloir sacrifier à la popularité dès les premièresrecherches, desquelles dépend la justesse dos principes.D'abord, avec une semblable'méthode, on no pourraitjamais prétendro au mérite si rare d'une véritablo

popularité philosophique, car c'est un faible mérited'être compris par tous quand on renonce à toute vueun peu profonde; do plus on ne mettrait au jour decette manière qu'un mélange rebutant d'observationsglanées çà et là, de principes à demi élaborés par laraison, dont peuvent bien se régaler les esprits vides,qui y trouvent un aliment pour leur bavardage dechaque jour, mais où les clairvoyants no découvrentque confusion et dont ils détournent les yeux avechumeur, sans savoir quel parti prendre Quant auxphilosophes, qui no sont pas dupes de cetrompe-l'oeil,on ne les écoute guère quand ils veulent nous détour-ner pour quelquo temps de cetto soi-disant popularitéet qu'ils nous engagent à commencer par nous faireune idée précise des principes, pour avoir le droit deredevenir ensuite populaires. , ,

Quo l'on jette un coupd'oeil sur les traités de moralecomposésselon lo goût en faveur, on y trouvera tantôtl'idéo de la destination particulière de la nature, hu-maine, tantôt l'idée de la naturo raisonnable en général,tantôt la perfection, tantôt le bonheur, ici le sentimentmoral, là la crainte de Dieu, un peu de ceci, un peude cela, dans un étonnant mélange; et jamais on nes'avisera de se demander si c'est bien dans la connais-sance de la nature humaine (laquelle ne peut venir quede l'expérience) qu'il faut chercher los principes de la

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DEUXIÈME SECTION. S>

moralité; et, dans le cas où il n'en serait pas ainsi, etoù ces principes no pourraient être, découverts qu'apriori, indépendamment de toute expérience, seule-ment dans les purs concepts de la raison et sans qu'onpuisse les dériver, même pour la moindre part, d'uneautre source, pas un n'aura l'idée de mettre résolumentà part celte étude pour en faire uno pure sciencepratique ou (si j'ose employer ce mot si décrié) une

Métaphysique des moeurs*; et pour la développer enelle-même jusqu'à ce qu'ello ait atteint toute sa per-fection et pour prier le public, qui réclame la clartépopulaire, de patienter jusqu'à l'achèvement de cetteentreprise.

Une pareille Métaphysique des moeurs, complètementisolée, ne devant rien à l'Anthropologie 1, à la Théo-logie, à la Physique ou à l'Hyperphysique* encore moinsà upe science des qualités occultes (que l'on pourraitnommer Hypophysique 8) n'est pas seulement le fonde-ment indispensable de toute théorie un peu préciseet un peu sûre des devoirs; mais elle est aussi undesideratum de la plus haute importance pour la pra-liquo de leurs prescriptions. En effet, la pure repré-sentation du devoir et en général de la loi morale,à laquelle ne vient s'ajouter du dehors aucun attrait

' On peut, si l'on veut (comme on distingue les mathématiques pureides mathématiques appliquées, la logique pure de la logique appliquée)distinguer également la pure philosophie des moeurs (Métaphysique) dela morale appliquée (à la nature humaine), Cette terminologie nous rap-pelle tout de suite que les principes moraux ne sont pas fondés sur lanature particulière do l'humanité, mais qu'Us doivent exister en eux-mêmes a priori, et quo c'est de ces principes qu'il faut tirer les règle»pratiques appllcabes à toute naturo raisonnable, et par conséquent aussià ta nature humaine (N. de K.).

1. C'est-à-dire à la Psychologie.2. ttyperphysique. Science des

principes métaphysiques de la na-

3. Hypophysique. Ce serait lascience des qualités occultes qui sedissimuleraient sous les apparencessensibles,

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- $8 FONDEMENTS DÇ LA METAPHYSIQUE DES MOEURS.

empirique, prend sur le coeur humain, par le moyen dela seylo raison (qui se rend compte alors qu'elle peutdevenir pratiquo par elle-même), un empire infinimentplus grand que tous les autres motifs que l'on peutrencontrer dans le champ de l'expérience*, à tel pointquo la conscience de la dignité de cette idée nous in-

spira 1© mépris do ces mobiles et nous permet de lesdominer peu à peu. Au lieu de cela, soit une doctrinedes moeurs bâtarde, mélangeant les mobiles du senti-ment et de l'inclination avec les idées de la raison,nolro coeur restera hésitant entre des motifs qu'il est

impossible do ramènera un principe et qui ne peuventnous conduiro au bien quo par hasard s'ils ne nousconduisent pas bjcn plutôt au mal.

Il résulte durement de ces considérations que tousles concepts moraux sont purement a priori et qu'ilsont Jour siège et leur origino dans la raison, dans laraison vulgaire Aussi bien que dans celle qui s'élèveau plus haut dogré delà spéculation î qu'ils ne peuventêtre abstraits d'aucune connaissance empirique et, parsuite, simplement contingente; que c'est précisément

*J'ai une lettre de feu l'excellent Snjzer où il me demande : quelle

peut bien être la cause pour laquelle leà Doctrines morales, sleonvaln-

çantes qu'elles puissent être pour la raison, ont si peu d'action pratique,je retarda' ma réponse afin de me mettre en mesure de la. donner pluscomplète. Mois il n'y en a pas d'autre que celle-ci, c'est que les maîtresne tirent pas tu clair leurs concepts, et que, voulant trop bien faire,rassemblant de tous côtés des mobiles propres à nous exciter au bien,jl« gl(ent le remède qu'ils voulaient rendre plus énergique. En effet,l'observation |a plus vqigatre mpnlro que si on pous présente un acte de

probité, accompli par une âme courageuse, sans l'espérance d'aucunavantage (Uni ce monde ou dans l'autre, et cela malgré les plus fortestentations de la misère, malgré les séductions de la fortune, cet actelaisse bien loin derrière lui et fait pâlir toute action de même nature à

laquelle aurait concouru, pour si peu que ce fut, un mobile étranger,

Ju'elleélève l'éme et lui inspire le désir d'imiter un tel exemple. Même

es enfants, d'âge moyen, éprouvent ce sentiment, et on ne devrait jamaisleur exposer leurs devoirs d'une autre manière (N. de K.).

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DEUXIÈMESECTIQN, S?

celte pureté de leur origine qui les rend dignes denous servir de principes pratiques suprêmes; qu'on ne

peut y ajouter aucun élément empirique sans diminuerd'autant leur pure influence et la valour absolue desactions; qu'il est non seulement do la plus impérieusenécessité au point do vue théorique et en ce qui con-cerne la pur© spéculation, mais aussi do la plus grandeimportanco pratique de puiser ces concepts et ces loisdans la raison pure, de les présenter purs et sans

mélange et môme de déterminer exactement Jedomaine de cette connaissance pratique rationnelle oupure, c'est-à-dire le pouvoir de la raison pure pratique,On no devra pas ici, commo la philosophie spéculativelo permet et quelquofpis la trouve nécessaire, fairedépendre los principes de la nature particulière del'homme; mais les lois morales.devant être viablespour tout être raisonnable, c'est du concept universeld'un être raisonnable en général, qu'il fautle3 déduireiDe cetlo manièro la Morale, qui, dans son applicationà l'humanité, a besoin do l'Anthropologie, sera d'abord

exposée indépendamment de cette science, comme unepuro philosophie, c'est-à-dire comme une métaphy-sique * et cela d'une manière complète (co que l'onpeut certainement fairo dans ce genre de connaissancetout à fait abstraite). Il faut bien savoir qu'à moins deposséder cette science, non seulement on essaiera vawncmcnt do déterminer, avec une ©xactiturlo suffisantepour lo jugement spéculatif, les éléments moraux con-tenus dans tous les actes conformes au devoir, maisque do plus on sera tout à fait incapable dans l'usagepratique ordinaire, surtout si l'on donne un enseigne-ment moral, de fonder la moralité sur ses véritables

i. Tout ce passage explique lesens que Kant donne à l'expressionMHaphystque des moeurs. LaMétophytique des moeurs, dont il

expose ici les fondements, doit êtrela K'iencc des concepts moraux entant qu'ils peuvent être déterminéspurement a priori.

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40 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

principes et par là de créer dos intentions vraimentmorales et de les implanter dans les coeurs pour le

plus grand bien du mondo.Pour nous élovor par une gradation naturelle, dans

co travail, non seulement du jugement moral populaire(très respectablo d'ailleurs) au jugement philosophiquecommo cela a été fait ailleurs, mais encore d'uno phi-losophio populaire qui s'arrête dès qu'elle n© peut plusavancer en tâtonnant (au moyen d'exemples) jusqu'à la

Métaphysiquo (qui no so laisse arrêter par rien d'empi-riquo et qui, dovan t mesurer tout le domaine de cetteconnaissance rationnelle, s'élève en tout cas jusqu'à la

région des idées, là où les exemples même nous aban-

donnent), il nous faut poursuivro l'élude do la. faculté

pratiquo do la raison, en partant do ses règles univer-selles de détermination, jusqu'au point où jaillit do sonsein lo concept du devoir et en faire une claire descrip-tion.

Touto chose dans la naturo agit suivant des lois.Seul un être raisonnablo a le pouvoir d'agir d'après la

représentation dos iois, c'est-à-diro d'après dos prin-cipes, seul il a uno volonté. Commo pour dériver lesactions des lois, la raison est nécessaire, la volontén'ost autre chose quo la raison pratique Quand la rai-son chez un être détermine la volonté d'une manière

infailliblo, les actions do cetêtre auxquelles on reconnaîtuno nécessité objectivo ont également uno nécessite

subjectivo, autrement dit la volonté, chez cet être, ne

peut plus choisir que cela seulement quo la raison,affranchio do la tendance, reconnaît comme pratiquementnécessaire, c'est-à-diro commo bon. Si la raison à elleseule no suffit pas à déterminer la volonté, si cettevolonlé reste soumise à de3 conditions subjectives (à cer-tains mobiles) qui ne concordent pas toujours avec celles

qui sont objectives, en un mot, si en soi elle n'est pasabsolument conformo à la raison (co qui est lo cas chez

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DEUXIÈME SECTION. il

l'homme), alors les actions, reconnues objectivementnécessaires, sont subjectivement contingentes et ladétermination d'un© telle volonté conformément auxlois objectives est une contrainte ; c'est-à-diro que le

rapport des lois objectives à une volonté qui n'est pasabsolument bonne nous apparaît commo la détermina-lion do la volonté d'un être raisonnable qui obéit sansdoute à des principes rationnels mais qui, par sa

naturo, ne s'y conformo pas nécessairement.La représentation d'un principe objectif comme con-

traignant la volonté s'appelle un Impératif.Tous les impératifs s'expriment par le verbe devoir;

ils marquent ainsi 1© rapport d'une loi objective de laraison à une volonté qui dans sa nature subjective n'est

pa3 nécessairement déterminée par cette loi (une con-

trainte). Ils disent qu'il serait bon d'accomplir uneaction ou d'y renoncer, mais ils le disent à une volonté

qui n'agit pas toujours pour cette seule raison qu'ellese représente une action commo bonne à accomplir.Or, cela seul est pratiquement bon qui détermine lavolonté par lo moyen des représentations de la raison,c'est-à-dire non par des causes subjectives mais d'unemanière objective, par des principes valables pourtout être raisonnable en tant que raisonnable. Le biense distinguo de l'agréable, car l'agréable n'influe surla volonté quo par lo moyen de la sensation, en vertudo causes purement subjectives, qui n'ont de valeur quopour la sensibilité de tel ou tel, et ne ressemblent enrien au principe de la raison qui ost valable pour tous*.

'On appelle inclination la faculté de désirer, en tant qu'elle dépend

des sensations; l'inclination est par conséquent toujours la preuve d'unbesoin. On appelle intérêt la dépendance d'une volonté qui se détermined'une manière contingente par rapport à les principes rationnels. Cetintérêt ne se trouve par conséquent que dans une volonté dépendantequi n'est pas par elle-même toujours conforme à la raison; on ne peutcoucevoir dans la volonté divine aucun intérêt. Mais la volonté humaineelle-même peut prendre un intérêt à quelque chose sans agir pour cela

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{r FONDEMENTS DE. LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

Une volonté parfaitement bonne serait donc, aussibien qu'une volonté imparfaite, spumiso aux lois objec-tives (du bien), mais on ne pourrait so la représentercomme contrainte h agir conformément à ces lois,parc© qu'en vertu de sa nature subjective, elle sedéterminerait d'elle-même, d'après la seulo idée du bien,C'est pourquoi il n'y a pas d'impératifs qui s'appliquentà. la volonté divine ni en général à aucune volontésainte. L© mot devoir ne convient plus ici parce quela 'olontê, par elle-même, est déjà nécessairementconforme à la lpi. Aussi les impératifs sont-ils de sim-ples formules qui expriment le rapport des lois de lavolonté en général avec rimporfection subjective de lavolonté de tel ou tel être raisonnable, par exemple devolonté humaine 1.

Tous les impératifs ordonnent d'uno manière oubien hypothétique ou bien catégorique «, Les impératifs

par intérêt. D'u.. côté il s'agit de l'intérêt pratique que l'on prend à

l'action, de l'autre il s'agit de l'intérêt pathologique qqe l'on prend à

l'objet de l'action, La volonté apparaît comme dépendante dans le pre-mier cas des principes de la raison considérée en elle-même, dans lesecond des principes de la raison considérée comme l'esclave de l'incli-

nation; en effet, la raison ne fait, dans ce second cas, que nous donnerUne règle pratique pour satisfaire le besoin de l'inclination. Ici c'estJ'aclion qui m'intéresse, là c'est l'objet de l'action (en tant qu'il m'est

agréable). Nous avons vu dans la première section, que dans une actionfaite par devoir il ne faut pas envisager l'Intérêt qui peut s'attacher à

l'objet, mais seulement l'action elle-même et son principe rationnel(sa loi) (N. de K.).

1. Kant veut dire qu'il n'y a d'im-

pératif catégorique que pour unevolonté qui reste sujette à l'influencede mobiles subjectifs. Une volontésainte, c'est-à-dire affranchie detoute tendance naturelle, se confor-merait d'elle-même à la loi, sanshésitation et sans effort ; il n'y auraitdonc pas d'impératif, c'est-à-dire dedevoir, pour «lie. On peut rappro-

cher cette idée de celle de Mill et deSpencer qui, bien que se plaçant àun point de vue tout différent decelui de Kant, ont pensé que le de-voir était une notion transitoire, quis'efface à mesure que la volontédevient meilleure. Voir Spancer,^/or0két,o(t<n'onni'«i'e,ch.vi!,p.iio.

2. Sur la distinction des deuxImpératifs, voir 1Introduction,

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DEUXIÈME 8ECT1QN. 45

hypothétiques expriment la nécessité pratique d'un©action possible comme moyen pour obtenir quelqueautre chose que l'on désir© (ou qu'il est possible quel'on désira). L'impératif catégorique serait celui quinous représenterait une action comme objectivement"nécessaire en tdle-mème, indépendamment de touteautre fin.

Comme toute loi pratiquerons représente une action

possible comme bonne et par suite comme nécessairepour un sujet capable d'agir par raison, tous les impé-ratifs sont des formules déterminant l'action qui estnécessaire d'après le principe d'une voloptô bonno en

quelque façon. Dans lo cas où l'action ne serait bonne

que comme moyen pour quelque autre chose l'impé-ratif serait hypothétique. Si elle nous est représentéecomme bonne en elle-même et comme devant être le

principe nécessaire d'une volonté confornie en elle-même à la raison, alors l'impératif est catégorique.

L'impératif me dit par conséquent quelle est celle demes actions possibles qui serait bonne; il représentela loi pratique dans son rapport avec une volonté quin'accomplit pas immédiatement une action pour cetteseule raison qu'elle est bonne, soit que le sujet nesache pas toujours qu'elle est bonne, soit que le sachantil ait des maximes opposées aux principes objectifs dela raisort pratique

L'impératif hypothétique dit seulement qu'une actionest bonne en vue de quelque fin possible ou réelle.C'est un principe pratique problématique dans le pre-mier cas, assertorlque dans le second. L'impératif caté-

gorique qui déclare une action objectivement nécessaireen elle même, indépendamment de tout© intention etde toute fin étrangère, quelle qu'elle soit, à la valeurd'un principe pratique apodiotique 1.

i, Possible ou réelle : J*Dans le |cas où vous désireriez atteindre |

telle fin, ce qui est possible, em-ployé» tel moyeni ** vous désires,

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44 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

On peut concevoir que ce qui ne peut être réalisé

que par los forces d'un être raisonnable, puisse devenirune fin pour uno volonté quelconque et c'est pourquoiles principes qui nous représentent une action commenécessaire pour réaliser une fin qu'il est possibled'atteindre par leur moyen, sont dans le fait infinimentnombreux. Toutes les sciences ont une partie pratiquequi «^compose de propositions établissant que telle outelle fin est possible pour nous et d'impératils indiquantla manière de les atteindre. Ces impératifs peuventétreappelésen général impératifs do l'habileté. Il n'est

pas question de savoir si le but en question est raison-nable et bon, mais de déterminer ce quo l'on doit faire

pour l'atteindre. Les principes que suit le médecin

pour guérir radicalement son homme et ceux que suitun empoisonneur pour le tuer sûrement sont d'égalevaleur en co sens qu'ils leur servent également à réa-liser complètement leur projet. Comme nous ne savons

pas dans la première jeunesse quelles sont les fins quenous pourrons avoir à poursuivre plus tard, nos parentsso préoccupent avant tout de nous faire apprendrependant notre enfance beaucoup de choses et prennentsoin do nous faire acquérir do l'habileté, à nous servirdes moyens nécessaires pour atteindre toute espèce defins. Ils ne peuvent savoir sûrement si leurs enfantsauront jamais à se proposer aucune de ces fins, maisil est possible que cela arrive; et ce souci est si grand

en fait, atteindre cette fin, alors

prenez tel moyen. Le jugement pro-blématique a pour formule S peutêtre P, le Jugement assertorlque SeU P (en fait), le jugement apodic-tique S est nécessairement P.L'impératif de l'habileté, dont Kantva parter, correspond au jugementproblématique : Il est possible qu'unhomme poursuive une ceitaine fin;B'il la poursuit, il devra recourir àtel moyen. L'impératif de la pru-

dence (seconde formé de l'impératifhypothétique) s'exprime dans un

jugement assertorlque : En fait tousles hommes veulent atteindre lebonheur: pour réaliser le bonheur,il faut s'y prendre de telle façon.Enfin, l'impératif catégorique setraduit dans un jugement apodlc-tlque. Il est nécessaire, en effet,d'accomplir telle action, pour cette

simple raison que le Devoli lacommande.*

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". DEUXIÈME SECTION. 48

qu'il leur fait d'ordinaire négliger le soin de former etdo rectifier lo jugement de leurs enfants sur la valeurdes choses qu'ils pourront se proposer pour fins.

Il y a pourtant une fin dont on peut supposer quetous les êtres raisonnables la poursuivent réellement,(en tant qu'ils subissent des impératifs comme êtres

dépendants), une fin dont il ne faut pas dire qu'ilspeuvent seulement so la proposer, mais qu'ils se la

proposent tous par une sorte de nécessité de la nature,cette fin c'est le bonheur. L'impératif hypothétique quinous représente la nécessité pratique d'une actioncomme moyen pour acquérir le bonheur est asserto-

rique. On ne doit pas présenter cet impératif commenécessaire seulement pour un but incertain et simple-ment possible, mais pour un but que l'on peut supposeravec certitude et a priori chez tous les hommes, parcequ'il convient à leur nature. On peut donnera l'habiletédans le choix des moyens propres à nous assurer la

plus grande somme possible de bien-être, le nom de

Prudence*, dans le sens le plus étroit du mot. Ainsi

l'impératif qui se rapporte au choix des moyens pourdevenir personnellement heureux, c'est-à-dire le pré-cepte de la prudence est toujours hypothétique. L'acten'est pas ordonné d'une manière absolue, mais seule-ment comme moyen en vue d'une autre fin.

Enfin il y a un impératif qui nous ordonne immé-diatement une certaine conduite, sans lui donner commecondition une autre fin que cette conduite permettrait

*Le mot prudence est pris dans deux sens différents : tantôt il désigne

la prudence dans nos rapports avec le monde, tantôt la prudence per-sonnelle. La première est l'habileté d'un homme à exercer de l'influencesur les autres, de manière à se servir d'eux pour ses fins. La seconde estle talent de réunir toutes ces fins en vue d'obtenir un avantage personneldurable. C'est & cette dernière forme de prudence qu'il faut ramener ce

qui fait la valeur de la première; et de celui qui se montrerait prudentdans te premier sens, mais non dans le second, on pourrait dire qu'il «il

avisé, est rusé, mais qu'en somme 11n'est pas prudent (N. de K.).

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46 FONDEMENTS DÉ LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

d'atteindre. Cet Impératif est catégorique. Il no serapporte pas à la matière de l'acte â ce qui peut enrésulter, mais à la forme, atl principe dont il résulte;et co qu'il y a dans cet acte d'essentiellement bonconsiste dans l'intention, quel que puisse être le ré-sultat. Cet impératif peut être appelé l'impératif de lamoralité.

La manière différente dont la Volonté est' Contraintedans ces trois cas permet de distinguer nettement lesvolitions qui suivent ces trois sortes dé principes. Pourrendre cetto différence sensible, jo crolâ que Ton pour-rait, en prenant ces principes dans l'ordre où nous lesavons présentés, les appeler : les premiers, règles del'habileté, les seconds, Conseils de la prudence et lestroisièmes, ordres (lois) de la moralité. Car seule l'idéedo loi implique l'idée d'une nécessité inconditionnelle,objective et par suite universelle; et des ordrëâ sontdes lois auxquelles il faut obéir» c'est-à-dire que l'ondoit suivre, même en dépit dé l'inclination. Le motconseil indique, il est vrai, une nécessité, mais unenécessité qui n'est réelle que sous des conditions sub-

jectives et contingentes, êuivant que tel homme cohsi-.dêre telle ou telle chose comme un élément de sonbonheur; au Contraire l'impératif catégorique n'estlimité par aucune condition et, comme il est absolu-ment, quoique pratiquement, nécessaire, il peut à bondroit être appelé un ordre On pourrait encore nommerles impératifs du premier genre techniques (s© rappor-tant à l'art), ceux du second pragmatiques* (se rap-

* Il me Sembleque le sens propre du mot pragmatiquepeut être trèsexactement déterminé par tes considérations suivantes. On appellepragmatiques les saricllons qui ne dérivent pas, à proprement parler,comme des lots nécessairesdu droit des étals, mais résultent seulementdu souci du bien-être général. L'histoire est traitée su point de vuepragmatique quand elle nous rend prudent, c'est-à-dire quand elleenseigneaux hommesle moyeu d'assurer leurs Intérêts Mieux, ou toutsu moins aussi bien que le» générationsdisparues.(N. de K.)

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DEUXIÈME SECTION, 47

portant au bien-être), et ceux du troisième, moraux (tt

rapportant à la conduite libre eh général, c'est-à-direaux moeurs).

Maintenant se pose la question suivante t Commenttous ces impératifs sont-ils possibles? Là question n'est

pas de savoir comment on peut se figurer l'accom-

plissement de l'action ordonnée par l'impératif maisseulement comment on peut concevoir la contraint© dela volonté qu'il exprime daiis là tâche qu'il propose.Il n'est besoin d'aucune recherché particulière pourexpliquer la possibilité de l'impératif de l'habileté.

Quiconque Ycùt la fin, veut aussi (si la raison exerceune influence décisive sur sa conduite) le3 moyensindispensables, nécessaires, qui sont en son pouvoir.Cette proposition, en ce qui concerne la volition, est

analytique 1, car dans la volition d'un objet qui est'l'effet de mon activité, est déjà contenue ma causalitécomme causalité d'uno force agissante, c'est-à-dire l'em-

ploi des moyens et l'impératif dégage de l'idée do lavolition d'une fin, l'idée des actions nécessaires pouréteindre cetto fin. (Il ost vrai quo pour déterminer les•:i««vens d'arriver à un but proposé, il faut recourir à' < propositions synthétiques, lesquelles d'ailleurs so

rapportent non au principe, à l'acte même delà volonté,mais à l'objet à réaliser)* Quo pour partager, d'aprèsun principe certain, un© ligne en deux parties égales,je doive des deux extrémités de cette ligne décrire deux

1. Une proposition est analy-tique quand le prédicat est contenuvirtuellement dans la compréhen-sion du sujet, de sorte qu'on peutl'en tirer par analyse. La propo-sition « qui veut (a fin veut lesmoyens » est analytique, parce quel'attribut « veut les moyens » estimplicitement compris dans le sujet« qui veut la fin*. Mais on ne peutpas.au moyen d'uno analyse, décou-vrir que tel moyen est nécessaire

pour atteindre telle fin, parce qu'ilne suffit pas d'analyser l'idée defa fin pour y apercevoir le moyenconvenable pour la réaliser. Cestpour ceh que les propositions quiaffirment qu'il faut prendre telmoyen pour arriver à telle fin sontsynthétiques. Une proposition syn-thétique est une proposition danslaquelle l'attribut ne peut pas êtretiré par analyse de la notion dusujet.

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48 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

arcs de cercle qui se coupent, c'est ce que les mathé-

matiques m'enseignent au moyen de propositions syn-thétiques. Mais que, sachant que ce procédé est le seul

moyen d'obtenir l'effet proposé, et ayant la fermevolonté d'obtenir cet effet, je veuille aussi lo procédéindispensable pour y réussit 'est bien là uno propo-sition analytique. Car me repi -ù.ïonter une chose commoun effet que jo peux réaliser d'une certaine manièro etme représenter moi-même commo agissant de cetto

manière, c'est tout un.S'il était aussi facile de donner une idée déterminée

du bonheur, les impératifs de la prudence se confon-draient absolument avec ceux de l'habileté 1, et seraientcomme eux analytiques. En effet, on pourrait dire, icicomme tout à l'heure : Qui veut la fin veut aussi

(nécessairement, s'il est raisonnable) les seuls moyensqui soient en son pouvoir pour y atteindre. Malheu-reusement le concept du bonheur est si indéterminé

qu'en dépit du désir que nous avons tous d'être heu-

reux, personne ne peut dire avec précision et sans socontredire co qu'il désire, à proprement parler, et ce

qu'il veut. La raison en est que tous les éléments du

concept du bonheur sont empiriques, c'est-à-dire qu'ilsdoivent être empruntés à l'expérience et que pourtantlo concept du bonheur implique l'idée d'un tout absolu,d'un maximum de bien-être pour le présent et pourl'avenir entier. Or, il est impossible qu'un être fini, si

perspicaco et en même temps si puissant qu'on le sup-pose, se fasse une idée exacte de ce que comporte un

pareil voeu : Est-ce la richesse qu'il veut? mais que de

soucis, d'envie, d'embûches ne risque-t-il pas d'attirer

1. La distinction des deux formesde l'impératif hypothétique vient dece qu'il n'y a pas de règles sûres

pour atteindre au bonheur, commeil y en a, par exemple, pour guérirune maladie ou construire une mai-

son. La volonté de réaliser le bon-heur ne contient donc pas en elle-même la volonté d'appliquer telleou telle règle. On ne peut donner àl'homme qui désire ètreheureuxqu*des conseils généraux de prudence.

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DEUXIÈME SECTION. 49

sur lui? Est-ce un savoir étendu et de la pénétration?Mais il n'y gagnera peut-être qu'une vision plus aigui-sée de la réalité, qui lui représentera, sous des cou-leurs d'autant plus effrayantes, des maux encore cachésà ses yeux, mais pourtant inévitables, ou qui rendra

plus exigeants encore des désirs qui lui donnent déjàassez à faire. Veut-il une longue vie? mais qui lui

garantit que cette vie ne sera pas une longue souf-france? Veut-il au moins la santé? mais combien défois n'arrive-t-il pas que la faiblesse physique nous

préserve des excès dans lesquels une santé parfaitenous eût fait tomber I Bref, personne n'est capable de

déterminer, en partant d'un principe et avec une par-faite certitude, co qui peut le rendre vraiment heureux;il faudrait pour cela une science infinie. Il n'y a donc

pas de principes certains que l'on puisse suivre poursorendre heureux, il n'y a que des conseils empiriquescomme, par exemple, de se mettre au régime, d'être

économe, poli, réservé, etc., toutes choses dont l'expé-rience nous apprend que c© sont, tout compte fait, lesmeilleurs moyens pour s'assurer le bien-être. Il résuit©de là qu'à vrai dire les impératifs d© la prudenco ne

peuvent pas ordonner, c'est-à-dire nous représenterd'une manière objective des actions comme pratique-ment nécessaires. Il faut y voir des conseils (consilia)plutôt que des commandements (prêecepta) de la rai-son. C'est un problème parfaitement insoluble que dedéterminer avec sûreté et d'une manièro générale laconduite capable d'assurer le bonheur à un être rai-

sonnable; il n'y a donc pas, à l'égard d'une telle con-

duite, d'impératif qui puisse ordonner, au sens strictdu mot, de faire ce qui rend heureux, parce que lebonheur est un idéal, non pas de la raison, mais de

l'imagination et qu'il repose sur des principes pure-ment empiriques, dont on ne peut attendre qu'ilsdéterminent la induite nécessaire pour réaliser la

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80 FONDEMENTS' PE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

totalité d'une série do conséquences en fait infinie.Mais cet impératif de la prudence, si on admettait la

possibilité de déterminer exactement les moyens du

bonheur, sorait un principe pratique analytique. Il nodiffère en effet de l'impératif de l'habileté que sur un

point, c'est que dans, celui-ci le but est seulement pos-sible, tandis que dans celui-là 11 est donné commeréel. Mais comme les deux impératifs ordonnent seule-ment les moyens à prendre pour atteindre un résultat

quo l'on suppose ôtro voulu comme fin, l'impératifqui commando à celui qui veut la fin de vouloir les

moyens, est dans los deux cas analytique. Il n'y a doncaucune difficulté en ce qui concerne la possibilité d'un

impératif do co genre.En reyanclio, la question de savoir comment l'im-

pératif de la moralité est possible, est indubitablementla soûle qui réclame une solution'. En effet, cet impé-ratif n'élant pas hypothétique, la nécessité objectivequ'il nous présente ne peut s'appuyer sur auoune

supposition, comme il arrive pour les impératifs hypo-thétiques. H faut bien considérer ici que l'on ne peutdémontrer par aucun exemple, c'est-à-dire par aucune

expérience» qu'il y ait nulle part au monde un impé-ratif de co gcnro; il no faut pas, on effet, perdre devue que tousceux qui paraissent catégoriques, peuventôtro des impératifs, hypothétiques déguisés, par

exemple soit le précepte : Tu no dois pas fairo de

promesso trompeuse, admettons que la nécessité decetto défense né se réduise pas à un simple conseil à

suivre pour éviter quelque autre mal, comme si Tondisait t Tu ne dois pas faire de promesses trompeusesafin de ne pas perdre ton crédit si ta déloyauté est dé-

voilée; admettons qu'une action de ce genre doiyo être

i, Kant, se pose la question sui-vante : L'impératif catégorique n'estpis un fait que l'on puisse établir

par l'expérience (comme c'est unfait, par exemple, que tout le mopdeveut être heureux . Comment donc

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. DEUXIÈME SECTIQN, Si

considérée comme mauvaise en elle-même et que l'im*pératif do te défense soit catégorique; je prétends quel'on ne pourra cependant trouver aucun exemple quiprouve avec certitude que, dans ce cas, la volonté estdéterminée par la loi et n'obéit à aucun autre mobile,quoiqu'il semble en être ainsi. Car il est toujours pos-sible que la craint© d'avoir à rougir de sa conduite,peut être aussi quelque sourde appréhension d'autresdangers, aient secrètement influé sur la volonté, Com-ment démontrer par expérience la non existence d'unecause,'puisque l'expérience nous apprend seulementque nous n© la percevons pas?Dans ce cas le soi-disantimpératif moral, qui, comme tel, paraît catégorique etinconditionnel, no serait plus en fait qu'un préceptepragmatique, attirant notre attention sur nos intérêtset nous enseignant à les prendre en considération.

Nous aurons donp à rechercher purement a prioricomment peut être possible un impératif catégorique,puisque nous n'avons pas ici l'avantage de trouver cetimpératif réalisé dans l'expérience, de telle sorte quenous n'ayons à en rechercher la possibilité que pourl'expliquer et non pour l'établir 1. En attendant remar-quons bien, provisoirement, que seul l'impératif caté-gorique a le caractère d'une loi pratique, tandis quetous les autres impératifs ensemble peuvent bien êtreappelés des principes, mais non des lois de la volonté;on effet co qu'il est nécessaire de faire uniquement envu©d'atteindre un but quelconque qui m'agrée, peutêtre considéré en soi comme contingent, car npus pou-vons toujours nous affranchir du précepte en renonçantà la fin; au contraire, l'ordre inconditionnel ne laisse

établir qu'un tel impératif est réel?Evidemment cest a priori qu'ilfaut procéder.

1. L'impératif n'étant pas un faitil faut l'établir en partant de ijdé*

que nous en avons 4 priori.$'il était donné dans l'expérience,nous nous servirions seulement decette Idée pour en expliquer |t na-ture,

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t>! FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

en aucune façon à la volonté la liberté de choisir à son

gré le contraire de ce qu'il commande; seul donc il

implique cette nécessité que nous cherchons dans uneloi.

En second lieu, 1©principe de la difficulté que sou-lève cet impératif catégorique ou loi de la moralité (ladifficulté d'en apercevoir la possibilité) est très grave.Il constitue, en effet, une proposition pratique synthé-tique apriori* 1; or la difficulté que nous avons trouvéeà expliquer la possibilité des propositions de ce genredans la connaissance théorique peut nous faire prévoirqu'en matière pratique notre tâche ne sera pas beau-

coup plus facilePour remplir cette tâche, nous allons chercher d'abord

si par hasard le simple concept d'impératif catégoriquen'en donnerait pas aussi la formule, formule contenantla proposition qui peut seule être un impératif caté-

gorique; car le problème de la possibilité d'un pareilordre absolu exigera do nous un effort tout particulieret difficile que nous remettrons à la dernière sectionde cet ouvrage».

* Sans supposer aueune condition venant de quelque inclination, jerelie l'acte à la volonté, a priori, par conséquent d'une manière néces-saire (mais objectivement, c'est-à-dire en partant de l'idée d'une raison

qui exercerait un empire absolu sur tous tes mobiles subjectifs). C'estbien là une proposition pratique, qui ne déduit pas analyliquement tavolition d'un acte d'une autre volition déjà supposée (car nous n'avons

pas une volonté si parfaite), mais qui l'unit immédiatement à l'idée de lavolonté d'un être raisonnable, comme quelque chose qui n'y est pas con-tenu (N. de K.).

4. L'impératif catégorique estune proposition synthétique apriori, c est-à-dire une propositionnécessaire et dans laquelle pour-tant le prédicat ne peut être dégagépar analyse de la notion du sujet.Ainsi : la volonté d'un être raison-nable voudra être sincère. Il est né-cessaire que l'être raisonnable soit

sincère, et pourtant la sincérité n'estpas impliquée dans l'idée de volontéraisonnable, pas plus que l'idée decause n'est impliquée dans celle dephénomène, et cest pourquoi hproposition nécessaire : tout phé-nomène à une cause, est synthé-tique.

3. Kant, tu lieu de répondre tout

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DEUXIEME SECTION. 53

Quand je conçois en général un impératif hypothé-tique, je no sais pas d'avance ce qu'il pourra contenir,je ne le sais que lorsque la condition m'est donnée*.Au contraire, dès que je conçois un impératif catégo-rique je sais- aussitôt ce tj\i'il contient. Car l'impératifne contenant outre la loi que la nécessité do la maxime*,à savoir de se conformer à celte loi, et cette loi n'étantsubordonnée à aucune condition qui la détermine, ilne reste plus que l'universalité d'une loi en général àlaquelle la maxime de l'action doive être conformo etc'est cette conformité, à vrai dire que*, l'impératif nousreprésente comme nécessaire.

11n'y a donc qu'un impératif catégorique et en voicila formule : Agis toujours d'après une maxime telleque lu puisses vouloir en même temps qu'elle de-vienne une loi universelle.

Si maintenant de cet impératif unique nous pouvonsdéduire, comme de leur principe, tous les impératifsdu devoir, bien que nous laissions provisoirement sansréponse la question de savoir si ce que l'on appelledevoir n'est pas un concept vide, au moins pouvons-nous expliquer ce que nous pensons par ce concept etce qu'il veut dire.

*La maxime est le principe subjectif de l'action ; elle doit être distin-

guée du principe objectif, à savoir de la loi pratique. La maxime exprimela règle pratique qui détermine la raison conformément aux conditionsdu sujet (souvent conformément à son Ignorance ou à ses Inclinations);c'est donc le principe d'après lequel le sujet agit; la loi, au contraire,est le principe objectif valable pour tout être raisonnable, principe d'aprèslequel il doit agir, c'est-à-dire un impératif (N. de K.).

de suite à l'embarrassante questionqu'il vient de poser, va d'abord dé-

velopper le concept d'Impératif ca-tégorique et chercher les formulesdans lesquelles cet impératif, s'ilexiste, doit nécessairement s'expri-mer.

1. Par exemple, quand je sais

que vous désirez la santé, je vouscommande la tempérance.

3. Le texte porte : vielche ge-m&sshett allein den Imperaliv alsnothwendig vorslelU. Le senssemble exiger der au Heu de den :C'est cette conformité quel'impératifnous représente comme nécessaire.

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81 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

S'il est vrai que l'universalité de la loi suivant laquellecertains effets so produisent conslitue co que l'onappelle proprement la Nature, dans le sens lo plusgénéral de ce mot (quant à laforfne), o'cst-à-direlaréalitôextérieure, en tant qu'elle est déterminée par des loisuniverselles, peuUôtro pourrait-on aussi exprimerl'impératif universel du devoir ainsi qu'il suit i Agiscomme si ta maxime de ton action devait, par tavolonté, être érigée en loi universelle de la nature*.

Nous allons maintenant prendre pour exemplesquoique* doYoirsen suivant la classification habituelle endevoirs envers soi-même et ohvers les autres hommes,on devoirs parfaits ot devoirs Imparfaits**.

1. Un homme, à la suite d'une série de malheurs qui

' On remarquera Ici que je me réserve absolument de classer lesdevoirs dénS une future Métaphysique des moeUrs, et que je n'adopteIci cette division que parce qu'elle est commode (pour classer mes

exemples). D'ailleurs j'entends ici, par devoir parfait, celui qui n'admetaucune exception en faveur de l'inclination, et j'obtiens ainsi des devoirs

partaili non seulement extérieurs mais intérieurs, ce qui est contraire àlà terminologie acceptée dans les écoles; mais je n'ai pas ici l'intentionde justifier cette conséquence, car 11est indifférent pour le but que je me

propose qu'on y souscrive ou non 9(N. de K.).

4. Kant appelle Nature, dans laCritique de ta Raison pure, un

système de choses obéissant à deslois universelles et nécessaires. Cemot ne s'applique pas seulement auIrlande physique, il peut aussi s'ap-pliquer a un inonde sUpra-Sëhsible,au monde des purs noumènes. Lapenséo de Kant est que la loi mo-rale h'ést autre chose que la loi desvolontés nouméflâles, c'est-à-direde la nature Intelligible, mais ilcroit que cette loi peut être enmime temps ls loi des volontésphénoménales et du monde sensible(cf. Crftf<3u« de la Raison pra-tique. Déduction des principes

de la raison pure pratique, Barni,p. IS4 Picavet p. fi).

i. Les devoirs parfaits Sont lesdevoirs de stricto justice, devoirsnettement déterminés, sans excep-tions et exigibles. Lès devoirs tm-pârfa.is sont des devoirs Indéter-minés, n'ayant pas le caractère destricte rigueur des premiers. Danslés quatre exemples qu'il va donner.Kant se propose de montrer qu'unemaxime Immorale he peut être éri-gée en loi universelle de la naturesans se contredire.

3. Dans la Métaphysique desmoeurs, Kant classe les devoirs dela manière suivante : i1 Veiôiis de

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DEUXIÈME SECTION* &S

l'ont réduit ait désespoir, n'éprouve plus que dû dégoûtpour là vie, mais il est encore assez maître de sa rai-»son pour se demander s'il peut, sans manquer à sesdevoirs envers lui-même, attenter à ses jours. 11cherchéalors si la maxime de son action peut devenir Une loiuniverselle do la nature. Sa maxime est la Suivante lJ'admets en principe, par amour pour moi-même, que,si la vie, en se prolongeant, me menace de plue dernaux

qu'elle h© m© promet de joies, je puis I abréger. Je

demande maintenant si ce principe de l'amour de sol

peut devenir une loi universelle de la nature. Mais jem'aperçois bien vit© qu'une nature dont la loi serait dedétruire la vie, en vertu de ce même sentiment dont

l'objet est précisément de nous exciter à la conserver,so contredirait elle-même et par suit© n'existerait pascomme nature- La maxime en question ne peut donoen aucune façon ôtro érigée en loi Universelle et parconséquent elle répugne absolument au principe su-

prême du devoir.

2. Un autre se voit réduit parle besoin à emprunterde l'argent ; il sait bien qu'il ne pourra pas le rendre,

droit, susceptibles de s'exprimerdans des lois (par exemple le respectde la vie et de la propriété d'autrui),et Devoirs de vertu, non suscepti-bles de s'exprimer dans des lois. Les

premiers sont des devoirs stricts,exigibles, donc parfaits, les secondsdes devoirs larges, laissant miecertaine latitude à notre initiative,non exigibles, ddnc imparfaits.

Les devoirs de vertu se rappor-tent à nous-mêmes ou aux autres.Nous devons travailler à nous per-fectionner (c'est-àrdire à développerles facultés qui font de nous despersonnes morales) et à rendre lesautres heureux, En effet, nous nedevons pas nous proposer le bon-heur comme fin personnelle, ce

serait retomber dans l'utilitarisme :d'autre part, ne pouvant pas perfec-tionner nossemblablcs, nous devonstâcher dé lèUf procurer leTionhëuh,en pensant que le bonheur est utiecondition favorable à leur perfec-tionnement.

Les devoirs personnels se divisenten devoirs de l'homme envers lui-même en tant qu'animal, c'ést-à-dlre être physique, et devoirs del'homme envers lui-même en tantque personne raisonnable.

Les devoirs envers nos sembla-bles se classent en devoirs d'amour

(par exemple être bienfaisant) etdevoirs de respect (par exemplene pas mépriser, calomnier, etc.,autrui).

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M FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

mais il voit bien aussi qu'on no lui on prêtera pas, s'ilno promet pas formellement do s'acquitter à uno époquedéterminée II est tenté do fairo cetlo promesso, mais ilost encoro assez consciencieux pour so demander s'il n'est

pasdéfonduot contraire au devoirdesotiror d'embarras

par un tel moyen. Supposons qu'il s'y décido, lamaximo do son action pourrait alors s'oxprimor ainsi :

quand jo crois avoir besoin d'argent, j'en emprunte et

jo promets de lo rendre, tout en sachant très bien quoje no le ferai jamais. Co principe de l'amour do soi oudo la convenanco porsonnello peut bien peut-être s'ac-corder avec mon bonheur futur, mais la question estde savoir si il est juste Jo convertis donc celte exigencede l'amour de soi en loi universcllo cl je poso la ques-tion suivante : qu'arriverait-il si ma maxime devenaituno loi universcllo?je vois aussitôt qu'elle no pourraitjamais prendro la valeur d'une loi universelle de lanature ot s'accorder avec elle-même; que, bien au con-traire, elle so contredirait nécessairement. Car l'univer-salité d'une loi qui permettrait à tout homme se

croyant dans le besoin de promettre n'importe quoi,avec l'intention de ne pas tenir sa promesse, rendrait

impossibles les promesses elles-mêmes et l'objet quel'on se propose d'atteindro par leur moyen; personneen effet no considérerait plus une promesse commetelle et l'on rirait de ces déclarations, comme d'unvain simulacre

3. Un troisième possède un talent naturel qui, cultivé,pourrait faire de lui un homme utile à tous les pointsde vue. Mais, so trouvant dans uno situation aisée, ilaime mieux se livrer au plaisir que de s'efforcerd'étendre et de perfectionner ses heureuses dispositionsnaturelles. Cependant il se demanda si sa maxime, àsavoir de négliger les facultés dont la nature l'a doué,s'accorde aussi bien avec ce que l'on nomme devoir,

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DEUXIÈME SECTION. 57

qu'avco sa tendance au plaisir. Il voit bien qu'à lavérité uno nature, qui aurait uno loi universelle de co

genre pourrait encore subsister, même si l'hommo,(comme certains indigènes des mers du Sud), laissait enfriche tous ses talonts ot se résignait à donner sa vie à

l'oisiveté, aux divertissements, à. la débauche, en unmot au plaisir; mais il ost impossible qu'il veuille quocelte maximo dovicnne une loi universelle de la nature,ni qu'cllo existe en nous à ce titre en vertu d'un ins-tinct naturel. En effet, en sa qualité d'être raisonnable,il veut nécessairement que toutes ses facultés atteignentleur plein développement parce qu'elles lui ont étédonnées et lui servent pour toutes sortes de fins

possibles.

Enfin un quatrième, dont les affaires sont prospères,voyant d'autres hommes aux prises avec de grandesdifficultés (et pouvant fort bien les aider) se dit : quem'importe après tout ? que chacun jouisse du bonheur

que lo ciel lui accorde ou qu'il peut lui-même se pro-curer, je ne lui en retirerai aucune parcelle, je ne l'en-vierai mémo pas. Mais quant à contribuer à son

bonheur, quant à le secourir dans le malheur, je nem'en soucio nullement. Supposons maintenant quocette manièro de penser devienne une loi universelledo la nature, l'espèce humaine subsisterait sans doutoet bien mieux, certes, que si chacun parlait de sym-pathie et do bienveillance, s'empressait même à l'oc-casion d'exercer ces vertus, mais en revanche ne sefaisait pas faute do tromper quand il le pourrait; dovendre les droits d'autrui ou de les violer. Mais quoi-qu'il soit possible qu'une loi de la nature conformeà cette maxime puisse subsister, on ne peut pourtantpas vouloir qu'un pareil principe ait partout la valeurd'une loi de la nature. Car une volonté qui voudraitune telle chose se contredirait elle-même : il peut en

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8* F0NDEMENT8 DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

effet so présenter bien dos circonstances où nous ayonsbesoin do l'affeclion ot do la sympathio dos autres etalors, en vertu do cetto mémo loi née do nolro volonté,nous nous enlèverions touto espôranco d'obtenir le se-cours quo nous désirerions pour nous-mêmes 1.

Voilà quelques-uns de nos nombreux dovoirs réelsou du moins considérés par nous commo tels; il estclair qu'on peut les ramener au principo quo nousavons posé. Il faut que nous puissions vouloir quetouto maximo do notre action devienne uno loi univer-scllo t Tel est lo éanoiî du jugement moral quo nousportons sur ello. Ilyades actions dont la nature est telleque leur maximo ne peut mémo pas êtro conçue sanscontradiction comme loi universelle de la naturo, bienloin quo l'on puisso vouloir qu'ello doive prendre untel caractère. Dans d'autres cas on ne so heurte pas,il est vrai, à cetto impossibilité interne, et pourtant ilest impossible de vouloir que la maxime des actes enquestion acquière l'Universalité d'une loi do la nature,parc© qu'un© telle volonté se contredirait elle-même.On voit facilement que lo premier genre d'actions estcontraire au devoir strict et étroit (dont on ne peut sedispenser), lo second au devoir large (méritoire). Ainsi

1. Dans les deux premiers exem-ples, la maxime universalisée se dé-truit immédiatement elle-même etne peut pas même être conçuecomme loi de la nature. Dans lesdeux derniers on pourrait à la ri-

Î'Ueurconcevoir une nature dont

a maxime égoïste universaliséeserait la loi, néanmoins la volontéraisonnable qui adopterait cette ma-xime aboutirait encore à se contre-dire. Dahs le premier cas en effet,elle voudrait Une chose qui l'empê-cherait d'atteindre son plein déve-loppement, elle se nierait donc enquelque sorte elle-même, Dans le se-cond, en refusantes s'Intéresser 'ux

malheureux, elle s'exposerait à neplus trouver chez les autres, en casde besoin, la pitié que l'on auraiten vain cherchée chez elle-même: orla volonté de l'être raisonnable nepeut pas, sans se contredire, vduloirune chose qui pourrait avoir unjour pour conséquence de rendreson propre développement difficile,sinon impossible. Kant dit dans laDoctrine de ta vertu (V partie dela Métaphysique des meurs) :i Je veux que chaeun soit bienveil-lant à moh égard, je dois donc êtrebienveillant pour chacun >. Cf.,Doctrine de ta' vertu, livre il,ch. i, Du devoir de bienfaisant*.

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DEUXIÈME SECTION. M

les exemples que nous avons pris montrent bien com-ment tous los devoirs, en co qui concerne la naturo do

l'obligation qu'ils nous imposent (et non l'objet de

l'action), appâtassent commo réductibles au seul prin-cipe que nous avons posé.

baisons bien attention à co qui passe en nous chaquofois quo nous manquons à un devoir; nous dêcou-.vnroii9 qu'en réalité nous no voulons pas quo notromaximo devienne uno loi universcllo, pareequo Celanous est impossibio; loin do là, nou3 prétendons que lecontrairo do cetlo maxime continue à passer pour une loi

univorsello, nous prenons seulement la liberté d'y faireune exception pour nous (ou pour cette fois seulement)en faveur do notro inclination. Par suite, si nous vou-lions considérer lès choses d'un seul et mémo point de

vue, je veux dire du point de vue de la raison, nous

apercevrions uhe contradiction dans notre proprevolonté : en effet nous vouions qu'un certain principesoit objectivement nécessaire comme loi universelle et

quo subjectivement il n'ait aucun© valeur universellemais souffre des exceptions. Mais, commo en réaliténous nous plaçons à deux points de vu© différents pourconsidérer un© seule et même action,d'un côté au pointde vue d'une volonté entièrement conforme à la raisonet de l'autre au point dé vu© d'un© volonté affectée parl'inclination, il n'y a pas ici de véritable contradiction,il n'y a qu'une opposition entre l'mclinatiori et les

préceptes de la raison (antagonismus), opposition parlaquelle l'universalité du principe (unitersalitas) s*©trahsforme en une simple généralité (generalitas) detelle manière que 1©principe pratique dé la raison etet la maxime doivent se rencontrer à moitié chemin *-.Or quoique c© compromis n© se justifie guère si nous

\ 4. La maxime attribue à la régi* Iune valeur, sinon universelle, aumoins générale, tout en donnant I

satisfaction à l'inclination égoïste,elle est done une Sorte de compro-mis entre l'inclination et le devoir.

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CO FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

voulons lo juger impartialement, il prouve seulementunochosoà savoir quo nous reconnaissons vraimontlavaleur do l'impératif calégoriquo, mais qu'en dépit du

respect quo nous professons pour lui, nous nous per-metton-» d'y fairo seulement quelques exceptions insi-

gnifiantes, à co qu'il nous semble, et que la nécessiténous impose.

Nous avons, sctnblc-t-il, au moins réussi à prouverque, si lo devoir est un concept ayant une significationet contenant uno véritable législation pour notro con-

duite, il no peut s'exprimer quo dans des impératifscatégoriques et nullement dans des impératifs hypothé-tiques; en mémo temps nous avons déterminé claire-

ment, et c'est un grand point, lo contenu de l'impé-ratif catégorique qui doit renfermer lo principo do tousles devoirs (s'il y a vraiment des devoirs), et cela pourtoutes ses applications. Mais nous no sommes pas par-venus à démontrer a priori qu'un tel impératif existe

réellement, qu'il y a uno loi pratique qui commande

par elle-même d'une manière absolue et indépendam-ment de tout mobile et quo l'observation de cetto loiest le devoir 1.

Si nous voulons arriver à ce but, il est de la plushaute importance d'être bien averti d'une chose, c'est

qu'il no faut pas songer à vouloir dériver la réalité dece principo de la constitution particulière delà iiaturehumaine. Car le devoir doit êtro-la nécessité pratique

1. Nous avons déjà expliqué lamarche de la démonstration deKant : S'il y a un devoir, ce nepeut être qu'un impératif catégo-rique, et s'il y a un impératif caté-gorique, ce ne peut être qu'une loiuniverselle. Mais y a-t-il vraimentun devoir, un impératif catégorique?Kant n'abordera de front cette ques-tion que dans la troisième section.Dans les pages qui suivent il varevenir sur celte idée que le prin-

cipe de la morale doit être absolu-ment pur de tout élément empi-rique; il-sera ainsi amené à sedemander quelle peut être la find'une volonté vraiment raisonnable,c'est-à-dire absolument dégagée detout motif empirique, et il décou-vrira que celte fin ne peut être quela volonté, c'est-à-dire la personneraisonnable elle-même. Ce sera ladeuxième formule de l'impératif ca-tégorique.

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sDEUXIEME SECTION. 61

Inconditionnée do l'action ; il doit donc être valable pourtous les êtres raisonnables (les seuls auxquels un impé-ratif puisse s'appliquer), Qlo'eslpourcela seulement qu'ilpeut être une loi pour toute volonté humaine; au con-traire tout co qui dérive do la constitution particulièrede l'humanité, de certains sentimonls ou penchants, ou

môme, en supposant que cola soit possible, d'une dis-

position particulière qui serait propre à la raisonhumaino et no s'appliquerait pas nécessairement à lavo'ontô do tout être raisonnable, tout cela peut biendonner lieu à uno maxime valable pour nous seuls,mais non à une loi ; à un principe subjectif que noussommes peut-être inclinés à suivre, mais non à un prin-cipe objectif d'après lequel nous sommes tenus d'agiren dépit de tous nos penchants, tendances et disposi-tions naturelles. Bien plus la sublimité, la dignitéintime du commandement du devoir éclate d'autant

plus que nous sommes moins aidés par les motifs sub-

jectifs, que nous sommes davantage contrariés par eux,sans qu'ils réussissent pourtant à affaiblir le moins dumonde la nécessité de la loi ni à rien enlever à savaleur.

La philosophie nous apparaît ici dans une fâcheusesituation : cherchant un point d'appui solide, elle ne

peut ni trouver dans le ciel un point où se suspendreni prendre pied sur la terre1.11 faut donc qu'elle mon-tre toute sa pureté en tirant d'elle-même ses propreslois au lieu de se faire le héraut de celles que lui

suggère un sens inné ou je ne sais quelle nature tuté-lai re; car toutes celles-ci ensemble, quoique valantsans doute mieux que rien, seraient incapables defournir des principes que puisse dicter la raison et aux-

quels leur origine purement a priori puisso assurer

i- Unerachtet er weder imRimmel, noch auf der Erde an ct-

was gehângt oder woran gestûtstvoira.

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61 FONDEMENTSDE LA MÉTAPHYSIQUEDE8 MOEURS.

cette autorité impérativo, par laquollo no demandantrien à l'inclination do l'homme, ils attendent tout dola puissanco suprême do la loi et du respect quo nouslui dovons et condamnent l'homme en cas contraire au

mépris et à l'horreur do lui-mêmeAinsi tout élément empirique ajouté au principo dr

la moralité n'est pas seulement inutile mais encore

dangereux pour la pureté des moeurs; car co qui faitla valeur louto particulière et inappréciable d'unovolonté absolument bonno, c'est justement l'indépen-dance du principo do l'action à l'égard do toutes lesinfluences des principes contingents quo l'expériencepeut fournir. On ne saurait trop ni trop souvent meltrel'homme en gardo contre cet abandon de soi-même,contro cetto bassesse do la pensée qui l'invito à cher-cher le principo do sa conduite parmi les motifs et leslois empiriques. Ca,' la raison humaino so reposevolontiers do ses fatigues sur cet oreiller ot, dans ses

rêves, trompée par do douces illusions, qui au lieu de

Junon, lui font embrasser un nuage, ello ftibstituo àla moralité uno sorte do monstro bâtard, composé demembres hétérogènes, qui ressemble à tout coquo l'onvoudra sauf à la vertu, pour celui-là du moins qui l'aune fois contemplée sous sa véritablo forme*.

La question qui se pose est donc la suivante t Est-ceuno loi nécessaire pour tous les êtres raisonnables de

juger toujours leurs actions d'après dos maximos telles

qu'ils puissent vouloir qu'ellos sorvent do lois univer-selles ? S'il existe uno telle loi, ello doit être liée (entiè-

1Contempler la vertu sous sa forme véritable, ce n'est pas autre chose

que se représenter la moralité pure de tout mélange d'éléments sensibles,et dépouillée de toute la vaine parure que peuvent lui prêter des récom-

penses et l'amour de soi. Combien alors elle obscurcit tout ce qui paraitsi charmant à l'inclination, c'est ce dont chacun pourra se rendre comptes'i 1 tssaie le moins du monde de sonder sa raison, et si cette raison n'a

pas perdu tout son pouvoir d'abstraction (N. de K.).

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DEUXIÈME SECTION. 63

romont a priori) au concept de la volonté d'un ôtroraisonnablo en général '. Mais pour découvrir ce lion,il faut bien, malgré qu'on en ait, faire un pas vors laMétaphysique, vers uno partie de la Métaphysique Hest vrai, qui est bien différente de la philosophio spé-culative, jo veux diro vers la Métaphysique desmoeurs*, Comme il s'agit maintenant d'uno philo-sophio praliquo dans laquollo nous n'avons pas à déter-miner les principes do co qui arrive mais les lois deco qui rfotV arriver, quand môme cela n'arriverait jamais,c'est-à-diro des lois pratiques objectives, nous n'avonspas besoin do nous mettre à chercher pourquoi unechose niait ou déplaît, en quoi le plaisir de la simplosensation difiero du goût et si celui-ci est autre chose

qu'une satisfaction universcllo do la raison; sur quoireposo lo sentiment du plaisir et de la peino ot com-ment do co sentiment naissent des désirs ot des ten-dances, lesquelles avec le concours do la raison engen-drent des maximes : car toutes ces recherches appar-tiennent à uno science empirique de rame', laquelleconstituerait la seconde parti© de la science de lanaturo, si on voulait considérer cette science commeune'Philosophie de la nature, qui se fonderait surdes lois empiriques. Ici au contraire c'est de lois pra-tiques objectives qu'il est question, c'est-à-dire du rap-port de la volonté avec elle-même en t^nt que cettevolonté se détermine par la seule raison, et tout c© quia quelque rapport avec l'expérience disparaît de soi-même; car si la raison détermine à elle seule la con-duite (ce dont nous allons maintenant examiner lapossibilité), elle doit le faire nécessairement a priori*,

i, G'est,enefret de l'idée de la vo-lonté de l'être qui est une pureraison, affranchie de tout mobilesensible, qu'il faut partir poyr dé-montrer l'universalité de la loi mo-rale.

3. La Métaphysique des moeqraest ici la science qui découvre leprincipe même de la moralité.

3. Cette science est YAnthropo-logie-

*. Il ne petit y aypir de principe

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61 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DBS MOEURS.

La volonté • ost conçuo commo la faculté do so déter-miner soi-mômo à agir conformément à la représen-tation de certaines lois. Uno tello faculté no peut setrouver quo chez les êtres raisonnables. Or co qui sertà la volonté do principo objectif do sa déterminationc'est la (In et cclto fin, si ello ost poséo par la seule

raison, doit ôtro valablo pour lous los êtres raison-nables. Au contrairo ce qui no contient quo io principedo la possibilité do l'action dont l'effet ost un but s'ap-pello lo moyen. Lo principo subjectif du désir est lo

mobile, lo principo objectif du vouloir lo motif', de làla différence entro les fins subjectives, qui reposent surdes mobiles, et les fins objectives, qui so rapportentà des motifs valables pour tout ôtro raisonnable. Les-

principes pratiques sont formels s'ils font abstractiondo toutes les fins subjectives; ils sont matériels s'ilsdonnent commo principo à l'action des fins subjec-tives et par suite certains mobiles. Les fins qu'unètro raisonnable se propose à son gré commo effetsde ses actes (fins matérielles) sont toujours rela-

tives; car co qui leur donne leur valeur c'est seule-ment leur rapport avec un état particulier do la facultédo désirer du sujet; aussi no peuvenl-olles fournir des

principes universels valables et nécessaires pour tousles êtres raisonnables, ni même pour toutes lesvolitions d'une même personne, c'est-à-dire des lois

pratiques. Toutes ces fins relatives ne donnent donc lieu

qu'à des impératifs hypothétiques.Mais admettons qu'il y ait uno chose dont l'exis-

tence ait par elle-même une valeur absolue et qui,comme fin en soi, puisse devenir lo fondement de cer-taines lois, c'est dans cetto chose et dans elle seule-ment quo pourrait résider 1© principe de la possibilité

pratique suprême différent des loisde la nature, que s'il y a des êtresayant une valeur absolue. |

i. Kant arrive ici à l'expositionde la deuxième formule de l'impé-ratif.

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DEUXIÈMESECTION. t»

d'un impératif catégoriquo, c'est-à-dire d'une loi pra»tique*.

Ur jo dis : L'homme, et, d'une manière générale, toutêtre raisonnable, existe comme fin on sot et non passeulement comme moyen pour servir à l'usage arbi-traire do telle ou telle volonté. Dans toutes ses actions,qu'elles se rapportent à lui-même ou à d'autres êtres

raisonnables, il doit toujours être en même temppconsidéré comme fin. Tous les objets do l'inclinationont seulement une valeur conditionnelle, car, si nosinclinations et les besoins qui en dépendent n'existaient

pas, leurs objets seraient sans valeur. Mais les ten-

dances, sources du besoin, sont si loin d'avoir la valeurabsolue qui les rendrait désirables en elles-mêmes, que,bien au contraire, le souhait général de tous les êtresraisonnables doit être de s'en trouver entièrement déli-vrés. Ainsi la valeur de tous les objets que nous pou-vons nous procurer par notre activité est /toujoursconditionnelle. Les êtres dont l'existence dépend, non

pas il est vrai de notre volonté, mais de la naturen'ont également, s'ils sont privés de raison, qu'unevaleur relative comme moyens. Ces êtres s'appellentà cause de cela des choses, tandis que les êtres raison-nables s'appellent des personnes, parce que leur naturemême les distingue et en fait des fins en soi, c'est-à-dire quelque chose qui ne doit pas être employé commeun simple moyen, et qui, par conséquent, impose unolimite au bon plaisir de chacun (et est un objet de

respect). Ces êtres raisonnables ne sont donc pas sim-

plement des fins subjectives dont l'existence, résultat

1. La troisième section établiraque le principe sur lequel repose lapossibilité de l'impératif catégo-rique, c'est notre nature d'être in-

telligible, c'est-à-dire absolumentaffranchi des lois de la nature, sen-sible donc absolument libre. Kant

va montrer que c'est en sommecette nature intelligible, nouménale,conçue par la raison comme ayantune valeur absolue, qui est la finde la volonté raisonnable. Que faut-il que veuille uns volonté raison-nable? Réponse: elle-même.

KANT. &

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06 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

do notro activité, n'a de valeur que pour nous, co sontdos fins objectives, c'est-à-diro des choses dont l'oxis-tenco est en ollo-mômo, uno fin et uno fin telle, à vraidiro, qu'on ne peut lui en substituer aucuno autre parrapport à laquelle elle servirait seulement de moyen ;car autrement on ne trouverait jamais rien qui eût unovaleur absolue', mais si touto valeur était conditionnéeet par suite contingente, la raison ne pourrait plustrouver nulle part do principe praliquo suprêmo.

Si donc il oxisto un principo praliquo suprêmo, et,en ce qui concerne la volonté humaino, s'il y a unimpératif catégor.iquo, cet impératif doit s'appuyer surla représentation do co qui est fin en soi, do co qui parsuite est nécessairement une fin pour chaque homme,afin d'en faire lo principe objectif de la volonté; c'està cetto condition qu'il pourra devenir uno loi pratiqueuniverselle. Le fondement de ce principe est que lanature raisonnable existe comme fin en soi; c'est ainsique nécessairement l'homme se représente sa propreexistence, et, en ce sens, ce principe est un principesubjcctifde l'activité humaine.Mais tout autreètreraison-nable se représente aussi do la même manière sapropreexistence, en vertu du même principe rationnel, quim'a guidé moi-mêmo*; par conséquent ce principo esten même temps un principe objectif dont toutes leslois do la volpnté doivent être dérivées comme de leursource suprême. L'impératif pratique s'exprimera doncainsi : Agis toujours de manière à traiter l'humanité,aussi bien dans ta personne que dans la personnedesautres, cor\\me une fin et à ne t'en servir jamaiscomme d'un simple moyen. Nous allons voir s'il estpossible d'appliquer cette formule.

Pour nous en tenir aux exemples déjà employés plus

* J'avance cette proposition comme un postulat. On trouvera dans ladernière .section! es raisons sur lesquelles elle s'appuie. (N.deK.)

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DEUXIÈME SECTION. W

haut, et en commençant par les devoirs nécessairesenvers sol-môme : Premièrement, celui qui médite lesuicide devra se demander si une telle action peuts'accorder aveo l'idée de l'humanité conçue comme finen elle-même. Si pour échapper à une situation diffi-cile, il so détruit lui-même, il se sort d'une personnecomme d'un simpto moyen pour conserver jusqu'à lafin de sa vie un état supportable*. Mais l'homme n'estpasune chose dont on puisso user seulement commed'un moyen, il doit dans toutes ses actions se consi-dérer comme fin en soi. Je ne peux donc pas disposerdel'humanité dans ma personne, la mutiler, la dégra-der, la détruire (II serait nécessaire de déterminerexactement ce principe pour éviter tout malentendu,par exemple dans le cas où pour sauver mes jours jeconsensà l'amputation d'un membre, où j'expose mavie à un danger en vue de la conserver*; mais je passemaintenant sur cesdifficultés qui regardent la moraleproprement dite).

Secondement, pour ce qui est du devoir nécessaireou strict envers autrui, celui qui songe à faire auxautres une promesse trompeuse s'apercevra tout desuite qu'il veut se servir d'un autre homme commed'un simple moyen, comme si cet homme ne contenaitpasen lui-même une fin en soi ; car cet homme que jeveux faire servir à mes desseins, au moyen d'une telle

1. Singulier raisonnement. Ilfaut, pour comprendre la pensée deKant, distinguer en nous deuxpersonnes : la personne humaineconsidérée comme ayant une valeurabsolue, c'est-à-dire la personneraisonnable qui conçoit le devoir(ce que Kant appelle l'humanitéen nous), et la personne physiqueou empirique (1 animal en nous).Or l'homme qui sa suicide sacri-fie les fins de la personne raison-Bible aux fins de U personne em-

pirique qui veut cesser de souf-frir. Yoir Doctrine de la vertu,l" Division (Devoirs envers soi-même).

3. Dans la Doctrine de la vertu,Kant autorise ces suicides partielsquand ils sont nécessaires pouratteindre un but moral, par exemplesauver mes jours; il les défeudquand ils ont pour but un vil in-térêt, par exemple : s« faire arracherune dent, couper le« cheveux, pourles vwidrt.

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68 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DE8 MOEURS.

promesso, no pouvant en aucuno façon consontir aux

procédés quo jo veux employer à son égard, no contientdonc pas en lui-mêmo la fin do cetto action. Cetto vio-lation du principo do l'humanité chez autrui est encore

plus frappante si l'on prend pour exemples des attentatscontro la liberté ou la propriété des autres. Car alors, ilest évident que celui qui viole les droits des hommes al'intention de so servir de la personne dos autres commod'un simple moyen, sans considérer que des personnesraisonnables doivent toujours être traitées aussi commodes fins, c'est-à-dire doivent pouvoir contenir en elles-mêmes la fin do celte môme action*.

En troisièmo lieu, pour co qui est du devoir contin-

gent (méritoire) envers soi-même, il ne suffit pas quenotre action ne soit pas en contradiction avec l'idée K>l'humanité dans notre personne considéré© comme finen soi, il faut encore qu'cllo s'accorde avec cotte idée.

Or, il y a dans l'humanité des dispositions à une plusgrando perfection 1, lesquelles se rapportent aux fins quela naturo poursuit relativement à l'humanité dans

' On ne doit pas imaginer ici que le précepte vulgaire : quod tibinonvis fieri [ce que tu ne veux pas que l'on te fasse, etc.], puisse servir de

règle directrice. Car ce précepte ne peut dériver que du nôtre, et encorearec différentes restrictions; il ne peut devenir loi universelle, car il necontient pas le principe des devoirs envers soi-même ni celui des devoirsde charité envers autrui (car bien des personnes renonceraient volontiersà la bienfaisance des autres hommes, à la condition d'être dispensées dese montrer bienfaisantes pour eux), il ne contient pas non plus le principedes devoirs de justice envers autrui ; car le criminel pourrait en tirer

argument contre le juge qui le punirait. (N. de K.)

i. Kant parle ici un langage quiressemble singulièrement à celuides moralistes de la perfection. Lafin de notre activité doit être le plusgrand développement possible de lapersonne raisonnable en nous. Maispour lui cette perfection est une finqui n'a rien d'empirique, rien de

nature), comme dans la morale de

la perfection; ce n'est pas l'épa-nouissement de l'ensemble de nosfacultés pour elles-mêmes, c'estl'affranchissement de tout ce quiest empirique, afin de réaliser cequ'il appellera, dans la Critique dela Raison pratique, la sainteté dela volonté. Voir Doctrine de ta

vertu, i" Division.

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DEUXIÈME BECTION 69

notre personne. En les négligeant, nous pourronssans doute respecter lo devoir do conserver l'humanité,conçuo comme fin en soi, mais non celui dedévelopperl'accomplissement do cotte fin.

En quatrième lieu, en ce qui concerne le devoirméritoire envers autrui, nous savons quo la fin naturelleque poursuivent tous les hommes est leur propre bon-heur. Or l'humanité pourrait à vrai dire subsister sipersonne ne travaillait au bonheur des autres, à la con-dition de ne porter aucune atteinte intentionnelle à cebonheur. Mais si chacun no s'efforçait pasdecontribueraulant qu'il le peut aux fins de ses semblables, l'accordd'une telle conduite avec l'idéo de l'humanité commefin en soi serait seulement négative et non positive. Carsi un sujet est fin en soi, l'idée de cette finalité ne peutacquérir en moi toute son efficacité que si les fins de cesujet deviennent autant quo possible les miennes 1.

Ce principe suivant lequel l'humanité et toute natureraisonnable en général sont conçuescommefins en soi (etlà est la condition suprême qui limite la liberté des actesde chaque-homme), ce principe n'est pas emprunté àl'expérience, d'abord parce qu'il est universel ; il s'ap-plique en effet à tous les êtres raisonnables, or aucuneexpérience ne suffit à légitimer un tel caractère; ensecond lieu parce qu'il nous fait voir dans l'humaniténon pas une fin purement humaine (subjective), c'est-à-dire un objet qu'en fait on prend commo fin, mais unefin objective que nous nous représentons, quelles quopuissent être nos fins particulières, comme une loi oucondition suprême, limitant toutes les fins subjectives.

1. Si je me pénètre de l'idée del'humanité fin en soi, je ne peux pasme contenter de ne pas porteratteinte à la personne humaine chezautrui, je dois renoncer à me sé-parer du reste de l'humanité etm'efforcer de concevoir^l'identitédes fins des autres hommes avec

les miennes. Kant dit dans la Doc-trine de la vertu, livre II, ch. i"du Devoir de bienfaisance : Etanttous hommes, nous devons tous nousconsidérer comme des êtres raison-nables réunis par la nature dansune demeure unique, pour nousaider réciproquement.

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70 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DE8 MOEURS.

Or une pareille idée ne peut dériver que de la raison

pure. En effet, lo principe de toute législation pratiqueréside objectivement dans la règle et dans la formede l'universalité, qui en fait un système de lois vérita-bles (lois de la nature) d'après le premier principe;subjectivement il réside dans le but. Mais le sujet detoutes les fins c'est, d'après le second principe, chaqueêtre raisonnable comme fin en soi. De là résulte !ctroisième principe pratique de la volonté, comme con-dition suprême de l'accord de cette même volonté avecla raison pratique universelle, à savoir Vidée de lavolonté de chaque être raisonnable conçue commevolonté législatrice universelle 1.

D'après ce principe nous rejetons toutes les maximes

qui ne peuvent s'accorder avec la législation univer-selle propre à chaque volonté. La volonté n'est donc

pas simplement soumise à la loi, ello y est soumise detelle façon qu'elle soit législatrice

9 et c'est dans cesens seulement qu'elle doit être regardée commesubordonnée à cette loi (dont elle peut se considérer

comme l'auteur).Les impératifs, tels que nous venons de les repré-

senter, c'est-à-dire constituant une législation pratiquesemblable en général à l'ordre de la nature 9, ou accor-

1. Nous avons expliqué dansl'Introduction comment celte troi-sième formule de l'Impératif sedéduit des deux premières par unesorte de synthèse, procédé cher àKant.

3. Celte idée de volonté législa-trice va Conduire Kant a un prin-cipe qu'il déclare fondamental et

qui est, en effet, pour lui la clefde tonte la moralité, le principo del'Autonomie, identique à la li-berté.

3. Kant assimile volontiers leslois de la morale aux lois de la na-ture, par exemple quand il dit :

< Toute chose dans la nature agitsuivant des lois, seul un être rai-sonnable agit d'après la représen-tation des lois. » (P. 40). Dans sonesprit les lois morales constituentla législation naturelle des Nou-mènes, comme tes lois physiquesconstituent la législation naturelledes phénomènes, et même les deuxsystèmes des lois pourraient avoir,quoi qu'on ne puisse pas le démon-trer, la même origine dans le prin-cipe transcendant de l'unité Univer-selle. Seulement, tandis qui lavolonté phénomène obéit nécessai-rement a ta législation empirique,

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tifiOJclEM^'èÊCtfOfï. '%'

daht aux êtres raisonnables,'considérés en etifc-méîries,le pinirilège de la finalité en soi, ces impératifsexcluaient du principe de leur autorité tout mélangede mobiles intéressés, par cela même qu'on les conce-vait comme Catégoriques; mais Si nous les/avonsreconnus comme catégoriques, c'est que nous avionsbesoin d'impératifs de ce genre pour expliquer le con-cept du devoir. Quant à démontrer qu'il y à réeTlémèritdes principes pratiques ordonnant d'une manière caté-gorique, c'est ce qui n'était pas possible et flous nepouvons même pas entreùrendrè cette dérhons'tràtiôiïdans cette section. Mais il y avait une chc&è à faire:indiquer dans l'impératif même, au moyen de quelquedétermination qui y fût contenue, le principe de Cerenoncement à tout intérêt dans la volonté obéissantau devoir et en faire le caractère spécifique distinguantl'impératif èatégorique dô l'impératif hypothétique. Orc'est justement ce que fait cette troisième fbftnulô duprincipe moral, c'est-à-dire l'idée dô là volonté de 'cha-que être raisonnable conçue comme volonté législa-trice universelle 1.

En effet, si nous concevons cette idée, bien qu'il soitvrai qu'une volonté subordonnée à deè lois puisse êtreattachée à ces lois par quelque intérêt, néanmoinsquand là volonté est elle-même législatrice suprême, iln'est pas possible qu'elle dépende d'un intérêt quelcon-que. En effet, une volonté dépendante aurait besoind'une autre loi pour limiter son égoïsme, êft lui impo-sant comme condition d'avoir là valeur d'une loi uni-verselle. »

elle peut désobéir à la législationintelligible.

1. La première formule établitl'universalité de la loi; la deuxièmedonne pour objet k cette loi le res-pect de la personne humaine fin entoi ; la troisième, en établissant que

c'est la personne humaine, en tantque personne Intelligible, c'est-à-dire détachée de tout intérêt sensi-ble, qui est l'auteur decette loi, dé-couvre le principe du renoncementde l'individu à lul-mlmè, qui est l'es-sence de l'impératif 'catégorique

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7i FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYS.QUÏ? DES MOEURS.

Ainsi le principe en vertu duquel chaque volontéhumaine nous apparaît, comme fondant par toutes sesmaximes une législation universelle*, si sa justesseétait bien établie, conviendrait parfaitement à l'impé-ratif catégorique, en ce sens que, précisément à causede l'idée de législation universelle, cet impératif ne se

fonde sur aucun intérêt et qu'ainsi, de tous les impé-ratifs possibles, il est le seul qui puisse être incondi-tionnel. Mais, mieux encore, renversons notre proposi-tion, nous dirons : S'il y a un impératif catégorique(o'est-à-dire une loi applicable à la volonté de tout êtreraisonnable), il ne peut ordonner qu'une chose, à savoird'agir toujours suivant la maxime d'une volonté qui,en môme temps qu'elle poursuit tel ou tel but, se prendello-môme pour objet en tant que législatrice univer-selle; carc'est ainsi seulement que le principe pratiqueet l'impératif auquel la volonté obéit peuvent ôtro in-conditionnels, parce qu'il n'y a aucun intérêt sur lequelils puissent se fonder.

Si maintenant nous jetons un coup d'oeil sur toutesles tentatives qui ont été faites jusqu'ici pour découvrirle principe de la moralité, nous ne nous étonneronsplus qu'elles aient toujours nécessairement échoué.On voyait l'homme lié par son devoir à uno loi, mais iln© venait à la pensé© de personne qu'il n'était soumisqu'à sa propre législation et que cette législation étaitpourtant universelle, et qu'il n'était obligé qu'à unechose, à savoir d'agir conformément à sa volonté,mais à sa volonté législatrice universelle, suivantsa destination naf.ir lie Car, si on se bornait à con-cevoir l'homme commo soumis à une loi (quelle qu'ellepût être), cette loi devrait lo stimuler ou le contraindrepar le moyen de quelque intérêt, parce que, n'émanant

* On me dispensera ici de citer des exemples pour éclaircir ce principe,car tous ceux qui ont servi à expliquer tout à l'heure l'impératif catégo-gorique et sa formule peuvent être utilisés en vue de cette fin. (N. de K.)

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DEUXIÈME SECTION. 75

pas, comme loi, du sein même de sa volonté, elle de-vrait recourir à quelque moyen étranger pour le con-traindre à tenir une certaine conduite 1. Par suite decette conséquence inévitable, tous les efforts tentés

pour trouver un principo suprême du devoir étaientirrémédiablement perdus; car ce que l'on obtenait, cen'était pas le devoir, mais la nécessité d'agir en vued'un certain intérêt, intérêt qui pouvait être d'ailleurs

personnel ou étranger. Mais alors l'impératif devait

toujours être conditionné et ne pouvait avoir la valeurd'un commandement moral. J'appellerai donc ce prin-cipo fondamental le principe dp l'Autonomie de la

volonté, par opposition à tous les autres que je rapporteà l'Hétéronomie.

Le concept suivant lequel tout être raisonnablo doitse considérer comme fondant par toutes les maximesde sa volonté une législation universelle, afin de

juger de ce point de vue et sa propre personne etsa conduite, nous conduit à une autre idée éminem-ment féconde qui s y rattache, celle d'im Règne det>

fins.J'entends par ce mot règne l'union systématique de

différents êtres raisonnables sous des lois communes.

Or, comme des lois déterminent les fins, quant à leurvaleur universelle, si l'on fait abstraction, et des diffé-rences personnelles qui existent entre les êtres raison-

nables, et de tout ce que contiennent leurs fins parti-culières, on pourra concevoir une liaison systématique,dans un tout, de l'ensemble des fins (système dans lequelentreront aussi bien les fins des êtres raisonnables

conçus comme fins en soi, que les fins propres quechacun en particulier peut se proposer), le tout pourra

i. De deux choses l'une : oubien la volonté obéit à une loiqu'elle pose elle-même, ou bien elleobéit à une loi qui lui est imposée

du dehors, et dans ce dernier casil faut qu'elle soit déterminée parquelque mobile intéressé, par exem-

ple, la crainte ou l'espérance.

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74 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

être Conçu cdmme un règne des fins, règne qui, d'aprèsles principes posés, est possiblo 1.

Car dos êtres raisonnables sont toujours soumis àcotte loi de no jamais traiter ni leur personne ni celled'autrui comme de simples moyens, mais de les traiteren même temps comme des fine en soi. Mais ainsi se

produit uno liaison systématique des êtres raisonnables

par des lois objectives communes, c'est-à-diro un règne,et comme ces lois ont précisément pour objet le rap-port de ces êtres les uns à l'égard des autres commefins et moyens, on peut l'appeler rr,jne des fins (règnequi à la vérité n'est qu'un idéal).

Un être raisonnable appartient au règne des finscommo membre, lorsque tout en y donnant des lois

universelles, il est soumispourtant

lui-mômo à ceslois. Il y appartient comme chef* lorsque, donnant dos

lois, il n'est subordonné à aucune volonté étrangère.L'être raisonnablo doit toujours se considérer comme

législateur dans un règne dos fins rendu possible parla liberté de là volonté, qu'il y figure comme membreou comme chef. Mais les maximes de sa volonté ne

Suffisent pas pour lui assigner ce dernier rang, il ne

peut le revendiquer quo s'il est un être absolument

indépendant, sans besoins, sans rien qui limite sor

pouvoir d'agir et l'empêche d'être adéquat à savolonté».

La moralité consiste donc dans lo rapport de tousnos actes à la législation qui seule rend possible un

règne des fins. Cotte législation doit se trouver dans

i. Le règne des fins de Kant,c'est-à-dire le règne des volontésfins en soi, affranchies de la na-ture, rappelle la Ct'ié de Dieu, dontparle Leibniz dans sa Mona-doloqie (§. Si), et qui est l'as-semblage de tous les esprits, c'est-à-dire des Monades capables deréfléchir et d'acquérir une valeur

morale. Kant fait allusion dans laCritique de la Raison pure (Mé-thodologie transcendantale) a ce

royaume de la Orâce. .opposé parLeibniz au royaume de fa Nature.

2. Glied et Oberhaupt.3. Ainsi, en ce monde, nous ne

pouvons nous considérer que commamembrts du règne des fins.

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fiEUXTÊMËSECTION *B

chaque être raisonnable et jaillir de sa volonté dont le

principe sera alors i Ne jamais agir que d'après des

maximes, que l'on soit certain de pouvoir ériger en lois

•'.niverselles, c'est-à-dire de tell© manière que la volonté,

par sa maxime puisse en même temps se considérercomme posant des lois universelles. Si maintenant lesmaximes n© sont pas déjà, par leur nature même, dansune harmonie nécessaire avec ce prinoipe objectif descires raisonnables considérés comme législateurs uni-

versels, la nécessité d'accomplir l'action d'après ce

principe, s'appelle alors obligation pratique, c'est-à-direDevoir. Lo devoir n'existe pas pour le chef dans le

règne des fins, mais il s'applique à chaque membre et

également à tous.La nécessité pratique d'agir d'après ce principe,

c'est-à-dire le devoir, ne repose pas sur des sentiments,ni sur des penchants, ni sur des inclinations, mais seu-lement sur le rapport des êtres raisonnables entre eux,rapport suivant lequel la volonté d'un être raisonnabledoit toujours être regardée en même temps comme légis-latrice, parce qu'autrement il ne pourrait pas se consi-

dérercômme/în ensoi. La raison rapporte ainsi chacunedes maximes de la volonté conçue comme législatriceuniverselle à toutes les autres volontés et aussi à toutesnos actions envers nous-mêmes, et cela non pas envertu de quelque mobile pratique ou en vue de quel-que avantage ultérieur, mais en vertu de l'idée de la

dignité d'un être raisonnable qui n'obéit à d'autre loi

qu'à celle qu'il se donne à lui-même.Dans le règne des fins tout a un prix ou bien une

dignité. Quand une chose a un prix, elle peut être

remplacée par une autre comme équivalente, Maisquand une chose est au-dessus de toute espèce de prixet que par suite elle n'admet pas d'équivalent, elle ade la dignité.

Ce qui se rapporte aux tendances et aux besoins

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M FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DBS MOEURS.

généraux de l'homme a unprix vénal 1; ce qui, mêmesans supposer aucun besoin, est conforme à un certaingoût, c!est-à-dire à cette satisfaction qui s'attache aujeu libre et sans but de nos facultés a un prix de sen-timent, mais ce qui constitue la condition grâce à la-quelle une chose peut devenir fin en soi, n'a pas seule-ment une valeur relative, c'est-à-dire un prix, maisune valeur intrinsèque, c'est-à-dire une dignité.

Or la moralité est justement la condition qui seulepeut faire d'un être raisonnable une fin en soi, parcequ'cllo se,ule permet à cet être de devenir membrelégislateur dans le règne des fins. La moralité et l'hu-manité, en tant qu'elle est capable de moralité, sontdonc les seules choses qui aient de la dignité. L'habi-leté et le zèle dans le travail ont un prix vénal; l'esprit,une vivo imagination, l'enjouement* ont un prix desentiment; au contrairo, la loyauté dans les promesses,la bienveillance fondée sur des principes (et non surl'instinct) ont une valeur intrinsèque Ni la nature nil'art ne contiennent rien qui puisse suppléer au défautde ces vertus, car leur valeur ne vient pas des effetsqui en résultent, des avantages et do l'utilité qu'ellesprocurent, mais des intentions, c'est-à-dir© des maximesde la volonté toujours prêtes à se manifester de cettemanièro par desactes, même quand le succèsno devrait

1. LesmèmeseipressionsfA/arAf-preis, prix sur le marché, prix vénal,et Affeklionspreis, prix de senti-ment) se retrouvent dans VAnthro-pologie (V part., A. III). Le talent,c'est-à-dire l'habileté dans un métier,a un prix vénal : le tempérament,par exemple la bonne humeur, aun prix de sentiment, parce qu onl'aime, sans pouvoir l'évaluer enargent, comme l'habileté dans unnutier. Kant explique l'expressionMarktpreis par l'aneedute sui-vante : Un voyageur assiste à une

discussion entre des professeurs surle rang qu'il convient d'attribuer àchacune des facultés dont se com-pose une université. Si je veuxvendre, dit-il, sur le marché d'Al-ger les professeurs de chacune desfacultés, je ne pourrai tirer aucunargent du juriste et du théologien :mais le médecin a un métier, tou-jours, et partout utile « und kantifur baar gellen », et peut êtrevendu argent comptant.

2. Dans le texte :' Witt, lebhafteEinbildungskraft und Launen.

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DEUXIÈME SECTION. 77

pas les couronner. Ces actions ne réclament aucune,recommandation de la part de quelque disposition oude quelque goût subjectifs, propres à nous les faireenvisager immédiatement avec plaisir et avec faveur;elles ne supposent aucun penchant immédiat, aucunsentiment qui porte à les accomplir, elles nous répré-sentent la volonté qui les accomplit comme l'objet d'unrespect immédiat 1; la raison seule suffit pour lesimposer à notre volonté et non pour les obtenir parflatterie, ce qui en outre, quand il s'agit de devoirs,serait contradictoire. Cette estimation nous fait consi-dérer la valeur de cette manière de penser comme unedignité, qui l'élève infiniment au-dessus de tout prix.On ne pourrait d'ailleurs la mettre en balance et lacomparer avec ce qui a un prix sans porter atteinte à'sa sainteté.

Mais qu'est-ce donc qui autorise l'intention morale-ment bonne ou la vertu à élever de si hautes préten-tions? Ce n'est rien de moins que le droit qu'elle donneà l'être raisonnable de participer à la législation uni-verselle et de mériter ainsi le rang de membre dan3un règne possible des fins. Il y était d'ailleurs pré-destiné par sapropre nature, comme fin en soi, et, juste-ment pour cette raison, comme législateur dansun règnodes fins, comme libre à l'égard de toutes les lois de lanature et n'obéissant qu'à celles qu'il s'impose à lui-même, à celles qui donnent à sesmaximes le caractèred'une législation universelle (à laquelle il se soumetlui-même). En effet, la seule valeur qu'une chose puisseposséder est Celle que la loi lui confère. Mais la légis-lation qui détermine toute valeur doit avoir, à cause decela même, une dignité, c'est-à-dire une valeur incon-ditionnelle à laquelle rien ne peut se comparer, et seulle mot de respect peut exprimer l'estime qu'un être

4. Le mot unmtitelbar, trois fois répété par Kant.

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li FONDEMENTS DB LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

«raisonnable doit faire de cette valeur. LMufonomt'eesldono le principe de la dignité de la nature humaine etde toute nature raisonnable.

Les trois manières d'exprimer le principe de la mo-ralité, que nous avons exposées plus haut, ne sont aufond qu'autant de formules d'une même loi; chacuned'ellescontient en ello, par elle-même, les deux autres*.Pourtant il y a entre ce3 formules une différence, quiest à la vérité plutôt subjective qu'objectivement pra-tique et qui consiste en ceci : qu'elles rapprochent doolus en plus l'idée de la raison de l'intuition (d'après•unecertaine analogie) et par là du sentiment*.

Toutes les maximes ont en effet :

1) Une forme, qui consiste dans l'universalité, et,à co point do vuo la formule do l'impératif moral s'ex-prime de la manière suivante : on doit choisir sesmaximes comme si elles devaient avoir la valeur delois universelles de la nature.

2) Une matière 9, c'est-à-dire une fin; et la formuledit alors : que l'être raisonnable, étant fin par sanature,par conséquent fin en soi, doit, par sa nature même,imposer à toute maxime un© condition qui serve àlimiter toutes los fins purement, relatives et arbitraires.

1. En ce sens que, l'une d'ellesétant donnée, on pourrait par simpleanalyse en faire sortir logiquementles deux autres.

2, LA première formule est pure-ment abstraite. La seconde et latroisième font apparaître des hom-mes, fins de notre activité, et entreces nommes, des rapports, par suitedesquels ils forment un règne desfins. Or, ces hommes et le3 rap-ports qui existent entre eux, peu-vent être objets d'intuition et desentiment. Dapres une certaineanalogie. Cette analogie va, s'ex-

pliquer par ce qui suit. 1) y a,pour Kant. une analogie entre lesformulés de l'impératif et les caté-gories de |a quantité, et par suiteentre lé règne des fins et le règnede la nature. Cette analogie nouspermet de nous représenter lerègne des fins et de nous y inté-resser.

3. Rien que >e texte allemandporte dans toutes les éditionsMaxime, nous traduisons, avecDarni, comme s'il y avait Materie.Maxime n'offre en effet aucun sens.Voir plus lolp, p..so, npte3,.

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DEUXIÈME SECTION. 7*

3) Une détermination complète 1qui, pour toutes les.maximes, s'exprime dans cette formule : que toutes lesmaximes émanant do notre propre législation doivents'accorder avec l'idée d'un règne possible des fins conçucomme un règne do la nature*. Nous procédons ici enquelque sorte suivant les catégories de l'Unité de laforme do la volontô (universalité de celte volonté), dela Pluralité do la matière (des objets, c'est-à-dire desfins) et de la Totalité, c'est-à-dire du système des finspris dans son ensemble», Mais lorsqu'il s'agit déjugermoralement, on fera mieux de suivre toujours la mé-thode la plus rigoureuse et de partir toujours delàformule universelle de l'Impératif catégorique ; Agisd'après une maxime qui puisse d'elle-même se trans-former en loi universelle. Mais, pour donner à la loimorale un accès plus facile dans ros coeurs, il est trèsutile de faire passer une seu.u et même aption par les

' La téléologle considère la nature comme un règne des Ans; la moraleconsidère un règne possible des fins comme un règne de ta nature. D'uncité le règne des fins est une idée théorique pour expliquer ce qui est,de l'autre c'est une idée pratique pour réaliser ce qui n'est pas, mais

peut devenir réel par notre conduite, et cela d'une manière conformeà cette conception même *'. (N. de K.)

1. Ce mot s'explique par ce quisuit : l'idée de la totalité des fins,c'est-à-dire du système des êtresTinsen soi, pris dans son ensemble,détermine complètement le devoir.Cette détermination complète cor-respond à la troisième formule del'impératif catégorique.

2. Ici apparaît une préoccupationtout à fait caractéristique chezKant, celte d'établir un parallélismeentre les catégories de la quantitéet les formules de l'impératif caté-gorique. Nous ne pouvons, suivantKant, penser une chose de fa naturequ'aux conditions suivantes : queBOUS puissions I* la concevoir

comme une unité (catégorie del'unité) ; V y discerner une plura-lité de parties (catégorie de 1» plu-ralité); y rassembler ces partiesdans un tout, en en faisant la syn-thèse, et reconstituer l'unité primi-tive (catégorie de la totalité). Demême, pour penser l'Impératif caté-gorique, nous le concevons d'abordcomme unité (première formule),ensuite comme pluralité, en consi-dérant toutes les fins auxquelles ils'applique(deuxième formule), enfin,comme totalité, en rassemblant cesfins, dans ce tout que Kant appellete règne des fins (troisième formule),

3. Celte idée que) l'humanité

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<J0' FONDEMENTSDE LA MÉTAPHYSIQUEDES MÛSURS.

trois concepts indiqués et de la rapprocher afnsi, au-tant que faire se peut de l'intuition.

Nous pouvons maintenant finir par l'idée même quinous a servi de point de départ, en commençant, je veuxdire par l'idée d'une volonté absolument bonne Lavolonté est absolument bonne quand elle ne peut pasèlre mauvaise, c'est-à-dire quand sa maxime, trans-formée en loi universelle, ne peut jamais se conlredireSa loi suprême est donc ce principe : agis toujoursd'après une maxime telle que tu puisses vouloir

qu'elle soit une loi universelle 1. Telle est la seulecondition qui permette à une volonté de ne jamaistomber en contradiction avec elle-même et un tel

impératif est catégorique. Comme il y a une certaine

analogie entre ce caractère que possède la volonté dedevenir une loi universelle pour des actions possibleset la liaison universelle des choses dans la réalité

d'après des lois universelles qui sont comme l'élémentformel de la naturo, l'impératif peut encore s'exprimerde la manière suivante : Agis diaprés des maximestelles que l'objet de ton vouloir puisse être d'érigerces maximes mêmes en lois universelles de la na-ture. Telle est donc la formule d'une volonté absolu-ment bonne.

La nature raisonnable se distingue de toutes lesautres en ceci qu'elle se pose à elle-même une fin.Cette fin doit être la matière* de toute bonne volonté.Mais comme pour concevoir une volonté absolument

considérée comme l'ensemble despersonnes raisonnables, est la findernière de l'univers, se retrouvedans la Critique du Jugement,Barni, p. M.

4. Telle est, en somme, la vraieformule de l'Impératif catégorique,celle qui exprime le mieux le forma-lisme de Kant. Les deux autres,comme Kant l'a dit tout à l'heure,

donnent une forme plus sensibleau devoir, mais elles sont dérivée!et moins pures.

2. Le texte porte bien ici Ma-terie, et cela prouve, une fois deplus, qu'il faut lire plus haut égale-ment Materle, car ce paragraphecorrespond au second alinéa dupassage où Kant expose le contenudes maximes.

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DEUXIÈME SECTION.'

?*

bonne, sans aucuno condition qui la limite (atteindretel ou tel but), il faut faire abstraction de tout résultatà obtenir (car alors la volonté ne serait que relative-ment bonne), la fin dont nous parlons ici ne doit pasôtro conçue comme un effet à obtenir, mais comme ,une fin ayant sa valeur en elle-même, et, par consé-quent, c'est d'une manière négative que nous la con-cevons. Je veux dire par là .qu'il ne faut jamais agircontre cetto fin, qu'il no faut jamais la considérercomme un moyen, mais toujours commo une fin danstoutes nos volitions. Or cette fin ne peut être autrochose que le sujet de toutes les fins possibles, parceque ce sujet est en même temps le sujet de la possi-bilité d'une volonté absolument bonne, volonté que l'onne peut sans contradiction faire passer après aucunautre objet. Le principe : agis à l'égard de tout êtreraisonnable (toi et autrui) de manièro à lui reconnaître,dans ta maxime, la valeur d'une fin en soi est au fondidentique au principe : agis d'après une maxime, quicontienne en elle-même le principo de sa valeur uni-verselle pour tout être raisonnable 1. Car dire que, dansl'usage des moyens pour atteindre une fin quelconque,je dois subordonner ma maxime à une condition, àsavoir qu'elle puisse s'appliquer à tout sujet commeloi universelle, cela revient à dire que le sujet des fins,l'être raisonnable lui-même, ne doit jamais être consi-déré comme un moyen, mais comme la condition su-prême qui limite l'emploi des moyens, c'est-à-direqu'on doit se le proposer comme fin dans toutes lesmaximes de ses actions*.

Or il suit de là incontestablement que l'être raison-

1 Kant précise l'idée qui dominesa déduction des trois formules de

l'impératif. H s'efforce de bienétablir que la deuxième et la troi-sième ne contiennent rien qui nesoit implicitement eompris dans

ta première, qui est la vraie.3. Voici en deux mots l'idée de

Kant : Si l'être raisonnable étaittraité comme moyen, je ne pourraisplus appliquer à tout être raison-nable fa maxime de mon action.

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M FONDEMENTSDB LA MÉTAPHYSIQUEDES'MOEURS."

nablo, étant fin en soi, doit pouvoir se considérer, rela-tivement à toules les lois auxquelles il peut être sou-

mis, commo léuislateur universel. En effet, c'est juste-ment cotto aptitude dosos maximes à former une légis-lation universello qui lo dislingue comme fin en soi 1.Il juit encore de ce qui a été dit que la dignité do cetêlro (prérogative) qui l'élôvo au-dessus dos simplesêtres de la nature, entraîne pour lui la nécessité dechoisir toujours sa maxime en se plaçant à un pointde vue qui soit à la fois le sien et celui de tous lesautres êtres raisonnables considérés comme législa-teurs (et qu.e l'on peut à cause de cela appeler per-sonnes). C'est de cotto manière que devient possibleun monde des êtres raisonnables {mundus intélligi-bitis), comme règne des fins et cela grâce à la législa-tion propre de Uutes les personnes qui en sont lesmembres. D'après cela, tout être raisonnable doit agircomme s'il était toujours, par sesmaximos, un membre

législateur dans le règne universel des fins. Le prin-cipe formel de ces maximes est i agis commo si tamaxime devait servir do loi universello (pour tous lesêtres raisonnables). Un règne des fins n'est donc pos-sible que par analogie avec un règne de la nature;mais le premier repose seulement sur des maximes,c'est-à-dire sur des règk que l'on s'impose à soi-

même, lo second sur des lois causales imposant auxchoses une nécessité extérieure. Malgré cela on donneaussi à l'ensemble de la nature, que l'on considère

pourtant comme une machine, le nom de règne de la

nature, parce qu'il s© rapporte à des êtres raisonnablesdans lesquels on voit ses fins*. Un tel règne des fins

1. SI l'être humain est vraimentBu en sol, Il doit pouvoir se consi-dérer comme législateur universel,car o'esl justement parce qu'il peutériger «es maximes «n lofs univer-

selles qu'il est fin en sol. Ainsi latroisième formule revient à ladeuxième, qui revient à là pre-mière.

i. Il résulte de ce nàssage qu*

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DEUXIÈME SECTION,

ne pourrait être vraiment réalisé que par ces maximesdont l'impératif prescrit la règle à tdus les êtres rai-sonnables, à condition qu'elles fussent universellementsuivies. Mais, bien que l'être raisonnable ne puisseguère espérer que tous les autres soient fidèles à cettemaxime, encore qu'il l'ob3erve lui-même ponctuelle-ment, ni que le règne de la nature, avec l'ordre dedualité qui s'y manifeste, se mette en harmonie avecsa propre personne, de manière à réaliser un règne desfins qu'il rendrait possible et dont il serait le dignomembre, c'est-à-dire lui donne le bonheur qu'il attend,malgré tout cela cette loi : agis d'après les maximesqui conviennent à un membre législateur dans un règneseulement possible des fins, conserve la plénitude desa force, parée qu'elle ordonne d'une manière catégo-rique Et ô'est en cela précisément que consiste ce para-doxe i que la simple dignité de l'humanité considéréecomme nature raisonnable, indépendamment de toutrésultat avantageux que l'on puisse obtenir, et, par suite,que le respect pour une simple idée doive servir derègle inviolable à la volonté; que l'indépendance de lamaxime à l'égard de tous les penchants de cette espècesoit justement ce qui en fait la sublimité, ce qui rendtout être raisonnable digne de devenir membre légis-lateur dans un règne des fins; car autrement on ne

l'idée de règne implique l'idée definalité, et même que, si le règne dela nature est analogue au règne deslins, ce n'est pas seulement parcequ'il eàt Sodfnlé à des réglés, (naissurtout parce qu'il a une fin quiest, en somme, la même que celtedu règne des volontés pures, cettefin, c'est l'ensemble des êtres raison-nables, qui semblent être considérésici comme la raison d'être de cettemachine qu'est la nature. Dans laCritique du jugement, Kant dé-clare que c sans les hommes toute

la création serait déserte, inutile etSans but filial ». Ot, tt qui rJêulfaire de l'homme le but .final de lanature, ce n'est pas soft lùtèlligenéé,en tarit qu'elle bèdl contempler le

monde; ce n'est pas non plus sasensibilité, en tant du elle peut êtresatisfaite pat la nature, t'est fa fa-culté qu'il a d'agir en être libre,'cesl sa bonne Volonté, t la setllechose qui puisse donner à l'exis-tence de l'homme une valeur absolueet à celle du inonde un but final, s(Barni, p. Ia4-U».) '.••.

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U FONDEMENTSDE LA MÉTAPHYSIQUEDES MOEURS.

pourrait se le représenter que commo soumis à la loinaturelle de ses besoins. Quand mémo nous suppose-rions lo règne de la nature et lo règne des fins réunissous un maître suprême, et quand même le second doces règnes obtiendrait ainsi une réalité véritable au lieud'être une simple idée, sans doute un mobile puissantviendrait s'ajouter à l'idée, mais sans en accroître enrien la valour intrinsèque Car, malgré tout, on devraitso représenter ce législateur unique et illimité commo

jugeant do la valeur des ètros raisonnables d'après laoonduite désintéresséo prescrite par cette idée. L'essencedes choses ne so modifio pas sous l'influence de leurs

rapports avec le dehors; et co qui, abstraction faite doces rapports, constituo seul lavaleurabsolue de l'homme,reste la seule chose d'après laquelle il doive être jugé,quel que soit son juge, ce juge fût-il mémo l'Être

suprême La moralité est donc le rapport des actionsà l'autonomie de la volonté, c'est-à-dire à la législationuniverselle que les maximes de celte volonté doiventrendre possible, L'acto qui peut s'accorder avec l'auto-nomie de la volonté est permis, celui qui y répugneest défendu. La volonté dont les maximes s'accordentnécessairement avec los lois de l'autonomie est unevolonté sainte, c'est-à-dire absolument bonne. La dépen-dance d'une volonté qui n'est pas absolument bonne à

l'égard du principe de l'autortomie (la nécessité'morale)est l'obligation. L'obligation ne peut donc s'appliquerà un être saint. La nécessité objective d'un acte, fondéesur l'obligation est le devoir 1.

On s'expliquera sans peine, d'après le peu qui pré-cède, comment il arrivo que tout en concevant sourl'idée du devoir une sujétion à la loi, nous trouvionsen même temps une certaine sublimité et une dt-

1. Nous avons déjà vu que ledevoir n'existe que pour une volontéimparfaite, et que ce mot n'a plus

de sens pour la volonté sainte quase conforme naturellement à laloi.

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DEUXIÈME SECTION. W

gnité* chez la personne qui accomplit tous ses de-voirs. En effet el|e est sublime, non pas en tantqu'elle est soumise à la loi morale, mais en tantqu'elle se donne cette loi par uno législation propre etlui obéit seulement pour celte raison. Nous avons aussimontré plus haut comment ce n'est ni la crainte ni l'incli-nation, mais seulementle respect de la loi qui constituele seul mobile capable de donner à l'action une valeurmorale. Notre propre volonté, supposé qu'elle n'agisseque sous la condition d'obéir à une législation univer-selle rendue possible par ses maximes, cette volontéidéalement possible est l'objet propre du respect,et ladignité de l'humanité consisté justement dans cetteaptitude à fonder dos lois universelles, mais à la condi-tion de se soumettre en même temps à cette législation.

L'AUTONOMIE DE LA VOLONTÉ

comme pnncipe suprême de la moralité.

L'autonomie de la volonté est cette propriété qui lui

appartient d'être à elle-même sa loi (abstraction faitede la nature dos objets du vouloir). Le principe de l'au-tonomie est donc : de choisir toujours de telle manièreque les maximes de notre choix constituent, dans notrovouloir même, des lois universelles. Pour démontrerque cette règle pratique est un impératif, c'est-à-direque la volonté de tout être raisonnable est liée néces-sairement à une telle condition, il ne peut pas suffira

1. Le sublime est pour Kant cequi est absolument grand. Or, levéritable sublime ne se trouve pasdans la nature extérieure, mai3 ennous-mêmes. La nature n'est su-blime que pour notre imagination.Ce quj est vraiment sublime pour laraison, c'est c* qui dépasse infini-

ment la nature sensible, c'est notreraison elle-même, et dans notre rai-son, l'idée du devoir et la volonté del'accomplir malgré toutes Ie3 tenta-tions ou les résistances de la na-ture. (Voir à ce sujet la Critiquedu Jugement, analytique du su-blime. Barni, t. I,p. 71.)

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M FONDEMENTS DR LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

do décomposer cette volonté on ses élémonts parce

3u'ils'agit d'une proposition synthétique * ; il faudrait

épasspr la connaissance dos objets et entror dans unocritique du sujet, o'est-à-diro fairo uno critique de laraison pure pratique ; car co principe synthétique quiordonne d'une manière apodictiquo doit pouvoir ôtroreconnu a priori; mais co travail n'appartient pas à laprésente heolion. tën revpnche on peut fort bien établir

par uno simple analyse des concepts de la moralité quele. principe susmentionné do l'autonomie ost le seulvéritable principe de la morale. Car on découvre parcetto méthode que ce dernier principe doit être unimpératifcatêgorique et que cet impératif no commandoni plus ni moins que cette autonomie même.

L IIBTER0N0M1B DE LA VOLONTE

comme source de tous les faux principesde la moralité.

Quand la volonté cherche la loi qui doit la déter-miner ailleurs que dans l'aptitude de ses maximes à iarendre elle-même législatrice universelle, quand, sor-tant d'elle-même, elle cherche cette loi dans la naturede l'un quelconque de sesiobjets, il se produit unehétéronomie. Alors la volonté ne se donne plus à,elle-même sa loi, o'est l'objet qui la lui donne, en vertu durapport qu'il a avec elle Ce rapport, qu'il repose surl'inclination ou sur des représentations de la raison» nepeut donner lieu qu'à des impératifs hypothétiques : je

{. Cette proposition : due la vo-lonté raisonnable obéisse à des,maximes qui puissent être érigéesen lois universelles,est synthétique,parce qua l'idçe de volonté raison-nable n'implique pas en elle-mêmel'idée d'obéissance à une législation

universelle. Pour démontrer cetteproposition, il faut pénétrer jusqu'àl'essence intime du sujet et («irela critique de la Raison pure pra-tique. Kant «bordora tout a l'neurecette démonstration, dans la troi-sième section.. >

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DEUXIÈMESECTION. 87

dois faire uno choio parce que j'en wux quelque autre.Au contraire l'impératif moral, o'est-à-dire catégorique,dit: je dois agir do toile ou tello façon, même si je neveux rien d'autre. Par exemple, le premier dit : je nedois pas mentir, si jetions à ma considération; le,second : jo no dois pas mentir, quand même il n'enrésulterait pas la moindre honte pour moi. L'impératifcatégorique doit faire abstraction de tout objet, demanière que l'objet n'ait aucuno influence sur lavolonté ; Il ne faut pas en effet quo la raison pratique(la volonté) se borne à administrer un intérêt étranger,mais qu'elle prouve son droit à être considérée comme

législatrice suprême. Par exemple je dois m'efforcerdo contribuer au bonheur d'autrui, non pas comme si

j'avais quelque Intérêt à ce bonheur (soit en vertu d'uneinclination immédiate, soit, indirectement, en vue de

quelque satisfaction conçue par la raison), mais uni-

quement parce que la maxime qui exclut ce bonheurne peut pas subsister dans un seul et même vouloircomme loi universelle 1.

CLASSIFICATION

de tous les principes possibles de ta moralité

d'après le concept fondamental que nous avons adoptéde l'hêtéronomie.

Ici, comme partout ailleurs, la raison humaine, dansson usage pur, tant que la critique lui a fait défaut, a

essayé toutes les fausses routes possibles avant deréussir à trouver la seule qui soit bonne.

Tous les principes que l'on peut admettre de ce pointdevuesontempmVjfUes çurationnels. Les premiers, tirés

t. .Voir ci-dessus les notes p. S7 (1) et p M (1).

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83 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

du principo du bonheur, s'appuient sur la sensibilité phy-siquoou moralo; les seconds, empruntés au principe dela perfection, reposent, ou bien sur lo concept rationneldo celto perfection, considôréo commo effet possible donotre volonté, ou bien sur le concept d'une perfectionexistant en soi (sur la volonté do Dieu) comme causedéterminante do notro volonté.

Los principes empiriques no sont jamais propres àfonder des lois morales. Car l'universalité qui rendces lois valables pour tous les êtres raisonnables sansdistinction, la nécessité pratiquo inconditionnelle quileur est attribuéo par là mémo, s'évanouissent dèsqu'onles fonde sur la constitution particulière de la naturehumaine ou sur les circonstances contingentes où cettenature so trouvo placée Mais lo principe qu'il fautrejeter avant tous los aulres, c'est lo principo du 6on-heur personnel*, et cela non seulement parce qu'il estfaux et que l'expérience contredit cette proposition quole bien-êtro correspond toujours à la bonne conduite,non seulement parce qu'il ne fournit aucune base à lamoralité, car autre choso est do rendre un homme heu-reux ou de lo rendre bon, d'en fairo quelqu'un d'aviséet d'attentif à ses intérêts ou quelqu'un de vertueux;mais encore parc© qu'il donne comme fondement à lamoralo des inclinations qui la minent bien plutôt etdétruisent toute sa sublimité, car elles rangent dans lamême classe les mobiles de la vertu et ceux du viceet nous apprennent seulement à mieux calculer, détrui-sant tout© distinction spécifique entre ces deux espècesde mobiles*. Pour ce qui est du sentiment moral»,

. i. L'utilitarisme a toujours étépour Kart la négation même de tamorale.

'

2. En effet, si le bonheur est lebut, il n'y a que des calculs bien oumal faits, il n'y a plus d'intentionsbonnes ou mauvaises en elles-mêmes.

3. Shaftesbury (1671-1713, Re-cherches sur la vertu et te mériteadmet des sentiments rationnelsparmi lesquels se trouve le senti-ment du bien et du mal, tout à faitanalogue au sentiment du beau etdu laid.

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DEUXIÈME SEOTION. 89

ce prétendu sens spécial*, il est moins éloigné de lamoralité et de la dignité qui lui appartient (quoiquece soit la marque d'un esprit bien superficiel d'enappeler à ce sens, car ce sont ceux qui sont incapablesdo penser qui espèrent se tirer d'affaire aveo l'aide dusentiment même là où il s'agit de lois universelles, etd'aulro part les sentiments, qui, par leur nature, diffè-rent infiniment les uns dos autres, quant au degré, nopeuvent fournir une mesure fixe du bon et du mauvais,sans compter que l'homme qui juge par sentiment nepeut avoir la prétention d'imposer son jugement àautrui). Mais le sens moral fait au moins à la vertul'honneur de lui attribuer immédiatement la satisfac-tion et le respeot qu'elle nous inspire, il ne lui dit pasen faco quo ce n'est pas sa beauté mais seulement l'in-térêt qui nous attache à elle.

Parmi les principes intelligibles ou rationnels de lamoralité, lo meilleur est le concept ontologique de laPerfection (il est pourtant bien vide, bien indéterminéet par suite bien peu utilisable pour découvrir, dans lechamp immense do la réalité, la plus grando sommedo perfection qui puisse nous convenir, sans compterque, lorsqu'il s'agit de distinguer spécifiquement laréalité, dont il est ici question, de toute autre, il mon-tre une tendance irrésistible à tourner dans un cercle

'Je rattache le principe du sentiment moral au principe du bonheur,

parco que tout intérêt empirique causé par l'agrément qu'une chose nous

procure, soit immédiatement, et abstraction faite de toute espérance d'un

avantage ultérieur, soit au contraire en vue de cet-avantage, prometd'ajouter quelque chose à notre bien-être. De même on doit, avec

llutcheson*, rattacher le principe de la participation sympathique aubonheur des autres k ce même sens moral admis par ce philosophe.(N. de K.)

1. HuUheson (né en 1694, profes-seur à Glasgow) admet un sensmoral sur lequel repose ,1e juge-ment moral, comme le jugementesthétique repose sur un sens par-

ticulier. Mais ce sens moral n'est

pas suffisant pour nous déterminerà l'action. Pour agir il faut l'ap-point d'autres sentiments, comme lasympathie.

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«> FONDEMENTS!/K LA METAPHYSIQUEDESMOEURS.

et n'évlto guèro do supposer tacitement cotlo moralité

qu'il doit oxpllquor*). Lo concept do la perfection n'enest pas moins préférable au concept thfologique quifait dériver la moralité de la volonté Infiniment par-faite do Dieu et cela pour deux raisons: d'abord, parceque, n'ayant pas l'intuition do la perfection divine, non?ne pouvons en dériver l'idôo quo do nos propros concepls,parmi lesquels se trouve au premier rang celui do lamoralité », ensuilo parce que, si nous ne procédons pasainsi (ce qui serait commettre un cerclo grossier dansnotre explication), le seul concept qui nous reste, celuido la volonté divine, que nous nous représentons mue

Î>arl'amour de la gloire et de la domination et à

aquolle nous associons l'image terrible do la passion,do la puissance et de la jalousie', nous conduirait àun système de morale absolument opposé à la moralité.

Si j'avais à choisir entre le concept du sens moralet celui de la perfection en général (concepts qui aumoins ne causent aucun préjudice à la mo.'alitô, bien

qu'ils no suffisent guère à lui fournir une ba3o solido),je me déciderais pour le dernier parce qu'il portedevant le tribunal do la raison pure la question morale,enlevant à la sensibilité lo droit de la trancher, et que,s'il n'arrive par cette loi à aucune solution et laissedans l'indétermination l'idée (d'une volonté bonne en

1. Le bien, dit-on, c'est la per-ectton, par (temple, l'épanouisse-

ment de nos facultés, mats d'aprèsquel principe déclarez-vous quecet aenèvernent do l'être ett lebien? évidemment d'après un. prin-cipe supérieur à la perfectionelle-même. Dans la Mitaphvtiquedes moeurs, Kant fera de la per-fection l'objet des devoirs enversnous-mêmes, en appelant perfectionle développement des facultés quirendent possible la bonne vo-lonté. L'jdée de perfection seraamst fondée sur celle de, devoir

et non l'idée de devoir sur l'idée de

perfection.3. Le bien est ce que Dieu veut,

mais qu'est-ce que Dieu veut? Pourrépondre à cette question nous par-tons d'une certaine idée que nousavons du biep. pieu, par exemple,ordonne la charité, d'Spns-nous,mais c'est gue d'après l'idée quenous nous faisons du bien, nousJugeons la charité bonne.

3. Le texte porte Nucheifert,jalousie : Racheifers, désir de ven-geance ferait peut-être un meilleursens. , i

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DEUXIEME SECTION. tt

sol), Il la conserve sans la fausser jusqu'à ce qu'ellepuisse être déterminée aveo plus de précision 1.

D'ailleurs je crois pouvoir mo disponser d'entrepren-dre tino réfutation développée de toutes ces doctrines,Cetto réfutation est si facile et ceux-là môme que leur ,profession oblige à so déclarer pour l'une de ces théories

(parce que le3 auditeurs ne souffrent guère que l'on

suspende son jugement) la conçoivent si bien que coserait un travail superflu d'y insister. Ce qui nous intô-resso Ici davantage, o'estde savoir que ces systèmes nedonnent à la morale d'autre principe que l'hétéronomiodo la volonté et que, précisément pour cela, ils man-

quent nécessairement leur but.

Toutes los fois que, pour prescrire à la volonté la

règle qui doit la déterminer, on s'adresse à l'objet decette volonté, cetto règlo n'est qu'hétéronomle; l'impé-ratif est subordonné à une condition i c'est si ou parceque l'on veut tel objet que l'on doit agir de telle façon;aussi cet impératif ne peut-il jamais être moral, o'est-à-dire commander catégoriquement. Que l'objet déter-mine la volonté par le moyen de l'inclination, commedans lo système du bonheur personnel, ou par l'Inter-médiaire do la raison appliquée aux objets possibles donotre volonté en général, comme dans le système dela perfection, la volonté, dans toqs les cas, ne se déter-mine pas immédiatement par la seule idée de l'aotion,mais par l'influence qu'exerce sur elle Vidée anticipéede l'effet de l'action: je dois faire une chose parce quej'en veux une autre, et alors il faut qu'en moi-mémo se

pose une autre loi, en vertu de laquelle je veux néces-sairement cette autre chose et cette loi à son tour

suppose un impératif qui détermine cette maxime à un

objet défini. En effet, comme l'attrait que la représenta.-

1. Parce que, pour déterminerl'idée du bien (sans ramener lebien au boaheur), il faut, sui-

vant K,\n\ recourir aux conceptsd'autonomie et d'impératif catégo-rique,

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JE FONDEMENTSDE LA MÉTAPHYSIQUEDES MOEURS.

tion d'un objot possible de notre activité doit exerce»sur le sujet, en vertu de sa constitution, dépend do lanature do ce sujet, soit de sa sensibilité (inclination et

goûts), soit de son entendement et de sa raison qui, envertu dos dispositions particulières de leur naturo, s'ap-pliquent avec plaisir à un objet, ce serait donc à pro-

prement parler la naturo qui donnerait la loi; ot alors,non seulement celte loi, comme telle, ne pourrait êtreconnue et démontrée que par l'expérience et, par suite,serait contingente, donc incapable de fonder une règlepratique apodictique, comme doit ôtro la règle morale,mais encore elle ne serait jamais qu'hëtéronomie de lavolonté. Ce no serait pas la volonté qui se donnerait àelle-même sa loi, mais elle la recevrait d'une impulsionétrangère, par l'intermédiaire d'une certaine constitu-tion du sujet qui la disposerait à en subir l'action.

La volonté absolument bonne, dont le principe doitêtre un impératif catégorique, reste donc indéterminéeà l'égard de tous les objets et ne contient que h formedu vouloir en général, et c'est en cela que consiste

l'autonomie; c'est-à-dire que l'aptitude de la maximede touto bonne volonté à se tranformer en loi univer-selle est la seule loi fue s'impose à elle-même lavolonté de tout èî'-p raisonnable, sans y ajouter aucunâutro principe tiré de l'inclination ou de l'intérêt.

Mais, comment une pareille proposition pratique,synthétique a priori est-elle possible 1, pourquoi est-ellenécessaire? voilà une question dont la solution dépasseles limites de la Métaphysique des moeurs*, aussi

n'avons-nous pas affirmé ici la vérité de cette propo-

1. Kant revient encore a celte

?[uestionqu'il a déjà posée plusieurs

ais, mais qu'il n'a pas encore essayéde résoudre.

3. L'objet de la Métaphysiquedes moeurs (en y comprenant lesfondements de cette science) est de

déterminer le principe suprême dela morale et d'en déduire les règlesde la conduite. Pour ce qui estd'établir la valeur objective de ce

principe, c'est un problème qui ne

pourrait être résolu que par uni

critique de la Raison pratique.

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DEUXIEME SECTION. »

sition ni prétondu que nous eussions entre les mainsle moyen do la prouver. Nous avons seulement montréon développant lo concept de la moralité tel qu'il estuniversellement admis, qu'une autonomie de la volontéso liait inévitablement à co concept ou plutôt lui ser-,vait do base. Quiconque tient la moralité pour quclquoclioso de réel et non pour une idée chimériquo sans

vérité, doit admettre lo principe do la moralité que nousavons proposé. Cetto seconde section a donc été, commela première, purement analytique 1. Pourôtablir mainte-nant que la moralité n'est pas une chimère, idéo quis'impose si l'impératif et aveo lui l'autonomie do lavolonté sont des vérités et sont nécessaires comme

principes a piiori, il faut admettre la possibilité cCun

tisage synthétique de la raison pure pratique 9; maisnous no pouvons tenter celte voie sans commencer parfairo la critique de celte faculté de la raison. Nous

exposerons dans la dernière section les grandes lignesde cetto critique autant qu'il est nécessaire pour attein-dre notre but.

'

1. Ce passage résume nettementla méthode que Kant a suivie danstoute cette seconde partie : S'il y aune moralité, elle ne peut consister

que dans l'Impératif catégorique etI autonomie de la volonté, mais ya-t-il une moralité, ou l'idée mêmede moralité est-elle chimérique?Kant va indiquer dans la troisièmesection la solution de ce problème.

2. De même que la fonction de la

pensée théorique est d'établir apriori certaines synthèses, parexemple, celle de la cause et del'efTet. Nous savons que la proposi-tion : La bonne volonté est la vo-lonté autonome, obéissant à deslois universelles qu'elle pose elle-même, est une proposition synthé-tique. Il faut pouvoir démontrer apriori, la nécessité de cette syn-thèse.

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TnOISIKME SECTION

PASSAGE DE LA MÉTAPHYSIQUE DE8 MOEURS

A LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE

LB CONCEPT DE LA LIBERTÉ

est la Clef qui donné l'explication de l'autonomiede la volonté.

La volonté est une espècede causalité qui appartientaux êtres vivants, mais seulement en tant qu ils sontraisonnables et la liberté serait la propriété qu'auraitcette causalité d'agir sans y être déterminée par descauses étrangères, de même que la nécessité naturelleest la propriété que présente la causalité, chez tous lesêtres dépourvus do raison, d'être déterminée à l'actionpar l'influence de causes étrangères.

L'explication que nous Venons de proposer' dô laliberté est négative et pat*suite ne nous permet pasd'en pénétrer l'essence; mais on peiit en dérivëf unconcept positif de cette même liberté qui n'en sera queplus riche et plus fécond 1.Si l'idée de causalité entraînecelle do lois, en vertu desquelles une chose que nousappelons effet doit être produite par une autre choseappelée cause, la liberté, bien qu'elle ne soit pas le

1. Cette liberté positive consiste,pour Kant, à obéir à une loi que lavolonté s'impose à elle-même, sanssubir aucune influence extérieure.Ce qui est libre, c'est l'acte par

lequel l'être raisonnable pose uneloi pour s'y conformer ensuite. Laliberté négative consiste à ne pasêtre déterminé par les lois de lanature. ,

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TH0I8IÊMR SECTION. 95

caractère d'uno volonté obéissant à des lois naturelles,n'échappo pourtant pas à tOuto ospèco de lois 1; c'est aur.onlrairo uno causalité d'après des lois immuables,mais d'uno espèce particulière, car, autrement, unovolonté libro serait une absurdité. La nécessité naturelle

était, pour les causes efllcienlos, une hétéronomio; car,pour quo l'eflot put so produire, uno condition était

nécessaire, à savoir quo la cause efflcionlo fût déterminéeà l'action par quelque, chose d'étranger. Que pout donoêtre la liberté do la volonté sinon l'autonomie, c'ost-à-dire lo caractère qui appartient à la volonté d'être àclle-mêmo sa propre loi ? Mais la'proposition : lavolonté est à elle-même, dans toutes nos actions, sa

propre loi, n'est qu'uno autre formule du principe quinous défend d'agir d'après une maxime qui ne puissevouloir s'ériger elle-même en loi universelle. Or celteformule est justement celle do l'impératif catégoriqueet le principe do la moralité; ainsi une volonté libreet uno volonté soumise à des lois morales, c'esttout un.

Si dono la liberté de la volonté est supposée, une

simple analyse de son concept en fait sortir la moralitéavec son principe. Ce principe n'en n'est pas moins

toujours une proposition synthétique : une volontéabsolument bonne est une volonté dont la maxime peuttoujours renfermer dans 6on sein une loi universello,qui n'est autre que cetto maxime même;car Tanalysedu concept d'uno volonté absolument bonne ne nousdonne nullement cette propriété de sa maxime 9. Maisdes propositions synthétiques de ce genre ne sont pos-sibles que si les deux notions qu'elles contiennent

1. Une liberté d'indifférence se-rait absurde.

3. Ce point a été expliqué plusbadt. L'idée d'une volonté absolu-ment kdhne n'est pas Identique à

1idée d'une volonté dont la maximeest une loi Universelle. Il y a là Unesynthèse dont il faut trouver leprincipe. Ce principe ce sera 1idéede liberté,

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M FONDEMENTS DE LA METAPHYSIQUE DES MOEURS.

peuvent ôtro reliées ontro olles par l'intermédiaired'un troisiômo terme en qui cllos so rencontrent toutesles deux. Or lo concept positif de la liberté donne cetroisième terme, qui no peut pas être, comme lorsqu'ils'agit do causes physiques, la naturo du mondo scnsibje(dans lo concept do laquelle l'idéo d'uno certaino choseconsidérée comme cause so lie à l'idée d'une autrechose considérée comme effet). Quel est donc co troi-sième termo auquel nous adrosso la liberté et dont nousavons une idée a priori ? Nous no pouvons pas lemontrer dès maintenant ni expliquer comment le con-cept de la liberté se déduit do la raison pure pratiqueet comment, avec la liberté, un impératif catégoriqueest possible. Il nous faut pour cela encore quelquepréparation.

La LIBERTÉdoit être supposée COMMEPROPRIÉTÉDBLA VOLONTÉde tous les êtres raisonnables.

11ne suffit pas d'attribuer la liberté à' notre volonté,pour quelque raison que ce soit d'ailleurs, si nousn'ayons pas une raison suffisante pour l'accorder éga-

lement à tous les êtres raisonnables. Car, la moralité nenous prescrivant ses lois qu'en tant que nous sommesdes êtres raisonnables, elle doit donc valoir égalementpour tous les êtres raisonnables, et comme elle ne peutêtre déduite que du caractère de liberté qui appartientà notre volonté, nous devons pouvoir démontrérque laliberté est lo caractère de la volonté de tous les êtresraisonnables; et il ne suffit pas de l'établir seulementau moyen de quelques prétendues expériences faitessur la nature humaine (une telle entreprise est d'ail-leurs radicalement impossible, et la démonstration nepeut être faite qu'à priori), il faut démontrer quece caractère appartient nécessairement et on général à

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TROISIÈME SECTION. 9?

l'activité de tous les êtres raisonnables doués devolonté. Je dis donc : un ôtro qui no pout agir quesous l'idée do la liberté est, par là même, vraimentlibro au point do YUOpratiquo, c'est-à-diro que toutesles lois qui sont inséparablement associées à l'idée deliberté sont valables pour lui, absolument commo si laliberté do sa volonté en ellc-mèmo avait été expliquéod'uno manicro valable, au point do vuo do la philoso-phie théoriquo*. Or j'afflrmo quo nous doYons néces-sairement accorder à tout être raisonnablo doué devolonté l'idéo do la liberté, commo étant la conditionmémo do son activité 1. En effet l'idéo d'un tel être im-

plique ccllo d'uno raison qui est pratiquo, c'est-à-dire

qui exerce uno action causale à l'égard de ses objets.Or il est impossible do concevoir uno raison qui, ayantconscience d'être elle-mêmo l'auteur do ses jugements,recevrait du dehors sa direction, car alors le sujetdevrait attribuer la détermination de sa faculté de

juger non pas à sa raison,mais à une inclination. Sa

' La méthode que je suis, et que je crois suffisante pour le but que jeme propose, consiste à admettre la liberté comme une simple idée quetous les êtres raisonnables prennent comme principe do leur conduite;je l'ai adoptée pour ne pas être obligé de démontrer la liberté au pointde vue théorique. C:r, quand même cette dernière démonstration ne

pourrait être faite, les lois qui obligeraient un être vraiment libre n'enseraient pas moins valables pour un être qui ne pourrait agir que i'opi'ès-.'idée de sa propre liberté. Nous pouvons donc ici nous débarrasser dufardeau qui pèse sur la théorie (N. de K.).

i. Kant veut dire ceci : Un êtreraisonnable né peut agir en tant

qu'être raisonnable qu^ la condi-tion de se supposer libre (dans lesens du mot liberté indiqué plushaut). Si, en effet, il obéit à unecausalité autre que celle de sa rai-son, il n'agit plus en tant qu'être:raisonnable. Quant a la méthodeque Kant se propose ici de suivre,.il l'explique suffisamment dans la

note qu'il a ajoutée au texte. Cetteméthode est toujours la même quecelle qui a été suivie dans ladeuxième section : Si l'être peutagir comme personne raisonnableil doit supposer qu'il est libre.Mais-reste à savoir si cette libertéest réelle^Kant montrera que ladistinctlénVdu phénomène et dunoumènb fa'mid possible, on pour-rait riêjne dire probable.

KANT.

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98 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

raison doit donc so considéror elle-même comme étantl'auteur de ses propres principes, indépendamment detoute influence étrangère ; en conséquence elle doit,commo raison pratique ou commo volonté d'un être

raisonnablo, se regarder elle-même commo libre ; autre-ment dit la volonté d'un tel être ne peut être conçuecomme lui appartenant réellement quo par cetto idéede liberté;il faut donc, au point de vue pratique, attri-buer une-telle volonté à tous les êtres raisonnables.

DE LINTERET

qui s attache aux idées de la moralité.

Nou3 avons, en dernière analyse, ramené à l'idée dela liberté le concept déterminé do la moralité; maisnous n'ayons pas pu établir que cette liberté fût, mêmeen nous et dans la nature humaine, quelque chose deréel. Nous avons vu .seulement quo nous devions la

supposer, si nous voulions nous faire l'idée d'un être

raisonnable, ayant conscience de sa causalité à l'égarddo ses actions, c'est-à-dire doué de volonté et nous

trouvons ainsi que nous devons, par la même raison,accorder à tout être doué de raison et de volontécette faculté de se déterminer à agi;* sous l'idée mêmede sa liberté.

Do la supposition de cette idée dérivait la conscienced'une loi de l'action, loi qui nous prescrivait de pren-dre pour règles subjectives do notre conduite, c'est-à-

diropour maximes, dos principes susceptibles de revê-tir uno valeur objective, c'est-à-dire universelle et deservir à former une législation universelle qui nousfût propre. Mais pourquoi donc dois-je me soumettreà ce principe, et cela comme être raisonnable en gé-néral, et pourquoi tous les êtres doués do raison doi*

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TROISIÈME SECTION- «9

vent-Us s'y soumettre également? J'avoue qu'eucunintérêt 1 no m'y pousse, car l'intérêt no saurait donnerun impératif catégorique; et pourtant il faut nécessai-rement quo j'y prenne un certain intérêt et que jecomprenne comment cela se peut faire ; en effet cedevoir est à proprement parler un vouloir qui seraitcelui de tout être raisonnable, dont la raison pourraitdevenir pratique sans rencontrer d'obstacles. Mais pourdes êtres comme nous qu'affectent des mobiles d'unautro genre, comme ceux do la sensibilité, et qui nefont, pas toujours ce que ferait la raison livrée à elle-

même, cette nécessité de l'action s'appelle seulementdevoir et la nécessité subjective se distingue de lanécessité objective.

Il semble donc qu'en supposante liberté, nous n'ayonsfait que supposer la loi morale, o'est-à-dire le principede l'autonomie de la volonté, et quo nous n'ayons pudémontrer la réalité et la nécessité objectives de co

principe en lui-même. Nous aurions, il est vrai, obtenuun avantage très appréciable en déterminant au moins,d'une façon plus exacte qu'on ne l'avait fait jusqu'ici,le vrai principe de moralité; mais, en ce qui cou-cerne sa valeur et la nécessité pratique de s'y sou-mettre, noua ne serions pas plus avancés \ car nousn'aurions aucune réponse satisfaisante à faire à celui

qui nous demanderait pourquoi dono il faut que l'uni-versalité de notre maxime, conçue comme loi, de-vienne la condition restrictive de nos actions ; surquoi nous fondons la valeur que nous attribuons àcette manière d'agir, valeur si grande qu'il fie peut yavoir nuUopart d'intérêt plus grand'; et comment il sefait que l'homme ne croie avoir que de cette manièrele sentiment do sa valeur personnelle, valeur devant

i. L'intérêt est un mobile sensible |(voir la note de Kant a la page 116).

â. L'intérêt, dont paris Kant, |

c'est donc U valeur que nous attri-buons a une conduite dominée parl'Impératif catégorique.

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100 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

laquelle celle d'un état agréable ou pénible sembledevoir être comptée par rien.

Nous trouvons, il est vrai, quo nous pouvons attacherde l'intérêt à une qualité personnelle, dont 1intérêt denotre situation ne dépend pas, mais qui nous rendraitseulement dignes de participer au bonheur, si la raisonen était la dispensatrice; autrement dit le seul faitd'ctro digno d'être heureux peut nous intéresser parlui-môme, indépendamment du mobile de l'espérancodo participer à ce bonheur. Mais ce jugement est, enréalité, la conséquence do l'importance que noussommes déjà supposés attacher aux lois morales (ennous détachant, par l'idée do liberté, de tout intérêtempirique); mais il est impossible do comprendre ainsique nous devions nous détacher de cet intérêt, c'est-à-dire quo nous devions nous considérer comme libresdans nos actions, tout en nous regardant comme soumisa certaines lois, do manière à trouver dans notropropre personne uno valeur capable do compenser laporto de tout ce qui peut donner du prix à notro vie,et nous no pouvons pas voir de cette manière commenttout cela est possible et d'où vient, par conséquent,que la loi morale oblige 1.

Ici apparaît, il faut bien l'avouer franchement, unesorte do cercle dont il ne semble pas facile de sortir*.Nous nous supposons libres dans l'ordre des causesefficientes afin de nous considérer commo soumis à deslois morales dans l'ordre des fins et ensuite nous nousregardons commo soumis à ces lois parce quo nousnous sommes attribué la liberté do la volonté; car laliberté et la législation propre de la volonté sont toutes

i. L'intérêt suprême, c'est la va-leur que nous attribuons à l'auto-nomie et à la liberté. C'est cettevaleur absolue qu'il faudrait dé-

montrer, car c'est parce que nous ycroyons, que le fait d'être digne

d'être heureux peut nous intéresser,indépendamment de l'espéranced'être réellement heureux.

3. Ce cercle consiste a.démontrerla moralité par la liberté, et la li-berté parla moralité.

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TROISIÈME SECTION. 101

deux de l'autonomie, ce sont par suite deux conceptsque l'on peut substituer l'un à l'autre, mais, justementpour cette raison, on ne peut se servir de l'un pourexpliquer l'autre et en rendre raison. Tout ce que l'onpeut faire c'est de ramener à un seul concept deuxreprésentations du même objet qui semblent différentesau point do vue logique (comme on réduit plusieursfractions de même valeur à leur plus simple expression).

Mais un moyen nous reste 1, c'est de chercher si,lorsque nous nous considérons, grâce à la liberté,comme des causes efficientes agissant a priori, nous,no nous plaçons pas à un autre point de vue qu'ennous représentant notre propre personne d'après sesactions envisagées comme des effets que nous avonssous les yeux.

11y a une remarque que l'on peut faire, sans se iivrerà des méditations bien subtiles, et que l'on peut sup-poser à la portée de la pensée la plus vulgaire, quoi-qu'elle la fasse à sa manière, par une distinction con-fuse do la faculté de juger qu'elle appelle sentiment,c'est que toutes les représentations qui se produisenten nous indépendamment de notre volonté (commecelles des sens) nous font seulement connaître lesobjets tels qu'ils nous affectent et nous laissent ignorerce qu'ils peuvent être en eux-mêmes, et que, par con-séquent, les représentations de cette espèce, en dépitdes plus grands efforts d'attention, en dépit de la clartéque peut y ajouter l'entendement*, nous conduisentseulement à la connaissance des phénomènes, mais

1. Kant aborde Ici l'idée esser-llclle de cette troisième section. Levéritable fondement des idées quenous avons tous de notre liberté etde notre autonomie, et aussi de la va-leur absolue de cette autonomie etdecette libcrté.doit être cherché dansle mot nouménal. Si la personne

phénoménale était tout notre être,ces idées seraient des illusions :mais si, derrière notre personneempirique, se cache une personneintelligible, elles pourront avoir unobjet réel.

t. En leur appliquant les calé-,gories.

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461 FONDEMENTSDE LA MÉTAPHYSIQUEDESMOEURS.

jamais à celle dos choseè en elles-mêmes. Une foiscette distinction faite (et il suffit pour la faire de remar-

quer la diiïérence qu'il y a entre les représentationsque nous recevons du dehors et dans lesquelles noussommes passifs, et celle3que noii3 produisons unique-ment par nous-mêmes et dans lesquelles nous mani-festons notre activité1), il en résulte naturellement quel'on doit nous accorder ôt admettre, derrière le3 phéno-mènes, quelque chose qui n'est pas phénomène, c'est-à-diro des choses en soi, tout en avouant que, vu l'im-

possibilité de les connaître autrement que par la ma-nlèro dont elles nous affectent, nous ne pouvons asseznous rapprocher d'elles pour savoir ce qu'elles sont enelles-mêmes. C'est ainsi que nous sommes conduits à

distinguer, encore assez grossièrement il est vrai, lomonde sensible du momè intelligible*, le premierpouvant être très différent chez différents spectateurs,à causo do la diversité des sensibilités 8, tandis quo lo

second, qui est lo fondement du premier 4, reste tou-

jours lo même. Mais il y a plus, l'homme ne peut pas seflatter d'arriver à savoir ce qu'il est en lui-même, parla connaissance quo le sens intime peut lui donner desa propre personne. Car comme il ne se crée pas, pourainsi dire, lui-même et qu'il no forme pas a priorimais tire do l'expéricnco l'idée qu'il a de sa personne,naturellement il no so connaît quo par lo sens intime,c'est-à-dire seulement par l'apparence phénoménale de

1. Ce passage s'explique, parceque Kant dit un peu plus loin : enmême temps que des êtres sensiblesnous sommes de pures activités, et,en tint que pures activités nousnous rattachons au monde intelll-

§lble.Le rôle de la pure activité m

o mettre de l'ordre dans les pN -nomènes et de les rsmener à l'unité.Celte uhité est ce que nous pro-duisons par nous-mêmes.

3. Verstandetwett.3. Ce qui peut différer suivant

les personnes, d'après la Critiquede ta Raitdn pure, c'est peut-êtrela qualité des phénomènes, mais honleur ordre (par exemple, l'ordre"ausal), en tant qu'il résulte descatégories

4. Le monde sensible n'est quele monde intelligible, réfracté pourainsi dire dans 1espace et le temps.

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TROISIÈME SECTION. 105

sa nature et par la manière dont sa conscience estaffectée. Mais il faut bien qu'au delà de cetto collectionde phénomènes, qui compose son propre sujet, iladmette quelque autre chose qui serve de fondement àces phénomènes, c'est-à-dire son moi, quelle qu'enpuisse être la naturo intime ; en conséquence il fautbien qu'eu égard à la simple sensation et à la récep-tivité des sons il se considère comme appartenant aumonde sensible, mais qu'en revanche eu égard à co quiest en lui pure activité (co qui parvient à la conscienced'une manière immédiate et non par l'action des sens),il so rattache à un monde intelligible*, dont il ne saitd'ailleurs rien de plus.

L'homme qui réfléchit portera un jugement semblablesur toutes les choses qui peuvent tomber sous ses

yeux»; on peut même admettre que la raison la plusvulgaire n'est pas incapable de ce jugement, car on sait

qu'elle est très portée à supposer, derrière les objetssensibles, quelque réalité invisible, active par elle-même.Il est vrai qu'ello gâte cette idée en donnant une formesensible à cette chose invisible, en voulant en faire un

objet d'intuition, aussi n'en est-elle pas plus avancée.Or l'hommo trouve réellement en lui-même une

faculté par laquelle il se distingue de tous les autresêtres et même de lui-même en tant qu'il est aflectépar les objets, cette faculté c'est la Raison 9. La raisonconsidérée comme activité spontanée s'élève au-dessusmêmedo YEntendement* ; en effet, bien que celui-ci soitaussi une activité spontanée et qu'il ne contienne passeulement, commo la sensibilité, des représentationsqui n'apparaissent que si l'on est affecté par les choses(c'est-à-dire si l'on est passif), il ne peut pourtant pro-

1. InttUektuetle»uelt.i. C'est-à-dire sur les corps. Une

fois convaincu que ces corps, telsqu'ils nous apparaissent, he sontque des phénomènes, je suis néces-

sairement amené a croire que ces

Shénomènescachent quelque chose

e réel.3. Vemunft.4. Ventand.

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m FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

duire par son activité d'autres concepts que ceux quservent seulement h ramener à des règles les représen*tations sensibles et à les relier ainsi dans l'unité d'uneconscience et, sans l'aide des sens, il ne penserait abso-lument rien. Au contraire, la raison, en produisant ce

quo l'on appelle dos idées, manifesto uno spontanéitési puro quo nous pouvons nous élever, ayec son aide,bien au-dessus do co que les sens peuvent nous donner.Sa fonction la plus haute consiste à distinguer l'un del'autre le monde sensible et lo monde intelligible, età tracer ainsi des limites à l'entendement lui-même 1.

C'est pourquoi un être raisonnable doit se considérer,en tant qu'Intelligence {en détournant ses yeux do sesfacultés inférieures), commo appartenant non pas aumonde sensible mais au monde intelligible; il peutdonc so placer à deux points de vue différents pour seconsidérer lui-mèmo et reconnaître les lois qui pré-sident à l'usago do ses facultés et, par suite, à toute sa

conduilo; d'un côté, en tant qu'il appartient au mondesensible, il obéit aux lois do la naturo (hétéronomie), de

l'autre, en tant qu'il appartient au monde intelligible,il obéit à des lois indépendantes do la naturo, lois quino sont pas fondées sur l'expérience, mais uniquementsur la raison.

Commo être raisonnable et, par suite, appartenant aumondo intelligible, l'hommo ne peut concevoir la cau-salité do sa propro volonté que sous l'idée de liberté 1;

1. La fonction essentielle de l'en-tendement (Ventand) est d'im-poser aux phénomènes des règles(catégories). Cello de la raisoniVernunfl) est de concevoir desliK'cs dépassant les phénomènes etdestinées à ramener ces phéno-nomènes à une unité suprême.Ainsi, je ramène à l'idée d'un moisimple et incorruptible l'ensembledes phénomènes psychologiques.

L'idée du Dieu parfait unifie l'en-semble des phénomènes du monde.Kant a montré dans la Critique dela liaison pure, non pas que cesidées ne correspondaient à aucunobjet, mais qu'on ne pouvait, ni at-teindre cet objet par une intuition,ni en démontrer la réalité par leraisonnement (voir l'Introduction).

2. Voilà la démonstration, et laseuls qui soit possible, de la liberté

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TROISIÈME SECTION. 10$

car l'indépendance à l'égard des causes déterminantesdu monde sensible (indépendance que la raison doit

toujours s'attribuer) est la liberté. Or, à l'idée deliberté se rattache d'une manière indissoluble l'idéed'autonomie et à cette dernière idée le principe généralde la moralité, lequel est, au moins d'une manière

idéale, le principe des actions de tous les êtres raison-

nables, au même titre que les lois de la nature serventdo principes à tous les phénomènes.

Ainsi disparaît le cercle vicieux 1que nous soup-

çonnions tout à l'heure de se dissimuler dans lo rai-sonnement par lequel nous passions de la liberté àl'autonomie et de l'autonomie à la loi morale. On pou-vait nous accuser, en effet, do n'avoir proposé l'idée dela liberté qu'en vi'o de la loi morale, afin de conclureensuite de la liberté à la loi, etde ne pouvoir, par suite,donneraucune raison do cette dernière loi. On pouvaitdire que nous avions posé la liberté en principe commeuno sorte do postulat que lésâmes bien pensantes nousaccorderaient volontiers, mais que nous ne pourrionsjamais élever au rang do proposition démontrable. Maisnous voyons maintenant que, lorsque nous nous conce-vons comme libres, nous nous transformons en citoyensd'un monde intelligible où nous découvrons l'autonomieavec sa conséquenco la moralité; tandis que, lorsquenous nous regardons commo obligés par le devoir,nous nous considérons commo appartenant à la fois aumonde sensible et au monde intelligible.

et en même temps, car ces idéessont logiquement inséparables, del'autonomie et de l'impératif mo-ral.

1. Le cercle s disparu parce que

la liberté n'est plus démontrée parl'autonomie, ni l'autonomie par laliberté. L'autonomie et la liberté sedéduisent toutes les deux de l'idéede notre nature intelligible.

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106 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

Comment un impératif catégorique est-il possible?

L'être raisonnable se rattache, commo intelligence, aumonde intelligible et, s'il appelle sa causalité volonté,c'est seulement parce qu'il la constdèro comme unecause efficiente appartenant à co monde. D'un autrecôté il a aussi conscienco de lui-même comme d'unepartie du monde sensible; et, dans co monde, il saisitses propres actions comme les simples phénomènes decette causalité transcendante; mais il ne peut com-

prendre comment dés actions émanant de ce principeinconnaissablo sont possibles; il lui faut donc consi-dérer ses actions, en tant qu'elles appartiennent aumonde sensible, commo déterminées par d'autres phé-nomènes, par exemple par des désirs ou des inclina-tions 1. Si j'étais membre seulement du monde intelli-

gible, toutes mes actions seraient donc parfaitementconformes au principe de l'autonomie do la pure volonté ;mais, en tant que je suis simplement unepartiedumondosensible, elles doivent être considérées comme entière-ment conformes à la loi naturelle des désirs et des

inclinations, c'est-à-dire à rhétéronomie de la nature.

(Dans lo premier cas elles reposeraient sur lo principesuprême do la moralité, dans lo second sur le principedu bonheur.) Mais, comme le monde intelligible con-tient le principe du monde sensible et par suite le

principe des lois de ce monde*, comme il. donne

1. Sur cette grave question de taconciliation de la liberté intelli-gible avec le déterminisme sen-sible, consulter : t' là Critique deta Raisonpure, Dialectique trans-cen t rtalc, Explication de l'idée

cosmologique d'une liberté enunion avec ta nécessité naturelle;2* la Critique de la Raison pra-tique. Part. I, liv. 1, ch. m. Examen

critique de l'analytique de la Rai-son pure pratique. Barnl, 273 à302, et en particulier le3 pages 289ct290,Picavetp. 1G2-193= 170-180;3' les Pivtégomenes. Partie III,g 53. Nous avons réôumé dans l'In-troduction la théorie de Kant à cesujet.

2. Le système des phénomènesavec leurs lois s stn fondement,

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TROISIÈMESECTION. 1W

immédiatement des lois à ma volonté (qui appartienttout entière au monde intelligible) et qu'il doit être

conçu de cette manière, alors bien que d'un côté j'ap-partienne au monde sensible, de l'autre, en tant queje suis une intelligence, je me considérerai commesoumis aux lois du monde intelligible, c'est-à-dire dela raison qui exprime par l'idée de liberté la loi de ce

monde, et ainsi à l'autonomie de la volonté. C'est pour-. quoi les lois du monde intelligible pourront devenir

pour moi des impératifs et les actions conformes à ce

principe des devoirs.

Ainsi, ce qui rend possibles des impératifs catégo-riques, c'est l'idée de liberté qui fait de moi un membred'un monde intelligible; et, si je n'étais pas autre

chose, toutes mes actions seraient toujours conformesà l'autonomie de la volonté. Mais, comme je vois enmême temps en moi un citoyen du monde sensible,elles doivent seulement y être conformes. Ce devoir

catégorique nous représente une proposition synthé-tique a priori, en co sens, qu'à ma volonté affectée

par des désirs sensibles s'ajoute l'idée de cette mêmevolonté comme appartenant au monde intelligible,c'est-à-dire pure et pratique par elle-même et conte-nant la condition rationnelle suprême de la volonté

sensible; à peu prè3 commo aux intuitions du mondesensible s'ajoutent des concepts de l'entendement quin'expriment par eux-mêmes que la forme d'une loi en

général et qui rendent possibles les propositions syn-thétiques a priori, sur lesquelles repose toute connais-sance de la nature 1.

incompréhensible, il est vrai, pournous, dans le monde intelligible.Il s'ensuit que le même phéno-mène, par exemple un mensonge,peut avoir à la fois une cause em-pirique, mon caractère, et unecause intelligible, le libre choix

que le noumène a fait de ce carac-tère.

1. Par exempte, le concept decausalité, s'ajoutant i l'intuitionsensible de deux phénomènes suc-cessifs, me permet d'établir unssynthèse nécessaire entre ce; deux

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'108 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

L'usago pratique que lo commun des hommes faitde la raison conflrmo la justesse de cetto déduction.11n'est personne, pas même le pire scélérat, pourvuqu'il soit habitué à faire usage de sa raison qui, si onlui propose des exemples de loyauté dans les inten-

tions, de persévérance dans l'obéissanco aux bonnes

maximes, de sympathie et de bienveillance pour tous

(allant jusqu'à de grands sacrifices d'avantages et de

bien-être), no souhaite d'avoir de pareils sentiments.11ne peut pas, à cause de ses inclinations et de ses pas-sions, réaliser ce souhait, mais il désire pourtant êtreafl'ranchi de tendances qui sont un fardeau pour lui. 11montre par là que, par une volonté affranchie des impul-sions de la sensibilité, il se transporte en idée dansun ordre de choses bien différent du domaine où

s'agitent ses propres désirs sensibles. En effet, en for-mant un pareil souhait, il n'espère aucune satisfactiondo ses désirs, ni un état où seraient contentées toutesses inclinations réelles, en y ajoutant celles qu'il pour-rait imaginer (car alors l'idée qui lui arrache ce souhait

perdrait toute sa valeur) non, il ne pense qu'à la valeur

intrinsèque plus grande que pourrait prendre sa per-sonne. 11 croit être cetto personne meilleure dès qu'ilse place au point de vue d'un membre du monde

intelligible et c'est à quoi lo contraint malgré lui l'idéedo liberté, c'est-à-dire l'idée do l'indépendance à l'égarddes causes déterminantes du monde sensible 1. Et, enso plaçant à ce point de vue, il prend conscience d'unobonne volonté, qui, do son propre aveu, dicte à la mau-vaise volonté, qu'il manifeste comme membre du mondesensible, uno loi dont il reconnaît la dignité tout en

phénomènes et d'afllrmer que l'unest la cause do l'autre. De mêmel'idéo de la volonté Intelligible

Svolonté nouménalc) ajoutée à ridéele volonté empirique (volonté phé-

noménale), donne aux actes sen-

sibles le caractère de devoirs uni-versels et permet de dire : Ceci estun devoir.

1. Kant invoque ici, une fols deplus, le témoignage du bon senspopulaire.

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TROISIÈME SECTION. 10,

la transgressant. Lo devoir moral est donc la volonté

propre nécessaire d'un membre du monde intelligible,mais il no lui apparaît commo devoir qu'en tant qu'ilse considère comme étant en même temps membre dimonde sensible.

DE LA DERNIÈRE LIMITE 1

de toute philosophie pratique,

Tous les hommes conçoivent leur volonté commelibre. De là viennent tous les jugements par lesquelsils déclarent quo telle action aurait dû être accomplie,bien qu'elle n'ait pas été accomplie. Pourtant cetteliberté n'est pas un concept empirique, et elle no peutpas l'être, car c'est une idée qui persiste toujours, bien

que l'expérience nous montre le contraire des consé-

quences que devrait 'entraîner nécessairement l'hypo-thèse de la liberté. D'un autre côté il est aussi néces-saire que tout ce qui arrive soit inévitablement déter-miné par les lois de la nature et celte nécessité natu-

relle, elle non plus, n'est pas un concept empirique,précisément à cause de l'idée de nécessité qui y est

impliquée et qui suppose une connaissance a priori.Mais ce concept d'uno Nature* est confirmé par l'expé-rience; on no peut même éviter do le supposer si l'onveut que l'expérience soit possible, j'entends par làune connaissance systématique des objets des ser.sreliés entre eux par des lois universelles. La liberté

l. Il s'agit de la limite que ta rai-son ne peut dépasser dans l'explica-tion de certains priucipes de 1a mo-ralité. Il est Impossible suivant Kant

d'expiiquèr comment la raison purspeut (Ire pratique, comme la liber-

té intelligible peutdevenirune causedenos actions et comment une loi dela raison pure peut nous intéresser.

2. Nature c. a. d. enchaînementnécessaire des phénomènes suivantdes règles.

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110 FONDEMENTS DR u\ METAPHYSIQUE DES MOEURS. .

n'est donc qu'uno idée do la raison, dont la réalitéobjective en elle-même est douteuse, tandis que lanaturo est un concept de l'entendement dont la réalitése démontre et doit so démontrer nécessairement pardes exemples empiriques.

Il y a là pour la raison matière à dialectique', car laliberté qui est attribuée à la volonté semble être encontradiction avecla nécossitô de la nature. Toutefois,bien qu'au point de vue spéculatif la raison, placéepour ainsi diro entre deux chemins, trouve celui de lanécessité naturelle mieux tracé et plus praticable quecelui de la liberté, pourtant, au point de vue pratique,la voie étroito de la liberté est la seule où nous puis-sions faire usago do notre raison pour agir ou ne pasagir. C'est pourquoi il est aussi impossible à la philo-sophie la plus subtile qu'à la raison la plus vulgaired'écarter la liberté par des sophismes. Il faut doncsupposer qu'il n'y a pasdo contradiction véritable entrela liberté et la nécessité naturelle; car on ne peut pasplus renoncer au concept de la nature qu'à celui dela liberté.

En attendant il faut tout au moins dissiper cettecontradiction apparento d'une manière convaincante,•quand même on n'arriverait jamais à comprendre com-ment la liberté est possible. Car, si l'idée de libertéétait en contradiction aveo elle-même ou avec l'idée dela nature, qui est tout aussi nécessaire, il faudraitl'abandonner résolument en faveur de là nécossitô natu-relle.

Or il est impossible d'échapper\à cette contradiction

1. La dialectique résout des an-tonomies, c'est-a-dire des contra-dictions. Or, Kant se trouve icien présence de deux concepts con-tradictoires qui s'imposent tousles deux à nous avec une égalenécessité. Pour résoudre celte con-

tradiction, Kant rapporte ces deuxconcepts à deux mondes diffé-rents, le concept de causalitéappartenant au monde des phé-nomènes et te concept de libertéappartenant su monde de» nou-msnoA.

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TROISIÈME SECTION. 111

si le sujet qui so croit libre, se conçoit lui-même, quandil so déclare libre, dans le même sens et sous le même

rapport quo lorsqu'à l'égard de la mémo action, il seconsidère comme soumis à la loi do la nature. C'estdonc un devoir, quo la philosophie spéculativo ne peutnégliger, do montrer au moins quo lo principe del'illusion qui nous fait voir là une contradiction, c'est

que nous concevons l'homme d'uno tout autre manièreet à un tout autre point de vue, quand nous le décla-rons libre quo lorsque nous le regardons comme for-mant une partie de la nature et obéissant à ses lois. 11faut établir que non seulement les deux choses peu-vent aller ensemble, mais encore qu'elles doivent être

conçues comme nécessairement unies dans le même

sujet, parce qu'autrement on ne verrait pas pourquoinous imposerions à la raison le fardeau d'une idée qui,bien que ne contredisant pas une autre idée suffisam-ment établie, nous embarrasse dans des difficultés quigênent singulièrement la raison dans son usage théo-

rique. Mais ce devoir incombe seulement à la philo-sophie spéculative, parce que c'est cllo qui doit ou-vrir la voie à la philosophie pratique 1. Par conséquenton ne peut pas laisser le philosophe décider arbitrai-rement s'il lèvera cette contradiction apparente ou s'il

négligera de s'en occuper. Car dans ce dernier cas lathéorie laisserait ici un bonum vacans où le fataliste

pourrait s'installer de plein droit, en chassant la moraledo son domaine prétendu, pour lequel elle ne pourraitmontrer aucun titre de propriété.

Cependant on ne peut pas encore dire qu'ici se trouvela limite de la philosophie pratique*. Car il ne lui

1. Nous avons dit, dans l'Intro-duction, que dans la pensée de Kantla Critique de la Raison puredevait aplanir les difficultés mo-rales et théologiques considérées

jusqu'à lui comme insolubles, parexemple l'antinomie de la causalitéet de la liberté ou celle de la scienceet de la foi.

3. Parce que c'est une question

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1H FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.,

appartient pav. d'arranger co différend; cllo demandeseulement à 'a raison spéculativo do fairo cesser lodésaccord où cllo so voit engagée en matièro théorique,afin que la ra'son pratique puisse vivre en repos et àl'abri des attaques du dehors, qui pourraient lui dis-

puter le terrain sur lequel elle- veut bâtir.Orlo droit quo la raison vulgaire elle-mèmo prétond

avoir à la liberté du vouloir so fondo sur la consciencoet sur la supposition reconnue légitime de l'indépen-dance do la raison à l'égard des causes subjectives de

détermination, lesquelles, réunies ensemble, constituentco qui appartient à la puro sensation, à co quo l'on

désigne par lo terme général do sensibilité. L'hommo

qui so considèro ainsi commo uno intelligence, se

placo par là même dans un tout autro ordre do choses,et, lorsqu'il so conçoit commo uno intelligence unie àuno volonté et, parla même, douée do causalité, il entroen rapport avec des principes do détermination d'unotout autro naturo quo lorsqu'il so saisit comme phé-nomène du monde sensible (co qu'il est aussi réelle-

ment), et qu'il subordonne sa causalité à la détermina-tion extéricuro des lois naturelles. Or il s'aperçoit bien-tôt quo les deux choses peuvent et même doivent êtrevraies en même temps. En effet, qu'une chose en tant

que phénomène (appartenant au monde sensible) soitsoumise a certaines lots dont elle est indépendanteen tant que chose ou être en soi. c'est ce qui n'im-

plique pas la moindre contradiction; que l'hommemaintenant doive se représenter et concevoir sa proprepersonne à ce double point de vue, c'est ce qui résulte,d'Un côté de la conscienco qu'il a de lui-même commod'un objet affecté par les sens et, de l'autre, do laconscienco qu'il a de lui-même comme d'uno intelli-

spécùlative, tandis que la questionde savoir comment une loi de laliberté peut inûuer sur notre vo-

lonté et par cela même nous in-spirer de l'intérêt est une questionpratique.

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TROISIÈME SECTION. 115

gence, c'ost-à-dire comme d'un être indépendant,dans l'usage do sa raison, des, impressions sensibles

(par conséquent appartenant au monde intelligible).De là vient que l'homme s'attribue une volonté qui

ne laisse mettre à son compte aucune des choses quiappartiennent à ses désirs et à ses tendances et qui, aucontraire, conçoit la possibilité et même la nécessité

d'accomplir des actions qui supposent le renoncementà tous les désirs et à toutes les sollicitations des sens.La causalité par laquelle il agit ainsi réside en lui-même en tant qu'il est une intelligence ; elle supposedes lois de l'action et de la conduite conformes aux

principes d'un monde intelligible. De ce monde il ne saitrien, sinon que c'est la seule raison, la raison pure,indépendante de la sensibilité, qui y est législatrice;qu'il y appartient vraiment lui-même comme pureintelligence (comme homme au contraire il n'est quele phénomène de lui-même) et que, par suite, les lois dela raison s'imposent à lui immédiatement et catégori-quement, de telle sorte que les inclinations et les pen-chants (et par conséquent touto la nature du monde

sensible), avec toutes leurs sollicitations, ne peuventporter aucune atteinte à l'autorité de sa volonté, si onla considère comme intelligence. Bien plus, il n'acceptepas la responsabilité de ces inclinations, il no les

impute pas à son véritable moi, c'est-à-dire à sa vo-

lonté; ce qu'il s'impute c'est l'indulgence qu'il pour-rait avoir pour elles, s'il leur laissait prendre de l'in-fluence sur ses maximes, aux dépens des lois ration-nelles de la volonté.

La raison pratique, en se concevant ainsi commoappartenant à un monde intelligible, ne dépasse passes limites, comme elle le ferait si elle voulait s'y aper-cevoir et s'y sentir. C'est là une conception toute né-gative à l'égard du monde sensible,.considéré commene donnant à la raison aucune loi capable de déler-

8

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1U FONDEMENTS DB LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS

miner la volonté. Elle n'est positivo qu'en un seulpoint, o'cst que cetto liberté, commo déterminationnégative, est unie à un pouvoir (positif) et mémo àcetto causalité do la raison, quo nous appelons unovolonté ot qui est la faculté d'agir do telle sorte quolo principe do nos actions soit conforme au caractèreessentiel d'uno cause rationnelle, c'est-à-dire à la con-dition do la valeur universelle delà maxime considéréecommo loi. Mais, si la raison voulait chercher dansle mondo intelligible un objet de ta volonté, c'est-à-direun motif, elle sortirait de son domaine et s'attribueraitlo pouvoir do connaître ce dont elle ne sait rien. Leconcopt d'un monde intelligible est donc une positionquo la raison se voit obligée de prendre en dehors desphénomènes, afin de pouvoir se considérer comme pra-tique, co qui ne serait pas possible si l'influence de lasensibilité sur l'homme était déterminante, mais cequiest nécessaire si on no veut pas lui refuser laconscièneede lui-même, comme intelligence, par conséquentcomme cause raisonnable déterminée par la raison,c'est-à-dire agissant librement. Cette pensée impliqueà la vérité l'idée d'un ordre de choses et d'une légis-lation tout autres que ceux du mécanisme physique,qui caractérise le i onde sensible, elle nous oblige àconcevoir un monde intelligible (o'est-à-dire un en-semble des êtres raisonnables considérés comme chosesen soi) mais sans que nous puissions prétendre encomprendre autre chose que la condition formellequ'il nous impose, je veux dire l'universalité de lamaxime de la volonté, conçue comme loi, et par suiteVautonomie de la volonté, qui seule peut se concilieravec sa liberté; tandis qu'au contraire toutes les loisqui se rapportent à un objet ne donnent qu'une hétéro-nomie, que l'on rencontre seulement dans les lois de lanature ei qui n'a rapport qu'au monde sensible.

Mais la raison dépasserait toutes ses limites, si elle

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TROISIÈME SECTION. US

se risquait à essayer d'expliquer comment la raison

pure peut ètro pratiquo, tdcho qui équivaudrait à celledo nous faire comprendre comment la liberté est

possible.En effet nous ne pouvons expliquer que ce que nous

pouvons ramener à dos lois dont l'objet peut êtredonné dans quelque expérience possible. Or la libertén'ost qu'une idée dont la réalité objective ne peut êtreétablie en aucune manière au moyen do lois naturelles,ni par conséquent dans une expérience possible quel-conque, ot qui, vu l'impossibilité d'en fournir un exem-

ple, môme au moyen de quelque analogie, ne peutjamais ètro comprise, ni même conçue. Elle n'a d'au-tre valeur quo celle d'une hypothèse que la raison no

peut ôv'ter de faire au sujet d'un être qui croit avoirconscience de posséder uno volonté, c'est-à-dire un pou-voir différent do la simple faculté de désirer (je veuxdire un pouvoir de so déterminer à agir en tant qu'intel-ligence et indépendamment des instincts de la nature).Mais, là où cesse la détermination par des lois de la

nature, cesse aussi toute explication et il ne reste plusqu'à prendre uno attitude défensive 1, c'est-à-dire à

repousser les objections de ceux qui prétendent avoir

pénétré plus profondément dans la nature des choseset qui déclarent hardiment la liberté impossible. Toutce que l'on peut faire, c'est de leur montrer en quoiconsiste exactement la contradiction qu'ils prétendentavoir découverte : pour appliquer la loi de la natureaux actions humaines, ils doivent nécessairement consi-dérer l'homme comme un phénomène, puis, lorsqu'onles prie d'avoir à lo considérer en tant qu'intelligence,

1. Kant explique dans la Métho-dologie de la Critique de la Raisonpure, qu'il entend par usage polé-mique de la Raison pure la défensede feè propositions contre les néga-

tions dogmatiques. Ainsi, on peutse défendre contre le matérialisme,au moyen des antinomies, sans dé-montrer pour cela le spiritua-lisme.

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116 FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS. ,

commo une choso en soi, ils persistent à le concevoirencoro et toujours commo phénomène, or il est sansdouto contradictoire d'affranchir dans un so;! et môme

sujet la causalité humaino (la volonté) do toutes leslois naturelles du mondo sensiblo; mais cetto contra-diction disparaîtrait s'ils voulaient réfléchir et recon-

naître, comme il est justo,quo,derriôro les phénomènes,il doit y avoir des choses en soi (bien que cachées) leurservant de fondement, et quo l'on no peut pas demander

quo les lois suivant lesquelles agissent ces réalitéssoient los mêmes quo celles auxquelles obéissent leursmanifestations phénoménales.

L'impossibilité subjective d'expliquer la liberté dela volonté so confond avec l'impossibilité de découvriret de concevoir l'intérêt* quo l'homme peut prendre àdes lois morales; et pourtant il y prend réellement unintérêt et la disposition qu'il éprouve à lo prendre estco que nous appelons le sentiment moral, qui a étédonné à tort par quelques philosophes pour la normede notre jugement moral; car co sentiment doitêtro considéré bien au contraire comme un effetsubjectif que la loi produit sur la volonté, effet dont

' On peut appeler intérêt ce qui rend la rafson pratique et en fait unecause capable de déterminer la volonté. C'est pourquoi l'être raisonnableest le seul dont on puisse dire qu'il prend intérêt à quelque chose. Descréatures sans raison n'éprouvent que des impulsions sensibles. La raison,ne prend un intérêt immédiat à une action que lorsque la valeur uni-verselle de la maxime de cette action est pour la volonté un motif suffi-sant de détermination. Cet intérêt est le seul qui soit pur. Mais quand laraison ne peut déterminer la volonté qu'au moyen de quelque autre

objet du désir, ou en supposant un sentiment particulier do sujet, ellene prend qu'un intérêt médiate l'action, et, comme elle ne peut découvrir

par elle-même, sans l'aide de l'expérience, aucun objet de la volonté, niaucun sentiment particulier capable de lui servir de fondement, cetintérêt est purement empiriqueelnepeut passer pour purement rationnel.L'intérêt logique de la raison (qui la porte à accroître ses connaissances)n'est jamais immédiat, il suppose toujours un but en vue duquel nous

exerçons cette faculté. (N. de K.).N

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TROISIÈME SECTION. m

la raison seule fournit le fondement objectif 1.Pour quo nous puissions vouloir ce que la raison

seule prescrit à un être raisonnable affecté par unesensibilité, il faut bien quo la raison ait le pouvoir denous inspirer un sentiment de plaisir ou de satisfac-tion quand nous accomplissons notre devoir, il faut, parconséquent qu'elle ait une causalité grâco#à laquellecllo puisse déterminer la sonsibilitô d'une manièroconforme à sesprincipes. Mais il est absolument impos-sible, de comprendre, c'est-à-dire d'expliquer a priori,'comment une penséo pure, qui ne contient en elle-même rien do sensible, peut déterminer une sensationde plaisir ou de peine; car il y a là une espècede causa-lité dont nous ne pouvons rien déterminer a pilori, nonplus que de toulo autre causalité, et au sujet delaquelle nous ne pouvons que consulter l'expérience.Mais, commo celle-ci ne peut nous donner aucun rap-port do cause à effet qui no relie deux objets de l'expé- .rience et qu'ici c'est la raison pure qui doit être, aumoyen de pures idées (qui ne peuvent fournir aucunobjet pour l'expérience), la cause d'un effet qui so mani-feste dans l'expérience, il en résulte qu'il nous est abso-lument impossible à nous autres hommes d'expliquercomment et pourquoi l'universalité de la maximeconsidérée comme loi et par suite la moralité peuventnous intéresser. Mais une chose est bien certaine c'estqu'elle ne doit pas la valeur qu'elle a pour nous à ce

1. Kant se demande, dans laCritique de la Raison pratique(Des mobiles de la Raison purepratique), comment une loi nonphénoménale peut déterminer unevolonté phénoménale. Il montre

que la volonté d'un être sensible,dont la raison n'est pas, par sa na-ture même, conforme à la loi, abesoin d'être stimulée par un sen-timent, C'est ce sentiment (senti-ment de la valeur) que Kant appelle

ici intérêt. Mais, pour que la volonténe devienne pas hétéronome, il fautque ce mobile, que cet intérêt, ait sasource dans la loi elle-même. Maiscomment comprendre qu'une loicrée un mobile, capable d'agirsur une volonté empirique, sansporter atteinte à la causalité natu-relle, se demande Kant dansle3 lignes qui suivent, et a vraidire il ne répond pas à cette ques-tion.

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118 FONDEMENTSDE LA MÊTAPHYS'QUBD&J MOEURS.

qu'ollo nous intérosso (car co serait uno héléronomio

qui mettrait la raison pratiquo sous la dépendance dela sensibilité, c'est-à-diro d un sentiment qui lui ser-virait de fondement et qui l'empêcherait de jamaisdonner des lois morales), mais qu'ollo nous intô-rcsso parce qu'ello a do la valour pour nous en tant

3u'hommes,on co sons qu'ollo procèdo do la volonté

o l'homme considéré commo intelligence et par consé-

quent do co qui conslituo essentiellement son moi;tandis que ce qui appartient au pur phénomène estnécessairement subordonné par la raison à la naturede la chose en soi.

Ainsi la seule réponse que l'on puisse faire à la

question : comment Un impératif catégorique est-il pos-sible ? c'est d'indiquer la seuje supposition qiii lo rendo

possible, c'est-à-dire l'idée de la liberté et, en même

temps, do bien faire comprendre la nécessité de cette

supposition ; or, pour faire un usage pratique de ta

raison, c'est-à-dire pour nous convaincre de la valeurde cet impératif et par suite de la loi morale, cela est

suffisant; mais, quant à comprendre comment cetto

supposition même est possible, c'est co dont la raisonhumaine est à jamais incapable. Mai3, si l'on suppose'la liberté de la volonté d'uno intelligence, l'autonomiede cette volonté en résulte nécessairement, comme laseule condition formelle sous laquelle elle puisse é,tredéterminée 1. Or il n'est pas seulement possible (commela philosophie spéculative peut le montrer) de,supposercette liberté de la volonté (sans se mettre en contra-diction avec le principe de la nécessité naturelle dansl'enchaînement des phénomènes du monde sensible)

1. En somme, la moralité n'estpossible que si la liberté existe, et.d'antre plrt.Hl est non seulementpossible mais encore nécessaire,sinous ne sommes pas simplementphénomènes, d'admettre cette.li-

berté. Ce qu'il faut renoncer a com-prendre, c'est la manière dontla liberté se manifeste dans lemonde des phénomèneset l'actionqu'elle exerceSur la volonté empi-rique. . ,

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TROISIÈME SECTION 1W

mais encoro il est nécessaire sansautre condition, pourun ètro raisonnablo, qui a conscienco d'être une eau*salitô déterminée par la raison, par suito une YolontA(bien différente des désirs);do l'admetlro pratique*tient, c'est-à-dire en idée, commo condition de toutesées actions volontaires. Pour co qui est maintenantd'expliquer comment la raison pure, sans autre!mobiles, quollo qu'en puisse être l'origine, peut êtrepratique par elle-même, o'est-à-dire comment le seulprincipe de la valeur universelle detoutessesmaximesconsidérées comme lois (et telle serait bien la formod'une raison pure pratique), sans aucune matière(objet) de la volonté à laquelle on puisse par avanceprendre quelque intérêt, peut fournir, par lui-même,un mobilo d'action, etéveillerun intérêt que l'on puissevraiment appeler moral, ou, en d'autres termes, corn*ment la raisonpure peut être pratique, c'est une choseque la raison humaine 63t à jamais incapable de faireet toute la peino, tous les efforts qu'elle pourrait con-sacrer à la recherche de cette explication seraientp*erdus.

C'est à peu près, comme si je m'ingéniais àexpliquerla possibilité de la liberté elle-même comme caused'une volonté ; car ici j'abandonne le principe philoso-phique d'explicatio et n'en ai point d'autre. Je pour-rais, il est vrai, m'aventurer dans le monde intelligible.qui me reste encore comme ressource, dans lo monde

'

des intelligences ; mais, bien que j'aie de cemondé uneidée,, qui a un fondement solide, je n'en ai pas lamoindre connaissance,et quels que soient les efforts dela faculté naturelle que j'ai de raisonner, je ne puisparvenir à le connaître 1. Cetto idée signifie seulementun quelque chose qui subsiste après que j'ai exclu des

\i, Nous connaissons les phéno-1'mènes en leur imposant les catégo-1

ries, et nous avihs Vidée de réalitéstranscendantes sans les connaître.

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1M FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS.

principes déterminants do ma volonté tout ce qui ap-partient au mondo sensible, quelquo chose qui mepermet de restreindre lo principe des mobiles tirés duchamp do la sensibilité, en délimitant co champ et enmontrant qu'il no contient pas on lui-mômo le tout dutout, et qu'il y a encore quelque chose en dehors dolui ; mais co quelquo chose je ne le connais pas autre-ment. Do la raison pure qui conçoit cet idéal, il ne mereste après avoir écarté toute matière, c'est-à-dire toutobjet do connaissance, que la for 10, c'est-à-dire la loipratique do la valeur universolle ues maximes, confor-mément à laquelle la raison, reliée au monde intelligi-ble, déploie son activité et devient cause déterminantedo la volonté ; ici tout mobile fait défaut ; car il fau-drait quo cette idée d'un monde intelligible devintelle-même un mobile, ou fût ce à quoi la raison prendprimitivement intérêt; mais l'explication do cet inté-rêt est justement le problème que nous ne pouvonsrésoudre.

C'est ici que so trouve la limite dernière de touterecherche morale; il était très important de la déter-miner afin d'empêcher la raison, d'uno part, de chercher(Jansle mondo sensible, au détriment de la moralité,son principo suprême d'action et un intérêt concevablemais empirique, de l'autre, d'agiter ses ailes5 impuis-santes, sans pouvoir avancer, dans cet espace videpourelle des concepts transcendants, qu'on appelle le mondeintelligible, et de so perdre parmi des chimères. Aureste l'idée d'un mondo intelligible pur, conçu commeun tout formé dé toutes les intelligences et auquelnous appartenons comme êtres raisonnables (sans cesserd'autre part d'être en même temps membres du mondesensible), est une idée dont on peut toujours se servir,à bon droit pour établir une croyance morale, quoiquetoute science s'arrête aux frontières de ce monde; car, .au moyen de l'idée sublime d'un règne universel des1

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TROISIÈME SECTION. 131

fins en soi (de3 êtres raisonnables), auquel nous pou-vons appartenir à la condition de diriger soigneuse-ment notre conduite d'après les maximes de la liberté,commo si elles étaient des lois do la nature, elle éveilleen nous un vif intérêt pour la morale.

Remarque finale.

L'usage spéculatif de la raison, en ce qui concernela nature, nous conduit à l'idée de la nécessité absoluede quelque cause suprême du monde ; l'usage prati-que do la raison, par rapport à la liberté, nous con-duit aussi à une nécessité absolue, mais seulement àcelle des lois des actions d'un être raisonnable, consi- ,dérô comme tel. Or c'est un principe essentiel de toutusage de notro raison de pousser, dans la connaissancequ'elle nous donne, jusqu'à la conscience do la néces-sité de cette connaissance(car autrement ce ne seraitpas une connaissance de la raison). Mais cette mêmeraison se trouve limitée d'une manière qui n'est pasmoins essentielle en ceci qu'elle ne peut saisir la néces-sité, ni de ce qui est ou arrive, ni de ce qui doit arriver,à moins de poser comme principe une condition souslaquelle cette chose arrive ou doit arriver 1. Mais decette manière, cherchant toujours des conditions, la

1. Yoir, dans la Critique de laRaison pure, la discussion des An-tinomies, et en particulier de laquatrième. La raison, pour unifierles choses, cherche sans cesse l'in-conditionnel, par exemple, un pre-mier phénomène du monde quin'aurait pas de condition, un atomeindivisible qui serait la dernièrecondition de.l'existence des corpscomposés, une cause libre qui dé-rminteerait une série de phéno-mènes, sans être elle-même déter-.

minéet enfin un Être nécessaire,condition de tout ce qui eiiste, etdont l'existence ne serait soumis*à aucune condition. Mais la raison,au moins tant qu'elle reste enferméedans le monde des phénomènes, ne

?eut, ni découvrir, ni comprendreinconditionnel. L'impératif est,

dans l'ordre moral, cet incondi-tionnel incompréhensible, qu'il fautpourtant admettre, si nous voulonsmettre quelque unité ians notre viemorale.

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IIS FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MOEURS

raison voit reculer sans cosse lo moment oh elle pourraêtre satisfaite. C'est pourquoi elle oherche sans trêveni repos lo Nécessaire inconditionné ot elle se voitforcéo de l'admettre sans avoir aucun moyen do le

comprendre ; heureuse si elle peut seulement décou-vrir un concopt qui s'accordo avec cetto hypothèse. Sidonc nous n'avons pas réussi, dans notro déduction du

principe suprêmo de la moralité, à rendre intelligiblel'absolue nécossitô d'uno loi pratique inconditionnelle

(tel que doit être l'impératif catégorlquo) nous noméritons pour cela aucun blâme et c'est plutôt à laraison humaine en général qu'il faudrait adresser ces

reproches. On ne peut en effet trouver mauvais que"nous no voulions pas expliquer ce principe par une

condition, c'est-à-dire au moyen de quelque Intérêt

que nous lui donnerions pour base, car alors co neserait plus une loi morale, c'est-à-dire une loi suprêmede la liberté. Il est vrai quo de cetto manière nous ne

comprenons pas la nécessité pratiquo inconditionnellede l'impératif moral, mais nous comprenons au moins

qu'il ne peut être compris,et c'est tout côquo l'on esten droit d'exiger d'une philosophie qui cherche às'avancer jusqu'aux dernières^ limites de la raisonhumaine. / ~*N

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TABLE/pÈS MATIERES

INTRODUCTION. v

Ayant-propos T

Vie de Kant vu

Écrits de Kant x

Morale de Kant • • xi

LES FONDEMENTSSE LA MÉTAPHYSIQUEDES MOEURS.... 1

Préface 1

Première section 11

Deuxième section 31

Troisième section. . 94

Imp. KAPP, Paris.