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Pergamon PII: S0304-4181(96)00030-9 Journal of Medieval History, Vol.23, No. 3, pp. 211-225, 1997 © 1997 ElsevierScience Ltd All rightsreserved.Printed in The Netherlands 0304~4181/97 $17.00 + 0.00 La construction d'une utopie: l'Empire de Pr~tre Jean Hilfirio Franco Jr Universidade de San Paulo, Depto de Historia, Caixa Postal 8105, 05508 San Paulo, Brazil Abstract In the face of the political difficulties, social tensions and material limitations of feudal society, exacerbated by the conflict between papacy and Empire, Western Christendom dreamt of a perfect social organisation. This empire, directed by a Christological figure, both rex et sacerdos, Prester John, was politically tranquil, had an affluent economy, and an irreproachable morality. It was an utopian place, which would be located in the immensity of Asia, near to the terrestrial Paradise. An utopia originally emanating from forgery in the chancellery of Frederick Barbarossa, it was nevertheless the starting-point of mythical ideas known by everybody, from which developed widespread acceptance of this imaginary state which Europeans continued to search for until the eve of the discovery of America. © 1997 Elsevier Science Ltd Actuellement l'histoire politique traditionnelle passe par une reformulation, rrvrlant travers de nouveaux regards des champs intrressants et prometteurs, 61oignrs de l'ancienne pratique simplement descriptive. Parmi ces champs d'importance vitale, Jacques Le Goff indique celui des attitudes mentales relatives h la politique. 1 C'est un exemple de cette optique que nous proposons d'&udier, en vrrifiant les origines d'un Etat utopique---celui de Pr~tre Jean--conqu dans la seconde moiti6 du XIIe si~cle, partir d'un vaste matrriau mythique. Sans entrer dans les 6normes probl~mes posrs par la drfinition d'utopie, nous l'entendrons ici comme une forme d'imagination sociale qui songe, au-delh de l'espace connu, h une socirt6 id4ale, consensuelle, sans conflits et carences, c'est-h-dire, une soci&6 autarcique et sans histoire. 2 En envisageant cette utopie, nous croyons pouvoir avoir une meilleure comprrhension des relations complex- es entre l'Eglise et l'Empire, et surtout une comprrhension des sentiments de l'ensemble de la socirt4 mrdirvale, et non seulement de son 61ite intellectuelle, h propos de ce th~me. En effet, presque toujours le conflit entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel a 6t6 6tudi6 au travers de textes d'idrologues imprriaux ou de thrologiens. Au milieu du XIIe HILARIO FRANCO Jr is Professor of Medieval History at the University of San Paulo, Brazil. Among his books are Idade Mddia: o nascimento do Ocidente (1986), Peregrinos, monges e guerreiros (1990), As utopias medievais (1992), and A Eva barbada. Ensaios de mitologia medieval (1996). 'J. Le Goff, 'L'histoire politique est-elle toujours l'rpine dorsale de l'histoire?', in: J. Le Goff, L 'imaginaire mddi~vale (Paris, 1985), 333-49. 2B. Baczko, 'Utopia', in: Enciclopedia Einaudi (Turin, 1981), vol. 14, 856-920. 211

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Pergamon

PII: S 0 3 0 4 - 4 1 8 1 ( 9 6 ) 0 0 0 3 0 - 9

Journal of Medieval History, Vol. 23, No. 3, pp. 211-225, 1997 © 1997 Elsevier Science Ltd

All rights reserved. Printed in The Netherlands 0304~4181/97 $17.00 + 0.00

La construction d'une utopie: l'Empire de Pr~tre Jean

Hilfirio Franco Jr Universidade de San Paulo, Depto de Historia, Caixa Postal 8105, 05508 San Paulo, Brazil

Abstract

In the face of the political difficulties, social tensions and material limitations of feudal society, exacerbated by the conflict between papacy and Empire, Western Christendom dreamt of a perfect social organisation. This empire, directed by a Christological figure, both rex et sacerdos, Prester John, was politically tranquil, had an affluent economy, and an irreproachable morality. It was an utopian place, which would be located in the immensity of Asia, near to the terrestrial Paradise. An utopia originally emanating from forgery in the chancellery of Frederick Barbarossa, it was nevertheless the starting-point of mythical ideas known by everybody, from which developed widespread acceptance of this imaginary state which Europeans continued to search for until the eve of the discovery of America. © 1997 Elsevier Science Ltd

Actuellement l 'histoire politique traditionnelle passe par une reformulation, rrvrlant travers de nouveaux regards des champs intrressants et prometteurs, 61oignrs de l 'ancienne pratique simplement descriptive. Parmi ces champs d ' importance vitale, Jacques Le Goff indique celui des attitudes mentales relatives h la politique. 1 C 'es t un exemple de cette optique que nous proposons d'&udier, en vrrifiant les origines d 'un Etat utopique---celui de Pr~tre Jean--conqu dans la seconde moiti6 du XIIe si~cle, partir d 'un vaste matrriau mythique. Sans entrer dans les 6normes probl~mes posrs par la drfinition d'utopie, nous l 'entendrons ici comme une forme d' imagination sociale qui songe, au-delh de l 'espace connu, h une socirt6 id4ale, consensuelle, sans conflits et carences, c'est-h-dire, une soci&6 autarcique et sans histoire. 2 En envisageant cette utopie, nous croyons pouvoir avoir une meilleure comprrhension des relations complex- es entre l 'Eglise et l 'Empire, et surtout une comprrhension des sentiments de l 'ensemble de la socirt4 mrdirvale , et non seulement de son 61ite intellectuelle, h propos de ce th~me.

En effet, presque toujours le conflit entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel a 6t6 6tudi6 au travers de textes d ' idrologues imprriaux ou de thrologiens. Au milieu du XIIe

HILARIO FRANCO Jr is Professor of Medieval History at the University of San Paulo, Brazil. Among his books are Idade Mddia: o nascimento do Ocidente (1986), Peregrinos, monges e guerreiros (1990), As utopias medievais (1992), and A Eva barbada. Ensaios de mitologia medieval (1996).

'J. Le Goff, 'L'histoire politique est-elle toujours l'rpine dorsale de l'histoire?', in: J. Le Goff, L 'imaginaire mddi~vale (Paris, 1985), 333-49.

2B. Baczko, 'Utopia', in: Enciclopedia Einaudi (Turin, 1981), vol. 14, 856-920.

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siEcle la formulation ecclEsiastique officielle Etait la thEorie cElEbre des deux glaives de Saint Bernard: l 'Eglise d&ient les deux pouvoirs, spirituel et temporel, en se servant directement du premier et en dEIEguant aux autoritEs laiques, mais sous sa direction, le second. 3 Naturellement, l'interprEtation impEriale &ait autre. FrEdEric Barberousse, en pensant au pape Adrien IV, en 1157 affirmait que 'celui qui dit que nous avons requ la couronne impEriale comme un bEnEfice du pape, contredit les institutions divines et l 'enseignement de Pierre, et doit ~tre considErE mensonger '4

De faqon moins explicite mais plus riche, d 'autres donnEes sur la matii~re sont fournies par le mythe en question. La premiere rEfErence est d 'Othon de Freising, 5 qui fait un rEsumE du rEcit qu'il avait requ en 1145 d 'un Ev~que de la Syrie franque, Hugues de Gabala. Selon celui-ci, quatre ans auparavant un certain Jean, roi-pr~tre, chr&ien du rite nestorien, rEsidant au-delh de la Perse, avait vaincu le sultan musulman perse Sanjar. Marchant en direction de la Terre Sainte, qu' i l ne rEussitrait pas h atteindre h cause de difficultEs climatiques, Pr~tre Jean avait conquis la ville impEriale de Ecbatana. Un rEcit semblable appara~t encore en deux autres sources, un peu postErieures, fondEes, en partie seulement, sur la chronique de l 'Ev~que allemand. 6

NEanmoins, le pas dEcisif pour la formation et la diffusion de la narration mythique est arrive en 1165, quand une lettre signEe de Pr~tre Jean a commence de circuler dans l 'Occident, destinEe h l 'empereur byzantin Manuel Comneno 7 ou, dans une version franqaise, h l 'empereur romain-germanique FrEdEric Barberousse. 8 Cette lettre a connu une grande popularitE, e t a eu bientEt, aussi bien que plusieurs versions latines, d 'autres en franqais, occitan, italien, anglais, Ecossais, irlandais, allemand, russe et hEbreu, 9 des indices de rEponses aux espErances de la psychologie collective d'alors. Ce n 'est pas par hasard, si en 1177 le pape Ecrivait une rEponse au magni f i co I n d o r u m regi, s a c e r d o t u m

sanc t i s s imo , 1° si en 1439 le pape Eugene IV envoyait des Emissaires h la 'cour de Pr~tre Jean' , si presque cinquante annEes plus tard, le roi portugais Jean II dEp~chait encore des expeditions h la recherche du personnage mythique.

Nous consid&erons ici quatre aspects du mythe, mais seulement pour le besoin d'analyse, puisque ces coupures et Etiquettes n 'auraient pas de sens pour le Moyen Age. Celui-ci avait une vision cosmologique unitaire solidement enracinEe, synth&isEe par Saint Bernard, presque contemporainement ~ l 'apparition de ce mythe-lh, h travers une formulation precise: 'o6 est l'unitE, est la perfection'. 1~ GEnEralement, toute sociEtE tend

3Saint Bernard, De Consideratione, IV, 3, Patrologia Latina (Paris, 1854), vol. 182, 776. 4Friderici 1 Constitutiones 1157, ed. L. Weiland, Monumenta Germaniae Historica, Legum (Hanovre, 1893),

vol. 1, no. 165, 231. 5Othon de Freising, Chronica sive Historia de duabus Civitatibus, VII, 33, ed. A. Hofm¢ister, Monumenta

Germaniae Historica Scriptores in usum scholarum (Hanovre-Leipzig, 1912), vol. 43bis, 363-7. 6M.Gosman, 'Otton de Freising et le Pr&re Jean', Revue Belgede Philologie et d'Histoire, 61 (1983), 272. 7 Der Priester Johannes. Text des Briefes, ed. F. Zarncke, Abhandlungen der philologisch-historischen Classe

der KEniglich Siichsischen Gesellschaft der Wissenschaften, 7 (1879), 909-24; La lenera del Prete Gianni, ed. G. Zaganelli (Parme, 1990), 52-95.

8Lettre de Prestres Jehans ~ l 'Empereur de Rome, in: Oeuvres completes de Rutebeuf, ed. A. Jubinal, 3 vols (Paris, 1875), vol. 3, 355-75; Versione antico-francese, ed. Zaganelli, La lettera, 168-99.

9Gosman, 'Otton de Freising', 272. ~°Alexandre III, Epistolae et privilegia, 1322, Patrologia Latina (Paris, 1855), vol. 200, 1148. t~Saint Bernard, De Consideratione, II, 8, 15, 752.

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voir de mani~re globalisante les mythes qu'elle crSe ou adopte. De m~me, le mythe de Pr~tre Jean parlait aux hommes mSdiSvaux par l 'ensemble de son message, et non par un aspect ou un autre isolS. Comme on l 'a dSjh affirmS, l 'origine de ce mythe est dfi plus

. - - - - - . , 1 2 'une aspiration bien comprenenslole , qu 'h des faits historiques. Pour cette raison, chercher h savoir si Pr~tre Jean a exists ou non, si ses territoires

6taient lh ou ailleurs, 13 nous semble un faux cheminement. 'L6gende ou r6alitS' sont les faces de la m~me monnaie, et historiquement il n 'es t pas de grande importance de les identifier, au cas off cela serait possible. Ce qu 'on doit rechercher, c 'es t savoir comment le fait (onirique ou concret) Stait vScu par la soci&6. On ne doit pas oublier que pour les soci6tSs prSindustrielles, comme l 'a montrS Ernst Cassirer, les questions 6taient pensSes

ratlonnellement. et rSsolues mythiquement avant de l 'Stre " 14 Le plan de la vie sociale qu 'aujourd 'hui on appelle politique, appara'~t clairement dans

le rScit d 'Othon de Freising. Pour lui, le parfait fonctionnement de la respublica

christ iana dSriverait de l 'harmonie entre le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, qui toutefois s 'affrontaient au moment oh il Scrivait sa chronique. Significativement, il avait entendu le r6cit de l 'Sv~que syrien ~ Viterbe, o~ la cour papale Stait r6fugiSe ~ cause du mouvement communal d 'Arnaud de Brescia, h Rome. Le nom m~me de son ouvrage est expressif: Chronica sive Historia de duabus Civitatibus. Soit, par un processus commun dans les 61aborations utopiques, il a projetS la condition id6ale de la ChrStientS dans l ' inversion de la rSalit6 vScue. Mais, au contraire des autres utopies mSdiSvales, qui g6n6ralement &aient le r~ve collectif d 'un retour aux origines--car, dans la belle image

, 1 5 , , • de Jacques Le Goff, pour les hommes d'alors ' leur avenir Stait derri&e eux - - t empire de Pr~tre Jean 6tait un module contemporain h suivre.

En effet, l 'idSe de Saint Augustin selon laquelle le gouvernant parfait est le gouvernant chrStien, 16 demeurait indiscutable, mais elle se rSvSlait incomplete: la question jamais rSsolue Stait de savoir si l 'empereur &ait serviteur direct de Dieu, et ainsi protecteur de l 'Eglise, ou si, en revanche, son pouvoir procSdait de l 'Eglise et donc il devrait la servir. Devant cette impasse, se renforqait la tr6s ancienne conception d 'un gouvernant qui &ait rex et sacerdos. La figure exemplaire de cette conception Stait naturellement Melchis6dech, 'qui n ' a ni pSre, ni mbre, ni g6nSalogie, ni commencement pour ses jours, ni fin pour sa vie' . )7 Etymologiquement il est 'roi de la justice' , et de cette faqon le propre Christ. I1 est aussi la synthbse des 'trois fonctions supremes' qui se sont manifest6es, sSparSment, en trois personnages diffSrents, les Rois Mages) 8

Ceux-ci synthStisaient la condition humaine elle-m~me, en 6voquant les trois fonctions indo-europSennes 6tudi6es par Georges Dum6zil: l 'encens symbolisait le sacerdoce, l 'or rappelait la royaut6, la myrrhe se rattachait ~ la couche productive. De

~:C. F. Beckingham, 'The Quest for Prester John', Bulletin of the John Rylands Library, 62 (1980), 293. ~3C. E. Nowell, 'The historical Prester John', Speculum, 28 (1953), 435-45; U. Knefelkamp, 'Der

Priesterk6nig Johannes und sein Reich. Legend oder Realit~it?', Journal of Medieval History, 14 (1988), 337-55.

t 4 E . Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen. Das Mythisch Denken (Berlin, 1925). ~sj. Le Goff, La civilisation de l'Occident m~di~val (Paris, 1964), 248. ~6Saint Augustin, De Civitate Dei, V, 24, Patrologia Latina (Paris, 1846), vol. 41, 170-1. 17He 7:3. ~sj. Tourniac, Melkitsedeq ou la Tradition Primordiale (Paris, 1983), 49-55.

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plus, ils exprimaient les figes de l 'homme, la jeunesse et la f6condit6 du travailleur, la maturit6 du guerrier, la vieillesse du pr~tre. 19 Enfin, ils &aient li6s aux trois ills de No6 et ainsi aux races humaines. Si les repr6sentations iconographiques des premiers si~cles

• . 2 0 chr&iens ne montrent nen a c e propos, un trait6 attribu6 ~t Bede, mais en v6rit6 du XIIe si~cle, Excerptiones patrum, affirme que Balthasar, le mage qui portait la myrrhe, 6tait noir. 2~ Dans le m~me sens, de plus en plus ~ partir du XIIIe si6cle, avec la connaissance croissante des europ6ens du continent asiatique, la g60graphie imaginaire a d6plac6 l 'empire de Pr~tre Jean en Afrique.

L'identification mythique entre les Mages et le Christ apparai't de faqon claire dans la narration des traditions populaires enregistr6es par Marco Polo: les trois rois ont apport6 au nouveau-n6 de l 'or pour savoir s'il &ait un seigneur terrestre, de l 'encens s'il &ait Dieu et de la myrrhe s'il 6tait &ernel. Le roi cadet en voyant l'enfant, s 'est aper~u que celui-ci avait son propre ~ge et son propre apparence. La m~me chose est arriv6e avec le roi d '~ge moyen et avec le roi aTn6 aussi. Quand les trois rois furent en m~me temps devant le b6b6, celui-ci prit l 'apparence 'de l '~ge qu'il avait, c'est-h-dire, d 'un enfant de treize jours ' . Et l 'enfant a accept6 les trois cadeaux: 22 il 6tait roi terrestre, 6tait 6ternel, 6tait Dieu 23

Ce double caract~re, sacerdotal et monarchique, apparaissait en Pr~tre Jean de deux mani6res. La premibre h travers le nom m~me du personnage, car Jean serait une d6formation phon&ique faite par les colons francs de la Terre Sainte, du titre du souverain de l 'Ethiopie (Zan), qui 6tait ordonn6 diacre au moment de son 616vation au tr6ne 24 La deuxi~me, et plus importante, se manifestait h travers la relation mythique entre Pr~tre Jean et les Rois Mages. D 'un c6t6, la lettre d6crivait les nombreuses richesses de l 'empire de Pr~tre Jean, 2s que l 'imaginaire m6di6val a tr~s t6t consid6r6 comme le lieu de provenance de l 'or, de l 'encens et de la myrrhe que les Mages avaient offerts au J6sus enfant. D 'un autre c6t6, la lettre localisait les territoires de Pr~tre Jean dans le voisinage du Paradis terrestre 26 et selon une ancienne tradition Adam avait cach6 dans une Caverne des Tr6sors de l 'or, de l 'encens et de la myrrhe qu'il avait pris au Paradis, et c'6tait sur la montagne de cette Caverne que serait apparue l'6toile suivie par les Mages pour apporter les cadeaux au Messie nouveau-n6 y7

~gRobert de Torigny, in: Chronique, ed. L. Delisle, 2 vois (Rouen, 1872-1873), vol. 2, 349. 2°H. Leclercq, 'Mages', in: Dictionnaire d 'arch~ologie et liturgie chr~tienne, 15 vols (Pads, 1924-1953 ), vol.

10, 994-1061. 2~Excerptiones patrum, Patrologia Latina (Paris, 1850), vol. 94, 541. 22D6j~ au lie si~cle, Saint Irende avait donnd un sens aux cadeaux attribuant la myrrhe h l'homme, l'or au roi,

l'encens h Dieu: Adversus haereses, 1, III, IX, Patrologia Latina (Pads, 1857), vol. 7, 870-1. 23Marco Polo, ll Milione, ed. A. Allulli (Milan, 1964), 42. 24Hypoth~se ancienne, mais encore consid6r6e la meilleure sur le nom PiStre Jean: J. Richard, 'L'Extr~me

Orient 16gendaire au Moyen Age: roi David et PrStre Jean', Annales d'Ethiopie, 2 (1957), 230. 25Briefes, ed. Zarncke, no. 21, 22, 24, 33, 38, 44, 65, pp. 912, 914, 915, 918; Lettre, ed. Jubinal, 357, 363, 364,

366, 367, 370-4. 26Briefes, no. 22, p. 912; Lettre, 361. 27Cette tradition apparai't dans des textes apocryphes: un ouvrage attribu6 h Saint Jean Chrysost~me, Opus

imperfectum in Matthaeum, II, 1, Patrologia Latina (Pads, 1859), vol. 56, 637-8; La caverna dei tesori, 20, ed. A. Battista et B. Bagatti (J6rusalem, 1979), 45; Testamento de Addn, III, 7, trad. F. Javier Martinez Fernfindez, in: Apocrifos del Antiguo Testamento, ed. A. Diez Macho, 5 vols (Madrid, 1984-1987), vol. 5, 435.

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Ainsi s'6tablissait un fort rapprochement mythique entre Melchis6dech-Mages- Christ-Pr~tre Jean. Le fait que, d6s la fin de l'6poque carolingienne, on pensait aux Trois Rois comme le symbole des trois races humaines repr6sentant les trois parties du monde, z8 correspondait bien h l'image de ce souverain auquel 6taient attribu6s de vastes territoires. C'est dans ce cadre de traditions orales qu'Othon de Freising a 6crit sa chronique qui consid~re Pr~tre Jean comme descendant des Mages 29 Ce n'est pas par un hasard, donc, que les reliques des Mages ont 6t6 transf6r6es de Milan h Cologne, en 1164, par l'empereur Fr6d6ric, neveu de l'6v~que de Freising.

Le geste de l'empereur germanique avait de claires implications politiques, et la translation de ces reliques ~t l'Allemagne rev~tait deux significations essentielles. D'une part, plusieurs chroniqueurs de l'6poque affirmaient que les corps des Mages avaient 6t6 c~d6s par l'empereur byzantin Manuel Comneno ~t Milan, 3° avant d'etre transf6r6s Cologne. Ainsi, grace au symbolisme des Trois Rois, le geste de Fr6d6ric se chargeait d'une vraie translatio imperii de l'Orient pour l'Occident. D'autre part, retirer ces reliques de Milan 6tait affirmer que la ville rebelle--qui n'acceptait pas les pr&entions imp6riales sur le nord italien--ne pourrait pas continuer h garder les restes sacr6s des parfaits vassaux du Roi des rois 3~

I1 est int6ressant de souligner que dans sa chronique universelle, l'6v~que de Freising narrait la succession des empires qui ont 6t6 d6chus par une manque d'harmonie entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, mais il s'arr~tait pr6cis6ment ~t l'accession au tr6ne de son neveu. C'6tait comme si celui-ci inaugurait une nouvelle p6riode dans l'histoire, qui a commenc6 ~ ~tre d6crite dans une autre oeuvre, la Gesta Friderici, ~crite

la requite de l'empereur. 32 La mort de l'6v~que a interrompu son 61aboration, et surtout a emp~ch6 qu'il assiste ~ la rivalit6 croissante entre l'Eglise et l'Empire Romain-Germanique. Fortuitement, h la m~me ann6e que la mort de l'6v~que de Freising, d'autres conseillers mod6r6s, adeptes de la Sancta Romana Res Publica, de l'harmonie entre la Papaut6 et l'Empire, ont aussi disparu, et Fr6d6ric a fini par s'entourer de partisans de la confrontation. 33 L'adjective Sacrum qui a 6t6 ajout6 au Romanum lmperium n'6tait pas une image rh6torique, mais attribuait ~ l'empereur le droit d'intervenir dans les questions eccl6siastiques.

Comme l'avait fait Charlemagne. On comprend alors qu'h vouloir r6unir mat6riaux mythiques et symboliques de diff6rentes origines pour fonder ses pr&entions politiques, Fr6d6ric avait recouru ~ nouveau ~t l'image de son prestigieux pr6d6cesseur. Sans doute, affirme Robert Folz, 'le souvenir de Charlemagne inspira Fr6d6ric sur plusieurs plans', 34 parmi lesquels l'id6e de pr66minence, qui conf6rait ~ l'empereur un r61e de direction g6n6rale plus que de pouvoir universel effectif. Les autres royaumes avaient leur

28M. Elissagaray, La l~gende des rois mages (Paris, 1965), 28. 29Othon de Freising, Chronica, VII, 33, 366, conception qui appara]'t encore au XIVe si~cle: Jean de

Hildesheim, Historia Triorum Regium, 34, ed. Elissagaray, 138-40. 3°Elissagaray, La l~gende, 53-4. 3~F. Cardini, Barbarossa. Vita, trionfi e illusioni di Federico 1 imperatore (Milan, 1985), 249. 3zOthon de Freising et Rahewini, Gesta Friderici I lmperatoris, ed. B. Simson, Monumenta Germaniae

Historica im usum scholarum (Hanovre-Leipzig, 1912), vol.44ter. 33Cardini, Barbarossa, 194. 34R. Folz, Le souvenir et la l~gende de Charlemagne dans l "empire germanique rn~di~val (Gen~ve, 1973), 193,

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souverainet6 reconnue, mais ils se pla~aient sous la protection de l'empereur, qui aurait le 'patronage du monde' selon l'expression de l'6v~que de Freising. 35 C'est pourquoi Frederic nommait les monarques europ6ens de 'rois de province'. 36 Enfin, c'6tait, 1~, la conception d'une conf6d6ration hi6rarchique semblable h l'empire de Pr~tre Jean, auquel 72 rois s'~taient subordonn6s 37 Cette id6e &ait importante pour Frederic non seulement par rapport h l'ensemble de l'Europe occidentale chr6tienne, mais aussi aux autonomies r6gionales allemandes, surtout, dans la p6riode 1156-1180, celle de Henri le Lion, en Bavi~re.

Pour se lier h Charlemagne, Barberousse a fait remonter son lignage aux M6roving- iens et aux Carolingiens, et de cette fa~on aux origines mythiques, donc sacr~s, de la monarchie franque. 38 La canonisation de Charlemagne &ait dans la m~me ligne: /~ travers la sacralisation de son pr6d6cesseur il renforqait sa propre sacralit6, ind6pendam- ment des rituels papaux. Tant il est vrai, que la canonisation est promulgu~e ~ travers un document imp6rial, malgr~ l'existence d'un antipape soutenu par Fr6d6ric et qui pourrait avoir 6mis une bulle h ce propos. La c6r6monie liturgique a inclus la translation du corps du saint empereur, dont le s6pulcre inconnu aurait 6t6 r6v~16 par Dieu, en marquant l'adh~sion divine aux projets de Fr6d~ric. 39 De m~me, la date de la canonisation n'a pas ~t6 laiss6e au hasard: le 29 d~cembre &ait la f~te de Saint David, anc~tre de Christ et symbole de pouvoir sacr6.

Donc, entre le milieu de 1164 et la fin de 1165, trois pas importants ont 6t6 faits en faveur du projet politique imp6rial: la translation des reliques des Mages, la canonisation de Charlemagne et l'apparition de la lettre attribu6e ~ Pr~tre Jean. Les trois 6v6nements s'articulaient dans un jeu de comparaisons, interactions et projections entre Pr~tre Jean et Fr6d6ric, l'Empire Oriental et l'Empire Occidental. L'empire de Pr~tre Jean avec ses 72 rois 6tait l'image de l'univers, habit6 par 72 peuples selon Isidore de S6ville 4° Quelques ann6es avant l'accession de Fr6d6ric au trSne, Honorius Augustodunensis, qui malgr6 son nom 6tait probablement allemand, affirmait que la couronne imp6riale avec son cercle symbolisait le monde 4~ Par son image nettement christique, Pr~tre Jean ne d6pendait de personne, son pouvoir d6rivait directement de Dieu. De la m~me mani~re, l'iconographie imp6riale montrait Henri III et son 6pouse couronn6s par Dieu. Comme Barberousse souhaitait ~tre vu.

Dans ces circonstances, il n'est pas surprenant que la chancellerie imp6riale ait 6t6 probablement li6e h la r6daction de la lettre suppos6e 6crite par Pr~tre Jean 42 Pourtant, cela ne signifie pas que Fr6dEric et ses adeptes aient cr6e consciemment un mythe ou m~me qu'ils l'aient manipul6. Les manifestations imaginaires, qui se sont construites

35Chronica, VII, 34, 367. 36Saxo Grammaticus, I, 14 (Strasbourg, 1886), 539, cit6 par M. Bloch, Les rois thaumaturges (Paris, 1961),

193. 37Briefes, ~d. Zamcke, no. 9 et 13, p. 910. Selon la version fran~aise, 62 rois: Lettre, ed. Jubinal, 357. 3SK. Schmid, 'De regia Stirpe Waiblingensium. Remarques sur la conscience de soi des Staufen', in: Famille et

parent~ dans l'Occident m~digval (Rome, 1977), 49-56. 39Folz, Le souvenir, 212. 4°Isidore de S6ville, Etimologias, ed. Oroz Reta et M. Marcos Casquero, 2 vols (Madrid, 1982), IX, 2, 2. 4~Honorius Augustodunensis, Gemma animae, 224, Patrologia Latina (Paris, 1854), vol. 172, 612. 42Helleiner, 'Prester', 56; Cardini, Barbarossa, 253; J.-P. Roux, Les explorateurs au Moyen Age (Paris, 1985),

77-9.

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La construction d'une utopie: l'Empire de Pr~tre Jean 217

avec le matrriau de la mentalitr, de la psychologie collective plus profonde, ne sont pas de simples rrflexes (ni 'causes ') de la rralit6 matrrielle. Les deux instances intrragissent. Si le parti imprrial a recouru aux traditions orales sur le roi-pr~tre oriental, c 'est parce qu'elles rrpondaient aux besoins psychologiques de l 'homme d'alors. Y compris les fondateurs du projet imprrial. Les hommes sont les produits de leur 6poque, et ainsi on 'invente' ou on 'croit ' seulement h ce qu'il est possible pour l ' rpoque d'inventer ou de croire.

Cela on peut le constater sur un autre plan de l'utopie, que nous appelerons ecclrsiastique. C'est-~-dire, une critique de l 'Eglise de Rome qui, depuis la fin du XIe si~cle en raison de la Rrforme Grrgorienne, devenait monarchique, se hirrarchisait et se dogmatisait. Cette critique n'&ait pas faite exclusivement par le parti imprrial, mais aussi par certains secteurs du la'icat et m~me du clergr, par exemple h propos du crlibat ecclrsiastique que, depuis un si~cle, la Papaut6 essayait d'imposer, en rencontrant toutefois une forte rrsistance. Pour ces secteurs de la socirtr, l 'empire de Pr~tre Jean offrait un module alternatif assez attirant.

Le fait que son gouvernant soit r ex e t s a c e r d o s , ~ la fois nouveau Melchisrdech et nouveau Christ, semblait le dispenser de l 'existence d 'un vaste secteur ecclrsiastique, organis6 h l'occidentale. Et nonobstant cette absence, il maintenait un haut niveau moral dans ses territoires. La lettre insiste sur le fait que, l~, il n 'y avait ni adult~re, ni mensonge, ni avarice, et tous vivaient dans une ambiance de paix 43 La localisation m~me de l 'empire de Pr~tre Jean indiquait la haute qualit6 morale et matrrielle de ses territoires: conformrment h une tradition tr~s ancienne, les rrgions les plus belles et les meilleures seraient les plus proches du Paradis 44 Toutefois, cet empire 6tait h&&ique aux yeux de l'Eglise, car, dit Othon de Freising, 45 Pr~tre Jean 6tait nestorien 46 Donc, le jugement de Rome semblait ne pas correspondre au jugement de Dieu. Comme il intrressait Barberousse-- excommuni6 en 1160--de le souligner.

Mais curieusement, et contraire h la tradition qui voyait Pr~tre Jean et ses sujets comme &ant tr~s vertueux, Marco Polo raconte un 6pisode dans lequel des serviteurs de Pr~tre Jean ont recouru h la trahison pour arr~ter un certain roi et le livrer ~ son

• 4 7

seigneur. D'ailleurs, le vrnitienne montre ni de grande sympathie pour Pr~tre Jean, ni regrets pour la victoire de Gengis Khan qui a entrain6 la mort du roi-pr~tre, racontre s~chement 48 Au-delh de l 'admiration de Polo pour les mongols, parmi lesquels il a vrcu plusieurs annres, pesait peut-~tre le ressentiment d 'un citoyen d 'une commune italienne devant les frrquentes prrtentions germano-imprriales (qu'il percevait &ayres sur le

43Briefes, ed. Zarncke, no. 51-52, p. 916; Lettre, ed. Jubinal, 368-9. 44Gn 4:14-16; A. Graf, 'I1 mito del Paradiso terrestre', in: A. Graf, Miti, leggende e superstizioni del Medio

Evo (nouv. ed. Milan, 1984), 37-47. 45Chronica, VII, 33, 12, 365. 46pour le chroniqueur arrnrnien du XIIe si~cle, Samuel d'Ani, des nestoriens syriens sont arrives ~ I'Ann~nie

en 591, ofa propag~rent ses doctrines et traduisirent quelques apocryphes sur Adam: Temporum usque ad suam aetatem ratio, Patrologia Graeca (Paris, 1857), vol. 19, 685-6. Parmi ces textes 6tait La caverne des tr~sors, qui aurait 6t6 6crite au commencement du VI si~cle par un nestorien: A. Grtze, 'Die Schatzhrhle. Veberlieferung und Quellens', Sitzungsberichte der Heidelberger Akademie der Wissenschaften (1922), 39-91. Peut-&re l'Occident attribuait un caract~re nestorien ~ I'empire de Pr~tre Jean pour l'identifier avec la terre drcrite dans cet apocryphe nestorien.

47[l Milione, 177-9. 4811 Milione. 95.

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modble johannique) sur le nord pEninsulaire. Peut-~tre qu'aussi h son Epoque, un si~cle apr~s la mort de Barberousse, les contacts plus frequents des occidentaux avec l'Extr~me Orient ont ils vide le mythe de certaines significations qu'il avait au XIIe si~cle: la paix mongolica avait rendu possible le contact direct avec les regions productrices des Epices, en Eliminant les innombrables intermEdiaires du si~cle prEcEdant. Quand, plus tard, l'avance turque a rendu difficile encore une fois les relations Occident-Extreme Orient, on revient h r~ver sur l'empire de Pr~tre Jean.

De toute faqon, la caractErisation de Pr~tre Jean comme nestorien semble avoir EtE le rEsultat de l'harmonisation des donnEes connues dans l'Occident du milieu du XIIe si~cle, avec une interpretation spEcifique que la chancellerie impEriale a fait du nestorianisme. D'un cEtE, on savait que la secte nestorienne, condamnEe par le Concile d'Eph~se en 431, avait survEcu dans l'Orient, car elle avait pEnEtrE la Perse depuis la fin du Ve si~cle, en Inde au commencement du sibcle suivant et en Chine au milieu du Vile si~cle. En 1141, les turcs seldjoukides ont EtE vaincus par les kharakhitai originaires de la Chine, non-chr&iens qui dans leur avance avaient incorporE des groupes nestoriens. I1 est possible que Hughes de Gabala ait entendu le rEcit ensuite transmis h Othon de Freising, d'individus de ce groupe-l~t, ce qui en vEritE seulement confirmait pour les occidentaux l'existence de pays nestoriens dans l'Orient.

D'un autre cStE, il semble ~tre survenu un intEressant rEinvestissement d'idEes antErieures, orthodoxes mais peu communes. Les conciles wisigothiques avaient parle de gemina natura et gemina substantia du Christ, en coherence avec le dogme qui voyait dans le Christ una persona, duae naturae. Mais, potentiellement problEmatique, le terme gemina est restE oubliE pendant les si~cles suivants. Vers 1100, nEanmoins, l'auteur connu pour Anonyme Normand se rEfErait au roi comme h u n ~tre gEminE, humain et divin, comme le Christ, mais ayant cette condition par la grace, c'est-h-dire, par son onction et son sacre. IdEes qui, selon Kantorowicz, n'ont pas rencontre d'Echo pour appartenir plus au pass6 qu'au futur de cet Epoque-lh 49 Cependant, les Etranges tonalitEs nestoriennes de cette monarchie orthodoxe, doivent avoir impressionn6 les idEologues de FrEderic. Et l'idEe a EtE dEveloppEe, mElangEe au mythe: Pr~tre Jean, roi-pr~tre par ses propres mErites et non par l'intermEdiaire de l'Eglise, Etait le module souhaitE par le Hohenstaufen.

En renforqant les caractEristiques sacerdotales de Pr~tre Jean, la lettre profitait de l'ancienne tradition selon laquelle l'apEtre Thomas aurait 6vangElisE les Indes. Fait important, car cet apEtre avait EtE le seul qui avait connu la resurrection du Seigneur de double manibre, par la vision et par le toucher, en formulant un acte de foi personnelle. 5° A la croyance acritique de Pierre, donc de l'Eglise Romaine, s'opposait la foi speculative et personnelle de Thomas, position qui sensibilisait le XIIe sibcle admirateur des classiques et qui revalorisait un certain rationalisme m~me dans les questions religieuses. De plus, en Etablissant une importante articulation avec d'autres aspects du mythe, il y avait la croyance, enregistrEe par la Legenda aurea, selon laquelle Thomas aurait baptisE les Mages. 5~ Dans ce cadre, quelques annEes apr~s la divulgation de la

49E. Kantorowicz, Les deux corps du roi (Paris, 1989), 55-63. 5°Jacopo de Varazze, Legenda aurea vulgo Historia Lombardica dicta, V, prologue, ed. Th. Graesse (reimpr.

Osnabriick, 1969), 32. 51Legenda aurea, V, 4, 39.

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lettre de Pr~tre Jean, le beige Saint Bernard P6nitent a fait p~lerinage jusqu'au s6pulcre de Thomas, 52 sans doute l'exemple le plus fameux mais non l'unique d'une spiritualit6 croissante par rapport h l'ap6tre du doute.

De cette faqon, se r6v~le une autre raison pour le transfert des corps saints des Mages de Milan ~ Cologne. Rainald de Dassel, chancelier imp6rial et depuis 1159 aussi archev~que de Cologne, homme ambitieux et serviteur d6vou6 du projet imp6rial fr6d6ricien, semble avoir eu l'initiative de la translation. Celle-ci donnerait plus grand prestige et plus grande richesse ~ sa ville: si au commencement du XIIe si~cle, m~me avant de recevoir les reliques des Mages, on croyait que Cologne &ait la plus grande ville allemande grace h ses sanctorum patrociniis, 53 la possession de ces reliques devrait accro'~tre plus encore son prestige. Le silence sur la translation de la part de quelques chroniqueurs li6s ~ l'Eglise Romaine, est arriv6, peut-~tre, pr6cis6ment en raison de la dangereuse fortification de ce sibge 6piscopal.

Rome avait d6j?~ depuis l'aube du XIIe si~cle l'exemple de Compostelle, qui sous la direction de l'ambitieux 6v~que Diego Gelmirez et grace ~ la possession du corps de l'ap6tre Saint Jacques, pr6tendait se placer ~t la 't~te des 6glises occidentales'. 54 M~me aprbs que les relations Rome-Compostelle se soient am61ior6es grace h l'intervention de Cluny, la Papaut6 n'oubliait pas la pr6tention compostellaine et 'jusqu'aujourd'hui craint et se pr6cautionne pour que cela n'arrive pas'. 55 Or, par rapport ~ Cologne le risque 6tait plus grand en raison du conflit qui alors opposait l'Eglise Romaine h l'Empire. Fr6d6ric, en associant son nom h celui des Mages, esp6rait ~tre rapproch6 de Thomas, gagnant ainsi une autorit6 qui lui manquait devant l'6v~que de Rome. Curieusement l'arriv6e des corps des Trois Rois h Cologne est survenue le 24 juillet, h la veille de la f&e de Saint Jacques, 56 en marquant une ant6riorit6 chronologique, peut-~tre pas innocente, des Mages par rapport fi l'ap6tre compostellain.

En se liant aux Mages, l'empereur germanique pourrait gagner un air d'ant6riorit6 eccl6siastique comparativement h l'ensemble des ap6tres. En effet, le premier passage de la gentilitas ~ la christianitas en d6coule quand les Mages se sont dirig6s h Bethl6em afin d'adorer l'Enfant. Geste fondamental, qui en faisait les premiers membres d'une soci&6 chr6tienne. A cause de cela les progr~s de la christologie &aient accompagn6s d'un progr~s de le culte envers eux: un des premiers exemples d'un myst~re sur les Rois Mages, pi6ces qui seront ensuite tr~s populaires, est de 1060. 57 Les miracles r6alis6s par leur intercession croissaient, les pri~res d~di6es h eux 6taient ~crites sur des rubans qu'on croyait protecteurs pour leurs porteurs.58

Justement pour combattre le projet imp6rial d'une R6publique Chr6tienne non dirig6e par l'Eglise, le pape a r6pondu ~t la lettre de Pr~tre Jean seulement apr~s que Fr6d6ric ait 6t6 vaincu en 1176 ~ Legnano. Malgr6 sa reconnaissance de la condition monarchique et

52Vito S.Bernardi Poenitentis, I, 7, ed. G. Henschenio et D. Papebrochio, in: Acta Sanctorum (Anvers, 1675), aprilis vol. 2, 676.

53Guillaume de Malmesbury, De gestis pontificum Anglorum, V, 4, Patrologia l.zztina (Paris, 1855), vol. 179, 1670.

54Coronica de Santa Maria de lria, ed. J. Carro Garcia (Compostelle, 1951), 81. ~SHistoria Compostelana, trad. M. Suarez et J. Campelo (Compostelle, 1950), II, 3, 3. 56Annales Coloniensis Maximi, ed. G. Pertz, Monumenta Germaniae Historica, SS (Hanovre, 1861 ), vol. 17,

779. 57L. Delisle, 'Le mystbre des rois mages dans la cath6drale de Nevers', Romania, 4 (1875), 1-6. SSElissagaray, La l~gende, 55.

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sacerdotale de Pr~tre Jean, Alexandre III traite celui-ci de mani6re hi6rarchique conventionnelle et l'exhorte h se convertir au christianisme romain. 59 Dans la m~me ligne, au si6cle suivant des franciscains ont 6t6 envoy6s en Orient ~t la recherche de l 'empire mythique pour faire de lui un alli6 de la Papaut6. 6° C'est-h-dire, cette utopie n'6tait pas ni6e par l'Eglise, car cette demi~re &ait elle-m~me un produit, plus que des dogmes et des hi&archies, des structures mentales de son 6poque. La Papaut6 ne niait pas l'utopie pour s'identifier hel le . L'empire paradisiaque du roi-pr~tre oriental 6tait, aussi du point de vue eccl6siastique, la soci6t6 id6ale. Le module oriental servait parfaitement aux propos de l'Eglise, mais naturellement 6pur6 du nestorianisme et avec le pape dans le r61e de roi-pr~tre.

Un troisi~me aspect de l'utopie h ~tre considfr6 est l'eschatologique, tr6s vif dans ce contexte de luttes internes dans l'Occident chr&ien et d'avance musulman sur les territoires latins de l'Orient Moyen. Par ailleurs, le r61e plus imm6diat attribu6 h Pr~tre Jean, 6tait celui d'un puissant alli6 des occidentaux, ce qui permettrait une attaque contre les musulmans sur deux fronts. Comme la pression de la Perse et de l 'Egypte islamiques sur les Etats crois6s 6tait partiellement compens6e par la contre-pression du souverain chr6tien de la Georgie, David II (1089-1125), on l 'a identifi6 comme &ant le Pr~tre Jean. Cela 6tait renforc6 par le mythe qui localisait les peuples de Gog et Magog dans le Caucase, emprisonn6s par Alexandre le Grand, tradition ancienne 6~ enregistr6e h la premibre moiti6 du XIIe si6cle par Honorius Augustodunensis 62 et r6utilis6e un peu plus tard par la lettre attribute h Pr~tre Jean. 63

Sur ce point aussi, plusieurs r6f6rences mythiques s'entrecroisaient, en accentuant l'identification symbolique entre Fr6d6ric et Pr~tre Jean. Le mythe de l 'Empereur des Demiers Jours, surgi probablement au IVe sibcle, se joignait h celui de Charlemagne crois6, de la fin du XIe si~cle 64 et se projetait en Barberousse dans le cadre fortement eschatologique et crois6 du milieu du XIIe si~cle. Dans ce contexte la canonisation de l 'empereur carolingien, les termes et les comparaisons de la Ges ta Fr ider i c i et d'une s6rie d'autres ouvrages destin6s h c616brer le Hohenstaufen, pr6tendaient clairement faire de celui-ci 'un nouveau Charlemagne' ou, plus exactement, comme observe Folz, 'faire revivre Charlemagne en Fr6d6ric I ' 65 D'06 la comparaison faite par l'6v~que de Freising entre Ecbatane--l 'ancienne capitale imp6riale persane conquise par Alexandre et Pr~tre Jean----et Aix-la-chapelle, la capitale imp6riale occidentale d~s Charlemagne 66

Ce dernier, comme on sait, 6tait aux yeux du Moyen Age compar6 plusieurs fois au David biblique. Or, m~me les traditions qui imaginaient les peuples de l'Ant6christ en

SgEpistolae et privilegia, 1148-50. 6oj. M. Pou y Marti, 'La leyenda del Preste Juan entre los franciscanos de la Edad Media', Antonianum, 20

(1945), 65-96. 6~A. R. Anderson, Alexander's Gate, Gog and Magog, and the Inclosed Nations (Cambridge, Mass., 1932),

15-57. 62De imagine mundi, I, 11, Patrologia Latina (Paris, 1854), vol. 172, 123. 63Briefes, ed. Zarncke, no. 16-17, p. 911. Parmi les sources de la lettre 6tait la Epistola Alexandri Macedonis

ad Aristotelem magistrum suum de itinere suo et de situ lndiae, tr~s populaire au Moyen Age selon G. Gary, The medieval Alexander (Cambridge, Mass., 1956), 15 et 130.

64Fo|z, Le souvenir, 137-9. 65Folz, Le souvenir, 199-200. 66Othon de Freising, Chronica, VII, 3, 313.

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autre lieu que le Caucase, attribuaient h un descendant de David le devoir de surveiller les peuples impurs emprisonn6s derriere de puissantes portes de fer. D'ailleurs, le d6placement g60graphique de l 'empire mythique est dfi en partie h cela, car au-delh de la dynastie Bagratide de la Georgie, 67 la Zagwe d'Ethiopie revendiquait encore une origine salomonique 68 De toute faqon, on maintenait le caract~re eschatologique de ce David- Alexandre-Charlemagne-Pr~tre Jean. Un lien important dans cette cha]'ne mythique, et qui renforqait la face eschatologique du personnage, a 6t6 enregistr6 par le chroniqueur Salimbene d 'Adam h la fin du XIIIe si~cle, mais en utilisant du mat6riau existant cent ans avant: l 'dnigmatique souverain David 6tait descendant des Mages et pr~tendait aller jusqu'~ l 'Occident r6cup6rer les corps de ses anc~tres 69

Frdd6ric Barberousse, comme nous I 'avons vu, &ait symboliquement li6 h tous ces personnages. Mais tandis que les autres &aient de mani6re g6n6rale regard6 favorable- ment tant par la culture populaire que par l'drudite, Alexandre le Grand 6tait regard6 d 'une double mani~re. Pour l 'imaginaire populaire il 6tait une figure attirante, et plusieurs narrations existent qui d6crivaient ses voyages au Paradis. 7° Pour l'imaginaire eccldsiastique il 6tait un homme r6prouv~, dont la mort pr~matur~e 6tait due ~ ses fautes morales. 7~ Peut-~tre pour cette raison, l 'empereur germanique ne voulait pas son nom fr6quemment associ6 h l 'empereur mac6donien. Ce fait toutefois ne diminuait pas le r61e eschatologique que Fr6d6ric s'attribuait, et qui en v6rit6 a 6t6 plus grand apr6s sa mort sur le chemin de J&usalem.

Plus d 'une fois, la position d 'Othon de Freising 6tait privil6giEe pour r6unir et exprimer les deux courants politico-culturels sur les questions eschatologiques. D 'une part, comme membre de la famille imp6riale, il conna'h sfirement plusieurs r6cits 16gendaires sur le Dernier Empereur du Monde et la pr~tention de divers souverains germaniques depuis les Ottoniens, de se pr6senter comme tel personnage, ou au moins comme son pr6curseur. D'autre part, comme membre de l 'ordre cistercien, ce chroniqueur 6tait proche de la pens6e de Saint Bernard, qui avait pr~ch6 la Seconde Croisade fortement influenc6 par la Tiburt ina, texte dans lequel, pour la premiere fois, avait paru la figure du Dernier Empereur du Monde. 72 I1 est int6ressant qu'aprbs avoir traitd du Pr~tre Jean au livre VII de sa chronique, l 'oncle de l 'empereur a d6di6 le livre VIII entier h ces d6bats de fond apocalyptique. 73 En 1 162 FrEd6ric offrait un vitrail h l'dglise alsacienne de Sainte-Foy de S61estat, li6e h l 'abbaye de Conques et donc h u n des plus fameux tympans romans sur le jugement dernier. Dans cet atmosphere, le Ludus

de An t i ch r i s t o 74 6crit par un cistercien de la Bavi~re vers 1 160, attribue ~ l 'empereur

"TLe Soumbat, chronique monarchique des Bagratides, fait la g6ndalogie de la dynastie arriver '~ Salomon, David, jusqu'h Adam, th~me d6velopp6 dans la version g6orgienne de La caverne des tr~sors, rdvis6e au Xle sibcle: Z. Azalichvili, 'Notice sur une version g6orgienne de la Caverne des Tr6sors', Revue de !'Orient Chr~tien, 26 (1927-1928), 384 et 392.

~Richard, 'L'Extr~me-Orient', 228-9 et 241. 69Salimbene d'Adam, Chronicon, ed. O. Holdder-Egger, Monumenta Germaniae Historica.SS (Hanovre,

1905), vol. 32, 580. 7°Graf, 'I1 mito', 134-6. 7~Gary, Alexander, 104. Une expression iconographique de cette idle est sur la mosafque de la cath6drale de

Trani, du XIIe si~cle, o~ Alexandre est reprdsent6 ensuite h la sc6ne du PEch6 originel. 72N. Cohn, The Pursuit of the Millenium (Londres, 1957), 16, 57 et 377. 73Othon de Freising, Chronica, 390-457. 74The Play of Antichrist, ed. J. Wright (Toronto, 1967).

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germanique un rSle central, et pour la caract6risation de cet empereur l'auteur sans doute a utilis6 Fr6d6ric comme module 75

N6anmoins il continuait ~ ~tre vu de faqon diff6rente en Allemagne et hors d'elle, m~me apr~s sa mort. Selon le Novellino italien, recueil de textes populaires r6unis h la fin du XIIe si~cle ou au commencement du XIIIe, Pr~tre Jean avait envoy6 trois pierres pr6cieuses avec des pouvoirs magiques ~ Fr6d6ric, qui toutefois s'6tait content6 de la beaut6 ext6rieure des pierres et n'avait pas demand6 ses vertus. Fr6d~ric ~tait vu donc comme un homme sans sagesse, critique compr6hensible en raison des sentiments qu'il 6veillait chez la majorit6 des italiens. D'un autre c6t6, la m~me histoire dans la version po&ique allemande du XIIIe si~cle, affirme que la lettre de Pr~tre Jean h l'empereur germanique avait 6t6 accompagn6e de divers objets merveilleux, qu'il savait parfaite- ment utiliser 76 Parmi ces cadeaux 6tait une pierre qui donnait l'invisibilit6 h son porteur, expression des croyances alors en vogue sur le messianisme de Fr6d6ric, qui ne serait pas mort h la Croisade, mais seulement se serait retir6 de ce monde en attendant le moment de revenir, quand des combats qui pr6c6deraient la fin des temps.

Ainsi, pour la sensibilit6 eschatologique aiguis6e de l'6poque, la figure d'un roi-pr~tre comme Pr~tre Jean &ait tr~s repr6sentative. Il &ait vu comme un m61ange: de l'ap6tre Jean qui selon une 16gende tr~s diffus6e n'6tait pas mort et pr6parait la guerre contre l'Ant6christ; 77 du roi-pr~tre Melchis6dech qui, dans des textes apocryphes juifs et chr&iens primitifs, avait une claire connotation eschatologique et &ait 6troitement associ6 h des croyances mill6naristes; 78 du Dernier Empereur du Monde. Ce n'est pas par hasard si les franciscains, depuis le XIIIe si~cle, sont partis pour plusieurs missions en Orient: une tradition populaire parlait de la christianisation de la terre enti~re avant le Jugement Dernier. D'ofi ces pr~cheurs, dont plusieurs sont remplis de fort esprit joachimite, qui cherchent l'empire chr&ien de Pr~tre Jean pour avoir son aide. Comme l'a bien per~u Martin Gosman, 'le Presbyter est la pr6figuration typologique du Christ. Son r~gne ne fait qu'annoncer celui du Pr~tre-Roi par excellence. 'v9

Un dernier plan d'analyse h ~tre consid6r6 est le socio-6conomique. Apropos de cela, l'anxi6t6 collective h laquelle r6pondait l'empire mythique, 6tait le r~ve d'une situation d'abondance permanente, et ind6pendamment de l'origine sociale de l'individu. En d6pit des progr~s des techniques agricoles d~s le d6but du XIe si6cle, le fant6me de la famine n'avait pas cess6 de menacer l'Occident chr6tien. Il est vrai que les phases de disette au XIIe si~cle n'6taient pas si fr6quentes, si prolong6es et si amples g60graphiquement qu'auparavant. Mais rarement il se passait une ann6e sans que quelques r6gions ne soient victimes de la p6nurie. D'une certaine mani~re la croissance d6mographique absorbait une grande part de la production. Si la qualit6 moyenne de vie s'6tait accrue, les in6galit6s entre les r6gions et entre les niveaux sociaux, avaient fait de m~me.

75Cardini, Barbarossa, 259. 76R. Koehler, 'La nouvelle italienne du PrStre Jean et de l'empereur Fr6d6ric et un r6cit islandais', Romania, 5

(1876), 76-81. 77Gosman, 'Otton de Freising', 282. 7SE. Leach, 'Melchis6dech et l'empereur' in: E. Leach, L 'unit~ de l'homme et autres essais (Paris, 1980),

240-2. 79Gosman, 'Otton de Freising', 284.

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L'Allemagne--dans le sens de territoires qui avaient une forte unit6 culturelle bien que non politique--entre le XIe si&le et le commencement du XIVe a connu un taux annuel de drveloppement de la population de plus de 3%, sup&ieur donc ~ celui d'autres pays europrens. 8° Pour cela, la pression drmographique rendait n&essaire une extension territoriale plus grande, ce qui explique, au-delh de la participation germanique significative dans les Croisades du Moyen Orient, l'avance sur les territoires slaves de l'Europe orientale. De plus, le drveloppement urbain et commercial du XIIe si&le rendait plus urgent le besoin de mrtaux prrcieux afin d'etre monnayrs. Si une telle situation &ait vraie pour les villes-rrpubliques italiennes, h plus forte raison pour les centres commerciaux allemands, plus rrcents et de moindre tradition commerciale. C'est dire que, sur cet aspect 6galement, l'empire de Pr&re Jean se rrvrlait attirant pour les int&&s occidentaux.

I1 est important de rappeler que l'Occident du XIIe sibcle qui voyait l'apparition du mythe de Pr&re Jean, assistait encore h la manifestation d'autres mythes corrrlatifs. Pr&re Jean, Graal, Vierge Noire et Cocagne &aient interchangeables sous divers aspects parce qu'ils rrpondaient exactement ~ ces questions posfes par la psychologie collective de l'rpoque. Soit, parce qu'ils &aient des manifestations imaginaires qui rrvrlaient-- rendus possibles par les transformations matrrielles d'alors et exprimrs selon les valeurs culturelles de l ' rpoque--des matrriaux mythiques tr& anciens. Cette donnre essentielle ne doit pas rester en plan secondaire, voil& par des donnres circonstancielles: le premier rrcit sur le Pr~tre Jean 6crit par un allemand, le premier sur le Graal par un franqais.

Naturellement il n'est pas intrressant de discuter maintenant des innombrables points polrmiques du mythe du Graal; nous voulons seulement souligner l'indrniable caractrre agraire qu'il possrdait. Soit dans sa pr&endue origine orientale de rite agricole, soit comme come d'abondance, soit comme calice qui avait recueilli le sang du Christ, le Graal jouait clairement un rrle nourricier. Selon la version allemande de Wolfram von Eschenbach, au drbut du XIIIe si~cle, 'on trouvait devant le Graal, pr&s h &re mangrs, tousles mets dont les convives drsiraient gofiter. Chacun pouvait, h son grr, obtenir des mets chauds ou des mets froids, demander des plats nouveaux ou revenir h ceux dont il avait drjh mangr, se faire apporter du gibier ou quelque volaille ( . . . ) quelle que lilt la boisson qu'il lui plfit de nommer, il l'obtenait aussit& par la vertu du Graal.' Enfin, ces

/ - . , 8 1 gens-l~ recevaient 'du Graal toute sa suoslstance, Graal que la 'vie soutient et conforte' selon ce qu'avait dit Chr&ien de Troyes un demi-si&le avant 82 Bref, le Graal 6tait pour l'homme mrdirval un grand symbole de la nature 6drnique.

De la m~me manirre, la Vierge Noire, dont les premieres images sont apparues en Allemagne et ont 6t6 courantes dans les rrgions centrales de la France du XIIe si&le, 6tait un symbole de la nature 6d6nique. Ce phrnom~ne polrmique et encore insuffisam- ment 6tudir, semble &re li6 h un autre important phrnombne contemporain, celui de la revalorisation de thbmes folkloriques fortement enracinrs. Dans ce cas, la rrapparition de la face prrchr&ienne de la divinit6 chthonienne existante en Marie. En effet, on

m~J.-E Cuvillier, L'Allemagne m~di~vale, 2 vols (Paris, 1979-1984), vol. 1, 236-42. +~Wolfram yon Eschenbach, Parzival, trad. E. Tonnelat, 2 vols (Paris, 1977), vol. 1, 208-9. ~2Chr&ien de Troyes, Le conte du Graal (Perceval), v. 6208, ed. F. Lecoy, 2 vols (Paris, 1975), vol. 2, 1 I.

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concevait la Vierge Noire--qui prot6geait, nourrissait et augmentait la fertilit6 de la terreS3---comme &ant une autre image de la nature prodigue, qui rassasie. Ainsi, on comprend mieux que Eschenbach ait attribu6 h Pr~tre Jean la condition de dernier gardien terrestre du Graal et de petit-enfant d'une reine noire. 84

Le r6seau mythique de l'6poque pr6sentait encore un autre espace magique caract6ris6 par l'existence de nourriture abondante sans besoin d'effort humain, le pays de Cocagne. Ce thbme folklorique, 6crit au XIIIe si~cle mais sans doute ant6rieur (le mot est de la premi&e moiti6 du XIIe si6cle), avait plusieurs points de relation avec celui du Pr~tre Jean. En effet, la Cocagne est une terre d'abondance sans limites, avec des tables dress6es dans les rues, pleines de mets vari6s auxquels tous pouvaient se servir librement. La rivi~re qui traverse le pays est moiti6 de vin rouge, moiti6 de vin blanc. Lh-bas les gens sont courtois, la vie est une f&e, ayant quatre P~ques et quatre No61s chaque ann6e. I1 y a seulement un C~reme chaque vingt ans, et ces jours-lh on mange de la viande et il pleut des flans chauds trois fois par semaine. Mais la supreme richesse de la Cocagne est la fontaine de jouvence, qui rendait possible h celui qui s'y baignait, de

85 se maintenir toujours ~t l'~ge de trente ans. Or, l'empire de Pr&re Jean d'une certaine fa~on synth6tisait tout cet imaginaire sur

l'abondance, soit agraire comme le Graa186 soit urbaine comme la Cocagne. 87 Leurs fronti~res s'6tendaient de l'Extr~me Orient h la M6sopotamie, territoires de proverbiale richesse comparativement h la pauvre Europe d'alors. 88 Lh-bas 'le lait flue abondant', il y a beaucoup de c6r6ales, cuir et tissu. 89 La prodigalit6 de la nature se manifestait m~me dans l'existence de 'tout type d'animaux' et d'~tres 6tranges. La lettre en d6nombrait vingt-huit, des 616phants et panth~res aux griffons et ph6nix, des centaures et cynoc- 6phales aux pygm6es et g6ants. 9° Les fleuves du Paradis levaient jusqu'aux terres du Pr~tre Jean m6taux et pierres pr6cieuses en 6norme quantitY. 91 Le petit-enfant de Barberousse, Fr6d6ric II, qui aurait 6chang6 des ambassades avec le roi-pr~tre, aurait gagn6 de celui-ci un 616phant, un v~tement de peau de salamandre, un 61ixir de jouvence, un anneau qui rend la personne invisible, des pierres pr6cieuses et, plus important, la pierre philosophale. 92

S3M. Durand-Lefebvre, Etude sur l'origine des Vierges Noires (Paris, 1937), 152ss; E. Begg, The cult of the Black Virgin (Londres, 1985), 108; S. Cassagnes-Brouquet, Vierges Noires, r~gard et fascination (Rodez, 1990), 42-50 et 205-35.

S4Wolfram vorl Eschenbach, Parzival, vol. 1, 49; vol. 2, 337. SSLe fabliau de Cocagne, v. 45-99, 153-60, ed. V. V~i~in~inen, Neuphilologische Mitteilungen, 48 (1947), 22-4

et 27-8. S6H. Franco Jr, As utopias medievais (San Paulo, 1992), 33-8. sTj. Le Goff, 'L'utopie m6di~vale: le pays de Cocagne', Revue europ~enne des sciences sociales, 27 (1989),

279. SSAu toumant du XIIe au XIIIe si/~cle, le bronze d 'un chandelier de la cath6drale de Hildesheim associait

l 'Europe h la guerre, l'Afrique h la science et l 'Asie h la richesse: J.-C. Schmitt et M. Pastoureau, Europe. M~moires et embli~mes (Paris, 1990), 31 et 35.

SgBriefes, ed. Zarncke, no. 21 et 24, p. 912. 9°Briefes, ed. Zarncke, no. 14, 42 et 45, pp. 910-1 et 915. Encore dans les premieres d6cennies du XIVe si6cle,

Odoric de Pordenone consid6rait l 'empire de Pr~tre Jean 'la terre des Pymains': Le voyage en Asie du Bienheureux fr&e Odoric de Pordenone, ed. H. Cordier (Paris, 1891), 345-55.

9~Briefes, ed. Zarncke, no. 22, 33, 38, 39 et 44, pp. 912, 914 et 915. 92E. Kantorowicz, L'empereur Frederic H (Paris, 1987), 186, 287, 299 et 326.

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Enfin, celle-ci &ait sans doute 'la plus riche terre qui soit en tout le monde'. 93 Et la lettre suppos6e 6crite par Pr~tre Jean ne se montrait pas avare en d&ails h ce propos, dissertant longuement sur ces richesses. Le palais du roi-pr~tre, construit avec des pierres prdcieuses et du cristal---comme la J6rusalem c61este, 94 le palais d'Iseut 95 et le

96 , • chateau paradisiaque vu par Saint Brendan -----etalt compare h celui que l'ap6tre Thomas avait 6difi6 pour le roi Gundaphore. 97 Lh-bas, chaque jour mangeaient trente mille personnes, ce qui r6v~le la dimension du palais et l'abondance qui r6gnait lb. 98 De plus, toute cette richesse, toute cette beaut6, toute cette paix, profitaient pleinement h ses habitants, car la fontaine de jouvence permettait h qui buvait son eau, de maintenir toujours l'apparence de trente-deux ans d'~ge 99 Ainsi, Pr~tre Jean, lui-m~me ~g6 de presque 600 ans, pouvait continuer ~ gouverner, ayant sant6 et sagesse.

En r6sum6, l'empire de Pr~tre Jean faisait partie de tout un r6seau mythique r6activ6 par les conditions concr6tes du XIIe si~cle occidental. Les difficult6s mat6rielles, les flous politiques et les transformations spirituelles rencontraient dans ce mythe les possibilit6s de s'outrepasser. En effet, celui-ci 6tait l'espace imaginaire privil6gi6 pour la cicatrisation des fissures qui, de plus en plus, partageaient les chr6tiens occidentaux en eccl6siastiques et lai'ques, paysans et urbains, riches et pauvres, catholiques et h6r6tiques, nationaux et 6trangers. L'empire de Pr~tre Jean 6tait le monde id6al de tous. N6anmoins, pour le professeur Jacques Le Goff la Cocagne 6tait 'la seule v6ritable utopie m6di6vale', l°° puisque elle aurait 6t6 l'unique critique globale de la r6alit6 sociale du Moyen Age. Critique qui donne une vision du monde coh6rente et structur6e, en abolissant l'opposition nature/culture. ~°~

Mais, nous l'avons vu, l'empire de Pr~tre Jean repr6sentait 6galement une critique globale des structures de la soci&6 f6odale. De la m~me mani~re, dans ces territoires-lh cohabitaient bien la nature (prodigue, exub6rante, pleine d'humains, d'animaux, d'arbres et de pierres de tous les types) et la culture (grandes villes et palaces, riches en objets de m6taux, de cuir, de tissus). I1 est vrai que dans les terres du roi-pr~tre n'existait pas la permissivit6 sexuelle de la Cocagne, mais l'absence totale de vices dans l'empire oriental 6quivalait aussi h une critique de la soci&6 occidentale. L'empire de Jean signifiait une inversion de cette soci&6, il constituait, autant la Cocagne, une r6ponse aux besoins profonds de l'6poque. I1 &ait une utopie que la Chr6tient6 construisait pour combler ses d6ficiences, mais c'6tait aussi une utopie qui contribuait h construire la Chr6tient6, dans la mesure o~ r~ver en groupe aide h 6tablir l'identit6 collective de ce groupe. La r6alit6 cr6ait l'utopie. L'utopie recr6ait la r6alit6.

°3Lettre, ed. Jubinal, 357. 94Ap 21:11. 95La folie d'Oxford, v. 300-308, ed. J.-C. Payen, in: Tristan et Iseut (Paris, 1989), 274. 96Benedeit, Le voyage de Saint Brendan, v. 1675-1708, ed. E. Ruhe (Munich, 1977), 128 et 130. 97Briefes, ed. Zarncke, no. 56-58, pp. 917-8; Legenda aurea, V, 3, ed. Graesse, 35. 98Briefes, ed. Zamcke, no. 65, p. 918. 99Briefes, ed. Zarncke, no. 28 et 81, pp. 913 et 921. Dans la version franqaise de la lettre de Pr&re Jean, l 'eau

de jouvence rendait 30 ans h qui la buvait: Lettre, ed. Jubinal, 363-4. ~°°Le Goff, 'L'utopie' , 276 et 286. ~°~Le Goff, 'L'utopie' , 277-80.