la grotte de l’ÉtÉ À saint-gengoux-de-scissÉ

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PAGE 1 « La Physiophile », n° 172, juin 2020. par Lionel BARRIQUAND 1,2,3 , Bruno LABE 4 , Olivier TOMBRET 5 , Bassam GHALEB 6 , Jean-Jacques BAHAIN 5 , Bernard GAGNARD 2 et Betty DEDIENNE 2,3 LA GROTTE DE L’ÉTÉ À SAINT-GENGOUX-DE-SCISSÉ NOUVELLE CAVITÉ BOURGUIGNONNE À MAMMOUTH MÉRIDIONAL Fig. 1 - Vue aérienne prise en aval des grottes d’Azé. Au premier plan le deuxième chaînon calcaire des monts du Mâconnais ; en jaune, la délimitation du bassin versant de la rivière souterraine d’Azé; en bleu, la position du tunnel de Saint-Gengoux-de-Scissé. © J.Million. LA SOURCE DE LA GOULOUZE ET LES HA MEAUX DE LA VERZÉE ET DE LA TOUR DES BOIS À SAINTGENGOUXDESCISSÉ L es hameaux de la Verzée et de la Tour des Bois, situés à l’ouest de Saint-Gengoux-de-Scissé ( g. 1), sont aujourd’hui bien tranquilles. Le ruisseau de la Goulouze s’écoule paisiblement sur quelques centaines de mètres avant de se jeter dans une perte qui porte son nom, et de ressortir deux kilomètres plus au sud dans la grotte de la rivière souterraine d’Azé. Les rives ne furent pas toujours aussi calmes car pendant des siècles, depuis l’Antiquité jusqu’au e siècle, y étaient établis de nombreux fours, en particulier pour la cuisson de céramiques (Jeanton, 1926 ; Bonnefoy, 2006 ; Barthélémy et al, 2017). Pour la période antique, les rebuts de cuisson ont livré de nombreuses tuiles à rebord ( tegulae ) ainsi que des objets usuels. Pendant les e et e siècles, une ou plusieurs fabriques ont produit des taques (ou foyères) ornées de motifs géométriques, humains, mythologiques… qui sont une particularité régionale. Au milieu du e siècle, on dénombre encore sept chefs de ménages tuiliers. Toutes ces productions étaient rendues possibles grâce à la présence d’argile, de bois et d’eau en grande quantité. L’énergie hydraulique semble avoir été exploitée comme l’indique un plan terrier (ADSL H supplément Cluny90) de1762 intitulé «Plan du domaine de la Tour des Bois » qui désigne un lieu au niveau de la perte de la Goulouze « Hic etoit le moulin ». Il est possible que cet aménagement soit à mettre au compte des moines de (1) Université Savoie-Mont-Blanc, laboratoire Edytem, UMR5204, Bâtiment « Pôle Montagne », 5 bd de la mer Caspienne, F-73376 Le Bourget du Lac cedex. (2) Association Culturelle du Site d’Azé, Rizerolles, F-71260 Azé. (3) Spéléo club Argilon, Les Lards, F-71170 Saint Igny de Roche. (4) UMR 7269 Lampea, MMSH, F-13094 Aix-en-Provence. (5) UMR 7194 HNHP « Histoire naturelle de l’Homme préhistorique » MNHN-CNRS-UPVD, 1, rue René Panhard, F-75013 Paris. (6) Université du Québec à Montréal, Geotop-UQAM, CP 8888, succ. Centre-Ville, Montréal, QuébecH3C 3P, Canada.

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Page 1: LA GROTTE DE L’ÉTÉ À SAINT-GENGOUX-DE-SCISSÉ

PAGE 1« La Physiophile », n° 172, juin 2020.

par Lionel BARRIQUAND1,2,3, Bruno LABE4, Olivier TOMBRET5, Bassam GHALEB6, Jean-Jacques BAHAIN5, Bernard GAGNARD2 et Betty DEDIENNE2,3

LA GROTTE DE L’ÉTÉ À SAINT-GENGOUX-DE-SCISSÉ NOUVELLE CAVITÉ BOURGUIGNONNE À MAMMOUTH MÉRIDIONAL

Fig. 1 - Vue aérienne prise en aval des grottes d’Azé. Au premier plan le deuxième chaînon calcaire des monts du Mâconnais ; en jaune, la délimitation du bassin versant de la rivière souterraine d’Azé ; en bleu, la position du tunnel de Saint-Gengoux-de-Scissé. © J. Million.

LA SOURCE DE LA GOULOUZE ET LES HA-MEAUX DE LA VERZÉE ET DE LA TOUR DES BOIS À SAINT-GENGOUX-DE-SCISSÉ

Les hameaux de la Verzée et de la Tour des Bois, situés à l’ouest de Saint-Gengoux-de-Scissé (" g.  1),

sont aujourd’hui bien tranquilles. Le ruisseau de la Goulouze s’écoule paisiblement sur quelques centaines de mètres avant de se jeter dans une perte qui porteson nom, et de ressortir deux kilomètres plus au sud dans la grotte de la rivière souterraine d’Azé. Les rives ne furent pas toujours aussi calmes car pendant des siècles, depuis l’Antiquité jusqu’au xixe siècle, y étaient établis de nombreux fours, en particulier pour la cuisson de céramiques (Jeanton, 1926 ; Bonnefoy, 2006 ; Barthélémy et

al, 2017). Pour la période antique, les rebuts de cuisson ont livré de nombreuses tuiles à rebord (tegulae) ainsi que des objets usuels. Pendant les xve et xvie siècles, une ou plusieurs fabriques ont produit des taques (ou foyères) ornées de motifs géométriques, humains, mythologiques… qui sont une particularité régionale. Au milieu du xixe  siècle, on dénombre encore sept chefs de ménages tuiliers. Toutes ces productions étaient rendues possibles grâce à la présence d’argile, de bois et d’eau en grande quantité.

L’énergie hydraulique semble avoir été exploitée comme l’indique un plan terrier (ADSL H supplément Cluny 90) de 1762 intitulé « Plan du domaine de la Tour des Bois » qui désigne un lieu au niveau de la perte de la Goulouze « Hic etoit le moulin ». Il est possible que cet aménagement soit à mettre au compte des moines de

(1) Université Savoie-Mont-Blanc, laboratoire Edytem, UMR5204, Bâtiment « Pôle Montagne », 5 bd de la mer Caspienne, F-73376 Le Bourget du Lac cedex.

(2) Association Culturelle du Site d’Azé, Rizerolles, F-71260 Azé.(3) Spéléo club Argilon, Les Lards, F-71170 Saint Igny de Roche.

(4) UMR 7269 Lampea, MMSH, F-13094 Aix-en-Provence.(5) UMR 7194 HNHP « Histoire naturelle de l’Homme préhistorique »

MNHN-CNRS-UPVD, 1, rue René Panhard, F-75013 Paris.(6) Université du Québec à Montréal, Geotop-UQAM, CP 8888, succ.

Centre-Ville, Montréal, Québec H3C 3P, Canada.

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Cluny. En e& et, selon M. Maurice (1984), ils acquirent en 955, peut-être à la Verzée, trois champs bordés de terres incultes (charte de Cluny n° 973). Puis sans donner de référence, l’auteur indique qu’en  956, une manse est léguée aux Bénédictins : elle consiste en terres, champs, prés, bois, pâturages, un moulin, des eaux stagnantes et courantes. Seule, sur le territoire de Saint-Gengoux-de-Scissé, la zone située entre la source et la perte de la Goulouze présente ces caractéristiques.

Le paysage actuel résulte de cette activité anthropique  : au niveau de la perte actuelle devait s’élever un barrage créant une réserve d’eau pour actionner le moulin, comme en témoignent deux buttes résiduelles encore visibles sur les versants est et ouest de la vallée. En conséquence, une partie de la zone en amont de la perte actuelle devait être noyée.

SAINT-GENGOUX-DE-SCISSÉ ET L’EAU

Le bourg de Saint-Gengoux-de-Scissé et la plupart des hameaux de la commune sont situés à l’est du

deuxième chaînon calcaire du Mâconnais (cf. " g.  1). Et les archives municipales montrent combien l’eau est une ressource rare et une préoccupation constante  :

- en  1854, la mauvaise qualité de l’eau a peut-être provoqué une épidémie de choléra

- en 1855, la municipalité a pour projet le creusement de puits communaux

Fig. 2  - Vue de l’intérieur du tunnel de Saint-Gengoux-de-Scis-sé percé dans les calcaires jurassiques du Mâconnais. Au sol, la conduite qui achemine l’eau de la source de la Goulouze au bourg de Saint-Gengoux-de-Scissé.

- en  1874, des fouilles sont entreprises pour rechercher de l’eau car les lavoirs sont souvent à sec

- en 1885, on e& ectue un détournement d’eau.

Après la Première Guerre Mondiale, le projet de capter l’eau de la Goulouze pour alimenter le bourg voit le jour. Il suscite vraisemblablement dans la commune des inquiétudes, des tensions et des divisions comme l’illustre le roman de Francis  Parn  «  La Nymphe en danger », écrit en 1926 et qui s’inspire de ces événements (Parn, 1926). L’écrivain décrit très bien l’attitude de certains habitants qui craignent «  la mort  » de cette vallée fertile. Mais le roman a une " n heureuse puisque, en creusant le tunnel, les ouvriers découvrent une rivière souterraine qui permettra d’alimenter en eau la commune sans détourner la source.

Le tunnel sera percé entre  1930 et  1932 (" g.  2), sur le sol duquel, pour assurer le transport de l’eau, une canalisation en " brociment sera posée. La seule documentation disponible sur cette construction (ADSL) est la réponse à l’appel d’o& re et la soumission des travaux déposée le 30  mai  1930 par R.  Masquart et P.  Rossel, entrepreneurs de travaux publics à Fort-du-Plagne (Jura). Le tunnel part du sud du hameau de la  Verzée pour aboutir au niveau de la route de la Montagne (cf. " g. 1). Il traverse d’ouest en est, sur environ 480  m, le deuxième  chaînon calcaire du Mâconnais. Depuis ces travaux, seul un trop plein mis en place sur le captage alimente le ruisseau de la Goulouze qui va aujourd’hui rejoindre la perte.

LE TUNNEL ET LES SPÉLÉOLOGUES  : UNE LONGUE HISTOIRE

Ce tunnel suscite depuis longtemps l’intérêt des chercheurs.

En e& et, dans un article  intitulé  : «  Les grottes de Blanot ont-elles, en deux siècles, modi" é leur structure ? », paru en 1941 dans Le Progrès, L. Decloître (conservateur du Musée d’Archéologie et d’Histoire Naturelle de Mâcon) regrettait : «  Malheureusement, lors de la percée du tunnel de Saint-Gengoux-de-Scissé, on a rencontré une entrée et on l’a bouchée  ; de sorte que, maintenant, l’exploration est impossible, ce qui est particulièrement regrettable, car on l’aurait commencée par l’autre extrémité de la montagne et peut-être aurait-on trouvé telles choses que l’on ne trouvera plus  ». Ce texte suggère donc la présence d’une grotte qui aurait été bouchée lors des travaux. L’article rapportait aussi qu’une coloration avait été réalisée, mais sans préciser où le colorant avait été versé, et que ce colorant serait ressorti à la fontaine de la  Balme à  Rizerolles 36  heures plus tard. En" n, l’auteur posait les prémices de la recherche spéléologique en ajoutant  : « Ce qui n’empêcherait pas, bien entendu, d’entreprendre le travail d’exploration du tunnel de Saint-Gengoux, si un jour cela devient possible. Mais combien de temps faudra-t-il attendre ? ».

Aucune prospection ne fut réalisée dans le tunnel jusqu’à la " n des années  1990. À cette époque, les spéléologues repérèrent que l’eau provenant du trop-plein mis en place sur la canalisation s’échappait du tunnel en passant sous un mur. Le débit était si important

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que seul un vide important pouvait absorber toute l’eau. Le 1er mars  1997, Marc  Cottin et Guy  Simonnot agrandirent le passage sous le mur. Ils rencontrèrent alors des déblais que les ouvriers avaient mis dans un puits. Ils commencèrent à les évacuer (Guillot et al, 2005). Le rêve de L.  Decloître se réalisait  : les explorations spéléologiques dans le tunnel pouvaient commencer, mais le débit d’eau était tel qu’elles durent rapidement s’arrêter. Il fallut attendre le 20 août 1998. Le site était sec  ; Guy et Martin Simonnot reprirent la désobstruction et découvrirent un ori" ce par où pénétrer. Le 26  août, aidés de A.  Meige, ils en continuèrent le dégagement ; des cailloux jetés indiquaient la présence d’un puits assez profond. Les travaux s’enchaînèrent. Le 27  août, les spéléos atteignaient une profondeur de 3 m, le 18 octobre, ils étaient à 5 m de profondeur ; le 15  novembre à 6  m  ; le 21  novembre à 7  m. Le 29  novembre, le passage était libre et 80  m de galerie pouvaient être explorés par Guy Moreau (dit Camille), Chantal  Nykiel, Ludovic  Guillot et Guy  Simonnot. Le gou& re du Tunnel était découvert !

LES RECHERCHES ACTUELLES

Le tunnel a une largeur de 1m à 1,50m, une hauteur de 1,40m à 1,80m ; sa section o& re donc un passage

confortable. Ses parois sont généralement constituées par la roche calcaire (cf.  " g.  2) et le site du tunnel fut même retenu pour servir de référence dans le cadre de l’étude géologique du Mâconnais réalisée par S.  Dechamps (Dechamps et  al, 2015). Mais lors des prélèvements et des mesures nécessaires à cette étude, nous avons remarqué que quelques parties de l’ouvrage étaient murées et qu’un tronçon était busé sur une dizaine de mètres (" g.  3). Ces ouvrages ont sans doute été aménagés pour consolider les parois du tunnel. Lors de la construction des murs, les ouvriers ont laissé, dans plusieurs zones, des lacunes entre les moellons du lit inférieur de la maçonnerie et ce, pour laisser l’eau suintant des parois s’écouler dans le tunnel. Nous avons aussi observé dans ces vides la présence de graviers recouverts de manganèse, ce qui nous invite à entreprendre de nouvelles recherches.

Les campagnes de coloration réalisées en 2014 et 2015 a" n de dé" nir le bassin d’alimentation de la rivière souterraine d’Azé montrent que ce tunnel se trouve au centre du bassin versant de la rivière de la Balme (Dautun et  al, 2015). En e& et, les colorants indiquent que des

écoulements d’eau existent entre le gou& re du Vautiant, le gou& re des Teppes et la perte de la Verzée d’une part, et que ces eaux s’écoulent vraisemblablement sous le tunnel pour rejoindre Azé d’autre part (cf. " g. 1). Des colorants versés dans le tunnel au niveau du gou& re du Tunnel et de la grotte de la  Fuite sont réapparus dans la rivière souterraine d’Azé après respectivement 71 heures (vitesse d’écoulement de 32 m/h) et 62 heures (vitesse d’écoulement de 37 m/h).

Les recherches ont repris en août 2013. La première exploration s’est déroulée au niveau des buses (vers le milieu du tunnel). Alors que nous avions percé quelques trous dans les buses avec un perforateur, nous avons senti un courant d’air. Pleins d’espoir, nous avons agrandi l’un des trous, mais au fond, il n’y avait que de l’argile et les buses ferraillées nous ont empêchés de sonder plus loin. Nous avons alors décidé d’essayer d’ouvrir un petit passage entre le dessus des buses et la voûte du tunnel côté ouest. Nouvelle déception car les ouvriers avaient recouvert les buses d’une chape de ciment dans laquelle étaient maçonnées verticalement des dalles de calcaire. La désobstruction au perforateur promettait d’être longue et fastidieuse…

Le 21 juin 2014, notre équipe était trop nombreuse pour travailler au-dessus des buses. Nous avons donc décidé de faire un sondage pour déterminer ce qu’il y avait derrière un autre mur situé à une  cinquantaine de mètres de l’entrée ouest du tunnel, mur qui avait particulièrement attiré notre attention lors de l’étude géologique menée avec S.  Deschamps. Nous avions remarqué que les moellons de la rangée inférieure n’étaient pas jointifs. Dans les interstices qui les séparaient se trouvaient quelques graviers, recouverts de dioxyde de manganèse, typiques de dépôts sédimentaires laissés par une rivière. C’est à cet endroit que, après avoir enlevé quelques moellons, nous avons découvert le remplissage de la grotte qui allait devenir la grotte de l’Été (" g. 4).

Des enfants venaient régulièrement avec nous lors des recherches mais la grotte de l’Été était inadaptée pour eux pendant les premières séances de travail. Nous leur avons donc donné pour mission de dégager un passage derrière une petite zone murée juste à côté de la grotte de l’Été. Et là, ils découvrent une autre grotte aussitôt nommée «  la grotte des Enfants », ne présentant qu’un peu de remplissage et des déblais. Nous abandonnons les recherches dans ce lieu… jusqu’en octobre 2016. En e& et, pendant l’été de cette même année, nous avons

Fig. 3 - Vue en coupe du tunnel de Saint-Gengoux-de-Scissé : position des parties du tunnel murées ou busées et position des phénomènes karstiques connus.

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remarqué que, suite à une fuite de la canalisation, l’eau pro" te d’un passage pour rejoindre la rivière souterraine d’Azé. Nous dégageons ce passage qui deviendra «  la grotte de la Fuite ».

LA GROTTE DE L’ÉTÉ

Après avoir découvert la grotte de l’Été, il a fallu mettre en place des moyens conséquents pour évacuer les

sédiments du remplissage et pour sécuriser le chantier.Pour l’évacuation, nous avons décidé de réutiliser

le chemin de fer qui avait servi aux travaux des grottes d’Azé. Mais comme l’écartement des rails était trop important, il a fallu les dessouder puis en ressouder 60m à la largeur convenable avant de les poser en place. Le chariot fabriqué spécialement et adapté permet d’évacuer douze seaux à la fois (" g. 5).

Lors des deux premières séances de désobstruction, nous avons soutiré les sédiments, depuis le tunnel, à l’aide d’un grappin. Mais celui-ci s’est avéré rapidement trop court. Nous avions créé un vide dans le remplissage sédimentaire mais nous n’avions aucune idée du volume de sédiments qui se trouvait au-dessus. À chaque moment, il y avait risque d’éboulement et il était hors de question de pénétrer dans ce vide pour y poursuivre la désobstruction. Pour des raisons de sécurité, nous avons donc décidé d’aménager une ouverture entre le sommet de la voûte murée est et le calcaire. La hauteur entre la voûte en ciment et la voûte en calcaire, liée au percement du tunnel, n’était que de quelques dizaines de centimètres mais su4 sante pour nous permettre de travailler. Une fois l’ouverture faite, c’est par cette trémie que, pendant plusieurs séances, nous avons évacué les sédiments sans prendre de risque (" g. 6).

Fig. 6 - Entrée est de la grotte de l’Été. La trémie par laquelle, pen-dant plusieurs journées de travail, les sédiments seront extraits

pour laisser accès à la cavité.

Fig. 4 - 21 juin 2014. À l’aide d’un perforateur, nous descellons quelques moellons. Des sédiments des-

cendent alors par gravité dans le tunnel.

Fig. 5 - Le chariot sur rail qui permet d’évacuer douze seaux de sédiments à la fois. Vue prise dans le tunnel au niveau de l’entrée côté est de la grotte de l’Été

Le 2 novembre 2014, nous pouvions en" n pénétrer dans la grotte de l’Été  et en estimer les mesures : huit mètres de hauteur au moins depuis le sol du tunnel. Et nous supposions que sa largeur correspondrait à la longueur de la zone murée, c’est-à-dire douze mètres, ce qui s’avéra exact par la suite.

Un long et fastidieux travail a alors commencé. En 32 journées, à raison d’une séance de travail par mois, de

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" n mars à " n octobre, seau après seau, une cinquantaine de passionnés se sont relayés pour évacuer près de cent tonnes de sédiments (environ 10 000 seaux). Peu à peu, la cavité de la grotte et la complexité de ses remplissages sont apparues (" g. 7).

Puis nous avons découvert un plancher stalagmitique formé sur la partie supérieure d’un remplissage contenant des galets de grès de taille pluri-décimétriques et comportant quelques stalagmites (" g.  8). Et le

Fig. 9 - La stalagmite coupée en deux, les lamines correspondent à des dépôts successifs de calcite.

Fig. 7 - Vue de la grotte de l’Été. La partie dégagée correspond à une section E-O de la cavité qui se développe dans une direction N-S.

Fig. 8 - Le plancher stalagmitique et les deux stalagmites qui se sont développées au-dessus de remplissages sédimentaires comportant des galets de grès. Des dépôts d’argiles postérieurs à leur formation

les ont protégées de toute altération.

30 avril 2017, nous avons eu la joie de trouver, dans ce remplissage grossier, une molaire de mammouth !

LE PLANCHER STALAGMITIQUE ET LA STALAGMITE

Les karstologues ont souvent beaucoup de di4 cultés pour dater les remplissages sédimentaires des

grottes. Or, ici, la découverte du plancher nous apportait un moyen de datation (" g.  9). En e& et, lors de sa cristallisation, la calcite piège de l’uranium qui va se transformer en thorium en un temps donné. Le déséquilibre radioactif dans la famille de l’uranium (U-5 ) fournit ainsi une méthode de datation.

Les mesures U-5 ont été réalisées par spectrométrie alpha au Muséum National d’Histoire Naturelle à Paris et par spectrométrie de masse au laboratoire GEOTOP à Montréal. Les résultats sont concordants et indiquent un âge ancien (supérieur à 400  000  ans) pour la cristallisation de la stalagmite. Un âge de l’ordre de  500 à  600  000  ans est possible pour sa formation. Cette époque correspond à une période interglaciaire appelée le Cromérien. Le remplissage contenant la dent de mammouth est donc antérieur à cette période.

LES MAMMOUTHS

Dans la systématique, le genre Mammuthus appartient à la famille des Elephantidae. L’ancêtre de cette

famille est le genre Primelephas d’Afrique. Celui-ci a donné également les genres Elephas et Palaeoloxodon. Le premier représentant du genre Mammuthus est

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l’espèce Mammuthus subplanifrons provenant de gisements de l’Inde (Guérin & Patou-Mathis, 1996).

Les fossiles d’éléphantidés se retrouvent fréquemment en Europe. En  1976, 1500 gisements du Pléistocène moyen et supérieur étaient répertoriés en France (Beden,  1976). Ils se répartissent en deux lignées bien distinctes qui correspondent à deux  genres  : le genre Palaeoloxodon avec une espèce unique Palaeoloxodon antiquus et le genre Mammuthus, de loin le plus fréquent, avec six espèces (ou sous-espèces) continentales qui se succèdent (Guérin & Patou-Mathis, 1996 ; Guérin, 2004) : rumanus, gromovi, meridionalis, trogontherii, intermedius et primigenius. Cette dernière espèce a été rendue célèbre par les nombreux exemplaires conservés dans le permafrost de Sibérie (ex. mammouth de la Berëzovka, mammouth juvénile de Magadan, expéditions Cerpolex menées par Buigues depuis 1999, etc.). Cette évolution permet d’ajouter une variable chronologique à la systématique.

Les principales caractéristiques physiques du genre sont un crâne court et élevé possédant un front concave, un ori" ce nasal très large, et des prémaxillaires en forme de sablier (Paupe et al., 2010). Les molaires sont bien plus larges que chez Palaeoloxodon antiquus, leur taille, le nombre des lames, la fréquence laminaire ainsi que l’hypsodontie augmentent tout au long de la lignée. L’épaisseur de l’émail, quant à elle, diminue régulièrement.

étude de la molaire

La molaire découverte dans la grotte de l’Été a été mesurée selon les méthodes développées par

M.  Beden (Beden,  1979), qui permettent de recueillir et de synthétiser un grand nombre de données. Il faut noter que les méthodes de mesure, proposées par di& érents auteurs, varient fréquemment, ce qui peut fausser la détermination de l’espèce. Il est indispensable de prendre l’épaisseur de l’émail et la fréquence laminaire, paramètres les plus utiles pour la détermination des éléphantidés, sur des molaires présentant une usure moyenne, sous peine de fausser les résultats. Selon la hauteur de prise des mesures, celles-ci peuvent varier, notamment la fréquence laminaire qui est toujours plus élevée au sommet des molaires. Quant à l’émail, il doit plutôt être mesuré sur une cassure récente pour éviter les approximations dues à son usure.

Pour la molaire de la grotte de l’Été, longueur et largeur ont pu être mesurées sans di4 culté, prises à mi-hauteur et perpendiculairement aux lames. La largeur d’une molaire est la largeur maximale de la lamelle la plus large.

Description de la molaire

La molaire provient d’un conglomérat dont on voit les traces sur son côté externe (" g.  10 et  " g.  11). Bien que certains morceaux se soient détachés, elle est en

relativement bon état étant données les conditions du gisement. On observe la présence de racines côté lingual, dont un crochet antérieur. Treize lames ont pu être dénombrées, et il est fort possible qu’il y ait eu un talon postérieur. Il est probable qu’une ou deux  lames antérieures avaient déjà disparu par abrasion. La toute première lame de cette table d’abrasion présente une usure presque totale. La longueur est de 340 mm, mais comme il en manque la partie postérieure, cette mesure ne peut être considérée comme exacte. La largeur a pu être prise sur une lame et elle est de 83 mm. La fréquence lamellaire a été prise côté lingual, vu la présence de conglomérat sur l’autre face. Elle est de quatre  lames pour 100 mm. Cela laisse supposer une fréquence de six à sept lames côté externe. L’épaisseur de l’émail est peu signi" cative, 4 mm, vu son état. On peut observer que l’émail est peu plissé, ce qui est un indice d’ancienneté.

Attribution de la molaire

L’aspect général de la molaire et ses caractéristiques et mesures permettent d’éliminer immédiatement l’appartenance aux espèces Mammuthus trogontherii, Mammuthus intermedius et Mammuthus primigenius(Coppens,  1965  ; Guérin,  1975  ; Guenther,  1975  ; Beden, 1979 et 1980 ; Labe et Guérin C., 2005 ; Mol et Lacombat, 2009).

Fig. 11 - Table d’abrasion de la molaire.

Fig. 10 - Côté lingual de la molaire de Mammuthus meridionalis décou-verte dans la grotte de l’Été à Saint-Gengoux-de-Scissé.

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La longueur se rapproche de celle de l’espèce Mammuthus trogontherii, mais la largeur correspond à celle de Mammuthus meridionalis. Il s’agit même de la troisième molaire (M3) inférieure gauche d’un spécimen de Mammuthus meridionalis.

Chez cette espèce, les molaires sont encore modérément hypsodontes, avec un petit nombre de lames à émail épais et peu plissé : la M3 possède douze à quinze lames ; la fréquence lamellaire (nombre de lames sur 100 mm) varie de 4,45 à 6,41 ; l’épaisseur de l’émail varie de 1, 7 à 4 mm.

Mammuthus meridionalis n’est attesté qu’à partir du Villafranchien moyen mais cette espèce a eu une durée de vie considérable, d’environ 2 Ma à 0,6 Ma (Guérin, 2004). Elle a été retrouvée dans plusieurs gisements proches de celui de Saint-Gengoux-de-Scissé : en Saône-et-Loire, à Chagny et Sancé  ; dans le Rhône, à Saint-Germain-au-Mont-d’Or (Labe, 1999).

Dé" nir la sous-espèce est un exercice risqué, vu l’état de la molaire et la di4 culté des mesures. Cependant, le nombre de lames (treize minimum), ainsi que la fréquence lamellaire prise du côté interne qui est toujours plus faible par rapport à son opposée, indiquent qu’il s’agit certainement d’un Mammuthus meridionalis évolué, stade cromerensis, et pourrait dater de  600  000  ans environ, ce qui correspond aux indications connues du gisement.

Il est surprenant que cette molaire ait résisté au transport par l’eau étant donné la fragilité des dents d’éléphantidés, surtout lorsqu’on considère les blocs de pierre présents dans le gisement. Il est probable que le transport fut bref.

DE FUTURES ÉTUDES POUR LEVER UN COIN DU VOILE SUR UNE PÉRIODE DU QUATERNAIRE EN BOURGOGNE MÉRI-DIONALE

Depuis sa découverte il y a cinq  ans, la grotte de l’Été livre ses secrets. Tout d’abord, ses dimensions

sont exceptionnelles pour le Mâconnais  : au moins huit mètres de hauteur sur une douzaine de mètres de largeur. Compte tenu de ces valeurs, son développement doit être également important mais seul un chantier titanesque permettrait de le savoir. Au fur et à mesure de sa désobstruction, ses remplissages sont apparus dans toute leur richesse. La découverte du plancher stalagmitique a permis d’attribuer sa formation au Cromérien  ; cette datation est tout à fait inédite pour la Bourgogne. L’état de conservation exceptionnel de ce spéléothème devrait permettre dans le futur de reconstituer les paléo-climats de la Bourgogne à cette époque.

La plupart des sédiments qui remplissent la cavité sont antérieurs à cette formation. Mais de quand datent-ils ? Des datations par paléomagnétisme et par cosmogénie sont en cours grâce à des partenariats avec le Museum National d’Histoire Naturelle et l’Université de Montpellier.

En" n, la taille des galets qui se trouvent dans les remplissages anciens doit nous permettre d’envisager des reconstitutions de la morphologie et de la géographie de cette région et ses évolutions depuis au moins  500 à 600 000 ans.

Les recherches ont été menées par une équipe constituée de D., M. et G.  Accary, L.  ; G, A. et J. Barriquand ; D. Berthault ; P. Bieth ; J.-F. Bramard ; J.-R. Chevallier ; V.  Colleoni ; Y. Contet ; O. Cuisinier ; T.  Danguiral  ; A. et C.  Daumalle  ;  S. Dautun  ; B et G. Dedienne ; A. Delay ; N. Descaves ; R. Dumontet ; M. Enjolra ; B. Gagnard ; C. Gaillard ; C. Gheeraert ; J.-P. GrandColas ; M. Guigue ; J.-M. Guilbaut ; A. Guillot ; L. et G. Guillot  ; B. Haeti  ; A. Heintz  ; C. Jessaulme  ; J Jo& roy ; N. Jonard ; J. Lacharme ; D. Merlier ; C. Nykiel ; Q. Pegon  ; P. Quiclet  ; J. Romestan  ; M. Sirole  ; N. et L. Tautain ; L. Trescartes ; F. Vennet et D. Vergnaud ; équipe aidée par l’engagement de nombreuses personnes qui, nous l’espérons, se reconnaîtront dans ces lignes.

Les découvertes réalisées,et les connaissances acquises sont, avant tout, le résultat d’une belle aventure humaine.

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WEB : Archives départementales de Saône-et-Loire,

https://www.archives71.fr