la secte maudite - hobb, robin

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    ROBIN HOBB

    LA SECTE MAUDITE

    LAssassin Royal

    **** **** roman

    Traduit de langlais par A. Mousnier-Lompr

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    Titre original : FOOLS ERRAND (The Tawny Man - Livre I)

    (deuxime partie)

    2001, Robin Hobb 2003 Editions Flammarion, dpartement Pygmalion

    pour ldition en langue franaise

    ISBN 2-85704-822-X

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    A Ruth et ses fidles rays, Alexander et Crusades.

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    MYRTEVILLE

    Depuis lpoque du prince Pie, llimination des vifiers tait considre comme une pratique aussi normale que la condamnation aux travaux forcs pour dette aggrave ou la flagellation pour vol. Le monde tait ainsi, et nul ne le remettait en cause. Au cours des annes qui suivirent la guerre des Pirates rouges, il ne fut donc pas tonnant que les purges aillent bon train : la Purification de Cerf avait dbarrass le pays des Pirates et de leurs crations, les forgiss, et les honntes gens aspiraient radiquer toute souillure des Six-Duchs ; certains se montrrent peut-tre parfois trop prompts punir sans gure de preuves : pendant une certaine priode, laccusation, fonde ou non, davoir le Vif suffit faire trembler pour sa vie.

    Les Fidles du prince Pie, comme ils se baptisaient eux-mmes, profitrent de ce climat de suspicion et de violence ; sans jamais rvler leur propre identit, ils se mirent dnoncer publiquement des personnages en vue, qui possdaient le Vif mais refusaient de prendre position contre la perscution des plus vulnrables dentre eux. Ctait la premire fois que les vifiers, en tant que groupe, tentaient dacqurir une influence politique ; cependant, il ne sagissait pas du soulvement dun peuple contre linjustice dun oppresseur, mais de la manuvre sournoise dune faction perfide rsolue semparer du pouvoir par tous les moyens. Ses membres ntaient pas plus loyaux les uns envers les autres que les chiens dune mme meute.

    Politique de la conjuration des Fidles du prince Pie de DELVIN

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    * Notre course effrne pour atteindre lembarcadre

    temps se rvla sans objet ; le bac tait toujours lamarre et il y resterait, comme me lapprit le capitaine, en attendant une cargaison de deux chariots de sel. Quand le seigneur Dor arriva en compagnie de Laurier, peu de temps aprs moi, je dois le reconnatre en toute sincrit, lhomme demeura inflexible. Mon matre lui offrit une bourse replte pour nous faire traverser sans les chariots, mais il secoua la tte en souriant. Votre argent, je ne le toucherai quune fois, et, si joliment quil tinte, je ne pourrai le dpenser quune seule fois, tandis que cette cargaison, cest dame Brsinga qui ma pri de lembarquer, et son argent tombe dans ma poche chaque semaine. Je ne veux rien faire qui risque de la mcontenter ; je vous demande donc pardon, noble seigneur, mais vous allez devoir patienter.

    Ce contretemps ne rjouissait gure sire Dor, mais il ne pouvait rien y changer. Il mordonna de surveiller les chevaux pendant que lui-mme se rendait lauberge de lembarcadre pour passer le temps confortablement assis devant une chope de bire. Il ne sortait pas de son personnage et je navais donc en concevoir aucun ressentiment, ainsi que je me le rptai plusieurs reprises. Si Laurier ne nous avait pas accompagns, nous aurions peut-tre pu mettre bas les masques de temps en temps sans compromettre nos rles ; javais espr un voyage agrable o nous ne serions pas obligs de maintenir constamment notre relation de matre et de domestique, mais ctait impossible, et je me rsignai la ralit. Pourtant, mes regrets durent transparatre dans mon expression, car Laurier me rejoignit alors que je promenais les chevaux dans un champ non loin de lappontement. Quelque chose ne va pas ? demanda-t-elle.

    Je lui lanai un regard tonn, surpris par son ton compatissant, et je rpondis la vrit : Non, je pensais simplement un vieil ami qui me manque.

    Ah ! Comme je me taisais, elle reprit : Vous avez un bon matre ; il ne vous en veut pas que vous layez battu la

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    course. Jen connais beaucoup qui se seraient arrangs pour vous le faire regretter.

    Cette rflexion me dsaronna, non en tant que Tom Blaireau mais en tant que Fitz ; je navais pas imagin une seconde que le fou pt prendre ombrage dune victoire obtenue la loyale. A lvidence, je ntais pas encore tout fait dans la peau de mon personnage. Vous avez sans doute raison ; pourtant, il est autant vainqueur que moi, puisque cest lui qui a choisi ma jument. De prime abord, elle ne me faisait pas trs bonne impression, mais elle galope bien, et, pendant la course, elle a fait montre dun caractre que je ne souponnais pas. Maintenant, je pense arriver en faire une bonne monture.

    Laurier scarta pour observer ma jument noire dun il critique. Elle ma lair de bonne qualit. Quest-ce qui vous gnait chez elle ?

    Ma foi... Je cherchai une rponse qui ne laisst pas souponner mon Vif. Il me semblait quelle manquait de bonne volont. Certains chevaux ont envie de faire plaisir leur cavalier, comme votre Casqueblanc et Malta ; ma noire na pas cette nature, apparemment, mais elle lacquerra peut-tre mesure que nous apprendrons nous connatre.

    Manoire ? Cest son nom ? Je haussai les paules en souriant. Si lon veut. Je ne lai

    pas encore baptise mais, en effet, cest ainsi que je lappelle, je crois.

    Laurier me jeta un regard en coin. Cest toujours mieux que Noiraude ou Fifi.

    Je perus sa rprobation et lui adressai un sourire ironique. Je comprends ce que vous voulez dire. A la longue, je lui trouverai peut-tre un nom qui lui conviendra mieux, mais pour linstant cest Manoire.

    Nous marchmes un moment en silence ; Laurier ne cessait de jeter des coups dil aux routes qui menaient au bac. Jai hte que ces chariots arrivent. Je nen vois pas signe.

    Bah, le pays est vallonn ; ils sont peut-tre dissimuls par une colline proche et nous allons les voir apparatre dans un instant.

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    Je le souhaite. Il me tarde dtre en chemin. Javais espr arriver Myrteville avant la nuit, car je voudrais visiter la rgion le plus vite possible.

    En qute de gibier pour la Reine, fis-je. Oui. Elle dtourna le regard, puis elle dclara tout

    trac, comme pour me faire comprendre quelle ne trahissait aucun secret : La reine Kettricken ma dit que je pouvais vous faire confiance, sire Dor et vous, et que je ne devais rien vous cacher.

    Jinclinai la tte. Sa Majest mhonore. Pourquoi ? Pourquoi ? rptai-je, dcontenanc. Eh bien, une telle

    confiance de la part dune si grande dame envers quelquun comme moi, cest...

    Cest invraisemblable, surtout sachant que vous ntes au chteau de Castelcerf que depuis quelques jours. Elle me regarda dans les yeux.

    Kettricken avait bien choisi sa confidente ; cependant, la vivacit desprit de Laurier pouvait aussi reprsenter un danger pour moi. Je me passai la langue sur les lvres tout en me demandant que rpondre. Je dcidai finalement de lui livrer une parcelle de vrit ; il me serait plus facile de my tenir qu un mensonge lors de conversations ultrieures. Je connais la reine Kettricken depuis longtemps ; jai effectu plusieurs missions discrtes sa demande lpoque de la guerre des Pirates rouges.

    Cest donc pour elle que vous tes venu Castelcerf, plutt que pour sire Dor ?

    Il serait plus juste, je pense, de dire que je my suis rendu pour moi-mme.

    Nous nous tmes et conduismes nos chevaux la berge pour les abreuver. Sans crainte de leau, Manoire savana dans le courant et but longuement ; je me demandai quelle serait sa raction lorsquelle embarquerait sur le bac ; elle tait grande et le fleuve large ; si elle se mettait en tte de faire des difficults, la traverse risquait de me paratre longue. Je trempai mon mouchoir dans leau froide et messuyai le visage.

    Vous croyez que le prince a simplement fait une fugue ?

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    Jtai le mouchoir de devant mes yeux pour la dvisager, abasourdi. Cette femme ny allait pas par quatre chemins ! Je jetai des coups dil alentour pour massurer que nul ne pouvait nous entendre tandis quelle ne me quittait pas du regard. Je nen sais rien, rpondis-je avec la mme franchise. Il est possible quil ait t enlev par ruse plutt que de force ; cest limpression que jai. Mais jai la conviction quil nest pas seul responsable de sa disparition. Je mordis ma langue trop bien pendue : comment tayer cette opinion ? En rvlant que javais le Vif ? Mieux valait couter que parler.

    On risque donc de chercher nous empcher de le retrouver.

    Cest une ventualit. Quest-ce qui vous fait penser quon la enlev par ruse ? Oh, une ide comme a. Ma rponse tait trop vasive,

    je le savais. Laurier planta derechef les yeux dans les miens. Eh bien,

    je partage votre opinion ; en tout cas, il ne sest pas enfui tout seul. Mon hypothse est que ses ravisseurs napprouvaient pas le projet de la Reine de lunir la narcheska outrlienne. Elle dtourna le regard et ajouta : Moi non plus, dailleurs.

    Ces derniers mots me firent dresser loreille. Pour la premire fois, Laurier laissait entendre que sa fidlit la Reine ntait pas absolument inconditionnelle. Toute la formation dUmbre se rveilla en moi, me poussant dterminer la profondeur de son dsaccord. Etait-elle implique dans la disparition du prince ? Je ne suis pas sr, moi non plus, que cette ide soit la meilleure, dis-je pour linciter poursuivre sur le sujet.

    Le prince est trop jeune pour quon le marie, dclara Laurier sans dtour. Je ne suis pas convaincue que les les dOutre-Mer reprsentent nos meilleures allies, et encore moins quelles respecteront leur engagement avec nous. Dailleurs, comment serait-ce possible ? Elles ne sont constitues que de cits-Etats parpilles sur la cte dune terre hostile. Elles nobissent pas un chef unique et elles passent leur temps se disputer. Si nous scellons une alliance avec elles, nous en tirerons peut-tre des avantages commerciaux, mais

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    nous risquons galement de nous retrouver emptrs dans une de leurs guerres intestines.

    Je restai coi : manifestement, Laurier stait srieusement penche sur la question, avec une profondeur de rflexion que je naurais pas attendue chez une chasseuse. Que prfreriez-vous, dans ces conditions ?

    Si la dcision me revenait et je sais trs bien que ce nest pas le cas , je garderais le prince lcart, en rserve, si jose dire, le temps davoir une vision claire de la situation, non seulement dans les les dOutre-Mer, mais aussi dans le Sud, en Chalcde, Terrilville et dans les territoires plus loigns encore. On dit quil se droule une guerre l-bas, et on rapporte dautres rumeurs plus cheveles : on aurait vu des dragons, par exemple. Je ne crois pas tout ce quon me raconte, mais des dragons sont bel et bien apparus dans les Six-Duchs pendant la guerre des Pirates rouges ; jen ai trop souvent entendu parler pour mettre leur existence sur le compte desprits particulirement imaginatifs. Cest peut-tre la guerre qui les attire, et les proies quils y trouvent.

    Il maurait fallu des heures pour lclairer sur ce sujet, aussi me contentai-je de lui demander : Vous inclineriez donc marier notre prince avec une demoiselle de la noblesse chalcdienne ou la fille dun Marchand de Terrilville ?

    Peut-tre mme vaudrait-il mieux quil pouse quelquun des Six-Duchs. On murmure et l que Sa Majest est dorigine trangre et quune deuxime souveraine venue dailleurs ne serait pas dans lintrt du royaume.

    Et vous partagez ce point de vue ? Elle me regarda dans les yeux. Avez-vous oubli que je

    suis la grandveneuse de la Reine ? Mieux vaut une trangre comme elle que certaines des aristocrates baugiennes que jai servies autrefois.

    Notre conversation sinterrompit l quelque temps. Nous fmes sortir les chevaux du fleuve, jtai leurs mors et nous les laissmes patre. Javais moi-mme une petite faim. Comme si elle lisait dans mes penses, Laurier tira deux pommes de ses fontes. Jemporte toujours de quoi manger, expliqua-t-elle en men tendant une.Certains des nobles pour qui jai chass ne se

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    soucient pas plus du confort de leurs piqueurs et de leurs pisteurs que de celui de leurs chevaux ou de leurs chiens.

    Je me retins de dfendre le seigneur Dor contre cette accusation oblique ; que le fou dcide lui-mme de limpression quil souhaitait donner. Je remerciai Laurier puis mordis dans la pomme ; elle avait un got aigrelet et sucr la fois. Manoire leva soudain la tte.

    Partager ? lui proposai-je. Elle agita ddaigneusement les oreilles et se remit

    brouter. Quelques jours loin de moi et voil quil fraye avec des

    chevaux ! Jaurais d men douter. Le loup stait servi du Vif sans subtilit ; je sursautai et les montures jetrent des regards effrays en tous sens.

    il-de-Nuit ! mexclamai-je, surpris, en le cherchant des yeux.

    Pardon ? fit Laurier. Cest mon... mon chien. Il ma suivi depuis chez moi. Elle me dvisagea comme si javais perdu la raison. Votre

    chien ? O a ? Par chance pour moi, le grand loup sortit du sous-bois au

    mme instant ; il haletait, et il se rendit tout droit au fleuve pour se dsaltrer. Laurier lobservait fixement. Mais cest un loup !

    Il ressemble beaucoup un loup, cest vrai , dis-je. Je tapai dans mes mains et sifflai. Ici, il-de-Nuit ! Aux pieds, mon chien !

    Je bois, imbcile ! Jai soif, comme toi si tu avais fait le chemin sur tes deux jambes, au petit trot, au lieu de te laisser transporter par un cheval.

    Non, rpondit Laurier dun ton gal. Ce nest pas un chien qui ressemble un loup : cest un loup.

    Je lai adopt alors quil tait tout petit. il-de-Nuit continuait laper. Cest un excellent compagnon.

    Dame Brsinga risque de ne pas apprcier la prsence dun loup chez elle.

    il-de-Nuit releva le museau, balaya les alentours du regard puis, sans un coup dil pour moi, retourna sous les arbres et disparut. Ce soir, me lana-t-il.

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    Ce soir, je serai de lautre ct du fleuve. Moi aussi, fais-moi confiance. Ce soir. Manoire avait senti lodeur dil-de-Nuit et surveillait les

    taillis o il stait enfonc ; elle poussa un hennissement inquiet. Je me tournai vers Laurier et maperus quelle mobservait dun air intrigu.

    Jai d me tromper, fis-je ; ctait un loup, en effet. Mais on aurait vraiment dit mon chien.

    Tu mas fait passer pour un idiot, transmis-je il-de-Nuit.

    Ce ntait pas difficile. Drle de comportement, pour un loup , dclara Laurier.

    Elle ne quittait pas des yeux le sous-bois o il avait disparu. Il y a des annes que je nai pas vu de ces btes dans la rgion.

    Joffris le trognon de ma pomme Manoire ; elle laccepta et, en retour, me laissa la paume macule de bave verdtre. Je jugeai plus judicieux de ne pas rpondre la remarque de Laurier.

    Blaireau ! Grandveneuse ! Ctait le seigneur Dor qui nous appelait du bord de la route, et cest avec soulagement que je menai les chevaux dans sa direction.

    Laurier me suivit. Comme nous approchions de mon matre, elle mit un petit bruit apprciateur, et je lui jetai un regard tonn par-dessus mon paule. Elle observait le seigneur Dor mais, devant mon air interrogateur, elle me fit un petit sourire ; je reportai mon attention sur le fou.

    Conscient de notre examen, il prit une pose tudie mais qui paraissait due au hasard. Je le connaissais trop bien pour me laisser prendre ses artifices : il savait pertinemment que la brise venue du fleuve faisait gracieusement danser ses boucles dor, il avait choisi avec soin les tons bleus et blancs de son habit dont la coupe lgante mettait sa sveltesse en valeur. On et dit une crature de soleil et de ciel. Mme les bras encombrs dun cruchon et dune serviette blanche bourre de victuailles, il restait dune distinction acheve.

    Je vous apporte manger et boire afin que vous ne soyez pas tent de laisser les chevaux sans surveillance , me dit-il en me tendant le paquet et le cruchon emperl de

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    condensation ; il regarda ensuite Laurier de la tte aux pieds et lui adressa un sourire approbateur. Sil plat la grandveneuse, je serais heureux de partager mon repas avec elle en attendant ces maudits chariots.

    Laurier me lana un coup dil dont le sens tait vident : elle me demandait pardon de mabandonner, mais je devais comprendre quelle ne pouvait laisser passer une occasion aussi exceptionnelle.

    Jen serais ravie, sire Dor , rpondit-elle en inclinant la tte. Je pris les rnes de Casqueblanc de ses mains avant quelle ait le temps de songer me les remettre. Le seigneur Dor lui offrit son bras comme une grande dame, et, aprs une hsitation imperceptible, elle posa ses doigts hls sur la manche bleu ple ; le fou les recouvrit aussitt dune longue main lgante. Ils navaient pas fait trois pas quils taient dj plongs dans une conversation sur les oiseaux, les saisons et les plumes.

    Je me rendis compte que jtais rest la bouche entrouverte et je la refermai tandis que le monde qui mentourait trouvait soudain un nouvel agencement : le personnage du seigneur Dor tait en tout point aussi rel et achev que celui du fou que javais connu autrefois. Le fou tait un petit phnomne de foire au teint livide, la langue moqueuse et acre, qui suscitait chez ceux qui le ctoyaient une affection inconditionnelle ou bien une rpulsion et une peur immodres ; je faisais partie de ceux qui staient lis damiti avec le bouffon du roi Subtil, et je jugeais notre relation comme la plus sincre que deux adolescents pouvaient partager. Ceux qui redoutaient ses plaisanteries cinglantes et qui rpugnaient son teint blafard et ses yeux dlavs reprsentaient la grande majorit des habitants du chteau et voici quaujourdhui une jeune femme intelligente et, je dois bien lavouer, sduisante prfrait la compagnie du seigneur Dor la mienne !

    Les gots, a ne se discute pas , dis-je Casqueblanc qui, lair chagrin, regardait sa matresse sen aller.

    Quy a-t-il dans la serviette ? Je me doutais bien que tu ntais pas loin. Une minute.

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    Je bricolai une attache, mis les chevaux patre, puis me rendis la lisire de la prairie, l o commenait le bois envahi de ronces ; je trouvai une grosse pierre moussue sur laquelle jtendis le carr de tissu, aprs quoi je dbouchai le cruchon et constatai quil contenait du cidre doux. La serviette, elle, renfermait deux friands la viande.

    Un pour moi. il-de-Nuit tait sorti demi du roncier ; je lui jetai un des

    friands et mordis dans lautre. Il tait encore tide, rempli de viande et de sauce brunes et savoureuses. Cest un des grands avantages du Vif : on peut soutenir une conversation tout en mangeant et cela sans strangler. Alors, comment mas-tu retrouv, et pourquoi ? demandai-je.

    Je tai retrouv comme on sait o on a t piqu par un moustique. Pourquoi ? Que voulais-tu que je fasse ? Tu nesprais tout de mme pas que je resterais Bourg-de-Castelcerf ! Avec un chat ? Soyons srieux. Tu empestes lodeur de cette crature, cest dj bien assez dsagrable comme a ; je naurais pas support de partager le mme territoire quelle.

    Heur va sinquiter quand il sapercevra de ton absence. Peut-tre, mais a mtonnerait : il tait dans tous ses

    tats lide de retourner Bourg-de-Castelcerf. Je ne vois dailleurs pas ce que cette perspective a de si exaltant ; cest bruyant et poussireux, on ny trouve pas de gibier digne de ce nom et on ne peut pas faire un pas sans se cogner contre un humain.

    Tu as donc suivi ma piste uniquement pour tviter ces dsagrments ? Tu es sr que tu ne ten faisais pas pour moi ou que je ne te manquais pas ?

    Si le Sans-Odeur et toi chassez, je dois vous accompagner. Cest du simple bon sens. Heur est un brave garon, mais il y a meilleur chasseur que lui. Mieux vaut quil reste labri en ville.

    Mais nous voyageons cheval, et tu nes plus aussi leste quautrefois, mon ami ; tu nas plus lendurance dun jeune loup. Je prfrerais que tu retournes Castelcerf et que tu gardes le petit.

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    Autant faire tout de suite un trou dans la terre et my ensevelir.

    Quoi ? mexclamai-je, saisi par lamertume de son ton. Javalai ma gorge de cidre de travers et me mis tousser.

    Petit frre, ne me traite pas comme si jtais dj mort ou agonisant. Si cest ainsi que tu me vois, jaime mieux tre mort pour de bon. Tu voles le maintenant de ma vie quand tu crains que je disparaisse demain. Ta peur a des griffes glaces qui menserrent et me dpouillent du plaisir que je tire de la chaleur du jour.

    Et, pour la premire fois depuis bien longtemps, le loup abaissa toutes ses barrires, et je vis tout coup ce que je me dissimulais. La rserve qui existait entre nous depuis quelque temps ntait pas du seul fait dil-de-Nuit ; pour moiti, elle provenait de la distance que javais tablie entre nous par peur de sa mort et de la souffrance insupportable que jtais sr de ressentir. Ctait moi qui le tenais lcart ; ctait moi qui lui interdisais laccs mes penses. Pourtant, cette muraille avait laiss filtrer assez de mes motions pour lui faire mal : jtais sur le point de labandonner, et mon lent loignement par rapport lui correspondait ma rsignation de plus en plus ancre lide de sa mortalit. En vrit, depuis le jour o je lavais ramen dentre les morts, je ne le considrais plus comme compltement vivant.

    Je restai un moment hbt, avec le sentiment dtre un moins-que-rien sans la moindre dignit. Lui exprimer ma honte tait inutile : le Vif forme un lien qui permet de se passer de longues explications ; je prfrai lui prsenter tout haut mes excuses. Cest vrai, Heur est assez grand pour se dbrouiller seul. Dsormais, nous ne nous quitterons plus, toi et moi, quoi quil arrive.

    Je sentis son accord. Alors, dis-moi : que chassons-nous ? Un jeune garon et un marguet. Le prince Devoir. Ah, le garon et le chat de ton rve ! Eh bien, au moins,

    nous les reconnatrons quand nous les retrouverons. Je restai un peu dconcert de le voir si facilement effectuer un rapprochement et accepter un fait devant lesquels javais moi-mme regimb. A plus dune reprise, nous avions partag les

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    penses du couple que nous recherchions, et cela me mettait mal laise. Je mefforai de refouler ce sentiment.

    Mais comment vas-tu traverser le fleuve ? Et comment vas-tu soutenir lallure des chevaux ?

    Ne ten fais pas pour a, petit frre et, quand tu me verras, ne trahis pas ma prsence en prenant lair ahuri.

    Je sentis son amusement me laisser mes interrogations et je ninsistai pas. Je terminai mon repas, puis madossai au bloc de pierre qui mavait servi de table et qui avait tidi au soleil. Je manquais de sommeil et mes paupires salourdirent peu peu.

    Vas-y, dors un peu. Je moccupe de surveiller les chevaux. Merci. Quel plaisir de fermer les yeux et daccueillir le

    sommeil sans avoir minquiter ! Mon loup veillait sur moi. Tout tait redevenu comme avant : il ny avait plus dobstacle au lien profond qui nous unissait, et cela mapaisait davantage quun bon repas sous un ciel immacul.

    * Ils arrivent. Jouvris les yeux. Les chevaux paissaient toujours

    tranquillement, mais leurs ombres staient allonges sur lherbe. Laurier et le seigneur Dor se tenaient la lisire de la prairie ; dun geste du bras, je leur signalai que je les avais vus, puis je me levai contrecur. Ma sieste mavait laiss une contracture dans le dos, et pourtant je me serais volontiers rendormi. Plus tard, me dis-je. Japercevais les chariots qui sapprochaient de lembarcadre.

    Casqueblanc et Malta rpondirent quand je les appelai dun petit coup de sifflet ; Manoire, au contraire, sloigna autant que le lui permettait sa longe et je dus la tirer vers moi. Cependant, une fois que je la tins par les rnes, elle me suivit docilement comme si elle navait jamais eu lintention de rsister. Je conduisis les trois chevaux la rencontre des charrettes de sel, sous lune desquelles je remarquai les quatre pattes grises dun loup ; je mempressai de regarder ailleurs.

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    Le bac, grande embarcation fond plat en bois brut, tait fix un cordage pais tendu entre les rives du fleuve. Des attelages de chevaux assuraient sa translation dune berge lautre, et, son bord, des hommes le maintenaient dans laxe laide de longues gaffes. Ils firent dabord monter les chariots de dame Brsinga, et ensuite seulement les passagers et leurs montures. Je fermai la marche, et Manoire se montra rtive, mais elle finit par obir, davantage, je pense, pour rester en compagnie des autres chevaux quen rponse mes encouragements et mes cajoleries. Le bac scarta de lappontement et entama lourdement la traverse de la Cerf. Leau clapotait en gargouillant contre le bord du chaland pleine charge.

    Il faisait nuit noire quand nous touchmes la rive nord du fleuve. Nous fumes les premiers mettre pied terre, mais nous attendmes ensuite le dbarquement des chariots : plutt que de passer la nuit lauberge proche, sire Dor dcrta que nous allions les accompagner jusqu la rsidence de dame Brsinga, Myrteville. Les rouliers connaissaient le chemin par cur ; ils allumrent des lanternes quils suspendirent aux ridelles, et nous pmes ainsi les suivre sans difficult.

    La lune brillait sur nous, toute ronde. Nous chevauchions loin derrire les voitures, mais la poussire quelles soulevaient restait en suspension et collait ma peau. Je me sentais beaucoup plus fatigu que je ne lavais prvu ; ma contracture tait plus douloureuse au voisinage de la vieille cicatrice que je devais une flche. Une envie pressante me saisit soudain de bavarder tranquillement avec le fou afin de renouer avec le jeune homme que jtais jadis, mais je songeai alors que ni le fou ni Fitz ntaient prsents : il ny avait que le seigneur Dor accompagn de son valet Tom Blaireau. Plus vite je men convaincrais, mieux cela vaudrait pour nous. Laurier sentretenait mi-voix avec mon matre ; flatte de son attention, elle ne cherchait pas dissimuler son plaisir. Pour ma part, je ne me sentais nullement exclu, et mme jaurais t mal laise de partager leur conversation.

    Nous parvnmes enfin Myrteville. Nous avions franchi plusieurs collines rocailleuses et les bois de chnes des combes

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    qui les sparaient quand, du sommet dune dernire minence, nous distingumes en contrebas les lumires scintillantes dune bourgade. Myrteville tait bti au bord dun petit affluent de la Cerf, lAndouiller, trop peu important pour permettre la navigation de gros bateaux ; la plupart des marchandises destination de la ville terminaient leur voyage par voie de terre, dans des chariots. LAndouiller fournissait de leau pour le btail et les champs, et du poisson pour les gens qui vivaient sur ses berges. La demeure des Brsinga se dressait sur une hauteur qui dominait le bourg ; dans lobscurit, il tait impossible de juger de sa taille, mais, lespacement des fentres illumines, elle me parut considrable. Les voitures passrent une porte perce dans une longue muraille et nul ne nous interpella quand nous les imitmes. Quand les conducteurs sarrtrent dans la cour de dchargement, des hommes se portrent leur rencontre, des torches la main. Jprouvais une impression curieuse, et je finis par comprendre quelle tait due labsence de chiens et daboiements. Le seigneur Dor nous conduisit, Laurier et moi, la porte principale du manoir proprement dit, qui souvrit avant mme que nous fussions devant elle et laissa schapper une vole de domestiques venus nous accueillir.

    Nous tions attendus : un messager nous avait prcds par le bac du matin. Dame Brsinga sortit en personne pour nous souhaiter la bienvenue, des serviteurs emmenrent nos chevaux et se chargrent de nos bagages tandis que je pntrais, derrire la grandveneuse de la Reine et le seigneur Dor, dans lentre spacieuse du manoir. Limposante demeure tait btie en chne et en pierre ; larchitecture impressionnante, tout en poutres paisses et en maonnerie massive, faisait paratre ridiculement petits les gens qui emplissaient la salle.

    Sire Dor focalisait toutes les attentions, et dame Brsinga avait pass son bras sous le sien. Petite et potele, elle lui tenait des propos aimables, les yeux levs vers lui, avec un sourire ravi aux lvres, qui lui plissait le coin des yeux et dcouvrait ses dents du haut. Un adolescent efflanqu se tenait ct delle : sans doute Civil Brsinga ; plus grand que Heur, il devait avoir toutefois le mme ge, et ses cheveux peigns en arrire laissaient voir deux profondes chancrures de part et dautre

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    dune pointe au-dessus du front. Il me lana un regard trange, puis ses yeux revinrent sur sa mre et sire Dor. Un curieux petit frmissement de conscience parcourut ma peau : le Vif ! Quelquun dans les parages appartenait au Lignage et le dissimulait avec un art consomm. Je projetai tout bas un avertissement au loup : Ne te fais pas remarquer. Il accusa rception du message avec la plus grande discrtion, plus subtil que le parfum des fleurs nocturnes au point du jour, et pourtant je vis dame Brsinga tourner lgrement la tte comme pour capter un bruit lointain. Ce ntait pas suffisant pour acqurir une certitude, mais jeus le sentiment que nos soupons, Umbre et moi, ntaient pas infonds.

    La grandveneuse de la Reine avait elle aussi sa cour dadmirateurs en qute de faveurs. Son homologue masculin chez les Brsinga se trouvait dj prs delle et lui disait que, ds son rveil le lendemain, il se ferait un plaisir de lemmener dans les collines, sur les meilleurs sites pour le gibier plume ; ses aides se tenaient ct de lui, lair moustill. Plus tard dans la soire, lhomme accompagnerait Laurier pour dner avec dame Brsinga et sire Dor ; ils faisaient partie des personnages principaux de la visite, et, une fois leurs plans de chasse achevs, ils pourraient partager la table de leurs matres.

    Dans le remue-mnage gnral, nul ne faisait gure attention moi : en bon domestique, je restais sans bouger en attendant mes ordres. Une servante sapprocha de moi pas presss. Je vais vous montrer les appartements que nous avons donns au seigneur Dor afin que vous puissiez les arranger son got. Faut-il lui prparer un bain pour ce soir ?

    Oui, rpondis-je la jeune femme en lui embotant le pas. Et une collation aussi : il lui arrive davoir faim tard le soir. Ctait une invention de ma part pour viter de rester le ventre creux : en tant que domestique, je devais massurer du bien-tre de mon matre avant de me proccuper du mien.

    Malgr limpromptu de sa visite, sire Dor stait vu rserver une superbe chambre dans laquelle ma chaumine aurait tenu sans difficult. Un lit immense dominait la salle, ventru dun amoncellement ddredons et dpais oreillers ; dnormes bouquets de roses parfumaient lair, et une vritable

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    fort de longues chandelles rpandait la fois une douce lumire et la fragrance dlicate de la cire dabeille. De jour, on devait voir par les fentres la rivire et la valle quelle suivait, mais il faisait nuit et les volets taient clos ; jen ouvris un sous prtexte darer les appartements, puis demandai la servante de soccuper du bain pendant que je me chargeais de dballer les vtements de mon matre. A mon usage, il y avait une petite pice annexe celle de sire Dor ; elle tait petite mais mieux meuble que nombre de chambres de domestique que javais pu voir.

    Il me fallut plus longtemps que prvu pour ranger les effets du seigneur Dor ; jtais stupfait de la quantit daffaires quil avait russi fourrer dans ses paquetages : jen tirai non seulement des habits et des bottes, mais des bijoux, des parfums, des charpes, des peignes et des brosses, auxquels jassignai des places qui me paraissaient le plus logique possible. Je mefforai de me rappeler Charim, le valet de Vrit, et, me trouver dans son rle, je le vis sous un angle tout fait nouveau : le brave homme tait toujours prsent, et toujours en train dessayer damliorer le bien-tre et le confort du roi-servant ; discret, il nen restait pas moins lentire disposition de son matre. Je tentai dimaginer ce quil aurait fait dans ma position.

    Jallumai un petit feu dans la chemine afin que sire Dor nait pas froid en sortant de son bain, jouvris son lit avant dtendre sa chemise de nuit sur le drap, puis, avec un sourire ironique, je me retirai dans ma chambre en me demandant comment le fou sy serait pris sil avait t seul.

    Je pensais navoir pas autant de mal avec le dballage de mes propres affaires, et cette prvision resta exacte jusquau moment o je mattaquai au paquet que mavait remis le tailleur. Je dnouai la ficelle, et les vtements compresss reprirent brusquement leur volume normal comme une fleur qui spanouit au soleil. Le fou avait manqu la promesse de sire Dor de mhabiller modestement : louvrage du tailleur tait dune qualit que je navais jamais connue. Je trouvai deux livres du bleu des domestiques, mieux coupes que celle que je portais et dun tissu plus raffin, deux chemises en toile dun

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    blanc immacul, plus lgantes que celles de la plupart des serviteurs, un pourpoint dun bleu somptueux et deux hauts-de-chausses, lun noir bande grise, lautre vert fonc. Je plaai le pourpoint sur moi : dune longueur laquelle je ntais pas habitu, les pans orns dun foisonnement de broderie jaune descendaient presque mes genoux. Javais aussi des chausses du mme jaune. Je secouai la tte, effar. Une large ceinture en cuir accompagnait le tout, boucler par-dessus le pourpoint la poitrine frappe du faisan dor du seigneur Dor. En me voyant dans le miroir, je levai les yeux au ciel : sans conteste, la fantaisie du fou stait exprime dans le choix de mes tenues. Je les rangeai soigneusement ; nul doute quil trouverait bientt un prtexte pour mobliger les porter.

    Javais peine fini que jentendis des pas dans le couloir, puis un coup la porte : la baignoire de sire Dor arrivait, porte par deux jeunes domestiques, eux-mmes suivis par trois autres chargs de seaux deau chaude et froide. Il me revenait deffectuer le mlange pour obtenir la temprature quexigeait le seigneur Dor. Un cinquime garon se prsenta, un plateau garni dhuiles parfumes entre les mains, puis un sixime avec une pile impressionnante de serviettes, et deux hommes entrrent ensuite avec les paravents peints destins protger mon matre des vents coulis pendant ses ablutions. Je ne suis pas toujours trs dou pour dceler la position sociale des gens au premier abord mais, malgr ma nature obtuse, je commenais prendre la mesure du statut du seigneur Dor. Des dmonstrations dhospitalit aussi exubrantes sont plutt rserves une personne de sang royal qu un aristocrate sans terre et dorigine indtermine ; lvidence, sa popularit la cour dpassait de loin mon estimation premire, et je me morignai de ne pas men tre aperu plus tt. Mais, soudain, avec une clart qui ne laissait nulle place au doute, je compris la raison de mon aveuglement.

    Je savais qui il tait. Je connaissais son histoire, ou du moins jen connaissais bien plus quaucun de ses admirateurs. Je ne voyais pas en lui le rejeton exotique et fabuleusement riche dune noble et lointaine famille de Jamaillia, mais le fou en train de pratiquer une de ses plaisanteries compliques et

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    retorses, et je mattendais tout instant le voir cesser ses jongleries et laisser ses illusions virevoltantes tomber au sol avec fracas. Pourtant, cette fois, il ny avait aucun masque enlever : le seigneur Dor tait bien rel, tout autant que le fou autrefois. Je restai un moment ptrifi, pris de vertige devant cette rvlation : le seigneur Dor tait aussi rel que le fou ; par consquent, le fou avait t aussi rel que le seigneur Dor.

    Alors qui tait cet homme que je connaissais depuis toujours ou presque ?

    Lombre dune prsence, une odeur plus quune pense, mattira vers la fentre. Je portai mon regard, non sur la rivire au loin, mais sur les buissons prs de la demeure. Lesprit dil-de-Nuit effleura le mien, mavertissant de tenir la bride mon Vif. Deux yeux profonds se levrent la rencontre des miens. a sent le chat, dclara-t-il dlicatement avant mme que jeusse song lui poser la question. a empeste lurine de chat aux coins de lcurie et derrire, sous les buissons. Il y a des crottes de chat enfouies dans la roseraie. Il y a des chats partout.

    Plus dun ? Le marguet de Devoir tait un cadeau des gens qui habitent ici. Ils les prfrent peut-tre aux chiens comme animaux de chasse.

    Cest certain. Leur puanteur est partout, et a me porte sur les nerfs ; je nai aucune envie den rencontrer un en chair et en os. Tout ce que je sais deux, je lai appris cet aprs-midi, quand Heur a voulu que je fasse connaissance avec une de ces cratures. Javais peine pass le museau par la porte quune furie rousse sest jete sur moi en crachant, toutes griffes dehors.

    Je nen sais pas davantage que toi sur ces btes ; il ny en avait pas dans les curies de Burrich.

    Il avait plus de jugeote que nous ne le pensions. Jentendis une porte se fermer doucement derrire moi. Je

    pivotai dun bloc, mais ce ntait que le seigneur Dor qui venait dentrer ; aristocrate ou bouffon, il restait une des rares personnes au monde capables de me prendre par surprise. Je me rappelai le rle que je jouais, redressai le dos, puis minclinai. Matre, vos affaires sont ranges ; votre bain vous attend.

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    Parfait, Blaireau. Vous avez bien fait douvrir la fentre : la soire est agrablement frache. La vue est-elle jolie ?

    Splendide, monseigneur. On domine toute la valle ; et la nuit est belle, avec une lune presque pleine faire hurler tous les loups.

    Vraiment ? Il sapprocha rapidement de la fentre et baissa les yeux sur les buissons en contrebas ; il-de-Nuit lui rendit son regard, et le sourire qui apparut sur le visage du fou navait rien daffect. Il prit une longue inspiration dun air satisfait, comme sil savourait lair lui-mme. La nuit est belle, cest vrai.

    De nombreuses cratures doivent tre en chasse en ce moment ; jespre que nous aurons autant de chance quelles pour notre battue. Quel dommage que je sois oblig de la remettre demain : ce soir, je suis invit dner en compagnie de dame Brsinga et de son fils Civil. Jai pris cong deux le temps de faire un brin de toilette. Vous me servirez au souper, naturellement.

    Naturellement, matre , rpondis-je avec un sentiment daccablement : javais espr profiter du repas pour mclipser par la fentre et faire un tour de reconnaissance avec il-de-Nuit.

    Je me dbrouillerai mieux tout seul. Pendant que jexplorerai les environs, fais-en autant dans la maison. Plus vite nous en aurons fini avec cette mission, plus vite nous retournerons chez nous.

    Tu as raison, dis-je, tout en mtonnant du petit pincement au cur que je ressentais cette ide. Navais-je donc pas envie de quitter Castelcerf pour reprendre le cours de mon ancienne existence ? Commenais-je me plaire dans mon rle de larbin dun petit-matre cousu dor ? Un sourire sarcastique tirailla le coin de mes lvres.

    Je dbarrassai sire Dor de son manteau, puis laidai ter ses bottes. Comme javais souvent vu Charim le faire, mais sans y prter attention lpoque, je donnai un coup de brosse au vtement puis le suspendis, et je passai rapidement un chiffon sur les bottes avant de les ranger. Le seigneur Dor tendit les mains vers moi ; je dnouai les lacets scintillants, aux couleurs

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    vives, des poignets de dentelle de sa chemise et les posai de ct. Il se laissa aller contre le dossier de son fauteuil. Je porterai mon pourpoint bleu ce soir, avec la chemise en lin fines rayures assorties. Un haut-de-chausses bleu marine, je crois, et les souliers bords dune chanette dargent. Prparez-moi tout cela, puis remplissez la baignoire, Blaireau, et ne soyez pas ladre sur lhuile de rose ; ensuite, disposez les paravents et laissez-moi quelque temps mes penses. Ah, joubliais : ayez la bont demporter un peu deau dans votre chambre et den faire usage ; au dner, je tiens sentir lodeur des plats et non votre fumet. Et aussi, mettez votre livre bleue ; ma tenue nen ressortira que mieux, je pense. Une dernire chose enfin : passez ceci autour de votre cou ; je vous conseille toutefois de le garder dissimul moins den avoir absolument besoin.

    De sa poche, il tira lamulette de Jinna et la dposa au creux de ma main.

    Il mavait donn toutes ses instructions dun ton enjou, apparemment de bonne humeur. Le seigneur Dor tait un homme satisfait de lui-mme, et la perspective dun dner qui mlait conversation plaisante et bonne chre lenchantait. Je suivis ses ordres, sortis ses effets, puis me retirai avec bonheur dans ma chambre en emportant de leau pour ma toilette et un peu dhuile parfume la pomme. Peu aprs, jentendis sire Dor barboter avec volupt dans son bain tout en fredonnant un air que je ne connaissais pas ; mes propres ablutions furent moins expansives mais tout aussi agrables. Je me htai nanmoins, car je savais que mes services seraient bientt requis nouveau.

    Jeus du mal enfiler mon pourpoint, beaucoup plus cintr que les vtements dont javais lhabitude, tel point que jeus peine la place de dissimuler la trousse doutils que mavait donne Umbre, et encore plus le petit poignard que javais dcid de porter : je ne pouvais gure me montrer un dner de rception lpe la hanche, mais je ne tenais pas non plus my prsenter dsarm. La prudence avec laquelle le loup avait employ le Vif mincitait la mfiance. Je bouclai la ceinture de mon pourpoint, puis nouai mes cheveux en queue de guerrier en aplatissant quelques mches rebelles laide dun peu dhuile

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    la pomme. Je maperus alors que, depuis un moment, je nentendais plus aucun bruit dablution chez le seigneur Dor, et je me rendis prcipitamment dans sa chambre.

    Matre, avez-vous besoin de mon aide ? Mais non, naturellement. Je sentis lombre du fou dans

    la rponse ironique de sire Dor. Il sortit de derrire les paravents habill de pied en cap, occup ajuster la dentelle de ses poignets. Amus de mavoir pris en dfaut, il leva les yeux vers moi, un lger sourire sur les lvres. Tout coup, il prit une expression de stupeur et me dvisagea, la bouche entrouverte ; puis son regard sclaira et il sapprocha de moi dun air dintense plaisir. Cest parfait, dit-il dans un souffle. Cest exactement ce que jesprais. Ah, Fitz, jai toujours rv, si un jour loccasion sen prsentait, de te montrer sous laspect qui tavantage le plus et regarde-toi aujourdhui !

    Jignore ce qui me stupfia le plus, quil se servt de mon nom ou quil magrippt aux paules pour me propulser vers limmense miroir de la salle. Un instant, je nobservai que le reflet de son visage au-dessus de mon paule, illumin de satisfaction et de fiert. Puis je portai les yeux sur un homme que je reconnus peine.

    Le fou avait d laisser au tailleur des instructions extrmement dtailles. Le pourpoint mettait en valeur mon torse et mes paules, soulign au col et aux poignets par le blanc de la chemise, et il tait bleu de Cerf, couleur de ma famille ; en outre, mme si je tenais le rle dun domestique, il tait dune coupe nettement militaire. Il largissait mes paules et aplatissait mon ventre, et la blancheur de la chemise contrastait avec mon teint, mes yeux et mes cheveux sombres. Jexaminai mon visage, abasourdi ; mes cicatrices, autrefois parfaitement visibles, staient estompes en mme temps que ma jeunesse ; des rides plissaient mon front, dautres naissaient au coin de mes yeux, et, curieusement, elles attnuaient la duret de la balafre verticale qui barrait un ct de ma figure. Mon nez cass ne mtonna pas, car je lavais accept depuis longtemps, tout comme ma mche blanche, que mes cheveux tirs en arrire rendaient plus apparente. Lhomme qui me retournait mon

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    regard mvoqua Vrit, mais surtout le portrait du roi-servant Chevalerie qui dcorait encore la grandsalle de Castelcerf.

    Je ressemble mon pre , dis-je mi-voix. Cette dcouverte me plaisait et meffrayait la fois.

    Uniquement aux yeux de qui cherche cette ressemblance, rpondit le fou. Seul un observateur assez averti pour ngliger tes cicatrices dclerait en toi le Loinvoyant ; cest toi-mme que tu ressembles le plus, mon ami, mais davantage que dhabitude, voil tout. Tu as laspect du FitzChevalerie qui a toujours t prsent, mais camoufl par les astuces et les subterfuges dUmbre. Ne tes-tu jamais tonn autrefois de tes vtements simples, voire grossiers, qui te donnaient plus lapparence dun garon dcurie et dun soldat que du btard dun prince ? Matresse Presse, la tailleuse, a toujours cru que ctait Subtil qui donnait les instructions pour thabiller ; mme quand elle avait lautorisation de se laisser aller son got pour le clinquant et la mode, ctait toujours dans un sens qui attirait lil sur ses crations et ses talents de couturire, et dtournait lattention de toi. Mais tel que tu es aujourdhui, Fitz, cest ainsi que je tai toujours imagin, et que tu ne tes jamais vu.

    Je me retournai vers le miroir. Je ne pense pas mentir en disant que je nai jamais t vaniteux, et il me fallut un moment pour reconnatre que, si javais vieilli, il sagissait dun processus de maturation plus que de dgnrescence. Je ne suis pas si mal que a , dis-je malgr moi.

    Le sourire du fou slargit. Ah, mon ami, jai travers des contres o les femmes se seraient entre-poignardes pour toi ! Il leva une main lgante pour se frotter le menton dun air pensif. Et je me demande prsent si ma lubie ne sest pas trop bien ralise : tu ne passeras pas inaperu, ainsi vtu. Mais cest peut-tre aussi bien ; conte un peu fleurette aux filles de cuisine, et qui sait ce que tu pourras apprendre delles ?

    Son ton moqueur me fit lever les yeux au ciel, puis je croisai son regard dans le miroir. Les salles du manoir o nous sommes nont jamais reu plus beaux visiteurs que nous deux , dclara-t-il dun ton catgorique. Il me serra lpaule, puis il se redressa et redevint tout coup le seigneur Dor. Laporte, Blaireau. Nous sommes attendus. Je mempressai dobir.

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    Aprs ces quelques instants en compagnie du fou, je me sentais mieux dispos supporter la mascarade qui nous tait impose, et je commenais mme me prendre au jeu : si le prince Devoir se trouvait bien Myrteville, comme je le souponnais, nous mettrions la main sur lui avant la fin de la nuit. Sire Dor franchit la porte et je le suivis deux pas en retrait, sur sa gauche.

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    GRIFFES

    Ce sont les duchs ctiers qui furent les plus durement touchs par les dprdations de la guerre des Pirates rouges. Des fortunes anciennes disparurent, des lignes steignirent et de superbes proprits furent rduites des terrains vagues envahis de mauvaises herbes o slevaient les ruines de btiments calcins. Cependant, la suite du conflit, linstar des graines dormantes qui germent au printemps aprs un incendie, les biens de nombre de nobliaux acquirent soudain une valeur considrable : beaucoup de domaines modestes avaient chapp lattention des Pirates, leurs troupeaux et leurs cultures avaient survcu, et ce qui passait nagure pour une exploitation mineure prit tout coup des allures de pays de cocagne ; les seigneurs et dames de petite noblesse qui appartenaient ces terres devinrent des partis recherchs pour les hritiers de familles de meilleur lignage mais aux moyens amoindris. Cest ainsi que le seigneur des tenures de Brsinga, prs de Myrteville, pousa une femme beaucoup plus jeune et plus riche que lui, une Boispi de Butte-Petite, en Cerf. Les Boispi tait une vieille et noble famille dont limportance et la fortune dclinaient lentement ; toutefois, durant la guerre des Pirates rouges, la valle abrite quils occupaient avait prospr et ils avaient partag leurs rcoltes avec les habitants ruins des tenures de Brsinga, mitoyennes de leurs terres. La gnrosit des Boispi avait port ses fruits quand Jagla Boispi tait devenue dame Brsinga ; elle avait donn un hritier, Civil Brsinga, son vieil poux avant quil mourt dune fivre maligne.

    Histoire de la ligne Boispi, du scribe DUVLEN

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    * Le seigneur Dor se dplaait avec la grce et lassurance

    inhrentes, dit-on, la noblesse. Il me conduisit sans hsiter jusqu une petite salle lgante o son htesse et son fils donnaient leur rception. Laurier sy trouvait dj, vtue dune robe simple, crue, ourle de dentelle, et elle tait lance dans une grande conversation avec le matre veneur de Brsinga. Je jugeai que la robe ne lui convenait pas aussi bien que sa tunique et sa culotte de cheval, cause du contraste incongru entre le hle de ses bras et de son visage et la dlicatesse de son col de dentelle et de ses manches bouffantes. Dame Brsinga tait pare datours o volants et drapages se mlaient foison, et labondance de tissu enflait encore les proportions gnreuses de sa poitrine et de ses hanches. Il y avait trois autres invits : un couple mari accompagn de sa fille denviron dix-sept ans, manifestement de la petite noblesse locale. Tous attendaient le seigneur Dor.

    Leur raction notre entre ft en tous points telle que lavait prvue le fou. Dame Brsinga savana pour laccueillir, un sourire aux lvres ; du regard, elle le parcourut de la tte aux pieds et ses yeux sagrandirent de ravissement. Notre hte estim est parmi nous ! annona-t-elle. Sire Dor tourna la tte lgrement de ct en rentrant le menton dun air innocent, comme sil navait pas conscience de sa propre beaut. Laurier lobserva sans chercher cacher son admiration, tandis que dame Brsinga le prsentait au seigneur et la dame Omble de Montclavette et leur fille Sydel. Ces noms ne me disaient rien, sauf celui de Montclavette, qui dsignait, me semblait-il, une petite tenure du pimont de Bauge. Sydel rosit et parut prte se pmer quand sire Dor sinclina devant elle et les siens ; de cet instant, la jeune fille ne le quitta plus des yeux. Sa mre, elle, me parcourut dun regard apprciateur dont elle aurait d rougir. Je me dtournai pour me trouver face Laurier qui me dvisageait dun air troubl, comme si elle avait oubli quelle me connaissait. Sire Dor irradiait une satisfaction presque palpable devant le succs de son entreprise de sduction.

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    Il offrit son bras dame Brsinga et Civil escorta Sydel. Le seigneur et dame Omble leur embotrent le pas, imits ensuite par les matres veneurs. En bon domestique, je fermai la marche, et nous nous rendmes dans la salle manger o je me plaai derrire sire Dor. Ma position annonait aussi bien le garde du corps que le valet, et dame Brsinga me lana un regard interrogateur, mais je restai impassible ; si elle estimait que sire Dor drogeait aux lois de lhospitalit en se faisant accompagner par moi, elle nen dit rien. Civil, lui, me toisa un moment, puis il carta lnigme de ma prsence en glissant un mot loreille de sa voisine. Ds lors, je devins invisible.

    Je ne crois pas avoir joui dun poste dobservation plus inattendu de toute ma carrire despion. En tout cas, il navait rien de confortable : javais faim et la table de dame Brsinga croulait sous des mets aux armes dont la finesse nenlevait rien la succulence. Les domestiques passaient et repassaient sous mon nez, les bras chargs de plats plus apptissants les uns que les autres. En outre, jtais las et courbatu de ma longue chevauche, et je devais faire un effort pour rester immobile, viter de dplacer sans cesse mon poids dun pied sur lautre, tout en gardant les oreilles et les yeux ouverts.

    Toutes les conversations tournaient autour du gibier. Sire Omble, son pouse et sa fille taient dardents chasseurs, motif de leur invitation, lvidence. Trs rapidement, un autre sujet de discussion apparut : ils chassaient, non avec des chiens, mais avec des flins. Sire Dor avoua sa complte ignorance sur ces btes et pria quon lclairt sur le sujet, au grand plaisir de ses compagnons de table. Les explications sembourbrent bientt dans des disputes de spcialistes sur les meilleures races de marguets pour la chasse aux oiseaux, illustres danecdotes destines dmontrer les capacits des diffrentes espces. Les Brsinga claironnaient leur prfrence pour un type queue courte, baptis lynex, tandis que sire Omble en tenait vhmentement pour le fropard et se dclarait prt parier des sommes exorbitantes sur sa supriorit, que la proie soit oiseau ou livre.

    Sire Dor tait un auditeur des plus flatteurs, posant dinnombrables questions, exprimant un tonnement et un

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    intrt sincres chaque rponse. Il apprit ainsi, et moi aussi par la mme occasion, que les marguets ntaient pas des btes de chasse courre, du moins pas de la mme faon que les chiens ; chaque participant choisissait un seul de ces flins, qui laccompagnait couch sur un coussin spcial fix larrire de la selle de son matre ; les fropards, grands marguets, pouvaient tre lchs sur des animaux de la taille dun jeune cerf. Un dmarrage foudroyant leur permettait dattraper leur proie par surprise, aprs quoi ils ltranglaient dune prise la gorge. Les lynex, plus petits, servaient souvent dans les hautes herbes des prairies ou les broussailles des sous-bois, o ils se mettaient lafft en attendant que leurs victimes fussent assez proches pour bondir et les assommer dun coup de patte ou leur briser le cou dune morsure prcise. Un divertissement fort apprci consistait lcher ces btes sur une vole de pigeons ou de colombes apprivoiss afin de voir combien elles en plaquaient au sol avant lenvol gnral ; souvent, dailleurs, on organisait des comptitions partir de ce jeu, o ces petits marguets queue courte se mesuraient deux deux et o lon pariait des sommes considrables sur les favoris. Les Brsinga senorgueillissaient dabriter vingt-deux spcimens des deux races dans leurs curies ; les Omble, eux, navaient que des fropards dans leur chatterie, et seulement au nombre de six, mais leur htesse affirma au seigneur Dor que ses amis possdaient certains des plus beaux reproducteurs quelle et jamais vus.

    Ces marguets naissent donc en captivit ? On mavait assur quil fallait les attraper dans la nature, car ils refusaient de se reproduire une fois domestiqus. Sire Dor riva son attention sur le matre veneur des Brsinga.

    Oh, les fropards acceptent de saccoupler, mais condition quon les laisse mener leurs affrontements entre mles et faire leur cour vigoureuse sans les dranger. Le terrain clos que sire Omble rserve cet usage est trs grand et nul ne doit jamais y pntrer. Nous avons beaucoup de chance que ses efforts cet gard aient port leurs fruits ; jusque-l, comme vous le savez peut-tre, tous les fropards taient imports de Chalcde ou de la rgion de Bord-des-Sables en Bauge, et

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    grands frais, naturellement. Quand jtais enfant, ils taient trs rares par ici, mais, ds que jen ai vu un, jai su que je ne voudrais jamais dautre animal de chasse. Jespre ne pas passer pour un vantard, mais jai t le premier envisager, tant donn le cot des fropards, de dresser llynex de nos campagnes rendre les mmes services. La chasse llynex tait compltement inconnue en Cerf avant que mon oncle et moi en attrapions un couple ; cest ce flin-l quil faut capturer adulte, en gnral laide dune fosse, et quon forme ensuite travailler en association avec lhomme. Ce discours nous avait t tenu dun trait par le matre veneur des Brsinga, un grand gaillard qui parlait avec feu, pench sur la table. Il sappelait Avoine et se passionnait manifestement pour le sujet.

    Sire Dor lhonorait dune attention sans faille. Cest extraordinaire. Jai hte dapprendre comment on apprivoise de petites cratures aussi dangereuses. Javoue galement que jignorais lexistence de tant de noms pour dsigner les marguets ; jimaginais navement quil ny en avait quune seule espce. Alors, voyons... on ma rapport que le marguet du prince Devoir avait t pris tout petit dans sa tanire ; il doit donc sagir dun fropard ?

    Avoine changea un regard avec sa matresse, comme sil demandait la permission de rpondre. Eh bien, en ralit, le marguet du prince nest ni un lynex ni un fropard, sire Dor. Cest une crature beaucoup plus rare, gnralement connue sous lappellation de brumier. Elle vit bien plus haut dans les montagnes que nos marguets, et elle a la particularit de chasser indiffremment dans les arbres et au sol. Avoine avait pris le ton professoral dun expert ; une fois lanc, il tait capable de continuer jusqu ce que son auditoire demande grce. De taille rduite, il sattaque des proies nettement plus grosses que lui : il se laisse tomber sur un chevreuil ou un mouflon et sagrippe son chine jusqu ce que la victime cesse de courir, puise, ou bien quil lui broie la nuque entre ses mchoires. A terre, il na pas la vitesse du fropard ni la furtivit de llynex, mais il combine efficacement les deux techniques pour le petit gibier. Et lon vous a dit vrai sur le brumier : il faut le capturer dans sa tanire juste aprs la naissance, avant quil

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    ait ouvert les yeux, si lon veut pouvoir lapprivoiser, ce qui nexclut pas le risque quil garde un temprament instable. Nanmoins, pris temps et correctement dress, il devient le compagnon le plus fidle dont puisse rver un chasseur ; mais il faut savoir quil nacceptera jamais quun seul matre. Un proverbe dit des bru-miers : De la tanire au cur, point derreur ; cela signifie, naturellement, que seul celui qui a le flair de dcouvrir un nid de brumiers pourra un jour en possder un, ce qui est en soi un exploit. Si vous rencontrez un homme en compagnie dun bru-mier, vous saurez que vous tes en prsence dun matre de la chasse au marguet.

    Avoine sinterrompit tout coup. Si sa matresse lui avait adress un signe, je nen avais rien vu. Le matre veneur tait-il impliqu dans la situation qui avait valu au prince de recevoir le marguet en cadeau ?

    Cependant, sire Dor ngligea joyeusement les sous-entendus de ce quil venait dapprendre. Cest donc un prsent somptueux qui a t fait notre prince, fit-il avec enthousiasme ; mais vos propos anantissent mon espoir davoir un brumier comme compagnon de chasse demain matin. Puis-je au moins entretenir celui den voir un luvre ?

    Je regrette, sire Dor, rpondit gracieusement dame Brsinga, mais nous nen avons pas dans notre meute ; ces animaux sont trs rares. Si vous dsirez assister la chasse dun brumier, il vous faudra demander au prince lui-mme de vous emmener lors dune de ses sorties. Il en sera certainement enchant.

    Le seigneur Dor prit un air dconft puis secoua la tte en souriant. Oh non, madame, car on dit que notre illustre prince chasse pied, de nuit, et par tous les temps. Cest une entreprise qui exige une robustesse que je nai pas, malheureusement. Non, ce nest pas de mon got, pas du tout ! Et il eut un petit rire virevoltant comme des quilles entre les mains dun jongleur. Chacun se joignit son amusement autour de la table.

    Grimper. Je sentis de petites piqres sur mes mollets et, baissant les

    yeux, je vis mes pieds un chaton ray venu je ne sais do. Dress sur ses pattes arrire, il avait solidement enfonc ses

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    griffes de devant dans ma chausse. Son regard jaune-vert se planta dans le mien. Monter !

    Impassible, du moins je lesprais, je refusai le contact mental. Sire Dor avait orient la conversation sur les types de marguets qui participeraient son excursion du lendemain, en demandant sils risquaient dabmer le plumage des oiseaux, car, il le rappelait tous, ctaient les plumes qui lintressaient, mme si une tourte aux cailles ntait pas pour lui dplaire.

    Je dplaai mon pied dans lespoir de dloger la petite ronce poilue qui sy accrochait, mais en vain. Grimper ! rpta-t-elle dun ton insistant, en se hissant un peu plus haut sur ma jambe. Elle sagrippait prsent des quatre pattes et ses petites griffes avaient travers le tissu pour senfoncer dans ma chair. Je mefforai de ragir comme un domestique ordinaire : je fis une grimace, puis me penchai discrtement pour dcrocher la petite crature, une patte aprs lautre. Mon entreprise serait peut-tre passe inaperue si le chaton navait pas pouss un miaulement dpit se voir ainsi contrari. Javais compt le reposer par terre, mine de rien, mais sire Dor attira sur moi tous les regards en me demandant dun ton amus : Eh bien, Blaireau, quavez-vous attrap l ?

    Un petit chat, monseigneur. Il tenait grimper le long de ma jambe. Lanimal ne pesait pas davantage quune aigrette de pissenlit dans ma main, et lillusion de volume que lui donnait son pais manteau de duvet tait dmentie par la minuscule cage thoracique que je sentais sous mes doigts. Il ouvrit sa petite gueule rouge et appela sa mre.

    Ah, te voici ! sexclama la fille de sire Omble en quittant sa chaise dun bond, et, au mpris de toute convenance, elle se prcipita pour prendre le chaton qui se tortillait dans ma paume, et le serra sous son menton. Merci beaucoup de lavoir retrouv ! Et elle regagna sa place en poursuivant : Je navais pas le cur de le laisser tout seul la maison, mais il a d schapper de ma chambre aprs le petit djeuner, car je ne lai pas vu de la journe.

    Cest donc cela que ressemble le petit dun marguet ? demanda sire Dor tandis que la jeune fille se rasseyait.

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    Elle sauta sur loccasion de bavarder avec mon matre. Oh non, sire Dor ! Cest seulement mon petit amour de chat, Tibout. Il ne fait que des btises, mais je ne supporte pas de rester loin de lui, nest-ce pas, mon mignon ? Quel souci je me suis fait pour toi cet aprs-midi ! Elle dposa un baiser entre les oreilles du chaton, puis installa la petite crature sur ses genoux. Nul ne paraissait considrer sa conduite comme incongrue. Comme le repas et les bavardages reprenaient, je vis la petite tte raye surgir au bord de la table. Poisson ! fit le chaton avec dlectation, et, quelques instants plus tard, Civil lui tendit un morcelet pris dans son assiette. Je jugeai que ce geste ne prouvait pas grand-chose : il pouvait sagir dune concidence, voire de la raction inconsciente que provoquent parfois chez les non-vifiers les dsirs danimaux quils connaissent bien. Dune patte vive, le chaton sappropria le bout de poisson, le saisit dans sa gueule et se laissa retomber sur les genoux de sa matresse.

    Des domestiques entrrent pour dbarrasser la table tandis que dautres apportaient desserts et vins aromatiss. Sire Dor accaparait la conversation ; les anecdotes de chasse quil racontait relevaient de linvention pure et simple, ou bien son parcours lors de la dizaine dannes coule navait rien voir avec ce que javais imagin. Quand il parla de marins qui harponnaient des animaux depuis des embarcations en peau tires par des dauphins, mme Sydel eut lair davoir du mal le croire. Mais, comme toujours, si lhistoire est bien raconte, les auditeurs sont prts lcouter jusquau bout, et ce fut le cas ce soir-l. Sire Dor acheva son rcit sur une superbe fioriture de style, avec dans lil une tincelle espigle qui laissait entendre que, sil avait embelli son aventure, jamais il ne le reconnatrait.

    Dame Brsinga demanda quon apportt de leau-de-vie, et la table fut encore une fois desservie. Lalcool arriva entour dun nouvel assortiment de douceurs propres tenter les invits, pourtant rassasis. Dans les yeux qui ptillaient jusque-l sous leffet du vin et des plaisirs du palais naquit la profonde lueur de contentement quune eau-de-vie de qualit suscite aprs un repas raffin. Javais abominablement mal aux jambes et au bas du dos ; javais en outre une faim de loup et jprouvais

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    une telle fatigue que, si javais eu la libert de mallonger sur le pavage, je me serais endormi aussitt. Jenfonai mes ongles dans mes paumes pour me maintenir veill : lheure tait venue o les langues se dlient et o lon bavarde sans contrainte. Malgr la pose un peu avachie du seigneur Dor, je me doutais quil ntait pas aussi mch quil sen donnait lair. La conversation tait revenue sur les marguets et la chasse ; pour ma part, javais le sentiment davoir appris tout ce quil me fallait savoir sur la question.

    Au bout de six essais contrecarrs par sa jeune matresse, le chaton tait parvenu monter sur la table, et, aprs stre roul en boule et avoir fait une courte sieste, il dambulait entre les bouteilles et les verres en se frottant contre eux, au risque de les renverser. a, cest moi. a aussi. a aussi, cest moi. Et a aussi. Avec lassurance sans faille des trs jeunes, il sarrogeait la proprit de tous les objets quil rencontrait. Quand Civil saisit la carafe dalcool pour remplir son verre et celui de sa voisine, le petit chat fit le gros dos et sautilla vers lui, les pattes raides, rsolu dfendre son bien. Cest moi !

    Non, cest moi , rpondit affablement le jeune garon en repoussant le chaton du dos de la main. Lchange fit rire Sydel. Je sentis un lent picotement dintrt monter en moi, mais je gardai lil terne, braqu sur le dos de mon matre. Ils avaient le Vif, tous les deux ! Jen avais prsent la certitude. Or, comme cette magie se transmet souvent dune gnration lautre...

    Et qui donc a captur le brumier que le prince a reu ? demanda sire Dor tout coup. La question ne tranchait pas vraiment sur la conversation, mais elle tait si prcise quelle attira tous les regards sur son auteur. Le seigneur Dor eut un petit hoquet qui dissimulait peut-tre un rot discret. Cette ructation, combine son regard lgrement vague, suffit donner un aspect innocent son interrogation. Je gage que cest vous, matre Avoine. Et un geste lgant de sa main fit de son assertion un compliment adress au veneur.

    Non, ce nest pas moi. Lhomme secoua la tte mais, curieusement, najouta rien. Sire Dor se laissa aller contre le dossier de sa chaise en se tapotant la lvre de lindex, comme sil

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    participait un concours de devinettes. Il parcourut la table dun il embrum, puis il eut un petit rire entendu et dsigna Civil. Alors, cest vous, jeune homme, car il parat que cest vous qui avez apport le marguet au prince.

    Le garon jeta un rapide coup dil sa mre avant de dclarer gravement : Ce nest pas moi, sire Dor. Suivit, l encore, ce silence anormal qui indique quon cle des renseignements. Le fou se heurtait un front uni, et je jugeai que sa question resterait sans rponse.

    Le seigneur Dor appuya la tte contre son dossier, inspira bruyamment, puis soupira. Cest un sacr cadeau, fit-il. Jaimerais bien en avoir un, moi aussi, aprs ce que jai entendu ce soir ; mais entendre, ce nest pas voir. Je crois bien que je vais demander au prince de me laisser laccompagner un de ces soirs. Il poussa un nouveau soupir et sa tte sinclina de ct. Enfin, sil sort un jour de sa retraite de mditation. Ce nest pas normal, si vous voulez mon avis, quun gosse de cet ge passe tellement de temps tout seul. Non, pas mornal... normal du tout. Llocution du seigneur Dor devenait de plus en plus embarrasse.

    Celle de dame Brsinga tait en revanche parfaitement claire. Notre prince sest donc encore une fois retir de la vie publique pour se plonger dans ses rflexions ? demanda-t-elle.

    Eh oui ! rpondit sire Dor. Et a commence faire un moment. Evidemment, il a de quoi rchlfir... rflchir, ces temps-ci, avec ses fianailles, la dlgation outrlienne qui arrive, et tout a. a fait beaucoup pour un jeune garon, mon avis ; tiens, vous, jeune homme, comment est-ce que vous rgea... ragiriez sa place ? Il dsigna vaguement Civil du doigt. a vous plairait de vous retrouver fianc une femme que vous ne connaissez pas ? Ce nest dailleurs mme pas une femme, si la reu... la rumeur dit vrai ; elle sort peine de lenfance. Elle a quoi ? Onze ans ? Cest une gamine ! Elle est beaucoup trop jeune, vous ne croyez pas ? Et puis je ne vois pas les atanv... avantages dune telle union, non, vraiment, je ne vois pas.

    Ses propos imprudents confinaient la critique dclare de la dcision de la Reine, et des regards schangrent autour de la

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    table. Manifestement, le seigneur Dor avait bu plus que de raison, et il continuait remplir son verre. Ses derniers mots restaient en suspens et nul nosait y rpondre. Peut-tre Avoine crut-il orienter la conversation sur un terrain plus sr en demandant : Le prince fait donc souvent retraite pour mditer ?

    Cest la coutume des Montagnes, dit sire Dor ; enfin, ce quil parat. Ce qui est sr, cest que a ne vient pas de Jamaillia ; les jeunes nobles de mon beau pays ont plus le sens des relations, et on les y encourage, croyez-moi, car comment un jeune artiscotrate... aristocrate peut-il mieux apprendre les manires et les us de la socit quen y vivant ? Votre prince Devoir ferait peut-tre bien de se mler un peu plus sa cour, et aussi de chercher plus prs de chez lui un parti convenable. Un accent jamaillien commenait chanter dans le discours au volume faiblissant du seigneur Dor, comme si livresse le ramenait aux habitudes de son ancienne terre. Il but une gorge deau-de-vie et reposa son verre avec tant de maladresse quune vaguelette ambre en dborda. De la paume de la main, il se frotta la bouche et le menton comme pour en chasser leffet insensibilisant de lalcool. Je le souponnais pour ma part de navoir fait que poser le bord du verre contre ses lvres sans avaler une goutte de son contenu.

    Sa diatribe navait suscit aucune raction, mais il parut ne pas sen apercevoir.

    Jamais encore il navait disparu aussi longtemps ! poursuivit-il. O est le prince Devoir ? On nentend plus que cette phrase la cour. Quoi, encore en retraite ? Et quand revient-il ? Comment, on nen sait rien ? Le moral de la cour se ressent dune si longue absence de notre jeune souverain. Quen dites-vous, Avoine ? Est-ce quun marguet se languit quand son matre le dlaisse ?

    Lintress prit un air songeur. Quelquun qui tient son marguet ne le laisserait jamais seul trs longtemps. La fidlit dun marguet nest jamais acquise ; il faut la renouveler tous les jours.

    Il sapprtait continuer quand dame Brsinga linterrompit avec douceur. Et puis nos btes chassent mieux

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    quand laube stend encore sur la terre ; ainsi donc, si nous voulons montrer au seigneur Dor nos beauts sous leur meilleur jour, nous devrions tous nous retirer afin de nous lever tt. Elle ft un petit signe et un domestique savana pour reculer sa chaise. Aussitt, chacun se leva, y compris sire Dor avec une petite embarde. Je crus entendre la fille des Omble pousser un lger gloussement amus, bien quelle non plus ne tnt gure sur ses jambes. Fidle mon rle, je mapprochai de sire Dor pour lui offrir un bras ferme, mais il le refusa avec hauteur et mcarta de la main, agac par mon impertinence. Droit comme un I, jattendis stoquement que les nobles assembls se fussent souhait mutuellement la bonne nuit, aprs quoi je suivis le seigneur Dor jusqu ses appartements.

    Jouvris la porte devant lui, et, quand je la franchis mon tour, je constatai que les serviteurs du manoir navaient pas chm : les accessoires de bain avaient disparu, on avait remplac les chandelles dans les bougeoirs et la fentre tait ferme. Un plateau de viande froide, de fruits et de ptisseries tait pos sur la table. Une fois la porte close, mon premier geste fut daller rouvrir la fentre : il ne me semblait pas naturel de laisser un obstacle entre il-de-Nuit et moi. Je jetai un coup dil lextrieur mais ne vis aucun signe du loup ; il devait effectuer discrtement le tour du propritaire, et je ne voulus pas le contacter par le Vif, de crainte dattirer lattention. Je parcourus rapidement nos diffrentes pices, lafft de la moindre trace de fouille, puis ouvris les penderies et regardai sous les lits la recherche dventuels espions. Les Brsinga et leurs invits staient montrs circonspects pendant le repas : ils connaissaient la vritable raison de notre prsence ou alors ils sattendaient ce que nous-mmes ou dautres visiteurs comme nous viennent chez eux chercher le prince. Toutefois, je ne dcouvris aucun espion dans la literie, et mes vtements que javais jets ngligemment sur une chaise ne paraissaient pas avoir t drangs ; il est facile, aprs une fouille, de remettre en ordre une chambre parfaitement range, mais il est plus difficile de se rappeler avec prcision langle selon lequel les manches dune chemise jete sur un sige tranaient au sol.

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    Jinspectai pareillement la chambre de sire Dor, qui attendit en silence que jeusse termin, puis, quand je revins auprs de lui, se laissa choir lourdement dans un fauteuil en poussant un grand soupir. Ses paupires se fermrent tandis que son menton tombait sur sa poitrine ; ses traits affaisss taient comme empess par lalcool. Je laissai chapper un grognement constern : par quelle incurie avait-il bien pu senivrer ainsi ? Alors que je le regardais avec accablement, il souleva une jambe aprs lautre et ses talons donnrent bruyamment contre le sol ; docilement, je lui retirai ses bottes et les rangeai. Pouvez-vous tenir debout ? lui demandai-je.

    Quessvous dites ? Accroupi ses pieds, je levai les yeux vers lui. Je dis :

    pouvez-vous tenir debout ? Il entrouvrit les paupires, puis un sourire tira lentement

    ses lvres. Je suis un comdien gnial, fit-il dans un murmure, et tu es le meilleur des publics, Fitz. Sais-tu quel point il est peu gratifiant de jouer un rle alors que personne ne le sait, dentrer dans la peau dun personnage totalement diffrent de soi alors que nul ne se rend compte de la performance que cela reprsente ? Dans ses yeux dor brilla un clat de lancienne espiglerie du fou, puis cette lueur disparut, sa bouche prit un pli grave et il dclara dans un murmure peine audible : Bien sr que je tiens debout ; je peux mme danser et faire des cabrioles, si besoin est. Mais ce nest pas la soire pour cela ; ce soir, tu dois te rendre aux cuisines et te plaindre que ton estomac crie famine. Sduisant comme tu les, tu trouveras srement quelques bonnes mes pour te fournir de quoi te restaurer ; profites-en pour voir o peuvent te mener tes conversations. Va donc, va tout de suite ; je suis parfaitement capable de me coucher tout seul. Souhaites-tu que la fentre reste ouverte ?

    Je prfrerais, oui , rpondis-je en biaisant. Moi aussi. La pense dil-de-Nuit tait plus lgre quun

    souffle. Il en sera donc ainsi , dcrta sire Dor. La cuisine grouillait encore de domestiques, car la fin du

    repas nest pas la fin du service ; de fait, peu de gens travaillent

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    plus dur ou plus longtemps que ceux qui ont la charge de nourrir un chteau, car, en gnral, aprs que tout a t lav et rang, il est presque lheure de mettre le pain lever pour le repas suivant. Cette rgle sappliquait aussi bien Castelmyrte qu Castelcerf. Je passai la tte par la porte avec une expression la fois interrogatrice et pleine despoir.

    Aussitt, une des aides me prit en piti ; je la reconnus : elle avait particip au service de la table, et dame Brsinga lavait appele Lebven. Vous devez mourir de faim ! Ils taient tous bien assis boire et manger, pendant que vous restiez debout, plant comme un piquet ! Entrez, entrez donc ! Ils sen sont mis plein la panse, mais il y a encore largement de quoi vous restaurer.

    Peu aprs, je me retrouvai install sur un haut tabouret un coin de la table pain, blanche de farine et couverte draflures. Lebven dposa tout un assortiment de plats devant moi, et, de fait, javais de quoi me sustenter plus quen abondance : des tranches de venaison fume occupaient encore la moiti dun plat artistement bord de petites pommes confites, des abricots enrobs de sucre formaient des coussins dors et rondelets au cur de carrs dune pte si fine quelle seffritait la premire bouche. Gure tent par les minuscules foies doiseau qui marinaient par dizaines dans de lhuile lail, je mintressai davantage des magrets de canard la chair sombre garnis de tranches fondantes de gingembre doux et me vautrai dans un paradis gastronomique.

    Javais aussi ma disposition du beau pain bis et du beurre pour le tartiner, que Lebven accompagna dune chope et dune cruche de bire frache. Quand je leus remercie dun hochement de tte, elle se plaa en face de moi, saupoudra gnreusement la table de farine et y dposa une boule de pte leve. Elle entreprit de la battre, de la tourner et de la retourner en y ajoutant des poignes de farine jusqu ce quelle prt un aspect satin.

    Je restai quelque temps manger et observer ce qui mentourait en tendant loreille. Jentendis les habituels bavardages de cuisine, ragots et discussions sur les petites rivalits entre domestiques, querelle propos dun seau de lait

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    mis cailler, et rpartition des tches effectuer pour le lendemain. Les matres de la maison allaient se lever tt et il fallait que le petit djeuner soit prt, aussi somptueux que le repas de la veille ; ils auraient aussi besoin, pour leur sortie, de victuailles qui flatteraient lil autant quelles rempliraient lestomac. Devant moi, Lebven aplatissait la pte, lenduisait de beurre, la pliait, puis laplatissait, la beurrait et la pliait nouveau. Elle remarqua mon regard pos sur elle et sourit. Avec plusieurs paisseurs, a donne une pte la fois croustillante et fondante ; mais cest beaucoup de peine pour des friands qui seront dvors en un clin dil.

    Derrire elle, un serviteur plaa un panier ferm sur le comptoir ; il souleva le couvercle, tapissa lintrieur dune serviette, puis commena de le remplir : quelques petits pains, un pot de beurre, un plat garni de tranches de viande et un bocal de pommes confites. Je le regardais du coin de lil tout en coutant Lebven. Cest quand mme bizarre que la plupart de ces gens ne songent pas une minute au mal quon se donne pour leur confort.

    Plusieurs murmures dassentiment rpondirent cette remarque. Tenez, vous, par exemple, poursuivit Lebven, compatissante ; oblig de monter la garde toute la soire, comme si votre matre tait en danger dans une maison o il est invit. a, cest encore des ides farfelues de Jamaillien ! Alors que vous auriez pu manger une heure normale et avoir un peu de temps libre !

    Caurait t avec plaisir, rpondis-je avec sincrit. Jaurais bien aim visiter un peu le manoir ; je nai jamais connu de demeure o on lve des chats au lieu de chiens.

    Le domestique prit son panier et se rendit la porte de service, o il le remit un homme qui lattendait avec dans la main quelque chose de velu et de flasque, que je ne fis quentrapercevoir alors que la porte se refermait. Jaurais voulu me lancer la poursuite de ce panier, mais Lebven rpondait ma remarque.

    Ah, a ne date que dune dizaine dannes, depuis la mort du vieux matre. Avant, on avait surtout des chiens, et rien quun marguet ou deux pour les chasses de notre dame ; mais le

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    jeune matre prfre les chats et, quand les chiens sont morts de vieillesse, on ne les a pas remplacs. Et je ne peux pas dire que leurs aboiements me manquent, ni leurs gmissements, sans compter quon les avait tout le temps dans les jambes ! Les marguets restent dans leurs curies, sauf quand on les emmne chasser, et les chats, ma foi, ils sont adorables, rien dire. Il ny a plus un rat de la rivire qui se risque montrer le bout de son museau dans la cuisine. Et elle adressa un regard affectueux au matou bigarr couch prs de la chemine. Malgr la douceur de la soire, il se rtissait consciencieusement au feu dclinant. Lebven cessa enfin de plier et replier la pte pour la ptrir vigoureusement jusqu ce quil sy forme des bulles dair ; cette activit rendait toute conversation difficile et me permit de prendre cong sans droger la courtoisie. Je me dirigeai vers la porte de service et louvris : lhomme au panier avait disparu.

    Lebven mappela. Si vous cherchez les latrines, prenez lautre porte et tournez le coin ; cest juste avant darriver aux clapiers.

    Je la remerciai et suivis docilement ses instructions. Dehors, jobservai longuement les environs, mais ne reprai aucun mouvement. Je passai langle de la cuisine, mais une autre aile du btiment me boucha la vue ; je distinguai des ranges de cages lapins entre le manoir et les curies. Ctait donc cela que lhomme tenait dans la main : un lapin qui venait de se faire tordre le cou, parfait repas tardif pour un marguet. Mais je ne voyais personne et je nosais pas contacter il-de-Nuit ni rester trop longtemps lextrieur au risque dveiller des soupons. Je poussai un grognement dagacement, certain que le panier de victuailles tait destin au prince et sa marguette. Javais laiss passer une occasion. Je regagnai la tideur et la lumire de la cuisine.

    Lagitation qui y rgnait mon dpart tait retombe. La vaisselle presque termine, les garons et les filles de peine allaient se coucher. Pour finir, seuls restrent Lebven, toujours occupe malaxer sa pte, et un homme la mine morose qui surveillait une marmite o mijotait de la viande. Je me rassis la table pain et vidai le fond de bire de la cruche dans ma chope. Les autres serviteurs devaient se trouver dj dans leurs

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    lits pour se reposer autant quils le pouvaient avant de devoir se lever pour le petit djeuner. Le matou bigarr se dressa brusquement, stira et sapprocha de moi. Je feignis de ne rien remarquer tandis quil reniflait mes chaussures puis mon mollet. Il dtourna la tte et entrouvrit la gueule, apparemment dgot, mais ce devait tre en ralit sa faon danalyser mon odeur.

    Je captai une volute ddaigneuse de pense. Il sent comme le chien, dehors. Sans effort, il sauta sur la table prs de moi et tendit le museau vers le plat de venaison. Je lui barrai le passage, mais, sans soffusquer de mon geste ni mme sembler sen apercevoir, il passa tranquillement par-dessus mon bras pour semparer de la tranche quil dsirait.

    Voyons, Belin ! Quelles manires devant un invit ! Ne faites pas attention lui, Tom, il na aucune ducation. Et elle prit le chat entre ses mains blanches de farine ; il ne lcha pas son morceau de viande et, une fois terre, il saccroupit et se mit en devoir de le dvorer, la tte tourne de ct pour le cisailler. Il lana un regard de reproche Lebven. On ne sert pas les chiens table, femme. Jeus du mal ne pas imaginer de la malveillance dans les yeux jaunes quil dirigea ensuite vers moi, et, par une raction purile, je le regardai bien en face, sachant pertinemment que la plupart des animaux dtestent cela. Il marmonna une menace, saisit sa viande et sclipsa sous la table.

    Je terminai lentement ma bire. Le chat avait reconnu lodeur dil-de-Nuit sur moi ; cela signifiait-il que tout le manoir tait au courant de mon accointance avec le loup ? Malgr les longs exposs dont Avoine nous avait gratifis tout au long de la soire, jen savais encore trop peu sur les marguets et leurs congnres. Allaient-ils considrer il-de-Nuit comme un intrus ou bien accepteraient-ils sa trace dans la cour ? Accorderaient-ils assez dimportance sa prsence pour la signaler aux vifiers de la demeure ? Tous les liens de Vif ne sont pas aussi intimes que celui que je partageais avec le loup ; lintrt quil portait aux aspects humains de ma vie avait heurt Rolf le Noir au point de le rvolter ; peut-tre les marguets ne se

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    liaient-ils aux hommes que pour le plaisir de la chasse. Ce ntait pas impossible ; ctait improbable, mais non impossible.

    Tout compte fait, je nen avais gure appris que nous ne suspections dj, mais au moins je mtais copieusement restaur ; le seul effort dont je me sentais capable prsent tait daller me coucher. Je remerciai Lebven, lui souhaitai la bonne nuit et, bien quelle protestt quelle sen occuperait, je dbarrassai la table de mon couvert. Je regagnai ensuite les appartements de mon matre dans le manoir silencieux. Une faible lumire filtrait sous la porte ; je tournai la poigne en mattendant trouver le loquet en place, mais elle souvrit. Tous les sens soudain en alerte, je poussai sans bruit le battant, puis me figeai, le souffle coup.

    Laurier portait une longue cape sombre par-dessus sa chemise de nuit ; ses cheveux dfaits tombaient en cascade sur son dos. Sire Dor, lui, avait enfil une robe de chambre, et la lueur du petit feu faisait luire le fil satin des oiseaux brods sur son dos et ses manches, de mme que les mches claires de la longue chevelure de Laurier. Les mains du fou taient caches par des gants de dentelle. La grandveneuse et lui se tenaient prs du feu, se toucher, presque tte contre tte, et je restai sans bouger, comme un enfant effray, en me demandant si javais interrompu une treinte. Sire Dor me jeta un coup dil par-dessus lpaule de Laurier, puis, du geste, mindiqua dentrer et de fermer la porte derrire moi. La jeune femme se tourna vers moi et je remarquai ses yeux agrandis.

    Je vous croyais dans votre lit, en train de dormir , dit-elle mi-voix. Avais-je peru de la dception dans son ton ?

    Je dnais la cuisine , expliquai-je. Jattendais une rponse, mais elle se contenta de continuer me dvisager. Jprouvai soudain une envie pressante de me trouver ailleurs. Je suis puis ; je crois que je vais me coucher tout de suite. Bonne nuit. Je commenai me diriger vers ma chambre, mais sire Dor me rappela.

    Tom, avez-vous appris quelque chose ? Je haussai les paules. De petits dtails sur la vie des

    domestiques ; rien dutile, premire vue. Jignorais encore avec quelle libert je pouvais mexprimer devant Laurier.

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    Eh bien, notre amie semble stre mieux dbrouille. Il se tourna vers elle pour linviter parler ; nimporte quelle femme se serait sentie flatte de lintrt qui se lisait dans son regard dor.

    Le prince Devoir est pass par ici, murmura-t-elle, le souffle court. Avant de me retirer pour la nuit, jai demand matre Avoine de me montrer les curies et la chatterie ; je souhaitais voir comment les animaux taient logs.

    Le brumier du prince sy trouvait ? fis-je sans y croire moi-mme.

    Non, ce ntait pas aussi vident. Mais le prince a toujours tenu soigner lui-mme son marguet ; Devoir a quelques manies singulires, une faon bien lui de plier les affaires, de suspendre les harnais. Il est trs pointilleux l-dessus. Or, il y avait un box vide dans la chatterie, et sur ltagre jai vu des brosses et dautres instruments rangs dune certaine manire, que jai reconnue : cest celle du prince, sans aucun doute.

    Au souvenir de la chambre de Devoir Castelcerf, jtais tent de donner raison Laurier. Cependant... Croyez-vous quil aurait laiss sa marguette adore coucher seule dans un box ? A Castelcerf, elle dort dans sa chambre.

    Il y a tout le confort dont peut rver un marguet : des troncs darbre pour se faire les griffes, les plantes quils prfrent, des herbes qui poussent dans des baquets, des jouets pour se donner de lexercice, et mme des proies vivantes pour les repas. Les Brsinga lvent des lapins par clapiers entiers et leurs marguets ne mangent jamais de viande froide. Ces animaux sont vraiment traits comme des rois.

    La question suivante me vint naturellement lesprit. Le prince aurait-il pu lui-mme loger dans la chatterie pour rester prs de sa marguette ? Le panier que javais vu changer de main navait peut-tre pas parcouru un long chemin.

    Laurier haussa les sourcils. Le prince, loger dans la chatterie ?

    Daprs ce que je sais, il est trs attach sa compagne. Il aurait pu ne pas vouloir sen sparer. Je mtais retenu au dernier instant dexprimer le fond de ma pense : le prince avait

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    le Vif et refusait de quitter son animal de lien. Un silence sensuivit, que sire Dor rompit. Sa voix douce ntait audible que de Laurier et moi. Eh bien, nous avons au moins dcouvert que le prince rside ou a rsid ici, mme sil ne sy trouve pas pour le moment. Demain nous apportera peut-tre dautres renseignements. Les Brsinga jouent au chat et la souris avec nous : ils savent que le prince a disparu de la cour avec sa marguette, et ils se doutent peut-tre que nous sommes sa recherche. Mais nous allons nous en tenir nos rles respectifs et danser sur le rythme quils nous imposeront : il ne faut pas trahir ce que nous avons appris.

    Jai horreur de a, dclara Laurier sans dtours. Jai horreur de cette hypocrisie, de cette politesse de faade. Jaimerais pouvoir attraper cette femme, dame Brsinga, par le col et la secouer jusqu ce quelle avoue o est cach le prince. Quand je pense notre Reine qui se ronge les sangs cause delle... Je regrette de ne pas avoir demand visiter la chatterie avant le dner ; mes questions auraient t bien diffrentes, croyez-moi. Mais je vous ai rapport ce que jai vu aussi tt que possible : les Brsinga mavaient donn une servante qui a tenu maider me prparer pour la nuit, et ensuite je nai pas os sortir de ma chambre tant que je nai pas t certaine que tout le monde ou presque dormait dans le manoir.

    Poser des questions de but en blanc ne nous servira de rien, pas plus que secouer de nobles dames comme des pruniers pour leur arracher la vrit. Sa Majest veut que Devoir lui soit rendu discrtement ; tchons de ne pas loublier. Le regard de sire Dor nous englobait tous les deux, la jeune femme et moi.

    Jessaierai, rpondit-elle, rsigne. Parfait. Et maintenant, reposons-nous tant que nous le