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REVUE BELGE DE DROIT INTERNATIONAL 2006/2 – Éditions BRUYLANT, Bruxelles L’AFFAIRE DES ACTIVITÉS ARMÉES SUR LE TERRITOIRE DU CONGO (CONGO C. OUGANDA) : UNE LECTURE RESTRICTIVE DU DROIT DE L’OCCUPATION? par Vaios KOUTROULIS Doctorant en droit, Chercheur au Centre de droit international de l’ULB, Boursier mini-arc Résumé Le droit international humanitaire (jus in bello) constitue un des axes princi- paux autour desquels s’articule l’arrêt de la Cour internationale de justice con- cernant les activités armées sur le territoire du Congo (Congo c. Ouganda, 19 décembre 2005). Loin de prétendre survoler tous les points du jus in bello de l’affaire en question, le présent commentaire opte pour une analyse approfondie de trois aspects du droit international humanitaire soulevés par l’arrêt de 2005. La question de l’occupation d’une partie considérable du territoire congolais par les forces ougandaises étant au cœur du litige, une place prépondérante est réser- vée au traitement du droit international humanitaire de l’occupation. Cet article soutient que la C.I.J. procède à une lecture trop restrictive du droit de l’occu- pation, et cela à double titre. D’une part, en limitant la portée de la définition de l’occupation contenue à l’article 42 du Règlement de La Haye par une inter- prétation restrictive de celui-ci. D’autre part, en s’abstenant de reconnaître l’existence de deux notions d’occupation : une propre au Règlement de La Haye et une autre — plus large — propre à la IV e Convention de Genève. Loin de sou- lever uniquement des questions théoriques, cette interprétation restrictive pré- sente des enjeux très concrets lorsqu’elle est examinée à la lumière des faits de cette affaire. Le troisième aspect étudié porte sur le principe de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles. A ce sujet, ce commentaire met en exer- gue le fait que l’interprétation extensive du droit international humanitaire sui- vie par la Cour peut mitiger les effets de la solution restrictive consistant à exclure l’application dudit principe dans des situations de conflit armé. A première vue, l’arrêt rendu par la Cour internationale de justice (ci- après : C.I.J. ou la Cour) le 19 décembre 2005 dans l’affaire des activités armées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c. Ouganda) (ci-après : arrêt Congo c. Ouganda) (1) apparaît comme (1) C.I.J., Affaire des activités armées sur le territoire du Congo, arrêt, 19 décembre 2005, dis- ponible sur : http://www.icj-cij.org/cijwww/cdocket/cco/ccoframe.htm (consulté le 30.01.2007).

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REVUE BELGE DE DROIT INTERNATIONAL2006/2 – Éditions BRUYLANT, Bruxelles

L’AFFAIRE DES ACTIVITÉS ARMÉESSUR LE TERRITOIRE DU CONGO

(CONGO C. OUGANDA) :UNE LECTURE RESTRICTIVE DU DROIT

DE L’OCCUPATION?

par

Vaios KOUTROULISDoctorant en droit, Chercheur au Centre de droit international

de l’ULB, Boursier mini-arc

Résumé

Le droit international humanitaire (jus in bello) constitue un des axes princi-paux autour desquels s’articule l’arrêt de la Cour internationale de justice con-cernant les activités armées sur le territoire du Congo (Congo c. Ouganda,19 décembre 2005). Loin de prétendre survoler tous les points du jus in bello del’affaire en question, le présent commentaire opte pour une analyse approfondiede trois aspects du droit international humanitaire soulevés par l’arrêt de 2005.La question de l’occupation d’une partie considérable du territoire congolais parles forces ougandaises étant au cœur du litige, une place prépondérante est réser-vée au traitement du droit international humanitaire de l’occupation. Cet articlesoutient que la C.I.J. procède à une lecture trop restrictive du droit de l’occu-pation, et cela à double titre. D’une part, en limitant la portée de la définitionde l’occupation contenue à l’article 42 du Règlement de La Haye par une inter-prétation restrictive de celui-ci. D’autre part, en s’abstenant de reconnaîtrel’existence de deux notions d’occupation : une propre au Règlement de La Hayeet une autre — plus large — propre à la IVe Convention de Genève. Loin de sou-lever uniquement des questions théoriques, cette interprétation restrictive pré-sente des enjeux très concrets lorsqu’elle est examinée à la lumière des faits decette affaire. Le troisième aspect étudié porte sur le principe de la souverainetépermanente sur les ressources naturelles. A ce sujet, ce commentaire met en exer-gue le fait que l’interprétation extensive du droit international humanitaire sui-vie par la Cour peut mitiger les effets de la solution restrictive consistant àexclure l’application dudit principe dans des situations de conflit armé.

A première vue, l’arrêt rendu par la Cour internationale de justice (ci-après : C.I.J. ou la Cour) le 19 décembre 2005 dans l’affaire des activitésarmées sur le territoire du Congo (République démocratique du Congo c.Ouganda) (ci-après : arrêt Congo c. Ouganda) (1) apparaît comme

(1) C.I.J., Affaire des activités armées sur le territoire du Congo, arrêt, 19 décembre 2005, dis-ponible sur : http://www.icj-cij.org/cijwww/cdocket/cco/ccoframe.htm (consulté le 30.01.2007).

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«déclaratoire» à double titre. D’une part, au sens juridictionnel du terme : laCour se limite à énoncer les violations et à confirmer le droit de l’Etat lésé àune réparation du préjudice subi, sans en préciser la nature, les formes et lemontant (2). D’autre part, l’arrêt est considéré comme déclaratoire quantaux règles du droit international humanitaire (DIH ou jus in bello) : selon ladoctrine, il «ne fait […] que confirmer la portée des règles primaires existan-tes du jus in bello» (3). Or, si la première dimension du caractère«déclaratoire» de l’arrêt est indubitable, la deuxième prête à discussion.

Aux dires du juge Koroma, «[t]he circumstances and consequences of thiscase involving the loss of between three and four million human lives andother suffering have made it one of the most tragic and compelling to comebefore this Court» (4). En effet, dans cet arrêt, la Cour s’est penchée sur undes conflits qui font rage dans la région des Grands Lacs depuis plusieursannées. La C.I.J., elle-même, reconnaît la complexité de la situation dansla région, complexité dont témoigne, entre autres, le nombre impression-nant des acteurs y impliqués, que ce soit de manière directe ou indirecte (5).

La présence des forces ougandaises sur le territoire congolais ainsi que leursactes et omissions, suite à l’accession au pouvoir du président Kabila, sont aucœur de l’affaire. Durant la période pertinente, qui s’étend d’août 1998 à juin2003 (6), les forces ougandaises étaient présentes dans la partie orientale de laRDC, notamment la province orientale, la province de l’Equateur et une partiede la province du Nord-Kivu. Durant cette même période, des actes constitu-tifs de violations graves des règles les plus fondamentales des droits de l’hommeet du DIH ainsi que des actes d’exploitation illégale des ressources naturellesde la RDC ont été commis (7). Ainsi, la présence ougandaise sur le territoirecongolais — présence dont la licéité, entrant dans le champ du jus ad bellum,ne sera pas abordée ici — a soulevé des questions majeures au regard du jusin bello : les forces ougandaises étaient-elles responsables des violations des nor-

(2) La question de la réparation due sera réglée par des négociations directes entre les Etats,la C.I.J. n’intervenant que «dans le cas où les parties ne pourraient se mettre d’accord». Voiribid., pp. 81-82, paras. 258-261 et pp. 100-103, para. 344 ainsi que points du dispositif 6, 14.

(3) F. Latty, «La Cour internationale de justice face aux tiraillements du droit international :les arrêts dans les affaires des activités armées sur le territoire du Congo (RDC c. Ouganda,19 décembre 2005; RDC c. Rwanda, 3 février 2006)», A.F.D.I., vol. LI, 2005, p. 229. N. Haupais,«Les obligations de la puissance occupante au régard de la jurisprudence et de la pratiquerécentes», R.G.D.I.P., vol. CXI, 2007, p. 119.

(4) Déclaration du juge Koroma, C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, para. 1.(5) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, paras. 26-27 (la Cour cite 17 forces

armées comme étant liées au conflit en question).(6) Ibid., paras. 44, 254. La période est précisée suite à une question posée par le juge Veres-

hchetin (para. 22).(7) Ces violations sont reportées ou admises tant par les organes des Nations Unies (le Secré-

taire général, le Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme, la MONUC, le Con-seil de sécurité) que par des organisations non gouvernementales, voir Mémoire de la RDC, vol. 1,juillet 2000, Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, pp. 109-114, paras. 2.139-2.150 (pourla question du pillage et de l’exploitation illégale de ressources naturelles) et pp. 114-122,paras. 2.151-2.169 (pour ce qui est des violations touchant la population civile).

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mes fondamentales du DIH et des droits de l’homme? Etaient-elles égalementresponsables de l’exploitation illégale des ressources naturelles de la RDC?Exerçaient-elles sur les provinces congolaises un contrôle qui permettait dequalifier l’Ouganda de puissance occupante?

La RDC répond à ces questions par l’affirmative. Elle avance des preu-ves afin de démontrer que les violations des droits de l’homme et du DIHsont imputables à l’Ouganda (8). Elle tient l’Ouganda responsable d’actesde pillage et d’exploitation illégale des ressources naturelles congolaises (9).Elle soutient également que la partie orientale de son territoire se trouvaitsous occupation, soit directement par les forces ougandaises soit en vertudu contrôle que l’Ouganda exerçait sur les groupes armés qui eux-mêmesdisposaient d’une autorité effective sur les provinces en question (10).

De manière générale, l’Ouganda ne conteste pas l’existence des violationsdénoncées. A peu d’exceptions près, comme la question des enfants sol-dats (11), il ne remet pas en question les faits mais bien que ceux-ci luisoient attribuables (12). Ainsi, selon l’Ouganda, si les documents fourniscomme preuves par la RDC démontrent l’existence des violations du DIH,ces documents ne permettent pas de démontrer l’attribution de celles-ciaux forces ougandaises, dès lors qu’ils ne permettent pas de distinguer lesforces armées opérant à l’époque dans la région (13). Par ailleurs, l’Ougandanie l’existence d’une zone d’occupation ougandaise ou d’une administrationmilitaire ougandaise. En mettant en avant le nombre limité de ses soldatset leur incapacité à contrôler un territoire aussi vaste que la RDC l’allègue,il souligne que ses forces étaient confinées dans les régions adjacentes à lafrontière ougandaise ainsi que dans différents lieux stratégiques (14).

Ce survol des arguments relatifs aux violations du DIH avancés par lesparties explique l’évolution du poids accordé à l’existence d’une occupation

(8) Réplique de la RDC, vol. 1, mai 2002, Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1,pp. 317-339, paras. 5.07-5.51.

(9) Ibid., pp. 266-288, paras. 4.05-4.38.(10) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, para. 168; Plaidoirie du conseil de

la RDC, O. Corten, CR 2005/12, 25 avril 2005, Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1,paras. 1-17.

(11) Duplique de l’Ouganda, vol. 1, 6 décembre 2002, Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note1, pp. 271-274, paras. 580-585; C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, para. 192.

(12) Contre mémoire de l’Ouganda, vol. 1, 21 avril 2001, Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supranote 1, pp. 77 et s., paras. 102 et s., notamment pp. 92-94, paras. 144-152 (concernant les accu-sations du pillage et de l’exploitation illégale des ressources naturelles) et p. 94, paras. 153-155(concernant les exactions à l’égard de la population civile). Des exemples concrets des violationspour lesquelles, selon l’Ouganda, aucune preuve d’imputabilité n’est fournie sont cités par lasuite (pp. 142-147, paras. 250-258). L’Ouganda soutient en général que «DRC fails to distinguishproof of imputability for particular conduct and proof of the measure of damages», p. 82, para.119 et pp. 102-104, paras. 170-174; l’argument est repris dans la duplique ougandaise, voirDuplique de l’Ouganda, op. cit., supra note 11, pp. 10-11, paras. 30-32. Voir aussi C.I.J., ArrêtCongo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, para. 191.

(13) Duplique de l’Ouganda, op. cit., supra note 11, pp. 245-277, paras. 523-595.(14) Ibid., pp. 245-246, paras. 524-526; C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1,

para. 170.

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sur le territoire congolais. La RDC s’est peu concentrée sur le DIH del’occupation dans la phase écrite de la procédure. En effet, tant dans sonmémoire que dans sa réplique, l’occupation est examinée principalementdans la partie consacrée au jus ad bellum. Elle est utilisée comme preuvedu caractère disproportionné de l’intervention, dans le but d’écarter notam-ment l’invocation de l’argument de la légitime défense par l’Ouganda (15).Néanmoins, il existe dans la réplique congolaise le germe d’une argumenta-tion qui sera développée par la suite, dans la phase orale de la procédure :

«même si les exactions en cause ne sont pas le fait direct des troupes ougan-daises, la responsabilité de l’Ouganda ne s’en trouve pas moins engagée, dèslors que le droit international fait peser un certain nombre d’obligations surles Etats occupants, qui leur imposent de veiller à la protection des popula-tions civiles dans les zones soumises à leur contrôle» (16).

Dans les plaidoiries de la RDC, la notion d’occupation et les obligationsy relatives ont été davantage développées (17). Plus particulièrement, il aété insisté sur le devoir de vigilance, lié à la notion d’occupation.

L’attribution des violations aux forces ougandaises étant davantage con-testée par l’Ouganda que l’existence des violations propres, l’obligation devigilance permet à la RDC de tenir l’Ouganda responsable sans devoirdémontrer l’attribution de chaque violation aux troupes ougandaises. Adéfaut de preuves suffisantes pour considérer l’Ouganda responsable de lacommission des violations par ses propres soldats — et la RDC, elle-même,admet la difficulté d’apporter des preuves relatives à l’attribution des vio-lations à l’Ouganda (18) —, l’Etat défendeur pourra être tenu responsabledu manquement à son obligation de diligence due. Ainsi, le simple fait queles violations en question aient eu lieu engage la responsabilité ougandaise,

(15) Mémoire de la RDC, op. cit., supra note 7, pp. 169-170, paras. 4.20-4.23; Réplique de laRDC, op. cit., supra note 8, pp. 237-243, paras. 3.168-3.177.

(16) Réplique de la RDC, op. cit., supra note 8, p. 315, para. 5.05. L’article 43 du Règlementde La Haye est également invoqué à ce propos, mais cette invocation est liée d’une part, à l’allé-gation que l’Ouganda aurait suscité des conflits ethniques entre différents groupes congolais et,d’autre part, à la création d’une nouvelle province administrative à l’Ituri, ibid., p. 432,paras. 5.55-5.56.

(17) Plaidoirie du conseil de la RDC, J. Salmon, CR 2005/2, 11 avril 2005, Arrêt Congo c.Ouganda, op. cit., supra note 1, paras. 21-30; Plaidoirie du conseil de la RDC, Ph. Sands, CR2005/3, 12 avril 2005, ibid., para. 9; Plaidoirie du conseil de la RDC, P. Klein, CR 2005/4,13 avril 2005, ibid., paras. 5-24; Plaidoirie du conseil de la RDC, O. Corten, CR 2005/4, 13 avril2005, ibid., paras. 4-9; Plaidoirie du conseil de la RDC, J. Salmon, CR 2005/5, 13 avril 2005,ibid., paras. 10-11.

(18) Réplique de la RDC, op. cit., supra note 8, p. 314, para. 5.03 : «[l]e fait que les régions encause continuent à être occupées militairement par des Etats étrangers, ou par des mouvementsrebelles congolais alliés à ces Etats, complique évidemment singulièrement la tâche qui incombeà la RDC d’apporter la preuve des exactions commises par les troupes ougandaises ou avec leurcomplicité, au moins passive. En particulier, les autorités de la RDC continuent à être privéesde tout accès aux régions concernées, et ne peuvent dès lors y mener d’enquêtes approfondies,entres autres en recueillant des témoignages ou en procédant à des expertises médico-1égales».

L’Ouganda souligne dans sa duplique cette utilisation du concept de l’occupation par la RDC,Duplique de l’Ouganda, op. cit., supra note 11, pp. 245-246, paras. 524, 526.

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et il incombe à l’Ouganda de démontrer qu’il a pris les mesures nécessairesafin de s’acquitter de cette obligation (19). La charge de la preuve se voitrenversée au détriment de l’Ouganda. Ceci explique tant l’importance crois-sante que l’occupation s’est vue attribuée au fil de la procédure que saplace significative dans l’arrêt en ce qui concerne les violations du jus inbello : la Cour, avant d’amorcer son analyse des questions de DIH, procèdeà la détermination de l’étendue du territoire congolais occupé parl’Ouganda (20).

L’analyse qui précède justifie la place prépondérante que le présent com-mentaire consacre à la notion d’occupation. L’affaire ayant donné à laC.I.J. l’occasion de se prononcer sur plusieurs questions majeures du DIH,il ne pourrait ici être question d’en faire une analyse exhaustive. Sera seulexaminé le volet du jus in bello relatif à l’occupation (21) pour démontrerque l’analyse dudit droit opérée par la C.I.J. n’est ni si «déclaratoire» ni si«inoffensive» qu’il n’y paraît.

A cet égard, ont été repérés et seront examinés trois cas d’interprétationrestrictive du droit applicable aux situations d’occupation. Dans un pre-mier temps, la Cour a restrictivement interprété la définition de l’occupa-tion contenue à l’article 42 du Règlement de La Haye (22), avec pour con-séquence que la majorité des régions congolaises échappent à l’applicationdes dispositions du Règlement, notamment son article 43 énonçant ledevoir de vigilance de la puissance occupante (I). Dans un second temps,la Cour n’a pas fait la distinction entre le champ d’application ratione mate-riae du Règlement de La Haye et celui des dispositions relatives à l’occu-pation de la quatrième Convention de Genève de 1949 (23). En s’abstenantde reconnaître un champ d’application spécifique aux articles pertinents dela IVe Convention, la Cour conduit à restreindre indirectement leur appli-cabilité, puisque celle-ci semble conditionnée par l’article 42 duRèglement (II). Dans le troisième et dernier cas examiné, la C.I.J a écartél’applicabilité du principe de la souveraineté permanente sur les ressources

(19) Plaidoirie du conseil de la RDC, O. Corten, CR 2005/4, op. cit., supra note 17, para. 6 :«[e]n tant qu’Etat occupant, l’Etat ougandais peut être tenu pour responsable de tout acte qu’ilaurait perpétré mais aussi qu’il aurait toléré sur le territoire qu’il a contrôlé. L’Ouganda doit[montrer] qu’il a pris toutes les mesures voulues pour empêcher ou réprimer les violations desdroits de l’homme. Dans une situation d’occupation, la charge de la preuve est en quelque sortepartagée. Si des violations ont eu lieu dans les territoires occupés […] la puissance occupante nepeut en tout cas se contenter de nier sa participation directe».

(20) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, paras. 167-180.(21) L’aspect relatif aux règles régissant le droit du recours à la force (jus ad bellum) sort du

cadre de cette analyse; il est examiné ailleurs dans le présent numéro de la Revue. (22) Règlement concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, Annexe à la Convention

IV concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, disponible sur : http://www.cicr.org/dih.nsf/48f761e1a61e194b4125673c0045870f/73bf1431f064aec0c1256417004a0be0?OpenDocument(consulté le 31.01.2007).

(23) Convention (IV) de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps deguerre, 12 août 1949, Actes de la Conférence diplomatique de Genève de 1949, tome I, Berne,Département politique fédéral, pp. 294 et s.

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naturelles aux situations de conflit armé. Cette restriction des règles appli-cables dans des situations de conflit armé et d’occupation n’est en réalitéqu’apparente puisqu’elle est tempérée par une interprétation extensive desrègles du DIH permettant aux violations du principe susmentionné de tom-ber sous le champ d’application des dispositions du DIH (III).

I. — La restriction directe :une autorité «établie et en mesure de s’exercer»

ne signifie pas uniquement une autorité qui «se substitue»aux autorités locales

L’importance de la qualification d’une partie du territoire congolais deterritoire occupé ayant déjà été mise en exergue, cette partie du commen-taire se penchera sur la restriction de la portée de la notion d’occupationau sens de l’article 42 du Règlement de La Haye. Avant la présentation del’interprétation retenue par la Cour, une brève référence sera faite auxarguments avancés par les parties (A). Il sera démontré par la suite que ladéfinition de l’occupation retenue ne reflète pas la définition existante dansle cadre du jus in bello (24) (B). La conséquence en est l’exclusion du champd’application du Règlement de la Haye de faits qui devraient normalementêtre régis par celui-ci.

A. — Les arguments des parties relatifs à la définitionde l’occupation et l’interprétation retenue par la Cour

L’Ouganda, face à sa qualification par la RDC de puissance occupanted’une large partie du territoire congolais, ne s’est pas attardé sur la notionde l’occupation et ses éléments constitutifs. Il s’est limité, dans une largemesure, à son argument principal : contester l’existence d’une occupation,notamment sur base du faible nombre des effectifs sur le terrain, et nierêtre une puissance administrante du territoire congolais, le contrôle etl’autorité de fait étant exercés par des mouvements rebelles congolais (25).L’effectivité forme ainsi la base de l’argumentation ougandaise : l’absencede l’administration des territoires en question par l’Ouganda montre que

(24) L’analyse de la notion d’occupation qui suivra ne se réfèrera pas à l’«occupation sansrésistance militaire» (cfr. article 2, para. 2 commun aux quatre Conventions de Genève, ibid.,p. 294). Il importe également de souligner que la notion d’occupation n’est pas nécessairementla même dans le cadre du jus ad bellum et dans celui du jus in bello. L’interaction entre les deuxnotions constitue un autre élément intéressant de l’affaire analysée, mais dépasse le cadre du pré-sent commentaire.

(25) Plaidoirie du conseil de l’Ouganda, E. Suy, CR 2005/9, 20 avril 2005, Arrêt Congo c.Ouganda, op. cit., supra note 1, paras. 40-41; Plaidoirie du conseil de l’Ouganda, I. Brownlie, CR2005/10, 20 avril 2005, ibid., para. 48; Plaidoirie du conseil de l’Ouganda, P. S. Reichler, CR2005/13, 27 avril 2005, ibid., para. 33; Plaidoirie du conseil de l’Ouganda, I. Brownlie, CR 2005/15, 27 avril 2005, ibid., paras. 10-12. Voir également les références citées supra, note 14.

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celui-ci n’exerçait pas un contrôle effectif sur lesdits territoires, ce quioblige à réfuter sa qualité de puissance occupante.

La RDC s’est davantage penchée sur la définition de l’occupation. Ellea mis en exergue l’élément de «substitution» de l’exercice de l’autorité,qu’elle a qualifié d’essentiel (26). Quant à l’effectivité de l’occupation,l’Etat demandeur, en citant un manuel des forces armées des Etats-Unis(United States Army Field Manual), a affirmé qu’«[i]l suffit que la forceoccupante puisse, dans un délai raisonnable, envoyer des détachements detroupes pour faire sentir son autorité dans le district occupé» (27) et que«[p]lutôt que l’omniprésence des forces armées de l’Etat occupant, c’est sacapacité à affirmer son autorité que le règlement de La Haye retient commecritère pour définir la notion d’Etat occupant» (28). Et la RDC de conclureque le contrôle des endroits stratégiques (tels les aéroports) par l’Ouganda,contrôle admis par ce dernier, suffit pour établir un contrôle militaire deterritoires plus vastes et pour empêcher les autorités congolaises de lesadministrer (29). Cette interprétation de la notion d’occupation permettaità la RDC de qualifier les troupes ougandaises de puissance occupante envertu du contrôle exercé directement ou indirectement ainsi que d’affirmerque le territoire occupé arrivait à un tiers du territoire congolais (environ900.000 kilomètres carrés, soit deux fois le territoire de l’Allemagne) (30).

Le rôle de l’occupation dans l’attribution des violations, tel qu’analysédans l’introduction du présent commentaire, a mené la Cour à se lancer, ànotre connaissance pour la première fois, dans une analyse détaillée de ladéfinition de l’occupation, en s’attardant sur ses éléments constitutifs(paras. 172-180). Ainsi, la Cour part de l’article 42 du Règlement de LaHaye qui dispose que :

«Un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de faitsous l’autorité de l’armée ennemie.

L’occupation ne s’étend qu’au territoire où cette autorité est établie et enmesure de s’exercer» (31).

La Cour procède ensuite à l’interprétation de la phrase-clé de la défini-tion et cherche «des éléments de preuve suffisants démontrant que laditeautorité se trouvait effectivement établie et exercée» (32). A ces fins, enrejetant les interprétations plus permissives avancées par la RDC, elle érigela substitution des autorités en élément décisif de la notion d’occupation.La C.I.J. affirme qu’elle :

(26) Plaidoirie de J. Salmon, CR 2005/2, op. cit., supra note 17, para. 24. (27) Ibid., para. 26.(28) Plaidoirie de P. Klein, CR 2005/4, op. cit., supra note 17, para. 16.(29) Plaidoirie de O. Corten, CR 2005/12, op. cit., supra note 10, paras. 6-9.(30) Ibid., para. 5; Plaidoirie du co-agent de la RDC, T. Kalala, CR 2005/12, ibid., para. 6;

Plaidoirie de P. Klein, CR 2005/3, op. cit., supra note 17, para. 20. (31) Règlement de La Haye, op. cit., supra note 22. (32) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, p. 59, para. 173.

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«doit s’assurer que les forces armées ougandaises présentes en RDC n’étaientpas seulement stationnées en tel ou tel endroit, mais qu’elles avaient égalementsubstitué leur propre autorité à celle du Gouvernement congolais. Si tel était lecas, peu importerait […] la réponse à la question de savoir si l’Ouganda auraitou non établi une administration militaire structurée du territoireoccupé» (33).

La C.I.J. applique cette interprétation aux faits : elle considère que ledistrict de l’Ituri entre dans le champ d’application de l’article 42 du Règle-ment de La Haye en se basant sur la création d’une nouvelle province parl’Ouganda, la nomination d’un gouverneur provisoire et l’exercice d’un con-trôle effectif par les forces ougandaises sur la capitale de la région(para. 175). Par contre, elle note que :

«bien que l’Ouganda ait reconnu qu’il exerçait, au 1er septembre 1998, «uncontrôle administratif» à l’aéroport de Kisangani, le dossier de l’affaire ne pré-sente aucun élément de preuve qui permettrait à la Cour de caractériser laprésence de troupes ougandaises stationnées à l’aéroport de Kisangani commeune occupation au sens de l’article 42 du règlement de La Haye» (34).

L’existence d’une occupation dans d’autres régions du Congo est rejetéeen raison de l’absence d’éléments de preuve qui démontreraient que les for-ces ougandaises exerçaient sur les régions en question leur autorité, tellequ’elle a été interprétée par la Cour (35). Est également réfuté l’argumentde l’occupation par l’Ouganda des territoires contrôlés par les groupesrebelles congolais, faute d’établir que lesdits groupes agissaient en tantqu’organes de l’Ouganda au sens de l’article 8 du projet d’articles de laCommission du droit international sur la responsabilité de l’Etat de2001 (36).

L’interprétation retenue par la Cour entraîne des conséquences directespour la détermination des limites territoriales de l’occupation. La C.I.J., enlimitant la zone occupée à la région de l’Ituri, précise que :

«les limites de toute zone d’occupation de l’Ouganda en RDC ne peuventêtre déterminées en traçant simplement une ligne reliant les divers endroits oùétaient présentes des troupes ougandaises» (37).

B. — La portée de la notion d’occupation de l’article 42du Règlement de La Haye ne se limite pas à la «substitution»

des autorités locales par l’autorité occupante

La Cour considère que l’autorité de la puissance occupante est «établie eten mesure de s’exercer», selon l’article 42 du Règlement de La Haye, uni-

(33) Ibid. (nous soulignons). (34) Ibid., pp. 59-60, para. 177.(35) Ibid.(36) Ibid.(37) Ibid., p. 59, para. 174.

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 711

quement si cette autorité «s’est substituée» à celle du gouvernement local.Or, il sera établi que le critère de la «substitution» de l’autorité de la puis-sance occupante à l’autorité de l’Etat occupé est trop restrictif.

Pour partir du sens ordinaire de la définition, il est évident que la for-mulation du deuxième paragraphe de l’article 42 du Règlement de La Hayeest plus permissive que l’interprétation prônée par la C.I.J. En effet, laphrase «établie et en mesure de s’exercer» n’exige pas en soi une«substitution» des autorités.

La portée attribuée à la notion de l’occupation par les Etats est par-ticulièrement éclairante. A cet égard, les manuels militaires des Etatsreflètent l’interprétation étatique de la définition de l’article 42 et peu-vent être examinés en tant qu’expression de la pratique étatique relativeà la règle contenue à cet article (38). Parmi les manuels de quelques 40Etats consultés (39), bon nombre restent muets sur la question des terri-toires occupés ou reprennent la définition sans ajouter de précisions sup-plémentaires. Il existe néanmoins des manuels qui élaborent sur la notiond’occupation. Ainsi, le manuel des forces armées italiennes est assez pro-che de l’interprétation avancée par la RDC (40), en ce qu’il insiste sur lacapacité de l’exercice de l’autorité : les forces armées doivent être capa-bles de faire valoir leur autorité, de manière immédiate et efficace, sibesoin est (41). Le manuel allemand semble aller un pas plus loin en pré-cisant que « [t]he occupying power must be able to actually exercise itsauthority. A force invading hostile territory will not be able to substan-tiate its occupational authority unless it is capable of enforcing direc-tions issued to the civilian population » (42). Celui de la Suède insiste sur

(38) Pour les Etats parties à la IVe Convention de La Haye de 1907 et à son Règlement, larègle contenue dans l’article 31, para. 2 (b) de la convention de Vienne établit la pertinence de«toute pratique ultérieurement suivie» pour l’interprétation d’un traité; voir Convention deVienne sur le droit des traités, 23 mai 1969, R.T.N.U., vol. 1155, p. 362. La «grande valeurprobante» de l’interprétation donné par les parties a été souligné par la C.I.J. dans son avis con-sultatif relatif au Statut international du Sud-ouest africain, 11 juillet 1950, C.I.J. Recueil 1950,p. 26. Si la règle de l’article 31 de la convention de Vienne concerne à prime abord les Etats par-ties, le caractère coutumier du Règlement élargit le cercle des Etats concernés par la règle enquestion et donc les Etats dont l’interprétation de la règle peut être considérée comme perti-nente.

(39) Le matériau utilisé fait partie des manuels utilisés par le C.I.C.R. dans le cadre de sonétude sur les règles coutumières du DIH. Les manuels peuvent être retrouvés aux archives duC.I.C.R.

(40) Cfr. les plaidoiries des conseils de la RDC, J. Salmon et P. Klein, CR 2005/2, op. cit.,supra note 17, para. 26 et CR 2005/4, op. cit., supra note 17, para. 16 respectivement.

(41) Stato Maggiore della Difesa, I Reparto/Ufficio Addestramento e Regolamenti, Manualedi Diritto Umanitario — Introduzione e volume I — Usi e Convennzioni di Guerra, SMD-G-014,Roma, 1991, p. 12 : «Un territorio nemico è considerato occupato, se si trova di fatto sotto l’auto-rità delle Forze Armate italiane, cioè quando queste abbiano l’effettivo controllo e siano in gradodi farvi valere, immediatamente ed efficacemente, la propria autorità appena ne sorga ilbisogno».

(42) Federal Republic of Germany, Federal Ministry of Defence, Humanitarian Law in ArmedConflicts — Manual, VR II 3, August 1992, pp. 60-61, paras. 526-527.

712 vaios koutroulis

la supériorité militaire dans la région concernée : «occupation involvesthe temporary assumption, based on military superiority, of actual powerwithin all or parts of an adversary’s territory […] [et elle existe] whenthe foreign state establishes military dominion over the territory » (43).L’élément de la substitution apparaît dans le manuel des Etats-Unis,selon lequel « occupation is a question of fact based on the invader’s abi-lity to render the invaded government incapable of exercising publicauthority», pour préciser cependant ensuite que « the commencement ofa military occupation is de facto standard — invasion + firmcontrol » (44). Dans le même ordre d’idées, les manuels militaires duCanada et du Royaume-Uni exigent deux conditions pour l’existenced’une occupation : « first, that the former government has been renderedincapable of publicly exercising its authority in that area; and, secondly,that the occupying power is in a position to substitute its own authorityfor that of the former government » (45). Cette interprétation, la plus pro-che de celle adoptée par la Cour, est néanmoins plus souple en ce qu’elleexige que la puissance occupante se trouve simplement «en position » desubstituer son autorité à celle de la puissance locale. C’est la capacité dela substitution qui est l’élément décisif et non la substitution elle-même.La Cour a ainsi avancé une définition de l’occupation plus stricte quecelle adoptée par les manuels militaires examinés.

En outre, la restriction de la portée de l’occupation uniquement dans lescas de la substitution n’est pas non plus en conformité avec l’objet et le butdu Règlement de La Haye. Si la doctrine a souligné que celui-ci prenddavantage en considération les intérêts politiques étatiques que les Conven-tions de Genève (46), il n’en reste pas moins que le Règlement est un ins-trument contenant des règles humanitaires en faveur de la population occu-pée. Ce caractère humanitaire milite pour une interprétation prohomine (47) des dispositions du Règlement, d’autant plus qu’une telle inter-

(43) International Humanitarian Law in Armed Conflict with reference to the Swedish TotalDefence System, Swedish Ministry of Defence, January 1991, p. 119.

(44) Manuel des forces armées des Etats-Unis, D.I. Grimes — J. Rawcliffe — J. Smith(s.l.d.), Operational Law Handbook, JA 422, International and Operational Law Department, TheJudge Advocate General’s Legal Center and School, Charlottesville, Virginia, 2006, USA, respec-tivement p. 30, Chapitre 2, XIII et p. 277, Chapitre 11, XII, disponible sur : http://www.au.af.mil/au/awc/awcgate/law/oplaw_hdbk.pdf (consulté le 31.01.2007). Voir également laposition, moins stricte, du United States Army Field Manual, cité par les conseils de la RDC,supra note 27 et le texte y relatif.

(45) UK Ministry of Defence, The Manual of the Law of Armed Conflict, Oxford, Oxford Uni-versity Press, 2004, p. 275, para. 11.3. Manuel des forces armées du Canada, Office of the JudgeAdvocate General, The Law of Armed Conflict at the Operational and Tactical Level, B-GG-005-027/AF-020, 8 janvier 1999, p. 12-1, Chapitre 12, section 2, para. 9 (nous soulignons).

(46) E. Benvenisti, The International Law of Occupation, 2e ed., Oxford / Princeton, PrincetonUniversity Press, 2004, pp. 105-106.

(47) Pour reprendre l’expression utilisée par E. Roucounas, «Engagements parallèles etcontradictoires», R.C.A.D.I., vol. 206, VI, 1987, p. 200.

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 713

prétation est en accord avec les positions exprimées durant les négociationsde celui-ci (48).

Les travaux préparatoires de l’article 42, qui étayent le contenu de la phrase«établie et en mesure de s’exercer», confirment le caractère indûment restrictifde l’exigence d’une substitution pour qu’une occupation existe. L’article 42 duRèglement de La Haye reproduit textuellement la définition contenue dansl’article 1 de la Déclaration de Bruxelles de 1874 (49). Les discussions de fondsur la définition de l’occupation remontent à la Première Conférence de 1899,mais surtout aux négociations de la Conférence de Bruxelles de 1874 (50) qui aadopté ladite Déclaration. L’idée de la substitution apparaissait dans le projetinitial russe d’article 1 de la Déclaration de Bruxelles :

«L’occupation par l’ennemi d’une partie du territoire de l’Etat en guerreavec lui y suspend par le fait même, l’autorité du pouvoir légal de ce dernieret y substitue l’autorité du pouvoir militaire de l’Etat occupant» (51).

Pourtant, cette version a été abandonnée dès les premiers stades des négo-ciations. Une nouvelle version assez proche de la formulation finale de l’arti-cle (52) a été préférée, dans «l’espoir que [la] nouvelle rédaction ne soulèverapas les mêmes scrupules que la première» (53). Les débats des délégués démon-trent que l’effectivité est l’élément central de la définition (54). Pour qu’il y aitoccupation, l’autorité doit être effective et, pour qu’elle soit effective, cetteautorité doit s’exercer. La formule «établie et en mesure de s’exercer» répondà ce souci. Toutes les tentatives de définition insistèrent sur les faits qui pou-

(48) Voir infra, notes 109-110 et le texte y relatif.(49) Voir Actes de la Conférence de Bruxelles (1874) pour régler par une entente internationale

les lois de la guerre, Bruxelles, Société belge de libraire, 1899 (ci-après : Actes de la Conférence deBruxelles de 1874), pp. 358 et suiv. Deuxième commission, Deuxième sous-commission, septièmeséance, 8 juin 1899, J. Brown Scott (s.l.d.), The Proceedings of the Hague Peace Conferences,The Conference of 1899, Division of International Law, Carnegie Endowment for InternationalPeace, New York, Oxford University Press, 1920, p. 510.

(50) Même si la Déclaration de Bruxelles n’a pas été ratifiée par les Etats, le renvoi par lesnégociateurs de la Conférence du 1899 aux négociations du 1874 justifie le rôle important accordéaux négociations du 1874 dans l’interprétation de l’article 42 du Règlement de La Haye. La Con-férence, tenue suite à une initiative du Tsar Alexandre, a réuni 32 représentants (18 militaires,10 diplomates, 4 jurisconsultes ou hauts fonctionnaires) des 15 principaux Etats européens (Alle-magne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, France, Grande-Bretagne, Grèce, Italie, Pays-Bas, Portugal, Russie, Suède, Suisse, Empire ottoman), voir G. Rolin-Jaequemyns, «Chroniquedu droit international, 1871-1874», R.D.I.L.C., vol. VII, 1875, pp. 88-90.

(51) Le projet initial russe servait de document de travail; voir Actes de la Conférence deBruxelles de 1874, op. cit., supra note 49, p. 10.

(52) La rédaction adoptée en première lecture (voir ibid., p. 354) se lisait comme suit : «Un ter-ritoire de l’un des belligérants est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sousl’autorité de l’armée ennemie. L’occupation ne s’étend qu’aux territoires où cette autorité est éta-blie et ne dure qu’aussi longtemps qu’elle est en mesure de s’exercer» (nous soulignons).

(53) Propos de la délégation russe citée par A. Mechelynck, La Convention de La Haye con-cernant les lois et coutumes de la guerre sur terre d’après des Actes et Documents des Conférencesde Bruxelles de 1874 et de La Haye de 1899 et 1907, Gand, Ed. Ad. Hoste, 1915, p. 324.

(54) Deuxième commission, Deuxième sous-commission, septième séance, 8 juin 1899,J. Brown Scott (s.l.d.), op. cit., supra note 49, pp. 509-512; Actes de la Conférence de Bruxellesde 1874, op. cit., supra note 49, pp. 128-134.

714 vaios koutroulis

vaient attester l’exercice effectif de l’autorité. C’est ainsi qu’ont été proposésle maintien par une partie de l’armée de ses positions et de sa ligne de com-munication avec les autres corps (55), la capacité de l’occupant à résister àl’armée de l’occupé et aux attaques de la population locale (56), le désarme-ment de la population locale (57) et aussi la substitution de l’autorité localepar l’autorité de la puissance occupante (58). La non-influence d’émeutes surl’existence de l’occupation fut également avancée (59). Aucun des élémentsprécités ne fut retenu comme le noyau dur de la notion d’occupation; ilsfurent avancés comme des preuves de son existence et ils étaient tous consi-dérés comme rentrant dans la définition de l’occupation sans que l’un d’entreeux prévale sur les autres. En résumé, non seulement la définition de l’occu-pation axée uniquement sur la substitution fut expressément rejetée (60), maiscette dernière fut simplement incluse parmi les faits caractéristiques de l’occu-pation, sans qu’un poids déterminant lui soit attribué.

L’impossibilité de contrôler chaque partie du territoire fut égalementadmise, avec une insistance particulière sur la nécessité de la présence demoyens réels et suffisants pour réprimer des insurrections et prouver ainsil’exercice de l’autorité (61).

L’insistance de la C.I.J. sur l’élément de «substitution» ne trouve nonplus d’appui à la jurisprudence internationale, y compris celle de la Courelle-même. En effet, il y a moins de deux ans, la Cour n’a pas hésité à main-tenir la qualification de puissance occupante à l’égard d’Israël même aprèsle transfert aux autorités palestiniennes de l’exercice de certains pouvoirset responsabilités dans le territoire palestinien occupé. Dans son avis con-sultatif portant sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un murdans le territoire palestinien occupé, tout en reconnaissant qu’Israël a trans-féré «à des autorités palestiniennes certains pouvoirs et responsabilités exer-cés dans le territoire palestinien occupé par ses autorités militaires et sonadministration civile» (62), la C.I.J., en s’appuyant expressément sur l’arti-cle 42 du Règlement de la Haye, conclut que :

(55) Intervention du colonel Gilinsky, J. Brown Scott (s.l.d.), op. cit., supra note 49, p. 510;proposition du délégué Russe, séance du 12 août 1874, Actes de la Conférence de Bruxelles de1874, op. cit., supra note 49, p. 129.

(56) Ibid.(57) Proposition du délégué Allemand, ibid., p. 132.(58) Ibid., p. 128.(59) Voir intervention du délégué russe, le colonel Gilinsky, Deuxième commission, Deuxième

sous-commission, septième séance, 8 juin 1899, J. Brown Scott (s.l.d.), op. cit., supra note 49,p. 510.

(60) Voir le rejet du projet russe initial précité, supra notes 51-53.(61) Interventions des délégués russe, hollandais et belge, séance du 12 août 1874, Actes de la

Conférence de Bruxelles de 1874, op. cit., supra note 49, pp. 130-131.(62) C.I.J., Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien

occupé, avis consultatif, 9 juillet 2004, para. 77, disponible sur : http://www.icj-cij.org/cijwww/cdocket/cmwp/cmwpframe.htm (consulté le 02.02.2007) (ci-après : avis consultatif du Mur).

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 715

«[L]es événements survenus depuis [1967] dans ces territoires […] n’ont rienchangé à cette situation [l’occupation]. L’ensemble de ces territoires (y com-pris Jérusalem-Est) demeurent des territoires occupés et Israël y a conservéla qualité de puissance occupante» (63).

Selon le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (ci-après :T.P.I.Y.) : « [p]our déterminer si l’autorité de la puissance occupante estétablie dans les faits, on peut recourir aux critères suivants :

– la puissance occupante doit être en mesure de substituer sa propre autoritéà celle de la puissance occupée, désormais incapable de fonctionnerpubliquement;

– les forces ennemies se sont rendues, ont été vaincues ou se sont retirées.À cet égard, les zones de combat ne sont pas considérées comme des territoiresoccupés. Cela étant, le statut de territoire occupé n’est pas remis en cause parune résistance locale sporadique, même couronnée de succès;

– la puissance occupante dispose sur place de suffisamment de forces pourimposer son autorité, ou elle peut en envoyer dans un délai raisonnable;

– une administration provisoire a été établie sur le territoire;– la puissance occupante a donné des ordres à la population civile et a pu

les faire exécuter» (64).

Ici encore, ce n’est pas la substitution qui est proposée comme un des cri-tères à examiner mais bien la capacité de la substitution. Le tribunal mili-taire international de Nuremberg s’avère encore plus souple : dans l’affaireWilhelm List and others (affaire des Otages), il a accepté qu’une occupationpuisse exister même dans le cas où la puissance occupante n’exerce pas àproprement parler un contrôle effectif sur un territoire, mais demeure enposition de l’exercer effectivement si elle le désire (65). La doctrine rejointla jurisprudence en n’exigeant pas de substitution pour constater l’exis-tence d’une occupation (66).

(63) Ibid., para. 78.(64) T.P.I.Y., Le procureur c. Mladen Naletilic et Vinko Martinivic (ci-après : affaire Naletilic),

Chambre de première instance, jugement, 31 mars 2003, IT-98-34-T, pp. 86-87, para. 217, encitant des sources (omises ici) pour chacun des éléments, disponible sur : http://www.un.org/icty/naletilic/trialc/jugement/ tj030331f.pdf (consulté le 31.01.2007) (nous soulignons).

(65) Tribunal militaire international de Nuremberg, Wilhelm List and others (The HostagesCase), Affaire no. 47, UN War Crimes Commission, Law Reports of Trials of War Criminals,vol. VIII, 1949, p. 56 : «While it is true that the partisans were able to control sections of thesecountries at various times, it is established that the Germans could at any time they desiredassume physical control of any part of the country. The control of the resistance forces was tem-porary only and not such as would deprive the German Armed Forces of its status of anoccupant».

(66) E. David, Principes de droit des conflits armés, 3e éd., Bruxelles, Bruylant, 2003, pp. 497et s.; Roberts considère «an open and identifiable command structure […] a central feature ofthe Hague definition» sans pour autant exiger une substitution, A. Roberts, «What is a MilitaryOccupation?», B.Y.I.L., vol. LV, 1984, pp. 251-252; E. Benvenisti, op. cit., supra note 46, p. 3,note 1; Capotorti remarque que l’établissement de l’autorité est la conséquence de l’occupationet non sa condition, F. Capotorti, L’occupazione nel diritto di guerra, Napoli, Casa éditrice Dott.Eugenio Jovene, 1949, p. 25.

716 vaios koutroulis

Le cas de la bande de Gaza peut être invoqué à cet égard pour mettre àl’épreuve la définition de l’occupation retenue par la C.I.J. Le retrait desforces armées israéliennes d’une partie du territoire palestinien occupé,suite à la mise en œuvre du fameux «plan de désengagement» (67), a suscitéun vif débat sur la qualification du territoire en question de territoireoccupé ou non. L’application de l’article 42 du Règlement de La Haye, telqu’interprété par la C.I.J. dans Congo c. Ouganda, ne laisse aucun doute surla qualification de la bande de Gaza de territoire non occupé. En effet, iln’y a plus substitution de l’autorité israélienne à l’autorité palestinienne surune partie du territoire, l’Organisation pour la libération de la Palestineexerçant même une forme de contrôle de la frontière de Gaza avecl’Egypte (68). Cependant, le Rapporteur de la Commission des droits del’homme de l’ONU (69), certains Etats (70) et une partie de la doctrine (71),continuent d’affirmer que la bande de Gaza demeure toujours sous occupa-tion militaire, faisant valoir notamment le contrôle des frontières, des eauxterritoriales et de l’espace aérien, ainsi que la réserve d’Israël reconnaissantson droit d’intervenir militairement à Gaza. Le Comité international de laCroix-Rouge (ci-après : C.I.C.R.) s’aligne sur cette interprétation : dans son

(67) The Cabinet Resolution Regarding the Disengagement Plan, 6 juin 2004, Addendum A,Revised Disengagement Plan — Main Principles, disponible sur : http://www.mfa.gov.il/MFA/Peace+Process/Reference+Documents/Revised+Disengagement+Plan+6-June-2004.htm#A(consulté le 01.02.2007).

(68) Accord de novembre 2005 entre Israël, l’OLP et l’Union européenne, cité dans : Commu-niqué de presse, Ambassade des E.-U. à Londres, Rice Announces Israel, Palestinian Agreementon Movement, Access, 15 novembre 2005, disponible sur : http://www.usembassy.org.uk/midest682.html (consulté le 01.02.2007).

(69) Commission des droits de l’homme, Rapport du Rapporteur spécial de la Commission desdroit de l’homme, M. John Dugard, sur la situation des droits de l’homme dans les territoires pales-tiniens occupés par Israël depuis 1967, Doc. NU E/CN.4/2006/29, 17 janvier 2006, pp. 6-7,para. 8, disponible sur : http://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/G06/102/19/pdf/G0610219.pdf?OpenElement (consulté le 01.02.2007).

(70) Ministère des affaires étrangères de la Fédération de Russie, Communiqué de presse, Con-cerning Completion of Withdrawal of Israeli Settlements and Military Infrastructure from GazaStrip, 13 septembre 2005, disponible sur : http://domino.un.org/UNISPAl.NSF/1ce874ab1832a53e852570bb006dfaf6/0ca77e912c1e0ea48525707b00600559!OpenDocument (con-sulté le 01.02.2007); L. Freivalds — C. Jämtin, Ministres suédois des affaires étrangères et dela coopération internationale au développement, «Israel’s pullout from Gaza only a first step»,Dagens Nyheter, 15 août 2005, disponible sur : http://domino.un.org/unispal.NSF/fd807e46661e3689852570d00069e918/6acda16791d3fecb852570660072c21c!OpenDocument (con-sulté le 01.02.2007); Déclaration de Caracas adoptée lors d’une rencontre sur la question de laPalestine à laquelle ont participé, entre autres, 27 Etats et des représentants des organes desNations Unies : «Déclaration de Caracas», 14 décembre 2005, para. 4, Doc. NU CPR/LACQP/2005/Rev.4, United Nations Latin American and Caribbean Meeting on the Question of Palestine,Division for Palestinian Rights, 28 février 2006, disponible sur : http://domino.un.org/unispal.nsf/f45643a78fcba719852560f6005987ad/a38f05ee8993978b85257129005edbbd!OpenDocument (con-sulté le 01.02.2007).

(71) G. Abi-Saab, «Is There a Role for International Law in the Middle East Peace Process?Remarks», A.S.I.L. Proc., vol. 99, 2005, p. 217; Harvard Program on Humanitarian Policy andConflict Research (H.P.C.R.), Legal Aspects of Israel’s Disengagement Plan under InternationalHumanitarian Law, Policy Brief, International Humanitarian Law Research Initiative, p. 19,disponible sur : http://www.reliefweb.int/library/documents/2005/hpcr-opt-26jul.pdf (consulté le01.02.2007).

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 717

communiqué de presse du 13 juillet 2006 — postérieur au désengagement— il déplore la détérioration de la situation humanitaire dans la bande deGaza et souligne qu’ :

«[e]n vertu du droit international humanitaire, il incombe à Israël de sub-venir aux besoins essentiels de la population, à savoir l’approvisionnement envivres et en médicaments et la fourniture de logements d’urgence» (72).

Les obligations invoquées par le C.I.C.R. sont des obligations que le DIHimpose à une puissance occupante. L’obligation d’approvisionnement estcontenue à l’article 55, para. 1, de la IVe Convention de Genève (une dis-position de la section consacrée explicitement aux territoires occupés) (73).L’obligation de fournir des logements d’urgence à laquelle fait référence lecommuniqué en question est prévue à l’article 69, para. 1, du premier Pro-tocole additionnel de 1977. Cet article, intitulé «Besoins essentiels dans lesterritoires occupés», se réfère expressément aux obligations de la puissanceoccupante et complète l’article 55, para. 1 (74). Ainsi, il est certain que leC.I.C.R., en déclarant que les obligations en question incombent à Israël,se fonde sur une qualification préalable de ce dernier de puissance occu-pante de la bande de Gaza. Cette qualification est plus explicite dans undeuxième communiqué de presse du C.I.C.R. daté du 21 novembre 2006. Cecommuniqué se réfère à un rapport élaboré par le C.I.C.R. portant sur lesconditions économiques des populations de Cisjordanie et de la bande deGaza. Après avoir exposé brièvement l’analyse et les conclusions du rap-port, qui constate une pauvreté croissante dans chacune des deux régions,le C.I.C.R. conclut en affirmant que :

«[c]’est à l’Etat d’Israel, en tant que puissance occupante, qu’il incombe deveiller à ce que les Palestiniens puissent satisfaire leurs besoins essentiels» (75).

(72) C.I.C.R., Communiqué de presse 06/77, Le CICR est gravement préoccupé par la situationhumanitaire à Gaza, 13 juillet 2006, disponible sur : http://www.icrc.org/web/fre/sitefre0.nsf/htmlall/palestine-news-130706?opendocument (consulté le 20.02.2007).

(73) IVe Convention de Genève, op. cit., supra note 23, p. 305 : «[…] la Puissance occupantea le devoir d’assurer l’approvisionnement de la population en vivres et en produits médicaux[…]».

(74) L’article 69, para. 1, se lit comme suit :«Besoins essentiels dans les territoires occupés1. En plus des obligations énumérées à l’article 55 de la IVe Convention relatives à l’approvi-

sionnement en vivres et en médicaments, la Puissance occupante assurera aussi dans toute lamesure de ses moyens et sans aucune distinction de caractère défavorable la fourniture de vête-ments, de matériel de couchage, de logements d’urgence, des autres approvisionnements essentielsà la survie de la population civile du territoire occupé et des objets nécessaires au culte» (noussoulignons).

Protocole additionnel (I) aux Conventions de Genève du 12 août 1949 relatif à la protectiondes victimes des conflits armés internationaux, adopté le 8 juin 1977, Actes de la Conférencediplomatique sur la réaffirmation et le développement du droit international humanitaire dans lesconflits armés, Genève 1974-1977, vol. I, Berne, Département politique-fédéral, 1978, p. 158 (ci-après : PA I).

(75) C.I.C.R., Communiqué de presse 06/128, Cisjordanie et Gaza : un rapport du CICR révèle unepauvreté croissante, 21 novembre 2006, disponible sur : http://www.icrc.org/web/fre/sitefre0.nsf/htmlall/palestine-news-211106?opendocument (consulté le 20.02.2007) (nous soulignons).

718 vaios koutroulis

Cette qualification, ne faisant aucune distinction entre les territoires exa-minés par le rapport — la Cisjordanie et la bande de Gaza —, confirme quele C.I.C.R. considère la bande de Gaza comme demeurant un territoireoccupé malgré le retrait des troupes israéliennes et l’exercice d’une partiedes pouvoirs par les autorités palestiniennes.

Il ressort de l’analyse qui précède que la Cour a interprété trop restric-tivement la définition de l’occupation (76). Le critère de la substitution del’autorité de l’Etat occupé par la puissance occupante n’est confirmécomme élément décisif de l’occupation ni par les manuels militaires natio-naux, ni par les travaux préparatoires, ni par la jurisprudence et la doc-trine internationales. Qui plus est, la réalité internationale démontre quel’occupation est un phénomène dont les facettes diverses sont bien pluscomplexes que celles envisagées par la C.I.J.

Sans entrer dans l’appréciation des preuves avancées, l’analyse du con-trôle requis par l’article 42 du Règlement de La Haye, tel qu’exposée ci-avant, amène à conclure que d’autres régions, outre l’Ituri, pourraient êtrequalifiées d’occupées et ainsi soumises au cadre normatif du Règlement. Atitre d’exemple, le cas de l’aéroport de Kisangani, sur lequel la Cour admetque l’Ouganda exerçait «un contrôle administratif» (77), entre, à notre sens,dans le champ d’application de l’article 42 du Règlement. En conséquence,si l’étendue du territoire occupé ne peut pas être aussi large que l’invoquela RDC, elle ne peut pas non plus être aussi restreinte que celle retenue parla Cour. L’Ouganda devrait ainsi être lié par l’obligation contenue à l’arti-cle 43 du Règlement à l’égard des populations résidant également en dehorsde la région de l’Ituri.

II. — La restriction «par omission» :la méconnaissance de l’existence de deux seuils d’application

des règles portant sur l’occupation

Cette deuxième partie du commentaire est consacrée au champ d’appli-cation ratione materiae de la troisième section du troisième titre de laIVe Convention de Genève concernant les territoires occupés (articles 47-78). Ni l’Etat défendeur ni, notamment, l’Etat demandeur n’ont avancé desarguments en faveur d’un champ d’application des articles 47-78 distinct decelui du Règlement de La Haye. La Cour, elle, ne fait aucune référence àla notion d’occupation au sens de la IVe Convention et laisse entendre parson analyse que cette notion a une portée identique à la notion d’occupa-tion au sens du Règlement (A). Néanmoins, il sera démontré que le champ

(76) Voir aussi l’opinion individuelle du juge Kooijmans qui est le seul à critiquer l’approchesuivie par la Cour, C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, paras. 36-54.

(77) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, pp. 59-60, para. 177.

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 719

d’application ratione materiae des dispositions précitées de la IVe Conven-tion est plus large (78) que le champ d’application des règles analogues duRèglement (B). Le contenu de la notion d’occupation propre à la IVe Con-vention de Genève sera ensuite présenté (C) et l’intérêt qu’aurait eu soninvocation dans l’affaire mis en exergue (D).

A. — La silence de la Courquant au champ d’application propre des dispositions

de la IVe Convention de Genève portant sur l’occupation :la soumission de toute règle d’occupation à l’article 42

du Règlement de La Haye?

Dans la partie consacrée à l’examen des violations du DIH, le champd’application de la IVe Convention de Genève est loin de faire l’objet d’uneanalyse exhaustive. La Cour, après avoir affirmé que l’Ouganda et la RDCsont parties à la Convention (para. 217), se réfère à l’article 2 commun auxquatre conventions de Genève en se contentant de reproduire son textesans aucun raisonnement juridique (para. 218). Puis, «compte tenu de cequi précède» (para. 219), la C.I.J. procède à une énumération des disposi-tions violées. Parmi les violations énumérées, la Cour note que l’Ouganda :

«a également violé les dispositions suivantes […] :— dans la quatrième convention de Genève, les articles 27 et 32 ainsi que

l’article 53 s’agissant des obligations incombant à une puissance occupante» (79).

A la fin de l’énumération, la Cour résume ainsi son analyse :

«La Cour conclut dès lors que l’Ouganda est internationalement responsabledes violations du droit international relatif aux droits de l’homme et du droitinternational humanitaire qui ont été commises par les UPDF et leurs mem-bres sur le territoire congolais, ainsi que de ses manquements aux obligationslui incombant en tant que puissance occupante de l’Ituri, pour ce qui concerneles violations du droit international relatif aux droits de l’homme et du droitinternational humanitaire dans le territoire occupé» (80).

L’absence d’analyse du champ d’application ratione materiae des disposi-tions de la IVe Convention de Genève est évidente. Les extraits citésmènent à la conclusion que la C.I.J. assimile le terme «occupation» contenudans la IVe Convention à celui homonyme du Règlement de La Haye. Or,comme il sera établi, les deux termes ne peuvent pas être considérés commeayant la même portée.

(78) Il est opportun de rappeler à ce propos que la notion de l’«occupation sans résistancemilitaire» (art. 2, para. 2 commun aux quatre Conventions de Genève, voir infra note 86), sortdu cadre de l’analyse du présent commentaire. La confrontation entre le champ d’application duRèglement de La Haye et celui de la IVe Convention de Genève ne portera donc pas sur ce typed’occupation. Voir supra note 24.

(79) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 2, para. 219.(80) Ibid., para. 220.

720 vaios koutroulis

En effet, l’absence de définition de l’occupation dans les conventions deGenève a pour conséquence que la définition de l’occupation contenue dansle Règlement de La Haye est utilisée comme point de départ de la qualifi-cation juridique des situations factuelles d’occupation. Les manuels militai-res nationaux illustrent l’interprétation du droit de l’occupation souventsuivie : les sections relatives à l’occupation débutent le plus souvent par ladéfinition du territoire occupé, définition qui reproduit l’article 42 (enl’analysant ou pas). Pourtant, les règles citées comme applicables dans ceterritoire ne se limitent pas aux règles du Règlement de La Haye maisincluent aussi les règles de la IVe Convention de Genève (81).

La Cour semble avoir procédé de la même manière. Elle a entamé sonanalyse par la notion de l’occupation au sens de l’article 42 du Règlementde La Haye et elle a souligné que la qualité de puissance occupante dansle chef de l’Ouganda ne peut être établie que pour la région de l’Ituri (82).Puis, en examinant l’application de la IVe Convention de Genève, elle n’afait aucune distinction quant au champ d’application de ses dispositionsrelatives aux territoires occupés. En effet, il n’existe aucune preuve que laCour a appliqué les articles 47-78 de la IVe Convention à des faits autresque ceux produits en Ituri. Pour donner un exemple concret, quand la Courconstate que l’Ouganda a violé l’article 53 de la IVe Convention «s’agissantdes obligations incombant à une puissance occupante» (83), elle laisseentendre, faute d’indication contraire quelconque, qu’elle se réfère à l’occu-pation de l’Ituri. Or, l’application de l’article 53 ne peut pas être limitéeuniquement à cette région.

L’article 42 finit ainsi par définir le champ d’application non seulementdes règles du droit de l’occupation contenues dans le Règlement mais éga-lement de celles contenues dans la IVe Convention de Genève. Le droit del’occupation est examiné dans un «bloc normatif» composé des règles tantdu Règlement que de la IVe Convention, dont le champ d’application estconditionné dans son entièreté par l’article 42. Ce résultat n’a rien defâcheux dès lors que toute situation factuelle qui entre dans la définitionde l’article 42 du Règlement tombe aussi dans le champ d’application desconventions de Genève. La faiblesse du raisonnement suivi réside dans lefait que si toute occupation au sens du Règlement de La Haye est néces-sairement une occupation au sens de la IVe Convention de Genève, l’inversen’est pas toujours exact.

(81) Voir manuel des Etats-Unis, op. cit., supra note 44, pp. 30-31; manuel suédois, op. cit.,supra note 43, chapitre 6, pp. 118-136; manuel canadien, op. cit., supra note 45, chapitre 12,pp. 12.1-12.6; manuel britannique, op. cit., supra note 45, pp. 273 et s. ; manuel du Cameroun,Droit international humanitaire et Droit de la guerre, Manuel de l’instructeur en vigueur dans lesForces Armées, Présidence de la République, Ministère de la Défense, Etat-major des armes,3è division, 1992, p. 119.

(82) C.I.J., arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, paras. 176-178.(83) Voir supra note 79.

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 721

B. — Le seuil d’application des dispositionsrelatives à l’occupation de la IVe Convention de Genève

est moins restrictif que celui de l’article 42 du Règlement de La Haye

Rien n’impose que les règles de la IVe Convention de Genève applicablesà une occupation se limitent à des situations factuelles qui atteignent le seuilde l’article 42 du Règlement de La Haye. Bien au contraire, l’existence d’unchamp d’application propre aux dispositions régissant l’occupation de la IVe

Convention ressort, dans un premier temps, des éléments d’interprétationfournis par la Convention elle-même (par son texte ainsi que par son objetet son but). Dans un deuxième temps, des éléments supplémentaires, allantdans le même sens, seront recherchés dans les manuels militaires nationaux,la jurisprudence internationale et la pratique pertinente du C.I.C.R.

L’article 154 de la IVe Convention de Genève, qui prévoit que celle-cicomplétera le Règlement de La Haye (84), fournit le point de départ del’analyse. La complémentarité ne signifie pas pour autant que la définitionde l’occupation de la IVe Convention soit automatiquement la même quecelle prévue par le Règlement. L’article n’exclut pas la possibilité qu’ilexiste un seuil d’application des règles d’occupation propre à la Convention.Le Commentaire de l’article 154 est d’ailleurs très explicite à cet égard,lorsqu’il souligne l’absence d’influence de l’article 42 du Règlement surl’application de la Convention :

«la Convention de Genève est un texte complet qui contient ses propresrègles d’application. Ces règles sont avant tout fondées sur l’individu. Dès quecelui-ci est soumis au pouvoir de l’ennemi, il devient, par ce fait même, unepersonne protégée au sens de l’article 4. L’article 42 du Règlement de La Hayen’a donc pas d’influence directe sur l’application de la IVe Convention auxpersonnes civiles que celle-ci protège» (85).

L’article 2 commun, qui prescrit le champ d’application ratione materiaedes Conventions de Genève, ne définit pas la notion de l’occupation (86). Le

(84) IVe Convention de Genève, op. cit., supra note 23, p. 323 : «Dans les rapports entre Puissances liées par la Convention de La Haye concernant les lois et

coutumes de la guerre sur terre, qu’il s’agisse de celle du 29 juillet 1899 ou de celle du 18 octobre1907, et qui participent à la présente Convention, celle-ci complétera les sections II et III duRèglement annexé aux susdites Conventions de La Haye».

Voir aussi J. S. Pictet (s.l.d.), Commentaire — La Convention de Genève relative à la protectiondes personnes civiles en temps de guerre, Genève, C.I.C.R., (ci-après : Commentaire IVe CG),pp. 293, 656 et s.

(85) J. S. Pictet (s.l.d.), Commentaire IVe CG, op. cit., supra note 84, p. 661.(86) Les deux premières paragraphes de l’article 2 commun se lisent comme suit :«En dehors des dispositions qui doivent entrer en vigueur dès le temps de paix, la présente

Convention s’appliquera en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entredeux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l’état de guerre n’est pas reconnupar l’une d’elles.

La Convention s’appliquera également dans tous les cas d’occupation de tout ou partie du ter-ritoire d’une Haute Partie contractante, même si cette occupation ne rencontre aucune résistancemilitaire».

Voir IVe Convention de Genève, op. cit., supra note 23, p. 294.

722 vaios koutroulis

commentaire de l’article 2 n’apporte pas d’éclairage supplémentaire quantà l’influence de l’article 42 sur la notion d’occupation de la IVe Conven-tion (87), ni, par ailleurs, les travaux préparatoires de l’article 2 (88).

L’article 147, relatif aux infractions graves à la IVe Convention, fournitune démonstration de l’application d’une disposition de la section consacréeaux territoires occupés en dehors de situations d’occupation. Parmi lesinfractions énumérées figure aussi «le fait de contraindre une personne pro-tégée à servir dans les forces armées de la Puissance ennemie» (89). La seuleinterdiction équivalente (90) de la IVe Convention est contenue dans l’arti-cle 51, para. 1 qui prévoit que «[l]a Puissance occupante ne pourra pasastreindre des personnes protégées à servir dans ses forces armées ouauxiliaires» (91). La référence de l’article 147 à une puissance «ennemie» aulieu d’«occupante» indique que l’interdiction contenue à l’article 51 n’estpas confinée aux cas d’occupation.

A la simple lecture de la section « Territoires occupés » de la IVe Con-vention de Genève, il apparaît clairement que certains articles, de parleur contenu, peuvent être appelés à s’appliquer en dehors des casd’occupation de l’article 42 du Règlement de La Haye. A titre d’exem-ple, l’interdiction des transferts forcés et des déportations de personnesprotégées (article 49, para. 1) (92) ou l’interdiction d’astreindre des per-sonnes protégées à servir dans les forces armées de la puissance occu-pante (article 51, para. 1) (93) ne sauraient être limitées aux territoiressur lesquels une Partie belligérante exerce un contrôle effectif. Des per-sonnes protégées par la IVe Convention peuvent être soumises aux trans-ferts forcés, aux déportations ou enrôlements forcés même par une puis-sance qui envahit simplement le territoire de la partie adverse, sans pourautant exercer un contrôle effectif sur ce territoire au sens de l’article 42du Règlement. Limiter les interdictions précitées aux cas d’occupation,telle que conçue par le Règlement, reviendrait à priver ces personnes dela protection prévue aux articles en question et à les placer sous la pro-tection prévue par des articles plus généraux et souvent moins pré-

(87) J. S. Pictet (s.l.d.), Commentaire IVe CG, op. cit., supra note 84, pp. 22-30. (88) Commission mixte, Articles communs aux quatre Conventions, 1e séance, 26 avril 1949,

Actes de la Conférence diplomatique de Genève de 1949, tome II, section B (ci-après : II-B), Berne,Département politique fédéral, pp. 9-11; 2e séance, 27 avril 1949, ibid., pp. 12-15; 3e séance,29 avril 1949, ibid., p. 16. Voir aussi Commission mixte, Articles communs aux quatre Conven-tions, 8e séance, 29 juin 1949, ibid., p. 27; Commission mixte, Rapport à l’Assemblée plénière,ibid., p. 123; Assemblée plénière, 18e séance, 28 juillet 1949, ibid., p. 320.

(89) IVe Convention de Genève, op. cit., supra note 23, p. 322 (nous soulignons).(90) Le Commentaire de la IVe Convention n’est pas explicite sur l’article qui énonce l’inter-

diction érigée en infraction grave, J. S. Pictet (s.l.d.), Commentaire IVe CG, op. cit., supranote 84, p. 642 (l’article 23 du Règlement de La Haye, le seul cité, n’est pas considéré comme lasource juridique de l’infraction).

(91) IVe Convention de Genève, op. cit., supra note 23, p. 303 (nous soulignons).(92) Ibid.(93) Ibid.

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 723

cis (94). Une telle distinction serait non seulement dénuée de justificationjuridique (on perçoit mal la ratio derrière le traitement différencié del’enrôlement forcé selon que ce dernier a lieu en territoire occupé ou enterritoire envahi), mais également contraire à l’objet et au but des con-ventions de Genève.

En effet, l’objet et le but des conventions de Genève plaident en faveurde la non-restriction de la notion d’occupation contenue dans les conven-tions à celle du Règlement de La Haye. Selon les négociateurs desconventions : «il est dans l’esprit des quatre conventions que les États con-tractants les appliquent dans la plus large mesure possible» (95). LeT.P.I.Y. se ralie à cette thèse et affirme que l’article 4 de la IVe Conventionde Genève «if interpreted in the light of its object and purpose, is directedto the protection of civilians to the maximum extent possible» (96). Selonle Commentaire du C.I.C.R. «les Conventions sont faites avant tout pourprotéger des individus et non pas pour servir les intérêts des États» (97). Laprimauté des intérêts des personnes protégées, le souci de ne pas permettrequ’échappent à l’application du DIH des situations factuelles qui devraientêtre régies par celui-ci, forment le canevas des objectifs des conventions deGenève. Ce sont précisément ces objectifs qui imposent que la notiond’occupation dans les conventions soit différente — et plus large — quecelle du Règlement. Celle-ci est d’autant moins adaptée au système des con-ventions de Genève qu’elle reflète un autre compromis d’objectifs, plus axésur des intérêts étatiques (98).

(94) L’article 33 de la IVe Convention de Genève, qui figure parmi les dispositions applicablesaux territoires des parties au conflit et aux territoires occupés (Titre III, Section I de la IVe Con-vention), pourrait être une telle disposition. Le raisonnement du T.P.I.Y. concernant cet articleest, à cet égard, révélateur :

«par le simple effet de l’article 33, les civils se trouvant sur un territoire non occupé parl’adversaire ne sont pas protégés contre «[les] mesure[s] d’intimidation ou de terrorisme» quecelui-ci pourrait prendre à leur encontre»,

T.P.I.Y., Le procureur c. Stanislav Galic, Chambre de première instance I, jugement et opi-nion, 5 décembre 2003, IT-98-29-T, p. 56, para. 119, disponible sur : http://www.un.org/icty/galic/trialc/jugement/gal-tj031205f.pdf (consulté le 01.02.2007).

(95) Premier rapport du Comité spécial à la Commission mixte, Actes de la Conférence diplo-matique de Genève de 1949, II-B, op. cit., supra note 88, p. 103.

(96) T.P.I.Y., Le procureur c. Dusco Tadic, Chambre d’appel, arrêt, 15 juillet 1999, IT-94-1-A,para. 168, disponible sur : http://www.un.org/icty/tadic/appeal/judgement/index.htm (consulté le01.02.2007). J. S. Pictet (s.l.d.), Commentaire — La Convention de Genève pour l’amélioration du sortdes blessés et des malades dans les forces armées en campagne (ci-après : Commentaire Ie CG), Genève,C.I.C.R., 1952, pp. 19-20 et J. S. Pictet (s.l.d.), Commentaire IVe CG, op. cit., supra note 84, p. 19.

(97) J. S. Pictet (s.l.d.), Commentaire Ie CG, op. cit., supra note 96, p. 34 (les Commentairesde la IIe et de la IVe Convention de Genève sont identiques sur ce point).

(98) La Cour, dans son avis consultatif du Mur (op. cit., supra note 62, para. 95), a déjà relevéla différence d’intention entre les auteurs du Règlement de La Haye et ceux de la quatrième Con-vention de Genève :

«[a]lors que les rédacteurs du règlement de La Haye de 1907 s’étaient préoccupés tout autantde préserver les droits de l’Etat dont le territoire est occupé que de protéger les populations vivantsur ce territoire, les auteurs de la quatrième convention de Genève ont cherché à assurer la protec-tion des personnes civiles en temps de guerre indépendamment du statut des territoires occupés».

Voir également supra note 46 et le texte y relatif.

724 vaios koutroulis

Certains manuels militaires viennent à l’appui de l’application large desdispositions de la IVe Convention de Genève. Ils reconnaissent l’existenced’une situation «d’invasion» dans laquelle les forces armées, tout enn’atteignant pas le critère du contrôle effectif exigé par l’article 42, ontenvahi le territoire ennemi, y sont présentes et exercent un certain degréde contrôle (99). Si les Etats sont le plus souvent peu enclins à reconnaîtreexpressément, notamment dans un manuel adressé à leurs forces armées,l’extension des règles du droit de l’occupation pour couvrir de pareilscas (100), une telle extension n’est pas pour autant entièrement rejetée parles Etats. En effet, des règles appartenant à la section réservée aux terri-toires occupés sont jugées applicables dans d’autres situations, considéréesen soi comme non régies par le droit de l’occupation. Le manuel suisse cite,parmi les règles applicables aux territoires «momentanément occupés», lesarticles 59 et 61 de la IVe Convention de Genève (101). Le manuel belge,en se référant aux règles régissant la protection générale des personnesciviles, indépendamment de l’existence d’une occupation, invoque la règlede l’article 51 de la IVe Convention (102). L’invocation directe des articlesde la section «Territoires occupés» de la IVe Convention comme applicablesdans les cas en question constitue un exemple significatif de l’applicationdes règles du droit de l’occupation de la IVe Convention dans des situa-tions factuelles autres que l’occupation au sens de l’article 42 du Règle-ment de La Haye.

La jurisprudence internationale se rallie à cette approche. Le T.P.I.Y. aconfirmé l’interprétation extensive de la notion d’occupation dans le cadredes conventions de Genève et l’existence de deux seuils d’application dudroit de l’occupation. La Chambre de première instance, dans son jugementsur l’affaire Naletilic, a fait la part des choses entre l’occupation telle

(99) Le manuel espagnol cite sous le chapitre intitulé «La autoridad militar en territorioocupado» tant l’invasion que l’occupation (Orientaciones, El derecho de los conflictos armados,tomo I, Estado Mayor del Ejercito, Division de Operaciones, Publicacion OR7-004, 18 marzo1996, pp. 2-26); le manuel suisse introduit la notion de territoire momentanément occupé pourdésigner «les territoires à plusieurs reprises occupés et abandonnés au cours des combats» et lescas où «les troupes de Parties en conflit occupent des territoires nationaux étrangers pendant unepériode très brève» (Lois et coutumes de la guerre (Extrait et commentaire), Règlement 51.7/IIf,Armée suisse, 1er septembre 1987, p. 42, art. 152); le manuel suédois fait référence à la situationdu contrôle militaire de brève durée d’un territoire par l’adversaire sans que le seuil de l’occu-pation de l’article 42 soit atteint («enemy-held area»), voir op. cit., supra note 43, p. 120.

(100) Ainsi, le manuel espagnol ne se réfère pas au régime juridique régissant l’invasion, op.cit., supra note 99, pp. 2-26 ; le manuel suédois n’apporte pas non plus d’éclaircissements surles règles applicables dans la «enemy-held area », op. cit., supra note 43, p. 120. Le manuelsuisse, plus modéré, stipule que pour le cas des territoires momentanément occupés «ce sontavant tout les dispositions du Protocole additionnel I qui s’appliquent», op. cit., supra note 99,p. 42, art. 152.

(101) Lois et coutumes de la guerre (Extrait et commentaire), op. cit., supra note 99, p. 43,art. 155.

(102) Droit de la guerre, Dossier d’instruction pour soldat, JS3, Etat-major général, Forcesarmées belges (non daté), p. 14.

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 725

qu’entendue par le Règlement de La Haye et celle entendue par la IVe Con-vention de Genève (103) :

«[l]a Chambre reconnaît que l’application du régime de l’occupation à des‘individus’, c’est-à-dire des civils protégés par la IVe Convention de Genève,n’exige donc pas que la puissance occupante exerce une autorité effective.S’agissant des droits de ces individus, l’état d’occupation existe dès lors qu’ilsse trouvent ‘au pouvoir de la puissance occupante’. Si tel n’était pas le cas,les civils bénéficieraient d’une protection moindre que celle à laquelle ilsauraient droit une fois établie l’occupation» (104).

La Chambre arrive à cette conclusion en définissant d’abord l’occupationcomme «la période de transition entre l’invasion et la conclusion d’unaccord sur la cessation des hostilités» (105). Après avoir analysé la défini-tion de l’occupation selon l’article 42 du Règlement de La Haye, elle invo-que l’interprétation avancée par le Commentaire de la IVe Convention deGenève :

«La Convention devra s’appliquer dès que des troupes seront en territoireétranger et en contact avec la population civile. […] Dans tous les cas d’occu-pation, qu’elle s’effectue par la force ou sans rencontrer de résistance, l’appli-cation aux individus, c’est-à-dire aux personnes protégées, intervient au fur età mesure que celles-ci se trouvent au pouvoir de la Puissance occupante.

Il résulte de ce que nous venons de dire que par le mot ‘occupation’ l’articlese réfère à une notion plus large que celle qui fait l’objet de l’article 42 du Règle-ment annexé à la IVe Convention de La Haye de 1907. Pour les individus,l’application de la IVe Convention de Genève est indépendante de l’existenced’un état d’occupation au sens de cet article 42. Les rapports entre la popu-lation civile d’un territoire et la troupe qui avance sur ce territoire, en com-battant ou non, sont régis par la présente Convention. Il n’y a pas de périodeintermédiaire entre ce que l’on pourrait appeler la phase d’invasion et l’instal-lation d’un régime d’occupation stable» (106).

(103) La Chambre d’appel n’a pas contesté cette interprétation (T.P.I.Y., Affaire Naletilic, Cham-bre d’appel, arrêt, 3 mai 2006, IT-98-34-A, disponible sur : http://www.un.org/icty/naletilic/appeal/judgement/nal-aj060503e.pdf, consulté le 01.02.2007). La jurisprudence ultérieure la confirme égale-ment (T.P.I.Y., Le procureur c. Radoslav Brdanin, Chambre de première instance II, jugement, 1 sep-tembre 2004, IT-99-36-T, pp. 232-233, para. 638, disponible sur : http://www.un.org/icty/brdjanin/trialc/judgement/brd-tj040901e.pdf, consulté le 01.02.2007). Voir aussi Commission des réclamationsentre l’Erythrée et l’Ethiopie, Western Front, Aerial Bombardment and Related Claims, Eritrea’sClaims 1, 3, 5, 9-13, 14, 21, 25, 26, (Erythrée / Ethiopie), Sentence partielle, 19 décembre 2005, p.42, paras. 141-142, disponible sur : http://www.pca-cpa.org/ENGLISH/RPC/EECC/FINAL%20ER%20FRONT%20CLAIMS.pdf (consulté le 03.02.2007). Pour une critique de cetteinterprétation de la notion d’occupation par le T.P.I.Y., voir M. Zwanenburg, «Existentialism inIraq : Security Council Resolution 1483 and the law of occupation», R.I.C.R., no 856, 2004, p. 749.

(104) T.P.I.Y., affaire Naletilic, op. cit., supra note 64, p. 86, para. 221.(105) Ibid., p. 83, para. 214. (106) Commentaire de l’art. 6, J. S. Pictet (s.l.d.), Commentaire IVe CG, op. cit., supra,

note 84, pp. 66-67 (nous soulignons).L’extrait cité dans le corps du texte se poursuit comme suit : «Même une patrouille qui pénétrerait en territoire ennemi, sans avoir l’intention de s’y main-

tenir, doit respecter la Convention à l’égard des personnes civiles qu’elle rencontrerait. Elle nesaurait par exemple emmener avec elle des personnes civiles en se retirant. Un tel acte serait encontradiction avec l’article 49, qui prohibe les déportations et les transferts forcés hors du ter-ritoire occupé. Il en va de même pour les raids qui seraient faits sur le territoire de l’ennemi ou

726 vaios koutroulis

La thèse avancée est confirmée par le C.I.C.R. Dans le cas de l’occupa-tion en Irak, celui-ci a suivi une approche assez similaire à celle envisagéeici pour déterminer le début de l’application du droit de l’occupation. Eneffet, il a adopté :

«[a] pragmatic position as for determining whether a situation amounted tooccupation. While, strictly speaking, the armed forces of some of these stateswere probably not ‘exercising authority’ over territory within the meaning ofArticle 42 of the Hague Regulations, they could find themselves in a situationwhere they could be exercising control over protected persons, and in interac-ting with these persons, would have to respect the laws of occupation. There-fore, in order to maximise the protection of individuals, the ICRC also issueda memorandum to these states recalling their obligations under the law ofoccupation» (107).

L’application des règles du droit de l’occupation dès le moment de l’inva-sion n’est pas une idée neuve; elle remonte aux négociations de la Confé-rence de La Haye de 1899 (108). Les débats sur les articles du Règlementde La Haye relatifs à l’occupation attestent que cette thèse a été clairementavancée par les négociateurs (109), et il est affirmé que «the restrictionsimposed on the liberty of action of an occupant apply a fortiori to an inva-der when an occupation has not yet been established» (110). Au demeurant,cette approche se reflète dans la doctrine de l’époque (111). En outre, lajurisprudence internationale fournit, dès 1930, un précédent allant dans cesens. Dans l’affaire Chevreau, l’arbitre a admis le droit des forces arméesbritanniques de prendre des mesures normalement autorisées pour une puis-sance occupante, en n’énonçant pas expressément que ces forces exerçaientun contrôle effectif sur le territoire et en qualifiant la zone en question nond’occupée mais de «zone d’opérations militaires». Le passage pertinent se litcomme suit :

(107) D. Thürer (C.I.C.R.), «Current challenges to the law of occupation», 6th Bruges Collo-quium, 20-21 octobre 2005, disponible sur : http://www.icrc.org/web/eng/siteeng0.nsf/html/occupa-tion-statement-211105?opendocument (consulté le 02.02.2007).

(108) Les développements de ce paragraphe confirment le caractère restrictif de l’interpréta-tion de l’article 42 Règlement de La Haye adoptée par la C.I.J. (voir supra, sous I, B).

(109) La majorité des délégués, après avoir débattu la question de la définition de l’occupa-tion, utilisent de manière interchangeable les termes «invasion» et «occupation» dans leurs inter-ventions concernant la section de l’occupation; voir p. ex. les débats de la Deuxième commission,Deuxième sous-commission, 9e séance, 12 juin 1899, J. Brown Scott (s.l.d.), op. cit., supranote 49, pp. 523, 530.

(110) Rapport à la Conférence plénière, 5e séance, ibid., p. 67.(111) C. Bernier, De l’occupation militaire en temps de guerre — Règles de conduite d’une

armée sur le territoire ennemi, Paris, L. Larose et Forcel, 1884, p. 17; A. Rolin, Le droit modernede la guerre, tome I, Bruxelles, A. Dewit, 1920, p. 419 («Les articles 44, 46, 47, 50, 51, 54 appa-raissent […] sous une forme tout à fait générale et s’imposent toujours au belligérant, n’eut-il faitqu’envahir le territoire ennemi sans l’occuper»).

sur ses côtes. La Convention est formelle : toutes les personnes qui se trouvent au pouvoir d’unePartie au conflit ou d’une Puissance occupante dont elles ne sont pas ressortissantes sont des per-sonnes protégées. Il n’y a pas de lacune dans le système établi par la Convention».

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 727

«l’Arbitre estime ne pas pouvoir nier aux forces britanniques opérant enPerse le droit d’y prendre les mesures nécessaires pour se protéger contre desactes de la population civile qui seraient de nature à nuire aux opérations ouà favoriser l’ennemi, droit qui, en général, d’après le droit international,appartient aux forces belligérantes occupant un territoire ennemi. Aussi leGouvernement français ne conteste pas, paraît-il, que dans les circonstancesles forces britanniques opérant en Perse se trouvassent dans une situation oùil fut nécessaire de faire usage de cette faculté» (112).

C. — L’application de la IVe Convention de Genèvedès la phase de l’invasion : le rôle décisif de la ratio

des dispositions pertinentes

L’existence d’une définition de l’occupation propre aux quatre Conven-tions de Genève et distincte de celle du Règlement de La Haye ayant étédémontrée, son contenu sera indiqué. Les contours de la notion d’occupa-tion au sens des conventions de Genève incluent la phase de l’invasion,l’application du droit de l’occupation commençant dès que la première per-sonne protégée tombe sous le pouvoir de l’armée ennemie (113). Le critèrede l’«interaction avec la population» a été considéré par le C.I.C.R. commedécisif pour identifier les puissances qui avaient une obligation de respecterle droit de l’occupation. Selon cette position, le déclenchement de ce droitdécoule non de l’exercice de l’autorité mais bien de la présence des person-nes protégées au pouvoir de la puissance en question.

Néanmoins, il doit être relevé que certaines dispositions de la IVe Con-vention de Genève relatives aux territoires occupés présupposent l’existenced’un degré de contrôle élevé de la part de la puissance occupante, commepar exemple l’interdiction de modifier le statut des fonctionnaires et desmagistrats (article 54) ou la possibilité de promulguer de nouvelles lois(article 64, para. 2). En effet, toutes les dispositions de la IVe Conventionrelatives à l’occupation ne sont pas automatiquement soumises à la condi-tion de l’existence du même degré de contrôle. Affirmer l’applicabilité de laIVe Convention dès le stade de l’invasion permet de ne pas exclure l’appli-cation de certaines dispositions (comme par exemple l’article 51) sous pré-texte de l’absence d’un contrôle effectif prétendument requis. L’adaptationdes critères de l’occupation à la ratio et au but de chaque article s’avère

(112) Il semble ressortir de ce passage que l’arbitre ne considère pas que les forces britanniquesfussent en contrôle effectif du territoire, de sorte que le droit de l’occupation soit déclenché. Ilne parle pas de «droit» mais de «faculté», il se réfère aux forces «opérant en Perse» et semble invo-quer comme fondement juridique de l’adoption des mesures les circonstances et la nécessité dese protéger contre les attaques et non pas le droit d’une puissance occupante de prendre de mesu-res pour sa protection. Une brève référence qui parle de l’établissement de l’expédition britanni-que à Recht (ville en Perse) ne paraît pas suffisante pour renverser le raisonnement qui précède,voir Tribunal arbitral (arbitre : N. Beichmann), Affaire Chevreau (France / Royaume-Uni), sen-tence arbitrale, 9 juin 1931, R.S.A., vol. II, pp. 1119, 1123.

(113) Celle-ci est aussi la position adoptée par le C.I.C.R., voir J.-P. Lavoyer, «Jus in bello :Occupation Law and the War in Iraq — Remarks», A.S.I.L. Proc., vol. 98, 2004, p. 122.

728 vaios koutroulis

ainsi indispensable. Le caractère intrinsèque de la disposition reste le critèredécisif. A titre d’exemple, puisqu’une armée peut détruire des biens mobi-liers ou immobiliers des personnes privées même en traversant une ville,l’interdiction de l’article 53 ne nécessite pas un degré de contrôle élevé (et,a fortiori, non plus une substitution de l’autorité locale) afin qu’elle puisseêtre appliquée à l’armée en question. Au contraire, ne va-t-il pas de soi que,sans un degré de contrôle élevé, les faits pertinents à l’interdiction dedémettre les magistrats (article 54 de la IVe Convention) ne pourraient passe produire?

La coexistence de deux seuils d’application des règles du DIH de l’occu-pation n’est pas chose neuve. Le DIH applicable aux conflits armés noninternationaux connaît lui aussi depuis près de trente ans deux seuilsd’application : celui de l’article 3 commun aux quatre conventions deGenève et celui du deuxième Protocole additionnel de 1977 (114). Il estd’ailleurs intéressant de relever que, parmi les critères décisifs pour passerd’un seuil à l’autre, celui du contrôle effectif sur un territoire est communau droit de l’occupation et au droit des conflits armés non internationaux.

D. — Les conséquences d’une applicationdu seuil d’occupation de la IVe Convention de Genève

dans l’affaire Congo c. Ouganda et l’article 1 commun comme sourced’une obligation de vigilance

Dans l’affaire Congo c. Ouganda, la C.I.J. avait l’occasion de clarifier lesrelations entre le Règlement de La Haye et la IVe Convention en ce quiconcerne la définition de l’occupation et leurs champs d’application respec-tifs. Une telle clarification aurait été d’autant plus utile que la Cour a pri-vilégié une interprétation restrictive de la notion d’occupation dans le cadredu Règlement qui a pour résultat que des situations apparentées à uneoccupation ne sont pas couvertes par le Règlement. Sans sous-estimer cequ’un tel dictum aurait apporté dans l’interprétation du DIH, la présentepartie sera consacrée aux conséquences que l’application de la notiond’occupation au sens de la IVe Convention aurait eues dans l’affaire exa-minée. Il sera démontré que la responsabilité étatique de l’Ouganda auraitpu être établie pour d’autres violations du DIH que celles déjà retenues.L’établissement de cette responsabilité serait facilité par l’obligation devigilance, analogue à celle de l’article 43 du Règlement de La Haye et fon-dée sur l’article 1 commun aux quatre conventions de Genève.

(114) Trois, selon une interprétation doctrinale, depuis la signature du Statut de la Courpénale internationale de 1998, ce dernier faisant référence à un nouveau type de conflit armé noninternational, moins stricte que celui reconnu par le deuxième Protocole additionnel de 1977(conflit armé prolongé opposant également des groupes armées entre eux), voir E. David, op. cit.,supra note 66, pp. 118 et s.

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 729

L’application de la notion d’occupation au sens de la IVe Convention deGenève signifierait que, si le Règlement de La Haye s’applique uniquementà la région de l’Ituri, la IVe Convention, et par conséquence les dispositionsrelatives aux territoires occupés, s’applique dans l’entièreté du territoire dela RDC, en vertu de l’article 2 commun aux quatre conventions de Genève.Une fois que l’existence d’un conflit armé est établie — et, dans ce cas, cecine semble pas faire de doute —, les articles 47-78 s’appliquent dès le stadede l’invasion par les troupes ougandaises du territoire congolais et dèsqu’une personne telle que définie à l’article 4 de la IVe Convention tombeau pouvoir des forces ennemies. De ce fait, c’est dans l’ensemble des terri-toires de la RDC où les forces ougandaises sont présentes que des violationséventuelles des articles 47-78 doivent être recherchées. Pour revenir àl’exemple évoqué plus haut, quand la Cour affirme que l’Ouganda a violé«l’article 53 s’agissant des obligations incombant à une puissanceoccupante» (115), cette violation ne concerne pas uniquement la région del’Ituri mais l’ensemble des régions de la RDC où les forces ougandaises ontdétruit des biens mobiliers et immobiliers. C’est la conséquence directe dufait que l’Ouganda est une puissance occupante au sens de la IVe Conven-tion de Genève dans d’autres régions que celle de l’Ituri.

La question est cependant plus complexe. Comme il a déjà été analysé,l’intérêt pratique de la thèse de l’occupation résidait principalement enl’invocation de l’obligation de vigilance de l’article 43 du Règlement de laHaye dans le chef de l’Ouganda. Il est rappelé à cet égard les difficultés quela RDC a eu de fournir des preuves concrètes qui attribuaient des violationsdu DIH à l’Ouganda. Ainsi, on pourrait penser que si la RDC n’a pas éla-boré une argumentation spécifique en faveur de l’application du seuil pluslarge de la IVe Convention de Genève, c’était en raison du fait qu’une dis-position analogue à celle de l’article 43 ne figure pas parmi les articles rela-tifs aux situations d’occupation de la IVe Convention. En effet, l’article 29de la IVe Convention limite la responsabilité de la puissance occupante auxseuls actes des agents de celle-ci (116). Le terme «agents» couvre «l’ensembledes personnes se trouvant, de quelque manière et en quelque qualité quece soit, au service» de la puissance occupante, le critère décisif étant «desavoir où la décision ayant produit l’acte illicite a été prise, où la volontéa été formée et l’ordre donné» (117). Toujours sans entrer dans l’apprécia-tion des preuves avancées, il semble qu’une application des articles 47-78

(115) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, para. 219.(116) L’article 29 se lit comme suit : «La Partie au conflit au pouvoir de laquelle se trouvent des personnes protégées est respon-

sable du traitement qui leur est appliqué par ses agents, sans préjudice des responsabilités indi-viduelles qui peuvent être encourues».

IVe Convention de Genève, op. cit., supra note 23, p. 300.(117) Commentaire de l’art. 29, J. S. Pictet (s.l.d.), Commentaire IVe CG, op. cit., supra

note 84, pp. 227-228.

730 vaios koutroulis

aux territoires envahis par les forces ougandaises n’aurait pas abouti àbeaucoup de condamnations concrètes et ce, vu le manque de preuves attri-buant directement les violations commises en RDC à ces forces.

Le rôle central accordé à l’obligation de vigilance dans cette affaire nedoit pas être réitéré. La Cour a interprété l’obligation de l’article 43 duRèglement de La Haye comme comprenant :

« le devoir de veiller au respect des règles applicables du droit internatio-nal relatif aux droits de l’homme et du droit international humanitaire, deprotéger les habitants du territoire occupé contre les actes de violence etde ne pas tolérer de tels actes de la part d’une quelconque tiercepartie » (118).

Il importe ainsi de s’attarder brièvement sur la question de savoir si unetelle obligation est complètement absente du système des règles des con-ventions de Genève. La section relative aux territoires occupés de la IVe

Convention de Genève ne contient pas une disposition dont la portée estaussi large que celle de l’article 43 du Règlement. Cependant, le devoir sus-mentionné de veiller au respect du DIH fait penser à l’article 1 communaux quatre conventions de Genève, et à l’obligation de «faire respecter» lesConventions (119). Une analyse détaillée du contenu de cette obligation sor-tant du cadre du présent commentaire, quelques réflexions seront néan-moins avancées afin d’évaluer s’il serait envisageable d’établir, sur la basede l’article 1, une responsabilité étatique pour, aux termes de la C.I.J., :

«défaut de la vigilance requise pour prévenir les violations […] du droitinternational humanitaire par d’autres acteurs présents sur le territoireoccupé, en ce compris les groupes rebelles agissant pour leur proprecompte» (120).

La portée de l’obligation de «faire respecter» apparaît dès lors commel’élément décisif : un Etat peut-il être considéré comme responsable demanquement à son obligation de «faire respecter» le DIH, en raison des vio-lations commises non pas par ses propres organes (donc, non pas pour desviolations qui lui sont attribuables), mais par des acteurs tiers, notammentdes acteurs non étatiques?

Il doit être relevé que le texte de l’article énonce l’obligation de « fairerespecter» dans des termes généraux. L’obligation est affirmée au débutdes conventions et qualifiée de «principe général » dans l’intitulé de l’arti-cle 1 du PA I. Selon les travaux préparatoires de l’article 1 commun, « ils’agit de faire respecter les Conventions par l’ensemble de la

(118) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, para. 178.(119) L’article 1 commun se lit comme suit :«Les Hautes Parties contractantes s’engagent à respecter et à faire respecter la présente Con-

vention en toutes circonstances».IVe Convention de Genève, op. cit., supra note 23, p. 294. L’article est repris dans l’article 1,

para. 1 du premier Protocole additionnel, voir. PA I, op. cit., supra note 74, p. 126.(120) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, para. 179.

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 731

population» (121). Cette interprétation n’a pas été contestée par les négo-ciateurs. Le Commentaire du C.I.C.R. offre les précisions suivantes surl’obligation de « faire respecter» :

«si une Puissance manque à ces obligations, les autres Parties contractan-tes (neutres, alliées ou ennemies) peuvent-elles — et doivent-elles — cher-cher à la ramener au respect de la Convention. Le système de protectionprévu par la Convention exige en effet, pour être efficace, que les Partiescontractantes ne se bornent pas à appliquer elles-mêmes la Convention, maisqu’elles fassent également tout ce qui est en leur pouvoir pour que les prin-cipes humanitaires qui sont à la base des Conventions soient universellementappliquées» (122).

La C.I.J., dans son avis consultatif du Mur, s’est référée à l’obligationde «faire respecter» pour en tirer des conséquences juridiques concrètes :

«[v]u la nature et l’importance des droits et obligations en cause, la Cour estd’avis que tous les Etats sont […] dans l’obligation de ne pas prêter aide ouassistance au maintien de la situation créée par cette construction. […] Enoutre, tous les Etats parties à la [IVe] convention de Genève […] ont l’obliga-tion […] de faire respecter par Israël le droit international humanitaire incor-poré dans cette convention» (123).

L’élément intéressant de cette interprétation n’est pas tellement l’obliga-tion «négative» de ne pas prêter aide ou assistance à la commission des vio-lations (124), mais bien plus l’obligation «positive» de faire respecter le DIHpar un Etat tiers.

Il existe ainsi deux indices interprétatifs ne limitant pas l’application del’obligation de «faire respecter» au cercle restreint des seuls organes étati-ques. En effet, une telle limitation aurait pour conséquence de faire del’article 1 le corollaire de l’article 29 de la IVe Convention et de répéter uneobligation existant par ailleurs en vertu du principe pacta sunt servanda.Or, les travaux préparatoires et la jurisprudence cités ainsi que la doc-

(121) Délégués de la Norvège et des Etats-Unis, Commission mixte, Articles communs auxquatre Conventions, 9e séance, 25 mai 1949, Actes de la Conférence diplomatique de Genève de1949, II-B, op. cit., supra note 88, p. 51.

(122) Commentaire de l’art. 1, J. S. Pictet (s.l.d.), Commentaire IVe CG, op. cit., supranote 84, p. 21. Cette interprétation est citée, avec approbation, également par le Commentairede l’article 1, para. 1 du PA I, voir, B. Zimmermann, «Article premier — Principes généraux etchamp d’application», in Y. Sandoz — C. Zwinarski — B. Zimmermann (s.l.d.), Commentairedes Protocoles additionnels du 8 juin 1977 aux Conventions de Genève du 12 août 1949, Genève,C.I.C.R. / Martinus Nijhoff Publishers, 1986, p. 36. La fin de la deuxième phrase de l’extrait citéreprend les termes de l’intervention du délégué du C.I.C.R., C. Pilloud, à la Conférence diploma-tique de 1949, voir op. cit., supra note 88, p. 51.

(123) Op. cit., supra, note 62, para. 159.(124) Ce n’était pas la première fois que la Cour faisait référence à l’article 1 et à l’obligation

«négative» y contenue. Elle avait déjà affirmée, 18 ans auparavant, dans son arrêt dit Nicaragua,que les Etats-Unis avaient, en vertu de l’article 1 commun, «l’obligation de ne pas encouragerdes personnes ou des groupes prenant part au conflit au Nicaragua à agir en violation de dispo-sitions comme celles de l’article 3 commun», voir C.I.J., Affaire des activités militaires et para-militaires au Nicaragua et contre celui-ci (ci-après : arrêt Nicaragua), arrêt, 27 juin 1986, C.I.J.Recueil 1986, p. 114, para. 220.

732 vaios koutroulis

trine (125) indiquent que la portée de l’article 1 s’étend au-delà de ces caspour inclure également tant la population des Etats parties aux conven-tions de Genève que les Etats tiers. Si les violations du DIH commises parun Etat tiers, comme Israël, peuvent déclencher la responsabilité de toutEtat partie au titre de l’article 1, les violations du DIH commises par unacteur non étatique ne peuvent pas, par identité des motifs, être excluescomme élément déclencheur de la même responsabilité. En effet, il estdepuis longtemps accepté que les acteurs non étatiques, comme les mouve-ments rebelles, sont liés par les règles du droit humanitaire (126). Par con-séquent, les Etats parties aux conventions de Genève sont fondés à s’effor-cer de faire respecter le jus in bello par les acteurs en question. D’ailleurs,la première fois qu’un Etat fut condamné par la C.I.J. pour une violationde l’obligation de «faire respecter», c’était en relation avec des violationscommises par un acteur non étatique : dans l’arrêt Nicaragua, les Etats-Unis ont été condamnés pour avoir encouragé le comportement contraireau DIH des contras (127).

L’interprétation avancée s’inscrit pleinement dans la réalisation del’objectif de l’application universelle des principes humanitaires, telqu’énoncée dans le Commentaire et exprimée dans les travaux préparatoi-res de l’article 1 (128). Cet objectif est en harmonie parfaite avec l’applica-tion maximale prônée en tant qu’objet et but des conventions deGenève (129). Ainsi, toute interprétation de l’obligation de «faire respecter»qui exclurait les acteurs non étatiques, outre le fait de méconnaître la fré-quence accrue et l’ampleur des conflits armés non internationaux (130),

(125) E. David, op. cit., supra note 66, pp. 562-569; L. Boisson de Chazournes — L. Condo-relli, «Common article 1 of the Geneva Conventions revisited : Protecting collective interests»,R.I.C.R., no 837, 2000, pp. 67-87; U. Palwankar, «Mesures auxquelles peuvent recourir les Etatspour remplir leur obligation de faire respecter le droit international humanitaire», R.I.C.R., no 805,1994, pp. 11-13; N. Levrat, «Les conséquences de l’engagement pris par les Hautes Parties con-tractantes de ‘faire respecter’ les Conventions humanitaires», in F. Kalshoven — Y. Sandoz,Implementation of International Humanitarian Law, Dordrecht-Nijhoff, 1989, pp. 263-296.

(126) Voir à titre indicatif, Commentaire de l’article 10, para. 16, du projet d’articles de laCommission du droit international sur la responsabilité des Etats pour fait internationalementillicite, C.D.I., Rapport de la Commission du droit international, Cinquante-troisième session,Assemblée générale, Documents officiels, Cinquante-sixième session, Supplément no 10 (A/56/10),Nations Unies, New York, 2001, p. 150, disponible aussi sur : http://documents-dds-ny.un.org/doc/UNDOC/GEN/N01/557/82/img/N0155782.pdf?OpenElement (consulté le 02.03.2007); E.David, op. cit., supra note 66, pp. 215-220; M. Sassoli — A.A. Bouvier, Un droit dans laguerre?, vol. I, Genève, C.I.C.R., 2003, pp. 265-266.

(127) Op. cit., supra note 124, paras. 220, 255-256.(128) Voir supra note 122 et le texte y relatif.(129) Voir supra notes 95-97 et le texte y relatif. L’objectif du respect universel des conventions

de Genève a été récemment rappelé par le chef du service juridique du C.I.C.R., J.-P. Lavoyer,Une étape décisive pour le droit international humanitaire, Déclaration pour l’adhésion universelleaux conventions de Genève, 22 septembre 2006, disponible sur : http://www.icrc.org/Web/fre/sitefre0.nsf/html/geneva-conventions-statement-220906 (consulté le 02.03.2007).

(130) Voir l’introduction de l’étude du C.I.C.R. sur les règles coutumières du droit internatio-nal humanitaire, J.-M. Henckaerts — L. Doswald-Beck, Customary International Humanita-rian Law, vol. I : Rules, Cambridge, I.C.R.C. / Cambridge University Press, 2005, pp. xxviii-xxix.

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 733

serait (entre autres, du fait de cette méconnaissance) difficilement concilia-ble avec l’objet et le but des conventions de Genève.

Pour passer au contenu de l’obligation incorporée à l’article 1, on ne sau-rait perdre de vue qu’elle s’apparente à une obligation de comportement,de diligence due (131). Il faut relever que, à la différence de l’obligationcontenue à l’article 43 du Règlement de La Haye, l’obligation de l’article 1existe à l’égard de tous les Etats parties aux conventions de Genève et auPA I. Pour se limiter au cas de l’Ouganda, l’obligation positive qui luiincombe de «faire respecter» le DIH par les groupes rebelles agissant dansle même territoire que ses forces armées doit être examinée en fonction desmoyens à sa disposition. Or, la Cour a elle-même admis que l’Ouganda a«dispensé un entraînement et accordé un soutien militaire», notamment auMouvement de libération congolais (MLC), dans le but, entre autres, de«sécuriser certaines villes et certains aéroports […] ainsi que [de] soutenirl’action parallèle de ceux qui étaient engagés dans la guerre civile» (132). Lefait de fournir un soutien militaire à un groupe armé qui fut parmi les plus«actifs» dans la région (133) établit un certain degré d’influence del’Ouganda sur le MLC, influence qui compte parmi les moyens de pressiondisponibles pour l’Etat ougandais. L’influence ougandaise sur des groupesrebelles congolais est confirmée par la Cour pénale internationale dansl’affaire Le Procureur c. Thomas Lubanga Dyilo. La Cour a retenu destémoignages faisant état de contacts directs entre l’Ouganda et des groupesparamilitaires, contacts dont l’objet était notamment l’organisation despatrouilles communes, ainsi que des démarches en vue de la libération del’accusé (poursuivi pour enrôlement d’enfants de moins de 15 ans et pourles avoir fait participer activement à des hostilités), suite à sa prise enotage par un groupe paramilitaire (134). Si l’obligation de l’article 1 a étéreconnue dans des situations où aucun lien n’existait entre les Etats dansle chef desquels l’obligation a été reconnue et l’Etat auteur des violations(violations par Israël de la IVe Convention), la même obligation devrait a

(131) La formulation du Commentaire du C.I.C.R est indicative : les Etats parties doiventfaire «tout ce qui est en leur pouvoir» afin d’assurer le respect du DIH, voir op. cit., supra note122 et le texte y relatif; N. Levrat, op. cit., supra note 125, pp. 267-281. Sassoli considère éga-lement que l’article 1 commun établit une obligation de diligence due «with regard to […] non-State actors abroad which could be influenced by a State», M. Sassoli, «State responsibility forviolations of international humanitarian law», R.I.C.R., no 846, 2002, p. 412.

(132) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, paras. 160, 163. (133) Voir les affirmations de l’Ouganda, qui indique le MLC comme l’un de deux groupes

armés exerçant le contrôle effectif et l’administration des territoires prétendument occupés parl’Ouganda, ibid., para. 170.

(134) C.P.I., Situation en République démocratique du Congo, Le Procureur c. Thomas LubangaDyilo, Décision sur la confirmation des charges, Chambre préliminaire I, ICC-01/04-01/06, 29 jan-vier 2007, p. 64, paras. 218-219, disponible sur : http://www.icc-cpi.int/library/cases/ICC-01-04-01-06-803_French.pdf (consulté le 02.03.2007). Le fait que dans cette affaire la C.P.I. s’est pen-chée sur des violations commises dans la région de l’Ituri ne remet pas en cause la valeur de lareconnaissance par la Cour des contacts directs entre l’Ouganda et certaines forces armées para-militaires.

734 vaios koutroulis

fortiori être reconnue dans le chef d’un Etat qui dispose d’une influence surl’auteur des violations. Le lien entre l’Ouganda et les groupes rebelles agis-sant dans le territoire congolais fait accroître le seuil de diligence quel’Ouganda doit démontrer avoir exercé, afin qu’il puisse s’acquitter del’obligation de l’article 1. Si le degré de contrôle que l’Etat ougandais exer-çait sur les groupes armés n’est pas suffisant pour faire de ces groupes desorganes de facto de l’Ouganda, il est suffisant pour établir à l’égard de celui-ci un seuil de diligence plus élevé par rapport à la diligence exigée desautres Etats parties aux conventions de Genève (135).

En outre, le C.I.C.R. n’hésite pas à invoquer l’obligation pour un Etatde «faire respecter» le DIH par des acteurs non étatiques ni à mettre enexergue l’influence exercée par l’Etat en question comme élément facilitantune telle invocation. Ainsi, il se fonde essentiellement sur l’article 1 et lapratique y relative pour démontrer l’existence de la règle coutumière tellequ’énoncée ci-après :

«States may not encourage violations of international humanitarian law byparties to an armed conflict. They must exert their influence, to the degreepossible, to stop violations of international humanitarian law» (136).

Une application concrète par le C.I.C.R de l’obligation de «fairerespecter» en relation avec des violations des acteurs non étatiques con-cerne la responsabilité étatique pour des violations commises par les entre-prises militaires et de sécurité privées. Si le débat relatif à cette questionest toujours ouvert, le C.I.C.R affirme que :

«[t]ous les États ont l’obligation de respecter le droit international humani-taire et : de le faire respecter, y compris par les entreprises militaires et de sécu-rité privées. Les États dans lesquels de telles entreprises sont enregistrées ousur le territoire desquels elles mènent leurs activités sont particulièrement bienplacés pour influer sur le comportement de ces entreprises» (137).

Le C.I.C.R. établit ainsi clairement la responsabilité tant de l’Etat quiengage une telle entreprise que de l’Etat dit «de siège», en vertu de l’obli-gation de «faire respecter». Une transposition du raisonnement appliqué parle C.I.C.R. au cas similaire examiné ici aboutit à conclure que l’Ouganda

(135) La saisine des organes des Nations Unis, tels que l’Assemblé générale [voir p. ex. A/RES/53/160 du 9 décembre 1998; A/RES/54/179 du 19 décembre 1999; A/RES/55/117 du 4 décembre2000; A/RES/56/173 du 19 décembre 2001; A/RES/57/233 du 18 décembre 2002; disponibles sur :http://www.un.org/french/documents/resga.htm (consultés le 02.03.2007)] et le Conseil de sécurité[voir p. ex. S/RES/1234 du 9 avril 1999; S/RES/1258 du 6 août 1999; S/RES/1279 du 30 novem-bre 1999; S/RES/1291 du 24 février 2000; S/RES/1304 du 16 juin 2000; S/RES/1332 du14 décembre 2000; disponibles sur : http://www.un.org/french/documents/scres.htm (consultés le02.03.2007)] à propos du conflit armé en RDC est une action de la part des Etats tiers, qui s’ins-crit dans le cadre de leur obligation de «faire respecter» le DIH par les belligérants.

(136) Règle 144 et commentaire, J.-M. Henckaerts — L. Doswald-Beck, op. cit., supranote 130, pp. 509-513.

(137) C.I.C.R., Droit international humanitaire et entreprises militaires et de sécurité privées,23 mai 2006, disponible sur : http://www.icrc.org/Web/fre/sitefre0.nsf/html/pmc-fac-230506 (con-sulté le 02.03.2007) (nous soulignons).

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 735

est «particulièrement bien placé» pour influencer le comportement desacteurs non étatiques pertinents. C’est, en conséquence, à juste titre qu’ilest principalement visé par l’application de l’article 1.

Il serait ainsi envisageable que la responsabilité de l’Ouganda soit enga-gée pour manquement à son devoir de «faire respecter» le DIH, manque-ment dont témoignent les nombreuses violations commises par les groupesarmés dans la région. Ceci ne signifie pas pour autant que l’Ouganda soitresponsable des violations mêmes, par le biais d’une attribution — pourainsi dire — «indirecte» de celles-ci. L’obligation de l’article 1 des conven-tions de Genève fonctionne à cet égard de manière analogue à celle de l’arti-cle 43 du Règlement de La Haye : l’existence des violations indique que ledevoir de vigilance n’a pas été respecté; il incombe à l’Etat de démontrerque la diligence due a en fait été exercée.

De tout ce qui précède, il résulte que l’article 1 aurait pu être invoquépour établir la responsabilité de l’Ouganda suite aux violations du DIHcommises par d’autres acteurs, en dehors du cadre de l’occupation au sensdu Règlement de La Haye. Par ailleurs, l’invocation du seuil d’occupationpropre aux conventions de Genève aurait permis d’affirmer expressémentl’applicabilité de davantage de dispositions que celles qui semblent avoirété appliquées. Une combinaison des deux bases juridiques aurait facilité lareconnaissance d’une responsabilité étatique pour des violations du DIHcommises, soit en vertu d’une attribution directe, soit sur base du manque-ment à l’obligation de veiller au respect des dispositions du jus in bello.

Quoi qu’il en soit, la Cour, en entamant l’analyse de la question del’occupation par l’article 42 du Règlement, semble être tombée dans lepiège du «glissement» du seuil d’application de la IVe Convention deGenève vers le seuil plus élevé du Règlement de La Haye, sans qu’un telseuil soit exigé par la Convention. Ainsi, elle a non seulement manquél’opportunité de dévoiler toute la force potentielle de la IVe Convention deGenève, mais elle a aussi mis à mal son champ d’application en rendantpossible, de par la structure et la présentation succincte de son analyse, unelecture restrictive qui empêcherait l’application des dispositions du DIH àdes faits qui devraient normalement être régis par ce corpus normatif.

III. — Une restriction en apparence :l’interprétation du droit international humanitaire

pour y inclure une protection face à l’exploitation illégaledes ressources naturelles

Le dernier aspect de l’arrêt Congo c. Ouganda, sur lequel il convient dese pencher, consiste en l’interaction entre le DIH et le principe de la sou-veraineté permanente sur les ressources naturelles. La RDC a prétendu quele pillage et l’exploitation de ses ressources naturelles par l’Ouganda cons-

736 vaios koutroulis

tituaient une violation du principe susmentionné. Si la C.I.J. a repoussél’application du principe de la souveraineté permanente sur les ressourcesnaturelles aux situations de conflit armé (A), elle n’a pas pour autant con-sidéré les faits concernés comme échappant à l’application des règles dudroit international. Par une extension du champ d’application des disposi-tions du DIH, la C.I.J. a incorporé le contenu du principe précité dans lejus in bello (B).

A. — La restriction : l’inapplicabilité du principede la souveraineté permanente sur les ressources naturelles

dans des situations de conflit armé

Selon l’argumentation avancée par la RDC, l’exploitation illégale de sesressources naturelles par l’Ouganda viole tant le DIH que le principe de lasouveraineté permanente sur les ressources naturelles. La RDC plaide pourl’application de ce principe «en toute circonstances, notamment en tempsde conflit armé et d’occupation» (138) tandis que l’Ouganda semble nier unetelle application (139). La Cour tranche ce point de discorde en faveur del’Ouganda :

«[t]out en reconnaissant l’importance de ce principe, qui revêt le caractèred’un principe de droit international coutumier, la Cour relève que rien dans[les] résolutions de l’Assemblée générale [invoquées] ne laisse entendre qu’ellessoient applicables au cas particulier du pillage et de l’exploitation de certainesressources naturelles par des membres de l’armée d’un Etat intervenant mili-tairement sur le territoire d’un autre Etat […]. La Cour n’estime pas que ceprincipe s’applique à ce type de situation» (140).

La RDC a fourni une longue liste des résolutions tant de l’Assembléegénérale que du Conseil de sécurité qui affirmaient l’application du principede souveraineté sur les ressources naturelles dans des situations d’occupa-tion (141). La Cour a pourtant écarté d’un revers de la main, sans les com-menter, les précédents invoqués. En déclarant que la souveraineté perma-nente sur les ressources naturelles est inapplicable à des situations où «unEtat intervient militairement sur le territoire d’un autre Etat», elle a refuséd’accorder à ce principe un statut analogue à celui des droits de l’homme,dont l’applicabilité dans une situation de conflit armé a été expressémentreconnue par la Cour (142).

(138) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, para. 229; plaidoirie de Ph. Sands,CR 2005/5, op. cit., supra note 17, paras. 7-10.

(139) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, para. 230; plaidoirie de E. Suy,CR 2005/9, op. cit., supra note 25, para. 46.

(140) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, para. 244. Cfr. pourtant la positioncontraire exprimée par le juge Koroma dans sa déclaration, op. cit., supra note 4, para. 11.

(141) Plaidoirie de Ph. Sands, CR 2005/5, op. cit., supra note 17, paras. 17-20.(142) C.I.J., Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires, avis consultatif, 8 juillet

1996, C.I.J. Recueil 1996/I, p. 240, para. 25; C.I.J., avis consultatif du Mur, op. cit., supra note62, paras. 105-106.

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 737

B. — Mitiger les effets de la restriction :l’extension du champ d’application du jus in bello de sorte

à inclure les violations du principe écarté

L’inapplicabilité du principe de la souveraineté permanente sur les res-sources naturelles dans le cadre d’un conflit armé ne signifie pas pourautant que l’exploitation des ressources naturelles du Congo n’entraîne pasune violation des règles du droit international. La C.I.J. examine les faitsen question sous l’angle du DIH et constate que :

«chaque fois que des membres des UPDF [forces armées ougandaises] ont étéimpliqués dans le pillage et l’exploitation de ressources naturelles sur le territoirede la RDC, ils ont agi en violation du jus in bello, lequel interdit de tels actes àune armée étrangère sur le territoire où elle est présente. La Cour rappelle à cetégard que l’article 47 du règlement de La Haye de 1907 et l’article 33 de la qua-trième convention de Genève de 1949 interdisent tous deux le pillage» (143).

Ce constat de la Cour appelle deux remarques. La première est que les arti-cles 47 du Règlement de La Haye et 33 de la IVe Convention de Genève sontles seules dispositions précises invoquées comme interdisant le pillage etl’exploitation de ressources naturelles (144). Il convient de souligner à cetégard l’absence frappante de référence à l’article 55 du Règlement de LaHaye (145). Cet article, invoqué d’ailleurs par la RDC dans sa plaidoirieorale (146), constitue la base juridique par excellence quant à l’exploitationdes ressources naturelles d’un territoire occupé. A titre d’exemple, le précé-dent de l’exploitation des ressources pétrolières du territoire égyptien occupépar Israël fut principalement analysé sous l’angle de l’article 55 (147).

La deuxième remarque porte sur les articles invoqués comme régissantl’exploitation illégale de ressources naturelles. La Cour, en «rappelant»

(143) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, para. 245.(144) Au dernier paragraphe (ibid., para. 250) de la partie consacrée à l’appréciation des actes

d’exploitation de ressources naturelles, la Cour se limite à énoncer que :«l’Ouganda a engagé sa responsabilité internationale à raison des actes de pillage et d’exploi-

tation des ressources naturelles de la RDC commis par des membres des UPDF sur le territoirede la RDC».

(145) Règlement de La Haye, op. cit., supra note 22. L’article prévoit que :«L’Etat occupant ne se considérera que comme administrateur et usufruitier des édifices

publics, immeubles, forêts et exploitations agricoles appartenant à l’Etat ennemi et se trouvantdans le pays occupé. Il devra sauvegarder le fonds de ces propriétés et les administrer conformé-ment aux règles de l’usufruit».

(146) Plaidoirie de Ph. Sands, CR 2005/5, op. cit., supra note 17, para. 15. (147) Voir «Israel : Ministry of Foreign Affairs Memorandum of Law on the Right to Develop

New Oil Fields in Sinai and the Gulf of Suez», I.L.M., vol. 17, 1978, pp. 432-444; «TerritoriesOccupied by Israel : Settlements and Exploration of Oil Resources», A.S.I.L. Proc., vol. 72, 1978,pp. 118-142; B. M. Clagett — O. T. Johnson Jr, «May Israel as a Belligerent Occupant LawfullyExploit Previously Unexploited Oil Resources of the Gulf of Suez?», A.J.I.L., vol. 72, 1978,pp. 558-585; A. Gerson, «Off-Shore Oil Exploration by a Belligerent Occupant : The Gulf of SuezDispute», A.J.I.L., vol. 71, 1977, pp. 725-733. Voir également l’analyse de l’exploitation des res-sources pétrolières iraquiennes : R. D. Langenkamp — R. J. Zedalis, «What happens to theIraqi Oil? : Thoughts on Some Significant, Unexamined International Legal Questions RegardingOccupation of Oil Fields», E.J.I.L., vol. 14, 2003, pp. 417-435.

738 vaios koutroulis

l’article 47 du Règlement et l’article 33 de la IVe Convention, laisse enten-dre que ces deux articles constituent la base juridique de l’interdiction tantdu pillage que de l’exploitation des ressources naturelles. Or, les articles dis-posent que «[l]e pillage est interdit» (art. 33 alinéa 2) et «[l]e pillage est for-mellement interdit» (art. 47). Il peut paraître évident d’inclure dans lanotion de pillage, le pillage des ressources naturelles (148). Il importe néan-moins de souligner que la notion de «pillage» est différente de celled’«exploitation» : il est, à notre sens, moins évident de qualifier de «pillage»tous les actes constitutifs d’«exploitation». Le Commentaire de l’article 33semble plutôt envisager des actes de destruction directe : il note que l’inter-diction contenue dans cette disposition est destinée «à épargner aux popu-lations les souffrances résultant de la destruction de leur avoir mobilier ouimmobilier» (149). Le C.I.C.R., dans le cadre de son étude sur les normescoutumières du DIH, fournit, en se basant sur le sens ordinaire du terme«pillage», la définition suivante :

«the forcible taking of private property by an invading or conquering armyfrom the enemy’s subjects» (150).

En effet, la C.I.J. elle-même, dans son analyse des faits pertinents àl’exploitation des ressources naturelles, maintient la distinction entre lesactes du pillage, au sens précité du terme, et les actes d’exploitation : ellese réfère aux deux notions séparément (151) et à aucun stade de son rai-sonnement elle ne semble assimiler les actes d’«exploitation» à des actes de«pillage». Une telle assimilation paraît difficile, dès lors que les «activitéscommerciales» reprochées à l’Ouganda à de multiples reprises (parmi les-quelles, exploitation et commerce de l’or, perception d’une taxe) (152), peu-vent difficilement être qualifiées de pillage (153).

(148) F. Latty, op. cit., supra note 3, p. 232. Le Commentaire du C.I.C.R. confirme l’inclusiondes ressources naturelles dans les biens qui peuvent être pillés : «[l]’interdiction du pillage […]garantit toutes les catégories de biens, les propriétés de personnes privées comme celles des col-lectivités ou de l’Etat», J. Pictet (s.l.d.), Commentaire IVe CG, op. cit., supra note 84, p. 244.

(149) J. Pictet (s.l.d.), Commentaire IVe CG, op. cit., supra note 84, p. 244 (nous soulignons).(150) J.-M. Henckaerts — L. Doswald-Beck, op. cit., supra note 130, p. 185 (rule 52).(151) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, paras. 242, 245.(152) Ibid., paras. 238, 240, 242.(153) Les activités économiques semblent entrer difficilement même dans la notion quelque

peu plus élargie du pillage avancée dans le cadre du droit pénal international. En effet, leT.P.I.Y. a fait un premier pas vers la direction choisie par la C.I.J. :

«L’interdiction de l’appropriation arbitraire de biens ennemis, publics ou privés, s’étend à lafois aux actes isolés de pillage pour des intérêts particuliers et à la “saisie organisée de biens, opé-rée dans le cadre d’une exploitation économique systématique du territoire occupé”. Le pillage(plunder) “devrait être compris comme couvrant toutes les formes d’appropriation illégale debiens lors d’un conflit armé qui, en droit international, font naître la responsabilité pénale indi-viduelle, y compris les actes traditionnellement décrits comme des actes de ‘pillage’ (pillage)”».

T.P.I.Y., Le Procureur c. Tihomir Blaskic, jugement, 3 mars 2000, Chambre de première instanceI, para. 184, disponible sur : http://www.un.org/icty/blaskic/trialc1/judgement/bla-tj000303e-2.htm(consulté le 02.02.2007). Voir aussi T.P.I.Y., Le procureur c. Zejnil Delalic et consorts (affaire «Celebici»),jugement, 16 novembre 1998, Chambre de premier instance II quater, paras. 584-592, disponible sur :http://www.un.org/icty/celebici/trialc2/jugement/index.htm 5consult2 (consulté le 02.02.2007).

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 739

Cependant, les articles 47 du Règlement et 33 de la IVe Convention demeu-rent le seul fondement juridique explicitement cité dans l’arrêt quant àl’interdiction de l’exploitation de ressources naturelles. La Cour s’est ainsidoublement limitée, d’une part en rejetant l’application du principe de sou-veraineté sur les ressources naturelles aux situations de conflit armé et,d’autre part, en méconnaissant l’applicabilité de l’article 55 du Règlement deLa Haye. Suite à cela, elle procède à une interprétation qui peut être quali-fiée d’«adaptation interprétative» : elle interprète les dispositions du DIH àla lumière du principe précité et insère dans les règles du jus in bello des con-sidérations relatives à la souveraineté sur les ressources naturelles. L’incorpo-ration des actes interdits par la souveraineté sur les ressources naturelles dansla portée de l’interdiction du pillage permet à la Cour de ne pas laisser defaits constitutifs de violations du droit international non sanctionnés.

Admettre que le principe de souveraineté sur les ressources naturelless’applique à des situations de conflit armé entraînerait la nécessité de cla-rifier les relations entre ce principe et le jus in bello. La Cour évite de selancer dans les méandres des relations entre ces deux branches du droitinternational. La prise en compte du principe en question dans l’interpré-tation des dispositions du droit de l’occupation démontre que l’interpréta-tion du DIH au regard de l’évolution du droit international est non seule-ment possible mais aussi efficace quant à la protection accordée.

L’«adaptation interprétative» permet d’actualiser le DIH sans l’opposerdirectement aux autres branches du droit. Le droit de l’occupation nes’applique pas isolément du reste du droit international; au contraire, il estaffecté par l’évolution de celui-ci. Par ailleurs, l’interprétation des disposi-tions du droit de l’occupation, conformément aux nouvelles normes inter-nationales établies, n’affecte en rien l’intégrité du droit de l’occupation, sicette interprétation respecte les limites inhérentes aux normes interprétées.La démarche de la Cour fournit une preuve concrète de l’adaptabilité desnormes d’une branche de droit qu’on a souvent accusé à tort de rigidité…

Considérations finales

Loin de dresser une liste exhaustive des questions soulevées dans le cadrede l’affaire Congo c. Ouganda, ce commentaire a tenté de détailler certaines

Il est intéressant de relever à cet égard un précédent, cité par la doctrine, relatif à l’exploi-tation des ressources naturelles de la Pologne par les forces d’occupation allemandes pendant ladeuxième guerre mondiale. Selon ce précédent, neuf Allemands : «were accused of war crimes bythe United Nations War Crimes Commission at Nuremberg (its case no. 7150) because of theirimplementation of a Nazi policy “of ruthless exploitation of Polish forestry”, wich was treatedas “pillaging”, and involved “the wholesale cutting of Polish timber to an extent far in excessof what was necessary to preserve the timber resources of the country”», voir R.A. Falk, Revi-talizing International Law, Iowa State University Press, 1989, p. 171.

740 vaios koutroulis

facettes méritant, de par leur interprétation des normes du DIH, d’êtreexaminées de plus près. Il a ainsi été démontré que l’arrêt Congo c.Ouganda est plus qu’un arrêt «déclaratoire» en ce qui concerne l’interpréta-tion et l’application du jus in bello. L’analyse qui précède s’est focalisée surdes approches restrictives (réelles ou apparentes) de la Cour quant à l’appli-cation des dispositions du DIH. Néanmoins, cette analyse ne devrait pasaboutir à considérer que la Cour a traité restrictivement toutes les ques-tions du jus in bello ; telle conclusion serait en effet quelque peu hâtive.L’interprétation avancée par la C.I.J. au sujet de l’exploitation des ressour-ces naturelles en constitue la preuve. De plus, une telle qualification sous-évaluerait l’apport que la confirmation de certaines règles du DIH par laCour a sur leur application et leur respect.

En outre, il importe de rappeler que l’affaire Congo c. Ouganda n’est pasclôturée. Ainsi, les interprétations restrictives avancées implicitement parla C.I.J. peuvent encore subir des modifications dans leur application auxfaits par les parties. Le caractère sommaire, déjà évoqué, de l’argumenta-tion de la Cour, ne permet pas uniquement une interprétation restrictive deses dicta. A titre d’exemple, rien dans le dispositif (3) — qui reconnaît laresponsabilité de l’Ouganda pour des violations du DIH (154) — n’empêcheque, dans la phase ultérieure de la procédure, l’expression «puissanceoccupante», quand elle se réfère aux dispositions de la IVe Convention deGenève, soit interprétée conformément au seuil défini plus haut. Ainsi, rienn’empêche que, pour ce qui est de la violation affirmée par la Cour de l’arti-cle 53 de la IVe Convention (155), la phrase «s’agissant des obligationsincombant à une puissance occupante» soit interprétée comme se référantà une puissance occupante au sens de la IVe Convention ou encore quel’obligation de diligence due incombant à l’Ouganda en vertu de l’article 1commun soit également prise en compte. Le caractère «déclaratoire» del’arrêt, dans le sens juridictionnel du terme, pourrait laisser la possibilité àune interprétation et une application de l’arsenal normatif du jus in bellodavantage guidée par l’esprit des règles humanitaires.

L’attention du présent commentaire ayant porté tant sur les dicta de laC.I.J. que sur ses non-dits, il semble opportun de conclure en s’attardantquelque peu sur les non-dits de certaines opinions individuelles. Les jugesSimma et Kooijmans plaident en faveur d’un droit de légitime défense con-tre des attaques provenant des groupes armés non étatiques (156). Sans seprononcer sur la validité de cette thèse, qui porte sur le jus ad bellum, il

(154) C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, para. 345.(155) Ibid., para. 219.(156) Opinion individuelle juge Kooijmans, paras. 26-32 et opinion individuelle juge Simma,

paras. 4-15, C.I.J., Arrêt Congo c. Ouganda, op. cit., supra note 1, para. 244. Des opinions simi-laires ont déjà été formulées dans le cadre de l’avis consultatif du Mur : Opinion individuelle jugeHiggins, paras. 33-35, opinion individuelle juge Kooijmans, paras. 35-36, déclaration juge Buer-ghental, paras. 5-6, C.I.J., avis consultatif du Mur, op. cit., supra note 62.

l’affaire des activités armées sur le territoire du congo 741

convient de s’interroger sur ses répercussions éventuelles en matièred’applicabilité du jus in bello. Aucun des juges qui avancent l’argument enquestion ne prend le temps d’articuler des réflexions y relatives. Or, uneévolution du droit international vers la reconnaissance du droit de légitimedéfense contre des actes de groupes non étatiques ne se traduit-elle pas parune évolution parallèle vers la reconnaissance que ces mêmes actes déclen-chent un conflit armé international, régi par les règles pertinentes du DIH?Est-il cohérent de considérer que les actes des groupes non étatiquesseraient capables de déclencher l’application les seules règles prévues pourrégir le recours à la force tout en excluant l’application des règles dontl’objet et le but est de réglementer et de limiter les hostilités générées parce recours à la force?

Cette problématique touche à la symétrie entre le jus ad bellum et le jusin bello, ainsi qu’à l’influence que les évolutions éventuelles dans l’une deces branches du droit international exercent sur l’autre. Celle-ci appelle àune analyse approfondie, qui ne saurait être entreprise ici. Dans le cadre duprésent commentaire, il suffit d’attirer l’attention sur l’absence d’analysedes aspects du jus in bello dans les positions avancées par certains juges.L’opinion individuelle de la juge Higgins, dans l’avis consultatif du Mur,en fournit une illustration. La juge, en plaidant en faveur de la thèse enquestion, avait raisonné ainsi :

«la Palestine ne peut pas être suffisamment une entité internationale pour[…] bénéficier du droit humanitaire, mais pas suffisamment une entité inter-nationale pour que lui soit opposée l’interdiction de livrer des attaques arméescontre d’autres. C’est là un formalisme peu équitable» (157).

Se pose inévitablement la question : ceux qui plaident en faveur del’opposabilité de l’interdiction de livrer des attaques armées aux acteursnon étatiques pourraient-ils valablement argumenter pour soustraire àl’application du DIH applicable aux conflits armés internationaux les hos-tilités ainsi déclenchées? En effet, si les acteurs non étatiques sont suffi-samment des entités internationales pour que leur soit opposée l’interdic-tion de livrer des attaques armées, ils doivent être suffisamment des entitésinternationales pour bénéficier du droit humanitaire qui régit les conflitsarmés internationaux. Le formalisme regretté par la juge est valable dansles deux sens.

(157) Opinion individuelle juge Higgins, op. cit., supra note 156, para. 34.