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Le dessin de la couverture est de Siegfried Jonas

© Copyright Editions Anthropos 1973

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BERNARD DELFENDAHL

LE CLAIR ET L'OBSCUR

Critique de l'anthropologie savante Défense de l'anthropologie amateur

15, rue Racine, 75006 PARIS

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« Study is like the heaven's glorious sun, That will not be deep-searched with saucy

[looks ; Small have continual plodders ever won, Save base authority from others' books. »

SHAKESPEARE. (Love's Labour's Lost, I, 1.)

AVANT -PROPOS * En lisant Claude Lévi-Strauss aussi bien que

Louis Dumont* j'avais souvent l'impression d'esprits très informés et vigoureux qui exposaient des thèses d'une cohérence à première vue inexpugnable, mais en même temps je restais mal à l'aise comme on l'est lorsqu'on rencontre un raisonnement sophis- tique pour la première fois : la conclusion est fascinante, l'intelligence qui brille dans la démons- tration est manifeste et séduisante mais on se sent non satisfait avec l'exposé bien que l'on ne puisse

* Je voudrais qu'il soit bien compris qu'il s'agit ici uni- quement d'un examen critique des méthodes de recherche ou d'exposition de ces auteurs. Du point de vue personnel je ne peux reconnaître de leur part que de la bienveillance à mon égard : c'est par leur accueil et leur soutien que j'ai pu accéder à la situation d'anthropologue professionnel avec les privilèges et les avantages matériels que cela comporte.

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parfois, à moins de beaucoup de temps et de ré- flexion, mettre le doigt sur la faille qui fausse tout. Ce malaise à l'égard de ces deux auteurs, des sommités de l'ethnologie française, ne m'est pas particulier et il peut être intéressant d'exposer les défauts essentiels que je crois leur avoir trouvés.

Il m'a paru que Lévi-Strauss se présente comme clair et que c'est en cela qu'il séduit ; mais il s'agit de la clarté de cadres conçus d'avance et construits sur des principes simples et qu'il plaque artificiel- lement sur la complexité et l'obscurité du matériel considéré. Il est normal que de tels cadres soient clairs, comme le sont ceux d'un Calvin ou des Mormons, mais si on ne partage pas la foi qui fait que l'on y adhère, alors on se sent mal à l'aise à l'égard de leur application universelle et simpliste. Il s'agit, en somme, de la clarté du simplisme. Louis Dumont, au contraire, se présente comme profond et donc obscur, mais, lorsque l'on regarde de plus près, il s'agit plutôt de l'obscurité du confus que de celle de la profondeur — en outre il nous laisse souvent mal à l'aise devant des généralisa- tions apparemment arbitraires. Il sera nécessaire de traiter aussi de ce que je crois avoir décelé comme la faille bien subtile du structuralisme en général, à savoir la confusion entre définir et connaître.

Il ne sera pas question d'une revue de l'ensemble de l'œuvre des deux auteurs, mais de l'étude détaillée d'un passage exemplaire pris chez chacun d'eux suivi de références plus succinctes à d'autres passages pour démontrer que les passages analysés en détail ne constituent pas des exceptions, des lapsus, ou des corps étrangers dans l'ensemble de leur œuvre, du point de vue des défauts relevés. On étudiera donc d'abord chez Lévi-Strauss un

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passage particulièrement flagrant quant à la façon de rester dans la clarté en réduisant systématique- ment un matériel, obscur par sa complexité, aux seules dimensions d'un principe unique, clairement saisi et formulé et donc lumineux ; on verra par contre que le faisceau lumineux est si étroit ou d'un spectre si limité que parfois, ne trouvant rien dans l'objet qui puisse refléter sa lumière spéci- fique, le chercheur en fabrique de toutes pièces une facette appropriée afin de pouvoir l'éclairer, afin de rester dans la clarté — afin surtout, peut- être, de saisir l'objet dans l'emprise sûre d'un prin- cipe unique, que lui, le chercheur, saisit d'avance d'une foi décidée — cf. Descartes qui aurait voulu comprendre, saisir avec certitude tout l'univers connaissable à partir d'un seul principe. Chez Dumont, nous prendrons au contraire un passage où l'obscurité due à la confusion de pensée, aux glissements de sens, aux équivalences arbitraires est la plus flagrante — un passage où nous aurions plutôt, selon l'estimation de l'auteur, me semble-t-il, un exemple de choix de la difficulté de sa pensée qui serait due à sa profondeur ou du moins à son originalité xénocentrique selon laquelle le chercheur s'efforce de voir et d'apprécier la société étrangère dans le cadre d'abord de l'idéologie indigène avant de considérer la possibilité de lui appliquer des cadres tirés de l'idéologie de la société du chercheur.

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PREMIÈRE PARTIE

CLAUDE LÉVI-STRAUSS, homéliste et scolastique

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I. — L'ESPRIT HUMAIN : ESTHETIQUE ET MYTHOLOGIE

Regardons de près ce que Lévi-Strauss écrit sur le « modèle réduit » et l'« effet esthétique » (La Pensée Sauvage, p. 34 § 2) : « La question se pose, de savoir si le modèle réduit... n'offre pas, toujours et partout, le type même de l'œuvre d'art ». En effet, poser une telle question pourrait nous con- duire, à travers l'examen de tous les cas concrets contenus virtuellement dans le « toujours et par- tout », à y répondre par oui ou par non et à appro- fondir notre compréhension de l'« effet esthétique » en dégageant certaines de ses racines et caractères. Cependant on a l'impression qu'il ne s'agit pas véritablement d'une question mais d'une affirmation de la part de l'auteur ; cette impression est immé- diatement confirmée par le fait que l'auteur ne la pose vraiment plus (bien que quelquefois il utilise une tournure plus ou moins interrogative) mais se met uniquement à justifier la réponse affirmative dans tous les cas où on serait tenté de répondre négativement.

D'abord nous avons l'énoncé « il semble bien que tout modèle réduit ait vocation esthétique » — je ne sais pas pourquoi il en semble ainsi à l'auteur, car je serais étonné qu'il en semble ainsi à beaucoup de lecteurs. Ne faudrait-il pas penser plutôt que la fascination du modèle réduit — car on pourrait, de toute vraisemblance, affirmer que le modèle réduit est toujours fascinant, toujours de « vocation fascinante » — vient d'une part du fait que ses dimensions sont toujours loin de celles de la nature, et d'autre part, parfois aussi du méti- culeux du travail requis pour le réaliser ; de même le modèle agrandi (pensons aux libellules de Ber-

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nard Buffet) est fascinant par ses dimensions anor- males et parfois par l'importance des moyens requis pour sa réalisation. Mais la fascination n'est pas la même chose que le sentiment du beau, l'effet esthétique : si l'être représenté est laid, ce ne sont pas ses dimensions qui vont nécessairement le rendre beau (un petit homme grimaçant est-il beau là où un homme grand et grimaçant serait laid ?) et si le travail est maladroit et bâclé ce n'est pas la réalisation de quelque chose de petit qui le rendra objet d'admiration esthétique. Donc l'auteur fait suivre une question tendancieuse par une affir- mation sans aucun fondement apparent et où il veut entraîner de connivence le lecteur par le « il semble bien que ».

Puis, demande-t-il, « d'où tirerait-elle cette vertu constante (la vocation esthétique), sinon de ses dimensions mêmes ?» — nous avons ici de nouveau un essai d'entraîner le lecteur, par la forme inter- rogative, à une conclusion facile et sans vraisem- blance véritable. Même s'il était vrai que tout modèle réduit ait une vocation esthétique, cela pourrait venir, à priori aussi bien du fait qu'il est « modèle » que du fait qu'il est « réduit », ou de tout un ensemble d'autres caractères non contenus dans sa définition, tel son caractère hors nature ou sa gratuité non utilitaire, etc. — il n'y a aucune raison évidente à priori de donner la priorité à ses dimensions réduites.

Puis on affirme : « inversement l'immense majo- rité des œuvres d'art sont aussi des modèles réduits ». Cet énoncé pourrait donner lieu à quel- que réflexion valable si l'auteur n'entreprenait pas tout de suite de démontrer que toute œuvre d'art est un modèle réduit.

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Il poursuit : « On pourrait croire que ce carac- tère tient d'abord à un souci d'économie, portant sur les matériaux et sur les moyens, et invoquer à l'appui de cette interprétation des œuvres incontes- tablement artistiques, bien que monumentales. » Ici le « on pourrait croire » veut de nouveau nous entraîner de connivence et le reste de l'énoncé, que l'auteur entend réfuter, est d'une généralité si peu nuancée qu'il n'a aucune vraisemblance : et il est évident que dans le cas du bateau dans la bouteille il s'agit d'astuce et d'espace plutôt que d'économie, que dans le cas de la maquette d'étude pour des œuvres de génie ou d'architecture il s'agit d'économie, et que pour les modèles réduits au Musée de la Marine il s'agit à la fois d'espace et d'économie — et dans d'autres cas (par exemple Disneyland) il s'agira de la fascination des dimen- sions hors nature. Cela est évident et on ne pour- rait donc pas croire au souci unique d'économie.

« Encore faut-il s'entendre sur les définitions », écrit l'auteur. Cependant il ne nous donne aucune définition de l'« effet esthétique ».

Puis il réfute une à une les objections possibles imaginées par lui-même : « les peintures de la cha- pelle Sixtine sont un modèle réduit en dépit de leurs dimensions imposantes, puisque le thème qu'elles illustrent est celui de la fin des temps ». N'avons-nous pas ici l'impression de subir un tour de passe ? Il devrait s'agir plutôt de savoir d'une part si ces peintures sont perçues comme des modèles réduits et d'autre part si cette perception est une cause effective de l'« effet esthétique ». En outre, il est indéniable qu'elles sont perçues comme colossales, par leur étendue même et en tant que contenant des figures humaines plus grandes que nature, et que cette grandeur fasse effet, esthétique

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ou non — mais l'auteur se préoccupe uniquement de maintenir son énoncé. « Il en est de même avec le symbolisme cos-

mique des monuments religieux ». Est-ce que cepen- dant ce symbolisme est perçu chaque fois que ces monuments produisent un effet esthétique sur celui qui les contemple ?

« D'autre part, on peut se demander si l'effet esthétique, disons d'une statue équestre plus grande que nature, provient de ce qu'elle agrandit un homme aux dimensions d'un rocher et non de ce qu'elle ramène ce qui est d'abord, de loin, perçu comme un rocher, aux proportions d'un homme. » On croirait ici à une grosse plaisanterie — et peut- être est-ce dans cet esprit que l'auteur l'a formulé. Je ne voudrais pas que l'on s'y méprenne — je trouve que c'est bien qu'au moins quelques hommes aient la liberté (donnée par leur réputation, que celle-ci soit fondée ou non) de faire imprimer toutes les sornettes qu'ils veulent, dictées par leur libre fantaisie — cela peut compenser la lourdeur que l'on exige trop souvent d'un ouvrage « sérieux » et même stimuler la fantaisie du lecteur ; cepen- dant il est alors souhaitable que celui-ci soit averti et sache les déceler pour ne pas faire fausse route et s'attarder en réflexions sérieuses sur des plai- santeries de passage qui ne touchent que le super- ficiel, et même cela sophistiquement.

Pour conclure le paragraphe : « Enfin, même la . « grandeur nature » suppose le modèle réduit, puisque la transposition graphique ou plastique implique toujours la renonciation à certaines dimen- sions de l'objet ; en peinture, le volume ; les cou- leurs, les odeurs, les impressions tactiles, jusque dans la sculpture ; et, dans les deux cas, la dimen- sion temporelle, puisque le tout de l'œuvre figurée

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est appréhendé dans l'instant. » Le moins que l'on puisse dire est qu'on a l'impression d'être loin du « modèle réduit » du bricoleur ! A ce rythme, on peut appréhender n'importe quoi comme « modèle réduit » : le chien serait un « modèle réduit » du cafard en tant qu'il lui manque deux pattes pour faire les six de l'insecte, comme à la statue il man- que la quatrième dimension, la temporelle, de l'être figuré ; l'homme serait un modèle réduit du singe en tant qu'il lui en manque la longueur des poils.

Enfin ce n'est pas pour arriver à une conclusion différente de celle de l'auteur sur le caractère spé- cifique de l'œuvre d'art que j'ai examiné ce passage en détail. Il est plutôt trop évident, de ce qui pré- cède, que ce n'est pas en tant que modèles réduits, supposons même qu'elles soient telles, que les œuvres d'art produiraient leur effet esthétique : si je voulais formuler une hypothèse, ce serait plutôt celle-ci : pour qu'un phénomène ou une chose quel- conque produise un effet esthétique, positif ou négatif, il faut qu'il soit objet de contemplation ; il sera, sous cet aspect, retiré de la vie pragmatique (une cathédrale est belle lorsque je la contemple ; lorsque j'y prie elle n'est pas belle mais sainte — bien que mon acte de prière puisse être beau pour celui qui le contemplerait) ; l'œuvre d'art serait donc particulièrement apte à l'effet esthé- tique car le changement d'échelle ou la suppression d'une dimension, ou son adjonction (pensons aux sources lumineuses mouvantes), la retire d'office du monde pragmatique, aidant ainsi à la rendre exclusivement à la contemplation et à être estimée, comme l'a voulu l'artiste, en tant que beau (ou laid) et non en tant qu'utile ou habile — le modèle réduit aurait ce caractère de retrait par rapport à la vie pratique en commun avec l'œuvre d'art et pourra donc partager souvent le rôle esthétique

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qui est essentiel à celle-ci ; mais ce n'est pas en tant que réduit qu'il sera beau ou laid.

Ce que je veux faire ressortir est plutôt la manière dont l'auteur traite un objet d'étude et le genre de raisonnement qu'il nous expose pour notre assentiment ; le présent essai est peu concerné par la question de savoir si les conclusions de l'auteur sont vraies ou fausses en elles-mêmes. Il me semble que l'on pourrait caractériser la méthode que nous avons relevée dans ce paragraphe sur le modèle réduit comme étant de la très mauvaise scolastique. L'auteur pose le principe qu'il faut s'entendre sur les définitions, ce qui est bien sco- lastique, puis il ne procède pas à définir clairement, ce qui est de la mauvaise scolastique. Il énonce une thèse (bien que formulée interrogativement) : le modèle réduit offre toujours et partout, le type même de l'œuvre d'art — et si nous plaçons cette affirmation dans son contexte nous pouvons ajou- ter : en tant que producteur d'effet esthétique. Puis en vrai scolastique, selon tout ce qu'il y a de plus mauvais dans cette école, il se met à réduire tous les objets ou expériences rencontrées aux dimen- sions de son énoncé au lieu de laisser celui-ci s'élargir, voire se mettre en question, en fonction des phénomènes autres que ceux à partir desquels l'énoncé était d'abord formulé comme explication : que quelqu'un relie le modèle réduit à l'effet esthé- tique de l'œuvre d'art, cela doit venir en premier lieu, comme il semble être le cas d'après ce que l'auteur écrit au sujet de Clouet (Pensée Sauvage, p. 38 § 2), de la contemplation d'une œuvre d'art du genre d'une exquise miniature, plutôt que de la rencontre d'une statue équestre colossale ; puis en rencontrant celle-ci on croirait qu'il faudrait mettre en question le lien que l'on aurait formulé d'après un cas différent et limité. Au contraire,

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l'auteur, selon tout ce que la scolastique a de plus néfaste, de plus appauvrissant, réduit le second cas aux dimensions de l'énoncé qui était fondé sur le premier : il faut que la statue colossale puisse être elle aussi un modèle réduit afin que le principe énoncé ne soit pas contredit. Nous avons ici le contraire de cette richesse du procédé inductif où l'ethnographie constitue la seule base valable d'une ethnologie, qui se laisse toujours remettre en ques- tion par des faits nouveaux ou récalcitrants ; Lévi- Strauss évite ces tâtonnements, l'à-peu-près, l'incer- titude de l'induction et rend les faits intelligibles par la clarté du procédé déductif — à partir d'un principe sûr, avec une foi décidée, il interprète avec perspicacité tous les faits qui surviennent, les taillant sur mesure pour qu'ils s'intègrent parfai- tement dans la chaîne nette, intelligible, claire, du processus déductif en cours. Ce procédé est le plus apte à confirmer une foi mais sa capacité de décou- verte est pour ainsi dire nulle : il éclaire tout ce qu'il rencontre avec la lumière de la foi en l'inter- prétant, en lui donnant un sens, en fonction de celle-ci ; mais cet éclairage est si souvent, comme ici, d'un arbitraire et d'une pauvreté tels par rap- port à la complexité, à la richesse de l'objet brut que l'on étudie qu'il ne perce aucunement l'être profond de celui-ci, de sorte que la plupart du temps il ne nous apprend strictement rien : on s'exerce à défendre sa foi, sa conviction, mais on ne découvre rien — autant à ce moment-là faire de la philosophie pure, de l'ethnologie déductive, sans s'occuper d'expériences de terrain — « pour- quoi donc aller dans des tribus lointaines ? » comme dit Lévi-Strauss lui-même au sujet de Malinowski (cité par J. Pouillon, in Race et Histoire, p. 94).

En fin de compte c'est ainsi que les œuvres de Lévi-Strauss me paraissent : elles ne m'apprennent

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strictement rien sur la mentalité, la façon de penser des « sauvages », elles ne font que m'informer sur la façon de penser de Cl. Lévi-Strauss, leur nombre et leur étendue dans le temps, l'uniformité de leurs thèmes et de leur méthode permettant une assez grande certitude inductive à cet égard. D'ailleurs l'auteur dit lui-même de son ouvrage Le Cru et le Cuit (p. 14 § 1) : « Ce livre sur les mythes est-il, à sa façon, un mythe. A supposer qu'il possède une unité, celle-ci n'apparaîtra qu'en retrait ou au-delà du texte. En mettant les choses au mieux, elle s'établira dans l'esprit du lecteur » et plus loin (p. 20) : « Nous ne prétendons donc pas montrer comment les hommes pensent dans les mythes, mais comment les mythes se pensent dans les hommes, et à leur insu. » Il faut conclure donc que le livre en question se pense en tant que mythe dans l'esprit de l'auteur, et que c'est là que le lecteur trouvera l'unité dont il s'agit, tout comme l'auteur trouve l'unité des mythes qu'il étudie dans le fonctionnement des esprits qu'ils révèlent. Autre- ment dit nous accédons par son livre surtout à la connaissance du fonctionnement de l'esprit de l'auteur — mais si nous voulons avoir accès plutôt à la mentalité des auteurs ou usagers des mythes étudiés il n'est pas sûr que nous acceptions comme argent comptant l'affirmation que c'est pareil, qu'il importe peu, de quel sujet pensant il s'agit, que « cela revient finalement au même que, dans ce livre, la pensée des indigènes sud-américains prenne forme sous l'opération de la mienne, ou la mienne sous l'opération de la leur » (Le Cru et le Cuit, p. 21 § 3). Il est vrai que la stimulation de la pensée est peut-être le but essentiel de toute étude en sciences humaines pures, mais nous pouvons pré- férer, en pensant qu'elle sera ainsi plus riche, que cette stimulation vienne d'un contact le plus direct

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possible avec la réalité de l'indigène plutôt qu'avec celle de l'anthropologue — et cela d'autant plus lorsque nous voyons, comme nous l'avons fait plus haut, que celui-ci, au lieu de se laisser stimuler par chaque objet rencontré et qui ainsi passerait à travers lui jusqu'à nous, tend à le réduire aux dimensions d'une conviction pré-existante de sorte que le lecteur n'est aucunement conduit jusqu'à la matière à étudier. Lorsqu'il s'agit de domaines auxquels le lecteur a un accès autonome facile c'est moins grave, car nous pouvons contempler et analyser les matériaux au même titre que l'auteur lui-même, comme nous l'avons fait plus haut pour les œuvres d'art ; lorsqu'il s'agit des phénomènes ayant lieu chez des indigènes lointains, cet accès est plus difficile et nous devons être d'autant plus sur nos gardes pour ne pas tomber dans l'embûche, l'ornière de la clarté unilinéaire de l'auteur.

Lorsque l'auteur écrit : « Ce qui importe, c'est que l'esprit humain sans égard pour l'identité de ses messagers occasionnels, y manifeste une struc- ture de mieux en mieux intelligible à mesure que progresse la démarche doublement réflexive de deux pensées agissant l'une sur l'autre » (Le Cru et le Cuit, p. 21 § 3), nous nous méfions de ce « mieux en mieux intelligible », préférant une certaine obscu- rité à une intelligibilité qui serait obtenue au prix de réduire le réel complexe et même incohérent aux limites d'une zone de clarté factice — dans les sciences humaines ce qui est « intelligible » est peut-être ce qui est le moins important, le plus pauvre, la richesse restant indissociable du fait brut — la véritable richesse, pour le lecteur, serait donc, en ce qui concerne l'anthropologie sociale, dans l'ethnographie et non dans l'ethnologie ; les œuvres de Lévi-Strauss, malheureusement sacrifient la première, presque entièrement la seconde ; ou

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même pas, elles la sacrifient plutôt à la philosophie pure, et qui plus est, à une philosophie particu- lièrement pauvre.

Il ne faut pas penser que le passage que nous avons analysé en détail est une sorte de lapsus au sein d'une œuvre par ailleurs habituellement sérieuse et consistante. Les paragraphes qui suivent ce passage sont susceptibles de critiques du même genre mais il serait trop fastidieux de les exposer. Dans ce chapitre de La Pensée Sauvage il s'agit de jeter les bases d'une théorie générale ; voyons ce qui se passe lorsque l'auteur analyse concrètement un mythe.

Lorsque dans La Geste d'Asdiwal Lévi-Strauss se met à dégager une série d'« oppositions non résolues » dans l'histoire du héros il écrit à un moment : « ... une chasse sur un récif en haute mer, c'est-à-dire sur terre et eau données en conjonction » (p. 15 § 3) et plus loin : « Le roi des montagnes (...) est bloqué sur une dérision de montagne, et dou- blement : simple récif d'une part, entouré et presque submergé par la mer, de l'autre » (p. 16 § 3). Il me semble que ce que l'ethnographe, ou l'ethno- logue véritable, c'est-à-dire l'exégète empirique et inductif de l'ethnographie, voudrait savoir ici est si le récif mythique se pense dans l'esprit des indi- gènes « comme étant à la fois terre et eau et comme une dérision de montagne ». Qu'il se pense ainsi dans l'esprit de Lévi-Strauss a peut-être autant d'importance en soi pour l'étude de la « structure

. de l'esprit humain » en général ; cependant si en fait ce qui se passe dans l'esprit de Lévi-Strauss est ce qui nous intéresse au premier chef, que ce soit à simple titre d'exemple de l'esprit humain, nous aurions autant de profit à étudier ses dis- cours « sur la supériorité respective des autobus et des tramways» (Tristes Tropiques, p. 55 § 2)

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que de suivre ses analyses de mythes amérindiens — nous pourrions même y avoir avantage étant donné que le matériel étudié serait plus à notre portée ; en effet, « pourquoi aller dans des tribus lointaines ? ».

Qu'il soit vrai que « les mythes se pensent dans les hommes à leur insu », il ne suffit pas tout de même qu'un savant étranger pense un mythe pour qu'il atteigne comment celui-ci se pense chez les autres, les indigènes. Je ne veux pas dire qu'il fau- drait démontrer que les indigènes s'explicitent à eux-mêmes que le récif est « une dérision de mon- tagne » mais il faudrait au moins montrer que le répertoire de leurs expériences, concepts et procé- dés de pensée rend évident ou au moins probable que c'est dans le sens de l'interprétation, au moins inconsciemment, que l'élément en question est intro- duit dans le mythe. Qu'une jeune personne soit crispée par les discours de toute femme d'un cer- tain âge et que nous sachions que ses rapports avec sa mère étaient ceux d'un déchirement mutuel sans trêve, alors nous dirions, en accord avec Lévi- Strauss je pense, que ces femmes se pensent en cette personne probablement comme si elles étaient sa mère sans que pour autant elle les pense expli- citement comme telles ; cependant pour qu'une telle supposition soit sérieusement fondée il faut que nous connaissions ses rapports, extérieurs aussi bien qu'affectifs, avec sa vrai mère : de même pour que l'on puisse légitimement supposer qu'un récif ou quelqu'autre objet ou passage ait tel ou tel sens ailleurs que dans l'esprit du chercheur il faut que l'on sache de quelles conceptions et émotions le récif est habituellement revêtu chez les auteurs ou usagers indigènes du mythe — et on voit diffici- lement comment on peut le savoir sans avoir vécu

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avec eux ou sans avoir intégré en soi l'expérience d'autres qui l'auraient fait.

Le traitement auquel Lévi-Strauss soumet l'his- toire d'Asdiwal ressemble au contraire à celui que faisaient subir à la Bible les exégètes et les homé- listes chrétiens d'un autre âge : on ne cherche pas à savoir par le contexte contemporain quel sens avait le récit pour ceux qui l'ont établi ou quel sens il avait pris pour ses usagers à travers les âges ; on s'acharne exclusivement à lui donner un sens dans le contexte actuel, le contexte chrétien, on veut à tout prix — et on ne veut que ça — l'intégrer dans la vérité chrétienne, ce qui n'est pas difficile, d'ailleurs, car celle-ci est la seule vérité et on sait donc d'avance qu'elle recouvre tout : en commémorant la mort de Jésus le Vendredi-Saint, on chante pendant l'Adoration de la Croix le rôle du bois dans la vision chrétienne du monde — l'arbre qui porta le fruit mangé par Adam et Eve était du bois, la Croix qui porta Jésus, rédemp- teur, était aussi du bois ; on peut, on doit donc relier les deux pour chanter : « le Créateur destina dès lors le bois à la réparation des maux que le bois avait causés ». Que les auteurs ou usagers du récit de la Chute comprennent dans ce sens l'arbre de la Tentation, voulant y représenter le bois à double destin, ou que quelque chose d'inconscient dans le contenu ou la structure de leur esprit leur ait fait y insérer l'arbre dans ce sens ou non, « qu'importe ? » dirait Lévi-Strauss (Le Cru et le Cuit, p. 21 § 3) ; ce qui importe essentiellement c'est de rencontrer la vérité chrétienne (comprise comme la vérité globale et universelle) « toujours et partout » (Pensée Sauvage, p. 34, § 2) dans toute chose et à tout moment car c'est elle seule qui enrichit l'âme et l'humanité entière. De même, en éliminant tout « égard pour l'identité des messagers

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Le clair et l'obscur

A partir d'une analyse critique de la pensée de Claude LEVI-STRAUSS et de Louis DUMONT, on aboutit ici à une mise en question de toute anthro- pologie « savante ». Un savoir qui saisit l'objet d'étude est contrasté avec une connaissance qui le fréquente sans le soumettre. Cette dernière est le propre de l'amateur — l'autre appartient au « savant » professionnel. Pour que l' ethnologie pro- fessionnelle échappe, s'il le faut, à une stérilité sans issu, dont le structuralisme pur de Claude LEVI- STRAUSS était peut-être le point culminant, il faut que les professionnels acceptent d 'être des amateurs parmi des armateurs — les prétentions de la « pro- fession » s'écrouleront, mais il deviendra de nouveau possible de rencontrer un « exotique » non-anémié des hommes et non des cadres vides. L 'homme est un champ de connaissance propre à tout homme et ne doit pas devenir la chasse gardée, voire la proie, d'un « savoir-saisie ». J'existe, je vis, et je suis heureux que nous nous fréquentions dans une relation où nous pourrons nous épanouir — saisis- moi et tu nous figes dans un réduit stéril. L im- périalisme intellectuel est de même nature que l'impérialisme politique ou économique — la saisie est « efficace », mais stérilisante.

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