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Le Faux Coupon

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Léon Tolstoï

Le Faux Coupon

Traduction nouvelle et préface dePierre Skorov

Éditions Temps & Périodes

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Directeur de collection :

Viatcheslav Répine

© Éditions Temps & Périodes, 2009, pour la traduction française.

www.tempsetperiodes.com

ISBN : 978-2-35586-016-4

Tous droits réservés. Aucune partie de ce livre ne peut être reproduite ou transmise sous quelque forme ou par quelque moyen électronique ou mécanique que ce soit, par photocopie, enregistrement ou par quelque forme d’entreposage d’information ou de système de recouvrement, sans la permission écrite des éditeurs.

© Couverture Tatiana Répina

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Préface

Le comte Léon Tolstoï, l’un des écrivains les plus illustres au monde et figure emblématique de la litté-rature russe, naît en 1828 dans le domaine familial de Iasnaia Poliana. Dans sa Confession (1882), l’écrivain distingue quatre étapes majeures de sa vie. Après une enfance et une adolescence heureuses, Tolstoï entre dans l’armée et combat à Sébastopol pendant la guerre de Crimée. En 1862 il se marie, se retire à Iasnaia Poliana et se consacre à sa famille, à la gestion de ses propriétés et à l’écriture. Ses œuvres les plus célèbres, Guerre et Paix (1869) et Anna Karénine (1877), sont écrites durant cette période. La dernière période de sa vie est marquée par une recherche de plus en plus fervente de la vérité, qui s’accompagne d’une aspira-tion au dénuement, d’une reconsidération radicale des traditions esthétiques, d’une remise en question de la religion orthodoxe officielle qui entraîne son excom-munication en 1901.

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C’est pendant cette période que Léon Tolstoï écrit La Mort d’Ivan Ilitch (1886), La Sonate à Kreutzer (1891), Résurrection (1899), mais aussi des traités philosophi-ques : Ce en quoi je crois (1884), Le Royaume de Dieu est en vous (1894), Qu’est-ce que l’Art (1897).

Autant que sa vie, l’art de Tolstoï est marqué par un profond conflit entre sa nature sensuelle et une aspira-tion incessante vers le perfectionnement spirituel, entre son génie artistique et la recherche rationnelle du sens. Comme l’écrit Dmitri Méréjkovski, critique, historien et philosophe russe du début du XXème siècle, « Tourguéniev est enivré par la beauté, Dostoïevski par la souffrance humaine et Tolstoï par la soif de vérité. (…) La réalité qu’ils décrivent s’en trouve affectée, comme les contours d’un objet que reflète une surface ondoyante. »* Vers la fin de sa vie, l’œuvre de Tolstoï devient ainsi de plus en plus conditionnée par ses préoccupations philosophiques et éthiques.

La majeure partie du Faux Coupon est écrite entre 1902 et 1904, peu avant la mort de l’écrivain en 1910. Le contenu moral de cette parabole prime indubitable-ment sur sa forme. Trois idées centrales se distinguent, auxquelles les différentes lignes du récit servent d’illus-tration.

L’enchaînement saccadé des épisodes montre avec une exactitude presque mathématique que la moindre des

* D. Méréjkovski, L. Tolstoï i Dostoïevski. Vetchnyé spoutniki, (Moscou, Respoublika, 1995), p. 466-467 (traduit du russe par P. Skorov).

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fautes est susceptible d’engendrer massacres et souffran-ces. Il n’y a donc pas d’acte humain qui soit insignifiant ; l’homme est responsable du moindre de ses actes et pour toutes les conséquences qui en découlent jusqu’à la fin des temps.

La raison humaine est pourtant incapable de prévoir et de considérer la multitude infinie de conséquences qu’engendre chaque action. Une vie juste, illustrée par plusieurs personnages du récit, consiste à suivre les préceptes de l’Évangile et à pratiquer l’amour intuitif du prochain sans chercher à donner un fondement rationnel à sa foi.

En fin de compte, « tendre la seconde joue » apparaît dans Le Faux Coupon comme l’unique moyen d’endiguer le Mal. C’est en effet par la vengeance et le châtiment que le Mal se propage en s’amplifiant. Le récit montre que seul le refus passif du Mal, et non une lutte active, est capable d’absorber l’onde sismique du Mal et d’y mettre fin.

Ce schéma philosophique est exposé dans un style sec et rugueux, souvent négligé, qui favorise la force didacti-que au détriment du réalisme et de l’agrément stylistique. Le récit s’interrompt brusquement ; certains passages sont répétitifs, d’autres contradictoires. Ceci est en partie dû à la nature inachevée de ce texte sur lequel Tolstoï a travaillé par intermittence. Ce style contribue pourtant directement à l’objectif du récit : il focalise l’attention du lecteur sur son contenu éthique. L’une des caractéristiques les plus frappantes de ce style est la contraction du temps narra-tif. Nabokov affirme très justement que le temps dans les

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romans de Tolstoï est remarquablement proche du lecteur : il s’écoule à l’allure de sa montre et c’est ce qui rend l’univers de Guerre et Paix ou d’Anna Karénine si fami-lier et la narration si absorbante.* Le Faux Coupon suscite une perception du temps très différente. Les descriptions autant que les dialogues sont subordonnés à une logique non pas de narration, mais de démonstration. Comme dans une parabole biblique, le temps est en même temps condensé et inexistant.

Ce récit révèle les thèmes qui préoccupaient particu-lièrement Tolstoï vers la fin de sa vie. Il offre par ailleurs l’exemple d’un style singulier, en rupture avec les chefs-d’œuvre universellement connus de l’écrivain et égale-ment avec d’autres récits de la même période. C’est là son intérêt historiographique. Dans un contexte plus large, le laconisme et la densité du Faux Coupon, une construc-tion en brefs tableaux juxtaposés, une rupture abrupte du récit (que l’on peut légitimement supposer voulue par l’écrivain), préfigurent la littérature moderniste de l’entre-deux-guerres, et font du Faux Coupon une expé-rimentation stylistique originale. D’un point de vue éthi-que, ce récit demeure d’une actualité aussi permanente que n’importe laquelle des paraboles de la Bible.

Pierre Skorov

* V. Nabokov, Lektsii po Russkoi literature (Moscou, Nézavisimaïa Gazeta, 1996), p. 225.

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Première partie

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I

Fiodor Mikhaïlovitch Smokovnikov, président de la Cour des comptes, homme qui tirait une fierté parti-culière de son incorruptible honnêteté, libéral austère, non seulement libre-penseur, mais haïssant tout ce qui a trait à la religion qu’il considérait comme un reste de superstition, était rentré de son bureau de fort méchante humeur. Le gouverneur de la province lui avait envoyé une note stupide, et qui pouvait laisser supposer que Fiodor Mikhaïlovitch avait agi malhon-nêtement. Fiodor Mikhaïlovitch en fut piqué au plus vif et écrivit aussitôt une réponse énergique et veni-meuse.

À la maison, il paraissait à Fiodor Mikhaïlovitch que chacun cherchait à le contrarier.

Il était cinq heures moins cinq. Il pensait que le dîner serait servi tout de suite, mais le dîner n’était pas prêt. Fiodor Mikhaïlovitch claqua la porte et s’en

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alla dans sa chambre. Quelqu’un frappa. « Qui diable est-ce encore ? » pensa-t-il et il cria :

— Qui est là ?Dans la chambre entra un garçon de quinze ans, le

fils de Fiodor Mikhaïlovitch, élève de cinquième du lycée.

— Qu’est-ce que tu veux ?— C’est aujourd’hui le premier du mois.— Quoi ? L’argent ?Il était établi que, le premier de chaque mois, le père

donnait à son fils trois roubles d’argent de poche. Fiodor Mikhaïlovitch fronça les sourcils, tira son portefeuille, chercha et sortit un coupon de deux roubles cinquante ; puis prit son porte-monnaie et compta encore cinquante kopeks, en pièces. Le fils se taisait et ne prenait pas l’argent.

— S’il te plaît, papa, donne-moi une avance.— Comment ?— Je ne te l’aurais pas demandé, mais j’ai emprunté

sur l’honneur, j’ai promis de rembourser. En honnête homme, je ne puis pas… Il me faudrait encore trois roubles… Je t’assure que je ne t’en demanderai plus… Je ne demanderai plus… Je veux dire, ce n’est pas que je ne t’en demanderai plus, mais simplement… s’il te plaît, papa.

— Je t’ai dit...— Mais, papa… une seule fois…

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— Tu reçois trois roubles par mois, et ce n’est tou- jours pas assez… À ton âge, je ne recevais pas même cinquante kopeks.

— Maintenant tous mes camarades ont beaucoup plus. Petrov, Ivanitski reçoivent cinquante roubles.

— Et moi je te dis que cette conduite-là est digne d’un fripon. J’ai dit.

— Eh bien quoi, vous avez dit. Vous ne vous mettez pas dans ma situation, et moi je suis obligé d’agir comme un lâche. Cela ne vous fait rien, à vous.

— Dehors, garnement ! Ouste !Fiodor Mikhaïlovitch bondit et se jeta sur son fils.— Dehors ! Sinon c’est le fouet.Le fils prit peur et se vexa, mais le ressentiment

l’emporta sur l’effroi, et, tête baissée, il marcha rapi-dement vers la porte. Fiodor Mikhaïlovitch n’avait pas voulu le frapper, mais il se réjouissait de sa colère, et longtemps encore ses cris mêlés d’injures résonnèrent dans le dos de son fils.

Quand la femme de chambre annonça que Monsieur était servi, Fiodor Mikhaïlovitch se leva.

— Ce n’est pas trop tôt ! dit-il. Je n’ai presque plus faim.

Et, renfrogné, il alla se mettre à table.Au dîner, sa femme entama une conversation,

mais il grommela une réponse désobligeante et elle se tut. Le fils aussi se taisait, le nez dans son assiette.

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On mangea sans rien dire et c’est toujours sans rien dire qu’on se leva de table et qu’on se sépara.

Après le dîner, le lycéen retourna dans sa chambre, tira de sa poche le coupon et la monnaie, jeta le tout sur la table, enleva son uniforme et mit un veston. Il commença par prendre une grammaire latine très usée, puis verrouilla la porte, jeta l’argent dans un tiroir, sortit d’un autre tiroir des gaines à cigarettes, en remplit une, la boucha de coton et se mit à fumer. Il passa deux bonnes heures sur sa grammaire et ses cahiers, sans rien y comprendre, puis se leva et se mit à marcher de long en large dans sa chambre, se remé-morant toute la scène avec son père. Tous les mots blessants de son père et surtout son visage haineux lui revenaient en mémoire comme s’il l’entendait et le voyait à nouveau devant lui. « Garnement !... Sinon c’est le fouet !... » Et plus les souvenirs affluaient, plus il sentait qu’il détestait son père. Il se rappelait la manière dont son père lui avait dit : « Un escroc, voilà ce que tu seras. Tiens-le-toi pour dit. » — « Eh bien, à ce train, il y a de quoi devenir un escroc. Il peut parler, lui. Il a oublié qu’il a été jeune, lui aussi. Quel crime ai-je donc commis ?... Je n’ai fait qu’aller au théâtre, j’ai manqué d’argent, j’ai emprunté à Pétia Grouchetski… Quel mal y a-t-il à cela ?... Un autre aurait eu pitié de moi, il m’aurait demandé ce qui m’est arrivé, et lui ne pense qu’à lui

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et hurle des injures. Lui, quand il manque de quelque chose, il crie à faire trembler les murs, et moi, je suis un escroc. Non, il a beau être mon père, je ne l’aime pas. Je ne sais pas si c’est pareil pour les autres, mais moi, je ne l’aime pas. »

La femme de chambre frappa à la porte. Elle appor-tait un billet.

— On a demandé que Monsieur fasse impérative-ment une réponse.

Le billet disait :« Pour la troisième fois je te demande de me rendre

les six roubles que tu m’as empruntés ; mais tu te dérobes. Les gens honnêtes n’agissent pas ainsi. Je te prie de me les envoyer immédiatement par le porteur du présent. J’en ai moi-même affreusement besoin. Ne peux-tu donc pas les trouver ? Selon que tu me les rendras ou non, ton camarade qui t’estime ou te méprise,

Grouchetski. »

« Et voilà. Quel cochon tout de même… Il ne peut pas attendre. Je vais faire une nouvelle tentative. »

Mitia alla trouver sa mère. C’était son dernier espoir.

Sa mère était très bonne et ne savait pas dire non ; sans doute l’eût-elle aidé, mais ce jour-là elle était très préoccupée par la maladie du petit Pétia, âgé de

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deux ans. Elle gronda Mitia parce qu’il était venu brus-quement et avait fait du bruit, et elle refusa aussitôt. Il grommela quelque chose entre ses dents et s’en alla. Elle eut pitié de son fils et le rappela.

— Attends, Mitia ! dit-elle. Je n’ai pas d’argent aujourd’hui, mais je pourrai m’en procurer demain.

Mitia débordait encore de rage contre son père.— C’est aujourd’hui que j’en ai besoin, pas demain.

Puisque c’est ainsi, sachez que je m’en vais trouver un camarade.

Il sortit en claquant la porte.« Il n’y a rien à faire, il me dira où je peux enga-

ger ma montre », pensa-t-il en tâtant la montre dans sa poche.

Mitia prit dans son tiroir le coupon et les pièces de monnaie, mit son manteau et alla voir Makhine.

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II

Makhine était lycéen et portait la moustache. Il jouait aux cartes, connaissait les femmes et avait toujours de l’argent. Il habitait chez sa tante. Mitia savait que Makhine était quelqu’un de peu recommandable, mais quand il se trouvait en sa compagnie, malgré lui, il subis-sait son influence. Makhine était à la maison et s’apprê-tait pour aller au théâtre : sa chambre sale embaumait le savon parfumé et l’eau de Cologne.

— C’est mal parti, mon vieux, dit Makhine, quand Mitia lui conta son malheur, lui montra le coupon et les cinquante kopeks, et lui avoua qu’il lui fallait neuf roubles. Bien sûr, on peut engager la montre, mais on peut aussi faire mieux, dit Makhine avec un clin d’œil.

— Comment cela, mieux ?— C’est très simple. (Makhine prit le coupon). On

met 1 devant 2,50 et ça fera 12,50.

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— Mais est-ce qu’il existe des coupons pareils ?— Tu parles ! Et les billets de mille ? Une fois j’en

ai écoulé un comme ça.— Pas possible !— Alors ? On y va ? demanda Makhine en prenant

une plume et lissant le coupon d’un doigt de la main gauche.

— Mais ce n’est pas bien.— Eh, quelle foutaise !« En effet », pensa Mitia. Et il se rappela de nouveau

les injures de son père : « Escroc. » « Eh bien, je serai un escroc ! »

Il regarda Makhine. Makhine le dévisageait en souriant tranquillement.

— Eh bien ! Tu marches ?— Vas-y.Makhine traça soigneusement le chiffre 1.— Et maintenant, allons dans un magasin. Tiens, là,

au coin : des accessoires de photographie. J’ai juste-ment besoin d’un cadre pour cette petite personne.

Il prit la photographie d’une fille aux grands yeux, à la chevelure abondante et à la gorge splendide.

— N’est-ce pas un amour ?— Si, si. Mais comment…— Très simplement, tu verras. Viens.Makhine s’habilla et ils sortirent.

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III

Le timbre de la porte de la boutique de photographie sonna. Les lycéens entrèrent, parcourant du regard la pièce déserte et ses rayons remplis d’accessoires, ainsi que les vitrines sur le comptoir. Une femme laide au visage doux apparut par la porte de l’arrière-boutique et, se postant derrière le comptoir, demanda ce qu’ils désiraient.

— Un joli petit cadre, madame.— À quel prix ? demanda la dame en faisant défiler

adroitement divers cadres entre ses mains aux articu-lations gonflées, couvertes de mitaines. Ceux-ci sont à cinquante kopeks, ceux-ci sont plus chers. En voici un qui est très joli, c’est une nouveauté, un rouble vingt.

— Eh bien, va pour celui-ci. Mais ne pourriez-vous pas nous faire une petite réduction ? Je vous en donne un rouble.

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— Chez nous on ne marchande pas, répondit la dame avec dignité.

— Eh bien, soit ! dit Makhine, en posant le coupon sur la vitrine. Donnez-moi le cadre et la monnaie, mais faites vite. Nous devons être à l’heure au théâtre.

— Vous avez encore le temps, dit la dame ; et de ses yeux myopes elle se mit à examiner le coupon.

— Ce sera charmant dans ce cadre, pas vrai ? dit Makhine, s’adressant à Mitia.

— N’auriez-vous pas de monnaie ? demanda la vendeuse.

— Je le regrette bien, mais non. Mon père m’a donné cela, il faut bien que je le change.

— Mais n’avez-vous donc pas un rouble et vingt kopeks ?

— Nous n’avons que cinquante kopeks. Mais quoi, avez-vous donc peur qu’on cherche à vous tromper en faisant passer un faux coupon ?

— Non, pas du tout.— Autrement, rendez-moi le coupon. Nous le chan-

gerons ailleurs. — Alors combien vous dois-je ?— Eh bien, onze roubles et des kopeks.La vendeuse fit claquer le boulier, ouvrit le tiroir de

la caisse, en sortit un billet de dix roubles, puis, ayant remué la petite monnaie, elle prit encore six pièces de vingt kopeks et deux de cinq.

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— Soyez gentille de nous faire un paquet, dit Makhine en prenant tranquillement l’argent.

— Tout de suite.La marchande fit un paquet et le ficela. Ce fut seule-

ment lorsque le timbre de la porte eut sonné derrière eux et qu’ils se retrouvèrent dans la rue que Mitia reprit son souffle.

— Voici dix roubles pour toi, et laisse-moi le reste. Je te rembourserai.

Makhine se dirigea vers le théâtre et Mitia alla de son côté trouver Grouchetski pour payer sa dette.

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IV

Une heure après que les lycéens furent partis, le patron du magasin rentra et se mit à compter le profit de la journée.

— Ah, la cruche ! Ah, l’imbécile ! cria-t-il en voyant le coupon et ayant aussitôt remarqué la contrefaçon. Mais pourquoi prends-tu des coupons ?

— Mais toi-même, Génia, je t’ai vu en prendre, et précisément des coupons de douze roubles, dit la femme confuse, contrite et prête à fondre en larmes. Je ne sais pas moi-même comment ils ont réussi à me duper, ces lycéens, ajouta-t-elle. Un beau jeune homme, il avait un si bon genre.

— Et toi idiote... Tu es vraiment une idiote ! continua à pester le mari en comptant la caisse. Quand j’accepte un coupon, je sais ce que je fais et je vois ce qui est écrit dessus. Et toi, toute vieille que tu es, je parie que tu n’avais d’yeux que pour la belle gueule du lycéen…

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Sa femme n’y tint plus et se fâcha à son tour.— En voilà une manière d’homme ! Tu cries contre

les autres, et toi quand tu perds aux cartes cinquante-quatre roubles, ce n’est rien.

— C’est une autre affaire.— Je ne veux plus te parler, déclara sa femme.

Elle retourna dans sa chambre et se mit à se souvenir comment sa famille refusait son mariage, trouvant le mari de petite condition, et que son insistance avait eu raison de leurs objections. Elle se souvint de son enfant mort, de l’indifférence de son mari pour cette perte, et elle en ressentit une telle haine pour son mari qu’elle souhaita sa mort ; mais aussitôt après avoir pensé cela elle s’effraya elle-même d’un pareil senti-ment et se hâta de s’habiller et de sortir.

Quand son mari revint à l’appartement, sa femme n’était plus là. Sans l’attendre, elle s’était habillée et était partie seule chez un professeur de français de leur connaissance qui les avait conviés chez lui ce soir.

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V

Chez le professeur de français, un Polonais établi en Russie, il y avait un grand thé avec des gâteaux, après lequel les convives s’installèrent autour de quel-ques petites tables pour un whist.

La femme du marchand d’accessoires de photogra-phie s’assit à une table de jeu avec le maître de maison, un officier et une vieille dame sourde, en perruque, la veuve d’un marchand de musique, joueuse passionnée et très habile. La femme du marchand avait une chance extraordinaire : deux fois elle avait déclaré le grand chelem. Elle avait près d’elle une petite assiette avec des raisins et une poire et elle se sentait l’âme joyeuse.

— Où est donc Evguéni Mikhaïlovitch ? demanda la maîtresse de maison, assise à la table voisine. Nous l’avions inscrit comme cinquième joueur.

— Il doit être pris par ses comptes, répondit la femme d’Evguéni Mikhaïlovitch. Aujourd’hui il doit payer l’épicerie et le bois.

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Et, se rappelant la scène avec son mari, elle se rembrunit et ses mains aux mitaines tremblèrent de colère contre lui.

— Ah ! Quand on parle du loup…, dit le maître de maison à Evguéni Mikhaïlovitch qui entrait. Pourquoi avez-vous tardé ?

— Différentes affaires..., lui répondit Evguéni Mikhaïlovitch d’un ton réjoui en se frottant les mains. Et, à l’étonnement de sa femme, il s’approcha d’elle et lui dit :

— Tu sais, j’ai réussi à refiler le coupon.— Ce n’est pas possible !— Si... Je l’ai donné à un paysan pour son bois.Et Evguéni Mikhaïlovitch raconta à tous, avec

une grande indignation – sa femme complétait son récit par les détails –, comment deux lycéens avaient honteusement grugé sa femme.

— Eh bien, maintenant, à l’ouvrage ! dit-il en prenant place à la table, à son tour, et en battant les cartes.

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VI

En effet, Evguéni Mikhaïlovitch avait repassé le faux coupon au paysan Ivan Mironov en paiement de son bois.

Le commerce d’Ivan Mironov consistait à acheter quatre stères de bois dans un dépôt, les apporter en ville et les disposer de manière à obtenir cinq stères, qu’il revendait chacun au prix du dépôt.

En ce jour néfaste, Ivan Mironov avait apporté en ville de bonne heure un demi-stère de bois ; l’ayant vendu très vite, il rechargea un autre demi-stère qu’il espérait vendre aussi vite ; mais il tourna toute la jour-née sans trouver d’acheteur. Il tombait sur des citadins expérimentés qui connaissaient la filouterie habituelle des paysans et qui ne le croyaient pas lorsqu’il disait avoir apporté de la campagne le bois qu’il vendait. Lui-même avait faim, il était transi de froid dans son paletot usé en peau de mouton et sa vieille casaque

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de grosse laine déchirée. Vers le soir, la température était descendue sous les moins vingt degrés. Son petit cheval, qu’il rudoyait parce qu’il avait l’intention de le vendre à l’équarrisseur, refusait d’avancer. Aussi Ivan Mironov était-il prêt à vendre son bois à perte, quand il rencontra sur son chemin Evguéni Mikhaïlovitch, qui était sorti acheter du tabac et rentrait à la maison.

— Prenez du bois, barine, je vous le céderai à bon prix. Mon cheval n’en peut plus.

— Mais d’où viens-tu ?— Nous sommes de la campagne. C’est du bois à

nous, du bon bois sec.— On le connaît bien, votre bois sec. Combien en

veux-tu, alors ?Ivan Mironov demanda un prix fort, puis céda et,

enfin, laissa le bois au prix coûtant.— C’est parce que c’est vous, barine, et qu’il ne

faut pas le transporter trop loin, dit-il.Evguéni Mikhaïlovitch n’avait pas marchandé trop

longtemps, se réjouissant à l’idée de pouvoir écou-ler le coupon. À grand-peine, en aidant son cheval à tirer le traîneau, Ivan Mironov l’amena dans la cour et déchargea lui-même le bois dans le hangar. Le portier n’était pas là. Ivan Mironov maugréa en voyant le coupon, mais Evguéni Mikhaïlovitch parla d’une façon si convaincante, et avait l’air d’être un person-nage si important, qu’il céda.

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Ivan Mironov entra dans la pièce de service par la porte de derrière, se signa, laissa fondre les glaçons qui pendaient à sa barbe, puis, retroussant sa casa-que, sortit une bourse de cuir dans laquelle il prit huit roubles cinquante de monnaie pour les donner à Evguéni Mikhaïlovitch, et dans laquelle il déposa le coupon, en l’ayant préalablement enveloppé avec soin dans un morceau de papier.

Après avoir remercié le barine comme il convient, Ivan Mironov, frappant non plus avec le fouet mais avec le manche sa rosse couverte de givre, vouée à la mort et qui remuait à peine les jambes, dirigea le traîneau vide vers un débit.

Dans le débit Ivan Mironov demanda pour huit kopeks de vin et de thé, se réchauffa jusqu’à suer à grosses gouttes et, devenant d’humeur joviale, se mit à causer avec un portier assis à la même table que lui, auquel il raconta toute sa vie. Il lui raconta qu’il était du village de Vassilievskoié, à douze verstes de la ville, qu’il s’était séparé de son père et de ses frères et qu’il vivait maintenant avec sa femme et deux gosses, dont l’aîné était encore en apprentissage, mais n’aidait pas pour l’instant son père. Il lui raconta qu’il allait passer la nuit à l’auberge, que demain il irait au marché aux chevaux, vendrait sa rosse et verrait s’il trouvait un autre cheval à acheter. Il raconta qu’il ne lui manquait maintenant qu’un rouble pour en avoir

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vingt-cinq, et que la moitié de son capital était un coupon. Il prit le coupon et le montra au portier. Le portier ne savait pas lire, mais dit qu’il lui était arrivé de changer des papiers pareils pour les locataires, que c’était du bon argent, mais qu’il y en existait aussi de faux, et pour cette raison il lui conseilla, pour plus de sûreté, de le changer ici même, au comptoir. Ivan Mironov remit le coupon au garçon et lui demanda de rapporter la monnaie, mais le garçon ne rapporta pas la monnaie, et à sa place vint le patron, un homme chauve, au visage luisant, qui tenait le coupon dans sa main épaisse.

— Votre argent ne convient pas, dit-il, en montrant le coupon, mais sans le remettre.

— C’est du bon argent. C’est un barine qui me l’a donné.

— Justement, il n’est pas bon, il est faux.— S’il est faux, alors rends-le-moi.— Non, mon gars, des gars comme vous ont besoin

d’une leçon. Tu as fabriqué ce faux avec des escrocs.— Rends l’argent ! Tu n’as légalement aucun droit.— Sidor ! Appelle donc un agent, dit le cabaretier

au garçon.Ivan Mironov avait bu, et quand il avait bu, il était

agité. Il saisit le cabaretier au collet, en criant :— Rends le coupon ! J’irai retrouver ce barine,

je sais où il est.

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Le cabaretier se dégagea brusquement et sa chemise craqua.

— Ah, c’est comme ça ! Tenez-le bien.Le garçon saisit Ivan Mironov, et au même instant

parut l’agent de police. Après avoir écouté comme fait un chef le récit de l’affaire, l’agent la résolut aussitôt :

— Au poste !L’agent mit le coupon dans son porte-monnaie et

conduisit Ivan Mironov au poste avec son attelage.

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VII

Ivan Mironov passa la nuit au poste en compagnie d’ivrognes et de voleurs. Il était près de midi quand on l’appela devant le commissaire de police. Le commis-saire l’interrogea et l’envoya, escorté de l’agent, chez le marchand d’accessoires de photographie. Ivan Mironov se rappelait la rue et la maison.

Quand l’agent, ayant fait appeler le propriétaire de la boutique, lui présenta le coupon et lui montra Ivan Mironov, qui affirmait que c’était ce même monsieur qui lui avait donné le coupon, Evguéni Mikhaïlovitch prit un air d’abord étonné puis sévère.

— Allons bon, il a perdu la tête. C’est la première fois que je le vois.

— C’est un péché, barine, nous mourrons tous un jour, disait Ivan Mironov.

— Qu’est-ce qui lui prend ? Tu l’auras vu en rêve. C’est à quelqu’un d’autre que tu as vendu ton bois,

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rétorquait Evguéni Mikhaïlovitch. D’ailleurs, atten-dez, je vais demander à ma femme si elle a acheté du bois hier.

Evguéni Mikhaïlovitch sortit et aussitôt appela le portier, un jeune homme beau et jovial, adroit, soigné de sa personne et d’une force surhumaine, prénommé Vassili. Il lui dit que, si on lui demandait la prove-nance du bois qu’on venait d’apporter, il fallait répon-dre qu’on l’avait pris au dépôt, et qu’on n’avait pas acheté de bois aux paysans.

— Il y a là un paysan qui raconte que je lui ai donné un coupon faux. C’est une espèce d’idiot, Dieu sait ce qu’il dit, mais toi, tu es un garçon intelligent. Alors dis que nous n’achetons de bois qu’au dépôt. Au fait, il y a longtemps que je voulais te donner de quoi t’acheter un veston, ajouta Evguéni Mikhaïlovitch et il donna cinq roubles au portier.

Vassili prit l’argent, jeta un regard rapide sur le papier puis sur le visage d’Evguéni Mikhaïlovitch, eut un brusque hochement de tête et sourit.

— C’est bien connu... ce sont des gens stupides. Le manque d’éducation. N’ayez crainte. Je sais ce qu’il faut dire, moi.

Ivan Mironov eut beau prier et supplier Evguéni Mikhaïlovitch, les larmes aux yeux, de reconnaître son coupon et le portier de confirmer ses dires, Evguéni Mi khaï lovitch et le portier tenaient ferme : on n’achetait

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jamais de bois aux paysans. L’agent reconduisit donc au poste Ivan Mironov, accusé d’avoir falsifié un coupon. Ce fut seulement après avoir donné cinq roubles au commissaire de police, comme le lui conseilla le scribe ivre détenu avec lui, qu’Ivan Mironov put quitter le poste, sans le coupon et avec sept roubles au lieu des vingt-cinq qu’il avait la veille. Sur ces sept roubles, Ivan Mironov en dépensa trois à boire, et le visage défait, ivre mort, il retourna auprès de sa femme. Sa femme était grosse, sur le point d’accoucher et malade. Elle injuria son mari, celui-ci la bouscula, elle commença à le battre. Sans répondre aux coups, il se jeta à plat ventre sur le lit et se mit à sangloter.

Ce ne fut que le lendemain matin que sa femme comprit ce qui s’était passé, crut au récit de son mari et proféra longuement des malédictions à l’adresse du barine qui avait trompé son Ivan. Une fois dégrisé, Ivan se rappela ce que lui avait dit un ouvrier avec qui il avait bu la veille et résolut d’aller se plaindre à un avocat.

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VIII

L’avocat se chargea de l’affaire, non tant pour le profit qu’il y avait à en tirer, mais parce qu’il crut Ivan et trouvait ignoble la manière dont on avait trompé ce paysan.

Les deux parties comparurent devant le juge et le portier Vassili fut appelé à témoigner. Au tribunal, la même scène se répéta. Ivan Mironov invoquait Dieu et rappelait que chacun mourrait un jour. Evguéni Mikhaïlovitch, bien que tourmenté par la conscience de sa conduite répugnante et risquée, ne pouvait désor-mais plus retirer sa déposition et continuait à tout nier avec une apparence de sérénité.

Le portier Vassili avait reçu encore dix roubles et confirmait avec assurance et un large sourire qu’il n’avait jamais de sa vie vu Ivan Mironov. Et quand on lui fit prêter serment, bien que troublé intérieu-rement, il répéta après le vieux prêtre la formule du

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serment et jura, sur la croix et le Saint Évangile, de dire toute la vérité.

Finalement le juge débouta Ivan Mironov de sa plainte et le condamna à cinq roubles de dépens, dont Evguéni Mikhaïlovitch le tint généreusement quitte. Avant de laisser partir Ivan Mironov, le juge lui adressa une semonce, l’engageant dorénavant à prendre garde en accusant des gens respectables, à être reconnais-sant de ce qu’on l’ait tenu quitte des dépens et de ce qu’on ne le poursuive pas pour calomnie, ce qui lui aurait valu trois mois de prison.

— Nous vous remercions humblement, dit Ivan Mironov et, hochant la tête et soupirant, il quitta la salle d’audience.

Tout ceci s’était en apparence bien terminé pour Evguéni Mikhaïlovitch et son portier Vassili. Mais seulement en apparence. Une chose arriva, que personne ne pouvait voir, mais qui était plus impor-tant que tout ce qui était visible.

Il y avait déjà deux ans que Vassili avait quitté son village et qu’il habitait en ville. Chaque année il envoyait de moins en moins d’argent à son père et ne faisait pas venir sa femme, n’ayant pas besoin d’elle. Il avait ici, en ville, autant de femmes qu’il voulait, et plus jolies que sa grosse rustaude. Avec chaque année qui passait, Vassili oubliait de plus en plus les coutu-mes du village et s’habituait aux mœurs urbaines.

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Là-bas tout était grossier, terne, pauvre, sale ; ici tout était raffiné, beau, propre, riche, ordonné. Et il se persuadait de plus en plus que les gens de la campagne vivaient sans réfléchir, pareils aux bêtes sauvages, alors qu’en ville il y avait de vrais êtres humains. Il lisait de bons auteurs, des romans ; il fréquentait les spectacles au théâtre populaire. Au village on ne pouvait pas même voir ça en rêve. Au village, les anciens disent : vis avec ta femme, travaille, sois sobre, ne sois pas vaniteux, alors qu’ici des gens intelligents, instruits, qui, donc, connais-sent les vraies lois, vivent pour leur plaisir. Et tout se passe bien. Avant l’histoire du coupon, Vassili ne parvenait pas à croire que les maîtres n’aient aucune loi qui régisse leur vie. Il lui semblait que cette loi existait, mais qu’il l’ignorait. Après l’histoire du coupon et surtout après son faux serment, dont, malgré sa crainte, il ne s’ensuivit aucun mal, mais qui, au contraire, lui avait valu dix roubles de pour-boire, il acquit la conviction profonde qu’il n’y avait aucune loi et qu’il fallait vivre pour son plaisir. Il vivait déjà ainsi ; il continua. D’abord il ne tricha que sur les commissions dont le chargeaient les loca-taires, mais cela ne suffisait pas à couvrir ses dépen-ses, et il commença à voler de l’argent et les objets de valeur dans les appartements des locataires, puis finit par prendre la bourse d’Evguéni Mikhaïlovitch.

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Celui-ci le prit sur le fait, mais ne porta pas plainte et se contenta de le renvoyer.

Vassili ne voulait pas retourner au village et resta à Moscou avec sa belle amie, en cherchant une nouvelle place. Il en trouva une, mal payée : portier chez un épicier. Vassili s’en accommoda, mais à peine un mois plus tard on le surprit à voler des sacs. Le patron ne déposa pas plainte, mais battit Vassili et le chassa.

Après cette affaire il ne trouva plus de place. L’argent filait. Il dut engager ses vêtements et il ne lui resta finalement qu’un veston déchiré, un pantalon et des chaussons de feutre. Sa belle amie le quitta. Mais Vassili ne perdit pas sa bonne humeur et, le printemps venu, il partit chez lui à pied.

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IX

Piotr Nikolaïévitch Sventitski, un petit homme trapu qui portait des lunettes noires (il souffrait des yeux et était menacé de cécité), se leva selon son habitude avant l’aube et, ayant bu un verre de thé, il endossa sa pelisse aux parements d’astrakan et vaqua à ses affaires.

Piotr Nikolaïévitch avait été fonctionnaire aux douanes et à ce service avait amassé un capital de dix-huit mille roubles. Quelques années auparavant, il avait donné sa démission, en partie contre son gré, et avait acheté la petite propriété d’un jeune aristocrate ruiné. Étant encore fonctionnaire, Piotr Nikolaïévitch s’était marié. Il avait épousé une orpheline pauvre, issue d’une vieille famille de gentilshommes, une grande femme, forte et belle, qui ne lui donna pas d’enfants.

Piotr Nikolaïévitch était un homme sérieux et persévérant en toutes choses. Sans rien connaître de

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l’exploitation agricole (il était fils d’un gentilhomme polonais), il s’y employa avec tant de zèle que quinze années plus tard la propriété ruinée de quelque trois cents hectares était devenue une propriété modèle. Toutes les constructions chez lui, de la maison de maître jusqu’à la grange et à l’auvent qui abritait la pompe à incendie, étaient solides, bien bâties, couvertes de tôle et les peintures bien entretenues. La remise aux outils agricoles abritait des charrettes, des charrues, des araires soigneusement rangés, les harnais étaient graissés. Les chevaux, des louvets de taille moyenne qui provenaient presque tous de son propre haras, étaient sains et robustes, l’un plus beau que l’autre. La batteuse était installée dans une halle couverte, une grange spéciale était destinée au fourrage, le fumier s’écoulait dans une fosse dallée. Les vaches, égale-ment de son élevage, n’étaient pas grandes, mais donnaient beaucoup de lait. Les porcs étaient de race anglaise. Il avait une basse-cour, avec des poules très pondeuses. Les arbres du verger étaient blanchis à la chaux et leurs branches étayées. La main du maître, la solidité, la propreté, l’ordre se voyaient en toute chose. Piotr Nikolaïévitch se réjouissait de voir son domaine prospérer et était fier d’être parvenu à ce résultat sans exploiter les paysans, mais, au contraire, en prati-quant une stricte équité envers eux. Il se distinguait des autres propriétaires par ses vues modérées, plutôt

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libérales que conservatrices, mais il prenait toujours la défense du peuple face aux partisans du servage. Soyez loyal avec vos hommes, et ils travailleront bien. Il est vrai qu’il n’avait guère d’indulgence pour les erreurs et la négligence des ouvriers, et il lui arrivait de les secouer de ses propres mains, mais, en revanche, les logements et la nourriture étaient toujours excel-lents, les salaires payés régulièrement, et les jours de fête il leur distribuait de l’eau-de-vie.

Marchant prudemment sur la neige fondue – on était en février –, Piotr Nikolaïévitch se dirigea vers la chaumine où logeaient les ouvriers, près de l’écu-rie. Il faisait encore nuit, le brouillard était épais, mais les fenêtres de la chaumine des ouvriers étaient éclairées. Les ouvriers se levaient. Il avait l’inten-tion de les presser ; ils devaient ce matin, avec six chevaux, aller chercher les dernières charges de bois dans la forêt.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? » pensa-t-il en voyant que la porte de l’écurie était ouverte.

— Oh ! Qui est là ?Personne ne répondit. Piotr Nikolaïévitch entra

dans l’écurie. « Oh ! Qui est là ? » Personne ne répon-dait. Il faisait noir ; il sentait le sol humide sous ses pieds et l’odeur du fumier. À droite de la porte, dans le box, se trouvait une paire de jeunes louvets. Piotr Nikolaïévitch allongea la main – toujours rien.

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Il tâta le sol du pied. Se serait-il couché ? Son pied ne rencontra que le vide. « Où donc l’ont-ils mis ? pensa-t-il. Ils n’ont pas pu l’atteler, puisque le traî-neau est encore à l’entrée. »

Piotr Nikolaïévitch sortit de l’écurie et appela à haute voix :

— Eh ! Stépane !Stépane était le chef ouvrier. Il sortait à l’instant de

la chaumine.— Je suis là-ah ! répondit gaiement Stépane. C’est

vous, Piotr Nikolaïévitch ? Les gars arrivent.— Pourquoi avez-vous laissé l’écurie ouverte ?— L’écurie ? Je ne peux pas savoir. Eh ! Prochka,

apporte la lanterne !Prochka accourut avec la lanterne. On entra dans

l’écurie. Stépane comprit aussitôt.— Des voleurs sont venus, Piotr Nikolaïévitch !

Le cadenas a été arraché.— Ce n’est pas vrai !— Ils ont emmené les chevaux, ces brigands.

Machka n’est pas là ; Iastreb n’est pas là… Non, Iastreb est ici… Piostri n’est pas là. Krasavtchik n’est pas là.

Trois chevaux manquaient. Piotr Nikolaïévitch ne dit rien.

Il fronçait les sourcils et respirait lourdement.— Ah, si je le tenais ! Qui était de garde ?— Pétka. Il a dû s’endormir.

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Piotr Nikolaïévitch déposa plainte à la police, ainsi qu’au chef du district, il envoya ses gens à la recherche des chevaux. On ne les retrouva pas.

— Canaille de paysans ! disait Piotr Nikolaïévitch. Comme ils m’ont eu ! Moi qui leur ai fait tant de bien. Mais attendez un peu… Tous des brigands, tous ! Vous allez voir ça !

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X

Or les chevaux, la troïka de louvets, étaient déjà casés. Machka avait été vendue aux gitans pour dix-huit roubles ; Piostri avait été troqué contre un autre cheval chez un paysan qui habitait à quarante verstes de là ; Krasavtchik fut harassé à mort, il fallut l’abat-tre, et sa peau fut vendue pour trois roubles.

Tout cela était le fait d’Ivan Mironov. Il avait travaillé chez Piotr Nikolaïévitch, il connaissait les habitudes de ce dernier, et il avait décidé de récupérer l’argent qu’il avait perdu. C’est ainsi qu’il organisa ce coup.

Depuis la malheureuse affaire du faux coupon, Ivan Mironov s’était mis à boire, et il eût vendu tout son bien si sa femme n’avait caché de lui les harnais, les habits et tout ce qu’on pouvait vendre ou troquer pour de l’alcool. Tout le temps qu’il était ivre, Ivan Mironov ne cessait de penser non seulement à l’homme qui l’avait trompé, mais à tous ces nobles et ces nobliaux qui ne vivent qu’en volant le petit peuple. Une fois il buvait avec des

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paysans venus des environs de Podolsk. Et ces gens, ivres, lui racontèrent en chemin comment ils avaient volé des chevaux à un autre paysan. Ivan Mironov blâma les voleurs d’avoir spolié un paysan. « C’est un péché, disait-il, de le priver de son cheval. Pour un paysan, son petit cheval est comme un frère. Si l’on vole, c’est les maîtres qu’il faut voler ; c’est tout ce que ces chiens méritent. » La conversation se poursuivit et les paysans de Podolsk objectèrent qu’il fallait être bien finaud pour voler des chevaux chez les propriétaires. Il faut connaître toutes les issues, et il faut qu’un ouvrier sur place soit dans le coup. Alors Ivan Mironov se souvint de Sventitski, chez qui il avait travaillé, il se rappela que Sventitski lui avait retenu un rouble cinquante pour une cheville cassée, et il se rappela aussi les petits louvets qu’il employait au travail.

Ivan Mironov alla chez Sventitski sous prétexte de se faire embaucher, mais en réalité pour fouiner et apprendre ce qu’il avait besoin de savoir. Ayant appris tout ce qui l’intéressait, qu’il n’y avait pas de gardien, et que les chevaux restaient dans leurs stalles à l’écu-rie, il amena les voleurs et arrangea toute l’affaire,

Après avoir partagé le butin avec les paysans de Podolsk, Ivan Mironov retourna chez lui avec cinq roubles en poche. À la maison il n’y avait rien à faire ; il n’avait plus de cheval. Dès lors Ivan Mironov s’abou-cha avec les voleurs de chevaux et les gitans.

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XI

Piotr Nikolaïévitch Sventitski faisait tout son possible pour trouver le voleur. Le coup ne pouvait avoir été monté sans un complice sur place. Aussi commença-t-il à soupçonner ses paysans, et ayant questionné les ouvriers au sujet de ceux qui étaient absents cette nuit-là, il apprit que Prochka Nikolaïev n’avait pas couché à la maison. Prochka était un jeune gars récemment revenu du service militaire, un garçon beau et habile, que Piotr Nikolaïévitch prenait lors de ses sorties comme cocher. Piotr Nikolaïévitch était ami avec l’inspecteur de police ; il connaissait également le commissaire de district, le maréchal de la noblesse et le juge d’instruction. Tous ces person-nages lui rendaient visite le jour de sa fête et étaient amateurs de ses bonnes liqueurs et de ses différentes variétés de champignons marinés. Tous prenaient part à son malheur et cherchaient à l’aider.

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— Et vous qui défendiez les paysans, disait l’ins-pecteur de police. J’avais bien raison en vous disant qu’ils sont pires que les bêtes féroces. À part le fouet et le bâton, rien n’y fait. Ainsi, vous dites que c’est Prochka, celui que vous employez comme cocher ?

— Oui, lui-même.— Faites-le venir.On appela Prochka et on l’interrogea :— Où étais-tu ?Prochka secoua la tête, ses yeux brillèrent.— Chez moi.— Comment ça chez toi, puisque tous les ouvriers

disent que tu as découché.— Comme vous voudrez.— Mais il ne s’agit pas de vouloir. Voyons, où

étais-tu ?— À la maison.— Eh bien nous allons voir ça. Brigadier ! Mène-le

au poste.— Comme vous voudrez.Prochka n’avoua pas où il était ; la raison pour laquelle

il se taisait était qu’il avait passé la nuit chez son amie Paracha, et lui avait promis de ne pas la trahir. Et il tint sa parole. Il n’y avait pas de preuves contre lui ; on le relâcha. Mais Piotr Nikolaïévitch demeurait convaincu que tout cela était son œuvre, et il conçut une haine profonde pour Prokofi. Une fois, Piotr Nikolaïévitch

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l’ayant emmené avec lui comme cocher l’envoya cher-cher du fourrage. Prochka, comme à son habitude, prit à l’auberge deux mesures d’avoine, donna aux chevaux une mesure et demie, vendit la demi-mesure restante et dépensa l’argent à boire. Piotr Nikolaïévitch apprit cela et déposa plainte devant le juge de paix. Le juge de paix condamna Prochka à trois mois de prison. Prokofi était orgueilleux. Il se croyait supérieur aux autres et était fier de sa personne. La prison l’humilia. Il ne pouvait plus s’enorgueillir devant les gens, et il se sentit abattu.

Au sortir de la prison, Prochka n’avait pas tant du ressentiment contre Piotr Nikolaïévitch que de la haine pour le monde entier.

Après la prison, Prokofi, au dire de tous, se laissa aller, devint paresseux, se mit à boire et fut bientôt pris à voler des habits chez une bourgeoise. De nouveau, il fut jeté en prison.

Pour ce qui était de ses chevaux, Piotr Nikolaïévitch apprit seulement qu’on avait retrouvé la peau d’un hongre louvet, qu’il reconnut comme étant celle de Krasavtchik, et cette impunité des coupables renforça son agacement. Maintenant il ne pouvait plus voir les paysans ni même parler d’eux sans haine ; et cherchait à les opprimer autant qu’il le pouvait.

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XII

Depuis qu’il s’était débarrassé du coupon, Evguéni Mikhaïlovitch avait cessé d’y penser, mais sa femme Maria Vassiliévna ne trouvait pas d’excuse à sa propre crédulité, ne parvenait pas à pardonner les paroles cruelles de son mari et, plus que tout, elle en voulait aux deux jeunes gens de l’avoir si habilement trom-pée. Depuis le jour où elle s’était laissé gruger, elle regardait attentivement tous les lycéens. Une fois, elle croisa Makhine, mais elle ne le reconnut pas, parce que lui, en l’apercevant, fit une grimace qui le rendit méconnaissable. En revanche, elle reconnut aussitôt Mitia Smokovnikov, lorsque, deux semaines après l’événement, elle se retrouva nez à nez avec lui sur le trottoir. Elle le laissa passer, puis fit demi-tour et le suivit. Arrivée jusqu’à son domicile, elle apprit qui était son père, alla le lendemain à son lycée et rencon-tra dans le vestibule l’aumônier Mikhaïl Vvédénski.

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Il lui demanda quel était l’objet de sa visite. Elle répondit qu’elle désirait voir le proviseur.

— Le proviseur est absent pour cause de maladie. Peut-être puis-je vous être utile ou lui transmettre votre demande ?

Maria Vassilievna décida de tout raconter à l’aumô-nier.

Vvédénski était veuf, savant et fort imbu de sa personne. Déjà au cours de l’année précédente il avait croisé le père de Smokovnikov en société, s’était opposé à lui dans une dispute sur la religion, se trou-vant battu sur tous les points et tourné en ridicule. Aussi Vvédénski avait-il résolu de prêter une atten-tion toute particulière à son fils, et ayant décelé en lui la même indifférence à l’égard de la parole de Dieu qu’en son mécréant de père, il s’était mis à le persécu-ter et l’avait même recalé à un examen.

Ayant appris par Maria Vassiliévna ce qu’avait fait le jeune Smokovnikov, Vvédénski ne manqua pas de s’en réjouir intérieurement, y voyant la confirmation de ses suppositions quant à l’immoralité des hommes privés de la direction de l’Église. Il voulut profiter de cet épisode pour montrer – c’est ainsi qu’il se l’expli-quait avec conviction – le danger qui menace tous ceux qui s’éloignent de la foi. Mais au fond de son âme il était content de l’occasion qui s’offrait à lui de se venger de cet athée péremptoire et orgueilleux.

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— En effet, cela est bien triste, bien triste, disait le père Mikhaïl Vvédénski, en caressant les arêtes polies de la grande croix qui pendait sur sa poitrine. Je suis très heureux que vous m’ayez confié cette affaire. En ma qualité de serviteur de l’Église je veillerai à ne pas laisser ce jeune homme sans remontrances, mais je tâcherai d’adoucir autant que possible ma répri-mande.

« Oui, j’agirai comme il convient à mon ministère », se disait le père Mikhaïl, pensant avoir complètement oublié l’hostilité de Smokovnikov père envers lui, et convaincu de n’avoir pour but que le bien et le salut du jeune homme.

Le lendemain, au cours d’instruction religieuse, le père Mikhaïl raconta aux lycéens toute l’histoire du faux coupon et leur apprit que le coupable était un lycéen.

— C’est un acte mauvais, honteux, leur dit-il. Mais la dissimulation est pire encore. S’il est vrai… ce que je ne veux pas croire... que le coupable est l’un d’entre vous, alors mieux vaut pour lui se repentir que de celer sa faute.

En prononçant ces paroles, le père Mikhaïl regardait fixement Mitia Smokovnikov. Les lycéens, suivant son regard, se retournaient aussi vers Smokovnikov. Mitia rougissant, se couvrant de sueur, finit par fondre en larmes et quitta la classe en courant.

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La mère de Mitia, ayant appris cela, fit tout avouer à son fils et courut au magasin d’accessoi-res de photographie. Elle paya les douze roubles cinquante à la patronne et parvint à la convaincre de tenir secret le nom du lycéen. Quant à son fils, elle lui ordonna de tout nier, et surtout de ne rien avouer à son père.

En effet, lorsque Fiodor Mikhaïlovitch apprit ce qui s’était passé au lycée, qu’il fit venir son fils, et que ce dernier nia tout, il alla trouver le provi-seur et, lui ayant raconté toute l’affaire, déclara que l’acte de l’aumônier était préjudiciable au plus haut point et qu’il ne laisserait pas les choses tour-ner ainsi. Le proviseur convoqua l’aumônier, et une très violente explication eut lieu entre lui et Fiodor Mikhaïlovitch.

— Une femme stupide a calomnié mon fils, elle-même a ensuite retiré ses propos, et vous n’avez trouvé rien de mieux que de noircir un garçon honnête et sincère.

— Je ne l’ai pas calomnié, et je ne vous permettrai pas de me parler ainsi. Vous oubliez l’habit que je porte.

— Je me moque de votre habit !— Vos opinions subversives, dit le prêtre, dont le

menton, en tremblant, faisait frémir la barbiche clair-semée, sont connues de toute la ville.

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— Messieurs ! Mon père ! Bafouillait le proviseur, en essayant de les calmer ; mais il ne parvenait pas à les raisonner.

— Mon ministère m’impose le devoir de veiller à l’éducation religieuse et morale...

— Assez de mensonges ! Comme si je ne savais pas que vous ne croyez ni à Dieu ni au diable !

— Je trouve indigne de moi de m’entretenir avec un homme de votre espèce, déclara le père Mikhaïl, blessé par la dernière réflexion de Smokovnikov, d’autant plus qu’il la savait juste. Depuis qu’il avait terminé ses études prolongées à la faculté de théolo-gie, il ne croyait plus à ce qu’il confessait et ensei-gnait. Il ne croyait qu’une chose : que chacun doit se contraindre à croire ce à quoi lui même s’efforçait de croire.

Smokovnikov n’était pas tant révolté par l’acte de l’aumônier que parce qu’il voyait là une excellente illustration de cette influence cléricale qui commence, disait-il, à se développer chez nous. Et il ne manquait pas de raconter cette histoire autour de lui.

Quant au père Vvédénski, devant les manifestations de nihilisme et d’athéisme invétérés, autant chez la jeune génération que chez la vieille, il se convainquait de plus en plus de la nécessité de s’y opposer. Plus il blâmait l’impiété de Smokovnikov et de ses sem- b lables, plus sa propre foi lui paraissait solide et

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inébranlable, et moins il ressentait le besoin de la mettre en doute et de la mettre en accord avec sa vie. Sa foi – reconnue par tous ceux qui l’entou-raient – était pour lui l’arme principale de la lutte contre ses détracteurs.

Ces pensées, provoquées par son altercation avec Smokovnikov, jointes aux ennuis administratifs qui en résultèrent pour lui, à savoir observations et blâme de ses supérieurs, l’amenèrent à prendre une décision qui depuis longtemps, après la mort de sa femme, le tentait fortement : il résolut d’entrer dans les ordres et de poursuivre la carrière choisie par quelques-uns de ses condisciples de la faculté dont l’un était déjà archevêque et l’autre un archiprêtre qui jouissait par intérim d’un diocèse vacant.

À la fin de l’année scolaire, Vvédénski quitta le lycée, prit la tonsure sous le nom de Missaël et fut bientôt nommé recteur d’un séminaire, dans une ville de la Volga.

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XIII

Vassili le portier se dirigeait vers le sud en suivant la grand-route. Pendant la journée il marchait, et, la nuit, l’agent de police locale lui remettait un billet de logement. Partout on lui donnait du pain et, parfois, on l’invitait à se joindre au souper. Dans un village de la région d’Orel, où il passait la nuit, on lui dit qu’un marchand qui avait affermé un verger chez un propriétaire cherchait des gars robustes pour le garder. Vassili en avait assez de la vie de vagabond, mais il n’avait nulle envie de retourner à la maison ; aussi il alla trouver le marchand et se fit embaucher comme gardien pour cinq roubles par mois.

La vie dans la cabane de gardien plaisait beaucoup à Vassili, surtout depuis que les pommes d’été avaient commencé à mûrir et que les gardiens avaient apporté de la grange du maître de grandes brassées de paille fraîche, sorties tout droit de la batteuse. Il n’y avait

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qu’à rester couché sur la paille fraîche, odorante, à côté des tas de pommes d’été et d’hiver encore plus parfu-mées que la paille, à siffloter et à chanter, en veillant à ce que les gamins ne viennent pas voler les pommes. Vassili n’avait pas son pareil pour les chansons. Et il avait une belle voix. Des femmes et des jeunes filles venaient du village chercher des pommes, Vassili plai-santait avec elles, leur donnaient – selon qu’elles lui plaisaient plus ou moins – plus ou moins de pommes en échange d’œufs ou de kopeks, puis se recouchait. Il ne se levait que pour aller déjeuner, dîner ou souper.

Il n’avait sur lui qu’une chemise de coton rose, et encore toute trouée ; il n’avait rien aux pieds, mais son corps était robuste, sain, et quand on retirait du feu le pot de sarrasin bouilli, Vassili mangeait comme quatre, au grand étonnement du vieux gardien. Durant la nuit, Vassili ne dormait pas ; il sifflotait ou donnait de la voix, et il voyait aussi loin qu’un chat dans l’obscu-rité. Une fois, il surprit des garçons du village en train de voler des pommes. Vassili s’approcha à pas de loup et se jeta sur eux. Ils se débattirent, mais il les chassa en quelques coups et en attrapa un, qu’il retint, amena dans la cabane et livra au patron.

La première cabane où logeait Vassili était au fond du jardin, mais la deuxième, dans laquelle il habitat quand les pommes d’été furent passées, était à quarante pas de la maison de maître. Dans cette cabane-ci,

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la vie de Vassili était encore plus gaie. Toute la jour-née il voyait les messieurs et les demoiselles s’amuser, partir se promener en voiture ou à pied, le soir et la nuit il les voyait jouer du piano, du violon, chanter, danser. Il voyait les demoiselles, assises sur le rebord des fenê-tres, badiner avec des étudiants, puis s’enfoncer par couples dans les sombres allées de tilleuls où la lumière de la lune ne pénétrait que par rais et par taches. Il voyait les domestiques aller et venir en courant, portant mets et boissons, et tous – cuisiniers, intendants, blanchis-seuses, jardiniers, cochers – ne travaillaient que pour nourrir, servir et divertir les maîtres. Quelquefois, de jeunes maîtres venaient jusqu’à sa cabane. Et il leur offrait les plus belles pommes, rouges et juteuses, et les demoiselles y mordaient à pleines dents, les croquaient, les trouvaient bonnes et disaient quelque chose en fran-çais – Vassili comprenait qu’on parlait de lui – puis lui demandaient de chanter.

Et Vassili admirait cette vie en se rappelant celle qu’il menait à Moscou ; et l’idée que tout vient de l’argent s’enracinait toujours davantage dans son esprit. Vassili se demandait de plus en plus souvent comment se procurer d’un seul coup le plus d’argent possible. Il commença à se remémorer comment, autrefois, il profitait de larcins occasionnels, et il décida qu’il ne fallait plus s’y prendre ainsi, qu’il ne fallait pas, comme autrefois, prendre ce qui était mal

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gardé, mais combiner d’avance, se renseigner, et agir habilement, sans laisser de traces. À la nativité de la Vierge, on acheva la cueillette des dernières pommes d’automne. Le patron fit un beau bénéfice, récom-pensa et remercia tous les gardiens, parmi lesquels Vassili. Vassili mit le blouson et le chapeau que le jeune maître lui avait donnés, mais ne rentra pas à la maison, tant l’idée de la vie grossière des paysans le dégoûtait. Il retourna à la ville en compagnie des soldats en goguette qui avaient gardé le verger avec lui. En ville, il décida, la nuit venue, de piller le maga-sin du marchand chez qui il avait habité, et qui l’avait battu et chassé sans le payer. Il connaissait toutes les issues et savait où était l’argent. Pendant qu’un soldat faisait le guet, lui-même entra par la cour, brisa une fenêtre, s’y faufila et prit tout l’argent. Le vol s’était on ne peut mieux déroulé et on ne trouva pas trace du voleur. Vassili s’était emparé de trois cent soixante-dix roubles. Il en donna cent à son complice ; il garda le reste pour lui, alla dans une ville voisine, où il fit la noce avec des camarades et des filles.

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XIV

Entre-temps, Ivan Mironov était devenu un voleur de chevaux habile, audacieux et prospère. Afimia, sa femme, qui autrefois le blâmait pour ce qu’elle appe-lait ses affaires sales, était maintenant contente et fière de son mari, de sa belle pelisse en peau de mouton, de sa propre pelisse courte et de son manteau de fourrure tout neuf.

Dans le village et dans le voisinage, on savait qu’il n’y avait pas un seul vol de chevaux auquel Ivan Mironov n’était mêlé, mais on n’osait pas le dénon-cer, et même si parfois les soupçons pesaient sur lui, il s’en sortait toujours blanc comme neige. Son dernier vol avait été celui des pâturages de Kolotovka. Quand il pouvait, Ivan Mironov choisissait sa victime et préférait voler les propriétaires et les marchands. Mais chez les propriétaires et les marchands c’était difficile. C’est pourquoi il lui arrivait de se rabattre

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sur les paysans. Ainsi, une nuit à Kolotovka, il avait dérobé au hasard des chevaux qui étaient au pâturage. Il n’avait pas fait le coup lui-même, mais y avait incité un gars habile prénommé Guérassime. Les paysans ne remarquèrent le vol qu’à l’aube et, aussitôt, se mirent à leur recherche sur les routes environnantes, alors que les chevaux se trouvaient dans un ravin de la forêt domaniale. Ivan Mironov comptait les garder là jusqu’à la nuit suivante, puis filer avec eux chez un portier qu’il connaissait à quarante verstes de là. Ivan Mironov était allé dans la forêt pour porter du pâté et de l’eau-de-vie à Guérassime, et revenait chez lui par un sentier perdu où il espérait ne rencontrer personne. Par malheur il croisa le garde, un soldat.

— Tu reviens de cueillir des champignons ? lui demanda le soldat.

— Pas grand-chose cette fois-ci, répondit Ivan Mironov en montrant le panier à champignons qu’il avait emporté par précaution.

— Oui, cet été y a pas beaucoup de champignons, reprit le soldat, peut-être qu’ils pousseront pour carême, et il s’éloigna.

Le soldat avait senti quelque chose de louche. Ivan Mironov n’avait rien à faire d’aussi bonne heure dans la forêt domaniale. Le soldat retourna sur ses pas et fouilla la forêt. Près du ravin, il entendit piaffer des

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chevaux et alla doucement vers l’endroit d’où venait le bruit. Dans le ravin, il y avait des traces de sabots et de crottin frais. Un peu plus loin, Guérassime, assis, mangeait quelque chose et à côté de lui deux chevaux étaient attachés à un arbre.

Le soldat courut au village, se fit accompagner du staroste, du gardechampêtre et de deux témoins. Ils s’approchèrent de l’endroit où se tenait Guérassime par trois côtés et l’arrêtèrent. Guérassime, qui était déjà bien éméché, ne nia rien et avoua aussitôt. Il raconta qu’Ivan Mironov l’avait soûlé, puis l’avait poussé à faire le coup, et qu’il devait, aujourd’hui même, venir chercher les chevaux dans la forêt. Les paysans laissèrent Guérassime et les chevaux dans la forêt et eux-mêmes se cachèrent et attendirent Ivan Mironov. La nuit venue, on entendit un siffle-ment auquel Guérassime répondit. Aussitôt qu’Ivan Mironov commença à descendre le talus, on se jeta sur lui et on l’emmena au village. Le matin, une grande foule s’assembla devant la maison du staroste.

On fit sortir Ivan Mironov et on l’interrogea. Ce fut Stépane Pelagueïouchkine, un paysan grand et maigre, aux bras longs, à la silhouette voûtée et au nez aqui-lin, qui commença l’interrogatoire. Stépane avait fait son service militaire et vivait seul. Il s’était séparé de son père, et à peine commençait-il à se tirer d’affaire

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qu’on lui avait volé un cheval. Après un an de travail dans les mines, il acheta à nouveau deux chevaux. À nouveau on les lui avait volés.

— Où sont mes chevaux ! demanda Stépane, blême de rage, en regardant tantôt le sol, tantôt le visage d’Ivan Mironov d’un regard sinistre.

Ivan Mironov dit ne rien savoir, alors Stépane le frappa au visage et lui cassa le nez qui se mit à saigner.

— Parle ou je te tue !Ivan Mironov penchait la tête sans rien dire. Stépane

le frappa de son long bras encore une fois, puis une autre. Ivan Mironov se taisait toujours, seule sa tête se balançait tantôt à droite, tantôt à gauche.

— Allez-y tous ! s’écria le staroste.Et tous se mirent à le frapper. Ivan Mironov tomba

à terre sans rien dire puis leur cria :— Barbares ! Démons ! Frappez-moi à mort, je n’ai

pas peur de vous !Alors Stépane saisit une des pierres préparées pour

des travaux et, d’un coup, lui brisa le crâne.

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XV

On jugea les meurtriers d’Ivan Mironov parmi lesquels se trouvait Stépane Pelagueïouchkine. L’accusation pesait plus fortement sur lui parce que tous affirmèrent que c’était lui qui avait, d’un coup de pierre, fracassé la tête d’Ivan Mironov. Stépane ne dissimula rien à ses juges, il expliqua que la fois où on lui avait volé sa dernière paire de chevaux, il était allé le déclarer à la police, qu’il eût alors été facile de retrouver les traces des voleurs par les gitans, mais que le commissaire n’avait rien voulu entendre et n’avait ordonné aucune recherche.

— Que voulez-vous faire avec un homme pareil ? Il nous a volés et ruinés !

— Pourquoi étiez-vous seul à frapper, et pas les autres ? lui demanda le procureur.

— Ce n’est pas vrai ! Tous ont frappé. C’est la com munauté entière qui avait décidé de le tuer. Moi,

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je n’ai fait que l’achever. Pourquoi le faire souffrir inutilement ?

Ce qui surprenait les juges chez Stépane, c’était le calme absolu avec lequel il décrivait son acte, comment on avait frappé Ivan Mironov et comment il l’avait achevé.

Stépane, en effet, ne voyait en ce meurtre rien de terrible. Au cours de son service militaire, il avait dû faire partie d’un peloton d’exécution et fusiller un soldat, et alors, comme au moment du meurtre d’Ivan Mironov, il n’avait vu là rien de terrible. On a tué, et voilà tout. Aujourd’hui son tour, demain le mien.

Stépane n’eut qu’une condamnation légère : un an de prison. On lui enleva son habit de paysan, que l’on rangea sous un numéro dans le dépôt de la prison, et on lui fit mettre la capote et les chaussons des prisonniers. Stépane n’avait jamais eu beaucoup de respect pour les autorités, mais, à présent, il acquérait la conviction intime que toutes les autorités, tous les maîtres, sauf le Tsar qui seul était juste et avait pitié du peuple, n’étaient que des brigands qui buvaient le sang du peuple. Les récits des déportés et des forçats qu’il croisa dans la prison confirmaient cette opinion. L’un était condamné au bagne parce qu’il avait dénoncé la concussion des fonctionnaires ; un autre, parce qu’il avait frappé un chef qui avait saisi, injustement, le bien des paysans ; un troisième, parce qu’il avait falsifié des billets de

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banque. Les nobles, les marchands pouvaient faire n’importe quoi, on leur passait tout, mais le paysan miséreux, pour un oui, pour un non, était envoyé nour-rir les poux au fond des cachots.

Sa femme lui rendait visite en prison. Sans lui, tout allait mal, et, pour comble, un incendie la ruina complètement, de sorte qu’elle était réduite à mendier avec ses enfants. Les malheurs de sa femme accru-rent encore l’amertume de Stépane. En prison, il était méchant avec tous et, une fois, il faillit tuer avec une hache le cuisinier, ce qui lui valut une année de réclu-sion supplémentaire. Au cours de cette année, il apprit que sa femme était morte et que sa maison avait été détruite...

Quand son temps de prison fut terminé, on appela Stépane au dépôt, on prit sur un rayon l’habit dans lequel il était venu et on le lui remit.

— Où voulez-vous que j’aille maintenant ? dit-il au surveillant en s’habillant.

— À la maison, naturellement.— Je n’ai plus de maison. Je vais devoir aller sur la

grand-route. Voler les passants.— Si tu voles, tu reviendras chez nous.— Nous verrons bien.Et Stépane partit. Il prit malgré tout le chemin de sa

maison. Il n’avait pas d’autre endroit où aller. Avant d’arriver à sa maison, il entra dans une auberge qu’il

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connaissait pour y passer la nuit. Cette auberge était tenue par un bourgeois de Vladimir, un gros homme ventru. Il connaissait Stépane. Il savait qu’il avait été envoyé en prison par malheur. Et il laissa Stépane passer la nuit chez lui.

L’aubergiste était riche et il avait séduit la femme d’un paysan du voisinage avec laquelle il vivait et qui était à la fois sa maîtresse et sa servante.

Stépane savait tout cela. Il savait comment ce bourgeois avait fait du tort au paysan, comment cette vilaine femme avait quitté son mari, et maintenant, bien empâtée, la peau moite de chaleur, elle était assise devant le samovar, offrait du thé à Stépane avec un air de charité satisfaite. Il n’y avait pas de clients, l’auberge était vide. On laissa Stépane coucher dans la cuisine. Matriona, après avoir tout rangé, se retira dans sa chambre. Stépane s’installa sur le poêle, mais il ne parvenait pas à s’endormir et faisait craquer sous son poids les allumes qui séchaient sur le poêle. Le gros ventre du tenancier de l’auberge qui saillant entre son pantalon et sa blouse délavée, ne lui sortait pas de la tête. Il était hanté par la pensée de frap-per ce ventre avec un couteau, d’en faire sortir la graisse. Et celui de la bonne femme aussi. Tantôt il se disait : « Au diable, je m’en irai demain » ; tantôt il se rappelait Ivan Mironov, et de nouveau le ventre du bourgeois et la gorge blanche et moite de Matriona

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lui revenaient à l’esprit. « Tant qu’à tuer, autant les tuer tous les deux. » Le coq chanta pour la seconde fois. « Tant qu’à le faire, il faut le faire maintenant. Il fera bientôt jour. » Le soir encore, il avait repéré un couteau et une hache. Il descendit du poêle, prit la hache et le couteau et sortit de la cuisine. À cet instant, quelqu’un débloqua le loquet de la porte. Le tenancier entra. Il n’eut pas le temps d’employer le couteau, mais il brandit la hache et lui fendit le crâne. Le bourgeois bascula vers le chambranle de la porte, puis tomba sur le sol.

Stépane entra dans la chambre. Matriona s’était levée d’un bond et se tenait en chemise près du lit. Stépane la tua, elle aussi, avec la même hache.

Puis il alluma la chandelle, prit l’argent de la caisse et s’en alla.

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XVI

Dans une petite ville de province, dans une demeure éloignée des autres habitations, vivait un vieillard ivrogne, ancien fonctionnaire, avec ses deux filles et son gendre. La fille mariée buvait aussi et menait une mauvaise vie. La fille aînée, Maria Sémionovna, veuve, était une femme de cinquante ans, maigre, ridée, qui à elle seule entretenait tous les autres avec sa pension de deux cent cinquante roubles. Toute la famille vivait de cet argent. Maria Sémionovna était néanmoins la seule personne de la maison à travailler. Elle soignait son vieux père débile et ivrogne, et l’enfant de sa sœur ; elle fai- sait la cuisine et lavait le linge. Comme cela arrive habituellement, c’était sur elle que chacun se déchar-geait de ses affaires, c’était elle qu’on injuriait, et son beau-frère, étant ivre, allait jusqu’à la battre. Elle supportait tout sans broncher, avec humilité et rési-

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gnation, et même comme cela peut arrive habituel-lement aussi, plus elle avait à faire, plus elle faisait. Elle secourait les pauvres, se privant de tout, donnait ses vêtements et aidait à soigner les malades.

Une fois, le tailleur boiteux du village, un cul-de-jatte, travaillait chez Maria Sémionovna. Il retournait le manteau du vieillard et recouvrait de drap neuf la pelisse de Maria Sémionovna, afin qu’elle puisse la mettre en hiver pour aller au marché.

Le tailleur boiteux était un homme intelligent et observateur. Dans son métier, il avait vu toutes sortes de gens, et du fait de son infirmité qui l’obli-geait à rester toujours assis, il était enclin à la réflexion. Après la semaine passée à travailler chez Maria Sémionovna, il ne cessait de s’étonner de la vie qu’elle menait. Un jour, elle vint pour laver des serviettes dans la cuisine où il travaillait, et elle se mit à causer avec lui de sa vie. Il raconta que son frère le maltraitait et qu’il s’était séparé de lui.

— Je pensais que cela serait mieux, mais c’est toujours pareil, c’est la même misère.

— Il vaut mieux ne pas changer et vivre comme on vit, dit Maria Sémionovna.

— C’est bien pour ça que je t’admire, Maria Sémionovna, toi qui t’occupes toute seule de toutes les affaires, toi qui les soignes tous. Et eux, à ce que je vois, ils ne te ménagent guère.

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Maria Sémionovna ne répondit rien.— Tu auras lu dans les livres qu’il y a pour ça une

récompense dans l’autre monde.— Ça, nous n’en savons rien, dit Maria Sémionovna.

Seulement on est mieux à vivre ainsi.— Est-ce qu’il y a ça dans les livres ?— Oui, répondit-elle, il y a ça dans les livres aussi. Et elle lui lut, dans l’Évangile, le Sermon sur la

montagne.Cela fit réfléchir le tailleur. Et lorsqu’il eut reçu

son compte et qu’il retourna chez lui, il continua de penser à ce qu’il avait vu chez Maria Sémionovna, à ce qu’elle lui avait dit et lui avait lu.

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XVII

Piotr Nikolaïévitch avait beaucoup changé envers le peuple, et le peuple le lui rendait. L’année ne s’était pas écoulée qu’on lui avait coupé vingt-sept chênes et incendié un hangar non assuré et une grange. Piotr Nikolaïévitch décida qu’il était impossible de vivre avec ces paysans-là.

Il se trouva que les Livéntsov cherchaient alors un régisseur pour leurs propriétés, et le maréchal de la noblesse leur recommanda Piotr Nikolaïévitch comme le meilleur propriétaire du district. Le domaine des Livéntsov, immense, ne rapportait aucun revenu et les paysans profitaient de tout. Piotr Nikolaïévitch se chargea de tout remettre en ordre, et, après avoir loué sa propriété, il partit avec sa femme dans une loin-taine province du bassin de la Volga.

Piotr Nikolaïévitch avait toujours aimé l’ordre et la légalité, et maintenant plus que jamais il ne pouvait

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tolérer que ces paysans grossiers et sauvages pussent, au mépris de la loi, accaparer une propriété qui ne leur appartenait pas. Il était heureux de l’occasion qui s’offrait à lui de leur donner une leçon, et il se mit au travail avec ardeur. Il fit emprisonner un paysan qui avait volé du bois ; il en battit lui-même un autre qui ne lui avait pas cédé le passage sur la route et avait manqué de le saluer. Au sujet de certaines prairies que les paysans considéraient comme les leurs, Piotr Nikolaïévitch déclara que le bétail qu’ils y feraient paître serait saisi.

Le printemps venu, les paysans lâchèrent leur bétail dans les prairies du maître, comme ils l’avaient fait les années précédentes. Piotr Nikolaïévitch rassembla tous les ouvriers et leur ordonna de parquer le bétail dans la cour de la maison de maître. Les paysans travaillaient dans les champs, et les ouvriers purent, malgré les cris des femmes, s’emparer du bétail.

En rentrant des champs, les paysans vinrent tous dans la cour du propriétaire réclamer leurs bêtes. Piotr Nikolaïévitch s’avança à leur rencontre le fusil sur l’épaule (il rentrait d’une inspection). Il leur déclara qu’il ne rendrait le bétail que moyennant un paiement de cinquante kopeks par bête à cornes et vingt kopeks par mouton. Les paysans se mirent à crier que les prairies étaient à eux, que leurs pères et leurs grands-

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pères les possédaient, et qu’il n’existait pas de loi permettant de s’emparer du bétail d’autrui.

— Lâche les bêtes ou ça ira mal ! dit un vieillard en s’avançant vers Piotr Nikolaïévitch.

— Qu’est-ce qui ira mal ? s’écria celui-ci tout pâle, en repoussant le vieillard.

— Rends le bétail, crapule ! Ne nous oblige pas à pécher.

— Comment ! s’écria Piotr Nikolaïévitch, et il frappa le vieillard au visage.

— Tu n’as pas le droit de me frapper ! Amis, il faut reprendre nos bêtes par la force !

La foule se resserra. Piotr Nikolaïévitch chercha à s’en aller, mais on ne le laissa pas passer. Il voulut se frayer un chemin de force. Son fusil partit et tua un paysan. Une mêlée violente s’ensuivit. Piotr Nikolaïévitch fut piétiné. Au bout de cinq minutes, son corps défiguré fut jeté dans le ravin.

Les meurtriers furent jugés par un tribunal militaire et deux d’entre eux condamnés à être pendus.

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XVIII

Dans le village d’où venait le tailleur, cinq riches paysans louaient à un propriétaire, pour onze cents roubles, cent cinq hectares d’une bonne terre grasse, noire comme de la poix, et la sous-louaient à d’autres paysans, entre quinze et dix-huit roubles par hectare. Aucun terrain n’était loué à moins de douze roubles. De la sorte ils faisaient un bon profit. Les loueurs gardaient pour eux-mêmes cinq hectares, et cette terre ne leur coûtait rien. Un des cinq compagnons vint à mourir et les autres proposèrent au tailleur boiteux de remplacer leur compagnon.

Quand les loueurs se réunirent pour répartir la terre, le tailleur refusa l’eau-de-vie qu’on lui offrait, déclara qu’il fallait louer toutes les parcelles au même prix et ne pas prendre de marge sur la location.

— Comment cela ?— Mais sommes-nous des païens ? C’est bon pour les

maîtres. Mais, nous autres, nous sommes des paysans,

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des chrétiens. Il faut agir selon la volonté de Dieu. C’est la loi du Christ.

— Où existe-t-il une loi pareille ?— Dans le livre, dans l’Évangile. Venez chez moi

dimanche, je lirai et nous causerons.Le dimanche, pas tous, mais trois paysans vinrent

chez le tailleur, et il leur fit la lecture.Il lut cinq chapitres de Matthieu et l’on se mit à

discuter. Tous avaient écouté, mais seul Ivan Tchouiev s’était imprégné de ses paroles. Et il en fut si marqué qu’il se mit à vivre en tout selon la loi de Dieu. Sa famille aussi commença à vivre ainsi. Il renonça à toute terre superflue, ne gardant que sa part.

Et des gens commencèrent à venir chez le tailleur et chez Ivan, et ils cherchèrent à comprendre, et ils comprirent, ils cessèrent de fumer, de boire, d’em-ployer des mots sales, et commencèrent à s’aider entre eux. Et ils cessèrent d’aller à l’Église, et rapportè-rent les icônes au pope. Dix-sept familles se mirent à vivre ainsi, en tout soixante-cinq âmes. Le prêtre, très inquiet, prévint l’archevêque. L’archevêque réfléchit aux mesures à prendre et résolut d’envoyer dans ce village l’archimandrite Missaël, ancien aumônier de lycée.

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XIX

L’archevêque fit asseoir Missaël à son côté et se mit à lui raconter ce qui se produisait dans son diocèse.

— Tout cela vient de la faiblesse spirituelle et de l’ignorance. Toi, tu es un homme instruit. Je compte sur toi. Va, réunis les gens et explique-leur publiquement.

— Si Votre Éminence me donne sa bénédiction, j’y mettrai toutes mes forces, dit le père Missaël. Il se réjouissait de cette mission. Tout ce qui lui permet-tait d’afficher sa foi le réjouissait. En exhortant les autres, c’est avant tout lui-même qu’il persuadait.

— Tâche de réussir. Je souffre beaucoup pour mes fidèles, dit l’archevêque, en prenant lentement de ses mains blanches et potelées le verre de thé que lui présentait le sacristain. Il n’y a que cette confiture ? Apporte-m’en donc une autre, dit-il au sacristain. Oui, cela me fait beaucoup, beaucoup de peine, s’adressa-t-il de nouveau à Missaël.

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Missaël était heureux de montrer son zèle. Mais, étant peu fortuné, il demanda l’argent nécessaire pour ses frais de voyage et, craignant l’opposition du peuple grossier, il demanda encore que le gouverneur lui assurât le soutien de la police locale, en cas de besoin.

L’archevêque s’occupa de tout, et Missaël, ayant, avec l’aide de son sacristain et de sa cuisinière, préparé de quoi bien manger et bien boire en allant dans un trou pareil, partit vers sa destination. En partant pour cette mission, Missaël éprouvait un sentiment agréable qui était la conscience de l’importance de son ministère. Cette conscience balayait les doutes qu’il pouvait avoir en sa foi, et il se sentait pleinement convaincu de sa vérité.

Sa pensée était dirigée non de l’essence de la foi – celle-ci était acceptée comme un axiome – mais vers les objections faites à ses formes extérieures.

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XX

Le prêtre du village et sa femme reçurent Missaël avec beaucoup d’honneur, et, le lendemain de son arrivée, ils réunirent le peuple à l’église. Missaël, en soutane de soie neuve, la croix sur la poitrine, les cheveux bien peignés, monta à l’ambon, le prêtre se mit à côté de lui, un peu plus loin les diacres et les chantres, et les agents de police se placèrent près des portes latérales. Les membres de la secte vinrent aussi, vêtus de pelisses courtes et sales.

Après la prière, Missaël fit un sermon dans lequel il exhortait les dissidents à rentrer dans le sein de notre mère l’Église, les menaçant de toutes les souffrances de l’enfer et promettant le pardon complet à ceux qui se repentiraient.

Les membres de la secte se taisaient. Quand on les interrogea, ils répondirent.

À la question de savoir pourquoi ils s’étaient sépa-rés de l’Église, ils répondirent que dans l’Église on

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adore des dieux de bois, fabriqués par l’homme, alors que non seulement ce n’est pas prescrit dans l’Écri-ture, mais que les prophéties prescrivent le contraire. Quand Missaël demanda à Tchouiev s’il était vrai qu’ils appelaient les saintes icônes, des planches, Tchouiev répondit : « Mais retourne n’importe laquelle de ces icônes et tu verras toi-même. » Quand on leur demanda pourquoi ils ne reconnaissaient pas le prêtre, ils répondirent qu’il est dit dans l’Écriture : « Vous avez reçu gratuitement, donnez gratuitement », tandis que les popes ne vendent la grâce que pour de l’argent. À toutes les tentatives de Missaël de s’appuyer sur la Sainte Écriture, le tailleur et Ivan objectèrent tran-quillement, mais avec fermeté, en se référant à l’Écri-ture qu’ils connaissaient très bien. Missaël se fâcha et menaça du pouvoir séculaire. À cela les membres de la secte répondirent qu’il est dit : « On m’a persécuté et on vous persécutera. »

Les choses en restèrent là, et tout se serait bien passé, mais le lendemain, pendant la messe, Missaël dit un sermon qui condamnait ces apostats, qu’il déclara mériter tout châtiment, et des gens, en sortant de l’église, se mirent à dire qu’il faudrait donner une bonne leçon aux mécréants, afin qu’ils cessent de troubler le peuple. Et ce jour-là, pendant que Missaël déjeunait de saumon et de lavaret en compagnie du vénérable père et d’un inspecteur venu de la ville,

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une bagarre eut lieu au village. Les fidèles orthodo-xes s’étaient massés près de la chaumine de Tchouiev et attendaient la sortie des membres de la secte pour les bâtonner. Les membres de la secte étaient une vingtaine, hommes et femmes. Le sermon de Missaël la veille et, aujourd’hui, l’attroupement des ortho-doxes et leurs paroles menaçantes firent naître chez les membres de la secte un sentiment de méchanceté qu’ils n’avaient point auparavant. Le soir vint, il était temps pour les femmes d’aller traire les vaches, mais les orthodoxes attendaient toujours. Un garçon s’étant aventuré à sortir, ils le frappèrent et le firent rentrer dans la chaumine. On discutait sur l’attitude à tenir sans réussir à s’entendre.

Le tailleur disait : il faut supporter et ne pas se défendre. Tchouiev disait au contraire que, si on se laissait faire de la sorte, ils seraient tous battus à mort, et, s’armant du tisonnier, il sortit dans la rue. Les orthodoxes se jetèrent sur lui.

— Allons-y selon la loi de Moïse ! cria-t-il, et il se mit à frapper les orthodoxes, et creva l’œil de l’un d’eux. Les autres sortirent de la chaumine et retournè-rent dans leurs maisons. Tchouiev fut jugé pour inci-tation au blasphème et pour impiété.

Quant au père Missaël, on le récompensa et on le fit archimandrite.

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XXI

Deux années auparavant, une jeune fille du type oriental, belle et pleine de santé, Tourtchaninova, était venue des terres cosaques du Don à Pétersbourg pour suivre les cours de l’université. Cette jeune fille fit à Pétersbourg la connaissance de l’étudiant Turine, fils d’un juge de paix de la région de Simbirsk, et s’éprit de lui. Cependant elle ne l’aimait pas d’un amour ordi-naire de femme, avec le désir de l’épouser et de devenir la mère de ses enfants, mais elle l’aimait d’un amour bâti sur la camaraderie, nourri principalement par un sentiment de révolte et de haine – non seulement pour l’ordre établi, mais pour les hommes qui le représen-taient – et par le sentiment partagé de leur supériorité intellectuelle et morale sur ces hommes.

Elle était très capable, apprenait les matières enseignées et passait ses examens avec facilité, et, en

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outre, absorbait en quantité énorme les livres les plus nouveaux. Elle était persuadée que sa vocation n’était point de mettre au monde et d’élever des enfants – elle regardait même avec dégoût et mépris une vocation pareille –, mais de détruire l’ordre établi qui liait et immobilisait les meilleures forces du peuple, et de montrer aux hommes la nouvelle voie que lui indi-quaient les écrivains européens les plus avancés.

Sa silhouette forte, sa peau blanche, son teint frais, sa beauté, ses yeux noirs brillants et son épaisse natte brune éveillaient chez les hommes des senti-ments dont elle ne voulait pas et que d’ailleurs elle ne pouvait partager, tant elle était absorbée par son activité d’agitation et de propagande. Il lui était néan-moins agréable de provoquer ces sentiments, et c’est pourquoi, sans trop apporter de recherche à sa toilette, elle ne négligeait pas son apparence. Il lui était agréa-ble de pouvoir plaire et de pouvoir en même temps montrer combien elle méprisait réellement ce que d’autres femmes apprécient tant. Dans ses opinions sur les moyens de lutte contre l’ordre établi elle allait plus loin que la plupart de ses camarades et que son ami Turine, et elle admettait que, dans la lutte, tous les moyens sont bons et peuvent être employés, le meurtre y compris. Et cependant cette même révolu-tionnaire, Katia Tourtchaninova, était au fond du cœur une femme très bonne et très généreuse, qui préférait

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toujours l’avantage, le plaisir, le bien-être d’autrui à son propre avantage, son propre plaisir et son bien-être, et se réjouissait toujours sincèrement de pouvoir faire quelque chose d’agréable à qui que ce soit – à un enfant, à un vieillard, à un animal.

Tourtchaninova passait l’été dans une ville de province sur la Volga, chez une amie, maîtresse d’école dans un village. Turine vivait chez son père dans le même district. Ils se voyaient souvent, un médecin du district se joignait à eux, et ils échangeaient des livres, discutaient et s’indignaient. La propriété des Turine était voisine du domaine des Livéntsov où Piotr Nikolaïévitch était entré en qualité de régisseur. Aussitôt que Piotr Nikolaïévitch fut arrivé et eut commencé à rétablir l’ordre, le jeune Turine, remar-quant chez les paysans des Livéntsov un esprit d’indépendance et leur ferme intention de défendre leurs droits, s’intéressa à eux et alla souvent au village causer avec eux, cherchant à leur faire comprendre la théorie du socialisme en général, et de la nationa-lisation de la terre en particulier.

Quand survint le meurtre de Piotr Nikolaïévitch, et que le tribunal militaire arriva, tous les révolution-naires locaux eurent un sérieux motif de révolte et exprimèrent librement leur indignation. Les visites de Turine au village, ses conversations avec les paysans devinrent connues au tribunal. On fit une perquisi-

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tion chez Turine, on y trouva quelques brochures révolutionnaires, et l’étudiant fut arrêté et conduit à Pétersbourg.

Tourtchaninova l’y suivit et se rendit à la prison pour le voir. Mais on ne lui accorda pas d’entrevue particulière avec lui, et elle dut se contenter de voir Turine le jour officiel des visites, à travers deux grilles. Cette entrevue augmenta encore son indigna-tion. Son sentiment de révolte atteignit son comble après son explication avec un bel officier de gendar-merie, lequel se montra disposé à quelque indulgence dans le cas où elle accepterait les propositions qu’il lui faisait. Cela l’amena au dernier degré d’indigna-tion et de colère contre toutes les autorités. Elle alla se plaindre au chef de la police. Celui-ci lui dit la même chose que l’officier de gendarmerie : qu’il y avait une disposition ministérielle et qu’il n’y pouvait rien. Elle adressa une requête au ministre, en demandant une entrevue ; sa requête fut rejetée. Alors elle se résolut à un acte désespéré et acheta un revolver.

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XXII

Le ministre recevait à son heure habituelle. Il fit le tour des trois solliciteurs présents, reçut un gouver-neur de province et arriva à une belle jeune femme aux yeux noirs qui se tenait debout, un papier dans la main gauche. Une petite flamme tendrement lubrique s’alluma dans les yeux du ministre à la vue de la jolie quémandeuse, mais se rappelant sa situation, le minis-tre prit un air sérieux.

— Que désirez-vous ? demanda-t-il en s’appro-chant d’elle.

Sans répondre, elle sortit rapidement, de dessous sa pèlerine, une main armée d’un revolver, et l’ayant pointé vers la poitrine du ministre tira, mais le manqua.

Le ministre voulut saisir son bras. Elle fit un pas en arrière et tira un second coup. Le ministre s’enfuit en courant. On la maîtrisa. Elle tremblait et ne pouvait

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parler. Et, tout d’un coup, elle éclata d’un rire hystéri-que. Le ministre n’était pas même blessé.

Cette femme était Tourtchaninova. On la mit en détention provisoire. Quant au ministre, après avoir reçu les félicitations et les marques de sympathie des personnages les plus hauts placés et du souverain lui-même, il nomma une commission chargée d’élucider le complot dont cet attentat était la conséquence.

Il va sans dire qu’il n’y avait aucun complot ; mais les fonctionnaires de la police secrète et de la police ordinaire entreprirent avec zèle de démêler tous les fils du complot inexistant, et ils faisaient tout pour mériter leurs traitements et leurs salaires : se levant de bonne heure, avant le jour, ils enchaînaient les perquisitions, prenaient des copies de livres, de papiers, lisaient des journaux intimes, des lettres privées, en tiraient des rapports écrits sur du beau papier avec une belle écriture, et ne cessaient d’interroger Tourtchaninova qu’ils confrontaient à des suspects, afin de découvrir les noms de ses complices.

Au fond de son cœur, le ministre n’était pas un méchant homme, et il avait pitié de cette belle et forte Cosaque, mais il se disait que de lourds devoirs d’État lui incombaient et qu’ils les rempliraient si difficile que cela fût. Et quand son ancien camarade, un cham-bellan, ami de la famille Turine, le rencontra lors d’un bal à la cour et voulut intercéder auprès de lui

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en faveur de Turine et de Tourtchaninova, le ministre haussa les épaules, si bien que le ruban rouge sur son gilet blanc se plissa, et lui dit :

— Je ne demanderais pas mieux que de lâcher cette pauvre fillette, mais vous savez… le devoir.*

Pendant ce temps, Tourtchaninova se trouvait en détention provisoire. Parfois calme, elle communi-quait avec les autres détenus par des petits coups frap-pés sur les cloisons, lisait les livres qu’on lui donnait et, parfois, prise d’un désespoir furieux, elle se jetait contre les murs, poussait des hurlements ou riait aux éclats.

* En français dans le texte.

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XXIII

Un jour en rentrant de la trésorerie où elle venait de toucher sa pension, Maria Sémionovna rencontra un maître d’école qu’elle connaissait.

— Eh bien, Maria Sémionovna, vous avez touché votre pension ? lui cria le maître d’école à travers la rue.

— Oui, répondit Maria Sémionovna. Juste de quoi boucher les trous.

— Bah ! C’est tout de même une somme ronde-lette. Vous boucherez les trous et il en restera encore, dit l’instituteur et, la saluant, il continua son chemin.

— Adieu, lui dit Maria Sémionovna, et tandis qu’elle regardait le maître d’école, elle se heurta à un homme de haute taille, aux longs bras et à la mine sévère. Arrivée près de sa maison, elle fut surprise en apercevant de nouveau ce même homme aux longs bras. La voyant rentrer chez elle, il demeura immobile quelque temps, puis tourna les talons.

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Maria Sémionovna éprouva d’abord un sentiment d’épouvante puis de tristesse. Mais, lorsqu’elle fut rentrée chez elle, qu’elle eut donné à son vieux père et à Fédia, son petit neveu scrofuleux, les petits présents qu’elle leur avait rapportés, et qu’elle eut caressé Trésorka qui aboyait de joie, elle se sentit de nouveau à son aise, et, ayant donné l’argent à son père, elle se remit à travailler, car elle ne manquait jamais de besogne.

L’homme qu’elle avait heurté était Stépane.De l’auberge, où il avait tué le portier, Stépane

n’était pas allé à la ville. Et, chose étonnante, le souve-nir de son meurtre non seulement ne lui était pas désa-gréable, mais, plusieurs fois par jour, il se le remémo-rait exprès. Il lui était agréable de penser qu’il avait pu faire ça si proprement, si habilement, que personne ne pourrait le savoir et l’empêcher de s’en prendre à d’autres. Attablé dans une auberge où il avait pris du thé et de l’eau-de-vie, il examinait les gens toujours du même point de vue : comment serait-il possible de les tuer ? Il alla chez un charretier de son pays pour passer la nuit chez lui. Le charretier n’était pas à la maison. Stépane dit qu’il l’attendrait et resta à causer avec sa femme. Ensuite, lorsqu’elle se retourna vers le poêle, il lui vint à l’idée de la tuer. Il s’en étonna, il hocha la tête en signe de réprobation pour lui-même, puis tira de la tige de sa botte un couteau, renversa la femme

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et lui coupa la gorge. Les enfants se mirent à crier, il les tua et quitta la ville sans y passer la nuit. Une fois hors de la ville, arrivé dans un village, il entra dans une auberge et dormit profondément.

Le lendemain il entra de nouveau dans une petite ville provinciale, où, dans la rue, il entendit la conver-sation de Maria Sémionovna avec le maître d’école. Son regard l’avait effrayé, mais il résolut de s’intro-duire chez elle et de lui prendre l’argent qu’elle avait touché. La nuit, il brisa la serrure et entra dans la maison. La fille cadette, mariée, l’entendit la première. Elle se mit à crier. Stépane la tua aussitôt. Le beau-frère s’éveilla et se jeta sur lui. Il saisit Stépane à la gorge et lutta longtemps avec lui, mais Stépane était plus fort. S’étant débarrassé du beau-frère, Stépane, ému, excité par la lutte, passa derrière la cloison. Derrière la cloison Maria Sémionovna était allongée dans son lit et, relevant sa tête, elle regardait Stépane avec des yeux effrayés et doux, et se signait. De nouveau son regard effraya Stépane. Il baissa les yeux.

— Où est l’argent ? dit-il sans lever les yeux.Elle ne répondit pas.— Où est l’argent ? répéta Stépane, en montrant le

couteau.— Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce qui te prend ? prononça-

t-elle.— Tu vas voir.

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Stépane s’approcha d’elle prêt à lui saisir les bras pour éviter qu’elle ne se débattît. Mais elle ne leva point les bras, ne résista point, serra seulement ses mains contre sa poitrine, soupira profondément et répéta :

— Oh ! Commettre un tel péché ! Mais tu te rends compte ? Aie pitié de toi-même ! Tu perds les âmes des autres, mais c’est surtout la tienne que tu damnes ! Oh Seigneur ! gémit-elle.

Stépane était incapable de supporter plus longtemps sa voix et son regard, et il lui trancha la gorge.

— Je n’ai pas de temps pour vos histoires !Elle s’affaissa sur les coussins avec un râle et son

sang inonda l’oreiller. Il se détourna et alla de chambre en chambre, ramassant les choses de valeur. Ayant tout pris, Stépane alluma une cigarette, resta un moment assis, nettoya ses vêtements, puis sortit. Il pensait que ce meurtre serait sans conséquence, comme les précé-dents ; mais avant même d’atteindre une auberge, il ressentit soudain une telle fatigue, qu’il ne put remuer un seul membre. Il se coucha dans un fossé et passa là toute la nuit, toute la journée et la nuit suivante.

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Deuxième partie

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I

Couché dans le fossé, Stépane voyait toujours devant lui le visage doux, maigre, apeuré de Maria Sémionovna et entendait le son de sa voix. « Qu’est-ce qui te prend ? » lui disait-elle de sa voix particulière, zézayante et apitoyée. Et Stépane revivait à nouveau ce qu’il lui avait fait. Et, saisi d’horreur, il fermait les yeux et secouait sa tête chevelue pour en chasser toutes ces pensées et tous ces souvenirs. Pour un moment il se délivrait des souvenirs, mais à leur place apparaissait un spectre noir et, après celui-là, d’autres spectres noirs, avec des yeux rouges, qui tous grimaçaient et lui disaient la même chose : « Tu l’as achevée, fais-en de même avec toi ou tu n’auras jamais de repos. »

Et il ouvrait les yeux et de nouveau il la voyait et entendait sa voix, et il ressentait de la pitié pour elle et du dégoût et de l’horreur pour lui-même. Et de

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nouveau il fermait les yeux, et de nouveau les spectres noirs apparaissaient.

Le lendemain, vers le soir, il se leva et alla dans un débit. Il eut à peine la force de se traîner jusque-là, et alors il se mit à boire. Mais il avait beau boire, l’ivresse ne venait pas. Il était assis devant la table en silence et buvait un verre après l’autre. Un officier de police vint à entrer dans le débit.

— D’où viens-tu ? lui demanda-t-il.— Je suis celui-là même qui a égorgé tout le monde,

hier, chez les Dobrotvorov.On le ligota, et après l’avoir gardé une journée au

poste, on le conduisit au chef-lieu. Le directeur de la prison, reconnaissant en lui son ancien pensionnaire tapageur, devenu un féroce assassin, le reçut sévère-ment.

— Prends garde. Chez moi, pas de frasques ! dit le directeur de la prison d’une voix rauque, en fronçant les sourcils et allongeant sa mâchoire inférieure. Au moindre soupçon, je te ferai fouetter à mort ! Et n’espère pas t’enfuir d’ici !

— Pourquoi fuirais-je ? dit Stépane en baissant les yeux. Je me suis livré de bon gré.

— Je ne t’ai pas demandé de parler. Et quand le chef te parle, tu le regardes droit dans les yeux ! hurla le directeur, en lui donnant un coup de poing sous le menton.

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À cet instant, Stépane la vit à nouveau se dresser devant ses yeux et il entendit sa voix. Il n’entendit pas ce que lui disait le directeur de la prison.

— Quoi ? fit-il, revenant à lui après un coup de poing.

— Allez ! Avance. Ne fais pas semblant.Le directeur s’attendait à du tapage, à des coups

montés avec d’autres prisonniers, à des tentatives d’évasion. Mais il n’y eut rien de tout cela. Quand le surveillant ou le directeur lui-même regardaient Stépane par le judas de sa cellule, ils le voyaient assis sur un sac rempli de paille, la tête appuyée sur sa main et marmonnant sans cesse quelque chose. Pendant les interrogatoires chez le juge d’instruc-tion, il était aussi très différent des autres prison-niers : il était distrait, n’écoutait pas les questions, et quand il les entendait, il y répondait avec tant de sincérité que le juge, habitué à employer l’adresse et la ruse contre les criminels, éprouvait une sensation semblable à celle qu’on éprouve dans l’obscurité, en arrivant au bout d’un escalier, et qu’on lève le pied pour monter une marche inexistante.

Stépane racontait ses crimes d’un ton naturel et pragmatique, en tâchant de se rappeler tous les détails, les sourcils froncés et les yeux rivés à un point invisi-ble. « Il est sorti pieds nus, disait Stépane racontant son premier assassinat ; il s’est arrêté dans l’embrasure de

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la porte, et alors je l’ai frappé une fois. Il râlait, et alors je suis passé à la femme... » et ainsi de suite. Le jour de l’inspection des cellules de la prison par le procureur, on demanda à Stépane s’il n’avait pas à se plaindre et s’il n’avait besoin de rien, Stépane répondit qu’on ne lui faisait pas de mal et qu’il n’avait besoin de rien. Au bout de quelques pas dans le couloir nauséabond, le procureur s’arrêta et demanda au directeur de la prison, qui l’accompagnait, comment se conduisait ce prisonnier.

— Je ne cesse de m’en étonner, répondit le direc-teur, content que Stépane ait loué la façon dont on le traitait. C’est le second mois qu’il est ici, et sa conduite est exemplaire. Seulement je crains qu’il ne mijote quelque chose. C’est un homme courageux et d’une force démesurée.

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II

Tout le premier mois qu’il passa en prison, Stépane était sans cesse tourmenté par la même vision : il voyait le mur gris de sa cellule, il entendait les bruits de la prison – le bourdonnement de la salle commune, située au-dessus de lui, les pas du factionnaire dans le couloir, le tic-tac de la pendule – et, en même temps, il la voyait, elle, avec son regard doux qui avait eu raison de lui dès leur rencontre dans la rue, avec son cou maigre, ridé, qu’il avait tranché, et il entendait sa voix attendrissante, plaintive, zézayante : « Tu perdras les âmes des autres et la tienne... Peut-on faire cela ? » Ensuite la voix se taisait et les trois autres paraissaient – les spectres noirs. Ces visions surve-naient que ses yeux fussent ouverts ou fermés. Quand il avait les yeux fermés, elles étaient plus distinctes. Quand Stépane ouvrait les yeux, elles se confondaient avec les portes, les murs et, peu à peu, se dissolvaient.

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Mais elles reparaissaient toujours et le suivaient sur trois côtés en grimaçant et disant : « Finis-en, finis-en ! On peut faire un nœud… On peut mettre le feu. » Et alors Stépane était pris de fièvre et se mettait à réciter les prières qu’il connaissait, l’Ave Maria et le Pater, et au début cela semblait le soulager. En réci-tant ses prières il commençait à se remémorer sa vie : il se rappelait son père, sa mère, son village, Toupie le chien, son grand-père couché sur le poêle, les bancs sur lesquels il se roulait en jouant avec d’autres garçons, puis il se rappelait les filles avec leurs chants, les chevaux, comment on les avait volés et comment on avait attrapé le voleur, comment il l’avait achevé d’un coup de pierre. Le souvenir de sa première détention lui revenait, sa sortie de prison, puis le gros portier, la femme du charretier, les enfants, et ensuite, de nouveau, c’était elle qui se présentait à lui. Alors la fièvre le reprenait, il laissait tomber sa capote, se levait du bat-flanc et, comme une bête en cage, se mettait à arpenter sa cellule à pas précipités, faisant de brus-ques volte-face devant le mur humide et souillé. Et de nouveau il récitait ses prières, mais les prières ne le soulageaient plus.

L’une des longues soirées d’automne, pendant lesquelles le vent sifflait et gémissait dans les tuyaux, après avoir marché à travers sa cellule, il s’assit sur sa couchette et sentit qu’il ne pouvait plus lutter, que

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les visions noires l’avaient vaincu, et il se soumit à elles. Depuis longtemps il se disait que la bouche de chaleur de son poêle ferait l’affaire. Si l’on mettait autour une cordelette ou une bande d’étoffe, alors ça ne glisserait pas. Mais il fallait faire ça adroitement. Et il se mit à l’œuvre. Pendant deux jours il prépara des bandes de tissu en lacérant l’enveloppe de la paillasse sur laquelle il dormait, (quand le surveillant entrait dans sa cellule il couvrait sa couche avec sa capote). Il nouait les bandes entre elles et faisait une corde double afin qu’elle pût résister au poids de son corps sans se rompre. Pendant qu’il faisait ces préparatifs ses tourments cessèrent. Lorsque tout fut prêt, il fit un nœud coulant, le passa autour de son cou, puis grimpa sur sa couchette et se pendit. Mais à peine sa langue commença-t-elle à sortir que les bandes se rompirent et il tomba. Le bruit alerta le surveillant. On appela l’infirmier et on conduisit Stépane à l’infirmerie. Le lendemain il était complètement rétabli, et on le fit sortir de l’infirmerie, mais au lieu de le remettre en cellule on le plaça dans la salle commune.

Dans la salle commune il vivait entouré de vingt prisonniers comme s’il eût été seul, il ne regardait personne, ne parlait à personne, et continuait à souf-frir comme avant. Il souffrait particulièrement lorsque les autres prisonniers dormaient et que lui ne dormait pas, et, comme avant, il la voyait et entendait sa voix,

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après quoi, de nouveau paraissaient les visions noires avec leurs yeux effrayants et elles le narguaient.

Comme avant, il récitait ses prières, mais, comme avant, les prières ne lui apportaient pas de soulage-ment. Une fois, après ses prières, lorsqu’elle lui appa-rut de nouveau, il adressa sa prière à elle, à son âme, pour lui demander de lui pardonner. Et quand, vers le matin, il se laissa tomber sur sa paillasse et s’endormit profondément, au milieu de son sommeil, avec son cou maigre, ridé, tranché, elle vint à lui.

« Eh bien, tu me pardonneras ? »Elle le regarda de ses yeux doux et ne répondit

rien. « Tu me pardonneras ? »Il l’interrogea ainsi trois fois. Mais elle ne répondit

rien. Et il s’éveilla. À partir de ce moment, il se sentit mieux et parut se ranimer. Il commença à percevoir ce qui l’entourait, et pour la première fois il se rapprocha de ses compagnons et parla avec eux.

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III

Dans la salle où était enfermé Stépane se trouvait Vassili, arrêté de nouveau pour vol et condamné à la déportation, ainsi que Tchouiev, condamné lui aussi à être déporté. Vassili passait son temps à chanter et à raconter ses aventures à ses compagnons. Tchouiev, lui, travaillait, raccommodait des habits ou du linge, ou bien lisait l’Évangile et les psaumes.

À Stépane lui demandant pourquoi il était déporté, Tchouiev expliqua qu’il subissait la déportation à cause de la vraie foi du Christ, parce que les popes trompeurs ont une sainte horreur des hommes qui vivent selon l’Évangile et qui les dénoncent. Et lorsque Stépane lui demanda alors quelle était cette loi, Tchouiev lui expliqua que la loi de l’Évangile consiste en ceci : à ne pas prier les dieux fabriqués par l’homme, mais à adorer Dieu en esprit et en vérité. Et il lui raconta comment il avait appris cette vraie religion du tailleur boiteux, à l’occasion du partage de la terre.

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— Et quel châtiment y aura-t-il pour les mauvaises actions ? demanda Stépane.

— Tout est dit dans l’Évangile.Et Tchouiev lui lut ceci :— « Or quand le Fils de l’homme viendra dans sa

gloire avec tous les saints anges, alors il s’assiéra sur le trône de sa gloire.

« Et toutes les nations seront assemblées devant lui ; et il séparera les uns d’avec les autres, comme un berger sépare les brebis d’avec les boucs.

« Et il mettra les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche.

« Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père, possédez en héritage le royaume qui vous a été préparé dès la créa-tion du monde.

« Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ;

« J’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous m’êtes venus voir.

« Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim, et que nous t’avons donné à manger ; ou avoir soif, et que nous t’avons donné à boire ?

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« Et quand est-ce que nous t’avons vu étranger, et que nous t’avons recueilli ; ou nu, et que nous t’avons vêtu ?

« Ou quand est-ce que nous t’avons vu malade ou en prison, et que nous sommes venus te voir ?

« Et le Roi répondant leur dira : Je vous dis, en vérité, qu’en tant que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, vous me les avez faites.

« Ensuite il dira à ceux qui seront à sa gauche : Retirez-vous de moi, maudits ! Et allez dans le feu éternel, qui est préparé au diable et à ses anges ;

« Car j’ai eu faim, et vous ne m’avez pas donné à manger ; j’ai eu soif, et vous ne m’avez pas donné à boire ;

« J’étais étranger, et vous ne m’avez pas recueilli ; j’étais nu, et vous ne m’avez pas vêtu ; j’étais malade et en prison, et vous ne m’avez pas visité.

« Et ceux-là lui répondront aussi : Seigneur, quand est-ce que nous t’avons vu avoir faim ou soif, ou être étranger, ou nu, ou malade, ou en prison, et que nous ne t’avons point assisté ?

« Et il leur répondra : Je vous dis, en vérité, qu’en tant que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, vous ne me l’avez pas fait non plus.

« Et ceux-ci s’en iront aux peines éternelles ; mais les justes s’en iront à la vie éternelle. »*

* Matthieu, XXV, 31-46.

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Vassili, qui s’était assis par terre en face de Tchouiev et écoutait la lecture, hocha sa belle tête avec appro-bation.

— C’est juste ! dit-il résolument. Allez, maudits, dans les souffrances éternelles, vous qui n’avez nourri personne et n’avez fait que bâfrer. Ils l’auront bien mérité. Tiens, laisse-moi lire un peu, ajouta-t-il, dési-rant se vanter de ses connaissances.

— Est-ce qu’il n’y aura pas de pardon ? demanda Stépane qui avait écouté la lecture en silence, en bais-sant sa tête chevelue.

— Attends, tais-toi, dit Tchouiev à Vassili qui continuait de dire que les riches n’ont ni nourri les pèlerins ni visité les prisonniers. Attends donc un peu, répéta Tchouiev en feuilletant l’Évangile. Quand il eut trouvé ce passage, Tchouiev lissa la page avec sa grande et forte main blanchie par la prison.

— « On menait aussi deux autres hommes, qui étaient des malfaiteurs, pour les faire mourir avec lui – c’est-à-dire avec le Christ –, commença à lire Tchouiev.

« Et quand ils furent au lieu appelé Calvaire, ils le crucifièrent là, et les malfaiteurs, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche.

« Mais Jésus disait : Mon Père ! Pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. Puis, faisant le partage de ses vêtements, ils les jetèrent au sort.

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« Le peuple se tenait là et regardait. Et les magis-trats se moquaient de lui avec le peuple, en disant : Il a sauvé les autres ; qu’il se sauve lui-même, s’il est le Christ, l’élu de Dieu.

« Les soldats l’insultaient aussi, et, s’étant appro-chés, ils lui présentaient du vinaigre.

« Et ils lui disaient : Si tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même,

« Et il y avait cette inscription au-dessus de sa tête, en grec, en latin et en hébreu : Celui-ci est le roi des Juifs.

« L’un des malfaiteurs qui étaient crucifiés l’outra-geait aussi en disant : Si tu es le Christ, sauve-toi toi-même, et nous aussi.

« Mais l’autre, le reprenant, lui dit : Ne crains-tu point Dieu, puisque tu es condamné au même supplice ?

« Et pour nous, nous le sommes avec justice, car nous souffrons ce que nos crimes méritent ; mais celui-ci n’a fait aucun mal.

« Puis il disait à Jésus : Seigneur, souviens-toi de moi quand tu seras entré dans ton règne.

« Et Jésus lui dit : Je te dis, en vérité, que tu seras avec moi, aujourd’hui, dans le paradis. »*

Stépane n’avait rien dit et restait assis là, pensif, paraissant écouter Tchouiev, mais en vérité sans plus rien entendre de ce qu’il lisait.

* Luc, XXIII, 32-43.

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« Voilà donc en quoi consiste la vraie religion. Seuls seront sauvés ceux qui auront nourri les pauvres, visité les prisonniers ; et ceux qui n’auront pas fait cela iront en enfer. Et cependant le brigand ne s’est repenti que sur la croix et il est allé tout de même au paradis. » Il ne voyait là aucune contradiction ; au contraire, l’un confirmait l’autre. Les bons iront au paradis et les méchants en enfer : cela signifiait que tous doivent être bons ; et que le Christ ait pardonné au brigand, cela signifiait que le Christ était lui aussi bon. Tout ceci était entièrement nouveau pour Stépane ; il s’étonnait seulement que tout cela lui eût été caché jusqu’à présent. Et il passait tout son temps libre avec Tchouiev, l’interrogeant et l’écoutant. Et en l’écoutant il comprenait. L’essence de cet enseignement se révéla à lui, et le fond en était que les hommes sont frères, qu’ils doivent s’aimer entre eux et avoir pitié les uns des autres, et qu’alors tout ira bien. Quand il écoutait Tchouiev, il percevait comme une chose depuis long-temps connue mais oubliée tout ce qui confirmait le sens général de cette doctrine, et ne se souciait pas de ce qui ne la confirmait pas, attribuant cela à son manque de compréhension.

Et depuis ce temps Stépane devint un autre homme.

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IV

Stépane Pelagueïouchkine n’avais jamais été un détenu agité, mais les derniers temps il étonnait le directeur, les surveillants et ses compagnons par le changement qui s’était opéré en lui. Sans en avoir reçu l’ordre, et bien que ce ne fût pas son tour, il se chargeait des travaux les plus pénibles, y compris la vidange de la fosse. Malgré cette humilité, ses compagnons le respectaient et le craignaient, car ils connaissaient son courage et sa grande force physi-que, surtout après une histoire avec deux vagabonds qui l’avaient attaqué et dont il s’était débarrassé, en brisant le bras à l’un d’eux. Ces vagabonds s’étaient entendus pour tricher aux cartes en jouant avec un jeune prisonnier qui avait de l’argent, et ils lui prirent tout ce qu’il avait. Stépane intervint pour lui et reprit aux vagabonds l’argent qu’ils lui avaient gagné. Les vagabonds se mirent à l’injurier et le frappèrent, mais

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il était plus fort qu’eux. Quand le directeur voulut connaître la cause de la querelle, les vagabonds dirent que Pelagueïouchkine, le premier, avait commencé à les battre. Stépane ne se défendit point et accepta docilement sa punition qui consistait en trois jours de cachot et son transfert dans une cellule isolée.

La cellule lui était pénible parce qu’elle le séparait de Tchouiev et de l’Évangile ; par ailleurs il craignait le retour de ses visions : les spectres noirs et elle. Mais il n’eut pas de visions. Toute son âme était pleine d’un contenu nouveau, joyeux. Il eût été heureux de son isolement s’il avait su lire et s’il avait pu se procurer l’Évangile. On lui aurait bien donné l’Évangile, mais il ne pouvait pas lire.

Enfant, il avait commencé à apprendre les lettres selon la méthode ancienne, mais il était peu doué et n’avait jamais pu comprendre la formation des sylla-bes. Il n’alla pas au-delà de l’alphabet et resta illettré. Maintenant il résolut d’apprendre à lire et demanda au surveillant l’Évangile.

Le surveillant le lui apporta, et il se mit au travail. Il reconnaissait les caractères, mais ne parvenait pas à les assembler en syllabes. Il s’épuisait à vouloir comprendre comment les lettres forment des mots, rien n’en sortait. Il se creusait la tête et ne dormait pas la nuit, il n’avait plus envie de manger et, à force d’angoisse, il fut la proie d’une dartre intolérable.

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— Alors ? Tu n’y arrives toujours pas ? lui demanda une fois le surveillant.

— Non.— Mais connais-tu au moins le Pater ?— Oui, je le connais.— Si tu le connais, alors, lis-le, le voilà. Et le surveillant lui indiqua où se trouvait le Pater

noster dans l’Évangile.Stépane se mit à lire en comparant les lettres qu’il

connaissait avec les sons familiers de la prière. Et, tout d’un coup, le mystère de la composition des syllabes s’ouvrit à lui : et il commença à lire. Ce fut une grande joie. Dès lors il se mit à lire, et le sens qui se dégageait peu à peu des mots difficilement compris prenait pour lui une signification encore plus grande.

Désormais l’isolement ne lui pesait plus, mais le réjouissait. Stépane était entièrement absorbé par son étude et il fut contrarié quand on le plaça de nouveau dans la salle commune, pour mettre dans sa cellule des criminels politiques qui venaient d’arriver.

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V

Maintenant ce n’était plus Tchouiev mais Stépane qui, dans la salle, lisait souvent l’Évangile. Et parmi les prisonniers certains continuaient de chanter des chansons obscènes, et d’autres écoutaient sa lecture et ses commentaires sur ce qu’il venait de lire. Ainsi, il y en avait deux qui l’écoutaient toujours en silence et avec attention : le forçat Makhorkine qui était un assassin et un bourreau, et Vassili, qui avait été repris pour un vol, et incarcéré dans la même prison en attendant d’être jugé. Depuis qu’il était en prison, Makhorkine avait deux fois rempli les fonctions de bourreau, et les deux fois dans une ville éloignée, car on ne trouvait pas d’homme qui acceptât d’exécuter les décisions des juges. Les paysans qui avaient tué Piotr Nikolaïévitch avaient été jugés par un tribunal militaire, et deux d’entre eux condamnés à la mort par pendaison.

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Makhorkine fut mandé à Penza pour remplir ses fonctions. Auparavant, en pareil cas, il écrivait aussitôt – il lisait et écrivait très bien – une requête au gouver-neur, dans laquelle il expliquait qu’on l’envoyait à Penza pour remplir ses fonctions, et qu’en conséquent il demandait au gouverneur de lui accorder les frais de déplacement qui lui étaient dus. Mais cette fois-ci, à l’étonnement du directeur de la prison, il déclara qu’il ne partirait pas et ne remplirait plus les fonctions de bourreau.

— Et le fouet ? Tu l’as oublié ? s’écria le directeur de la prison.

— Si c’est le fouet, soit, mais il n’y a pas de loi qui oblige à tuer.

— Ça alors, c’est Pelagueïouchkine qui t’aura appris ça. En voilà un prophète de prison ! Il va voir, celui-là !

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VI

Pendant ce temps, Makhine, ce lycéen qui avait incité son camarade à fabriquer un faux coupon, avait terminé ses études au lycée et à la faculté de droit. Grâce à son succès auprès des femmes, notamment auprès de l’ancienne maîtresse d’un vieillard, adjoint au ministre, Makhine fut nommé, tout jeune encore, au poste de juge d’instruction. C’était un homme peu scrupuleux, criblé de dettes, un joueur et un séducteur, mais il était habile, intel-ligent, avait une bonne mémoire et savait mener les affaires.

Il officiait dans l’arrondissement où était jugé Stépane. Dès le premier interrogatoire, Stépane l’avait étonné par ses réponses simples, véridiques, calmes. Makhine sentait obscurément que cet homme qui se trouvait devant lui – enchaîné, la tête rasée, amené et surveillé par deux soldats, et que deux soldats recon-

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duiraient pour le mettre sous les verrous – était tout à fait libre et infiniment au-dessus de lui moralement. C’est pourquoi, en l’interrogeant, il s’encourageait et se stimulait sans cesse pour ne pas se laisser troubler et éviter de s’embrouiller. Ce qui le frappait surtout, c’est que Stépane parlait de ses crimes comme de choses passées depuis longtemps, commises non par lui, mais par quelque étranger.

— Et tu n’as pas eu pitié d’eux ? lui demandait Makhine.

— Non, je n’ai pas eu pitié. Je ne comprenais pas alors.

— Et maintenant ?Stépane sourit tristement,— Maintenant, on pourrait me brûler vif, que je ne

le ferais pas.— Pourquoi cela ?— Parce que j’ai compris que tous les hommes

sont frères.— Alors comme cela moi aussi je suis ton frère ?— C’est bien sûr.— Mais comment : je suis ton frère et je te condamne

au bagne ?— C’est par ignorance.— Qu’est-ce donc que j’ignore ?— Si vous jugez, c’est que vous l’ignorez.— Bien, poursuivons… Où es-tu allé après ?...

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Ce qui frappait Makhine plus que tout le reste était ce qu’il avait appris du directeur concernant l’influence de Pelagueïouchkine sur le bourreau Makhorkine qui, malgré la menace de punitions, avait refusé de remplir ses fonctions.

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VII

À une soirée chez les Éropkine, il y avait deux jeunes filles, de riches partis, toutes deux courtisées par Makhine. Après qu’on eut chanté, Makhine, qui venait de se distinguer – il était très musicien, accom-pagnait bien au piano et tenait la seconde voix –, conta fidèlement, d’un ton très détaché et avec force détails, car il avait une excellente mémoire, l’histoire d’un étrange criminel qui avait converti le bourreau. Makhine se rappelait si bien et racontait si bien parce qu’il restait toujours indifférent aux gens à qui il avait affaire. Il ne comprenait pas et ne savait pas compren-dre l’état d’âme des autres hommes, et c’est pourquoi il pouvait se rappeler aussi exactement tout ce qu’ils faisaient et disaient. Mais Pelagueïouchkine l’avait intrigué. Il n’était point entré dans l’âme de Stépane, mais, malgré lui, il s’était posé cette question : que se passait-il dans l’âme de cet homme ? Ne trouvant

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pas de réponse à sa question, mais pressentant qu’il s’agissait de quelque chose d’intéressant, il raconta à la soirée des Éropkine l’histoire de la conversion du bourreau, les rapports du directeur sur la conduite bizarre de Pelagueïouchkine, ses lectures de l’Évan-gile et sa grande influence sur ses camarades.

Tous écoutèrent le récit de Makhine avec intérêt, mais plus que tous les autres il impressionna Lisa, la fille cadette des Éropkine, une demoiselle de dix-huit ans, nouvellement sortie de pension, à peine rendue à elle-même après l’étroitesse et la fausseté du milieu dans lequel elle avait grandi, et qui, comme si elle venait de resurgir à la surface de l’eau après un plongeon, aspirait avec avidité l’air frais de la vie. Elle se mit à interroger Makhine en détail, voulant savoir pourquoi et comment un pareil changement s’était opéré en Pelagueïouchkine et Makhine lui raconta ce qu’il avait appris de l’officier de police sur les derniers meurtres de Pelagueïouchkine et ce que celui-ci lui en avait dit : comment la douceur, la rési-gnation, l’absence de peur face à la mort de cette très bonne femme, sa dernière victime, l’avaient vaincu, lui avaient ouvert les yeux, et comment ensuite la lecture de l’Évangile avait achevé cette œuvre.

Cette nuit-là, Lisa Éropkine mit longtemps à s’endor-mir. Depuis plusieurs mois, une lutte intérieure opposait en elle la vie mondaine, où l’entraînait sa sœur, et son

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tendre intérêt pour Makhine, uni au désir de le corriger. Maintenant, ce dernier sentiment l’emporta. Elle avait déjà entendu parler de la morte. Mais maintenant, après cette mort horrible et le récit que Makhine lui avait fait d’après les paroles de Pelagueïouchkine, elle connais-sait tous les détails de l’histoire de Maria Sémionovna, et elle était frappée par ce qu’elle avait appris.

Lisa voulut passionnément ressembler à Maria Sémionovna. Elle était riche et craignait que Makhine ne lui fît la cour pour son argent. Elle résolut de distribuer tout ce qu’elle possédait, et s’en ouvrit à Makhine. Celui-ci fut heureux de cette occasion de montrer son désintéressement et dit à Lisa qu’il ne l’aimait pas pour son argent, mais pour elle-même, et il fut lui-même ému par sa décision qui lui semblait généreuse. Pour Lisa commencèrent les démêlés avec sa mère qui ne lui permettait pas de donner sa propriété (c’était la propriété de son père). Makhine prêtait son aide à Lisa. Et plus il agissait ainsi, plus il compre-nait un monde très différent, un monde d’aspirations morales qui lui était demeuré jusqu’alors étranger et qu’il voyait en Lisa.

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VIII

Le silence régnait dans la salle commune de la prison. Stépane, couché à sa place, ne dormait pas encore. Vassili s’approcha de lui, le tira par la jambe et lui fit un clin d’œil pour lui dire de se lever et de le rejoindre. Stépane descendit de sa couchette et s’approcha de Vassili.

— Eh bien, frère, lui dit Vassili, fais-moi une faveur, aide-moi.

— En quoi veux-tu que je t’aide ?— Voilà… Je veux m’évader.Et Vassili confia à Stépane qu’il avait tout préparé

pour son évasion.— Demain, je les exciterai au désordre, dit-il en

indiquant les prisonniers couchés. On me dénoncera comme l’instigateur. Je serai transféré en haut, et là je sais comment faire. Seulement, arrange-toi pour ébran-ler le piton sur la porte de la chambre mortuaire.

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— Cela, on peut le faire. Mais où iras-tu ?— J’irai où le vent me porte… Il y a bien assez de

mauvaises gens.— C’est vrai, frère, seulement ce n’est pas à nous

de les juger.— Mais quoi ! Est-ce que je suis un assassin ?

Je n’ai pas encore perdu une seule âme. Et voler, quel mal y a-t-il à cela ? Ils nous volent bien, eux.

— C’est leur affaire. Ils auront à en répondre.— Il ne faut pas se laisser faire pour autant. J’ai

pillé une église, qui en pâtira ? Maintenant, ce n’est plus une boutique quelconque que je veux piller, mais prendre l’argent du Trésor et le distribuer aux braves gens.

À ce moment-là un prisonnier se souleva sur sa planche et prêta l’oreille. Stépane et Vassili se sépa-rèrent.

Le lendemain, Vassili mit son plan à exécution. Il commença par se plaindre en disant que le pain n’était pas bien cuit, incita tous les prisonniers à appe-ler le directeur pour porter plainte. Le directeur de la prison vint, les réprimanda sévèrement et, apprenant que Vassili était l’instigateur de cette affaire, ordonna de l’enfermer tout seul, dans une cellule de l’étage supérieur. Vassili n’espérait pas autre chose.

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IX

Vassili connaissait la cellule où on l’avait transféré. Il en connaissait le plancher, et dès qu’il y fut enfermé, il entreprit de le démonter. Quand il eut pratiqué une ouverture assez large pour y passer, il démonta les planches qui se trouvaient en dessous et sauta dans la chambre mortuaire. Ce jour-là, il n’y avait qu’un seul cadavre sur la table. Dans ce même dépôt étaient entreposés des sacs pour le foin. Vassili le savait et avait compté sur ces sacs. Il poussa la porte, fit sauter le piton qui avait été ébranlé, le remit en place, sortit de la pièce et alla vers des latrines en construction au bout du couloir. Dans ces latrines, il y avait un trou qui allait du troisième étage au sous-sol. Vassili tâta la porte, retourna dans la chambre mortuaire, enleva le linceul du cadavre froid comme de la glace (en soule-vant le linceul il avait touché sa main), prit les sacs et les lia les uns aux autres pour en faire une corde,

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puis porta cette corde dans les latrines. Là il atta-cha la corde à une poutre et descendit. La corde ne touchait pas le sol. S’en fallait-il de beaucoup ou de peu, il l’ignorait, mais il n’y avait rien à faire. Et il s’y suspendit et sauta. Il se fit mal aux jambes, mais il pouvait marcher. Dans le sous-sol il y avait deux fenêtres. Elles étaient assez larges pour qu’on pût y passer, mais il y avait des grilles. Il fallait arracher les barreaux de fer. Mais avec quoi ? Vassili se mit à fouiller le sous-sol. Il y avait là des morceaux de planches. Il trouva une planche avec un bout pointu et commença à déloger les briques qui retenaient les barreaux. Il travailla longtemps. Le coq chantait déjà pour la seconde fois et les barreaux tenaient toujours. Enfin, un côté céda. Vassili enfonça la plan-che, appuya, la grille se détacha en entier, mais une brique tomba avec bruit. La sentinelle pouvait avoir entendu. Vassili retint son souffle. Tout était tran-quille. Il grimpa à la fenêtre et s’y glissa. Il ressortit de l’autre côté. Pour s’enfuir, il lui fallait escalader le mur. Dans un coin de la cour se trouvait un cabanon. Il devait grimper dessus et de là sur le mur. Pour cela, il avait besoin de la planche. Sans elle, impossible de grimper sur le cabanon. Vassili retourna au sous-sol. Il reparut bientôt, une planche à la main, et écouta les pas de la sentinelle. La sentinelle, comme Vassili le pensait, marchait de l’autre côté de la cour. Vassili

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s’approcha du cabanon, appuya la planche contre le mur pour en faire un marchepied et commença à grimper. La planche glissa et Vassili tomba. Il avait des bas. Il les enleva pour s’accrocher avec les pieds, de nouveau il s’appuya sur la planche, bondit et, avec les mains, saisit le chéneau. « Tiens bon, mon sauveur, ne me lâche pas ! » Il grimpa le long du chéneau et voici son genou sur le toit. La sentinelle s’approche. Vassili se couche et reste sans bouger. La sentinelle ne le voit pas et s’éloigne à nouveau. Vassili se lève d’un bond. La ferraille craque sous ses pieds. Encore un pas, deux, voici le mur. On peut le toucher de la main. Une main, puis l’autre – il se tend de tout son corps et il est sur le mur. Pourvu qu’il reste sauf en sautant par terre. Vassili se retourne, se suspend par les mains, s’allonge, lâche une main, l’autre… « À la grâce de Dieu ! » Le voici sur la terre. Et la terre est douce. Ses jambes sont indemnes et il court.

Dans le faubourg, Malania lui ouvre la porte et il se glisse sous la couverture cousue de pièces rapportées, chaude et imprégnée de l’odeur de sueur humaine.

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X

Grande, belle, toujours calme, sans enfants, grasse comme une vache stérile, la femme de Piotr Nikolaïévitch avait vu de la fenêtre comment on avait tué son mari et traîné son corps quelque part dans les champs. Le sentiment d’horreur éprouvé par Natalia Ivanovna (ainsi s’appelait la veuve de Piotr Nikolaïévitch) à la vue de ce massacre était si fort qu’il étouffait en elle, comme cela arrive habituelle-ment, tous les autres sentiments. Mais lorsque toute la foule eut disparu derrière la haie du jardin, que le bour-donnement des voix se fut calmé, et que Malania, la jeune fille qui les servait, accourut pieds nus, les yeux écarquillés, raconta, comme s’il s’agissait de quelque joyeuse nouvelle, qu’on avait tué Piotr Nikolaïévitch et jeté son corps dans le ravin, du premier sentiment de Natalia Ivanovna commença à se détacher un autre : le sentiment de joie d’être délivrée d’un despote aux

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yeux masqués par des lunettes noires, qui, pendant dix-neuf ans, l’avait tenue en esclavage. Elle fut si horrifiée elle-même de ce sentiment qu’elle n’osait se l’avouer et, encore moins le confier à quelqu’un. Pendant qu’on faisait la toilette du corps défiguré, jaune et velu, pendant qu’on l’habillait, puis quand on le mit en bière, elle s’épouvantait, pleurait et sanglo-tait. Quand le juge d’instruction vint et l’interrogea comme témoin, elle vit dans le cabinet même du juge deux paysans enchaînés, reconnus comme étant les principaux coupables. L’un était un homme déjà âgé à la longue barbe blonde, au beau visage calme et austère. L’autre était encore jeune, du type tzigane, avec des yeux noirs brillants et des cheveux bouclés et ébouriffés. Elle dit ce qu’elle savait, elle reconnut en ces hommes ceux qui les premiers avaient saisi par les bras Piotr Nikolaïévitch, et bien que le paysan qui ressemblait à un tzigane lui eût dit avec reproche, en lui jetant des regards brillants de sous ses sour-cils animés : « C’est un péché, madame ! L’heure de la mort viendra pour tous », elle n’éprouvait pour eux nulle pitié. Au contraire, pendant l’instruction, le ressentiment et le désir de se venger des meurtriers de son mari grandirent en elle.

Mais un mois plus tard, quand l’affaire, déférée au tribunal militaire, se termina par la condamna-tion de huit hommes aux travaux forcés et de deux

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autres – le vieillard à la barbe blanche et le gitan (comme on le surnommait) – à la pendaison, elle ressentit un obscur désagrément. Mais ce sentiment désagréable se dissipa vite à la vue de l’audience solennelle. Si l’autorité supérieure avait jugé ainsi, il fallait que ce fût une bonne chose.

L’exécution devait avoir lieu au village. Et le diman-che, en rentrant de la messe, Malania, dans sa robe et ses souliers neufs, rapporta à sa maîtresse qu’on dressait les potences, que le bourreau devait arriver mercredi de Moscou, et que les familles des condam-nés ne cessaient leurs lamentations qu’on entendait dans tout le village.

Natalia Ivanovna ne sortait pas de chez elle, afin de ne voir ni le gibet ni les gens, et ne souhaitait qu’une chose : que tout ce qui devait avoir lieu fût terminé le plus vite possible. Elle ne pensait qu’à elle et nulle-ment aux condamnés et à leurs familles.

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XI

Le mardi, Natalia Ivanovna reçut la visite de l’offi-cier de police rural qu’elle connaissait. Elle lui fit servir de l’eau-de-vie et des champignons salés prépa-rés par elle-même. L’officier de police, après avoir bu l’eau-de-vie et mangé les champignons, lui apprit que l’exécution n’aurait pas encore lieu le lendemain.

— Comment ? Pourquoi ?— C’est une histoire extraordinaire. On n’a pas pu

trouver de bourreau. Il y en avait un à Moscou, mais mon fils m’a raconté que, d’avoir trop lu l’Évangile, il a déclaré qu’il ne pouvait pas tuer. Lui-même a été condamné aux travaux forcés pour meurtre, et mainte-nant, tout d’un coup, voilà qu’il ne peut pas tuer quand la loi l’ordonne. On l’a menacé du fouet. « Faites-moi fouetter, a-t-il dit, mais je ne puis le faire. »

Natalia Ivanovna rougit tout d’un coup et même se couvrit de sueur, tant ses pensées la troublèrent.

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— Mais ne pourrait-on pas, dès maintenant, les gra cier ?

— Comment les gracier, s’ils ont été condamnés par le tribunal. Seul le Tsar peut accorder la grâce.

— Mais comment le Tsar le saura-t-il ?— On a le droit de demander la grâce.— Mais c’est pour moi qu’on les exécute, dit la

sotte Natalia Ivanovna. Et moi je leur pardonne.L’officier de police sourit.— Eh bien, demandez.— Peut-on faire cela ?— Sans doute.— Mais maintenant il n’y a plus le temps.— On peut envoyer un télégramme.— Au Tsar ?— Pourquoi pas ? On peut envoyer un télégramme

au Tsar aussi.La nouvelle que le bourreau avait refusé de faire

sa besogne et était prêt à souffrir plutôt que de tuer avait retourné tout d’un coup l’âme de Natalia Ivanovna, et le sentiment de pitié et d’horreur qui plusieurs fois déjà avait voulu se faire jour afflua et la submergea.

— Mon cher Filip Vassiliévitch, écrivez-moi le télégramme. Je veux demander leur grâce au Tsar.

L’officier de police hocha la tête.— Je crains de nous attirer des ennuis.

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— Mais c’est moi qui suis responsable. Je ne dirai rien de vous.

« Quelle brave femme, pensa le policier. Une brave femme. Si la mienne était comme elle, ce serait le paradis, pas comme maintenant. »

Et l’officier de police rédigea un télégramme à l’empereur : « À sa Majesté Impériale l’Empereur. La sujette très dévouée de Votre Impériale Majesté, veuve de l’assesseur de collège Piotr Nikolaïévitch Sventitski, tué par les paysans, se prosternant aux augustes pieds de Votre Impériale Majesté (ce passage du télégramme plut particulièrement à l’officier de police qui l’écrivait), vous supplie de faire grâce aux condamnés à mort, les paysans tel et tel, habitant dans telle région, tel district, tel domaine, tel village. » L’officier de police envoya lui-même le télégramme et la joie et la sérénité se répandirent dans l’âme de Natalia Ivanovna. Il lui semblait que si elle, la veuve de la victime, pardonnait et demandait grâce, le Tsar ne pouvait ne point manquer de l’accorder.

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XII

Lisa Éropkine vivait dans un état d’exaltation incessante. Plus elle avançait dans la voie de la vie chrétienne qui s’était ouverte à elle, plus elle acqué-rait la certitude que c’était la voie de la vérité et plus son âme s’emplissait de joie.

Deux objectifs immédiats lui tenaient maintenant à cœur : le premier, convertir Makhine, ou plutôt, comme elle se le disait, le ramener à lui, à sa bonne et belle nature. Elle l’aimait et, à la lumière de son amour, ce qu’il y avait de divin en l’âme de Makhine, et qui est commun à tous les hommes, se révélait à elle ; mais elle voyait en ce principe de vie commun à tous les hommes une bonté, une tendresse, une élévation propres à lui seul. Son autre but était de cesser d’être riche. Elle avait d’abord voulu se dépouiller de ses biens pour éprouver Makhine, puis elle voulut le faire pour elle-même, pour son âme, selon les paroles de l’Évangile.

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Elle commença par distribuer ce qu’elle avait, mais son père l’arrêta et, plus encore que son père, la foule des quémandeurs qui s’adressaient à elle personnellement ou par écrit. Alors elle résolut d’aller trouver un moine réputé pour la sainteté de sa vie afin de lui demander de prendre son argent et d’en disposer comme il le jugerait bon. Ayant appris cela, son père se fâcha et, au cours d’une altercation véhémente avec elle, il la traita de folle, de détraquée, et lui déclara qu’il prendrait des mesures, puisqu’elle était folle, pour la protéger contre elle-même.

Le ton fâché, irrité, de son père se transmit à elle, et, avant d’avoir pu se ressaisir, elle se mit à pleurer de dépit et lui dit beaucoup de choses blessantes, le traitant de despote et même d’avare.

Elle avait ensuite demandé pardon à son père. Il lui avait dit qu’il n’était point fâché, mais elle voyait qu’il était blessé et que, dans son âme, il ne lui pardon-nait pas. Elle ne voulait pas en parler à Makhine. Sa sœur, qui la jalousait à cause de Makhine, s’était complètement éloignée d’elle. Elle n’avait personne avec qui partager ses sentiments, personne à qui confier ses regrets.

« Il faut se repentir devant Dieu », se dit-elle, et, comme on était en carême, elle résolut de faire ses dévotions, de dire tout à son confesseur et de lui demander conseil sur sa façon d’agir.

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Non loin de la ville se trouvait le monastère dans lequel vivait un vieux moine connu pour la sainteté de sa vie, ses sermons, ses prédictions et les guérisons qu’on lui attribuait.

Le vieux moine avait reçu une lettre d’Éropkine père, dans laquelle ce dernier le prévenait de la visite de sa fille, l’avertissait de son état d’excitation anor-male et exprimait l’assurance que le vénérable moine saurait lui montrer la voie de la vérité, celle de la bonne vie chrétienne, de la modération bénie, qui ne bouleverse pas l’ordre établi.

Fatigué des audiences, le vieillard reçut Lisa et commença à lui prêcher tranquillement la modération, la soumission aux conditions existantes, l’obéissance à ses parents. Lisa se taisait, rougissait, se couvrait de sueur, mais quand il eut terminé, les larmes aux yeux, elle commença à parler, timidement d’abord, du Christ qui a dit : « Abandonne ton père, ta mère et suis-moi », puis, s’animant de plus en plus, elle lui exprima comment elle entendait comprendre la reli-gion chrétienne. Le vieillard esquissa au début un léger sourire, lui opposa ses objections habituelles, mais ensuite il se tut, se mit à soupirer, répétant sans cesse : « Seigneur Dieu ! »

— Eh bien, viens demain te confesser, dit-il, et, de ses mains ridées, il lui donna la bénédiction.

Le lendemain elle se confessa, et le moine la laissa

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partir sans reprendre la conversation de la veille, en ayant simplement refusé de se charger de la distribu-tion de ses biens.

La pureté, le dévouement absolu à la volonté de Dieu et l’ardeur de cette jeune fille avaient frappé le vieillard. Depuis longtemps déjà il voulait renoncer au monde, mais le monastère exigeait qu’il restât actif, car cette activité procurait des revenus au couvent. Et il consentait, bien qu’il sentît vaguement toute la fausseté de sa situation. On en faisait un saint, un thau-maturge, et il était un homme faible, entraîné par le succès. Et l’âme de cette jeune fille qui s’était ouverte à lui lui avait aussi ouvert la sienne. Il se rendit compte combien il était loin de ce qu’il voulait être et de ce vers quoi son cœur le portait.

Peu après la visite de Lisa, il s’enferma dans sa cellule et n’alla à l’église que trois semaines plus tard. Il dit la messe et, après avoir dit la messe prononça un sermon dans lequel il se repentait, dénonçait les péchés du monde et appelait au repentir. Tous les quinze jours il prêchait. Et une foule toujours grande s’assemblait pour écouter ses sermons. Sa gloire de prédicateur se répandait de plus en plus. Il y avait dans ses sermons quelque chose de particulier, de hardi, de sincère. Et c’est pourquoi il avait une si grande influence sur les hommes.

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XIII

Entre-temps, Vassili avait fait ce qu’il s’était promis de faire. Avec des camarades, il avait pénétré la nuit chez un riche marchand, Krasnopouzov. Il savait combien ce dernier était avare et dépravé. Il avait frac-turé la caisse et pris trente mille roubles en argent, qu’il distribua comme il avait voulu le faire. Il avait même cessé de boire et donnait de l’argent aux fiancées pauvres. Il dotait les filles, payait des dettes et ne révé-lait pas son identité. Il n’avait qu’un seul souci : bien distribuer l’argent. Il donnait aussi à la police. Et on ne l’inquiétait pas.

Son cœur se réjouissait. Et lorsqu’on finit par l’arrêter, il plaida sa cause en riant et se vanta d’avoir pris l’argent du gros marchand, qui l’employait mal et en ignorait le compte, et de s’en être servi à bon escient et d’être venu en aide à de braves gens.

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Et sa défense était si réjouie, si engageante, que les jurés faillirent l’acquitter. Il fut condamné à la déportation.

Il les remercia, et déclara à l’avance qu’il s’échap-perait.

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XIV

Le télégramme de madame Sventitski au Tsar n’eut pas de conséquence. Dans la Commission des recours en grâce, on résolut d’abord de ne rien rapporter au Tsar, mais, lorsqu’au cours d’un déjeuner chez l’Empereur la conversation tomba sur l’affaire Sventitski, le président de la Commission des grâces, qui était présent, parla du télégramme envoyé par la veuve de la victime.

— C’est très gentil de sa part*, dit une dame de la famille impériale.

L’Empereur, lui, soupira, haussa les épaules et prononça ces mots : « La loi », puis avança une coupe dans laquelle un valet lui versa du vin pétillant de la Moselle. Tous firent semblant d’être émerveillés par la sagesse de ce qu’avait dit l’Empereur. Et il ne fut plus question du télégramme.

* En français dans le texte.

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Et les deux paysans, le vieux et le jeune, furent pendus après qu’on eut fait venir de Kazan un bour-reau tatare, qui était un cruel assassin et qui s’accou-plait avec des bêtes.

La vieille avait voulu vêtir le corps de son mari d’une chemise et de bas blancs et de chaussons neufs, mais on ne l’y autorisa pas, et les deux cadavres furent enfouis dans la même fosse, derrière la haie du cimetière.

— La princesse Sophia Vladimirovna me disait que c’est un prédicateur extraordinaire, dit une fois la mère de l’Empereur, la vieille impératrice, à son fils. Faites-le venir. Il pourrait prêcher à la cathédrale*

— Non, il serait préférable qu’il prêchât chez nous, dit l’Empereur, et il ordonna de faire venir le moine Isidore.

Dans la chapelle du palais, la fine fleur de la cour s’était réunie. Un nouveau prédicateur extraordinaire constituait un grand événement.

Un petit vieillard maigrelet et chenu parut, il parcou-rut l’assemblée du regard : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit », et il commença. D’abord tout alla bien, mais plus le sermon avançait plus les choses se gâtaient. Il devenait de plus en plus agressif ** comme le dit ensuite l’impératrice. Il fulminait et n’épargnait personne. Il parlait de la peine de mort. Et il attribuait

* En français dans le texte.** En français dans le texte.

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la nécessité de la maintenir à un mauvais gouverne-ment. Était-il possible que, dans un pays chrétien, on exécutât des hommes ?

On échangeait des regards embarrassés dans l’assemblée et tous n’étaient préoccupés que de l’inconvenance de ce sermon et de l’ennui qu’il devait causer à l’Empereur, mais personne n’en parla ouver-tement. Aussitôt qu’Isidore eut prononcé le « Amen », le métropolite s’approcha et le convoqua chez lui.

Après son entretien avec le métropolite et le procu-reur général du saint Synode, le vieillard fut renvoyé au couvent, non pas au sien, mais au couvent de Souzdal, dont le père Mikhaïl était le supérieur et intendant.

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XV

Chacun faisait comme s’il n’y avait eu rien de désa-gréable dans le sermon du père Isidore et on évitait de le mentionner. Et il semblait au Tsar que les paroles du vieillard n’avaient laissé en lui aucune trace. Mais deux fois durant cette journée, il se rappela l’exécution des paysans dont madame Sventitski avait demandé la grâce par télégramme. Dans la journée, il y eut une revue militaire, ensuite une promenade, puis la réception des ministres, puis le dîner et, le soir, spectacle. Comme à l’ordinaire, l’empereur s’endormit aussitôt sa tête posée sur l’oreiller. Pendant la nuit un rêve affreux l’éveilla : des potences se dressaient dans un champ, des cadavres s’y balançaient, et ces cadavres tiraient des langues qui s’allongeaient de plus en plus. Et quelqu’un criait : « C’est ton œuvre, c’est ton œuvre ! »

Le Tsar se réveilla en sueur et se mit à réfléchir. Pour la première fois il réfléchit à la responsabilité

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qui pesait sur lui, et chacune des paroles du vieillard revint à son esprit.

Mais il ne voyait l’homme en lui-même que de loin et il ne pouvait céder aux simples exigences humaines à cause des exigences que l’on imposait de tous côtés au Tsar. Pour ce qui était de reconnaître les exigen-ces de l’homme plus nécessaires que celles du Tsar, il n’en avait pas la force.

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XVI

Après avoir purgé en prison sa deuxième condam-nation, Prokofi, ce gars orgueilleux et fringant, en sortit complètement brisé. Quand il était sobre, il restait assis sans rien faire, et son père avait beau le vitupérer, il mangeait le pain de la famille et ne travaillait pas et, qui plus est, guettait chaque occa-sion de chaparder quelque chose pour le porter au débit et boire. Il restait assis, toussotait et crachait. Le médecin qu’il alla consulter l’ausculta et hocha la tête.

— Toi, mon gars, tu as besoin de ce que tu n’as pas.— Ben oui… on le sait.— Bois du lait, ne fume pas.— C’est déjà le carême et d’ailleurs nous n’avons

pas de vache.Une fois, au printemps, il ne dormit pas de toute

la nuit ; il se languissait et avait envie de boire. À la

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maison il n’y avait rien à chiper. Il mit son bonnet et sortit. Il longea la rue jusqu’au presbytère. La herse du sacristain était dehors, appuyée à la haie. Prokofi s’approcha, prit la herse sur son dos et se dirigea chez la Pétrovna, qui tenait une auberge. Peut-être lui donnerait-elle à boire. Mais à peine s’était-il éloigné que le sacristain parut sur le perron. Il faisait déjà jour, et il vit Prokofi emportant la herse.

— Hé toi ! Qu’est-ce que tu fais ?Des gens sortirent, on arrêta Prokofi et on le mit

au cachot. Le juge de paix le condamna à onze mois de réclusion. L’automne vint ; on transféra Prokofi à l’hôpital. Il toussait à se rompre la poitrine et ne parvenait pas à se réchauffer. Les plus vigoureux parmi ceux qui étaient à l’hôpital ne tremblaient pas. Prokofi, lui, tremblait jour et nuit. Le directeur faisait des économies de chauffage et ne chauffait pas l’hôpi-tal avant novembre. Prokofi souffrait beaucoup physi-quement, mais son âme souffrait bien plus que son corps. Tout le dégoûtait, et il haïssait tout le monde : le sacristain, le directeur de l’hôpital parce qu’il ne chauffait pas, le surveillant, et son voisin de lit à la lèvre rouge et gonflée. Il haïssait aussi le nouveau forçat qu’on venait d’amener à l’hôpital. Ce forçat était Stépane. Il était tombé malade d’un érysipèle à la tête, et on l’avait transféré à l’hôpital et placé à côté de Prokofi. Au début, Prokofi le haïssait, mais

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peu à peu il ressentit de l’affection pour lui, au point qu’il n’attendait plus qu’une occasion de lui causer. Ce n’était qu’après une conversation avec Stépane que l’angoisse s’apaisait dans le cœur de Prokofi.

Stépane racontait toujours à tous son dernier meurtre et l’effet qu’il avait produit sur lui. « Elle aurait pu crier ou résister, racontait-il, mais elle ne fit rien et se laissa tuer. Aie pitié, non de moi, mais de toi-même, disait-elle. »

— Bien sûr, c’est une chose terrible que de perdre une âme. Une fois je me suis chargé de tuer un mouton, et j’en étais hors de moi. Mais moi je n’ai tué personne, et eux, les diables, ils ont ruiné ma vie. Je n’ai fait de mal à personne…

— Eh bien, tout cela te sera compté.— Où ?— Comment où ? Et Dieu ?— On ne le voit pas souvent, et moi, frère, je ne

crois pas ; je pense plutôt qu’une fois mort il poussera de l’herbe par-dessus. C’est tout.

— Comment peux-tu le penser ? Moi, combien d’âmes ai-je perdu, tandis qu’elle, la bonne, elle ne faisait que secourir les autres. Alors quoi ! Tu penses qu’il en sera de même pour elle que pour moi ? Non, ce n’est pas ainsi.

— Alors tu penses que quand quelqu’un meurt l’âme reste ?

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— C’est sûr. Il ne peut en être autrement.Prokofi agonisait péniblement ; il étouffait. Mais

quand sa dernière heure fut venue, il se sentit soudain soulagé. Il appela Stépane.

— Eh bien, frère, adieu. Il faut croire que c’est ma mort qui vient. Et voilà, j’avais peur, mais mainte-nant, plus rien. Je voudrais seulement que celle-ci arrive plus vite.

Et Prokofi mourut à l’hôpital.

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XVII

Entre-temps, les affaires d’Evguéni Mikhaïlovitch empiraient. Le magasin était hypothéqué. Le commerce ne marchait pas. Un autre magasin avait ouvert dans la ville. Evguéni Mikhaïlovitch avait ses intérêts à payer. Il était obligé d’emprunter encore et de payer de nouveaux intérêts. Le magasin avec toutes les marchan-dises finit par être saisi et allait être mis en vente. Evguéni Mikhaïlovitch et sa femme frappèrent à toutes les portes mais ne purent trouver les quatre cents roubles néces-saires pour sauver leur affaire. Ils avaient fondé quel-que espoir en la générosité du marchand Krasnopouzov, dont la femme d’Evguéni Mikhaïlovitch connaissait la maîtresse. Mais, maintenant, toute la ville savait qu’on avait volé chez Krasnopouzov une forte somme. On parlait d’un demi-million.

— Et qui l’a volé ? racontait la femme d’Evguéni Mikhaïlovitch. Vassili, notre ancien portier. On dit

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qu’il dilapide maintenant cet argent et qu’il a la police dans sa poche.

— Il a toujours été un vaurien, remarqua Evguéni Mikhaïlovitch. Comme il a consenti aisément à prêter un faux serment. Je ne l’aurais jamais cru.

— On dit qu’il est repassé dans notre cour. La cuisinière dit que c’était lui. Elle raconte qu’il a marié quatorze filles pauvres.

— Ils en inventent de ces choses.Au même moment, un homme âgé et d’apparence

étrange, vêtu d’un blouson de grosse laine, entra dans le magasin.

— Que te faut-il ?— Voici une lettre pour vous.— De qui ?— C’est écrit dedans.— Faut-il une réponse ? Mais attends donc...— Je ne puis.Et l’homme étrange, lui ayant remis l’enveloppe,

se hâta de partir.— C’est curieux !Evguéni Mikhaïlovitch déchira l’enveloppe et n’en

crut pas ses yeux. Des billets de cent roubles ! Il y en avait quatre. Qu’était-ce à dire ? Sous même pli il y avait une lettre pleine de fautes d’orthographe, adressée à Evguéni Mikhaïlovitch : « Dans l’Évangile il est dit : fais le bien pour le mal. Vous m’avez fait

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beaucoup de mal avec le coupon, et j’ai fait beaucoup de mal au paysan. Mais cependant j’ai pitié de toi. Prends ces quatre billets de cent roubles et souviens-toi de ton portier, Vassili. »

« Non, c’est extraordinaire ! » disait Evguéni Mi khaï -lovitch. Il le disait à sa femme et se le répétait à lui-même. Et quand il se rappelait cela ou en parlait avec sa femme, des larmes lui montaient aux yeux et la joie emplissait son âme.

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XVIII

Quatorze ecclésiastiques étaient détenus dans la prison du couvent de Souzdal, presque tous condam-nés pour s’être écartés de l’orthodoxie. Ce fut là qu’on envoya Isidore. Le père Mikhaïl reçut une lettre qui accompagnait Isidore, et suivant les ordres qu’elle contenait, ordonna de l’enfermer dans une cellule isolée comme un criminel important, sans avoir parlé avec lui. Le père Isidore était en prison depuis deux semaines, quand le père Mikhaïl fit le tour des prison-niers. Il entra chez Isidore et lui demanda s’il avait besoin de quelque chose.

— J’ai besoin de beaucoup de choses, répondit-il ; mais je ne puis te le dire devant témoins. Donne-moi l’occasion de te parler en tête à tête.

Leurs regards s’étaient rencontrés et Mikhaïl comprit qu’il n’avait rien à craindre. Il ordonna qu’on

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conduisît Isidore dans sa cellule et, lorsqu’ils furent restés seuls, il lui dit :

— Eh bien, parle.Isidore tomba à genoux.— Frère ! dit Isidore. Que fais-tu ? Aie pitié de toi-

même. Il n’est pas de criminel pire que toi, tu as foulé aux pieds tout ce qui est sacré...

Un mois après, Mikhaïl envoya une requête dans laquelle il demandait qu’on libérât comme repentis non seulement Isidore mais aussi sept autres, et lui-même demanda la permission de se retirer dans un couvent.

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XIX

Dix ans s’étaient écoulés. Mitia Smokovnikov avait terminé ses études à l’École polytechnique et était maintenant ingénieur, avec de gros appointe-ments, dans des mines d’or en Sibérie. Il avait besoin d’aller visiter les mines. Le directeur lui proposa de prendre pour l’accompagner le forçat Stépane Pelagueïouchkine.

— Comment, un forçat ? N’est-ce point dangereux ?— Avec celui-ci, pas de danger. C’est un saint

homme. Demandez à qui vous voulez.— Mais pourquoi a-t-il été envoyé ici ?Le directeur sourit.— Il a tué six personnes. Mais c’est un saint homme.

Je me porte garant de lui.Mitia Smokovnikov accepta donc d’être accompa-

gné par Stépane, un homme chauve et maigre, au teint brun, et partit avec lui.

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Pendant le voyage, Stépane prit soin de Smokov-nikov comme il prenait soin de n’importe qui quand il en avait la possibilité : comme son propre enfant. En chemin il lui raconta toute son histoire, comment il vivait maintenant et pourquoi, et ce qui faisait le sens de sa vie.

Et, chose étonnante, Mitia Smokovnikov qui, jusqu’à ce jour, n’avait fait que boire et bambocher, jouer aux cartes et courir les femmes, se mit à réflé-chir pour la première fois à sa vie. Et ces pensées ne le quittaient plus et transformaient son âme de plus en plus. On lui proposait une place qui promettait des gains importants. Il la refusa et résolut d’acheter avec ce qu’il possédait une propriété, de se marier et de servir le peuple comme il pourrait.

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Ainsi fit-il. Mais, auparavant, il alla chez son père, avec qui il était en mauvais termes à cause de la nouvelle famille de ce dernier. Maintenant Mitia Smokovnikov avait résolu de se rapprocher de son père. Et il le fit. Son père s’étonnait, se moquait de lui, mais cessa ensuite de le quereller et se rappela les fois où il avait été coupable envers son fils.

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