le maître du jour et du bruit

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Georges Delhoste

LE MAÎTRE DU JOURET DU BRUIT

1933

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CHAPITRE PREMIER

MÈRE ET FILLE

Ce matin-là, Mme Delachaînaie s’était ré-veillée fort triste. Ayant très mal dormi, d’unsommeil haché de cauchemars, elle se sentaitdominée par un malaise indéfinissable contrelequel, de toutes ses forces et de toute sa vo-lonté, elle se contraignait à lutter. Son intel-ligence, très vive, lui faisait honte de céder àce qui, tout pesé, n’était que vagues pressenti-ments. Appuyée sur la base solide de sa raison,elle se gourmandait.

Ce jour-là, plus que d’autres, en effet,n’avait-elle pas que des motifs d’être heureuse,aussi complètement heureuse que peut l’êtreune mère ? Et, mère, elle l’était, dans toute l’ac-

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ception du terme, avec tout ce qu’il imposed’admiration et de respect. N’était-ce pas pré-cisément, ce 21 juin, un bien beau jour, qui, parune heureuse coïncidence, amenait avec lui àla fois le vingtième anniversaire de sa grandeet si belle Suzanne, sa fille unique, et les fian-çailles de son enfant profondément chérie ?

Certes, son mari lui manquait. L’affreuse ca-tastrophe de chemin de fer qui, dix ans plustôt, avait fait un cadavre de celui qui n’avaitcessé d’être pour elle le compagnon le plustendre comme l’ami le plus droit et le plus fort,hantait aujourd’hui sa mémoire avec une insis-tance douloureuse. Depuis cet événement ter-rible, Mme Delachaînaie ne s’était jamais sentieaussi bouleversée, angoissée, désemparée.

Que n’était-il là, ce mari si cher, pour la ras-surer et lui rendre sa tranquillité en prenantà sa place les décisions et les responsabilités,qu’à son corps défendant, elle allait devoir, au-jourd’hui même, dans quelques heures à peine,prendre et assumer !

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Également incapable de refuser plus long-temps à sa Suzanne adorée ce que celle-ci luiaffirmait être la clef de son bonheur et de don-ner sa fille à ce beau, mais quelque peu inquié-tant Pierre Delorme, Mme Delachaînaie eutune défaillance, la première de son existence.

Si faible qu’ait été le cri poussé par elle ens’évanouissant, le nom de son mari, ainsi jetédans sa détresse, n’en a pas moins été enten-du. Rose, la vieille servante qui fut sa nourriceet ne l’a plus quittée, Rose, l’amie et sa confi-dente beaucoup plus que la domestique, Rose,caniche humain d’un dévouement sans bornes,est entrée d’un bond. En voyant sa maîtresseécroulée sur le tapis, elle a rapidement, maisdoucement, refermé la porte. Il ne faut pas quela scène puisse avoir de témoins.

De toute la vitesse dont ses pauvresjambes, raidies par l’âge et la fatigue, sont en-core capables, elle se précipite vers cette mi-sérable loque humaine vaincue par ses secretsdéchirements de veuve et de mère. À genoux

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devant elle, oubliant qu’elle devrait luttercontre l’évanouissement de sa maîtresse, ellelui baise les mains et le front, la soulève àdemi pour mieux en serrer la tête contre sapoitrine. Pleurant sans s’en douter à chaudeslarmes, elle la berce en chantonnant, commeelle faisait jadis, quand, toute petite, sa « Ma-ma » (Marie est le prénom de Mme Delachaî-naie) s’étant cognée quelque part, hurlait dedouleur ou de colère.

La serrant à l’étouffer dans ses bras commesi quelqu’un menaçait de venir la lui prendre,elle lui dit, en mots sans suite, toute son infinietendresse, toute sa vigilante affection. Sanstransition, elle la flatte et la gronde, et, tout en-semble, l’encourage et la menace, toujours dumême ton extrêmement doux, avec la mêmeobstination farouche vers le résultat, exacte-ment comme il y a quarante ans.

Sans doute, elle devrait et pourrait la portersur son lit, l’y étendre sur le dos, les bras encroix, lui taper dans les mains, lui rafraîchir les

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tempes et lui faire, à défaut des sels d’ammo-niaque qu’on n’a jamais eus dans cette maisondu bonheur, respirer du vinaigre. Tout cela,elle le sait, mais pas un instant elle n’y a songé.Son amour débordant de « terre-neuve » doittriompher de tout.

De fait, l’instinct des hommes est souventplus fort que leur science.

Rouvrant les yeux, Mme Delachaînaie n’estpas le moins du monde étonnée de se trouverdans les bras de sa bonne Rose, agenouillée.Elle voudrait bien lui dire un affectueux merci,mais sa pauvre tête lui fait si mal et sa gorgeest si serrée qu’elle ne peut prononcer un mot.D’un geste désespéré, elle lui enlace le cou et,fortement, longuement, elle l’embrasse.

Un instant, elles mêlent leurs larmes, maistoute à ses fonctions recouvrées de nourrice,Rose ne peut s’empêcher de gronder et de pan-ser tout à la fois par des interjections et desdemi-phrases incohérentes, comme si les mots

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n’étaient rien par eux-mêmes, rien que le véhi-cule du remède qui guérit tout, surtout les plusgrandes douleurs.

— Dans quel état tu te mets, ma pauvreMama ! Comme c’est raisonnable ! Non, ne disrien, va, je sais ! Quand je ne sais pas, je de-vine ! Tu me crois toujours une vieille bête !C’est vrai, je ne sais pas lire, au moins dans leslivres, mais je lis si bien sur ton visage ! Tu asbeau faire, au moment où tu les crois les plusfermés, je vois tout de même tout ce qui sepasse dans ta pauvre tête et dans ton pauvrecœur ! Non, pas encore, tu parleras plus tard,tu as trop de chagrin pour le moment ! Appuieta joue sur mon épaule et ne pense plus à rien !Vois-tu, ça devait finir comme ça ! Tu as troppleuré depuis quelque temps ; mais, si, je lesais, depuis que ces damnés Delorme – ne pro-teste pas, tu sais bien que j’ai raison – depuisque ces Delorme – que l’enfer les avale si, si,qu’il les engloutisse et qu’on n’en entende plusparler – depuis que ces… bon, je ne les nom-

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merai pas, si leur nom seul t’effraie, ont enva-hi la maison et comploté d’enlever notre « Za-nette ». J’exagère ? As-tu déjà oublié commenous étions heureux, tous, ici, avant de lesconnaître ? Mais si, ne m’interromps pas conti-nuellement si tu veux que je n’oublie pas leplus important de ce que j’ai à te dire. Tu essi riche ! Donne-leur une fortune – c’est tout cequ’ils veulent, je te le jure ! – mais garde ta Za-nette, ma petite « Mama », sinon, je te le dis,moi, ta vieille Rose de toujours, le malheur estsur nous ! Je les ai vus, le père et le fils ! Ça suf-fit ! Aussi vrai que le soleil nous éclaire, c’estpas des gens pour nous ! Ça, j’en suis sûre, ar-chisûre ! Toi aussi, du reste. Écoute, si tu veux,moi, je me charge de t’en débarrasser !

De ses dents brusquement serrées et de sesyeux soudainement flamboyants, émanaienttant de décision et d’énergie, qu’un long frissonsecoua Mme Delachaînaie tout entière. Decrainte d’irriter plus encore et de provoquer unéclat irréparable, elle ne dit pas un mot à sa

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brave Rose, mais l’enlaçant de nouveau, ellel’embrassa longuement jusqu’à ce qu’elle aitsenti se détendre, au contact de sa chaude af-fection, ses muscles bandés à en claquer par lacolère.

Remuée jusqu’au plus profond d’elle-mêmepar un dévouement aussi absolu, et se sentantpar lui protégée, Mme Delachaînaie en vint àcroire à une intervention miraculeuse qui ren-drait impossible ce mariage dont elle était défi-nitivement convaincue qu’il équivaudrait à unirréparable désastre.

— Ma bonne Rose, dit-elle simplement,laisse-moi un instant ; et pas un mot à Zanette,n’est-ce pas ?

Rassurée par l’étonnante expression decalme revenue sur la figure de sa maîtresse,Rose sortit. L’oreille aux aguets, elle l’entenditquitter sa chambre et se diriger vers celle de safille.

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— Mon petit « Zanie », dit à haute voixMme Delachaînaie en repoussant les volets, jesuis bien désolée de te réveiller si tôt, maisj’avais hâte de te souhaiter un bon anniver-saire. Il nous reste, en outre, tant à faire pourque rien ne cloche au déjeuner ! L’aurais-tu ou-blié, ce grand déjeuner de tes fiançailles ?

Le ton était si naturel qu’il fit illusion à Su-zanne comme à Rose. Son plateau sur le bras,attendant à la porte le moment opportun d’of-frir ses chocolats, celle-ci, en effet, n’avait per-du, ni un mot, ni une intonation.

— Mais, mère chérie, ne t’excuse pas, ré-pondit gaiement celle que, familièrement, samère et Rose appelaient tantôt Zanette et tan-tôt Zanie. Je suis d’ailleurs réveillée depuislongtemps, tu penses bien, et je serais déjà le-vée si je n’avais craint, en m’agitant, d’inter-rompre ton sommeil. Tu avais l’air si las, hiersoir ! Embrasse-moi bien vite, pour mes vingtans d’abord, puis, une seconde fois, pour mesfiançailles !

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La mère, sans répondre, enferma sa filledans ses bras et, passionnément, l’embrassa.

C’est l’instant que Rose choisit pour semontrer.

— Entre, ma bonne Rose, entre vite, criaSuzanne. Soyez doublement les bienvenus, tonchocolat et toi ! J’ai faim, et tu n’es pas detrop pour témoigner, s’il le fallait, de mon bon-heur, de mon grand, de mon très grand bon-heur ! Décidément, c’est un bien beau jour quece 21 juin ! Car j’ai vingt ans ce matin et ça, tune peux l’ignorer, ma bonne « nounou » ! Maiscomme maman feignait à l’instant de le croirepour moi, je puis à mon tour supposer que tuas peut-être oublié que je vais, en outre, êtreofficiellement fiancée dans quelques heures.Allons, vite, j’attends tes félicitations !

Rose, les yeux mouillés, ouvrit les bras et,les refermant sur la jeune fille assise sur son lit,elle dit simplement :

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— Bien sûr, je te félicite, ma petite Zanette,ou, plutôt, je te féliciterais de tout mon pauvrevieux cœur si je pouvais le faire. Ignorantecomme je le suis, moi, je ne sais que t’embras-ser, veiller et prier pour toi !

Riant d’un joli rire calme, admirablementfrais et musical, Suzanne attira par le cou sachère nounou et se proposait de la taquiner en-core un peu. Pourtant, pas un mot ne franchitses lèvres et son rire disparut soudain.

En un souffle, à son oreille, Rose avait, eneffet, chuchoté :

— Sais-tu que ta mère a encore pleuré toutela nuit ? Tu veux donc nous tuer, ma petite Za-nie !

Dans un éclair, Suzanne eut la notion trèsaiguë du supplice imposé à sa mère par ce ma-riage dont elle ne voulait pas. Une dernièrefois, elle entreprit de la convaincre de l’inanitéde ses craintes et elle le fit sur ce ton patient

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et très doux que l’on emploie avec les grandsblessés.

À peine Rose, son suprême avertissementlancé, gagnait-elle la porte, autant par discré-tion que par souci de n’avoir pas à fournir d’ex-plications, que Suzanne interpellait sa mère :

— Inutile de me le cacher, petite mère ché-rie, je vois bien que tu viens de pleurer. Com-ment peux-tu être si déraisonnable ! Toutes lesmères, à ta place, exulteraient de joie, de fiertéaussi !

— Ne te tourmente pas, aujourd’hui sur-tout, mon enfant, sois toute à ton bonheur ! J’aipleuré, c’est vrai, beaucoup, même ! Mais ce nesont pas des larmes de mère que j’ai versées !

— Pauvre papa ! C’est vrai ! J’aurais dû,moi aussi, penser à lui. Je vous en demandebien pardon à tous deux ! Pour en avoir toi-même éprouvé la tyrannie, tu sais bien, toi,petite mère adorée, qu’en apparence tout aumoins, le bonheur absolu rend égoïste et ne

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souffre pas qu’on lui dérobe une seule pensée !Se pourrait-il que toi, l’abnégation personni-fiée, tu sois jalouse de ce bonheur, quand c’estle mien ?

— Tu viens de le dire toi-même, mon petit,c’est, ce doit être, aujourd’hui, un bien beaujour pour toi !

— Pour nous, petite mère, pour nous ! Pasplus qu’un autre, celui-ci ne saurait être unbeau jour pour moi, s’il ne l’est également pourtoi, à qui je dois tout !

— Mais il l’est, ma chérie, il l’est bien, va,rassure-toi ! Le bonheur, quand il s’agit de celuide son enfant, est assez contagieux pour que jen’échappe pas à sa tyrannie, comme tu viensde le constater pour toi. Seulement, tu ne peuxpas ne pas trouver naturel que j’aie d’abordsongé à en faire part à celui qui l’a prémédité,façonné, et, jusqu’ici, si parfaitement assuré !

— Évidemment, fit Suzanne, en proie à uneémotion intense. Une fois de plus, mère admi-

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rable, il me faut te demander pardon ! Une foisde plus, tu viens de me donner une leçon quej’ai le vif regret, crois-moi, d’avoir méritée !

— Oh ! protesta la mère. Ne me prête pasune intention désobligeante qui n’a jamais étédans mon esprit !

— Je sais, petite mère, je sais, tu es bientrop indulgente pour cela ! Mais dis-moi, fran-chement, en évoquant la personnalité puis-sante de mon pauvre papa, en revivant ces dixans de bonheur intégral que son affection, tou-jours sur le qui-vive, t’a donnés, es-tu sûre,mais, là, complètement sûre, de n’avoir pasfait de comparaison désagréable pour l’amour-propre de ton… futur gendre et de ta fille ?

— Oh ! ma petite Zanie, que vas-tu cher-cher là ? Pourquoi, ce matin, surtout, nousmettre toutes deux à la torture ? Nous noussommes déjà suffisamment expliquées sur cepoint ! Sans doute, homme incontestablementsupérieur et reconnu tel par tous, ton père eût

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désiré pour toi autre chose qu’un fiancé quin’est encore qu’un beau joueur de tennis et riende plus ! Mais Pierre peut fort bien avoir desmérites, puisque tu lui en reconnais tant, toiqui, beaucoup mieux que moi, le connais. Dansl’espèce, c’est toi, ma chérie, le meilleur juge !

— Cette fois, tu as raison, petite mère ! Si,comme moi, tu avais vu Pierre sur le « court »,vaincre un à un les plus célèbres de ses concur-rents, déployer là, en dix combats, autant d’en-durance et de sang-froid, d’adresse invraisem-blable que de force, de sûreté dans le coupd’œil que de tactique subtile et d’ingéniositévariée, dans la défense comme dans l’attaque ;je te le jure, mère, avec la foule, comme moi,comme nous toutes, tu aurais déliré d’admira-tion ! Plus qu’un dieu, il m’est apparu fort etbeau ! C’est vraiment une chance inouïe qu’ilm’ait distinguée, moi, dans cette troupe d’élé-gantes jeunes filles qui l’entouraient. Ah ! oui,certes, je l’aime éperdument, et je ne suis paspeu fière de lui être fiancée ! Si, trop jeune, il

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n’a pas encore de situation, son père, grandbanquier, – notre ami, le notaire, te l’a lui-même confirmé, – doit le prendre avec lui, aus-sitôt terminé notre voyage de noces ! Et puis,ne suis-je pas riche pour deux, comme tu mel’as toujours dit toi-même ? C’est plus qu’il n’enfaut pour lui permettre d’achever ses études dedroit et se caser ensuite. Pourtant, mère chérie,si, sur son père ou sur Pierre, tu avais des…renseignements sûrs qui les fassent indignes àtes yeux, n’hésite pas à m’éclairer… Il est en-core temps, pour moi… de faire le vœu de cé-libat.

Effrayée par la pâleur brusque de sa fille,Mme Delachaînaie se précipita dans les bras desa Zanette.

— Es-tu folle ? dit-elle, plus un mot, je teprie ! Non, je ne sais rien de pareil, rien, je tele jure ! Et maintenant, hâtons-nous ! J’attends

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avoir des détails. À tout à l’heure, heureuse Za-nie !

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ton oncle Jean qui, certainement, viendra debonne heure et voudra nous accaparer pour

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CHAPITRE II

ENTRE HOMMES DE SPORT

À l’hôtel de l’Univers, le plus coté du petitchef-lieu, Jules Delorme et son fils achevaientleur petit déjeuner dans la chambre de ce der-nier. S’étalant pesamment dans un vaste fau-teuil, et allumant un opulent cigare dont, pen-sif, il tira silencieusement quelques bouffées, lebanquier, homme puissant, physiquement toutau moins, interpella son fils :

— Pierre, mon vieux, à nous deux ! C’est lemoment ! Tu es bien le seul à ne jamais t’êtresoucié de prendre sur moi le moindre rensei-gnement, je vais t’en donner !

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Un peu interloqué par ce début, Pierre vou-lut interrompre son père ; mais ce dernier, d’ungeste autoritaire, arrêta ses velléités :

— Rends-moi cette justice, mon garçon,que je ne me suis pas souvent immiscé dans tespetites affaires ! Mais, pour une fois, que – lediable sait comment ! – tu enregistres un suc-cès, ne proteste pas, mon vieux, nous n’avonspas de temps à perdre, il est indispensable quej’intervienne… Il faut, en effet, l’exploiter, cesuccès, avant que tu ne l’aies gâché. Tu necomprends pas ? Décidément, tu es encoremoins intelligent que je ne le pensais. Voilàvingt-six ans bien sonnés que tu es sur terre,et bien inutilement, puisque, sans même t’enêtre aperçu jusqu’ici, tu es tout juste un « bonà rien » !

— Ah ! par exemple !

— Exactement, mon vieux ! Je ne te par-lerai pas de tes études, de ce bachot auqueltu t’es vainement cramponné, comme s’il t’eût

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été accessible, – tu ne t’entêtes que dans l’er-reur – à ce droit que tu prétends poursuivre enignorant, et je ne te le reproche pas, jusqu’auquartier où se trouve la faculté. Tout cela n’ad’ailleurs, pour moi, aucune importance ! Mais,tout de même, tu ne peux ignorer que tous tesmoyens – en as-tu assez abusé ! – de vivre oi-sif, c’est à moi, et à moi seul, que tu les dois !Sans broncher, j’ai souscrit, vingt-six ans du-rant, à toutes tes exigences. À ce petit jeu, moncher, je me suis complètement ruiné !

« Mais oui, ne fais donc pas ces yeux ronds,ton père, le gros banquier tant admiré et re-douté à la Bourse où l’audace de ses interven-tions et l’inédit de ses trouvailles ont si sou-vent déchaîné la tempête, ton puissant et bravehomme de père ici présent n’a plus actuelle-ment un sou vaillant, pas même un centimede crédit ! C’est tout juste si, sur ton étoilenaissante, il m’a été possible, en la camouflantquelque peu, je ne te le cacherai pas, de faireentrer dans mes caisses absolument vides, de

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quoi te permettre de jouer convenablement,flanqué de ton honorable papa, bien entendu,ton rôle de fiancé avouable. Autant pour moique pour toi, il ne faut pas que cette étoile soitune étoile filante ! Et c’est pour cela que je suisici. Tu commences à comprendre ?

« J’ai fait naufrage, c’est entendu, mais ilme reste mes brillants brevets de pilote. Toi,par contre, sur le point de prendre livraisond’une embarcation flambant neuve et trèsconfortable, frais émoulu… d’aucune école, tut’avères parfaitement incapable, par consé-quent, de la sortir seulement du port ! Fort heu-reusement pour toi, je suis là ! J’en prends labarre et, du même coup, nous voilà tous deuxrenfloués : toi du néant, moi de l’abîme, où m’acoulé un typhon imparable. Tu as saisi, cettefois ?

Vaguement inquiet, et plus encore abasour-di, autant par le ton que par la nature mêmede ces révélations, Pierre fit mine d’ouvrir labouche.

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— Pas encore, lui insinua son père. Tonéducation n’en est qu’à ses débuts. Pendantvingt-six ans, donc, j’ai misé sur un mauvaistableau, le tien ! Tu ne saurais donc t’étonnerque le jour où, par une chance à laquelle je necroyais plus, le vent te devient enfin favorable,je te le remets en mémoire. Que tu le veuillesou non, nous voilà des associés ! Mes avancesde plus d’un quart de siècle m’en donnent bienle droit, j’imagine, et la combinaison te paraî-tra d’autant plus naturelle qu’elle a pour toil’appréciable avantage de te laisser oisifcomme devant. Tu retournes à tes chèresétudes, et, moi, je vole à mes affaires !

Savourant son effet, qu’il croyait total, lebanquier souffla. Pierre en profita pour releverla tête :

— Que nous soyons des associés, soit, dit-il. C’est tout naturel, en effet ! Mais alors, surce terrain, n’est-ce pas, à chacun la part quelui ont méritée ses services. Tu es trop hommed’affaires pour n’en pas convenir ! Or, dans la

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circonstance, en admettant que mon mariagesoit une affaire, et ne soit que cela, il mesemble que c’est mon affaire à moi, et non latienne ! Je ne vois pas très bien, par suite…

— Tu verras mieux dans un instant ; mais,continue, tu m’intéresses !

— Si inutile qu’en effet j’aie pu être jus-qu’ici, et si incapable que tu me supposes deme débrouiller seul, je n’en suis pas moins,dans le monde des sports, aussi célèbre que tule fus dans celui des finances ! Le grand cham-pion, adulé des foules, ce n’est tout de mêmepas toi, mon cher père ! Or, c’est bien ce cham-pion, et lui seul, que Suzanne a voulu, et vou-lu impérieusement… en dépit de tous les obs-tacles… que tu connais bien…

— Va toujours, je t’en prie ! Et ne te gênepas, surtout ! Nous sommes entre hommes,que diable !

Négligeant l’allusion, Pierre poursuivit :

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— Donc : primo, le tennis, contrairement àce que tu crois, sert bien à quelque chose, puis-qu’il m’a procuré une femme !

— Une fiancée, Pierre, une fiancée, seule-ment ! N’anticipe pas, sans mon aide, en toutcas, sur ton bonheur futur ! Il ne faut jamaisvendre la peau de l’ours…

— Entendu ! Je disais donc qu’en dehors detoute intervention, mes talents seuls m’ont li-vré, pieds et poings liés, une fort riche fiancée,dont, par surcroît, tu ne nieras pas qu’elle estextrêmement séduisante !

— On l’est toujours quand on a, même ex-primée en petits francs papier, une dot de sixmillions !

— Sans compter un château magnifique,une forêt centenaire, et quelques fermes dontle revenu ne doit pas être non plus négli-geable !

— Rien n’est négligeable, mon cher, rien ;pas même son père ! Mon vieux Pierre, en ce

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moment, tu me rappelles un peu trop l’histoirede Perrette et son pot au lait ! Mais, continue !Voyons ton « secundo » !

— Mon secundo ?

— Mais oui, ton beau discours édifiant adébuté par « donc, primo », ce qui laisse aumoins supposer un secundo » ! L’amour te fe-rait-il perdre la tête, ô beau champion ?

— Du tout, rassure-toi ! Si je devais exposerce que tu appelles mon bateau à tous lesrisques de la mer, je n’hésiterais pas un instantà t’en confier à toi, mon père, l’entière respon-sabilité ! Seulement, je n’ai pas du tout l’inten-tion de lui laisser même lever l’ancre !

— Mon pauvre Pierre, en vérité, tu es indé-crottable ! Ou, décidément, et c’est bien là ceque, le plus, je crains, tu ne comprends rien àrien ! Ou, pis encore, ma foi, tu veux jouer auplus fin avec ton vieux renard de père et, dansles deux hypothèses, tu es perdu, irrémédiable-ment perdu !

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— Oh ! oh ! fit l’incrédule Pierre.

— Oh ! oh ? reprit le père, en modifiant leton ; d’avance, tu es battu, sur ton propre ter-rain, avec tes propres armes ! Pour la femme,d’accord, c’est toi seul qui l’as eue. Loyal, je tela laisse ! Mais sa dot, aurais-tu, mais là, vrai-ment, aurais-tu la naïveté de croire ou l’impu-dence de prétendre, à ton choix, qu’on te l’eûtjamais accordée si, au lieu du beau zéro quetu avais à mettre dans la balance, je ne m’yétais mis, moi, ton père, avec tout mon poidsde banquier, puissant et toujours redoutable,avec mes relations impressionnantes, un passéfastueux, un avenir plus riche encore ? Oublie-rais-tu déjà que c’est à l’enquête faite sur moiqu’est uniquement dû le retard, qui, si fort, t’in-quiétait, des fiançailles qu’on va célébrer toutà l’heure ? Un peu d’imagination, mon vieux,une fois n’est pas coutume, et représente-toi cequ’il serait advenu de la jolie Suzanne et de sadot encore plus appétissante à mes yeux, bienentendu, – si cette fameuse enquête avait tour-

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né mal ou court ! Es-tu convaincu, cette fois ?Supprime, par la pensée seulement, ton bravehomme de père, ou même son prestige, et dis-moi, gros malin, si tu serais ici, aujourd’hui, àcent mètres tout au plus du bonheur !

« Allons, monsieur l’éternel candidat à la li-cence, avouez donc qu’en droit, l’argent, je l’aibien seul conquis ! Si ta formule est bonne, àchacun suivant ses mérites : à toi la fiancée, àmoi la dot ! Est-ce correct ?

Pierre restait muet, visiblement désemparé.

— Pour un champion, mon vieux, tu faisplutôt triste figure ! Tu ne sais pas encore en-caisser, mon pauvre Pierre, il serait temps,pourtant, de l’apprendre. À te voir si déconfit,il me vient une histoire, celle d’un imprudentpetit poulet qui, loin de sa mère et malgré sesconseils, s’en allait, s’en allait… Mais je préfèret’en raconter une autre, la mienne ! Car tontennis, jeune homme, c’est tout au plus un jeud’enfants, tandis que la vie, champion en car-

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ton-pâte, ça c’est du sport, un vrai sportd’hommes ! Rien n’y manque, ni les coups, niles pièges, ni les hauts ni les bas, ni les accla-mations, ni les huées ! Et, constamment, il fautêtre vainqueur, sourd aux cris des victimes.La vie, mon petit Pierre, la vie cruelle et ma-gnifique, n’aime pas les vaincus. Donc, il fautêtre sur le char, jamais dessous. Ceci dit, je re-viens à mon histoire. Qu’elle inspire, à l’avenir,le moindre de tes actes, mon petit ! Si tu doistout à ton père, hélas ! je n’ai jamais connu lemien. Je suis donc le fils de mes œuvres, en-tièrement, et n’en suis pas peu fier ! Appren-ti chez un quelconque fabricant, j’en ai vite suplus que lui. Le secret qui faisait sa force, jel’ai, par charité, donné à son concurrent qui, dene pas le connaître, en crevait de dépit et cou-rait à la ruine ! Le brave homme m’en a très lar-gement récompensé. Du coup, j’en faillis croireà l’amour universel ! Je tenais, en tout cas, unlevier. J’y essayai mes forces et, sans tarder,m’installai à mon compte ! Mon obligé en pritombrage et de crainte que je ne fasse, comme

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lui, bénéficier un tiers de notre secret com-mun, il préféra m’acheter, à un beau chiffre,ma foi, mon établissement et mes clients, pré-sents et futurs. J’étais lancé, quoique majeur àpeine. Une femme, à tout prix, voulut associersa chance à la mienne. Sans contrat, tu m’en-tends, elle m’apportait une fortune et, par sur-croît, son dévouement à toute épreuve. Ce futmon meilleur démarcheur. Relancés par ellesans répit, tous ses parents, amis et connais-sances rivalisèrent d’émulation pour apporter,à la banque que je dus fonder tout exprès,leurs économies qu’ils ne voulaient voir fruc-tifier que par moi. Rapidement, je m’étoffais !On prenait l’habitude de compter avec moi,dans la presse et à la Bourse. Malheureuse-ment, la poitrine trop fragile de ta mère ne putrésister aux randonnées qu’ensemble nous fai-sions. Elle m’accompagnait par n’importe queltemps, et l’on ne sortait qu’en torpédo à cetteépoque. L’hiver fut le plus fort. Du moins ellepartit avec l’immense satisfaction de m’avoirvu prospère, mais elle me laissait le propre

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à rien qu’hélas ! tu n’as pas cessé d’être. Uneveuve encore plus riche, mais d’humeur in-quiète, eut l’impression qu’en m’épousant, ellecontrôlerait mieux l’emploi que je faisais desdeux millions – en bel et bon or, retiens-le ! –qu’elle m’avait confiés. Malheureusement,gourmande à l’excès, celle-ci, au lieu d’imiterma réserve, eut l’imprudence de manger descoquillages à tous les repas. Je ne le lui avaisque trop prédit, une bonne typhoïde l’emporta.Je dus me consoler avec ses millions !

« Je passe sur la période triomphale de monaffaire, sur la crise, les épreuves et sur toutesles indiscrétions de la police. Elles m’ont coûtécher, mais honnête homme et père avant tout,j’ai préféré la ruine à la prison pour te per-mettre, aujourd’hui, de me présenter en beau-père acceptable !

« Si tant d’abnégation ne te paraît pas jus-tifier l’abandon de la gérance de cette pauvrepetite dot de quelques millions de minusculesfrancs papier, tu n’as qu’un mot à dire. Parle

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sans crainte, mon fils ! J’irai tout de même à cedéjeuner de fiançailles, mais je te promets dem’y tailler le plus beau succès de ma carrière !Il me suffira de conter au dessert commentces bijoux remarquables, que tu as eu tant deplaisir à déposer dans la corbeille de ta fian-cée, m’ont été remis par l’excellente dame quetu connais. Je les lui ai payés, sache-le, d’unsimple billet la dégageant de toute responsa-bilité dans notre dernier appel à l’épargne auprofit de je ne sais plus laquelle de nos planta-tions de mirifiques macaronis !

Ayant terminé, le banquier Delorme sortit,très digne.

— La belle crapule ! ne put s’empêcher dedire Pierre, en manière de conclusion.

Mais il y avait peut-être encore plus d’admi-ration que de mépris, dans ce bref jugement.

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CHAPITRE III

LES INQUIÉTUDES D’UN ONCLE

Étiré, comme chaque jour, en deux bandesétroites collées aux trottoirs, de chaque côtéde la grand’rue du petit chef-lieu, le marché, cematin-là, accusait une animation anormale. Cen’était pas, certes, cependant, le grouillementdésordonné des jours de foire où les campa-gnards, envahissant la ville, usent les heurescomme ils peuvent, dans la rue, en regardantde tous leurs yeux à la fois les passants et lesdevantures, et gagnant courbature et migraineà se faire ainsi bousculer, interpeller, solliciterpar tant de gens qui n’ont, du moins la croient-ils, ni froid aux yeux ni la langue dans leurpoche.

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Aujourd’hui, 21 juin, c’est seulement letranquille marché quotidien de tous les jours,avec, simplement, ses deux lignes parallèlesde petites voitures sagement rangées côte àcôte, offrant aux ménagères, plus soucieusesde ne pas compromettre l’équilibre de leur mo-deste budget que de céder à l’envie, leurs fruitset légumes tout frais, cueillis depuis quelquesheures à peine. Les mêmes prudentes clientesy affrontent les mêmes honnêtes vendeurs plusdésireux de les satisfaire que de réaliser degros gains. Les uns et les autres se connaissentde longue date et n’ont vraiment à échangerque les quelques mots indispensables auxachats.

Il se passe pourtant quelque chose de toutà fait inusité aujourd’hui, car les négociationstraînent et sacs ou paniers ne se remplissentqu’avec beaucoup plus de lenteur que de cou-tume. De voiture à boutique, de marchand àmarchand, d’acheteur à vendeur, de passant àpassant, des propos plus nombreux, plus vifs,

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plus gais aussi, s’échangent sans arrêt, emplis-sant la grand’rue d’un bourdonnement dontelle n’a pas l’habitude. Et tous parlent de lamême chose.

C’est un événement sensationnel, en effet,et connu de tous, que ces fiançailles de « la de-moiselle Delachaînaie » qu’on va célébrer à mi-di, dans cette vaste et gaie maison, la plus cos-sue de la ville ; son grand jardin si riant et sagrille croulant sous les roses ont l’air d’avoir re-vêtu à dessein leur parure de fête.

Elle est si jolie, cette fiancée, on la sait siriche, on la connaît si simple et si bonne, ellea soulagé tant de misères, pansé tant de plaies,réconforté tant de détresses, et toujours avecune telle discrétion, qu’il n’est pas un seul habi-tant de ce modeste chef-lieu qui, franchement,ne se réjouisse du bonheur qui leur échoit, àelle et à sa mère, également sympathique etvénérée de tous.

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Aussi, sans qu’on puisse savoir qui, le pre-mier, en eut l’idée ni comment cela s’est fait,tant pis pour les clientes habituelles qui s’enpasseront bien un jour, une gerbe de fleurs,grossie à chacune des petites voitures du mar-ché, a passé de mains en mains tout au long dela grand’rue. Plus grosse que les deux fillettesqui, les bras écrasés sous son poids, sonnent àla grande grille fleurie, c’est au nom de tous lespetits marchands, qu’avec, leurs vœux, elle estofferte à Mme Delachaînaie. Mouillant d’émo-tion son rire habituellement si musical, suiviede sa mère et de Rose, qui, pas davantage, neréussissent ou ne songent à dissimuler leurslarmes, Suzanne amène les fillettes à la porteet, sous les yeux de tous, longuement les em-brasse.

Une ovation formidable accueille ce gestetouchant et jette toute la ville aux fenêtres,même dans l’impassible et morne hôtel de lapréfecture. C’est que chacun s’est senti visé,réellement touché par les baisers dont sont en-

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core toutes roses et chaudes les joues des deuxfillettes.

Plus embarrassées que tout à l’heure sousleur gerbe, elles reviennent avec deux billetsde mille entre les doigts et la mission de lesconvertir tout de suite en champagne, en vraichampagne, pour que tout ce menu peuple debraves marchands puisse être, lui aussi, de lafête, de la grande fête des « dames Delachaî-naie ».

Décidément, on en parlera longtemps deces fiançailles car d’autres, beaucoup d’autresbillets semblables ont précédé ceux desfillettes et, par le canal de M. le maire, vont au-jourd’hui porter sous les toits les plus humblesde la ville beaucoup plus que les miettes dela joie dont rayonne la grande maison au toitrouge.

À la grille, maintenant, les visiteurs, four-nisseurs et invités, se succèdent sans arrêtsous les yeux de plus en plus curieux de cette

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bonne foule. Les deux plus rapprochées despetites voitures ont même dû s’écarter pourlaisser libre un passage. On n’en surveilled’ailleurs que mieux les entrées comme les sor-ties, et personne ne s’en prive, comme onpense !

À leur retour, bijoutiers, fleuristes, pâtis-siers, télégraphistes, apportant félicitations oucadeaux, subissent tous l’interrogatoire auquelils ne songent du reste pas à se dérober.

Parmi les invités, Jean Desforges, frère deM. Delachaînaie, est arrivé le premier. Recon-nu par beaucoup de ces braves gens dans cettegrand’rue où, souvent, on le voyait avant que,la guerre finie, il n’ait offert sa démission de co-lonel pour donner plus libre court à son tem-pérament d’explorateur et d’archéologue. Il agentiment répondu aux nombreux coups dechapeau respectueux qui ont ponctué soncourt trajet entre l’hôtel de l’Univers et la mai-son de sa sœur.

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Elle est encore dans ses bras, cette sœurchérie, qu’elle lui fait doucement des re-proches :

— Comme tu nous viens tard, mon cherJean ! Je t’attendais beaucoup plus tôt, hier, entout cas !

— Ma chère Marie, ta dernière lettre melaissant prévoir le joyeux événement m’a trou-vé chez les Kurdes, tout simplement, et c’estpur hasard qu’en arrivant au Caire, où m’a tou-ché ton télégramme annonçant la date desfiançailles, un bateau en partance ait pum’amener à temps à Marseille pour me per-mettre de débarquer ici hier, à minuit, à uneheure où je ne pouvais te déranger, par consé-quent ! Ce matin, il est vrai, j’aurais dû, sansdoute, et pu venir plus tôt. Mais par les nomsdont elle s’émaillait, une étrange conversationque j’ai, bien malgré moi, entendue en entier,m’a cloué de stupéfaction, de crainte aussi, jene te le cache pas, ma chère Marie, dans machambre d’hôtel ! Le verbe haut, un étrange

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personnage étalait sans pudeur, dans la piècevoisine, la plus inquiétante des confessions.Réponds-moi vite pendant que nous sommesseuls ! Le fiancé de Suzanne est-il champion detennis ?

— Oui.

— Il s’appelle Pierre ?

— Oui.

— Son père est banquier ?

— Mais oui, comment sais-tu tout cela,Jean, tu m’effrayes !

— Non, ma chère Marie, ne t’alarme pas en-core ! Ils sont bien, l’un et l’autre, à l’hôtel del’Univers ?

— Parfaitement !

— Eh bien ! mais, j’arrive à point, moi, parexemple, et il est heureux que j’aie débarquétrop tard, cette nuit, pour descendre chez toi !Écoute-moi bien, ma sœur chérie…

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— Ah ! enfin ! mon bon oncle Jean ! Que jesuis donc contente de te voir ! Mais, tu peux tevanter de nous en avoir donné du souci, avecta façon, à toi, de n’arriver jamais…

En se précipitant ainsi gaiement dans lesbras du colonel, Suzanne, a son insu, empê-chait sa mère d’apprendre ce que son frère al-lait lui confier de si important.

— Ma charmante Zanie, dit son oncle, en larepoussant à bout de bras, après l’avoir tendre-ment embrassée, ma charmante Zanie, le bon-heur te va trop bien pour que je n’éprouve pasun plaisir extrême à te contempler. Alors, c’estvrai, tout à fait vrai, je dois te féliciter ?

— Comme il te plaira, mon oncle très cher !J’ai eu si peur de ne pas t’avoir, aujourd’hui,que ta présence me suffit. Je te dispense detoutes formalités !

— Merci, nièce généreuse, mais je ne te dis-pense pas, moi, de répondre à l’interminablequestionnaire que j’ai eu le temps d’élaborer

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depuis le Caire où m’a surpris ton impérieuxrendez-vous ! Procédons avec ordre. Le princecharmant… s’appelle ?

— Pierre Delorme, fit Suzanne, en se prê-tant avec bonne grâce au jeu. Du reste, le voici,il va pouvoir te fixer lui-même, ajouta-t-elle, enriant de plus belle et se tournant pour accueillirMM. Jules et Pierre Delorme, qui faisaient leurentrée avec tant d’à-propos. Elle les présenta.

À la raideur polie de l’attitude, à l’indiffé-rence de la poignée de mains, immédiatementle banquier eut l’impression que c’était là unadversaire, et un adversaire avec lequel on de-vait compter. Avec lui, il va falloir jouer ser-ré, pensa-t-il, car l’intelligence et l’expériencede l’homme s’affirment dans le regard incisifet droit, comme dans l’aisance et l’autorité dumaintien. C’était, évidemment, autre chose quecet imbécile de Me Villagre, le notaire de la fa-mille envoyé chez lui en espion et dont, en ve-nant, il racontait précisément à son fils la co-mique histoire. En trois fausses communica-

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tions à des ministres imaginaires et par un dé-jeuner fastueux dont, d’ailleurs, il avait trouvéle moyen de lui laisser l’addition à régler, dansun palace impressionnant, il l’avait complète-ment ébloui. Celui-là n’était pas de taille. Maiscelui-ci, par contre, on ne devait pas aisémentle berner !

Sans perdre une seconde, il entreprit le co-lonel. Fidèle à une tactique qui lui avait tou-jours réussi, Jules Delorme tenta de déborderl’ennemi et de le submerger sous un flot denoms : ses relations ; de chiffres : ses affaires ;d’anecdotes : ses succès ; de politique écono-mique : ses projets. Mais, distant, en fleuret-tiste consommé, Jean Desforges « rompait »et, sans aménité, se dégageait. La voix et leton étaient trop ceux de l’inconnu entendu cematin à travers la cloison mitoyenne de leurschambres, pour que le doute torturant qu’il enavait rapporté ne se transformât pas, mainte-nant, en certitude absolue.

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Les invités, heureusement, affluaient, em-plissant les deux salons d’embrassades,d’éclats de rire et d’exclamations, d’une gaîtébruyante et contagieuse. Ils lui facilitèrent laretraite. Évoluant sans donner l’éveil vers laporte où, telle un sphinx, trônait Rose, il lui dità voix très basse :

— Ma bonne Rose, il vous faut absolumentvous débrouiller pour prévenir « Mama » queje tiens à lui parler seul à seule ! Il le faut à toutprix… avant la signature du contrat !

— Tiens, vous aussi ! Entendu, monsieurJean, répliqua Rose dont les lèvres avaient àpeine remué. Compris, mais dites-le aussi aunotaire !

Un nouveau coup de sonnette rejeta le co-lonel dans le salon où le happa cet excellentM. Mesureur, devenu l’associé et l’ami profon-dément dévoué des dames Delachaînaie dont ildirigeait les usines, après avoir été longtemps

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le bras droit et le confident de « M. Paul », leurpère et mari.

Homme droit, mais candide, heureux de re-voir Jean Desforges qu’il connaissait depuistrès longtemps, il le conduisit à sa femme et àses filles qu’amusait beaucoup, pour l’instant,Mme Giraud, aussi gracieuse, enjouée et po-telée que son mari, le président du tribunal,pourtant courtois et bon, était physiquementrigide et sec, comme si son corps, depuis long-temps déshabitué du sourire, eût seul élaboréles « considérants », sans que son esprit ait àintervenir dans les jugements que ses fonctionsl’obligeaient à rendre.

Mme Giraud, qui, spirituellement et genti-ment, taquinait la générale Lamarche sur sescraintes obsédantes de la guerre, interpellaJean :

— Vous allez nous départager, monsieurDesforges ! Vous avez trop aimé votre ancienmétier pour ne pas être au courant des

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moindres nouvelles militaires ! Est-ilexact, comme l’affirme la générale en transes,qu’un complot ourdi contre notre marine par laSuisse, la république de Saint-Marin et la prin-cipauté de Monaco réunies ait été récemmentdécouvert ?

La première, à cette boutade inattendue, lagénérale éclata de rire et, pour éviter d’y ré-pondre, appela son mari, ancien subordonnéde Paul Delachaînaie, pour lui présenter Jeandont, à sa joie, la qualité d’ancien officier luiétait ainsi révélée. Les deux hommes se ser-rèrent cordialement la main.

Par politesse, Jean, dès qu’il le put, se re-tournant vers Mme Giraud qui, déjà, le traitaittout haut de lâcheur, lui répondit aimable-ment :

— Je n’ai jamais été que fantassin, ma-dame ! Les questions de marine me sont donctout à fait étrangères et je ne l’ai jamais tantregretté qu’en ce moment, puisque mon igno-

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rance me vaut d’être si mal jugé par vous !Vous aviez autant de chances d’être fixée enposant votre question à Me Villagre, car il n’estpas de secrets pour un notaire !

— C’est ma foi vrai, répliqua Mme Giraud,piquée au jeu. Comment n’y avais-je pas son-gé ? Quelle idée, aussi, de vouloir parler dequestions militaires à des officiers, eussent-ilsvotre grade, messieurs, ajouta-t-elle en s’incli-nant ironiquement devant le colonel en retraiteet le général souriants.

Amusés, les autres invités se rapprochèrentpour mieux savourer l’embarras de ce bravenotaire, homme grave en tout temps et qui,moins que jamais, ne devait tenir, en ce mo-ment, à jouer le premier rôle dans la plaisante-rie.

Accaparé par Jules Delorme, au momentoù on l’interpellait d’aussi désagréable façon,il venait, sans réagir, de subir une avalanchede démonstrations qui devaient être fort labo-

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rieuses à en juger par la sueur dont s’emperlaitle masque puissant du banquier.

En réalité, sans en avoir l’air, celui-ci sur-veillait étroitement les moindres gestes del’oncle de Suzanne. Aussi ne put-il réprimer unmouvement de dépit lorsqu’il vit Me Villagrearrêté par l’ex-colonel avant qu’il eût rejoint legroupe où trônait Mme Giraud.

— Une minute, madame, je vous prie, ditJean Desforges. D’aussi périlleuses questionsne se traitent pas, d’ordinaire, en public ! Onn’en improvise pas, en tout cas, les réponsesdont la forme ou la teneur inapprêtées risque-raient d’incendier les chancelleries du mondeentier ! Souffrez donc que moi, le premier in-terpellé, j’éclaire Me Villagre en lui communi-quant, en aparté, comme il sied, votre impres-sionnante nouvelle !

Les mains aux épaules du tabellion dont ilvenait ainsi de faire son prisonnier, très vite ettrès bas, Jean lui dit :

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— Vous avez le contrat ?

— Dans ma poche !

— Fort bien ! Ne l’en sortez sous aucun pré-texte ! Les fiançailles sont impossibles ! Les ré-vélations les plus graves viennent de m’êtrefaites à ce propos ! Je prends toute la respon-sabilité de l’ordre que je vous donne ! Le mo-ment venu, vous aurez perdu l’acte, ou on vousl’aura volé, à votre choix ! Et, maintenant, re-prenez votre air le plus naturel !

Se retournant alors vers Mme Giraud, toutsouriant, Jean Desforges lui dit :

— C’est bien ce que je pensais, madame,un notaire ne peut pas plus se laisser entraîneren bateau qu’il n’a le droit d’en monter auxautres !

La rumeur joyeuse que provoqua cette dé-claration couvrit le cri de rage échappé au ban-quier, touché au vif par ce trait.

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— Monsieur le préfet ! annonça-t-on aumême moment.

Et tandis qu’important, celui-ci s’inclinaitdevant Mme Delachaînaie, puis devant Su-zanne, accaparée par son fiancé depuis son ar-rivée, chacun s’empressait vers la plus hauteexpression départementale des pouvoirs pu-blics.

Avec une bonne humeur calculée, mais nonsans une pointe visible de condescendance,M. le préfet reçut tous ces hommages, mascu-lins et féminins, avec l’indifférence supérieureet polie d’un homme habitué de longue dateaux courbettes.

— Madame est servie ! jeta Rose au milieudu brouhaha.

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CHAPITRE IV

POUR CÉLÉBRER, COMME IL CONVIENT,

DES FIANÇAILLES, UN GRAND DÉJEUNER

« D’INTIMES » PERMET AUX INCONNUS DE

SE CONNAÎTRE

En s’asseyant entre M. Jules Delorme, à sadroite, et le préfet, à sa gauche, Mme Dela-chaînaie eut pour son frère, assis lui-même àgauche de Suzanne qui se trouvait en faced’elle, et, bien évidemment, près de son fiancé,un long regard interrogateur, empli decraintes. À son oreille, en hâte, Rose avait faità sa « Mama » la communication si urgente deJean. Mais ses obligations mondaines, en cettematinée précipitée, ne lui avaient pas un ins-

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tant laissé la possibilité de répondre à la pres-sante prière de son frère.

Aussi le pli douloureux qui, malgré ses ef-forts surhumains, barrait encore d’un souci siprofond son beau front maternel, détonait-ilsingulièrement au milieu de tous ces visagessi gais, assemblés précisément là tout exprèspour se réjouir du plus heureux des événe-ments.

D’un regard aussi expressif que tendre,Jean répondit au sien. « Quand je suis là, quepeux-tu redouter, ma sœur si chère ? » disait siéloquemment ce regard, qu’elle en fut instanta-nément rassurée et réchauffée.

Toute à ses devoirs de maîtresse de maison,elle recouvra dès lors toutes ses qualités defemme extrêmement distinguée, qui la fai-saient admirer, envier et rechercher de tous.

— Zanette, ma chérie, eut-elle le couragede dire, il faudrait tout de même ne pas trop

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oublier que tu as également ton oncle à tes cô-tés !

Suzanne, en effet, n’avait d’oreilles etd’yeux que pour Pierre et, visiblement, tousles autres, y compris sa maman elle-même, samaman pourtant passionnément chérie jusqu’àce jour, n’existaient pas. Ils ne comptaient pasplus, en tout cas, que ne compte un maître auchien famélique aux prises avec un os. Par tousses pores, le bonheur éclatait. N’eût-elle pasété, d’ordinaire, extrêmement jolie, qu’elle n’eneût pas moins paru très séduisante, ainsi paréed’une joie si totale que le charbon de ses pu-pilles en paraissait incandescent et que le rosede ses belles joues si fraîches et si saines enétait littéralement lumineux.

Répartie avec art devant elle, l’énormegerbe offerte par les marchands de la grand’ruel’entourait d’une corbeille d’où tout juste émer-geait le haut de son buste harmonieux etsouple au point de simuler, à s’y méprendre,l’incarnation de la fée merveilleuse des fleurs.

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D’une beauté plus mâle et moins nuancée,évidemment, Pierre, encore qu’un peu suffi-sant et affichant avec trop peu de discrétion,pour ce milieu raffiné, un succès qu’il trouvevisiblement tout naturel, n’en fait pas moinsfort bonne figure à ses côtés. Indiscutable-ment, ils forment, à eux deux, ce qu’il estconvenu d’appeler un couple admirable ! Ettoute la grande table, dont ils sont le point demire, est bien de cet avis.

In petto, « oncle Jean » est lui-même obligéd’en convenir :

— Quel dommage, en vient-il à s’avouer,que le moral ne soit pas au niveau du phy-sique ! Avec un tel gredin de père, on ne pou-vait s’attendre à mieux, évidemment ; mais cen’est tout de même pas une raison suffisantepour offrir à ces forbans ma sœur et ma nièceen victimes. Aurai-je l’adresse et le sang-froidnécessaires pour les amener à y renoncer vo-lontairement, aujourd’hui même, et sans éclat

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ni scandale, tout est là ! Allons-y, s’ordonna-t-ilà lui-même, et manœuvrons !

À un officier de sa trempe, un ordre à exé-cuter, une manœuvre à réussir, sont chosessacrées et d’avance accomplies de main demaître. En fleurettiste consommé, il n’attendplus, prêt à la riposte foudroyante, que l’ad-versaire ait l’imprudence d’engager le fer. Laconversation générale, à coup sûr, lui en four-nira l’occasion au cours de ce déjeuner. En lemettant en cause au début même du repas,l’apostrophe de sa sœur à Suzanne lui offre lapossibilité de contrôler l’état de ses nerfs. Il enuse en prenant aussitôt la parole :

— Mon petit Zanie, dit-il, j’ai trop le regretd’avoir mérité ce matin tes reproches en arri-vant si tard, pour éprouver le désir d’en jus-tifier de nouveaux en te contraignant mainte-nant à mettre sur un pied d’égalité un vieiloncle ennuyeux et celui qui doit être tout aisede te faire découvrir, en même temps que ses

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mérites, ses titres véritables à celui de fiancéqu’il ambitionne !

— Je te sais si indulgent, oncle très cher, luirépliqua Suzanne, qu’anticipant sur ta permis-sion, je m’en excuse, il m’a paru que tes mé-rites à toi étaient beaucoup trop connus pourqu’il me faille en refaire la découverte ! Je merattraperai d’ailleurs largement plus tard…quand j’aurai plus de temps…

— À gaspiller ? acheva M. Desforges. En ef-fet, tu n’en as pas à perdre aujourd’hui, et ceserait vraiment le dilapider, en ce moment, quene pas être tout entière aux révélations pleinesd’intérêt qu’il est encore temps, pour M. PierreDelorme, de te faire !

Pas plus Pierre que son père, en garde l’unet l’autre, ne bronchèrent.

« Une mesure pour rien », se dit Jean à lui-même.

Du reste, la musique apéritive de l’argente-rie dont chacun prenait possession et les notes

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si pures du cristal des verres légèrement heur-tés, incitaient davantage à savourer le caviarqu’à provoquer ou subir des duels oratoires.Le plaisir et les émotions creusent. Pour l’ins-tant, il importait surtout de satisfaire son ap-pétit. À peine de menus propos sans rebondis-sement s’échangeaient-ils de voisin à voisine,uniquement parce que le silence n’est pas demise entre gens de bonne compagnie… Maispeu après que, très sec et très frais, comme ilsied, le « pouilly » eut livré aux palais atten-tifs toutes les finesses gustatives du « turbotprincière », et plus encore lorsque le velourschaud d’un suave clos vougeot et d’un géné-reux corton, chambrés à souhait, eut amplifiéles grâces du chevreuil au madère et de l’aspicau foie gras, les langues, libérées par l’euphoriedes estomacs, se firent rapidement plus ac-tives, plus combatives, aussi. En pleine forme,maintenant, Mme Giraud émit l’avis qu’en sour-dine, à la cantonade, la marche nuptiale dumagnifique Songe d’une nuit d’été eût, dans lacirconstance, admirablement fait son affaire.

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— Tiens ! pourquoi donc ? dit étourdimentle préfet.

Enchantée de l’aubaine, Mme Giraud ripos-ta :

— Pourquoi ? Mais, monsieur le préfet, sepourrait-il que vous n’aimiez pas Mendels-sohn ?

M. le préfet, homme conciliant par fonc-tion, tint à se justifier :

— Ne déformez pas ma pensée, madame,Mendelssohn eut beaucoup de génie, sansdoute, puisqu’il vous a paru nécessaire del’évoquer, mais souffrez qu’à cette table ex-cellente, et en aussi bonne compagnie, il mesemble étonnant que l’on puisse regretter n’im-porte quelle absence !

— Parfaitement répondu, intervint le pré-sident du tribunal qui redoutait un persiflagede sa femme.

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Et, s’inclinant à son tour vers Mme Dela-chaînaie, il poursuivit en lettré :

— Ce déjeuner est tout simplement un chef-d’œuvre, il efface tout autre ! Rien ne manqueà sa gloire, il manquait à la nôtre !

— De mieux en mieux, fit Jean Desforges, àqui le tour ?

— Mais, au vôtre, intervint Mme Giraud quiavait une double revanche à prendre. Au vôtre,monsieur le Sauvage ! En avez-vous fait sou-vent des repas de cette qualité, avec vosgrands amis les cannibales ?

— Sauvage ! Et pourquoi donc ? Vous pré-sente, en tout cas, nul ne saurait plus l’être,et je suis au surplus, fort surpris de vous voir,comme amis, m’attribuer des cannibales !

— Alors, expliquez-nous d’abord, pourquoitous les peuples d’Asie ont eu votre visite,comment il peut se faire, ensuite, qu’à votrepropre pays vous préfériez l’Égypte, et pourquelles raisons, enfin, ayant vu tant de

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femmes, de types si divers, aucune n’ait en-core, au bout d’un temps si long, fait de vous,pour finir, mieux qu’un célibataire !

— C’est si simple, pourtant, que je n’auraispas cru que ce pût être un secret pour per-sonne ! N’ayant plus, la paix conclue, ni devoirà remplir ni même rôle utile à jouer, il m’a sem-blé que, sans devenir une énigme, ni déchoir, ilm’était, en ma qualité d’ancien officier du ser-vice géographique de l’armée, permis d’aller,ailleurs que dans nos livres, à la recherche pas-sionnante de nos obscures origines ! Or, c’estd’Asie que nous sont venues, nous viennent etnous viendront toutes les grandes invasions.C’est dans cet immense et toujours mystérieuxcontinent que, croit-on, s’est échouée la classeesclave après que, par orgueil ignorant, – leserpent de la fable, – elle eût fait du paradisterrestre, où tous vivaient heureux, un enferpolaire que chacun fuit comme il put !

« De cette Asie, second berceau del’homme où gît, obscur, épars, son véritable

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état civil, tout me tentait ! Je l’ai parcourue entous sens, partout fouillée, prospectée, inter-rogeant les choses et les gens, les ruines, lesprêtres, les sorciers, les fakirs, les princes etleurs peuples…

— Et vous en avez conclu ? interrogea legénéral, anxieux de connaître le résultat d’aus-si passionnantes investigations.

— Rien de sûr ! Les textes, comme les lé-gendes et les thèses, divergent toujours surquelque point essentiel ! C’est d’ailleurs ce quim’a aiguillé sur l’Égypte où les recherches,moins décevantes, ne sont pas moins palpi-tantes, puisqu’on y dispose de matériaux indis-cutables !

« Et c’est aussi ce qui vous explique moncélibat si coupable, madame, ajouta-t-il en re-gardant Mme Giraud, n’ayant fréquenté là,comme femmes, que celles des Pharaons !

— Et pour les spolier, naturellement, ne putretenir M. Jules Delorme que tenaillait le désir

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de briller, surtout au détriment de celui qu’iltenait pour un dangereux adversaire ; pour lesspolier après profanation de sépulture ; maisc’est tout simplement horrible, ce que vousnous avouez là, monsieur Desforges !

— Moins que de les dépouiller vivantes, De-lorme, répondit Jean, négligemment.

— C’est ce qui s’appelle plaider coupable ouje ne m’y connais pas ! J’en appelle à Monsieurle président du tribunal, reprit M. Delormeavec une exagération comique et voulue. Devotre propre aveu, donc, vous dépouillez lesfemmes que vous fréquentez, monsieur Des-forges ! C’est du joli !

— Vous oubliez que, depuis plus de vingtsiècles, les miennes étaient mortes, monsieurDelorme, ce qui me dispense de me disculperde leur meurtre !

L’allusion était trop transparente pour quele banquier n’en fût pas, l’espace d’un éclair,quelque peu effrayé. Mais comme il s’agissait

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de faits ignorés de tous et, par conséquent,de son interlocuteur, il se ressaisit instanta-nément. Emporté par son tempérament etfouaillé par tous ces vins généreux qu’il venaitd’apprécier sans mesure, il voulut à tout prixs’assurer le meilleur dans ce duel purementverbal, donc anodin :

— Vous n’en emportez pas moins cupide-ment leurs trésors et seriez, reconnaissez-le,fort peiné de n’en pas trouver dans leurstombes. Vous entendez bien, mesdames, dansleurs tombes ! appuya-t-il d’une voix qu’il vou-lait sépulcrale.

Sans se départir de son sourire que démen-taient singulièrement, cependant, la sévéritéde ses yeux si francs, plantés droit, cette fois,dans ceux de son accusateur, Jean répliqua :

— Oseriez-vous prétendre, monsieur De-lorme, qu’il n’est pas préférable d’arracher desfemmes à leur tombe que de les y envoyer ?

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Mal à l’aise, à cette nouvelle pointe, le ban-quier eût volontiers rompu car il commençaità percevoir son imprudence. Seulement, pourprendre du champ, il lui eût fallu plus d’en-vergure en face d’un lutteur de la trempe deJean. Celui-ci, il ne le sentait que trop, n’étaitpas d’humeur à lâcher son homme avant de luiavoir fait avaler tout son fer dans le ventre. Onen était aux fruits glacés au champagne et saconfiance en soi s’en trouvait douchée. Aussiprit-il son temps, comme pour mieux savourerces choses délicieuses. En réalité, il cherchaitun biais. Il crut se ménager une retraite en ré-pliquant :

— Le résultat est, dans les deux cas, lemême ; puisque, dédaignant les femmes, vousn’enlevez que ce qui compte : bijoux, monnaie,etc…

— Erreur ou diversion, vous faiblissez,monsieur Delorme ! Comme tous les égypto-logues, mes confrères, j’opère toujours augrand jour et jamais ne sépare les momies…

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— De leurs affreuses bandelettes ?

— Vous vous trompez encore, car bien sou-vent, au contraire, on les en débarrasse, ne fût-ce que pour percer le secret, non de leur mort,qui fut toujours naturelle…

— Ah ! le bon billet ! Allez donc y voir, plusde deux mille ans après l’accident, fit le ban-quier en éclatant bruyamment de rire.

— D’autres que moi y sont allés, et biensouvent, monsieur Delorme ! Et, par eux, car jene suis pas médecin, je me suis laissé dire que,la torpédo n’ayant pas encore été inventée, ileût été difficile de prétendre, à cette époque,que sa femme était morte, même si elle avait lapoitrine fragile, entendez-vous bien, des suitesd’une randonnée, faite l’hiver, en voiture dé-couverte !

— Sous un tel climat, je le crois volontiers !ricana Jules Delorme qui, sentant la menace sepréciser, ne s’en refusait pas moins encore àadmettre qu’une arme aussi secrète ait pu ve-

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nir en possession de celui qu’il tenait mainte-nant pour son ennemi juré.

— N’invoquez pas le climat d’Égypte, mon-sieur mon contradicteur, car il se retourne, luiaussi, contre vous ! J’en suis bien fâché, maisles coquillages fréquemment trouvés dans lessarcophages prouvent que si le bacille de la ty-phoïde existait déjà, et nul ne le sait, les marisn’en usaient pas encore, en tout cas, pour fairepasser leur femme de vie à trépas !

La grimace que le banquier ne parvint pas àréprimer accusait pour lui la touche, fortement.

Implacable, Jean poursuivait :

— Un criminel n’a jamais osé mettre l’armedu crime aux côtés de sa victime. L’auriez-vousosé, vous ?

À ce coup droit, la superbe du banquierplastronnant s’évanouit tout net. Son souffleoppressé raclait bruyamment le fond de sagorge. Visiblement, il eût préféré être ailleurs.De toute la table, il ne voyait plus que les yeux

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d’acier inexorables de ce diable d’homme qui,là, juste en face de lui, le tenait haletant, à samerci, et ne paraissait pas le moins du mondedisposé à le lâcher.

Sans se douter de l’énormité de l’enjeu,mais pressentant vaguement que, commencéesur le ton de la comédie, elle pourrait biens’achever en tragédie, tous suivaient mainte-nant avec le plus vif intérêt et dans un silenceabsolu les phases rapides de cette rude passed’armes. La charmante Suzanne, elle-même,aux côtés de son Pierre pétrifié, en oubliait desourire.

Au prix d’un effort surhumain, cependant,M. Jules Delorme réussit à dire :

— Mais, il ne s’agit pas de moi !

— En êtes-vous très sûr ? C’est, en tout cas,votre tour, affirma Jean. Assez longtemps,vous m’avez mis sur la sellette, et maintenantque vous voilà convaincu du profond respectque j’ai des mortes et de leurs trésors, scrupu-

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leusement déposés, les uns et les autres, nondans des coffres pour mon usage personnel,mais dans des musées, uniquement, et pourl’éducation des foules, il me semble impossibleque vous vous dispensiez de nous dire si ja-mais banquier de votre connaissance ayant be-soin de beaux bijoux, aussi authentiques qu’an-ciens, d’ailleurs, moi aussi j’en conviens, n’apas, pour décider quelque « dame faisandée »à les lui remettre d’urgence, usé de cordes auson avarié, qualifié par tous « chantage » ! Al-lez-y, je vous écoute ! Et M. le président du tri-bunal, auquel vous en appeliez tout à l’heure,est prêt à recueillir vos aveux !

Écarlate, inondé de sueur, l’œil injecté desang, les joues gonflées à éclater, M. Jules De-lorme, pesamment, s’épongeait, mais seslèvres tremblantes et retombantes n’eurent pasun mot.

— Je ne juge qu’en robe et jamais en fa-mille, dit heureusement M. Giraud, mis encause.

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Et ce fut la brusque détente.

Trop tendus, les esprits et les cœurs s’aban-donnèrent. Le café, d’ailleurs, venait d’être ser-vi au salon. À la suite de Mme Delachaînaie,presque rose, à présent, après avoir été si pâle,tous les convives soulagés se levèrent.

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CHAPITRE V

UN CRIME ATROCE

Par la baie demeurée grande ouverte, les in-vités, retrouvant leur souffle et leur bonne hu-meur après cette joute angoissante dont le butet la cause leur échappaient malgré tout, en-vahirent gaiement le salon, contigu à la salleà manger. Réparties sur de petits guéridonséparpillés dans toute la grande pièce et jusquedans le petit salon qui la prolongeait, les tassesde très vieille et fine porcelaine de Chine et lesflacons de liqueur, si variés de forme et de cou-leur, entouraient d’une arabesque intime, maisfantaisiste, la longue table d’acajou massif, auxsupports finement ciselés d’argent, sur laquelleon avait installé les nombreux et splendidescadeaux formant la corbeille des fiançailles.

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L’arôme pénétrant et subtil du moka y mettait,en flottant, une atmosphère de sérénité apai-sante, dont les dernières crispations des nerfs,plutôt surmenés les minutes précédentes, setrouvèrent calmées.

— Ma mignonne, eut la curiosité de direla générale à Suzanne en passant devant lacorbeille, est-il indiscret de vous demander denous faire admirer le cadeau de votre oncle ?Je le présume original !

— Tiens ! s’exclama Suzanne ; au fait, iln’est pas là, ce cadeau ! Le plus fort, c’est quej’en ignore encore moi-même entièrement lanature ! Qu’ai-je donc pu en faire ? Au momentprécis où mon oncle m’en remettait le paquet,Pierre est entré et, naturellement, je n’ai pluspensé qu’à lui ! Eh bien ! si ce bon oncle sedoutait du peu de cas que j’en ai fait, il auraitvraiment trop de peine et je veux absolumentla lui épargner ! Petite mère chérie, viens viteà mon secours ! Sais-tu ce qu’est devenu le ca-deau de mon oncle ?

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Stupéfaite à son tour, Delachaînaie en restabouche bée.

C’est Rose qui répondit. L’œil aux aguets,elle avait tout de suite aperçu l’agitation in-quiète de Suzanne et s’était approchée d’elle :

— Tu me l’as confié, Zanette, et je l’ai dépo-sé dans ta chambre, sur ton secrétaire ! Il doity être encore puisque ni ta mère ni toi ne l’avezdéficelé ! Veux-tu que j’aille le chercher ?

— Oui, vite, Rose, et dépêche-toi de le rap-porter, dit Mme Delachaînaie, très ennuyée del’incident.

Mais Suzanne bondit :

— Non, j’y cours moi-même, dit-elle. Il se-rait inadmissible que je n’en aie pas la primeuret je ne veux pas qu’oncle Jean puisse un seulinstant supposer que, même aujourd’hui, je medésintéresse à ce point de ce qu’il m’offre !

Légère, elle s’enfuit, en passant par le petitsalon pour moins éveiller l’attention de

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M. Desforges, aux prises, une fois de plus, avecMme Giraud.

— Faut-il que nous soyons troublées, chèreamie, dit sa mère à la générale, pour com-mettre un oubli pareil ? Je ne me le pardonne-rais de ma vie si mon frère devait s’en aperce-voir ! Il n’en sera rien heureux…

Mme Delachaînaie ne devait jamais acheversa phrase. Trouant les murs et l’espace, uncri déchirant clouait toutes les lèvres, figeaittoutes les attitudes et glaçait tous les cœurs.Dans la rue, même, tous les passants s’étaientimmobilisés, anxieux. Livide, Mme Delachaî-naie eut le sentiment que toute vie se retiraitd’elle. D’un bond, son frère fut sur elle pour larecevoir dans ses bras :

— Qu’est-ce ? fit-il.

— C’est Zanette, sans doute !

— Mais où donc est-elle ?

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— Dans sa chambre, eut-elle encore laforce d’articuler.

— Vite, Rose, guidez-moi, ordonna Jean.Toi, assieds-toi… Attends-nous ! Gardez-la, jevous prie, vous autres, ajouta-t-il à l’adressedes femmes en s’élançant derrière Rose qui, telun automate, traversa les deux salons, péné-tra dans le boudoir qui les isolait des chambresde ses maîtresses et, arrivée à la porte ouvertede celle de Suzanne, heurtant un mur invisible,rejeta brusquement les épaules en arrière, es-quissa le geste de s’arracher les cheveux ettomba raide en râlant :

— Ah ! mon Dieu ! les bandits !

Éperonné par cette chute et ce cri, JeanDesforges franchit d’un saut ce pauvre corps simalencontreusement terrassé à l’entrée. Il se-rait temps de s’en occuper plus tard.

Quelque admirablement trempé que fût cetancien officier qui, sans broncher, avait centfois frôlé la mort dans les circonstances les

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plus terribles, il s’arrêta net, lui aussi médusé.Un frisson glacial fit le tour complet de ses os.Un oh !… interminable où s’exprimait autantde rage que de douleur lui martyrisa la gorge.Les mains en visière au-dessus de ses yeux dé-mesurément agrandis, il contemplait, en hyp-nose, sa nièce. Il venait, en effet, de découvrirla belle, et joyeuse, et si vivante Suzanne, éta-lée de toute sa longueur, les bras en croix, laface à terre, sans un mouvement.

Sur le bleu tendre de sa robe qui la faisaitplus rouge, une petite mare de sang s’élargis-sait autour d’un poignard, enfoncé jusqu’à lagarde entre les deux épaules. Sur la poignée,tamisée par les persiennes toutes closes, la lu-mière jouait doucement, innocemment. Déjàd’une blancheur de cire, les deux oreilles met-taient deux taches navrantes sur les bouclesd’ébène des cheveux.

Réellement, Jean Desforges se crut fou.Entre les deux branches de l’étau de ses mâ-choires crispées à bloc, ses dents craquaient.

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N’en pouvant croire ses yeux et sentant sa rai-son chanceler, il fit pivoter son buste si ner-veux et robuste encore, pour chercher des té-moins qui, mieux équilibrés, le rassurent.

Derrière lui, au salon, deux groupess’étaient immédiatement formés. D’instinct, lesfemmes s’étaient groupées autour de Mme De-lachaînaie qui, totalement incolore, les mainsincrustées sur sa poitrine où semblait s’êtreconcentrée toute l’angoisse humaine, ne pa-raissait avoir conscience de rien. Ces femmes,qui, toutes, étaient ses amies, la regardaient,du reste, sans la voir. Leur attention étaitailleurs.

Plus ou moins vite, suivant la rapidité desréactions individuelles, les hommes, dans unegalopade désordonnée où, mutuellement, ils segênaient, avaient tous suivi M. Desforges. Etc’est ce que ces hommes avaient trouvé que lesfemmes auraient bien voulu savoir. Mais, dela bousculade, des interjections et des cris qui

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leur arrivaient étouffés et déformés, il était im-possible de retirer aucune indication.

Un drame venait de se jouer là, et peut-être même se jouait encore, à deux pas d’elles,dont tout leur demeurait inconnu. Plus forteque leur curiosité, pourtant exaspérée, lacrainte les clouait sur place, les jambes molles,incapables de les porter. Certaines tremblaienten outre pour leur père ou pour leur mari, ex-posés, eux aussi, peut-être, au danger. Lestraits affreusement tirés par l’angoisse, ellesformaient vraiment un troupeau pitoyable.Mais qui donc songeait à elles dans ces mi-nutes tragiques ? De tous ces hommes empor-tés vers l’appel effrayant, aucun ne revenait.

Le premier qu’aperçut Jean Desforges, ense retournant, fut précisément Pierre, enjam-bant Rose à son tour dans l’encadrement de laporte et, lui aussi, d’une pâleur extrême à lavue de ce poignant tableau que son œil venaitde saisir en entier.

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— Ah ! misérable ! c’est donc vous ! hurlaJean qui, sincèrement, en l’état de détresse oùse trouvait son esprit, crut que le fiancé de Su-zanne l’avait précédé, et non suivi, dans cettechambre et, par suite, le prit pour l’assassin.D’un bond, il fut sur lui, les mains en avant,grandes ouvertes :

— Attends, que je vous étrangle, hurla-t-il ;toi, d’abord, ta sinistre fripouille de père, im-médiatement après !

De tout le masque effrayant de ce bravehomme d’oncle, rayonnaient tant de haine etde farouche énergie, que si le malheureuxcorps de Rose ne l’eût fait trébucher en brisantson élan, il eût certainement tordu le cou dePierre avant que celui-ci n’ait même esquisséun geste de défense dont il était d’ailleurs, pré-sentement, bien incapable.

Dans le tumulte des impressions dont cedernier était la proie, la panique, une paniquefolle surgit qui, d’emblée, prit possession de

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tout son être. Littéralement terrifié, plus pâleque jamais, et les yeux hors de tête, le fiancéde Suzanne profita de la chute de son assaillantpour se retourner d’un trait et fuir, fuir à toutprix, à la plus grande vitesse possible. Il enfut, sinon empêché, du moins fortement retar-dé par la bande des arrivants qui, tous, se hâ-taient vers cette porte fatale.

— Arrêtez-le ! hurlait l’oncle en se relevantavec plus de précipitation que d’adresse. Arrê-tez-le ! qu’il ne sorte pas d’ici vivant !

— Au fou ! répondait Pierre, que tenaillaitla frousse tyrannique. Au fou ! maintenez-le !Au fou ! au fou !

C’est en vociférant toujours ces mots,qu’enfin dégagé des hommes ahuris qui ne sa-vaient trop quel parti prendre en présence deces multiples événements dont le principal etle sens leur échappaient, Pierre, comme un bo-lide, traversa les deux salons, talonné par sonpère, verdâtre, et de plus en plus inondé de

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sueur. Le prenant d’ailleurs pour l’oncle force-né, il ouvrit la porte, en deux sauts franchit lejardinet, faillit, dans son affolement, démolir lagrille dont il ne trouvait plus l’ouverture. Nu-tête, au pas de course, et tous deux pareille-ment cravachés par la terreur, Jules et PierreDelorme, aux yeux de toute une foule qui, sansrien savoir, avait forte envie de les lyncher, re-montèrent la grand’rue et se perdirent, à boutde souffle, hors des limites de la ville. De beauxchampions, en vérité !

M. Mesureur et Me Villagre, démasqués lespremiers par la fuite affolée de Pierre, aidèrentle frère de Mme Delachaînaie à se relever eteurent toutes les peines du monde, avec leconcours affectueux du général, à le calmerquelque peu en lui jurant que le fiancé, venudu salon avec eux, et par conséquent derrièrelui, ne pouvait être coupable de l’assassinatconsommé avant sa propre arrivée à lui, JeanDesforges.

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— On ne me fera jamais croire, objectait cedernier tout frémissant d’indignation et de fu-reur, que ce ne sont pas eux, les abominablesgredins qui ont mis ou fait mettre en cet étatcette malheureuse enfant ! Mais ils ne perdrontrien pour attendre ! A-t-on fait appeler un mé-decin ?

— Et prévenir le commissaire ? ajouta leprésident du tribunal qui venait de porter Rose,toujours évanouie, sur un divan.

Dans l’affolement général, personne n’yavait encore songé. M. Mesureur s’en chargeaet dépêcha aussitôt les domestiques danstoutes les directions utiles.

— En attendant, gardons toutes les issues,ordonna le général qui, le premier, recouvraitun peu de sang-froid, car, enfin, l’assassin nepeut s’être envolé !

— Quelle affaire ! se lamentait le préfet,partagé entre le désir de se rendre utile et ce-lui, non moins vif, de s’en aller.

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N’y tenant plus, enfin, il vint serrer forte-ment les mains de Jean en l’assurant de sonconcours le plus complet en cette pénible cir-constance et le priant d’exprimer sa tristesse,ses condoléances et ses sympathies à Mme De-lachaînaie, qu’il ne se sentait pas le couraged’aller torturer en cet instant tragique.

— Pauvre sœur ! Pauvre mère ! soupiraJean dont, sans arrêt, les tempes étaient mar-telées par l’artillerie de tout son sang en ré-volte. Que devient-elle et que lui a-t-on dit ? in-terrogea-t-il.

Une à une et sur la pointe des pieds, toutesles femmes présentes arrivaient maintenant,et, de la porte, contemplaient celle que toustenaient déjà pour morte. Muettes d’horreur,après avoir également jeté un regard de pro-fonde pitié sur cette brave Rose, étendue, elleaussi, sans un mouvement, elles s’en retour-naient, les lèvres agitées d’un tremblementidentique, par des prières, sans doute, adres-sées on ne sait à qui, ni dans quel but, mais

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aucune d’elles ne s’était jugée capable de tirerMme Delachaînaie de sa torpeur effrayantepour la martyriser par la vérité.

Aussi les questions de Jean restèrent-ellessans réponse. Chacun attendait, sur la réserve.Comme c’est long, tout de même, de préveniret ramener un médecin, un commissaire, oudes gendarmes, qui, tous, demeurent dans unrayon de moins de cinq cents mètres ! Etcomme chacun se sentirait soulagé, libéré decette sorte de paralysie cérébrale qui, depuisle drame, pesait si étrangement sur tous etles condamnait, sans pensée, à l’inaction to-tale, si l’un quelconque de ces étrangers venaitprendre, avec des initiatives, quelles qu’ellessoient, le commandement de leurs bonnes vo-lontés si grandes, mais en léthargie complètepour l’instant.

Machinalement, M. Giraud répétait cettephrase unique, la seule qui lui restât de sonrépertoire vidé, comme l’était Suzanne de sonsang, par quelque mystérieuse blessure : « Sur-

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tout, qu’on ne touche à rien, jusqu’à ce que lapolice ait pu faire toutes les constatations in-dispensables ! » Cette phrase, il la redisait pourla centième fois lorsque enfin arriva, le frontsoucieux et le visage infiniment triste, le mé-decin de la famille, l’excellent Dr Pommaret,qui n’avait jamais vu Suzanne que pour la fé-liciter de sa santé pléthorique. La malchanceavait voulu qu’une opération urgente l’empê-chât d’être à ce déjeuner où il était, lui aussi,invité. Pour la première fois, il avait à interve-nir dans un crime. Aussi son émotion s’en trou-vait-elle encore accrue.

— Surtout, docteur… redisait M. Giraud.

— Entendu, monsieur le président, enten-du ! Il faut pourtant que je me rende compte,car mes préoccupations et mon devoir sonttrès différents de ceux de la police et si, commefermement je l’espère, il reste quelque choseà tenter pour conserver la vie à cette pauvreenfant, aucune considération ne saurait arrêter

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ni fausser les gestes que, seules, m’inspirerontmes connaissances médicales !

Tout en parlant, il était entré dans lachambre où, resté seul avec Jean Desforges, ilse mit immédiatement à genoux, tout contrele corps, les bras en arceau au-dessus de cedernier. Avec les plus grandes précautions, ilappliqua son oreille au voisinage du poignard.Quelque soin qu’il ait pris, il n’en heurta pasmoins légèrement la poignée. À sa stupéfac-tion, ce frôlement suffit a faire rouler l’arme surle tapis. En y tombant, elle fit entendre une pe-tite explosion qui tira Jean lui-même de sonobsession.

— Que se passe-t-il encore ? interrogea-t-il.À demi relevé sur les bras, le docteur qui, trèsintrigué, lui aussi, cherchait à comprendre ettournait la tête dans la direction où le poignardaurait dû se trouver, répondit :

— Je n’en sais ma foi rien !

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— Qu’est devenue cette arme ? L’aperce-vez-vous ?

Personne ne devait plus la revoir. Quelquesvibrations bizarres avaient seules frappé leursoreilles au moment précis où dans sa glissade,la poignée en avait touché le tapis. Un peu depoussière, d’ailleurs masquée par le peu de lu-mière qui filtrait des persiennes, et c’est toutce qui en restait. Vainement, Jean et le docteurs’efforcèrent de la retrouver.

— Étrange, tout à fait étrange, marmonnaitl’excellent docteur qui ne pouvait en croire sesyeux.

— Tout est étrange ici, aujourd’hui, grognaJean que la fureur reprenait.

— Enfin ! conclut le médecin, ce poignardne m’était, à moi, d’aucune utilité ! Voyonsd’abord la blessure !

Avec une délicatesse infinie, ses doigts tâ-taient le sang, au niveau où il savait devoir latrouver. À son prodigieux ahurissement, il ne

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rencontrait partout que l’étoffe intacte, abso-lument intacte. Le visage penché sur la soieau point de la toucher des yeux, il dut seconvaincre qu’aucune déchirure n’y avait étéfaite :

— Ça, c’est plus fort que tout ! dit-il, ense relevant complètement et pétrissant de sesdoigts ensanglantés son grand front de plus enplus soucieux.

« Ou je suis complètement idiot, ou ce poi-gnard fantôme n’a pas même touché la chair !

— Mais alors ? jeta Jean, que soulevaientdéjà des espoirs insensés.

De nouveau à genoux, presque à platventre, le bon praticien auscultait de toutesses oreilles hypertendues l’inerte et rigide Su-zanne. Le silence l’effrayait. Doutant de sonouïe, il changeait sans cesse de place, puis, re-tournant complètement le corps, malgré la dé-fense du président du tribunal, longuement ilen prospecta le cœur :

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— Hélas ! rien, plus rien n’est à espérer,murmura-t-il douloureusement en se relevantdéfinitivement. Faites appeler un confrère,ajouta-t-il. Je donnerais bien tout mon avoirpour que, plus heureux que moi, il trouve en-core quelque vie à cette malheureuse enfant !

Ensemble ils la quittèrent.

Dans le boudoir, Mme Giraud, que leur phy-sionomie désespérée avait déjà fixée, les arrê-ta :

— Venez vite, docteur, l’état de Mme Dela-chaînaie nous effraie ! Nous ne savons vrai-ment plus que faire !

Rapidement, ils se dirigèrent vers le salon.Au passage, apercevant Rose étendue sur sondivan, M. Pommaret se borna à diagnostiquerà distance :

— Simple évanouissement. Laissez-la ! Elleest bien comme elle est ! Tenez simplementcette fenêtre ouverte. De l’air et du calme, c’esttout ce qu’il lui faut.

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CHAPITRE VI

M. LE COMMISSAIREEST FORT EMBARASSÉ

Le talent ni le bon vouloir ne sont pas toujourssuffisants pour débrouiller le complexe écheveaude certains crimes.

Après un bref examen, le docteur eut rapi-dement pris sa décision :

— Très forte commotion morale, murmura-t-il ; supérieure, évidemment, à ce que peutsupporter un cœur aussi foncièrement mater-nel que celui-là. Prostration complète, heu-reuse, d’ailleurs, dans l’état où l’a effondréele choc, car la moindre émotion lui serait ence moment fatale ! Le cœur, de plus, flancheterriblement ! Il était grand temps que j’inter-

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vienne, ajouta-t-il, en déployant la trousse qu’àtout hasard il avait apportée avec lui.

Sans même flamber les aiguilles de ses se-ringues, tant l’intervention lui paraissait ur-gente, il injecta de l’huile camphrée, d’abord,de la caféine, immédiatement après, dans lesbras de la malade épuisée. Fébrilement, il ensurveillait l’effet, lorsque le commissaire de po-lice fit enfin son entrée.

À l’annonce de l’assassinat de Mlle Dela-chaînaie, M. le commissaire Tubeuf n’avait pasmême sourcillé. Un bon policier, n’est-ce pas ?ne trahit jamais ses impressions. Son visage,en toutes circonstances, doit demeurer abso-lument impassible, impénétrable. Comme toutle monde, cependant, il connaissait les damesDelachaînaie et partageait la sympathie et laconsidération générales dont toute la ville lesentourait. Il les plaignit donc sincèrement.Mais pour être le défenseur de la Société, onn’en est pas moins homme et sensible, à ce

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titre, à tout ce qui peut vous mettre en lumièreet vous valoir de l’avancement.

Si pas un de ses muscles n’avait tressailli,son âme de grand policier en puissance avaittressailli à l’annonce de cet assassinat deMlle Delachaînaie.

— Allons, fit-il, emmenant avec lui lesquatre hommes du poste auxquels, en chemin,il donna, l’esprit lucide et le ton net, ses ins-tructions.

L’un d’eux irait, en courant, requérir et ra-mener, en toute hâte, tous les gendarmes dis-ponibles. Cet autre resterait posté à la grille,côté jardin, et placerait, dès leur arrivée, ungendarme à chacun des quatre angles de lamaison. Le troisième, revolver au poing, fer-merait derrière lui la porte de l’habitation eten interdirait l’accès à quiconque. Le dernier,enfin, également l’arme à la main, le suivraitcomme son ombre à l’intérieur des pièces dontil prévoyait la fouille. À tous, ordre de faire feu,

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en l’air une première fois, puis au but, aussitôtaprès, si l’avertissement restait sans effet, surtoute personne qui tenterait de s’enfuir.

Entrant en coup de vent, le commissaires’immobilisa devant M. Giraud, nerveux, quil’accueillait par des reproches :

— Vous avez été bien lent, monsieur !

— J’arrive pourtant au pas de course et aus-sitôt prévenu, monsieur le président !

— Allons, vite, au travail !

À voix basse et rapidement, dans le coindu petit salon le plus éloigné du siège où, len-tement, sous la surveillance du docteur sou-cieux, Mme Delachaînaie revenait à la vie,M. Giraud présenta Jean Desforges au com-missaire et lui fit un court historique de l’évé-nement.

L’oreille et l’esprit très attentifs, ce derniergravait définitivement dans sa mémoire cha-cun des mots de cet exposé :

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— Donc, à votre avis, monsieur le pré-sident, et ce doit être aussi le vôtre, messieurs,si j’admets, pour l’instant, la non culpabilitédes Delorme, il est impossible que l’assassinait pu s’enfuir ! D’avance, je m’en excuse, maisj’aurai à vous interroger longuement, tous, unpeu plus tard ! Il est très probable, en outre, etj’en suis désolé, monsieur Desforges, que l’au-topsie sera indispensable. Mais guidez-moi, jevous prie, que je voie immédiatement la vic-time et strictement relève l’état des lieux !

Sans un mot, le malheureux oncle, en uneheure vieilli plus qu’en ses cinquante mois deguerre, prit la tête de la petite colonne et, tra-versant le boudoir où Rose, enfin, recrue de fa-tigue, essayait de comprendre pourquoi elle seréveillait sur ce divan et non dans son lit, ils’effaça devant la porte de Suzanne, pour per-mettre au commissaire et à l’agent qui le sui-vaient, d’y pénétrer les premiers.

À peine entré, M. Tubeuf fit demi-tour pourdemander :

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— Qu’avez-vous fait du corps ?

— De quel corps ?

— Mais de celui de Mlle Suzanne, réponditle commissaire avec un léger mouvementd’impatience.

— À terre, là, devant vous, ne le voyez-vous donc pas ? dit M. Desforges en écartantl’agent pour entrer à son tour.

Il fallut pourtant bien se rendre à l’évi-dence. Tous les volets furent ouverts par lecommissaire lui-même et tous les hommesavaient fait irruption dans la chambre, écar-quillant les yeux, aussi prodigieusement ahurisque si tous étaient à l’instant tombés en droiteligne de Sirius.

Indiscutablement, Suzanne n’était pas là,n’était plus là ! Y avait-elle jamais été ?

Hallucination collective, inclinait à croireM. Tubeuf, que la présence du président du tri-bunal empêchait seule de formuler sa pensée.

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Reprenant son antienne, M. Giraud remar-monnait :

— Surtout qu’on ne touche à rien, je me suistué à le dire !

— Voyons, messieurs, voyons ! Reprenezun peu de votre sang-froid ! Nous ne sommestout de même pas ici chez Robert Houdin !

Dans le désordre tumultueux de son cer-veau endolori, si malmené depuis quelquesheures, Jean Desforges reçut cette phrasecomme un coup de cravache. Il riposta commesiffle un serpent :

— Si c’est pour plaisanter que vous êtes ve-nu, monsieur le commissaire, vous auriez dûvous en dispenser. Assez de malheurs ont fon-du sur cette maison, depuis ce matin, pour quevotre ironie nous soit épargnée ! Je vous pré-viens que je ne suis pas d’humeur à y tolérerune minute de plus votre présence !

Comprenant beaucoup mieux l’exaspéra-tion de M. Desforges, le général, M. Mesureur,

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Me Villagre et M. Giraud, s’interposèrent enmême temps pour le calmer et inviter M. Tu-beuf à mieux choisir ses termes désormais.

— Je reconnais, messieurs, dit le commis-saire en manière d’excuse, je reconnais que lesévénements tout à fait anormaux qui se sontici succédé en aussi peu de temps, légitimentchez vous un trouble aggravé de trop d’inquié-tude pour que je ne le trouve pas tout naturel !Mais si je m’incline avec infiniment de respectdevant tant de douleur, poursuivit-il en s’incli-nant devant le frère de Mme Delachaînaie, jen’ai pas le droit, moi, le serviteur de la justicedont, pour l’instant, je tiens la torche, de melaisser envahir par l’émotion ! Et c’est le cer-veau froid, inaccessible aux réflexes du cœur,qu’il me faut opérer ! Dans la recherche de lavérité, tenons-nous-en aux seuls faits et négli-geons, je vous en conjure, tous les sentiments !Raisonnons avec ordre, puisque c’est la seuleméthode possible !

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« Que sais-je de l’affaire, moi ? Ceci ! Enhâte on m’appelle ! Un inconnu, qui n’a puavoir encore la possibilité de quitter le lieude son forfait, a laissé son poignard entre lesépaules de Mlle Delachaînaie, trouvée à terredans sa chambre ! J’accours, ayant bien pristoutes les précautions – en vous penchant auxfenêtres vous les apercevrez – pour que le cri-minel ne puisse en aucun cas s’échapper et,en votre présence, messieurs, j’en suis à faireces constatations pour le moins inattendues !Je ne vois ni arme, ni sang, ni victime, pasla moindre trace de crime ! Et personne n’avu ni entendu l’assassin, dont on m’affirme, enoutre, qu’il n’a pas plus pu entrer que sortir ! Àma place, messieurs, je vous le demande, queconcluriez-vous ?

— Ceci, commissaire, intervint M. Giraudrepris par le mécanisme professionnel, ceci :qu’il n’y a pas, qu’il ne peut y avoir eu crime ! Etce serait tellement injurieux pour votre raisoncomme pour la nôtre, que vous ne pouvez pas,

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que vous ne devez pas tirer prématurément desconclusions !

« Le propre de la raison, c’est de se méfierd’elle-même et de se contrôler, précisémenten se confrontant avec celle des autres ! Tous,ici, nous sommes disposés à vous y aider. Necommettez donc pas l’insigne maladresse devous aliéner, dès le départ, les plus indispen-sables et les mieux intentionnés de vos colla-borateurs !

À son tour, le commissaire, qui avait crusans réplique sa logique, eut loisir d’être inter-loqué, car le président poursuivait :

— Précisément parce que vous évoquezRobert Houdin, vous devriez être le dernierà juger sur les apparences ! Complétant votreraisonnement, je rappelle ces constatationsqui, pour n’avoir pas été faites par vous, n’engardent pas moins toute leur valeur de réalités.Nous ne savons rien encore, ni les uns ni lesautres, de l’assassin : ce n’est que trop exact !

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Mais le poignard, à des moments différents,dix personnes l’ont vu…

— Mieux, même, ajouta M. Desforges, leDr Pommaret l’a touché et c’est justement cequi l’a fait tomber sur le tapis où, devant nous,il a explosé !

— Oh ! je l’ignorais, reprit M. Giraud et, deplus en plus, je déplore que l’on ait négligé mesconseils : « Surtout, qu’on ne touche à rien ! »L’ai-je assez répété ? Mais revenons à mon rai-sonnement, commissaire !

« Donc, primo, l’arme a bel et bien existé !Le sang aussi, car si vous n’en voyez plus tracesur le tapis, qui n’en a peut-être jamais eu, vousles retrouverez aisément sur les doigts et sur lefront du docteur qui est encore là, dans le sa-lon voisin !

« Plus important que l’arme et que le sang,enfin, il y a, hélas ! le cadavre de Mlle Dela-chaînaie ! Par des moyens qui nous déroutent,sans doute, il a disparu, ce corps ! Malgré ma

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défense, on y a touché, et nul ne le regretteplus que moi, je ne le redirai jamais trop ! Maisen présence de M. Desforges, ce corps que,tous, nous avons vu, vu longuement et à inter-valles assez éloignés, le Dr Pommaret, il vousle confirmera d’ailleurs dans un instant lui-même, le Dr Pommaret, appelé comme vous del’extérieur et ne pouvait être, en conséquence,la proie de cette hallucination que, si étourdi-ment, vous nous prêtez, commissaire, à noustous qui avons vécu le drame, le docteur l’apalpé, exploré, et longtemps ausculté jusqu’àse convaincre dix fois de l’inutilité de son dé-vouement et de sa science !

« Contrairement à ce que vous pensez, parconséquent, il y a bien eu crime puisqu’unejeune fille a été trouvée là, à nos pieds, morte,ainsi que l’a dûment constaté un médecin dont,même pour vous, la valeur ni la raison nepeuvent faire de doute, et morte avec, au mi-lieu des épaules, un poignard qu’elle n’avait

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pas plus de motif que de possibilité de s’enfon-cer jusqu’à la garde !

« Et puisqu’il y a eu crime, il faut bien qu’ily ait un criminel ! N’est-ce pas votre avis, com-missaire ?

— Assurément, monsieur le président, ré-pliqua ce dernier, encore plus perplexe quevexé. Permettez-moi, toutefois, de vous fairerespectueusement remarquer que, venu danscette chambre, celle du crime, à n’en pouvoirdouter, pour y rassembler des pièces à convic-tion qui m’eussent aiguillé sur une piste, jen’y recueille que des témoignages et qu’aucund’eux ne se rapporte à l’assassin !

« Récapitulons, si vous le voulez bien ! Lesfaits indiscutables sont les suivants : un cri ef-frayant vous jette tous ensemble ici ! Dans lecourt trajet qui sépare les salons de cette pièceoù vous trouvez, toutes persiennes closes, cequi exclut l’hypothèse d’une entrée et d’unefuite par les fenêtres, Mlle Delachaînaie éten-

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due, un poignard dans le dos, vous n’avez rienvu, ni, non plus, rien entendu de suspect ! Cepoignard, quand un tiers l’a touché, a fait ex-plosion ! C’est déjà très extraordinaire en soi ;mais où en sont les morceaux ? En pleine lu-mière en ce moment, nous devrions, les unsou les autres, en apercevoir au moins quelquesdébris !

— En vain, précisa M. Desforges, le docteuret moi, nous les avons cherchés, les voletsgrands ouverts, immédiatement après la dispa-rition bruyante de l’arme et j’avoue que nousn’en avons pas été peu intrigués ! Mais, presséde se rendre compte de l’état exact de ma mal-heureuse nièce, le docteur a repris son auscul-tation et nous n’avons plus pensé à l’incident !Seule avait pour nous d’importance, après qu’ilen a eu la certitude, la mort de cette pauvre en-fant !

— Je le conçois fort bien, reprit le commis-saire. Mais si cette mort résulte du coup depoignard, il importe d’autant plus d’en retrou-

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ver les miettes qui, seules, peut-être, nous per-mettront de remonter à l’assassin et, surtout,de le confondre !

M. Giraud était trop bon juge pour négligerl’argument :

— Vous avez raison, cette fois, commis-saire, dit-il. Mais pour que la poignée en aitainsi roulé, on doit admettre – on en a déjàdes exemples – que, sous la violence du chocl’arme s’est cassée net au ras des chairs ! Sur lapartie qui est restée dans le corps, il sera doncpossible de se procurer les éléments d’induc-tion qui vous manquent !

— À la condition, répliqua M. Tubeuf, deretrouver ce corps dont la disparition est en-core plus surprenante, si possible, que celle dupoignard. Car, enfin, les morts n’ont pas l’ha-bitude de s’escamoter eux-mêmes et nous voi-là bien obligés d’admettre que l’assassin, qui,seul, peut avoir intérêt à sa disparition, l’a lui-même emporté ! Il était donc ici, cet assassin,

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en même temps que le docteur et vous, mon-sieur Desforges…

— Tout à fait inadmissible, monsieur lecommissaire, interrompit l’interpellé. Je vousrépète qu’au bruit du poignard, nous avons faitla grande lumière, exactement comme en cemoment ! Regardez la chambre et le cabinet detoilette qui la suit ! À l’exception du lit, souslequel nous avons d’ailleurs regardé, l’œil dé-couvre tout, vous pouvez vous en convaincre !

Hochant la tête, M. Tubeuf hasarda qu’ilfallait pourtant bien que l’assassin fût quelquepart.

— Dans le boudoir, alors ? risqua le généralque passionnaient ces recherches théoriques.

— Impossible, dirent ensemble MM. Vil-lagre et Mesureur. Nous nous y sommes tenusnombreux assez longtemps et la fenêtre enétait fermée quand nous y sommes venus lapremière fois !

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— C’est moi, souvenez-vous, précisa M. Gi-raud, qui ai dû l’ouvrir quand on a installé Roseévanouie sur le divan, meuble trop bas, detoute évidence, n’est-ce pas ? pour cacherquelqu’un !

Accompagnant Mme Delachaînaie qu’ontransportait en ce moment sur son lit, le doc-teur traversait le boudoir.

— Un mot, je vous prie, docteur, lui dit lecommissaire en le retenant au passage par lebras. Avez-vous constaté la présence d’unelame dans la blessure ?

— Ni lame, ni blessure, jeta le médecin,pressé de suivre Mme Delachaînaie.

— Comment ! ni lame ni blessure ! fitM. Tubeuf, au comble de la stupéfaction.

— Je ne puis pas dire autre chose que ceque j’ai vu. Je n’ai trouvé, absolument intacte,aucune morte !

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— Alors, expliquez-moi, docteur, commentles mortes s’envolent… de leur chambre fer-mée.

— Que me chantez-vous là, monsieur ?

— La vérité, docteur, la vérité… si la vôtreest vraie !

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CHAPITRE VII

FOUILLES INFRUCTUEUSES

ET VOL SENSATIONNEL

Au comble de l’ahurissement lui aussi, l’ex- cellent Dr Pommaret levait les bras au ciel enécoutant les révélations du commissaire. Il en oubliait momentanément que l’état, toujourstrès alarmant, de Mme Delachaînaie exigeait sa présence et réclamait ses soins. Comme lesautres, il sentait s’égarer sa raison.

— Que voulez-vous que je vous dise ?conclut-il devant son impuissance à déchiffrer pareille énigme. Retrouvez-moi le corps, c’est votre affaire, monsieur Tubeuf. J’en ferai ceque j’en pourrai, ajouta-t-il en s’éloignant, tête courbée, vers la chambre de sa malade.

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Au paroxysme de l’agitation, le cerveau ducommissaire était vide d’idées :

— Sans assassin, ni blessure, ni victime, ilm’est, ma foi, messieurs, bien difficile, avouez-le, de croire au crime, aventura-t-il, en guised’excuse. Aussi…

— Assez réfléchi, supposé, réfuté, inter-rompit violemment Jean Desforges. Blessée ounon, morte ou vivante, une femme, ma nièce, adisparu. Et c’est assez, je pense, pour que vousla recherchiez sans désemparer. Faites ce quevous voudrez, commissaire, en tout cas agis-sez, agissez, sacrebleu ! ou, sans vous, nousagissons !

— Eh bien, soit ! répliqua ce dernier quin’était pas autrement fâché de dissimuler dansle mouvement son extrême embarras. De lacave au grenier, fouillons d’abord cette mai-son !

Avec méthode et minutie, chacun jouantson rôle, on ne laissa ni coin ni recoin, pas

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même la chambre où reposait, un peu pluscalme, maintenant, la malheureuse mère, sansl’examiner à fond. Aucun indice intéressant n’yput être relevé.

Interrogés un à un, les domestiques ne four-nirent, eux non plus, rien d’utile.

Au jardin, les gendarmes n’avaient pas da-vantage observé quoi que ce soit de notable.

À part la fuite éperdue des Delorme et lecri poussé loin d’elle, la foule, amassée à lagrille et qui scrutait d’autant plus avidement lamaison qu’elle était moins renseignée sur lesévénements inimaginables que l’on sait, n’avaitrien vu, rien entendu !

Des quatre côtés du jardin, deux étaientclos par les hauts murs sans ouverture desdeux maisons voisines. À la grille, la présenceininterrompue du public interdisait au mieuxtoute évasion. Seul, le dernier côté, bordéd’une simple haie d’épines, au bout du tennisdes Delachaînaie, aurait, à la rigueur, pu per-

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mettre à quelqu’un de décidé de passer dans lepetit jardin potager disposé en contre-bas, de-vant la façade largement vitrée d’une maisonbasse, au toit étrangement brillant, de l’aubeau crépuscule, sous le soleil.

Après avoir soigneusement examiné cettehaie, comme il l’avait fait des plates-bandes,autour de la maison et constaté qu’il n’y avaitpas plus, ici, de branches cassées ou froissées,que, là-bas, de traces suspectes de pas, le com-missaire décida :

— Si invraisemblable que soit, en plein mi-di, sous les yeux de cette foule immobilisée àla porte d’entrée, une fuite par ce côté, on nedoit rien négliger. Allons visiter cette maison.J’ignore d’ailleurs qui l’habite !

Impérieusement tirée, la sonnette de la mo-deste porte d’entrée ne fit paraître que plus si-lencieux ce quai calciné de soleil sur lequel elleouvrait. Mais personne ne répondit aux deuxnouveaux appels qu’à intervalles rapprochés

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lança le commissaire intrigué, autant qu’éner-vé par cette attente. Il allait requérir un serru-rier lorsque, tout essoufflée, une brave femme,à face couturée de rides où se lisaient autantde veilles laborieuses que de bonté, très pro-prement mais très modestement vêtue, accou-rut en s’excusant :

— Comme tout le monde, j’étais dans lagrand’rue, violemment émue de l’affreuse nou-velle, expliqua-t-elle. Vous désirez, messieurs ?

— Fouiller cette maison, madame, est-ce lavôtre ? répondit sèchement le commissaire.

— C’est la mienne, en effet ; mais fouillerma maison, pour quoi faire, grand Dieu ! s’ex-clama la brave femme en soudain désarroi.

— Ma bonne dame, intervint M. Desforges,un peu confus du trouble manifesté par cettevieille et sympathique femme, un crime a étécommis, comme vous le savez, chez ma sœur,votre voisine, et nous en cherchons l’auteurpartout où il peut s’être réfugié ! Veuillez nous

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en excuser, mais vous nous obligeriez grande-ment en nous facilitant la visite de votre de-meure !

— Oh ! mais, très volontiers, monsieur, etvous pouvez compter sur nous pour vous aideren toutes choses, vous et Mme Delachaînaie,dans votre terrible malheur !

Jean Desforges touché, allait remercier,mais le commissaire ne lui en laissa pas letemps :

— Vous avez dit « sur nous », madame,vous n’habitez donc pas seule, ici ?

— Bien sûr que non, monsieur ! Mon fils vitavec moi depuis que, ses études terminées, ilest revenu agrégé ès sciences physiques !

— C’est-à-dire ?

— Depuis bientôt deux ans… Mais, permet-tez que je l’appelle ! Il est si savant et si bon,qu’il vous aidera certainement beaucoup

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mieux que moi qui n’ai que mon bon vouloir àvous offrir !

« Jacques ! appela-t-elle, après avoir décro-ché le cornet d’un téléphone domestique.Jacques, mais où es-tu donc, mon petit ? dit-elle enfin, après de longues minutes d’attenteemployées à presser des boutons qui déclen-chaient autant de sonneries lointaines et deplus en plus puissantes. Monte vite, mon petitJacques, des messieurs t’attendent ! Si, si, c’esttrès important et très pressé, je t’assure !

Ayant raccroché le cornet, elle expliqua :

« Il passe tout son temps à travailler, à fairedes recherches extrêmement délicates et duplus haut intérêt, paraît-il, mais dangereusesaussi, je le crains, car il n’admet personne aveclui, pas même moi, sa mère ! À peine accepte-t-il, pour le montage ou le nettoyage de sesmachines les plus lourdes, l’aide de ce simpled’esprit que toute la ville connaît sous le nomde Louis, Louis Viornette, je crois. En dehors

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de ses expériences, rien n’existe pour lui,voyez-vous, et tout à l’heure même, au cri ef-frayant que j’ai, comme tout le monde entendu,j’ai voulu le prévenir, lui dire, en tout cas, queje sortais, pour courir aux nouvelles et cela nem’a pas été possible…

— Ce cri, pourtant, comme tout le monde,ainsi que vous le reconnaissez vous-même, il adû l’entendre et il est au moins surprenant qu’iln’ait pas même eu la curiosité d’en rechercherla provenance et la cause, coupa le commis-saire, aussi sec qu’au début.

Un pressentiment glaça cette mère. Cethomme en voulait à son Jacques, à coup sûr ;elle avait trop parlé. Hésitante, elle répondit :

— Je ne pense pas qu’aucun bruit puissepénétrer dans le sous-sol où travaille mon filset quand il a l’esprit absorbé par ses travaux,on le tuerait, je crois, qu’il ne s’en apercevraitpas. Du reste, le voici !

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Sans qu’on y ait touché, une porte s’ouvritcomme elle devait se refermer, l’instantd’après, au fond de la salle à manger trèspauvre où la vieille femme avait fait entrer sesvisiteurs. Achevant de monter l’escalier ainsidécouvert, ni grand, ni petit, ni laid, ni beau,quoique de traits réguliers, le regard commetourné vers l’intérieur, la physionomie déjàgrave en dépit de ses vingt-cinq ans, un jeunehomme apparut, entièrement recouvert d’unecombinaison de mécanicien, étroitement col-lée au corps.

— M. Jacques Alligre, mon fils, agrégé del’Université, annonça fièrement la bonnedame.

Visiblement très ennuyé, celui-ci inclina lé-gèrement la tête :

— Vous désirez, messieurs ? interrogea-t-il.

— Fouiller de fond en comble votre de-meure, monsieur, fit agressif le commissaire.Nous n’avons déjà perdu que beaucoup trop de

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temps dans cette inexplicable attente imposéeà des gens qui n’ont pas une seconde à gas-piller !

— J’en ai moins encore que vous, mon-sieur, répliqua Jacques avec hauteur, et vousêtes chez moi ; l’auriez-vous déjà oublié, quevous vous permettiez d’être à ce point imperti-nent ? Pas plus que ma demeure n’est un mu-sée, je ne suis, moi, une curiosité !

Une fois encore, en s’interposant, Jean Des-forges apaisa la querelle naissante. Il se nom-ma, présenta brièvement ses compagnons etfit un raccourci des événements qui motivaientleur présence chez lui.

Le regard planté droit dans les yeux deM. Desforges, Jacques, ainsi renseigné, lui dit :

— Vous avez toutes mes sympathies, mon-sieur, permettez-moi de vous serrer la main !Jamais personne n’a pénétré dans mon labora-toire, mais si vous le jugez utile…

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— Indispensable, crut devoir rectifier lecommissaire, indispensable et tout à faiturgent !

— Vraiment ? répliqua Jacques avec ironie.Vous affirmiez pourtant à l’instant, que vousn’aviez pas de temps à perdre.

— C’est en tout cas notre devoir, monsieur,je vous assure, intervint M. Giraud avec dou-ceur.

— Fort bien ! Faites votre devoir, mes-sieurs ! Je vous y aiderai de mon mieux, encoreque votre visite soit extrêmement gênantepour moi, en ce moment ! Je dois vous préve-nir, en outre, qu’elle comporte les plus grandsdangers pour vous ! Je ne puis, en effet, inter-rompre, un seul instant, les expériences déci-sives qu’à gros frais, je poursuis dans le se-cret le plus absolu et dont j’attends des résul-tats du plus haut intérêt que je me propose decommuniquer prochainement à l’Académie desSciences !

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« À titre d’indication, je précise que vousallez frôler des machines faisant quatre-vingtmille tours à la minute et voisiner avec descourants de quelques dizaines de millions devolts, tension du même ordre de grandeur quecelle des éclairs. Je vous recommande, enconséquence, la plus extrême prudence. Re-gardez autant que vous le voudrez, mais netouchez à rien, sous aucun prétexte, ou vousrisquez d’être instantanément, soit pulvérisés,soit volatilisés !

— Croyez-vous nous intimider ? Allons, as-sez de mots, descendons ! ordonna le commis-saire.

— Je ne m’adressais pas à vous, monsieur,mais à ces messieurs, seulement, car je seraisdésolé qu’un malheur s’ajoutât, pour eux, àl’autre et je tiens à dégager, d’avance, ma res-ponsabilité. Puisque vous êtes si sûr de vous,descendez donc, monsieur le commissaire,ajouta-t-il avec un air de défi. Tenez, la porteest ouverte !

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Sur un simple mouvement de sa main,Jacques, en effet, provoquait, à plus de troismètres de lui, l’ouverture de cette porte parlaquelle il était apparu quelques minutes plustôt. M. Tubeuf s’y engouffra.

Au bas de l’escalier, une autre porte l’arrêtaqui résista à toutes ses sollicitations :

— Ouvrez-moi ! ordonna-t-il, furieux. Lapatience a des bornes, je vous préviens ! Vousen usez un peu trop cavalièrement avec moi,monsieur ! Je voudrais bien n’avoir plus à vousrépéter que je suis commissaire !

— Commissaire, peut-être, mais sans man-dat, ce me semble, et, qui plus est, sans éduca-tion, ni bagage scientifique, à coup sûr !

— Sans mandat, c’est exact, intervintM. Giraud. Mais, je vous en prie, monsieur,dans notre intérêt à tous, ne retardez pas uneopération indispensable et pressée !

— Et moi, messieurs, je vous le jure, répli-qua Jacques en s’adressant plus particulière-

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ment à MM. Desforges et Giraud, je tiens pourparfaitement inutile l’opération dont vous meparlez ! Vous venez de constater qu’on n’entrepas précisément chez moi comme dans unmoulin. Nul ne peut y pénétrer sans que j’yconsente et ne peut le tenter sans que j’ensois immédiatement averti, je vous en donnema parole ! Y entrer sans moi, de plus, c’est,à moins d’un miracle, s’exposer à une morteffroyable ! Je vous renouvelle, enfin, que lemoindre geste involontairement maladroit del’un quelconque d’entre vous risque de com-promettre à jamais mes recherches, de mefaire perdre le bénéfice de longues années detravaux ardus et de me ruiner, tout simple-ment ; car, très modestes, mes moyens ne mepermettraient pas, et j’en mourrais de chagrin,je ne vous le cache pas, de recommencer mesexpériences !

— Si c’est là ce qui vous arrête, monsieur,interrompit un peu brusquement M. Desforges,je m’engage formellement à vous dédommager

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largement, le cas échéant ! Mais, de grâce, etj’ai en vous la plus entière confiance, je vousassure, permettez à nos consciences de se libé-rer en nous laissant vérifier, non pas, si vousvoulez, que ma malheureuse nièce ou sonmeurtrier ne sont pas chez vous, mais qu’ils nepeuvent y être, ni l’un ni l’autre !

— Eh bien ! soit ! répliqua Jacques, excédé.Mon amour-propre m’interdisant de recevoirdes secours de quiconque, je vous supplie, sim-plement, de m’épargner une catastrophe etd’éviter vous-même la mort en vous confor-mant servilement à mes indications. Suivez-moi, messieurs, et gardez-moi le secret, je vousen conjure !

« Ouvrez donc, monsieur le commissaire,ajouta-t-il, légèrement goguenard.

De plus en plus furieux, M. Tubeuf grom-mela une phrase inintelligible dont on ne per-çut guère que le mot « revanche ».

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— Glissez-vous tous à droite, en vous ser-rant le long du mur et ne bougez plus !

À peine perceptible, une odeur légèrementpiquante et revivifiante intrigua leurs narines.À droite et à gauche, des baies vitrées qui limi-taient la pièce du côté du jardin et en borduredu quai, une étrange lueur tombait, comme siles verres en eussent été dépolis ou comme sile soleil, éclatant cependant à cette heure, eûttrouvé là son maître. À l’intérieur, on ne voyaitrien, ou presque rien.

— Très curieux, cette lumière qui meurt,murmura le général à voix basse.

— Vous ne croyiez pas si bien dire, mon gé-néral ; elle meurt, en effet, comme meurent lessons, en pénétrant ici !

— De fait, s’étonna M. Mesureur, on n’en-tend plus du tout aucun des bruits de l’exté-rieur !

Bien qu’il s’en défendît, le commissaire lui-même était fort impressionné et vaguement in-

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quiet. Pour tous, pareil décor, aussi totalementinconnu d’eux que son maître, était si inatten-du, qu’ils s’y sentaient sous la complète domi-nation du jeune savant.

— Quand il vous plaira de nous donner lesmoyens d’y voir, persifla M. Tubeuf qui ron-geait péniblement son frein.

— Assez ! trancha M. Giraud.

— Laissez, fit Jacques condescendant, lais-sez M. le commissaire déverser sa bile ! Inca-pable d’entrer ici, il le serait encore plus d’ensortir ! Si je ne vous ai pas donné plus tôt lalumière, ajouta Jacques, c’est pour vous em-pêcher, lui compris, de commettre une impru-dence !

Épié par M. Tubeuf, il eut un nouveau gestede la main. Comme par enchantement, le voileimmatériel qui leur masquait la pièce, à l’ex-ception des baies, s’évanouit.

Divisé par la lumière elle-même en com-partiments alternativement clairs et obscurs,

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les premiers étant roses ou mauves, ou vertsou bleus, les seconds plus noirs que le pluslong des tunnels, le laboratoire leur apparut ef-frayant. Des moteurs, lancés à des vitesses ver-tigineuses, ronronnaient doucement, à la ma-nière d’un tigre maté par son dompteur. D’unentonnoir, poli comme le mercure et fixé aumilieu de miroirs mi-braqués vers les baies etle plafond où d’autres les continuaient jus-qu’au-dessus du toit, un seul rayon, concen-trant tous les autres, fusait perpendiculaire-ment à une grosse ampoule de verre sur la-quelle quelque chose d’éblouissant crépitait.En face d’un spectroscope, un pan d’arc-en-ciel s’étalait sur la paroi d’une cage de verrecompartimentée en autant de cases qu’il y ade couleurs principales dans le spectre de lalumière solaire. Dans chacune de ces cases,comme aussi, en demi-teinte, à gauche et àdroite des parties colorées, des plantes detoutes tailles végétaient. Agitées de saccadesrapides, des boules emmanchées de verre écla-taient à chaque séparation, laissant ensuite en-

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tendre un sifflement très doux. Au centre, invi-sible à l’intérieur d’une moufle, quelque chosegrésillait. Sur le fond, des effluves violacés, peurassurants dans ce cadre, éclairaient paréclipses la totalité de la paroi. En avant et aupied de cette dernière, deux pistons, immobi-lisés pour l’instant par un robuste cran d’arrêt,encadraient un trou noir d’où montait un gron-dement trépidant.

— Avez-vous assez vu les parties claires,messieurs ? interrogea Jacques. Si oui, j’in-verse l’éclairage.

D’un dernier regard circulaire, ils s’assu-rèrent tous que rien n’avait échappé à leursyeux inquisiteurs. Seul le plafond, qued’ailleurs aucun d’eux n’avait regardé, était ab-solument invisible, exactement comme s’il n’yen avait pas eu et si rien, cependant, ne le rem-plaçait.

— Renversez ! pria M. Desforges.

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Jacques, amenant ses deux mains ouvertesau-dessus de sa tête, étendit les bras en éven-tail. Instantanément, les parties claires dispa-rurent et les autres, dans une teinte imprécise,démasquèrent autant d’appareils photogra-phiques ou de prises de vue orientés perpendi-culairement aux rayons colorés que renvoyaitune batterie de fortes lentilles ponctuant d’au-tant de taches claires le mur du quai qui lesportait.

— Y voyez-vous suffisamment, messieurs ?interrogea Jacques. C’est tout ce que je puisfaire sans détruire mon œuvre et mes espé-rances, ajouta-t-il en regardant M. Desforges.

Maintenant accoutumés à cette tonalité in-décise, ils examinèrent une dernière fois l’en-semble et se convainquirent qu’aucune pré-sence humaine ne pouvait y être dissimulée.

— Cela nous suffit, dit enfin M. Giraud.

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— Pardon ! fit le commissaire, et ce grandtrou noir, là-bas, au fond, j’entends ne pas par-tir sans l’explorer !

— À votre aise, dit flegmatiquementJacques. Imitez-moi !

À genoux, il partit dans sa direction.Quelques mètres plus loin, il saisit, entre despinces d’amiante, un feuillard d’acier et lemonta lentement, perpendiculairement à l’axede l’entonnoir poli. Au niveau de cet axe,l’acier s’enflamma aussi facilement que du ful-mi-coton au contact d’une allumette. Tousavaient compris l’enseignement.

— N’avancez plus qu’en rampant, dit tran-quillement Jacques, vous vous relèverez auxpistons seulement ! Mais boutonnez étroite-ment vos vestons et ne vous écartez pas d’unpouce en progressant !

Crânement, M. Tubeuf se glissa comme unecouleuvre à la suite de Jacques. Les autres ju-gèrent inutile de l’imiter.

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Penché sur le trou, le commissaire deman-da :

— Qu’est-ce ?

— Un puits, avec, au fond, des dynamos !

— Éclairez, je veux aller voir !

— Allez, mais allez seul, car il n’y a placeque pour un homme !

Touchant un des pistons, Jacques fit mi-roiter le fond d’une lueur de lanterne sourde.Raide, l’échelle en fer accrochée à la paroi ap-parut au commissaire qui s’en saisit.

— Deux cent mille tours à la minute, jevous préviens, lança Jacques, négligemment.

Suivant de près un grelottement bref decastagnettes, une voix tomba soudain du ciel :

— Jacques ?

— Qu’y a-t-il encore, ma chère maman ? in-terrogea celui-ci sans bouger, ni hausser le ton.

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— On réclame d’urgence M. le commis-saire, pour un vol de plusieurs millions, com-mis à la Banque de France !

— Zut ! ne put retenir le commissaire ensautant hors du puits. Il ne me manquait plusque cela ! grogna-t-il encore.

— Attention au retour, pria Jacques, bonprince, si vous ne tenez pas à vous réduire enfumée ou en bouillie !

En rage, mais vaincu, le commissaire rampavers la porte qu’on lui montrait et disparut.

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CHAPITRE VIII

DE PLUS EN PLUS EMBARRASSÉ,

M. LE COMMISSAIRE PATAUGE

L'ENQUÊTE N’AVANCE PAS D’UN PAS

— Au revoir… au revoir, et à bientôt, mon gaillard, murmurait pour lui-même, en s’en al- lant, le brave commissaire encore plus furieux

contre lui que contre les autres.

Abandonnant ses hommes auxquels il ve-nait de recommander simplement d’ouvrir plus que jamais l’œil sur les deux maisons qu’ils devaient surveiller de très près, il gagna, tout

suant et courant, la banque de France.

Consterné, le directeur l’attendait dans son bureau. L’émotion que lui avait, comme à tous,

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fait éprouver la nouvelle du crime commischez les Delachaînaie avait instantanémentdisparu. L’angoisse purement personnelle te-naillait maintenant seule ce fonctionnaire mo-dèle, homme intègre et ponctuel, jusqu’ici tou-jours si bien noté, si estimé de ses chefs. Lesconditions dans lesquelles ces quatre liassesd’un million avaient été subtilisées à son cais-sier le bouleversaient autant que les craintesque le vol lui inspirait pour son propre avenir :

— Ma réputation et ma situation sont entrevos mains, monsieur le commissaire, je m’enremets entièrement à vous, dit-il, en ac-cueillant M. Tubeuf comme un naufragé voitdescendre vers lui le cordage d’un bateau sau-veteur.

— En aussi peu de mots que possible, carje suis très pressé, vous ne l’ignorez pas, met-tez-moi rapidement au courant, reçut-il en ré-ponse. Vraiment, vous ne pouviez plus malchoisir votre moment, continua le commis-saire, comme s’il avait pu dépendre du direc-

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teur qu’on le volât huit jours plus tôt ou troissemaines plus tard ! Vol à la caisse ? Bien,poursuivit-il, alors, appelez votre caissier, ildoit en savoir au moins autant que vous, etvous m’épargnerez des redites ! Il faut agir,agir, vite, monsieur le directeur, c’est ma mé-thode !

La porte matelassée du cabinet directorialse refermait à peine sur le caissier prévenuque, déjà, le commissaire attaquait :

— Surtout, soyez bref, mon brave ! Je n’aipas de temps à perdre !

Décontenancé par cette réception, le cais-sier sexagénaire, au service de la mêmebanque depuis plus de quarante ans, sans ja-mais s’y être attiré le moindre reproche, enperdit le peu que l’émotion du rapt lui avaitlaissé de moyens. En désordre, les idées et lesmots lui venaient et, tels qu’ils se présentaient,il les livrait, inondé de sueur et peinant plus

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sous l’œil soupçonneux du policier, qu’en sagalère, au gros soleil des tropiques, un forçat.

De plus en plus agacé, M. Tubeuf tentait del’endiguer, de couper court aux rabâchages et,ne réussissant qu’à augmenter la confusion dumalheureux, il l’arrêta net :

— Assez ! commanda-t-il. Je résume et jeclarifie… sans difficulté ni mérite, du reste ! Cecaissier n’est pas un témoin, mais une inonda-tion, ajouta-t-il, pour se soulager, en se tour-nant vers le directeur.

« Ensemble, à 13 h. 50, l’établissement en-core fermé, par conséquent, puisque les clientsn’entrent qu’à 15 heures et, seuls dans la cave,vous ouvrez tous deux les coffres ; vous y pui-sez, en dehors de menues sommes que je né-glige, quarante liasses de cent mille francs quevous comptez et que, toujours accompagné devous, monsieur le directeur, le caissier re-monte dans sa sacoche fermée. Et, sans vous,qui, – vos chefs apprécieront, – vous désinté-

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ressant d’une aussi grosse fortune, regagneztranquillement votre confortable bureau, il pé-nètre avec elle dans la cage grillagée où ilopère. Et vous, caissier, avec autant d’indiffé-rence qu’en manifeste un chiffonnier pour éta-ler sur le trottoir les vieux papiers tirés d’unepoubelle, vous videz là, bien en vue, sur uneplanchette, à quelques centimètres du publicqui, je le veux bien, n’a pas encore été admismais s’est passé de votre permission, comme onpouvait le prévoir et comme, fatalement, cela de-vait se produire, des sommes fabuleuses dontle montant fait rêver tous les pauvres diablesque nous sommes. Autour de vous, les em-ployés, qui en font, eux aussi, partie, de cespauvres diables, ne l’oubliez pas, circulent li-brement, familièrement, autour du mirifiquetrésor. Et comme s’il ne méritait pas plus d’at-tention qu’un vulgaire caillou, vous, caissier fi-dèle et sans doute très apprécié pour votre pro-bité, vous vous baissez et lui tournez le dos,posément, pour vaquer à vos petites occupa-tions ! Vous vous relevez et, tout à fait par

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hasard, parce que quarante matelas de centbillets de mille, ça tient tout de même tropde place sur une étroite tablette, vous vousapercevez de leur absence. Et, naturellement,vous n’avez rien vu, rien, ni personne ! Avecça qu’ils se sont envolés tout seuls ces beauxbillets, comme un peu de poussière sur laroute, au moindre tourbillon ! Et alors ? Oh !j’imagine très bien la scène ! On donne immé-diatement l’alerte, comme là-bas, on se remuefiévreusement, mais sur place, on fait une jo-lie petite tempête… dans une cuvette, on re-vient à la cave, aux coffres, comme si, bien sa-gement, son petit tour terminé, le trésor avaitde lui-même réintégré sa prison ; on tourne, onvire, on gesticule, on prend le ciel à témoin,on échafaude les plus rocambolesques hypo-thèses, on s’échauffe, on délire, mais, le voleur,bien gentiment, on le laisse courir !

« Bien entendu, comme là-bas encore, quandtout est perdu, on appelle le commissaire ! Qu’ilse débrouille, celui-là : c’est son affaire ! La

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conscience en repos désormais, puisqu’on afait son devoir, on attend, sous l’orme, qu’il ra-mène par l’oreille le voleur repentant et l’opu-lent matelas dans sa sacoche ! Car, bien en-tendu, ici aussi, on n’a rien vu, rien entendu,et les portes fermées interdisent absolumentaussi bien l’entrée que la sortie ! Personne n’apu venir, ni s’en aller, sauf les beaux billets– comme la belle Suzanne – évidemment ; per-sonne, mais là, personne, on le jure, n’a pu per-pétrer le forfait et, froidement, cyniquement,on n’en dit pas moins au commissaire :

« — Il nous faut le ravisseur, à tout prix, ettout de suite ! »

« Non, mais, imaginez-vous des pompiers,appelés seulement lorsque le feu n’a plus laissépierre sur pierre, auxquels on ordonnerait defaire surgir intact, et sur l’heure, du néant,l’édifice dévoré par les flammes, en précisantsimplement, d’un petit air parfaitement déta-ché :

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« — Et puis, vous savez, ici, il n’entrait ja-mais une allumette ! »

« Ah ! je vous en prie, hein ? monsieur le di-recteur, ne venez pas me conter que, du garçonde bureau jusqu’à vous, le personnel en entierest très au-dessus de tout soupçon, que, spon-tanément, autant pour apaiser vos scrupulesque pour ne pas mettre un terme brutal à votreavancement – et au leur – tous vos subordon-nés, sans exception, ont, ici, devant vous, vidétoutes leurs poches ! Ces quatre gros millionsont-ils disparu, oui ou non ? Oui ! Alors, quel-qu’un les a pris, n’est-ce pas ? Ce n’est pasmoi, je suppose, et ce n’est pas à moi, nonplus, que vous les aviez confiés ! Prenez-vous-en aux coupables, que diable ! et laissez à sesaffaires le commissaire qui n’en peut mais ! Sitout le monde se laissait dérober quatre su-perbes millions, où irions-nous, grand Dieu !Quoi ? votre voleur ? Mais, puisque vous affir-mez vous-même qu’il n’a pu s’en aller, il estici, dans vos locaux, c’est évident, ça, voyons !

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Et comme vous connaissez mieux les aîtresque moi, il vous sera très facile de l’y retrou-ver ! Comme il ne peut en sortir que si vousle voulez bien, rien n’est plus commode, il mesemble, que de l’en empêcher ! Au moins, pen-dant ce temps, il me sera possible de m’occu-per de choses sérieuses ! Comment ? retrouverles voleurs, mon métier ? Mais comme c’estle vôtre de garder l’argent qu’on vous confie,exactement ! Remettez-le-moi ce voleur, etvous verrez si, moi, je le laisse échapper ! Jevous le répète, je suis très pressé ! Au revoir,monsieur le directeur ; j’attends de vos nou-velles !

Et M. le commissaire s’en fut, laissant com-plètement éberlués le directeur et son caissier.

* * *

En réalité, cet excellent M. Tubeuf ne vou-lait à personne, et moins à lui qu’à tout autre,

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avouer qu’il pataugeait, lui, le détective-né, leSherlock-Holmes des affaires retentissantes,qu’il pataugeait à la première épreuve offerteà ses talents aussi lamentablement qu’en dessables mouvants le plus inexpérimenté des bai-gneurs s’enlise, piétinant et s’épuisant surplace, et s’affolant, au lieu de s’étendre à platventre et de progresser en rampant.

À bout de souffle et de sang-froid, il man-quait seulement d’entraînement, mais non d’in-telligence et de bonne volonté. Pour mieux ré-fléchir et y voir enfin un peu plus clair, il cher-cha la solitude et pensa la trouver dans son bu-reau. Des convocations urgentes du maire etdu préfet l’y attendaient. Il dut en repartir augalop, à peine arrivé, et se fit annoncer d’abordà la préfecture, comme il convenait. Entourédu maire et du président du tribunal, M. Lom-brette, ennuyé au possible, l’y reçut immédia-tement.

— Du nouveau, commissaire ? interrogea-t-il. Non ! Rien ? absolument rien ? C’est peu,

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conclut-il, en se rembrunissant plus encore. Leministère de l’intérieur, que j’ai dû préveniren raison de l’importance exceptionnelle deces deux déplorables événements survenus lemême jour dans notre si paisible cité, m’a pro-posé d’envoyer quelques-uns des meilleurs li-miers de la Sûreté et de la brigade mobile.Je pense que vous ne serez pas fâché de lesvoir arriver ! Seul, devant tant de mystère, ilse pourrait que vous fussiez débordé ! C’est, entout cas, notre avis. J’ai accepté. Ces messieursseront ici à minuit ; je vous laisse le soin de lesaccueillir à la gare ! Et si ce n’est pas trop vousdemander, je voudrais bien qu’à neuf heures,demain matin, vous m’apportiez ici quelque es-poir. En attendant et, si possible, sans vous dé-partir de votre sang-froid, allez vite vous re-mettre au travail !

Un coup de massue en plein front n’eût pasmieux assommé le pauvre M. Tubeuf. Ainsi gi-flé sans ménagement, son amour-propre ensaignait par tous ses pores. Titubant presque,

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ainsi qu’un homme ivre, il s’en allait, le cerveauvide et sans même percevoir la rumeur et lespremiers bouillonnements de cette populationd’ordinaire si calme, que l’émotion et la colèreavaient jetée tout entière, en pleine efferves-cence, dans les rues. Il se réfugia, toutes portescloses, dans le commissariat et, tout vêtu, s’al-longea sur un lit de camp.

— Les imbéciles ! exprima-t-il tout haut.Me faire ça, à moi ! grinça-t-il, blême de fureuret de jalousie. Je les attends à l’œuvre, lesautres, les fines lames, qu’ils ont cru devoirfaire venir de Paris !

Mais, graduellement, à mesure que la fa-tigue délaissait ses muscles détendus, le calmerenaissait dans ses nerfs comme dans son cer-veau. Oubliant l’injure, il redevenait le profes-sionnel et, peu à peu, sa raison dégageait lesfaits des passions et du cadre.

À n’en pas douter, les deux méfaits por-taient la même marque, la même signature.

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Avec une habileté diabolique, le malfaiteurunique avait réussi, sans se laisser voir ni en-tendre, à pénétrer en plein jour dans deux mi-lieux strictement fermés et à s’en évader sanslaisser la moindre trace. Ce ne pouvait être unesprit, puisqu’il s’intéressait à ce point aux ma-telas de billets de banque et son adresse pro-digieuse en faisait, de toute évidence, une per-sonnalité peu commune. Le même homme, àcoup sûr, avait opéré et opéré seul, dans lesdeux cas. Or, et précisément à proximité dulieu du premier de ces deux forfaits, un être ex-ceptionnel ne venait-il pas de se révéler qui,par vanité sans doute, car il s’était montré bienimprudent pour un homme aussi fort, avait fait,devant lui, et la lumière et l’obscurité, et le si-lence et le bruit. Inquiétant, ce Jacques Alligre,inquiétant au possible, encore qu’il y ait eubeaucoup d’affectation dans sa simplicité cal-culée d’homme qui, d’un signe, avait fait s’ou-vrir et se fermer des portes et qui, sans appa-reil, téléphonait à sa mère. De l’intimidation,tout simplement, cet acier flambant aussi faci-

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lement que de la paille. Mais lui, Tubeuf, n’étaitpas une femmelette et de tels procédés ne pou-vaient l’impressionner. Il saurait le montrer,d’ailleurs, et pas plus tard que tout de suite !

Sa décision, dès lors, était prise, et bienprise. Certes, les deux forfaits avaient bien étécommis à la même heure, sensiblement, maisd’autre part, sans ses appareils, nombreux etencombrants, il était bien difficile d’admettreque le même Jacques eût renouvelé ses toursde force à la banque et chez les Delachaînaie.Seulement, ce brave commissaire n’avait plusle choix. Il devait, à minuit, se trouver à la gareet, le lendemain, à neuf heures, il lui fallait, si-non apporter une tête au préfet, du moins luiannoncer une piste sérieuse.

— Allons, fit-il, en se redressant, la nuit en-fin venue doit m’être secourable ! Les gêneursvont dormir et déjà le coupable se croit proté-gé par l’obscurité !

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* * *

Les ayant fait sortir par la même porte quele commissaire avait empruntée pour courir àla banque, Jacques Alligre avait confié JeanDesforges et ses amis à sa mère pour qu’elleleur montrât en détail ce jardin et les quatrepetites pièces dont se composait leur habita-tion. En prenant congé et s’excusant de l’obli-gation où il était de retourner à ses expé-riences, il avait tenu à renouveler avec forcel’expression de ses sympathies à l’oncle de ladisparue.

Tant de franchise et d’autorité rayonnaientà ce moment de son visage, que Jean Des-forges eut brusquement et nettement le pres-sentiment que le salut ne pouvait venir que dece jeune savant. Revenant sur ses pas et lais-sant un instant ses amis suivre sans lui Mme Al-ligre, il interpella Jacques :

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— J’attache à votre sympathie le plus grandprix, monsieur, et je tiens énormément à vousrevoir seul, le plus tôt possible ! En grâce, nele refusez pas au plus malheureux des frères etdes oncles !

— Je n’ai aucune raison pour vous le refu-ser, monsieur ! Et si la frugalité de nos repasn’est pas de nature à vous rebuter, je vousprie de bien vouloir partager, dès ce soir, àvingt heures précises, notre très modeste dî-ner ! Nous n’avons jamais reçu personne, mais,comme moi, ma chère maman sera trop heu-reuse de vous prouver que nous valons beau-coup mieux que les soupçons injurieux ducommissaire !

— Et je vous en sais infiniment gré, répon-dit M. Desforges en lui serrant la main avec ef-fusion.

* * *

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Très simple, comme l’avait annoncéJacques, ce dîner à trois s’achevait, quelquesheures plus tard, lorsqu’un bruit comparable àcelui des canards s’amusant à faire claquer leurbec, les surprit au milieu d’une phrase.

— Tiens, dit simplement Jacques, un visi-teur qui ne doit pas tenir beaucoup à être aper-çu !

— C’est peut-être ta bicyclette qu’on rap-porte, mon fils, car elle n’était pas à sa placecet après-midi !

— Et qui donc l’aurait prise, ma chère ma-man ?

— Je ne sais trop ! Cet innocent de Louis,sans doute ! En tout cas, elle n’était plus là, j’enai fait la remarque, et j’avais oublié, ensuite,bouleversée que j’étais par le drame, de t’enparler !

— C’est tout à fait bizarre, en effet, répliquaJacques, songeur, les yeux au plafond. Je m’en

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doutais, affirma-t-il presque aussitôt. Recon-naissez-vous la silhouette, monsieur Des-forges ?

Levant à son tour les yeux, celui-ci aperçutla plus agitée des ombres chinoises se dépen-sant en contorsions comiques sur la blancheurdu plafond :

— Ma foi, non, confessa-t-il.

— C’est cependant l’ineffable commissairequi vous accompagnait cet après-midi ! Nousnous occuperons de lui tout à l’heure. Pourl’instant, si vous le permettez, je ne serais pasfâché de découvrir le voleur de ma bicyclette.S’il peut vous être agréable de faire avec moiun tour d’horizon, il vous suffira de me suivre.

Ensemble, ils descendirent au laboratoireoù M. Desforges eut le loisir de regarder tout àson aise. Rien n’y était changé, du reste. D’ungeste, Jacques lui désigna un escabeau de bois,le seul siège de cette vaste pièce encombrée de

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machines et d’instruments aussi mystérieux lesuns que les autres pour un profane.

Poussant un bouton et faisant pivoter surson axe vertical une espèce de lunette d’ap-proche curieusement terminée par un appareilde prise de vues solidaires d’un miroir incliné à45o en avant de lui, Jacques dit :

— Regardez l’écran, en face de vous !

Jean Desforges, à sa stupéfaction, y recon-nut nettement, comme au cinéma, le cours dela rivière et ses peupliers frémissants, les der-nières maisons de la petite ville et, dans lefond, la masse plus sombre des coteaux, avec,à mi-hauteur, la ligne blanchâtre de la route, àcette heure déserte, qui allonge son ruban pa-rallèlement au cours d’eau.

Patiemment, mais inutilement, Jacques fai-sait et refaisait pivoter son instrument. Rien nese projetait sur la toile que la nature assoupie,glissant en masse au sommeil.

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— Pourtant, ma mère doit avoir raison, dit-il à haute voix ; ce ne peut être que ce grosniais de Louis qui a pris ma bicyclette puisqu’ila seul accès chez nous et je le soupçonne fortd’en user pour aller, la nuit, tendre aux lapinsdes lacets qui lui fournissent le plus clair de sesmaigres ressources. Je voudrais bien le guérirde cette détestable habitude de paresseux.

À peine avait-il terminé ces réflexionsqu’apparut sur la toile, à l’allure tranquille d’unhomme que rien ne tourmente ni ne presse,un cycliste aux épaules duquel pendaient aumoins trois musettes bourrées. Plus lentement,Jacques manœuvra sa lunette de manière à neplus le perdre de vue. En même temps, dépla-çant une aiguille sur un cadran, il fit, à hauteurde la baie vitrée ouvrant sur le quai, bascu-ler un miroir qu’après quelques tâtonnementsde la vis micrométrique qu’il roulait entre lesdoigts, il immobilisa.

— Voilà bien le voleur ! cria-t-il alors trèsfort. Si l’on prévenait les gendarmes de Pont-

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sur-X – petit village encadrant à six kilomètresde là la route suivie par le cycliste – il seraitcueilli prestement !

Aussi extraordinaire que cela puisse pa-raître, cette scène venait au même instant dese reproduire avec la même fidélité dans lasalle du cinéma, située de l’autre côté de la ri-vière, en face de l’habitation des Alligre. Surla toile laissée nue par l’entr’acte, on vit et,dans la salle, on entendit exactement ce queM. Desforges venait de voir et d’entendre. Cha-cun y reconnut le cadre familier et ce demi-fou de Louis dont les enfants de la ville fai-saient volontiers leur jouet, sinon leur souffre-douleur.

Sur ce public, dont l’esprit toujours quietavait été si violemment secoué par les événe-ments de l’après-midi, l’effet fut considérable.Le caractère anormal de ces révélations ne futpas perçu tout de suite. D’instinct, tous se pré-cipitèrent, obéissant à la voix dont nul ne sesoucia de rechercher l’origine. Vingt coups de

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téléphone arrivèrent à la gendarmerie de Pont-sur-X et nul, après cela, ne s’étonna de suivresur l’écran du cinéma où tous étaient revenus,les phases, aussi courtes que simples, de l’ar-restation du demi-vagabond Louis Viornettepar deux gendarmes postés dans le fossé, cha-cun d’un côté de la route, à quelques pas de lapremière maison du village.

Le contraire eût stupéfié ce bon public. Lavie n’est-elle pas le meilleur des metteurs enscène ?

Aveuglé par les phares brusquement dé-masqués, le dit Louis avait levé les bras, titubéquelques mètres et livré sans combat bicy-clette et musettes aux gendarmes. Les yeuxagrandis jusqu’à l’effarement, ces derniers de-vaient, à un billet près, compter, quelques mi-nutes plus tard, jusqu’à quatre millions dansles musettes de ce gueux, inconnu d’eux, arrêtésur l’ordre d’inconnus.

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CHAPITRE IX

M. LE PRÉFET N’EST PAS CONTENT,

M. LE MAIRE EST FURIEUX.

LE COUPABLE ARRÊTÉ, LE MYSTÈRE

N'EN PARAÎT QUE PLUS ÉPAIS

Satisfait de ses investigations, Jacques ra- mena ses manettes à zéro.

— Rayons infra-rouges et œil électrique, expliqua-t-il simplement. C’est le policier de l’avenir. Que cela ne nous fasse pas oubliercomplètement l’autre, celui du présent. Il doit faire un beau tapage ! Si vous n’êtes pas trop pressé d’aller dormir, monsieur Desforges, vous pourrez juger, et au besoin témoigner, plus

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tard, de sa balourdise et de son exemplairesang-froid !

— Volontiers, cher monsieur, car je ne saisdans mon malheur ce que je dois être le plus :touché de la confiance que vous avez bien vou-lu m’accorder dans des circonstances plutôtdélicates pour vous, ou émerveillé de votrescience, sur laquelle, à cette heure, il me fautbien vous l’avouer, je fonde uniquement mesespoirs. Quant à ce pauvre commissaire, il fautpardonner à sa hâte maladroite et ne retenirque l’excellence de ses intentions. Pour l’ins-tant, il est bien sage, en tout cas, puisqu’onne l’a plus du tout entendu depuis qu’en untournemain vous l’avez fait prisonnier. Aurait-il réussi à se délivrer ?

— Que non pas ! Je l’avais d’ailleurs bienprévenu : on n’entre pas chez moi comme dansun commissariat ! Instruit par l’expérience decet après-midi, il aurait dû, pourtant, se douterque nous ne pouvons rien avoir de commun.Écoutons-le, d’abord, si vous le voulez bien !

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Et Jacques, d’un doigt sur un déclic, immo-bilisa les boules d’un éclateur dans leur hublotde verre. Instantanément, des hurlements as-saillirent les oreilles de Jean Desforges, médu-sé.

— Au secours ! Mais je me noie ! Assez !grâce ! Ah ! le bandit ! si jamais j’en réchappe,il saura de quel bois je me chauffe, celui-là, parexemple !

— Vous dites ? intervint froidementJacques.

— Je dis, je crie plutôt, il me semble, etdepuis des heures, encore, je dis, je crie, jehurle : « Au secours ! Au secours ! toujours ausecours ! mais…

— Ah ! Et vous désirez ? interrogeaJacques, glacial.

— Sortir d’ici, simplement, et le plus vitepossible !

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— Vraiment ? J’aurais plutôt cru que vousdésiriez entrer.

— Pas du tout, ou, si vous préférez, j’aichangé d’avis.

— Je ne préfère rien ; ni entrée ni sortie,c’est net ! Qui vous a prié de venir et que ve-niez-vous faire ?

— Me noyer, hélas ! Si j’avais su ! Et cetteeau implacable qui monte, qui monte, j’en aidéjà jusqu’aux cuisses !

— Évidemment, elle monte, puisque vousl’y obligez en piétinant de toutes vos forces surle clapet de la nourrice de mes turbines ! Sa-vez-vous que c’est la rivière que vous détour-nez ainsi chez moi ?

— Alors, tirez-moi de là, sapristi ! Je me de-mande ce que vous attendez, fit l’autre, absolu-ment affolé.

— Ce que j’attends ? Rien de bon ! De sa-voir, cependant, qui vous êtes, d’abord, et, en-

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suite, je le répète, ce que vous êtes venu faireici !

— Qui je suis ? Mais, vous plaisantez ? Jesuis le commissaire de police, monsieur Al-ligre, et vous me connaissez parfaitementcomme je vous connais !

— Alors, rien n’est moins sûr, car, moi, jene vous connais pas du tout ! Si ce sont làtoutes vos références, bonsoir, monsieur ! Sor-tez comme vous êtes entré, je vous souhaitebonne chance. Demain matin, des expertsviendront évaluer les énormes dégâts provo-qués chez moi par l’inondation que vous avezdéclenchée et si activement entretenue.

— Demain matin ! rugit misérablementM. Tubeuf, mais je serai noyé bien avant !

— Libre à vous !

— Et je dois être à la gare à minuit, moi,avoua-t-il, désolé.

— À la gare ? à minuit ? Et pourquoi faire ?

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— Pour prendre la fuite, sans doute. Aprèsun viol de domicile aussi caractérisé, une éva-sion, en pleine nuit, hum ! cela ne me paraîtpas être tout à fait dans les habitudes des com-missaires, des vrais commissaires, s’entend.

— Eh ! grogna l’autre, de plus en plus fu-rieux, vous l’interrogez bien, vous, le commis-saire ! Et cela, non plus, n’est pas précisémentdans les habitudes !

— Commissaire ou non, ne vous en prenezqu’à vous-même et méditez à loisir la saveuréternelle de l’exquis : « Tel est pris qui croyaitprendre ! » Vous en livrerez demain le fruit auxgendarmes !

— Demain ! râla l’autre, à demi étranglé derage.

— Eh ! oui, demain. Plus calme et plusfroid, vous serez plus sincère. La nuit porteconseil !

Et Jacques, renversant son déclic, refit ins-tantanément le silence.

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En se quittant, M. Desforges et lui enten-dirent seul le fracas de ferraille du train quit-tant la gare, où il venait de déposer les poli-ciers de Paris.

D’humeur exécrable au lendemain des évé-nements précédents, le préfet conférait avec leprésident du tribunal. Sous tous ses aspects,ensemble, ils avaient fait le tour du problèmeet pas une piste raisonnable ne leur paraissaitdevoir être retenue. Sur la table imposante oùM. Lombrette avait, jusqu’à ce jour, vécu tantd’heures calmes, des journaux, éparpillés sansordre, le flagellaient à l’unisson de tout le noirgras de leurs titres cinglants, en caractèresd’affiche.

Gros et sanguin, image, en temps normal,du politicien bon enfant, joyeux et sans ai-greur, mais, pour l’heure, en grande ire et cra-moisi d’indignation, M. Raynouart, maire esti-mé du chef-lieu, entra, les yeux à fleur de têteet la barbe en bataille, à peine annoncé.

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— On n’est pas tendre pour nous, mon chermaire, dans la presse de ce matin !

Bien qu’aucune allusion n’y fût faite àM. Raynouart, c’était dans la manière du préfetd’étendre à tous les reproches qui lui étaient àlui seul adressés.

— Ce sera bien pis demain, grogna l’inter-pellé en explosant.

— Cela me semble difficile, répliqua le pré-fet avec amertume, en repoussant les journauxdu geste dégoûté d’un malade à l’heure de sapurge.

— Et pourtant, il n’en peut être autrement,se désespéra ce bon maire. Lorsque l’autorité,la mienne, la vôtre aussi, mon cher préfet, lamienne et la vôtre en même temps, vous en-tendez bien, lorsque l’autorité est publiquementet à ce point bafouée, il ne faut plus s’étonnerde rien ! La presse aurait bien tort de se gêner,lorsque ricanent à bon droit toute une ville,un chef-lieu de département, s’il vous plaît ; ce

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département lui-même, un modèle, cependant,car on ne fait pas mieux, hein ? comme dépar-tement, et, demain, la France entière, et Pa-ris avec eux ! Ça, voyez-vous, mon cher pré-fet, ça, c’est intolérable. Qu’on blague un sé-nateur, un député, même un ministre, on en al’habitude, et bien qu’on en abuse un peu, par-fois, il n’y a pas lieu de s’en trop émouvoir ;mais qu’on touche à l’autorité, ça, alors, fran-chement, ça me renverse ! Ça me renverse, etça me révolte ! Voulez-vous le savoir, ça me ré-volutionne ! cracha l’excellent homme absolu-ment hors de lui.

En dépit du comique irrésistible de cette pe-tite révolution, accomplie sous ses yeux dansla ventripotente et houleuse personne du plusimportant de ses maires, le préfet n’eut pasà faire effort pour ne pas rire. Il n’en avaitnulle envie. Dans l’outrance de l’attitude et desmots, bien qu’ils fussent pareillement inintel-ligibles jusqu’à présent, il sentait fort bien lamenace, et c’était la seule dont il eût vraiment

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peur, d’une presse à ses dépens déchaînée, auxtraits perfides, encore plus acérés demainqu’aujourd’hui. Par anticipation, il en jaunit :

— Mon cher maire, intervint-il enfin, expli-quez-vous un peu, je vous en prie, et précisez-nous enfin les motifs d’une émotion à laquellevous ne nous avez pas habitués !

— Mon émotion devrait être aussi la vôtre,mon cher préfet, et vous ne les connaissez pas,vraiment, ces motifs ? Ignorez-vous qu’un as-sassin a pris la fuite, qu’une morte s’est envo-lée, que des millions ont été dérobés et que,c’est là le plus grave, un commissaire aurait dûpartir à la recherche des uns et des autres alorsque, lorsqu’enfin ce voleur, qui, sans doute, estaussi l’assassin, nous revient, en plein cinéma,avec ses millions et les meilleures intentionsdu monde, il n’y a pas même de commissairepour en recevoir les aveux…

— Comment ! s’exclama M. Lombrette,comment, il n’y a pas de commissaire !

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— Il n’y a pas, ou il n’y a plus, comme vousvoudrez, de commissaire, parce que je venaisprécisément vous demander sa tête !

— Sa tête ? vous trouvez qu’il n’y a pas as-sez de victimes ?

— Sa tête, parfaitement, sa vilaine tête deserviteur de l’autorité, de l’autorité sacrée, qu’ilsape et ridiculise, en nous ridiculisant avecelle, vous comme moi, ne l’oubliez pas, moncher préfet ; alors que, le premier, il en devraitêtre le prêtre et l’esclave !

— Certes ! Mais qu’est-ce qui vous fait direqu’il ne le soit pas, ou ne le soit plus, ce prêtre-esclave et que, du même coup, il fasse de nous,de moi comme de vous, j’entends bien, la risée pu-blique et… la cible inévitable aux flèches em-poisonnées de journalistes enchantés de l’au-baine ?

— Décidément, mon cher préfet, votremansuétude ou votre candeur, à votre choix,me désarme, mais, là, complètement ! Voulez-

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vous me permettre d’éclairer un peu votre lan-terne ?

« 1° N’avez-vous pas, vous-même, en l’in-formant du renfort en toute hâte envoyé par leministère de l’intérieur, prescrit à Tubeuf de setrouver à la gare, à minuit, pour y accueillir, nefût-ce que par courtoisie, ses collègues de Pa-ris, et leur faire, en détail, le récit de ce qu’ilsavait, et du crime et du vol ? Y était-il ?

— Mais, je n’en sais rien, je suppose queoui, puisque, en effet…

— Vous supposez à tort, mon cher préfet !Tubeuf devait être à la gare et Tubeuf n’y étaitpas, ni à minuit, ni avant, ni après ! C’est unmanquement à l’autorité, ça, j’imagine ! – Etd’une !

« 2° Toujours en notre nom à tous deux,l’avez-vous, hier soir, invité à s’atteler à sa be-sogne avec un peu plus d’activité, d’intelli-gence et de zèle qu’il n’en avait déployé dans

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l’après-midi et à nous rendre compte ici, cematin, à neuf heures ? Y est-il ?

— Inutile de supposer, cette fois ! Tubeufdevait y être et Tubeuf n’y est pas ! Cela, aussiest un défi à l’autorité. – Et de deux !

— …

— Au cinéma, hier soir, tout le monde a vule voleur ! Et Tubeuf, qui devrait aller où vatout le monde, et, le premier, apercevoir le vo-leur qu’il poursuit, Tubeuf ne l’a pas vu ! Donc,votre Tubeuf se fiche du monde. – Et de trois !

— …

— Ce même Tubeuf que vous aviez chargéd’arrêter l’assassin et le voleur, les a-t-il ar-rêtés ? Non, toujours non ! Ce sont les gen-darmes de Pont-sur-X. qui l’ont fait à sa place.– Et de quatre !

— …

« Était-il avec eux, au moins ? Non encore,évidemment, et, ça, je ne le suppose pas, ces

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gendarmes eux-mêmes me l’ont dit. Tubeuf de-vait y être, c’est bien votre avis ?

— Tubeuf n’y était pas. – Et de cinq !

— …

— À l’aube, ce matin, quand, pressés de sedébarrasser, sinon du voleur, pauvre hère sansdéfense et tout penaud, encore qu’il soit sansdoute l’assassin, du moins des quatre millionsqui leur brûlaient les doigts et les avaient em-pêchés, – eux, par Tubeuf, bien sûr, – de fer-mer l’œil, les gendarmes ont voulu lui livrer letout, pas de Tubeuf ! Était-ce à lui ou à moi,je vous le demande, de les prendre en charge ?Eh bien ! c’est moi, mon cher préfet, c’est moi,le maire, qui, réveillé à sa place et à une heureindue, ai dû en assumer la responsabilité. – Etde six !

— …

— Vous croyez que c’est fini ? Les agentsque Tubeuf devait attendre et n’a pas attendu,cette nuit, à la gare, où croyez-vous qu’ils

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soient, depuis leur réveil ? Chez Tubeuf ? Non,chez moi, monsieur le préfet, chez moi ! Etc’est eux qui attendent Tubeuf ! En tout ceci,dites-moi, l’autorité, que devient-elle ? – Et desept !

— …

— Quand nous serons à dix… car je n’ai pasterminé, j’ai même gardé le meilleur pour labonne bouche. À quatre reprises, je dis bien« quatre », depuis ce matin, j’ai envoyé chezlui, Tubeuf, un agent spécial avec un ordre, unordre écrit de ma main, à moi, le maire, lui en-joignant de se rendre, toute affaire cessante, àmon domicile ou à la mairie. Cette fois, vouspensez qu’enfin il a obéi, que M. Tubeuf, re-pentant, est venu s’excuser à genoux auprèsde M. le maire. Eh bien ! vous n’y êtes pas da-vantage ! C’est M. le maire qui, la moutarde aunez, a dû se rendre, en personne, chez M. lecommissaire. Or, même là, je n’ai pu l’aperce-voir : M. le commissaire a disparu ! Et vous trou-

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vez qu’il ne se moque pas de moi, de vous, denous, de tout ?

— Ailleurs, partout ailleurs, c’est l’assassin,c’est le voleur, c’est le magot qui se cachent, etcela s’explique. Ici, non ! Ici, vous étant préfet, etmoi maire, c’est le commissaire qui disparaît !Avouez que, comme balançoire à l’autorité, onn’a jamais, nulle part, imaginé mieux !

— Les journalistes auraient bien tort de nepas se tordre demain, à colonnes déployées…au-dessous de nos portraits, grandeur nature !

— Mais où peut-il bien être ? soupiraM. Lombrette, à la fois songeur et inquiet.

— Le diable seul le sait ! Et qu’il l’y garde,ce joli coco-là ! À tous les échos, je l’ai fait de-mander, partout où son devoir l’appelait, maislui, Tubeuf, se soucie de son devoir autant quede son maire et de son préfet, c’est-à-dire unpeu moins qu’un poisson d’un peigne. J’ai bientout tenté pour le retrouver. Je ne pouvais toutde même pas envoyer le voleur à sa re-

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cherche : il me l’eût peut-être ramené par lesoreilles. Ce soir, devant l’écran du cinéma et,demain, sur la première page de tous les jour-naux de France et de Navarre, c’est sans doutece qu’on nous suggérera, ce rire homérique desfoules ? Vous, moi, nous sommes tous désho-norés !

— …

— Monsieur le préfet, conclut le maire ense levant, cérémonieux et apoplectique, jevous redemande, respectueusement mais éner-giquement, la tête de ce sale oiseau…

— Monsieur le commissaire ! annonçal’huissier en entrebâillant discrètement laporte.

— Non ! dit le maire abasourdi…

— C’est pour une communication qui nesouffre pas de retard ! ajouta l’introducteur.

— Pas possible ! s’esclaffa le brave M. Ray-nouart au paroxysme de la stupéfaction et de

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la colère. Eh bien ! dites-lui que, moi, j’ensouffre, et pour dix, même !

— Ah ! vous voilà, vous ! À cette heure-ci,et dans cette tenue ! gronda le préfet, sur sonton le plus sévère, à ce malheureux Tubeufqui, hâve et crotté jusqu’aux yeux, le binocleboiteux, les cheveux en rafale, la cravate en« porte à faux », le pantalon gluant plaqué entire-bouchon sur les tibias, clignotait à l’entréedu cabinet, hésitant comme une chouette extir-pée en plein jour de son trou noir.

— Comme le voilà fait ! hasarda M. Giraud,pris de pitié.

— Vous voulez dire « défait », gouailla lemaire, féroce.

— Excusez-moi, monsieur le préfet, et vousaussi, messieurs, dit d’une voix mal assurée lecommissaire ; je suis victime des apparences…

— Je n’ai cessé de vous le dire, hier, triom-pha le président du tribunal.

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— … victime, aussi, du devoir…

— Ça, non, par exemple, non, non, et non !Et ça, vous ne l’ignorez pas, messieurs, je suispayé pour le savoir, affirma le maire avec vé-hémence.

— Expliquez-vous et soyez bref, trancha lepréfet.

— Monsieur le préfet, bégaya ce pauvre Tu-beuf recru de fatigue et de froid, de peur et defaim, je vous jure que je suis victime des cir-constances !

— Encore ! ne put retenir le maire, indigné.

— Je vous invite à mieux choisir vos ex-pressions, compléta le préfet agacé. Vousn’êtes, que je sache, ni l’assassinée ni le volé,ni l’un des policiers qui se croyaient attendusau train, ni M. le maire, au désespoir du parfaitdédain que vous affichez pour sa personne etpour ses ordres, ni, non plus, le préfet, quevous tournez publiquement en dérision ! Et lesjournaux enfin, jusqu’ici tout au moins, n’ont

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pas même cité votre nom ! Ne parlez donc pasde victimes, je vous le conseille !

M. Tubeuf, qu’à la fin tant d’injustice excé-dait, injustice du sort et surtout injustice deshommes, et de ceux-là, précisément, dont il at-tendait le plus de réconfort après tant d’ava-nies, M. Tubeuf eut un sursaut de révolte :

— Tout de même, monsieur le préfet, réus-sit-il à balbutier, après l’atroce nuit que je viensde passer au service de la Société, je croyaisavoir droit à un peu plus d’égards. Debout dansl’eau jusqu’au ventre, – au ventre vide depuisvingt-quatre heures, monsieur le préfet, je mepermets de vous le signaler – je n’en ai pasmoins, sous la menace la plus effroyable etsans faiblir un seul instant, fiévreusement suiviet gardé la piste des coupables.

— Que nous chantez-vous là, avec votrepiste et vos coupables ? Il a suffi que vous dis-paraissiez pour que le voleur nous revienne, etles millions aussi !

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Le ciel s’écroulant n’eût pas effondré da-vantage le malheureux Tubeuf qui claquait desdents dans ses loques mouillées. D’un sursaut,il voulut cependant se rattraper :

— Je parle, moi, du cadavre et de son as-sassin, monsieur le préfet !

— Ne parlez plus de rien, assez ! hein ?Ceux-là, aussi, nous seraient sans doute déjàrevenus si vous n’aviez commis l’impardon-nable sottise de réapparaître, et dans quelétat ! avec votre sens aigu de l’inopportunité.Mais il « flanquerait la poisse » à tous les pré-fets de la terre, cet animal-là ! éclata M. Lom-brette, habituellement si maître de lui, maispour l’instant absolument hors de ses gonds.

« Allez-vous-en ! je vous chasse !

— Vous… me… chassez ! moi ! moi, le com-missaire ! bégaya Tubeuf, ivre de fureur conte-nue.

— Commissaire ? Vous n’êtes plus commis-saire : sortez, Tubeuf !

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— Je ne… je ne suis plus commissaire ? râ-la l’exécuté en arrachant sa cravate qui, de plusen plus de guingois, l’étouffait.

— Non, reprit très sec le préfet. Puisqu’ilvous faut des explications, sachez que surplainte, longuement motivée, de M. le maire,ici présent, et venu tout exprès, je vous ai des-titué !

— ! ! !

— Le mieux que je puisse vous conseiller,c’est de redisparaître, et d’urgence, encore,porte-guigne ! Et qu’on n’entende plus parlerde vous, hein ? au moins jusqu’à ce que, s’ilen reste, les coupables rassurés puissent, ense rendant, obéir à leurs légitimes remords.J’ai dit. Filez ! Mais sortez, sortez donc ! rugitle préfet congestionné, l’index impérieusementpointé vers la porte.

* * *

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Ayant ainsi sacrifié le commissaire, un peupour ne pas déplaire au maire et beaucouppour montrer aux journalistes qu’il savait, àl’occasion, être un préfet à poigne et ne pas to-lérer les incapables, M. Lombrette, apaisé, ren-voya MM. Raynouart et Giraud, en les priantde se trouver au rapport que devaient, à dix-sept heures, lui faire les inspecteurs de la bri-gade mobile et de la Sûreté. D’après ce qui luiserait, à ce moment, rapporté, il ferait la leçonaux journalistes et saurait bien les amadouer.

À l’heure dite, les détectives rendaientcompte des premiers résultats de leur mission.Se partageant la besogne, deux d’entre euxavaient longuement cuisiné Louis Viornette, levoleur, tandis que les deux autres avaient re-pris à son point de départ l’enquête amorcéeavec le succès que l’on sait par l’ex-commis-saire. Rien de bien reluisant n’était à l’actif decette première journée, ils en convenaient tousquatre…

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— En tout cas, messieurs, déclara le préfet,nous marquons, nous, un point sérieuxpuisque, par nos seuls moyens sommaires etquelques heures à peine après le délit, nouscoffrions son auteur et restituions à la banquede France les quatre millions qui lui avaientété pris dans des conditions aussi mystérieusesque celles dont s’est entouré le crime. À causede cette similitude, d’ailleurs, nous ne sommespas loin de penser, M. le maire et moi, que levoleur est aussi l’assassin, en sorte que l’affaireen serait dès maintenant virtuellement close !

— Il vous faut renoncer à cet espoir, mon-sieur le préfet, répliqua le chef des policiers.Que le voleur et l’assassin soient le mêmehomme, c’est, ma foi, fort possible ! Je diraimême que c’est très probable. C’est, en toutcas, un homme supérieur, alors que le Vior-nette arrêté est tout au plus un pâle idiot !Et celui-là le savait bien qui a eu l’audace sa-vante de projeter sur un écran la scène de lafuite et l’habileté machiavélique de suggérer à

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la foule, à haute voix, d’alerter par téléphoneles gendarmes de Pont-sur-X. Ce ne sont paslà des moyens courants ni sommaires, mon-sieur le préfet, et cet inconnu, le véritable au-teur de l’arrestation, doit avoir de fortes rai-sons de conserver l’anonymat. Son Viornetten’est peut-être même pas un voleur, bien qu’ill’avoue ! À mon avis, c’est un vague compliceou, plutôt, un tout au plus misérable jouet !

— Vous ne voudriez tout de même pas queje dise ces choses-là aux journalistes ? confes-sa M. Lombrette, déconfit.

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CHAPITRE X

UNE RÉVOLUTION DANS UNE PETITE VILLE,

UN CONSEIL DE GUERRE

CHEZ LE PRESIDENT DU TRIBUNAL

La révolution dont M. le maire avouait être, au préfet, personnellement le siège avait fini par gagner la petite ville tout entière. La même indignation, la même colère et le même besoin impérieux de sanctions immédiates s’y retrou- vaient. Seul en différait l’objet. L’autorité, pour ce bon public, n’était pas en cause, mais la jus- tice seule.

Un tremblement de terre, un ras de marée, un volcan, n’eussent pas plus complètement ni plus soudainement transformé la physionomie de ce petit chef-lieu, fait à l’image de sa miroi-

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tante et paresseuse rivière, au cours sans rideet si lent, pour la paix éternelle. La nature, àcoup sûr, qui l’avait façonné pour être, et tou-jours demeurer, la capitale du calme intégral,accusait un moment d’égarement ou d’oubli,générateur des pires catastrophes. Dieu sait oùs’en allaient les eaux si tranquilles de ce grandlac par la brèche ainsi ouverte au beau milieude l’armature épaisse et haute des rocs qui, jus-qu’alors, les avaient contenues dans l’immobi-lité absolue. Depuis ses origines, ce beau lacn’avait jamais enregistré de tempête et voiciqu’il se trouvait aujourd’hui plus furieusementdémonté que les grands océans sous la cra-vache des cyclones.

On n’avait jamais travaillé qu’avec une sagemodération, dans ce chef-lieu, juste de quoimaintenir les pulsations imperceptibles de soncœur assoupi. Mais depuis quarante-huitheures, aucun de ses habitants n’y faisait plusœuvre de ses dix doigts.

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— On y parlait peu, aussi, jusqu’à ce 21 juinfatidique et uniquement par besoin d’inter-rompre la monotonie du défilé des heures sansfin, toutes identiques à la précédente.

Emportées par le prurit général, les languesallaient, allaient maintenant, à la vitesse d’uneénorme turbine emballée dont le mécanicienne serait plus maître. Il leur fallait bien se rat-traper du temps perdu par leur moulin à l’arrêt,depuis des millénaires. Et, dame, toutes s’yemployaient avec une émulation exemplaire. Iln’est tel qu’un paresseux pour abattre de la be-sogne au moment d’un accès.

Si les langues chômaient dans ce pays idéalque l’absence des commérages et cancans ren-dait si attrayant et original, c’était pis encorepour les cerveaux, désertés des pensées. Leurpile, qu’aucun sel ne venait régénérer, ne fonc-tionnait que par intermittence et toujours auralenti. Mais depuis que s’était produit ce quechacun, sans préciser autrement, désignaitsous ce vocable énorme et menaçant, les évé-

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nements, une fièvre mauvaise y faisait, sans ré-pit, bouillonner les cervelles. Dans le vide etl’irréel, avec de la crainte et des erreurs, on ybâtissait les plus effarantes chimères. Dans lesimaginations surchauffées, un ciment uniqueagrégeait ces matériaux disparates ; et ce ci-ment généreux, c’était le souci de punir, la frin-gale de vengeance. Car, avant qu’ils soientpris, sans même trop savoir s’ils avaient bienexisté, les coupables, tous les coupables, oùqu’ils nichassent et quels qu’ils fussent, étaientpar tous jugés, décortiqués, pendus, écartelés,arrosés de pétrole et embrasés, ou murés vifsau gré du tempérament du juge. Il n’est pireméchant que les meilleurs, quand l’ignoranceet la fureur les aveuglent.

Ayant ainsi élaboré, construit, exécuté, cha-cun s’ancrait dans cette idée définitive que seulil détenait la vérité et la justice. À ce titre, cha-cun voulait faire adopter les siennes par l’autre,et, pour l’en mieux convaincre, il lui imposaitde force et ses conceptions, et ses déductions,

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et sa tactique et ses arrêts. Et, naturellement,de l’autre, aucun ne voulait rien entendre.

Seules les vieilles gens, qui subissaient,sans pouvoir en donner, d’aussi rudes assauts,hochaient la tête et, silencieusement, regret-taient leur mer calme, au milieu de ces flux etreflux où se devinaient tant de récifs. D’uneaussi folle agitation, rien de bon ne pouvaitsurgir. De leur temps, bien sûr, on n’aurait pasvu d’aussi épouvantables choses. Elles n’au-raient pas pu se passer, on ne les aurait pas to-lérées. Mais, à notre époque, n’est-ce pas, onpeut s’attendre à tout, de préférence au pire,bien entendu.

Quand les assassins peuvent tuer sans bles-ser ni se déranger pour perpétrer leur crime,quand les victimes laissent à peine aux méde-cins le temps de les reconnaître et de consta-ter leur mort et, seules, gagnent leur cimetièreintrouvable, quand les plus fieffés voleurs s’at-taquent aux millions de la Banque de Franceet, vexés de n’être ni vus ni entendus ni re-

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connus, envoient en toute hâte et mystère leurphotographie au cinéma et donnent au télé-phone un rendez-vous urgent aux gendarmes,pour qu’ils les reçoivent à bras ouverts, c’est,de toute évidence, la fin de tout !

Par-dessus le très vieux pont dont lamousse, elle-même agitée par tous ces échosviolents et contradictoires, menaçait d’aban-donner les pierres branlantes, les interjectionset les interpellations se croisaient, d’une riveà l’autre. Des cafés à la rue, des boutiques aumarché, de la préfecture à la mairie, des ad-ministrations aux domiciles privés, la vaguedéferlait que, semblables, suivaient d’autresvagues, interminablement. Il n’était plus, nullepart, question d’autre chose que des « événe-ments ». Des plus petits enfants aux plus dé-crépits des vieillards, on ne parlait que d’eux,ne pensait, ne rêvait qu’à eux. À mesure quecoulaient les heures sans apporter de résultat,l’énervement gagnait la foule et, progressive-ment, l’entraînait aux violences, comme monte

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et déborde l’écume sur le pot-au-feu quand,au-dessus de lui, nul n’en vient modérer laflamme.

À vouloir, en tous lieux, afficher et fairetriompher son point de vue, peu à peu, chacunindisposait, blessait, exaspérait, et, finalement,se mettait à dos tous les autres. Entre voisins,on se défiait et se fusillait du regard. Les plusvieux et les meilleurs des amis se traitaientouvertement en suspects. Jusqu’au cœur desfoyers les plus unis, le poison cheminait, s’in-filtrait et, dans sa marche lente, incoercible, ydépossédait partout l’amour pour la haine. Plusou moins déguisés suivant les tempéraments etl’éducation, l’inquisition, l’espionnage et la dé-lation, ravageaient maintenant ce malheureuxtroupeau humain qui ne se sentait plus pro-tégé, faute d’un chien, d’une houlette et d’unpasteur, veillant sur ses flancs. Le loup étaitdans la bergerie, dont on lui avait ouvert lesportes, et où le gardaient d’évidentes et puis-santes complicités.

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Comble de la maladresse, au lieu del’étendre sur les flots de cette mer démontée,c’est sur le feu qu’un peu plus chaque matin,la presse versait l’huile de ses titres incandes-cents et de ses informations à faire délirer lesplus calmes.

« À la barbe du préfet, impunément, on poi-gnarde les gens. Sous le nez du maire, on pilleen toute sécurité les coffres de la Banque deFrance. Pour ne pas troubler la camarilla, oncasse aux gages un commissaire. Les millions,gentiment, s’envolaient ! Quelqu’un troubla lafête : ce n’était ni le préfet, ni le maire ! Mas-quant le vrai bandit, on arrête un comparse.Et l’autre court toujours ! Au préfet, son invité,la morte demande des comptes, etc., etc… »Tel était le ton dont usaient non seulement lesjournaux locaux, mais bien aussi les grands ré-gionaux et la presse parisienne elle-même, en-chantée d’une aussi belle pâture à servir à seslecteurs et qui, pour en augmenter son tirage,avait envoyé sur place ses grands ténors.

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M. Lombrette, qui, le premier, s’en repais-sait sans se faire grâce d’une ligne, en perdaitle sommeil et l’appétit et virait au citron. Pourla deuxième fois, on venait de saigner M. Ray-nouart et de confier son avenir aux sangsues.D’urgence réuni sous la présidence du premieradjoint, le conseil municipal démissionnait enentier et en motivait fortement les raisons dansune adresse au ministère de l’intérieur. À sontour plus qu’ému, le Conseil général sommaitle préfet de prendre les décisions que les cir-constances imposaient, c’est-à-dire de décou-vrir immédiatement et d’enfermer solidementles vrais coupables, de rendre, enfin, le calmeet la sécurité à la population. Son long passéde labeur tranquille donnait à cette dernière,en effet, droit à tout autre chose qu’à cette ma-nière de guerre civile engendrée par les mé-thodes singulières innovées sous son adminis-tration à lui, M. Lombrette. À aucune autreépoque, et sous aucun autre préfet, par consé-quent, on n’avait vu les gens de ce départe-ment modèle emportés par l’irritation trop jus-

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tifiée vers une lutte fratricide et sacrilège à la-quelle il était impossible d’assigner un terme.Les élus, fatalement, en pâtiraient, et ce nesont pas là de ces menues peccadilles qu’onpuisse pardonner à l’administrateur respon-sable d’un département.

Alarmés par les conseillers généraux, lesparlementaires, en termes comminatoires, enavaient sans retard saisi le ministère qui, ver-tement, devant eux, venait de tancer au télé-phone son subordonné.

— Comment ! s’indignait Son Excellence àl’appareil, on vous « flanque » une préfecturede tout repos, on vous fait la faveur disputéede vous donner le plus pacifique des départe-ments, le seul où, d’Ève à vous, il n’y a jamaiseu, même en période électorale, la moindrehistoire, et vous trouvez le moyen, à force demaladresses accumulées, et sans raisons poli-tiques, de le mettre à feu et à sang ! Si c’estvotre façon, à vous, de récompenser les gensqui vous comblent, il est tout juste temps d’en

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changer, je vous préviens ! Je ne vous cachepas que je suis très, très mécontent, préfet ! Ilfaut que cela cesse et tout de suite, entendez-vous ? En votre nom, j’en prends à l’instantl’engagement devant tous les sénateurs et dé-putés que votre inconcevable attitude aconduits, pour protester, dans mon cabinet.Dès demain matin, notez-le bien, préfet, j’at-tends de vous l’assurance que j’ai bien été com-pris et obéi. Et, vous savez, pour vous procurerdes vacances prolongées, on n’aurait pas à meforcer beaucoup la main, tenez-vous-le pourdit !

Et sans autre formule, M. le ministre avaitraccroché l’appareil, laissant là M. Lombretteaux cent coups après cette algarade. Souriantet debout, extrêmement aimable, il recondui-sait le groupe redoutable qui le félicitait et leremerciait de sa vigueur.

— Trop heureux d’avoir pu vous donner sa-tisfaction, mes chers collègues, répondait-ilmodestement. Et si vous tenez à ce qu’il

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« saute », ne vous gênez pas ! acheva-t-il enfermant la porte et pensant déjà à autre chose.

M. Lombrette, lui, ne pensait pas à autrechose. Plus « citron parcheminé » que jamais,son visage éloquent dévoilait suffisamment laqualité de ses réflexions. Sur un bateau sansmât ni voiles, sans rameurs, ni barre, ni mo-teurs, que peut un pilote, au fracas des lamesmonstrueuses, contre les traîtrises des eauxdéchaînées ?

Une boussole lui restait, cependant, et cetteboussole, à la lueur de laquelle il espérait en-trevoir la bouée d’où l’on peut souffler, en at-tendant le salut, c’était l’espèce de conseil deguerre que présidait à la même heure, en grandsecret, à son domicile privé M. Giraud.

À l’exception du préfet, de M. Desforges etde Delachaînaie, les Delorme en fuite ne comp-tant toujours pas, tous les invités du déjeunerdes fiançailles assistaient à ce conseil organisépour une confrontation générale avec les

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quatre détectives parisiens. Toutes les ques-tions voulues ayant été posées par ces derniersaux témoins du drame et chacun leur ayant li-brement exposé son opinion sur les causes etles auteurs possibles du crime, on les avait lais-sés se concerter entre eux. Leur longue déli-bération terminée, on se proposait, les damesmaintenant renvoyées, de discuter avec eux leprogramme d’action qu’on attendait de leur ex-périence et de leur habileté reconnues.

— Vous avez la parole, messieurs, leur ditM. Giraud, nous attendons vos conclusions !Parlez librement. Tous, ici, nous prenons l’en-gagement d’honneur, à la fois de ne rien révé-ler à quiconque de ce que vous nous confierez,et d’aider, de toutes nos forces, à la réussite duplan que vous allez nous soumettre !

— Monsieur le président, dit celui dont lesquatre détectives avaient fait leur porte-pa-role ; monsieur le président, je crains fort devous procurer une déception. Notre conclu-sion, c’est qu’il n’y en a pas !

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— Comment ! ne put retenir M. Giraud, iln’y a pas de conclusion ?

— Aucune, monsieur le président, absolu-ment aucune. Longuement, patiemment, etsous tous ses aspects, nous avons tourné et re-tourné le problème. Nous ne sommes pas pré-cisément des novices, et force nous est de re-connaître, cependant, que nous avons complè-tement perdu notre temps en venant ici et l’yperdrions bien davantage en y restant !

— Ah çà ! vous nous la baillez belle, parexemple, protesta M. Giraud, prêt à se fâchertout rouge. C’est vous, poursuivit-il, vous, despoliciers de race, que devraient enchanter lesdifficultés et passionner le mystère, c’est vousqui, sans combattre, à peine arrivés sur lechamp de bataille, où naturellement vous at-tendaient des inconnues, abandonnez la par-tie !

— Monsieur le président, protesta le détec-tive, avec déférence, mais vigueur, c’est pré-

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cisément parce que nous sommes des profes-sionnels ayant déjà maintes fois fait leurspreuves et ne redoutant aucune opinion, que,profondément convaincus de l’inutilité denotre présence ici, en ce moment tout aumoins, nous allons regagner Paris pour des be-sognes plus utiles.

— C’est une opinion. Ce n’est que la vôtre,grogna le président.

— Si vous voulez bien me le permettre, enquelques mots brefs, je vais essayer de vousrendre intelligible notre conduite et, d’avance,nous laver des reproches que vous êtes, je lecrains, si fortement tenté de nous faire. On nedoit pas plus s’entêter dans l’erreur qu’un ca-pitaine n’a le droit de se laisser imposer la ba-taille par un adversaire aux moyens, en grandepartie, inconnus, mais dont les premiers coupsdénoncent l’incontestable puissance. Souspeine d’être inutilement écrasé, ce capitainedoit rompre, obliger l’autre à se dévoiler com-plètement, et par des feintes, en tout cas,

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conserver à tout prix sa liberté de manœuvre.C’est là de la stratégie élémentaire. Or, dans lacirconstance, à n’en pouvoir douter, on a malengagé, plus mal encore poursuivi la bataille.

— À la bonne heure ! Au moins, vous, vousn’y allez pas par quatre chemins.

— Je ne juge pas, monsieur le président, jeme borne à constater, à rappeler les faits, à« enchaîner », comme disent ceux dont le mé-tier est de raisonner, avec leur raison toutefroide. Dès notre arrivée, la révocation ducommissaire nous a privés d’un collaborateuret des informations recueillies par lui avantnotre venue. Dans l’état d’esprit où nousl’avons trouvé, vous pensez bien qu’il ne nousa pas été possible d’en rien tirer. Avec un déca-lage de vingt-quatre heures, – il en faut beau-coup moins pour effacer des traces pré-cieuses, – il nous a fallu refaire le chemin suivipar lui. Dans la maison même du crime, avecd’excellentes raisons, sans doute, on ne nousa pas précisément facilité les choses. Abrutie

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de douleur, Rose, la vieille nourrice-servante,est un dogue inaccessible à tous les arguments.Non seulement elle ne sait rien, ou ne se rap-pelle rien, mais elle interdit formellement l’ac-cès de la chambre de sa maîtresse. La faiblessede cette dernière est telle, encore, que lamoindre émotion la tuerait : le médecin l’af-firme. Il ne peut donc être question de lui par-ler d’un assassinat que, par le plus pieux desmensonges, on lui a laissé ignorer. Ses révé-lations sur les motifs qui lui faisaient tant re-douter les fiançailles de sa fille auraient, pour-tant, pour nous, la plus grande importance. Demême, en aurait eu, mais de moins en moinschaque jour, la visite détaillée de sa chambreoù peut, où doit avoir séjourné l’assassin puis-qu’on ne l’a vu nulle part ailleurs et que c’est laseule pièce qu’on n’ait pas visitée sur l’heure.Depuis, les indices qu’y avait laissé sa pré-sence ont dû être, involontairement, je le veuxbien, mais complètement effacés.

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« Si peu intéressante qu’elle ait pu paraîtreaux témoins, trop émus de la scène, et malgréleur éloignement de la victime à l’instant où lecri a été poussé, la fuite inexpliquée des deuxDelorme n’aurait pas dû se produire, ou se ter-miner, sans que la cause en ait été donnée pareux et contrôlée aussitôt. L’heure de leur dé-part n’a pas non plus été relevée avec assez deprécision pour nous permettre d’affirmer l’im-possibilité pour eux de se trouver à la Banquede France à 13 h 45, au moment du vol !

— Ah ! là, je vous arrête, par exemple ! Levoleur de la banque a été pris et, spontané-ment, il a fait les aveux les plus complets. Im-possible, par conséquent, de faire un rappro-chement.

— Ce n’est pas du tout notre avis, et je m’enexpliquerai volontiers tout à l’heure. La que-relle, qu’en termes volontairement obscurs, unhomme, aussi sérieux et distingué que l’estM. Desforges, a cherchée, en plein déjeuner defiançailles, au père du fiancé de sa nièce, a

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certainement des origines graves. Seulement,là-dessus, M. Desforges est muet comme unecarpe. D’autre part, comme nous ne croyonspas du tout aux interventions surnaturelles, ilnous faut bien suivre la seule voix possible, hu-maine, de l’évasion de l’assassin. Je dis bien« assassin » puisqu’il y a eu victime et mort,dûment constatée par un docteur dont les af-firmations ne peuvent être mises en doute. Cartout le reste : poignard qui n’a rien poignardé,qui explose et ne laisse rien après lui, pasmême de la fumée, c’est de la mise en scène,audacieuse, habile, savante, certes, mais de lamise en scène pure et pas autre chose. Demême, est de la mise en scène aussi, nonmoins audacieuse et savante, et de la mêmemain, à coup sûr, cette projection mystérieusesur l’écran d’un cinéma public et cette arres-tation d’un gros balourd qui, tel un hanneton,s’en va donner stupidement dans les pharesdes deux premiers gendarmes venus, alorsqu’on lui prête étourdiment l’habileté prodi-gieuse et scientifique dont a dû faire preuve ce-

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lui qui a subtilisé les millions dans les condi-tions que vous connaissez. Or, les plus forts,Messieurs, ont, comme Achille, leur « talon ».Et la bicyclette de Viornette appartient àJacques Alligre. Et la seule voie humaine qu’aitpu suivre l’assassin passe par la maison deJacques Alligre.

Entièrement suspendu aux lèvres du poli-cier, le « Conseil » en suivait passionnément lerécit « enchaîné ».

— Je ne vais pas plus loin, ma raison mele défend, et l’expérience qu’à ses dépens ena faite M. Tubeuf m’autorise à affirmer que cen’est pas le moment de la renouveler. Ignoré detous, l’homme est fort et grand savant. Il vousl’a prouvé, à vous, Messieurs. C’est, de plus, leseul du pays. Et s’il est coupable, je n’en saisrien, mais les deux seules pistes acceptablesnous ramènent chez lui, il doit être sérieuse-ment sur ses gardes. De toute nécessité, il nousfaut donc attendre, et certainement très long-temps, que sa méfiance, atténuée par notre dé-

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part discrètement ébruité, usée car l’indifférenceen laquelle on le tiendra désormais, nous rendeun jour possibles de nouvelles investigations.

* * *

Ayant ainsi terminé, les quatre policiers seprécipitèrent à la préfecture.

— Monsieur le préfet, dit leur chef, nousvous présentons nos devoirs.

— Merci, Messieurs. À l’instant, M. le Mi-nistre de l’intérieur me priait de vous prévenirqu’il exige, avant demain, dernier délai, l’arresta-tion des coupables.

— Demain matin, Monsieur le préfet…

— Si vous voulez, mais j’y compte absolu-ment.

— … Nous serons à Paris.

— ! ! ! !

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— Monsieur le préfet, nous vous présen-tons nos devoirs.

— ! ! ! !

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XI

LES ANGOISSES ET LES FAIBLESSES D’UN

ADMINISTRATEUR. LES SCRUPULES D’UN

PRÉSIDENT DU TRIBUNAL

Affolé par la crainte de la révocation dontl’avait crûment menacé son ministre, effondrépar le départ brusqué des policiers, écrasé sousles arguments qui motivaient cette retraite etdont M. Giraud venait de lui révéler la logiquesans réplique, M. Lombrette affligé d’une pous-sée d’ictère aigu, sombra dans un vertige. Plusrien ne demeurait en lui du grand préfet por-tant beau, acceptant avec condescendance etplaisir à peine dissimulé les hommages des in-vités de Mme Delachaînaie au déjeuner de fian-çailles de sa fille Suzanne. Ce n’était plus main-

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tenant qu’un pauvre homme très malheureux,qu’un être misérable, recroquevillé par l’an-goisse, et soudain tout petit dans son imposantfauteuil, meuble indifférent aux déchéances etaux détresses comme aux triomphes et auxbrèves ivresses des humains, ses maîtres éphé-mères. Ainsi tombe, flasque, un ballon dont ona piqué la baudruche.

Au degré de prostration où il se trouvait,M. Lombrette ne pouvait apprécier les effortsgénéreux de M. Giraud qui s’épuisait, à la ma-nière d’un médecin injectant de l’huile cam-phrée aux moribonds dont le cœur flanche,à trouver pour lui les mots balsamiques quiréconfortent et qui pansent. Il ne l’entendaitmême pas. En plein cauchemar, M. le préfetdélirait.

Alors qu’au haut d’un formidable bûcher,sur lequel l’attachaient les chaînes de l’infamie,pointaient et, rieuses, se tordaient, les flammesjaillies d’une torche, aux mains de son mi-nistre, une ronde infernale s’organisait, empor-

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tée au rythme immortalisé par l’émouvantedanse macabre de Saint-Saëns. Avec les osse-ments musicaux, ses propres dents claquaient,obéissant à la cadence endiablée du célèbreleitmotiv hallucinant qu’on dit emprunté par lecélèbre compositeur aux Arabes.

Au premier rang, parmi les squelettes lesplus acharnés à appeler, à grands cris fêlés,le sien, qui grésillait à peine, encore à l’abrisous sa chair martyrisée, il reconnaissait, foude terreur, aux côtés de Suzanne, dont il n’étaitpourtant pas chargé de retrouver la dépouille,ceux de Mme Delachaînaie, qui n’avait pu se ré-soudre à survivre à sa fille, et, violemment, lelui reprochait, et de Tubeuf, le commissaire,étranglé par sa cravate au seuil de son cabinetpréfectoral.

Effrayant à voir, avec son binocle boitillantdevant des orbites vides, son pantalon vis-queux flottant trop large autour de ses tibias,Tubeuf dardait vers lui sa langue démesuré-ment allongée au point qu’il ne pouvait pas

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ne pas lire, écrit sur elle, en traits violets, legrand mot dérisoire : Autorité. S’en arrachantavec peine, il découvrait, aussi, celui de Ray-nouart, le maire coléreux, explosant sous l’ef-fort des ventouses et traîné par des sangsuesgluantes dont l’immonde corps mou pleurait,dans un glouglou de sang : « Monsieur le Préfet,il nous faut une tête ! » Et, plus loin, son regardvacillant rencontrait la bande épileptique des36 conseillers municipaux renouvelant pourlui, dans son antique grandeur, le « hara-kiri »tragique de Pétrone, dégoûté de César, puisla meute hurlante et, de peur posthume, gri-maçante, de tous les conseillers généraux, enchiens-loups, acharnés à la poursuite d’undaim qui avait sa face à lui, Lombrette, et qui,pour échapper à leurs crocs hideusement dé-charnés, bondissait dans le vide au-dessus derochers escarpés placés à pic cent pieds plusbas.

Refermant les anneaux cliquetants de cettesinistre farandole, serpent sans queue ni tête

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et partout terrifiant, au terme comme à l’ori-gine de son supplice, il dénombrait de son œiltrouble MM. les députés et sénateurs du dépar-tement. Aucun ne manquait. Déguisés en ar-chers du Palais, ceux-ci tendaient leurs cordesgrinçantes vers le ministre de l’intérieur, maislorsque, lasses de siffler, elles touchaient aubut, c’était son cœur à lui, Lombrette, que lesflèches perçaient. Et, bousculés et bousculant,sous une guillotine monstre, élevée place de laConcorde, au droit du palais Bourbon, ceux-làpoussaient et prestement basculaient le mêmeministre de l’Intérieur ; mais lorsque, bleud’acier, fulgurait l’éclair du couperet, c’était satête, à lui, préfet, qui, dans le son rougi, rou-lait…

Triomphante et hurlante, la ronde infernaley puisait un regain de vigueur pour renouerplus vite et plus tôt dérouler les anneaux dis-sonnants et sans fin de sa farandole sépulcrale.

Aucun répit ne semblait devoir lui être ja-mais accordé. Sous l’œil impérieux de Jules

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Delorme, en banquier plastronnant et plus quejadis fastueux, une forte lanière à la main,Jules Viornette, en berger bien dressé, couraiten bicyclette, en lisière, et, sans trêve, un à un,fouaillait tous ces squelettes hideux, condam-nés à la plus lugubre des saturnales.

D’une raquette impeccable, en grand cham-pion, Pierre Delorme, l’irrésistible, un sourireironique aux lèvres, les mitraillait de ses balles,à bout portant, ainsi qu’à la foire, chez Pluton,on doit, le soir, se distraire au jeu de massacre.

Énigmatique et lointain, sphinx tapi sur lespierres moussues du vieux pont, Jacques Al-ligre filmait la scène, sans un mot, d’avance sa-vourant les acclamations délirantes de la fouleà laquelle, ce soir même, il en dédierait, en« actualités », la primeur, au cinéma.

Les plus grandes douleurs, heureusement,ont, dans leur excès même, leur remède. L’ar-rachant à toutes ces griffes vengeresses, la tor-

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ture anéantit M. Lombrette. Il croula en syn-cope.

Lorsqu’il revint à lui, un lorgnon le guettait.Ce n’était pas celui de Tubeuf. Planté bien droitdevant des yeux qui ne l’étaient pas moins, ilabritait le regard inquisiteur, mais infinimentbon, du docteur Pommaret, en toute hâte ap-pelé par M. Giraud désemparé. Tonique, ce re-gard eut sur lui plus d’effet que le cordial verséde force entre ses dents qui s’entrechoquaientet que l’acétate d’ammoniaque avec lequel sedébattaient encore ses narines violentées.

D’un long soupir d’homme enfin soulagé, ilen remercia son sauveur, en même temps qu’ilreprenait progressivement possession de soi.Expert, l’œil scrutateur du médecin ne s’y mé-prit pas.

— Eh bien ! Eh bien ! gronda très douce-ment M. Pommaret, qu’est-ce donc qui vousprend, Monsieur le Préfet, et d’où venez-vousdonc ?

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— De l’enfer, je crois bien, mon cher doc-teur, et je ne vous ménagerai pas ma recon-naissance pour m’en avoir tiré, car on y estvraiment mal.

S’efforçant de sourire et s’ébrouant pourchasser le plus loin possible de lui jusqu’auxderniers vestiges du rêve atroce qu’il venait desubir, il se risqua à plaisanter : « Je ne vousengage pas à y dépêcher prématurémentquelques-uns de vos clients ; ils ne vous le par-donneraient pas !

— Pas plus que je ne me consolerais devous y avoir laissé, Monsieur le Préfet. Maisquelle idée, aussi, de vouloir ainsi fausser com-pagnie à nos contemporains, fit sur le mêmeton badin le docteur, quand on a mille bonnesraisons d’attacher tant de prix à l’existence.

Ainsi rappelé aux réalités, et apercevantd’ailleurs M. Giraud, dont la présence le resti-tuait brusquement à ses soucis, M. Lombretteeut à cœur de le remercier.

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— Excusez-moi, mon cher Président, j’avaisperdu le souvenir que vous étiez là. C’est àvous, en effet, qu’aurait dû, d’abord, aller magratitude, puisque c’est à vous, en réalité, queje dois le secours si efficace de cet excellentM. Pommaret.

— Ne vous excusez pas, Monsieur le Préfet,répondit M. Giraud, je suis trop heureux dem’être trouvé là au moment où je pouvais vousêtre de quelque utilité. Maintenant que vousvoilà tout à fait remis, je vais, avec votre per-mission, me retirer.

— Hum ! tout à fait remis, douta le docteur,n’allons pas si vite.

De fait, le foie du préfet semblait s’être dis-sous dans la sueur jaunâtre dont était inondéson visage et sa respiration trop courte étaitencore pénible.

— Ce petit accident n’est, en soi, pasgrand’chose, à peine trois fois rien, compléta,rassurant, le paternel M. Pommaret, mais ce

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n’en est pas moins un avertissement qu’il nefaudrait pas tenir pour négligeable. Vous vousêtes trop surmené, ces jours-ci, ou, si vous pré-férez, suivant l’expression si vraie du popu-laire, vous vous être trop « fait de bile », Mon-sieur le Préfet. Si vous m’en croyez, vous allezboucler dare-dare vos valises, en oubliant, bienentendu, d’y fourrer vos soucis, et filer, dès de-main matin, faire une saison à Vichy.

Demain matin ! Quel réveil désagréable ! onétait si bien dans l’euphorie du cauchemar éva-noui. « Demain matin ! répéta le préfet, que lamenace enclose en cette date avait jeté de-bout et tout tremblant, reste de faiblesse, sansdoute. Mais vous ne savez donc pas ce quim’attend, demain matin ?

— ???

— En grand secret, je vous le dis, à vousdeux, mes bons et sûrs amis, demain matin(M. Lombrette dut se rasseoir pour achever),demain matin, je ne serai plus préfet.

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— Vous quittez le département ? s’éton-nèrent ensemble M. Pommaret et M. Giraud.

— Non, c’est lui qui me quitte, c’est biendifférent.

— Lui ? qui, lui ?

— Mais le département, parbleu !… àmoins que… compléta-t-il dans un sursautd’énergie.

Et M. Lombrette, en un soudain besoin des’épancher, fit à ses interlocuteurs la confi-dence de la communication comminatoire deson ministre. Ce récit, de nouveau, l’épuisa.

Les yeux éteints au-dessus de ses jouesflasques, couleur citron demi-mûr, la lèvre in-férieure croulante, la main agitée du geste ma-chinal dont on chasse les mouches, mais quirepoussait, en fait, la masse un peu confuse dessquelettes envahissant de nouveau son cer-veau pour une réédition de leur ronde atroce,le préfet sombrait vers le gâtisme imminent.

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Galvanisé une fois de plus, par l’interven-tion énergique du médecin, il eut honte des’être ainsi abandonné.

— C’est vous qui avez raison, docteur, affir-ma-t-il, on ne doit pas se laisser exécuter sanslutte. En m’arrachant ainsi, par deux fois, auxforces mauvaises qui me minent… physique-ment, vous venez de me donner une leçon etun exemple. Je retiens l’une et suivrai l’autre.C’est quand on la croit acculée, que la bêteaux abois fait tête. Mais que leur ai-je doncfait, à tous, pour les avoir ainsi, tous, hurlantà mes trousses ? Qu’il plaise à Melle Delachaî-naie de se laisser assassiner, puis enlever, à ungros benêt de caissier de se faire voler ses mil-lions que, d’ailleurs, on s’est empressé de luirestituer, à ce dindon de commissaire d’allerpatauger dans je ne sais quelle eau, la nuit,au lieu de la passer dans son lit, comme toutle monde, en quoi, je vous prie, toutes ceschoses misérables peuvent-elles mériter l’at-tention d’un ministre… et surtout le conduire à

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la plus inique des sanctions ? De vraie victime,en tout ceci, je ne vois plus que moi, moi seul,et c’est assez ; trop, même, et si, pour d’autres,il faut payer, autant vaut que ce soit en piècesfausses que je leur rende la monnaie.

Vaguement inquiet de la tournure que pre-naient ces confidences, le docteur Pommareten interrompit un peu brusquement la veine.

— En l’état où je vous vois, monsieur lePréfet, il est absolument fou de vous tracasser.« À moins que… » nous avez-vous dit tout àl’heure. Eh bien ! le voici, votre « à moinsque… » Repos immédiat, total, prolongé. Si-gné : docteur Pommaret. Avec une telle ordon-nance, il n’est pas de ministre qui tienne.

— À ne pas prolonger indéfiniment le reposordonné, ricana le préfet. Grand merci ! Parfaitmédecin, ce n’est pas douteux, vous feriez unpiètre diplomate, mon cher docteur. Laissez-moi votre cordial, puisque vous tenez à nousquitter, et permettez qu’avec l’aide de M. Gi-

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raud, nous cherchions seuls un remède admi-nistratif… moins dangereux que le vôtre. Millegrâces, docteur, et ne m’en veuillez pas devous renvoyer aussi cavalièrement, mais nousavons encore beaucoup à travailler… avant de-main matin.

M. Pommaret parti, et une nouvelle gorgéede cordial avalé, M. Lombrette eut à cœur des’excuser de son sans-gêne à l’égard de M. Gi-raud.

— J’abuse un peu, n’est-ce pas, mon cherPrésident, mais, à la première occasion, jevous revaudrai ça. J’ai, moi aussi, vous le pen-sez bien, des amis dévoués et des appuis puis-sants ; seulement, pris de court, il ne m’est paspossible de les faire intervenir à temps. J’avise-rai plus tard. Pour le moment, d’ailleurs, avecvotre concours, bien entendu, et à charge de re-vanche, je le répète, je puis fort bien m’en pas-ser. J’ai la mienne à prendre, et de belle ma-nière, encore, ajouta-t-il, les dents serrées par

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sa fringale de vengeance. À malin, malin et de-mi, n’est-ce pas ? c’est de bonne guerre.

Mal à l’aise à son tour, M. Giraud eût sou-haité pouvoir s’esquiver, comme le docteur,car il pressentait des paroles, en attendantmieux, dont le navrait l’imprudence. Malheu-reusement, il ne fallait pas songer à prendrecongé du préfet dont l’inquiétaient les yeux mi-clos et le tremblement continuel des mains etdes joues.

Pendant que, replié sur lui-même, M. Lom-brette mûrissait son plan, il en guettait le nou-veau vertige, en secret appelé par lui, qui luieût d’un gros poids soulagé la conscience.Mais, comme il le redoutait, ce fut moralementque se produisit seulement ce vertige. Avecune précision et une vigueur de pensée qu’onn’eût pas attendues de son corps aussi manifes-tement déchu, le préfet s’expliqua :

— Au fond, c’est très simple. Qu’exige leministre ? L’arrestation des coupables. Deux

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méfaits, deux coupables. Deux culpabilités,plutôt, puisque, de l’avis de tous, y compris ce-lui des grands limiers parisiens, seul le mêmehomme a pu mener à bonne fin les deux for-faits, exécutés l’un et l’autre en plein mystère.Jusque-là, nous sommes tous bien d’accord.Où nous nous séparons quelque peu, c’est lors-qu’il s’agit de mettre un nom à cet homme. Ehbien ! là encore, aucune hésitation possible.

« D’un côté, les policiers, emportés par leurgoût de l’intrigue et professionnellement défor-més par l’habitude et l’attrait de la difficulté,penchent nettement pour Jacques Alligre. Ça,c’est de l’hypothèse pure et, par conséquent,de la fantaisie.

« De l’autre côté, réalité, réalité solide. Ar-rêté, considération qui n’est pas négligeable enla circonstance, ce Louis Viornette avoue avoircommis le vol. On n’est pas plus aimable. Lecontraire lui serait d’ailleurs difficile. En mêmetemps, il reconnaît implicitement être l’assas-sin, puisque, nous venons de le dire, auteur in-

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discutable de l’un des deux méfaits, il est fata-lement celui de l’autre.

— Tout de même, objecta M. Giraud, il nel’a pas avoué.

— Objection de pure forme, mon cher. Il nel’a pas avoué, parce qu’on ne l’y a pas invité.Mais il avouera certainement, pour peu qu’onl’en prie, il avouera même tout ce que l’on vou-dra. C’est une question de méthode, et, sur cepoint, je vous fais entièrement confiance, moncher Président.

— Merci, Monsieur le Préfet, dit M. Giraud,en manière de protestation contre l’emploid’avance ainsi imposé à ses talents.

— Entre l’hypothèse, en tout cas, et la réali-té, la réalité solide, aucune hésitation possible.Aucun préfet n’hésiterait. Pour moi, d’accordavec ma raison, mon choix est fait, et bien fait.

— La raison peut n’être pas toujours d’ac-cord avec la conscience, risqua, de plus en plusinquiet, le président du tribunal. En l’espèce…

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— En l’espèce, il suffit d’avoir raison, tran-cha le préfet. Nous ferons de la casuistique àtête reposée, monsieur le Président. Pour leurpermettre ce repos, je joue la mienne, en cemoment ; il ne faudrait tout de même pas l’ou-blier complètement. Il le faut d’autant moins,appuya-t-il avec une dureté involontaire,qu’avec la mienne, hein ! mon trop juriste pré-sident, c’est, par incidence, aussi la vôtre queje joue.

— ! ! !

— Et je ne crois pas qu’en balance, l’idéevous vienne de mettre celle d’un Viornette etde l’épargner pour faire sauter les deux nôtres.

— Permettez, monsieur le Préfet, permet-tez ! Comme le couperet, qu’à regret, parfois,elle déclenche, la Justice est parfaitement in-différente à la qualité des têtes qu’on lui pré-sente. Leur culpabilité seule la préoccupe.

— Mais vous rêvez tout habillé, monpauvre président ; la fatigue vous accable, sans

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doute. Il ne s’agit pas de la Justice, mais del’intérieur, et même de son ministre, unique-ment, c’est bien différent ! Et puisque vous par-lez de culpabilité, vous n’iriez cependant pasjusqu’à prétendre que, pour ce crime et pource vol, seuls objets de nos délibérations, noussommes, vous ou moi, ou vous et moi, les cou-pables ! Reprenez vos esprits, sapristi ! Avalezdonc une gorgée de ce cordial, vous verrez,c’est souverain. Non ? Tant pis. Revenons ànos moutons… vous lui en ferez donner un,soit dit en passant, à ce Viornette. En lui, noustenons les coupables ; deux nous suffisent ; etpuisque les deux ne font qu’un, ne lâchonsplus cet un, je vous en prie ; cramponnons-nous désespérément à lui, au contraire, et of-frons-le sans phrase au Ministre, qui en veut àtout prix, pour son petit déjeuner, demain ma-tin.

— Volontiers, monsieur le préfet…

— À la bonne heure !

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— … Volontiers, je reconnais la logique pri-maire de votre raisonnement. Mais je redoutepour vous…

— Pour nous, mon cher, dites : « pournous, » cela ne vous fera pas de mal.

— Je redoute qu’on ne la trouve un peusimpliste.

— Les grandes idées, et les plus claires,sont les plus simples.

— C’est ainsi que ces mises en scène dupoignard de fakir, de la victime à éclipse, duvol fait pour brouiller les voies, du cinémacriant : « au voleur ! », ne seront jamais consi-dérées par personne comme l’œuvre du crétinque nous tenons sous les verrous…

— Le crétin, c’est… c’est ces policiers deParis, entendez-vous ? Ils ont fait de bonne be-sogne, en effet, du pur « Tubeuf », on peut enparler ! Et toutes ces pseudo-mises en scène,c’est encore un beau produit de leur imagina-

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tion déréglée. Je n’imagine rien, moi. J’ai uncoupable et je m’y tiens.

— Mais, sacrebleu, s’il reconnaît le vol, iln’avoue pas le crime !

— À vous de l’obtenir.

— À moi !

— À vous, oui, à vous. Faites-le cuisinerproprement.

— Propre cuisine, en vérité…

— Faites-la faire par un autre…

— Et, pour tous, vraiment trop malodo-rante…

— À distance, en vous bouchant les na-rines…

— … Et celles des jurés aussi, sans doute.

— Vous leur clorez le bec…

— Non leur conscience, en tout cas, et ja-mais ils n’accepteront de condamner…

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— Un innocent, lâchez le mot, et, vous aus-si, présentez-moi pour le coupable.

— Oh ! monsieur le préfet !

— Mais, satané têtu, vous n’avez donc pasencore compris ce que vous perdez en me per-dant !

— Sachez que je suis complètement inac-cessible…

— … À toute clarté, ça oui, mais, tonnerrede tonnerre, il ne s’agit pas de « condamné àtout prix », surtout demain matin, mais de cou-pable, rien que de coupable. C’est autre chose,je pense !

— Coupable, aujourd’hui, c’est être, inexo-rablement, demain, le condamné.

— Eh ! ne condamnez pas, si vous y tenez.Je n’y vois pas d’inconvénient.

— Ne pas condamner un coupable ? Ah !c’en est trop, décidément.

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— Oh ! ma tête, fit, excédé, le préfet, en seprenant le front entre les mains. Je ne vousai jamais dit de relâcher un coupable, maisbien de ne pas condamner Viornette, seule-ment. Suis-je assez limpide, cette fois ?

— !!!

— Il est si facile de faire un fou d’un simpled’esprit. C’est l’enfance de l’art, voyons !

— Monsieur le préfet ! c’est vous qui…

— Et notre ami, l’excellent M. Pommaret,qui est si bon, vous y aidera certainement degrand cœur.

Blême sous l’injure et bondissant à la porte,M. Giraud eut une peine extrême à articuler :

— Pas un mot de plus ! Pour la dernière fois,monsieur le préfet, je vous tire ma révérence.

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XII

RIEN N’ARRIVE JAMAIS NI COMME ON LE

DÉSIRE, NI COMME ON L’AVAIT CRAINT

Comme il avait coutume de le faire tous lesmatins, le valet de chambre du préfet réveillason maître à 7 heures. Ayant tiré les rideauxet entr’ouvert les fenêtres, il lui présentait à lafois les journaux et son petit déjeuner, puis,discrètement, il se retirait jusqu’à ce qu’uncoup de sonnette le rappelât.

Après l’accablante journée de la veille, quine lui avait apporté que mauvaises nouvelles,menaces et défections, sans compter ses deuxinexplicables et inquiétantes défaillances, cou-ché tard et n’ayant péniblement trouvé qu’unsommeil court et très agité au lieu du repos

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profond, prolongé et réparateur qu’il lui eût fal-lu, M. Lombrette eut la plus grande peine àprendre possession de soi et à se replacer dansle cadre où, bon gré, mal gré, il lui fallait évo-luer, combattre et, de toutes ses forces, dé-fendre sa tête préfectorale et la sauver.

L’esprit courbaturé autant que le corps, ilse sentait fortement handicapé pour une lutteaussi âpre et longtemps, se tâta, car, enfin, ilétait seul contre tous.

Allait-il être malade, ainsi que le lui avaitordonné le docteur, ou, chef désabusé, fei-gnant d’ignorer la désertion de ses troupes etde ses amis, accepterait-il le combat et, si oui,pour mieux masquer ses faiblesses, attaque-rait-il suivant la tactique célèbre : « Mes ailesdébordées, mon centre enfoncé, j’ordonne :« En avant partout ! »

Pareillement lourds et endoloris, sesmembres et son cerveau l’inclinaient à la so-lution paresseuse de la détente par l’éclipse,

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conseillée par cet excellent Pommaret. Maisflagellé par tous les titres géants des journauxépars sur son lit qui, proprement, tous, l’écor-chaient vif, son orgueil saignait et se révoltait.Mieux que par le puissant cordial du docteurqu’il retrouvait là, pitoyable, sur sa table denuit, il en fut galvanisé.

Une dernière fois, moralement et physique-ment, il se palpa. Le fourreau valait-il la lame ?On allait bien voir.

Repoussant sa tasse intacte, il fit effort pourse glisser dans l’eau tiède de son bain, eut lasatisfaction d’y sentir se dissiper une bonnepart de sa fatigue et, sur sa nuque allongea lejet brûlant de la douche. Presque instantané-ment, ses nerfs exaspérés s’y apaisèrent. Unbref jet glacé sur tout le corps le secoua dela tête aux pieds et, frissonnant, mais déjà ré-solu, il s’abandonna aux évolutions rapides dugant de crin et aux massages énergiques de sonflegmatique et robuste valet. Il en sortit régé-néré.

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Bombant le torse et assurant son masque,il se soumit à l’épreuve décisive de sa glaceoù il aimait, depuis le fameux déjeuner desfiançailles de Suzanne, à se comparer à la sil-houette massive, autoritaire et si sûre d’elle,de ce Jules Delorme, le banquier plastronnantet dédaigneux, dont l’attitude, encore qu’il s’endéfendît, lui en avait imposé. La comparaisonne dut pas être trop désavantageuse, carM. Lombrette eut, en félicitation, un bon sou-rire à son image.

— Donnez-moi le cabinet de l’intérieur, or-donna-t-il, quelques minutes plus tard, au télé-phone.

Il n’obtint qu’un vague attaché.

— Le ministre ? Mais vous n’y pensez pas,mon cher préfet. Vous ne savez donc pas que leministère est par terre, renversé par surprise, àla fin de la séance de cette nuit, sur une ques-tion insignifiante ?

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— Si, si, je… je sais fort bien, mais… préci-sément parce qu’il ne l’est plus, je voulais direau ministre… combien je suis peiné… de…l’accident, d’autant plus peiné qu’il me faut re-noncer maintenant à partir à Vichy où lui-même avait eu la gentillesse de m’envoyerpour une cure urgente. Enfin ! dites-lui bienque… je suis tout à fait désolé d’un événementimprévu qui me fait obligation de rester à latête de mon département.

— Votre communication lui sera faite.

— Merci. Au revoir, car, vous, vous restezsans doute ?…

Ainsi délivré du plus cuisant de ses souciset miraculeusement sauvé in extremis, M. Lom-brette eût volontiers entonné un hymne à laPolitique, institution unique, admirable, à la-quelle il devait tout, même son salut si com-promis. Mais un préfet digne de ce nom sedoit de ne rien laisser transpirer de ses impres-sions ou sentiments. D’autres tâches le sollici-

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taient, d’ailleurs et d’abord la nécessité d’affir-mer, avant qu’on la sût compromise, la soliditéde son autorité.

Il appela le Parquet pour instructions ur-gentes, fit dire à M. Tubeuf qu’il était prêt àrecevoir ses excuses et à examiner avec bien-veillance une demande de réintégration, dépê-cha vers M. Giraud un émissaire chargé de luiexprimer ses regrets d’avoir été mal compris,convoqua les correspondants des journaux,pria M. Desforges de venir le voir et, tout ra-gaillardi, le foie rentré dans ses limites, renditostensiblement visite à M. Raynouard, encoreà la chambre, et toujours maire, en dépit de ladémission théâtrale de son Conseil municipal.

Jamais préfet n’avait été de meilleure hu-meur. Sans impatience, assoupi sur son largeet confortable fauteuil, il attendait le résultatde l’interrogatoire auquel un juge d’instructionenfin désigné soumettait Louis Viornette, levoleur complaisant.

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LE VOLEUR À L’INSTRUCTIONVA-T-IL FAIRE LES RÉVÉLATIONS QU’ON AT-

TEND ?

Plus sévère d’apparence qu’il ne l’était enréalité, le juge examinait avec plus de curiositésecrète qu’il n’eût voulu, le prévenu que, me-nottes aux mains, on lui amenait.

— Votre nom ? fit-il glacial.

Inquiet comme une bête traquée, l’hommecherchait des yeux l’issue qui lui permettrait des’évader d’un lieu qui lui paraissait aussi im-pressionnant qu’inhospitalier. Fuir au plus viteétait son unique préoccupation. Entièrementabsorbé par elle, il ne répondit pas à la ques-tion ; il ne l’avait pas même entendue. Impas-sible, le juge la renouvela.

D. Comment vous appelez-vous ?

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R. J’m’appell’ pas, moi ; j’m’appell’ jamais.Quand j’ai quéqu’chos’ à m’dire, j’ m’ l’dis, là,comme ça, sans façon.

D. Ne vous amusez pas à plaisanter, monbonhomme, ça vous coûterait cher !

Visiblement, le « bonhomme » ne plaisan-tait pas. Il n’en avait nulle envie. Comme au so-leil une hulotte, il clignotait. Dépenaillé, le che-veu hirsute, les traits tirés par l’inquiétude, ilbalançait d’un pied sur l’autre son long corpsétique de miséreux à qui la faim est plus fami-lière que l’indigestion. Les mains agacées parles chaînes, il les tirait d’un geste machinalpendant que, des deux yeux à la fois, il louchaitsur ses gardes que, d’un bon coup à lui, il eûtmis à terre en un clin d’œil pour reconquérir saliberté si passionnément désirée par sa pauvreanimalité farouche. Seulement, il lui eût fal-lu délivrer ses mains. Certes, il ne voulait pasplaisanter.

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D. Si vous, vous ne vous appelez pas, onvous appelle. Comment font-ils, les autres,quand ils ont à vous parler ?

R. Louis, qu’ils dis’ ; grand Louis, d’aut’ fois.

D. Mais, Louis, c’est votre prénom…

R. Y m’appellent jamais qu’Louis ; j’peuxpas les obliger à dir’autrement.

D. Enfin, reconnaissez-vous être LouisViornette, oui ou non ?

R. Pour sûr qu’j’ r’connais, mêm’ dansun’glac’ à un rond.

D. Quel âge avez-vous ?

R. Ah ! ça, j’sais pas.

D. Comment ! vous ne connaissez pas votreâge ?

R. Non. Personn’ m’l’a dit, et pis j’m’en sou-viendrais pas. J’ai pas d’mémoir’.

D. Mais il me faut votre âge, c’est insensé !

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R. C’est bien c’qu’y dis’ les autres. Mais s’yen faut un, d’âge, donnez-moi c’ui qu’vous vou-drez. Moi j’m’en f… ! Et pis, si vous m’en donezun, j’l’gard’rai, pour un’ aut’ fois.

D. C’est tout simplement inouï. Notez bientout cela, greffier. Vous ferez les recherches né-cessaires à l’état civil pour compléter.

— Où êtes-vous né ?

R. Ici. Pas là, bien sûr, où M’sieu l’Jug’ m’cause, mais quéqu’part dans l’pat’lin. Où, aujuste, j’peux pas dir’, vu que j’m’souviens pas.Sûr’ment pas dans un palac’ d’ la grand’rue,j’aim’ autant pas vous l’cacher, mais dans un’pauv’ bicoqu’ d’rien, faut croir’.

D. Comment s’appelait votre père ?

R. J’peux pas savoir. J’l’ai jamais vu. P’têtbien qu’j’en ai pas eu.

D. En tout cas, vous avez eu une mère.L’avez-vous connue ?

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R. Tout ça, c’est bien d’l’embarras pour macaboch’. J’arriv’ pas à m’rappeler. P’tèt-bienqu’j’en jamais eu non plus.

D. Alors, vous ne savez même pas de quivous tenez le nom que vous portez ?

R. Vrai d’vrai, M’sieu l’Juge. Ici j’mens pas,v’pensez bien. J’m’souviens d’rien, ni com-ment j’suis né, ni rien d’rien.

D. C’est gai ! Comment voulez-vous qu’onvous fixe une Identité ?

R. M’en fixez pas, M’sieu l’Juge. J’vis parc’que j’mange quequ’fois, tout’ les fois qu’ j’aipu gagner quequ’ sous. Et quand j’ai rien, etqu’personn’ y m’ donn’ rien, j’tir’ su’cett’ cein-tur’là, comme ça.

D. … Ou bien sur les collets que, la nuit,vous allez tendre aux lapins…

R. V’ connaissez p’têt pas bien ça, M’sieul’Juge. Y faut pas croir’ qu’c’est moi qui tir’ ;c’est l’lapin, et encor’ pas toujours. Y s’étrangle

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tout seul. C’est pas moi, v’comprenez. Moij’fais qu’ramasser ceux qu’on m’vol pas. Ypourriraient, sans moi, voyons !

D. Mais c’est défendu, cela, c’est même undélit grave !

R. J’sais pas pourquoi les lapins y vivraientgras quand moi j’crèv’ d’faim.

D. Laissons là les lapins, puisque ce n’estpas eux qui vous ont amené ici, cette fois.

R. Probabl’ pisqu’ c’est les gendarm’s d’Pont-sur-X, mêm’ qu’y m’connaissaient pas,l’plu fort, et qu’y savaient mêm’ pas pourquoi.Si j’l’avais pas dit à personn’, personn’ l’auraitjamais su, et moi, j’aurais pas d’embêt’ment, nices sacrées chaîn’s qui m’empêch’ d’ rieu fair’d’mes doigts.

D. Nous verrons ça plus tard. Pour le mo-ment, votre interrogatoire d’identité est termi-né. Conformément à la loi, je vous informe qu’àpartir de maintenant, vous avez le droit absolude ne pas répondre à mes questions. Vous pou-

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vez exiger la présence d’un avocat. En avez-vous choisi un pour vous défendre ?

R. Choisir un avocat ? Pour sû qu’non ! Yn’attach’ pas leur chien avec des sauciss’ cesm’sieu-là. J’suis pas un chien et si j’avais dessauciss’, j’les gard’rais pour moi. Non, non,point d’avocat. Nous deux, ça suffit, M’sieu,l’Jug’. On est toujours trop dans ces affair’là.Vous m’dit’ c’que v’vlez qu’j’r’dis et, moi,j’v’l’dis ; c’est tout. C’est assez.

D. À votre aise. Inscrivez bien, greffier, quele prévenu refuse l’assistance d’un avocat.

— Louis Viornette, ainsi que vous l’avez dé-jà avoué, reconnaissez-vous avoir volé 4 mil-lions en billets de banque à la Banque deFrance, le 21 juin, 16 h. 50 ?

R. J’ peux pas dir’ si j’ai volé 4 millions, ouplus ou moins, vu que j’sais pas compter, maisj’ai donné aux gendarmes de Pont-sur-X toutc’qu’j’avais dans ma musett’.

D. Comment vous y êtes-vous pris ?

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R. J’m’ai pas pris, ni fait prendr’. J’ai prisqu’ les billets, en tas, tant qu’ c’caissier troprich’ en mettait d’vant moi, pour m’éblouir,d’vant l’trou d’sa cag’ et, d’un coup, j’ai voulum’en aller, mais la porte était fermée et y gueu-laient tous comm’ des putois, là d’dans, au lieud’m’ouvrir ces s’pèc’ d’andouill’.

D. Comment se fait-il que personne ne vousait vu ni entendu ?

R. Ah ! ça, j’sais pas, j’y comprends rien.Y faut l’d’mander à eux. J’m’ai bien fait l’plusp’tit qu’ j’ai pu, comm’ à la chass’, mais un’grand’ grand’carcass’ comm’vous m’voyez,c’est pas possib’ d’en fair’ un’ puc’. J’avais bienun p’tit truc, mois ça march’ pas. J’suis pasintelligent, tout l’mond’ vous l’ dira, j’ com-prends pas tout d’mêm’ qu’y m’aient pas vu,tous, dans leur banqu’, en plein jour, et qu’ym’aient vu, les gendarm’s, en plein’nuit, sanslum’ et sans lantern’ à une bicyclett’ comm’d’just’. Ça, ils ont pas voulu m’l’dir’, les gen-

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darm’, mais p’têt’ qu’ils l’diraient à vous,M’sieu l’Jug’.

D. Et qui vous a envoyé voler ces billets debanque ?

R. Qui ? M’n estomac, qu’en avait trop d’êt’vid’. Même qu’j’avais peur qu’on l’entend’,tell’ment y criait d’puis deux jours famin’.

D. Vous voudriez me faire croire qu’il vousfaut 4 millions pour manger ?

R. V’compr’nez pas, M’sieu l’Juge. J’mangedu papier. J’mange des patat’ quand pas lesmillions. C’est du papier : mêm’ affamécomm’un loup qu’j’étais, j’pouvais pas j’n’ai, etaussi du pain, mais j’n’avais plus d’ puis plusd’deux jours. Alors, j’ai cherché des billets pouren ach’ter. En passant, j’en ai vu qu’y n’en met-taient plein leurs poch’ en sortant d’la banqu’et j’m’ai dit que pisqu’y en avait tant pour toutl’mond’, y en aurait p’têt un ou deux d’tom-bés pour moi. Alors, j’ai entré d’dans. Y avaitbien du papier par terr’, mais point d’billet.

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Ils étaient tous dans la cag’ à poul’, et l’caiss-sier en prenait, en donnait, mais y faisait paspus attention à moi qu’si j’avais été à la « bra-conne », au fond des bois. Alors j’m’ai dit : ypartira bien déjeuner un jour ou l’autr’ et j’dé-brouill’rai toujours pour y dévisser sa grill’ et yemprunter quéqu’s uns d’ses billets d’ malheur.Il en a tant, qu’jamais y s’en aperc’vra, et moi,comm’ça, j’pourrai m’offrir un coup un’ bom-bance sans fair’ du tort à personn’.

« T’ d’un coup enfin y sont tous partis. Yvoyaient pas, j’ai cru qu’mon truc marchait.Mais c’cochon d’gros caissier, qu’avait moinsla famin’ qu’moi, bien sûr, il a tout emportédans un escalier fermé par une autre grill’. C’tefois, j’m’ai dit, j’suis d’la r’vue. J’serai bien allévoir ailleurs. Pas mèch. La boîte était fermée,et pis bien, encore. J’pourrai pas fair’ aussibien dans ma masur’ à moi, qui baill’ à tousles vents, comm’une savat’. Alors, j’m’ai rongéles poings, d’rage ou d’faim, j’sais pus. Et pis,d’un coup, y sont tous r’v’nus. Y s’causaient,

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y rigolaient comm’ quand on a l’vente’ plein.J’m’ai fait pus plat qu’un’ belett, mais l’caissier,c’coup là, qui rigolait avec les autres, y fsaitsemblant d’pas m’voir, et là, sous mon nez, àcôté d’son trou, y posait des tas d’billets et pisdes tas, comm’ s’y pouvait pus s’arrêter. Sûrqu’c’est pour moi qu’y fait ça, c’brav’typ’, quej’m’ai dit. Alors, j’en ai pris, j’en ai repris, j’en airerepris, plein mon sac à trouvail’ pisqu’y f’saittoujours l’homm’ qu’y voit rien. C’coup là, j’aibien cru qu’mon truc marchait, mais la porte,ell’ ell’ marchait pas. Ell’ était toujours fer-mée. Et moi qu’j’aurais tant voulu m’en aller,pasque, v’comprenez, j’avais beau avoir desbillets plein mon sac à trouvaill’, j’avais tou-jours l’estomac d’pus en pus vid. Seul’ment,ils ouvraient pas, ces s… d’employés, et lesgens s’entasssaient d’pus en pus à la porte pourentrer. Y pouvaient pas entrer, pisque j’pou-vais pas sortir. J’m’ai cru f… tu car y gueu-laient tous, ceux d’la banque. Alors, l’caissier,pour qu’j’l’vend’ pas, probabl’, il avait partid’sa boutiqu’. Et c’te sacrée port’, qu’est tou-

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jours ouvert’ d’habitud’ quand j’en ai pasb’soin, ell’ restait just’ment fermée c’jour-là.Enfin, pour expliquer aux gens d’la rue quif’saient un d’ ces raffuts, fallait voir, un d’labanque a sorti et moi, ffutt, j’ai filé derrièr’ lui,comme un furet, sans fair’ sign’ à personn’.J’m’ai cru sauvé et j’ai mangé tout c’que j’aipu avec un d’mes billets. J’en ai r’grossi d’troistrous d’ma ceintur’.

Ça rend gai, s’pas, d’pus sentir son estomacqui v’martyrise. Alors, j’m’ai dit : pisqu’ j’suisrich’ et qu’j’ai pus faim, pour un’ fois, pourquoiqu’j’irais pas, comm’ tout l’mond’ à l’exposi-tion colonial’ qu’c’est si épatant ! Probabl’qu’les gendarm’s d’Pont-sur-X y l’ont su etqu’ça leur plaisait pas. Y m’ont chipé, sans lun’et sans lantern’ à ma bécan’. Ça, alors, j’y com-prends rien !

D. Et c’est M. Jacques Alligre, qui vous adonné sa bicyclette pour aller à l’exposition ?

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R. Y m’a rien donné du tout pisqu’y m’a pasvu. Y pouvait pas savoir qu’j’allais à l’exposi-tion, vu qu’j’avais pas fait la confidence à per-sonn’.

D. Il savait, en tout cas, que vous aviez be-soin de vous enfuir, puisqu’il a mis sa bicy-clette à votre disposition.

R. Rien du tout, non, il a rien mis. C’est moiqu’a mis à ma disposition pisque moi j’savaisqu’ j’avais besoin d’un’ bécane pour faire un’tournée aussi longue.

D. Alors, comment se fait-il que ce soit dela sienne et non de celle d’un autre que vousayez eu justement besoin ?

R. Pasque, en m’en allant d’la banque, j’aivu sa mèr’, pas d’la bécan’, la mèr’ d’M’sieuJacqu’ dans la grand’rue, avec beaucoup d’gens ; alors, comm’ lui y sort pas d’sa cav’,j’pouvais prendr’ sa bécane, dans son jardin,sans qu’y m’voie, ni sa mère. Et j’l’ai pris’, sanspétard. Et pis, j’l’aurais rendue, après, sans ces

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satanés gendarm’. Vrai d’vrai, M’sieu l’Jug’, j’aijamais rien volé à M’sieu Jacques, ça non,v’pouvez l’lui dire d’ma part.

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XIII

JE TIENS BIEN UN VOLEUR, MAIS EST-CE UN

ASSASSIN ? ET SI CE N’EST PAS LUI, QUI

DONC POURRAIT BIEN L’ÊTRE ?

S’étant posé cette double question en écou-tant Louis Viornette, en veine d’aveux et d’unefranchise évidente, répondre à toutes ses de-mandes, le juge d’instruction crut pouvoirclore cette partie de son interrogatoire, deve-nue pour lui sans intérêt.

— Je vous inculpe de vol et vous renvoie encorrectionnelle, dit-il.

— Vaudrait bien mieux m’renvoyer à ma bi-côq’ pisqu’ j’ai rendu les billets et qu’j’ai pus

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rien d’rien à rendr’. V’pouvez pas dir’l’contrair’, M’sieu l’Juge. Alors ?

D. Assez ! Si vous ne désignez pas vous-même un avocat, on vous en donnera un d’of-fice.

R. Si On me l’donn’, ça pourra p’t’être aller,quoique j’ai pas b’soin d’lui, moi. J’connaismieux mon affaire qu’lui et qu’personn’ poursûr !

D. Soit. Nous en avons fini avec ce vol.Connaissez-vous M. Jules Delorme ?

R. Jul’ D’lorm’ ? Non, connais pas.

D. Ni son fils, Pierre Delorme ?

R. J’connais pourtant tout l’mond’ici etj’connais personn’ d’ce nom là.

D. Êtes-vous sûr, tout à fait sûr, de n’avoirjamais entendu parler d’eux, ni fait quoi que cesoit qui avait été commandé par eux ?

R. Pisque j’v’dis que j’les connais pas, j’lesconnais pas.

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D. Mais vous pourriez connaître quelqu’unqui les connaît.

R. J’peux pas savoir, si c’quéqu’un m’l’a pasdit, à moi.

D. Et Mme Delachaînaie, vous la connais-sez ?

R. Celle-là, oui, j’la connais, et bien, même,pisqu’elle est d’ici et que j’connais toutl’pat’lin, d’pis l’temps qu’j’y roule mes savat’s.Mêm’ qu’elle habit’ la plus chic maison d’lagrand’ rue. Ça, c’est aut’chos’ qu’mon gourbi.Si c’était ma hutt’ à moi, hein ! M’sieu l’Jug’, ya des chanc’ qu’j’s’rais pas ici, pour sûr.

D. Et pourquoi donc ?

R. Pisqu’ j’aurais pas eu faim, tiens, et qu’j’aurais pas eu b’soin d’voler pour manger.

D. Mais qui donc vous y a envoyé ?

R. Où ça ?

D. Voler.

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R. Mon ventr’ qu’j’v’s ai dit, mon ventr’qu’en pouvait plus d’êt’ si plat. Qui qui m’a en-voyé ? C’est pas l’préfet bien sûr, l’a pas b’soind’voler, lui.

D. Ne mêlez pas M. le préfet à vos histoires.Sachez, en outre, qu’on n’a jamais besoin de vo-ler.

R. On n’a pas b’soin d’voler c’qu’on a déjà,bien n’entendu, pisqu’on l’a ; mais, pour man-ger, quand on a faim, j’voudrais bien v’s y voir,M’sieu le Juge, si v’vol’riez pas, comm’ les co-pains.

D. Vous déraisonnez, mon bonhomme.

R. J’déraisonn’, j’déraisonn’, on déraisonn’toujours quand on a la crèv’. C’est les aut’s, quin’ont pas faim, qui dis’ ça.

D. Et c’est aussi la faim qui vous a fait sup-primer Mlle Delachainaie ?

R. Qui m’a fait quoi ?

D. Supprimer Mlle Delachaînaie.

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R. J’suis pas intelligent, v’le savez, M’sieul’Jug’, pisqu’ tout l’mond’l’dit. Si v’m’expliquezpas un peu, j’comprends pas c’que v’v’nez d’m’raconter.

D. Si vous connaissez Mme Delachaînaie,vous connaissiez aussi sa fille, puisqu’elles ha-bitaient ensemble ?

R. Just’à côté de M. Jacques, oui. Sûr qu’j’les connais, j’les connais tout’ les deux ; d’bienbrav’ personn’ qui m’ont toujours donné qué-qu’chos’ quand j’leur portais un paquet. Ouquand j’ leur d’mandais ; mêm’ quand j’leurd’mandais rien, des fois. Mam’zelle Suzann’,qu’elle s’appelle, la fille. Sans qu’j’y dis’rien, ell’m’a donné un’ ch’mis un jour, un tricot, un au-tr’, qu’j’avais aidé son jardinier, Mathieu, qu’onlui dit, à traîner sa berouett’, pis un’ casquett’un’ aut’ fois, des chaussett’, aussi, quoiqu’ j’enport’ pas, mais ell pouvait pas savoir, la d’moi-sell’.

D. Alors, dites-moi ce que vous en avez fait.

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R. D’ mes chaussett’s ?

D. Non, de Mlle Suzanne.

— C’qu’j’ai fait de Mamzsell’ Suzanne ?mais rien de rien. J’y ai fait salut quand j’lairencontrée. J’y ai dit merci, comme à sa mèr’,c’est tout quand elle’ m’donnait quéqu’ chos’.

D. Y a-t-il longtemps que vous n’êtes pas al-lé chez elles ?

R. J’sais pas au just’. Pas c’t’été, pisque Ma-thieu, l’jardinier, y peut v’l’dir’, y m’a pas faittravailler, c’t’année.

D. Vous êtes bien sûr de n’être pas allé chezelles ces jours-ci, dans leur maison même, etpas seulement au jardin ?

R. Ça, pour sûr qu’j’en suis sûr, pisqu’ j’aipas quitte la prison d’pis qu’ les gendarm’s d’Pont…

D. Et ce jour-là, précisément, juste avant decommettre le vol à la banque, où étiez-vousdonc ?

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R. Mais à la banqu’ tiens, pardi, pisqu’ym’avaient enfermé, v’pouvez leur d’mander,aux employés, si c’est pas vrai.

D. Inutile, puisque vous dites vous-mêmequ’ils ne vous ont pas vu, ces employés.

R. Y z’ont p’t’êt’ just’ fait semblant, v’savez.Ça, j’m’expliqu’ pas.

D. Vous ne l’expliquez pas, parce que c’estinexplicable. C’est tout simplement absurde.

R. Moi qui suis pas intelligent, j’m’expliqu’pas, c’est vrai, mais, eux, qui sont tous savants,y z’ont pas vu l’vol, non plus, pisqu’y z’ontbraillé qu’après et qu’y m’ont laissé filer toutd’mêm’ en douc’. Alors, j’m’expliqu’ pas pour-quoi qu’ils braillaient s’ils m’voyaient pas, moini l’vol, et pourquoi qu’y m’ont pas arrêté s’ym’voyaient. Vos policiers, non plus, y z’ont paspu m’l’expliquer. Mêm’ qu’ils disaient, ça, c’estl’ pus rigolo, qu’ c’est pas moi l’voleur. Alorsqu’est-ce qu’j’fais ici, si, j’suis pas le voleur ?j’v’l’ d’mand’, M’sieu l’Jug’.

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D. Je vous répondrai si vous me dites où estMlle Suzanne.

R. Ça, j’peux pas l’savoir d’ici. Ell’ est à samaison, probabl’. Faut d’mander ça à ell’, ou samèr’. Alors j’peux pas savoir, surtout si v’ vou-lez pas m’laisser y aller voir.

D. Puisque je vous ai dit que Mlle Suzannea disparu, c’est qu’elle n’est plus chez elle et sisa mère savait où est sa fille, elle n’aurait pasdisparu. C’est clair, ça ?

R. Ah ! Eh bien ! Si sa mèr’ sait pas, moi quisuis pas sa mèr, j’sais encor’ moins, bien sûr.

D. Allons donc ! Vous saviez bien où étaientles billets du caissier de la banque, alors que luin’en savait rien.

R. Ça, les billets, j’pouvais l’savoir, pisquec’est moi qui les avais fourrés dans mon sac àtrouvaill’, mais Mam’zelle Suzanne, ell’, ell’ estpas dans mon sac, v’pouvez r’garder. D’abord,ell’ aurait jamais voulu.

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D. Alors, où est-elle ?

R. Ça, j’peux pas l’dir’, pisqu’j’l’sais pas.V’pourriez p’t’êt’ en dir’ un mot aux gendarm’sd’Pont-sur-X. C’est des « sourciers », ces typ’s-là ! Quand y m’ont arrêté, la nuit…

D. Sans lune et sans lanterne, je connaisvotre histoire. Mais tout cela ne nous rend pasMlle Suzanne.

R. Ça, moi, j’rends les billets, quand c’estmoi que j’les ai pris. Mais j’peux pas rendr’les d’moisell’s qu’ j’ai pas pris. Vous non plus,hein, M’sieu le Jug’, qu’êt’ pourtant pus fortqu’moi.

D. Allons, finissons-en ! Assez rusé, monbonhomme. Avouez que vous avez assassinéSuzanne Delachaînaie.

R. J’ai assassiné Mam’zell’ Suzann’, moi !

D. Parfaitement, vous, Louis Viornette.

R. Pas possible !

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D. Ce n’est pas seulement possible, c’estsûr.

R. Sûr ? Mais, voyons, j’l’saurais, si c’étaitmoi !

D. C’est bien parce que vous le savez, que,dans votre intérêt même, je veux vous le faireavouer.

R. V’ parlez pas d’rien, vous, avouer quej’suis c’que j’sais pas que j’suis. Ça, non, j’m’expliqu’ pas. Et c’est ell, Mamzell’ Suzann’qui v’s a dit qu’ c’est moi que j’l’avais assassi-née ?

D. N’abusez pas de votre imbécillité, hein !ça vous jouerait un mauvais tour.

R. Oh ! v’savez, M’sieu l’Jug’ quand on a as-sassiné, y a pas d’mauvais tour qui tienne !

D. Ah ! enfin ! vous reconnaissez avoir as-sassiné…

R. J’peux pas r’connaîtr’ c’ que j’connaispas...

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D. Vous prétendez maintenant ne plusconnaître Mlle Suzanne ?

R. Pas Mamz’ell’ Suzann’, non, son assas-sin. Pisqu’j’l’savais pas, qu’on l’a assassinée, çapeut pas êtr’ moi, c’est simpl’.

— Jouez au plus fort, si cela vous amuse.Vous n’aurez pas le dernier mot, je vous pré-viens.

R. D’abord, j’suis pas l’plus fort pisque c’estmoi que j’ai les chaînes. Ensuit’, ça m’amus’pas, non, d’avoir assassiné Mam’zell’ Suzann’sans êtr’ son assasin.

D. C’est vous qui le dites.

R. Mais pisqu’j’v’l’dis pas, qu’ c’est moi, niMam’zell’ Suzann’ non plus, alors, qui qui v’ l’adit, à vous, M’sieu l’Jug’, dit’ un peu, pour voir.

D. Il me semble que vous oubliez un peutrop qui vous êtes et qui je suis, hein ! monbonhomme. Si vous continuez sur ce ton et

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si vous persistez à nier l’évidence, vous n’êtespas près de sortir de prison.

R. Ça, non, j’nie pas l’évidenc’. J’niec’qu’est pas vrai, c’est tout. Et pis, si j’sors pasd’prison, j’y resterai, v’la tout… On y est tou-jours mieux nourri qu’ chez moi. J’graiss’rai,ça m’ chang’ra. J’f’rai l’rentier, c’est bien montour, et ça v’ coût’ra cher, pas’que v’savez, si v’comptez su’ l’ritag’ d’ma grand’mèr’ pour vouspayer, v’ pouvez toujours courir, tous. C’estpas ça qui v’f’ra visiter l’exposition colonial’ àma plac’. V’s aviez pas prévu ça, v’s autr’, hein,M’sieu l’Jug’ !

D. Et M. Jacques, l’avait-il prévu, lui aussi ?

R. Ça, j’peux pas non plus l’savoir.

D. Vous ne savez jamais plus rien dès qu’ils’agit de vos complices.

R. V’savez mieux qu’moi, vous ? Pourquoiqu’v’m’questionnez tout l’temps, alors ? Et lesgendarm’s, et les policiers d’la S’crète, et vousd’pis pus d’deux heures, v’s êt’s mes complic’s,

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tous ? Est-ce qu’ j’v’s’en ai pas assez dit en-core ?

D. Certainement non, puisque vous n’avezpas tout dit. Vous vous gardez bien de dire l’es-sentiel.

R. Mais, nom de nom de nom, si j’l’dis pas,l’essentiel, c’est qu’j’sais pas c’qu’c’est, v’làtout. J’peux pas dir’ pus.

D. Dites la vérité, simplement, mais dites-latoute.

R. Ah ! sacré nom de d’la de nom de d’la !j’croyais pas qu’y avait pus têtu qu’la bourriqu’du pèr’ Loriot, l’marchand d’rav’s. Et pis, là,zut ! j’n’ai assez, moi, j’dis pu rien d’rien d’rienp’isque’c’est comm’ ça.

D. Vous feriez beaucoup mieux, pour ne pasaggraver votre cas, je le répète une dernièrefois, d’expliquer tout de suite comment vousvous y êtes pris pour assassiner Mlle Suzanneet de nommer ceux qui vous ont aidé à la fairedisparaître.

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R. Ah çà ! alors, c’est encor’ pus fortqu’l’pus fort qu’tout. Moi, qui suis pas un po-licier d’ Paris, ni d’null’ part, j’dis pas qu’il estpas l’voleur à çui qu’a tout’ la galett, dans sesmusett’s, et qui dit qu’c’est bien lui qui l’a vo-lée. Moi, qui suis pas un M’sieu l’Jug’, j’dispas qu’on a assassiné mam’zell’ Suzann’, vuqu’personn’ en sait rien pisqu’ell’ l’a pas dit etvu qu’ell’ a disparu. Moi, qui suis pas la bour-riqu’ du pèr’ Loriot, j’dis pas cinquant’ fois augrand Louis : « V’s’êt’s l’assassin », vu qu’per-sonn’ sait s’il y a seul’ment un assassin et vuqu’l’grand Louis peut pas êtr’ l’assassin pisqu’ill’sait mêm’ pas lui-mêm’.

— V’ pouvez aller leur dir’ ça, d’ma part,à tous vos complic’s d’l’Injustice. Sûr qu’j’leurvid’rai tout mon paquet à l’audienc’ et d’vanttout l’mond’ encor’ ! Et pis v’s en f’rez, tous,un’ trompett, quand j’v’rattaqu’rai n’à montour, pour m’avoir fait du tort à ma réputation.Et pis v’l’entendrez c’te rigolad’ dans tout’ lavill’ quand j’y leur raconterai qu’v’ z’avez voulu

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à tout’s forc’s – notez bien ça aussi, hein, gref-fier – qu’j’assassin’ mam’zell’ Suzann’ pour quej’piss’ êtr’ un n’assassin et que j’pisse pas n’êtrl’voleur d’la banqu’. Ça s’invent’ pas, ceschos’s-là, hein, m’sieur l’ Jug’ ! Y m’connaiss’tous, dans l’pat’lin, et y sav’ bien qu’moi j’dispas à la bourriqu’ du pèr’ Loriot qu’ell’ est l’au-tomobil’ du m’sieu l’Préfet, ni qu’mon gourbid’bicoqu’ c’est l’palac’ d’l’Univers. Hein ! v’s yattendiez pas à cell’là. Ah ! mais, quand n’y ena assez, n’y en a assez !

D. Il y en a même un peu trop, car enfin,quand vous avez imaginé, pour nous tromper,votre petite histoire d’une visite à l’Expositioncoloniale, vous n’avez pas réfléchi que cetteexposition avait fermé ses portes depuis un an,tout simplement, et qu’elle était complètementdémolie depuis longtemps.

R. Ça, si ell’ a fermé ses port’s, ell’ m’a pasprév’nu.

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D. C’est, en effet, très probable, mais tousles journaux l’ont publié et republié.

R. Possibl’, mais moi, j’lis pas les journaux,ni rien, pisqu’ j’sais pas lir’ du tout. Alors,comm’ pour mamz’elle Suzann, pas’qu’ell’ m’l’a pas dit, c’est-y moi, aussi, qu’j’ai assassinél’Exposition colonial’ qu’a disparu ?

D. Ce qui a disparu, et sans que vous disiezoù ni comment, bien entendu, c’est ce « truc »qui, tantôt, marchait, et tantôt ne marchait pas,à la banque. Qu’est-ce que c’est donc que ce fa-meux truc ?

R. Ça, c’est des idées à moi. J’peux pas v’sexpliquer, v’comprendriez pas. J’y comprendsrien moi-même, alors ?

D. Ce qui veut dire qu’un juge d’instructionest plus bête que vous.

R. Ça, j’l’aurais pas dit, mais pisque v’l’avezd’viné tout seul, j’dirai pas non.

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D. Ah çà ! mais, dites donc, vous ne savezpas plus ce que vous dites que ce que vousfaites !

R. C’est pourtant pas moi que j’dis à unquelqu’un qu’il est un assassin quand il l’estpas.

D. Ce que vous ne dites pas, moi, je vousle dis : « Vous êtes un voleur, un assassin, etJacques Alligre est votre inspirateur et votrecomplice.

R. Ah ! et moi, j’dis et j’r’dis : V’s êt’s com-plèt’ment maboul’, y a pas !

Dressé par l’injure inattendue, le juge or-donna : « Gardes, emmenez ce monstre ! »

R. Et pis j’ai pas fini, j’dis encor’ – notezl’bien, hein, greffier ! – j’dis encor’ : il faut qu’ysoye rud’ment vot’ copain, l’vrai n’assassin,pour qu’v’s ayez tant b’soin d’en fair’ condam-ner un qui l’est pas, et pis…

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D. Ça, c’est le bouquet, par exemple ! Il fautvraiment qu’il soit encore plus simple qu’on nele dit. Mais il est tout à fait innocent, ce coco-là !

— Ah enfin ! rugit le « grand Louis » qu’onentraînait. Notez ça, hein, greffier, notez l’bien ! J’suis t’innocent !

« Greffier, hurlait-il toujours en s’éloignant,notez ça ! C’cabochard d’jug’, il a bien falluqu’il l’reconnaiss’ à la fin. J’suis t’innocent,j’suis t’innocent !

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XIV

LA TEMPÊTE PASSÉE, À TERRE TOUT

S’APAISE, MAIS LE MAL FAIT DEMEURE ET

CHAUDES RESTENT LES CENDRES TANT

QUE, SOUS ELLES, LE FEU COUVE

Chez M. Mesureur, grand industriel, ami etassocié des Delachaînaie, un déjeuner était of-fert ce jour-là à M. Jean Desforges et, natu-rellement, le général Lamarche, Me Villagrele notaire, le docteur Pommaret et M. Giraud,le président du Tribunal, devaient s’y trouverégalement.

Par souci de leurs nerfs malmenés, lesdames n’avaient pas été invitées, car, si l’oncherchait à manifester à l’oncle de Suzanne

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une sympathie que les circonstances rendaientplus démonstrative, on voulait aussi épargnerà la sensibilité des femmes une nouvelleépreuve, aussi cruelle qu’inutile, en faisant re-vivre, au cours de cette réunion toute intime,un à un, les plus cruels détails de la scèneatroce qu’elles avaient en grande partie vécueet dont aucune, y compris la pétulante Giraud,en rage contre le préfet depuis sa rupture avecson mari, n’avait réussi à se remettre.

En outre, et sans oser trop se l’avouer, lesMesureur, tenus un peu à l’écart de toutes lesconsultations, décisions, enquêtes et re-cherches survenues depuis le 21 juin, n’étaientpas fâchés de se créer là l’occasion d’être com-plètement renseignés sans qu’on les puissetaxer d’indiscrétion.

Aujourd’hui convaincu d’avoir été le jouetde Jules Delorme et, par là, d’être en partie res-ponsable du déjeuner de fiançailles de Mlle Su-zanne et, par conséquent, des événements quil’avaient suivi, Me Villagre n’aimait pas qu’on

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abordât ce sujet devant lui. Mais il lui était im-possible de refuser l’invitation des Mesureuret, comme eux, d’ailleurs, privé de nouvellesayant une source sérieuse, il s’y était rendu,poussé par une invincible curiosité.

Les remords en moins, le général Lamarcheéprouvait des sentiments du même ordre, ai-guisés par le réel intérêt qu’il portait à la fa-mille de son ancien chef.

Encore plus circonspect qu’à l’ordinaire de-puis son algarade avec le préfet, M. Giraud au-rait préféré ne pas se retrouver avec les té-moins du drame, mais l’attrait que lui inspiraitla forte personnalité de Jean Desforges et l’es-poir que, par lui, s’éclaircirait le doute introduitpar l’enquête sur ce savant inconnu, l’avaientd’autant mieux emporté sur sa prudence qu’ilsavait que le frère de Delachaînaie avait plu-sieurs fois revu Jacques Alligre en tête à tête.Certes, il avait rapporté de la visite à laquelle ilassistait avec le commissaire, une impressionnettement favorable au maître étonnant de ce

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laboratoire extraordinaire, mais un vrai jugeà l’habitude de ne tenir aucun compte de sesimpressions, et le devoir de ne repousser àpriori aucune hypothèse, aussi invraisemblablequ’elle paraisse au premier abord.

Quant à ce brave docteur Pommaret, étour-di par la gravité, la multiplicité et le caractèreaussi anormal des événements qui, partranches, s’étaient succédé sous ses yeux, iln’était pas fâché d’obtenir quelques éclaircis-sements de tous ces hommes en qui il plaçaittoute sa confiance et que les circonstancesavaient plus favorisés que lui en faisant d’euxles témoins de toutes les phases du drame.Ne possédant que quelques fragments de cetétrange puzzle, il était incapable de le reconsti-tuer et peinait sans succès à accorder sa raisonavec le peu qu’il savait.

Aucun d’eux n’ajoutait, naturellement, lemoindre crédit aux racontars innombrables etsensationnels qui allaient, s’amplifiant ou secontredisant, de porte en porte, à travers la

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ville en ébullition, et pas un n’osait poser àl’autre une question qui eût dénoncé l’insuffi-sance de ses informations, trahi la fragilité deson jugement ou décelé l’énervement et l’in-quiétude de son esprit. En termes vagues et ré-fléchis, on s’était, en conséquence, au début dela réunion, borné à déplorer, d’un même cœur,d’aussi grands malheurs, et à flétrir la pressequi, loin de rassurer l’opinion en l’apaisant, at-tisait, un peu plus chaque jour, les passions vi-rulentes de la population déchaînée.

Arrivé le dernier, Jean Desforges accaparatoutes ces curiosités exaspérées.

— J’espère que vous allez nous rassurer surl’état de Mme Delachaînaie, lui dit, en l’ac-cueillant, Mme Mesureur.

— En partie, oui, madame, répondit l’inter-pellé. En partie, en ce que ma sœur, éloignéesur le conseil de notre bon ami, le docteurPommaret, du cadre où tout lui rappelait cruel-lement sa fille et risquait de lui apprendre, avec

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brutalité, la vérité redoutable, elle a pu suppor-ter le transport sans que s’aggrave l’extrêmefaiblesse où elle se trouve encore. Dans sa mai-son forestière, où le calme absolu et l’absencede tout risque d’indiscrétion ne peuventqu’être favorables à son rétablissement, elle re-pose maintenant avec l’impression de sécuri-té totale que lui vaut la présence de Rose àses côtés. Et puisque le docteur est ici, il vousredira, comme à moi, que ces remèdes mo-raux, le calme et la sécurité, sont les seuls effi-caces dans les cas de commotions aussi fortesque celle qui a ruiné, en moins d’une seconde,un être aussi sensible que cette mère malheu-reuse.

— Elle ignore donc tout encore ? repritMme Mesureur un peu surprise.

— Absolument tout, madame. Elle est silongtemps restée dans le coma, après le choc,que son pauvre cœur douloureux, résistant auxsollicitations les plus énergiques du si dévouéM. Pommaret, a eu grand’peine à ne pas s’ar-

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rêter pour toujours. Il n’eût certainement passupporté l’annonce, ni le simple soupçon, del’atroce vérité.

— Oh ! fit, très émue, Mme Mesureur, etcomment a-t-on pu lui expliquer l’« absence »de Suzanne ?

— Très simplement, madame. Avec son dé-vouement admirable et la délicatesse que vouslui connaissez, Rose a, d’instinct, trouvé lesmots qu’il fallait dire. Au moment où mapauvre sœur rouvrait les yeux, reprenant,après trois jours, contact avec le réel. Rosea devancé sa mémoire et endormi ses inquié-tudes avant même qu’elles n’aient eu le tempsde naître et, par conséquent, de se manifester.

« Ah ! enfin, s’est-elle écriée. C’est Zanettequi va être contente ! Voilà bien dix fois qu’ellea fait demander de tes nouvelles. Mais qu’est-ce qui te prend donc, ma pauvre « Mama »,de dormir si longtemps ? Elle va bien, tu sais,Zanie. Ce n’est rien, cette piqûre qu’elle s’est

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faite au doigt. On s’était effrayé bien à tort,nous autres, sur le moment. Le docteur Pom-maret, – toujours vous, cher ami, – reconnaîtaujourd’hui qu’il s’était, lui aussi, un peu affolé,comme ça, du premier coup, parce qu’il venaitd’avoir un cas de tétanos dans sa clientèle.Maintenant, qu’il voit qu’il n’y a rien que despansements à faire, il regrette bien de l’avoiremmenée dans sa clinique. Au fond, tu sais,moi, égoïstement, j’en ai été très contente,parce que, pour vous soigner toutes les deuxà la fois, avec ma vieille tête et mes jambesencore plus vieilles, ça n’aurait pas été com-mode pour moi. Mais si tu veux, maintenant, jevais faire dire à Zanette qu’elle peut revenir iciquand il lui plaira. ».

« — Garde-t’en bien, a répondu pénible-ment ma sœur, elle aurait trop de peine à mevoir aussi faible.

« — C’est que, tu comprends, il lui tardetant de t’embrasser, à cette pauvre Zanie, queje ne sais plus que lui dire à la fin, ajouta Rose.

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« — Invente quelque chose, et fais-luiprendre patience, il ne faut pas qu’elle metrouve couchée, supplia ma sœur.

« Et depuis, ce mensonge pieux se suffit àlui-même, en se renouvelant sous des formesvariées. Plus tard, nous aviserons, n’est-ce pasdocteur ? En attendant, gagner du temps, c’estarracher notre malade à une mort certaine.

— Ce n’est pas douteux, dit alors le docteur,et vous ne pouviez avoir, dans la circonstance,de meilleur médecin que cette étonnante Rose.J’ai souvent constaté, d’ailleurs, au cours dema trop longue carrière, que c’est chez les genssimples, d’origine et de situation modestes,non déformés, par conséquent, par l’égoïsmedu raisonnement et l’hypocrisie de nosconventions, que se découvrent les plus bellesâmes et les cœurs les plus nobles. Leur af-fection supplée à tout et leur vaut plus quescience, intelligence, éducation. Extrêmementnuancé dans ses manifestations, leur dévoue-

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ment peut atteindre au sublime, et c’est, jecrois bien, le cas de Rose.

— Serait-ce aussi celui de ce grand nigaudde Louis Viornette qui, tombé dans le piègegrossier des gendarmes de Pont-sur-X, se re-fuse à découvrir celui-là qui le lui a tendu oufait tendre, interrogea le général, impatientd’avoir le sentiment de MM. Desforges et Gi-raud, à coup sûr mieux renseignés que lui surles pistes retenues comme susceptibles deconduire à la vérité.

Mais, connaissant bien l’homme, pourl’avoir souvent employé à des besognes subal-ternes dans son usine, c’est M. Mesureur quirépondit :

— Aucune assimilation n’est possible. CeViornette est un simple d’esprit, ce qui n’estpas du tout le cas de Rose qui, à tant de qua-lités, ajoute celle d’une intelligence tout à faitnormale. Cela ne veut pas dire que Viornettene puisse faire preuve de dévouement à l’égard

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de qui lui aurait rendu un signalé service, maisce n’est pas précisément le cas. Quoi qu’il ensoit, je le considère comme tout à fait inca-pable de ruser et de tenir victorieusement têteau juge d’instruction. C’est, du moins, ce qu’onprétend. Est-ce exact, M. le Président ?

Immédiatement, M. Giraud se récusa :

— Je ne sais absolument rien de l’instruc-tion, dit-il. Je suis, comme vous tous, mes-sieurs, considéré comme témoin, et cette qua-lité m’interdit de m’occuper en quoi que ce soitde l’affaire.

— Vous n’en avez pas moins été convoquéchez le préfet, risqua le général pour montrerqu’il n’était pas dupe de la dérobade.

— Sans doute, mais bien plutôt comme té-moin du drame que comme « conseil ».

— Et la rumeur prétend que vos avis n’ontpas prévalu. On ne vous englobe d’ailleurs pasdans la réprobation générale que ce brave

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Lombrette recueille dans la presse commedans le public.

— Laissez la rumeur, fit, souriant, M. Gi-raud.

— Et la presse aussi, ajouta Me Villagre, carelle a publié bien des choses qu’il eût mieuxvalu taire et, en tout cas, contrôler avant de lesproduire comme sûres.

— Et laissez aussi le préfet, fit, toujoursconciliant, l’excellent docteur. Je l’ai vu bienmal en point et plutôt que de prendre le reposque je lui ordonnais, parce qu’il en avait le plusgrand besoin, il n’en a pas moins préféré resterà son poste…

— C’est bien ce qu’on lui reproche le plus,car enfin, virtuellement, il était dégommé.C’est la chute inattendue du Ministère qui l’asauvé de la manière la plus providentielle,n’est-ce pas M. Giraud ?

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— Vous m’en demandez trop, général, je nesuis pas le ministre et n’en ai pas reçu confi-dence.

— En tout cas, il est de notoriété publiquequ’il se serait épargné bien des gaffes, s’il vousavait écouté…

— C’est beaucoup hasarder encore, géné-ral ; M. Lombrette a des éléments d’apprécia-tion qui m’échappent, et…

— … Et de vos fonctions et de votreconscience, une conception… toute préfecto-rale, interrompit le général en tacticien qui, pi-quant son adversaire aux points sensibles, en-tend ainsi l’obliger à se découvrir entièrement.

Toujours souriant et très maître de lui, leprésident du Tribunal ne consentit pas à seprêter au jeu.

— Je ne sais pas ce qui vous autorise à tenirdes propos aussi graves, général, répondit-il,mais quelles que soient les indiscrétions qu’onpeut avoir commises, on a eu tort de leur don-

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ner cette forme et on a, de plus, beaucoup exa-géré.

— Les parlementaires, les conseillers muni-cipaux et toute la ville avec eux, trouvent quec’est le préfet qui exagère. Je le pense aussi. Sepriver, dès le départ, de vos propres lumières,insigne maladresse ; casser aux gages, le pre-mier jour, le seul policier qu’il possédât sous lamain…

— Mais n’a-t-il pas réintégré Tubeuf ?

— Du tout ; ayant enfin conscience de sesgaffes, ou effrayé du mauvais tour queprennent les choses, il lui a fait demander desexcuses, que l’autre s’est bien gardé de lui ap-porter. Il s’est, tout au contraire, immédiate-ment, pourvu en Conseil d’État contre l’arrêtqui l’a frappé sans motif et c’est un embête-ment de plus pour le préfet qui s’en serait,j’imagine, en ce moment surtout, fort bien pas-sé.

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— D’autant plus que, l’instruction n’a pasprécisément évolué au gré de ses désirs, si ceque l’on raconte est vrai, ajouta M. Mesureur.

— Voyons, messieurs, sérieusement, com-ment peut-on savoir ce qui s’est passé chezun juge d’instruction ? fit avec une indignationnon simulée le président du Tribunal.

— Mais par les gardes qui surveillent Vior-nette, tout simplement, riposta M. Mesureur.On prétend même qu’ils en faisaient desgorges chaudes avec l’accusé en le ramenanten prison. Par mes employés, je sais que ceserait un soulèvement général de la ville, etun acquittement triomphal, si on commettait lasottise d’envoyer ce pauvre hère aux assises.

— C’en serait une au moins aussi grosse,à mon humble avis, si, conformément auxconclusions bâclées du commissaire et des po-liciers parisiens, on inquiétait Jacques Alligre,sous prétexte qu’une simple haie sépare son

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habitation de celle de ma sœur, affirmaM. Desforges, attentif mais muet jusque-là.

— Et sur quoi basez-vous cette opinion,cher monsieur ? ne put s’empêcher de direM. Giraud, repris, malgré lui, par le pli profes-sionnel.

— Comment ! vous aussi, mon cher pré-sident, vous accorderiez quelque crédit à cettepiste ?

— Pardon, cher monsieur, pardon, je n’ac-corde rien à rien, mais je n’abandonne rien,non plus, tant qu’une enquête approfondie n’ena pas démontré l’inanité.

— Eh bien ! mon cher président, permettez-moi de vous faire observer que pour traiter…mettons en suspect, un homme de la valeur deJacques Alligre, c’est un bagage un peu mincequ’une simple haie mitoyenne dont vous avezd’ailleurs, vous-même, et dans l’heure qui asuivi l’assassinat et la disparition de ma nièce,avec nous constaté le parfait état.

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— Dans l’appartement de Mme Delachaî-naie, aussi, tout était en parfait état. Pour l’en-trée, comme pour la sortie, du criminel et de savictime, toutes les issues étaient bien fermées ;elles ne pouvaient même avoir été ni ouvertesni refermées de l’extérieur, et cependant…

— Et vous l’expliquez ?

— Je ne l’explique pas, je cherche, ou plutôtje chercherais si les circonstances ne m’enavaient ôté le droit.

— Mais, comme nous, avec nous, vousaviez cependant effectivement cherché, de lacave au grenier, autant qu’il vous a plu, chezJacques Alligre. Y avez-vous observé, noté,trouvé autre chose que des motifs à admirersans réserve un savant de cette taille ?

— C’est précisément le savant qui m’in-quiète en lui. Car si vous voulez bien excluretout le surnaturel dans les circonstances abso-lument effarantes qui ont entouré le crime etses suites, comme aussi, d’ailleurs, le vol à la

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banque de France, il faut nécessairement ac-corder au coupable des moyens inédits, toutà fait insoupçonnés des hommes, en l’état ac-tuel de nos connaissances, et ce coupable nepeut être, par suite, qu’un savant, un grand sa-vant, même. Or, la maison du crime a pourseul voisin un savant, le seul de la ville. Le vo-leur, d’autre part, un « minus habens », je vousl’accorde, incapable de réaliser les conditions,elles aussi, mystérieuses, identiques à celles ducrime, qui lui ont, à son insu, je le crois, ren-du son délit possible, a, pour fuir, précisémentla bicyclette de ce même savant. Reconnaissezqu’il y a bien là, en l’absence complète de toutindice écartant de lui la raison, de quoi laisserrêveur.

— Mais comment n’apercevez-vous pas,mon cher Président, la fragilité de votre sys-tème, écroulé d’avance, étant donné que cetteprodigieuse projection directe, sur l’écran pu-blic d’une scène se déroulant dans la nuit ab-solue, au moment même où l’acteur la vivait,

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ne peut être, elle aussi, que l’œuvre de ce sur-homme, et que ce « superhabile » n’eût tout demême pas commis la sottise de se dénoncerlui-même, automatiquement, en livrantl’homme auquel il avait inspiré le vol et qu’ilsavait être en train de fuir sur sa propre bicy-clette, si Jacques Alligre et lui ne font qu’un.Pourquoi ce vol, d’ailleurs, si, d’avance, il de-vait être inutile à son auteur et pourquoi livrersa propre bicyclette à la police si l’on a tout àredouter d’elle ?

— Encore une fois, je n’explique pas leschoses et je n’accuse personne. Dans le crimecomme dans le vol, on ne découvre aucun butraisonnable. Mais la similitude des moyens est,dans les deux cas, très frappante par ce qu’ilsont de tout à fait surhumains. Le vol, à causemême de ses fautes trop apparentes, peutn’être qu’une habileté préméditée, comprisedans le plan d’ensemble et dont nous échappele véritable caractère parce que nous ignoronstout des mobiles et des possibilités du véritable

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auteur. Cherchons-le donc, et partout où ilpeut être, cet auteur, et, par conséquent, ne né-gligeons pas la seule chance qui nous reste dele découvrir.

— Laissez-moi vous déclarer tout net, moncher Président, dit avec force Jean Desforges,que vous perdez votre chance unique en lajouant sur Jacques Alligre. Comme vous tous,je ne le connaissais ni d’Ève ni d’Adam, il ya huit jours. Avec vous, j’ai cru, un instant, àla possibilité de sa culpabilité. De même quevous, j’ai été effrayé de la puissance desmoyens dont il nous révélait involontairementl’existence et je ne repoussais pas à priori l’idéequ’il pouvait s’en être servi contre le bonheurdes miens. Mais moi, l’oncle de la victime etle justicier, j’ai vu tous mes soupçons s’éva-nouir dans la droiture de son regard et la fran-chise secourable de la main qu’il a mise dans lamienne. Au lieu de m’imposer par la violenceà sa science à bon droit soupçonneuse, je l’aiimploré, supplié, de se mettre à ma disposi-

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tion. En sa maison de pauvre, il m’a traité enhôte, en hôte que son malheur lui rendait sa-cré. En son antre de savant où nul ne pénètre– et votre commissaire en sait quelque chose,le maladroit ! – je suis allé vingt fois, librement,à l’improviste, à toute heure, et, chaque fois,j’ai vu ses portes redoutables s’ouvrir sponta-nément pour moi, et, chaque fois, par chari-té, s’arrachant aux hauteurs où se meut si àl’aise son esprit alors que, simplement pourvouloir l’y suivre, le mien éprouve le vertige,cet homme est redescendu sur terre, y rampantavec moi, à la recherche de tout ce qui pourraitpanser mes blessures et les guérir. Plus fortque toutes les forces du monde, il pourrait dé-fier, narguer toutes les polices et les anéantir.Il les ignore et n’en a cure. Aussi foncièrementbon qu’il est grand, cet homme est un savant,rien qu’un savant, c’est-à-dire un candide et unpur. Lui prêter nos calculs, nos ambitions etnos tares, le juger à notre aune et lui infligernos méthodes d’inquisition misérables, où toutn’est que suspicion et traquenards, c’est man-

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quer d’intelligence et c’est étaler l’indigence denos moyens d’investigation. C’est aussi, sansprofit, faire injure à l’équité.

— Sapristi, quelle chaleur ! Mes compli-ments ! Vous auriez dû préparer le barreau,mon cher, dit le général empoigné. Vous étiezmoins tendre pour ce banquier qui, de bienpeu, a failli devenir le beau-père de votre mal-heureuse nièce.

— Il n’avait pas tant attendu pour « faillir »,répondit Jean Desforges avec amertume. C’estcelui-là, mon cher Président, qu’il fallait ne paslaisser filer. S’est-on seulement préoccupé desavoir qui il est, d’où il vient, et où il est allése terrer ? Sans doute est-il tabou pour la Jus-tice qui lui préfère un Jacques Alligre. Quelledécision ! À défaut de ceux que la police offi-cielle s’est bien gardée d’aller quérir, comme sicette fuite éperdue d’un fiancé et de son trèshonorable père était, dans les circonstances oùelle s’est produite, la chose la plus naturelledu monde, j’ai fini par me procurer personnel-

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lement quelques renseignements. Ils sont toutà fait édifiants. Puisque vous êtes d’avis querien ne doit être négligé dans une affaire de cetordre, est-il normal à vos yeux, mon cher Pré-sident, que rien n’ait été tenté dans la directiondes Delorme, qu’aucune perquisition n’ait d’ur-gence été faite chez eux, qu’aucun interroga-toire ne leur ait été imposé ? Et si je vous disaisque, seuls, ils peuvent être les coupables ?

— N’anticipons pas sur les événements,cher Monsieur, ils nous apportent souventd’éclatants démentis, répondit, toujours pru-dent, M. Giraud.

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XV

AU PAYS DES MIRACLES, LES MORTS,

COMME DE SIMPLES VIVANTS,

SE PROMÈNENT.

COMME EUX, ILS PARLENT ET,

COMME EUX, ILS VONT VITE.

Tel fut, le lendemain, le titre dont le plusgrand journal du lieu avait fait sa manchette.Au moment où, plus ébranlé qu’il ne voulaitle paraître par l’argumentation ardente deM. Desforges, le président du Tribunal civil ve-nait, au déjeuner de Mesureur, de lui donner leconseil d’attendre les événements, un bruit in-solite accapara leur attention au point d’arrêternet la discussion.

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On eût dit, d’abord, un roulement de ton-nerre, ininterrompu, mais lointain. Sous un so-leil implacable et dans ce ciel si pur, l’hypo-thèse apparut si invraisemblable à tous quechacun eut le désir de la vérifier. Pour inter-roger l’horizon, les invités gagnèrent le balconqui se trouvait placé du côté du bourg, en bor-dure duquel, et en voisinage immédiat del’usine, était l’habitation de leur amphitryon.Partout le ciel était bleu et pourtant, non seule-ment le roulement persistait, mais, progres-sivement, il augmentait. Comme sous unecharge formidable de cavalerie dont la maisoneût été le but, la terre martelée paraissait trem-bler. Sourd, au début, le grondement se préci-sait, s’amplifiait à mesure que progressait cettecharge imaginaire à laquelle on ne pouvait at-tribuer une cause plausible.

Finalement, ce fut une incroyable clameurà laquelle, décidément, devait participer toutela ville. Vaguement inquiets, et surtout extrê-mement intrigués, tous les convives décidèrent

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qu’il convenait d’aller voir. Ils ne faisaient, encela, qu’imiter tous les autres habitants de cepetit chef-lieu, jadis si paisible. De tous lesétages, il en dégringolait, de toutes les portes,il en sortait, par toutes les rues il s’en ruait,et tous couraient vers la grand’rue où les ap-pelait la clameur monstrueuse aussi impérieu-sement qu’un aimant force vers lui le fer. Entoute hâte, la vie paraissait se retirer du grandcorps de la ville et refluer tout entière vers sonartère principale. Aucune considération n’eûtpu arrêter ni freiner cette déconcertante émi-gration.

Complètement engorgée par la foule hou-leuse, hurlante, enfiévrée des premiers arrivés,la grand’rue ne pouvait plus recevoir l’arméedes retardataires qui, furieux de ne rien voiret de ne rien savoir, trépignaient, s’injuriaient,se bousculaient, s’étouffaient dans toutes lesvoies affluentes. Pendant une grande heure, cefut, dans un délire collectif sans précédent, unformidable chaos humain.

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À en juger par l’intense agitation qui se-couait en tous sens cet énorme troupeau, parl’émotion folle qui le soulevait et par les cris in-articulés qui, comme autant de coups de fouet,venaient exaspérer la curiosité des malheureuxqui piétinaient de rage à si courte distance dubut, un spectacle absolument sensationnel de-vait s’y dérouler.

C’était bien, en effet, le plus inattendu etle plus prodigieux des événements que, pas-sionnément, de tous leurs sens hypertendus,suivaient ceux qui avaient réussi à s’infiltrerdans cette artère. Sous des dizaines de milliersd’yeux, un miracle s’accomplissait.

Sans rien qui la soutînt, assise dans l’air,à près d’un mètre du sol, plus souple, plusfraîche et plus belle que jamais, Mlle SuzanneDelachaînaie, tranquillement et lentement,avançait au milieu de cette foule énorme que lerespect, la crainte, aussi, un peu, faisaient de-vant elle s’écarter et derrière elle se refermer,comme l’eau sur le passage d’un poisson.

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Huit jours après sa mort officiellementconstatée, alors que son meurtrier n’était pasmême connu, que l’intense émotion provo-quée, tant par le crime accompli dans desconditions inouïes, que par les lenteurs inex-plicables de la Justice à laquelle chacun faisaitun grief personnel de sa cécité, cette appari-tion, au cours de la journée, dans la rue quiavait été la sienne, au sein même de la popula-tion qui, tout entière, la connaissait, l’admirait,et, sincèrement, depuis, la regrettait, avait dequoi bouleverser profondément les plus indif-férents. Pour cette masse de braves gens tou-jours prêts à compatir au malheur des autres,si vraiment épris de justice et si pénétrés d’hor-reur pour les crimes, mais si prompts à s’aban-donner à leurs réflexes, aussi, l’effet futénorme.

Qu’une morte se promenât, c’était déjà peucommun. Qu’elle le fît en plein jour, même àceux qui croient aux revenants, cela parut ab-

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solument contraire à tout ce que prétendent lesplus primitives des légendes.

Que, loin de les redouter, elle recherchât laprésence des vivants et, carrément, se mêlâtà la foule ; mieux, même, qu’elle lui ait parlé,voilà qui allait singulièrement renforcer les ba-taillons des superstitieux.

Aux esprits forts, enfin, à tous ceux qui, dèsqu’ils sont en public, ne croient plus à rien,l’ensemble, incontestablement vivant, de cetterevenante bien en chair, et le fait qu’à l’aise,elle avait pu, sans support, se tenir dans l’airet s’y mouvoir, se promener assise et parcourirainsi toute cette longue grand’rue pour dispa-raître ensuite hors de la ville, au détour d’uneroute où nul n’avait eu l’idée de la suivre, ap-portaient la preuve la plus éclatante et la plusirréfutable qu’on ait jamais fournie de la réalitédes miracles.

Comme clouée sur place, la foulegrouillante et vibrante criait effectivement au

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miracle et ne pouvait s’arracher de ce lieu quivenait de lui servir de cadre.

Certes, sous le regard magnétique de cer-tains Hindous, on a bien vu des cordes se tenirroides et droites dans l’air, sans support, maisun bout, au moins, en touche la terre et, deplus, les fanatiques qui affirment l’exactitudedu fait n’y ont pas regardé de si près, résolusqu’ils sont d’avance à croire tout ce que leurannoncent leurs fakirs. Mais, dans l’espèce, enprésence d’au moins dix mille personnes, dontune bonne proportion représentée par les plusendurcis des sceptiques, qu’une jeune fille re-connue morte huit jours plus tôt par le plus ré-puté des médecins sérieux du chef-lieu, ait pusi longtemps se promener, aussi intacte que deson vivant, cela, pour tous, ce ne pouvait être,de toute évidence, autre chose qu’un grand,qu’un très grand miracle.

Machinalement, comme toute cette fouleen délire à ses pieds, c’est bien aussi ce quese disait et se redisait, à sa fenêtre, le préfet.

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Des premiers prévenu et intrigué par les crisdes passants, il avait, lui aussi, parfaitementaperçu Mlle Delachaînaie. Se pinçant jusqu’ausang pour se démontrer qu’il ne sombrait pas,une fois de plus, dans un affreux cauchemar, ilavait dû se convaincre, après s’être, à dix re-prises, frotté les yeux, de la réalité du phéno-mène auquel l’heure et la légion de spectateursqui, palpitants, le suivaient, prêtaient un carac-tère indiscutable d’authenticité.

« Dans un pays où les morts se promènent,il n’est pas surprenant que les criminelscourent encore », pensa-t-il tout haut, commes’il cherchait à se justifier aux yeux de quelqueaccusateur invisible. Plus soucieux qu’avant, sipossible, il en redouta de nouvelles complica-tions, qui lui seraient encore imputées à grief.« Décidément, c’est le docteur Pommaret quiavait vu le plus juste » s’avoua-t-il. Une cure àVichy m’eût été autrement salutaire que cetteapparition fantastique !

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« Pourvu que cela ne tourne pas àl’émeute ! s’effraya-t-il brusquement. Qu’unimbécile ou un mauvais plaisant lance un motd’ordre à cette foule, et, dans l’état de surex-citation folle où je la vois, ce ne sont pas lesdouze malheureux gendarmes dont je disposequi pourraient en avoir raison. »

Avidement penché sur elle, il eût voulu luisonder l’âme à cette masse de braves gensprêts à se conduire en énergumènes. De sesoreilles tendues à l’extrême, il cherchait à enrecueillir les réflexions qui, l’éclairant, luieussent inspiré la conduite à suivre. Mais deces vociférations confondues, rien ne s’isolait,sinon des sons incohérents.

Mlle Suzanne avait depuis longtemps dis-paru qu’aucune intention de se disperser nese manifestait encore dans les mouvementslourds de cette tempête humaine en vase clos.Au gré des poussées qui lui venaient des ruesadjacentes, et, régulièrement, s’équilibraient,le troupeau oscillait, se balançait, se redressait

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sous les poussées contraires, comme roule ettangue, à l’ancre, un bateau sur une mer dé-montée.

Magasins, bureaux et ateliers, tout étaitvide et nul ne pensait à y rentrer. Autant queleurs ouvriers ou employés, les patrons avaientété empoignés par le spectacle. Tous tenaientà en discuter, attendant d’ailleurs vaguementune suite à ce formidable premier acte. En de-hors du miracle, – et pour aucun de ceux quiavaient eu la bonne fortune d’y assister, il nepouvait s’agir d’autre chose que d’un vrai mi-racle, – rien, absolument rien n’existait. Pourun empire, il n’eût pas quitté sa place. Il n’enétait pas question, du reste, mais, l’eût-il voulu,qu’aucun d’eux n’en eût été capable. Il eût étéaussi fou de vouloir briser ces courants antago-nistes, figés de part et d’autre de la grand’rue,que de chercher à faire rebrousser chemin àl’eau d’un torrent. M. Lombrette en serait pourses illusions.

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Les malchanceux eux-mêmes, qui n’avaientpu aborder la scène et qui, plusieurs heuresaprès, ignoraient tout encore du spectacle etne soupçonnaient même pas qu’il était depuislongtemps terminé, montraient le plus d’achar-nement à ne pas céder un pouce de terraindans l’espoir que leur tour viendrait, enfin,d’avancer, de voir ou d’apprendre.

Arrivés des derniers, les Mesureur et leursinvités durent, après cent vaines tentatives, serendre à l’évidence. Ils ne sauraient rien, tantque cet étrange agglomérat d’humanité ne seserait pas de lui-même désagrégé par l’usure.Au téléphone, que, revenus chez eux, ils sollici-taient en trépidant, il ne leur fut pas même ré-pondu : la poste était déserte, comme le reste.

Esclave de son devoir, et d’ailleurs s’en dé-solant, seul le chef de gare avait dû demeurerà ses signaux, expédiant et recevant les trainscomme il le pouvait, en maugréant contre l’in-justice flagrante du sort qui le condamnait àune besogne si banale alors que, là-bas, dans

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ce centre en ébullition, d’où, sans faiblir unseul instant, lui venaient de tonitruantes cla-meurs, à coup sûr des choses prodigieuses sepassaient.

Le prodige fut que ce bouillonnement hu-main ait pu se prolonger si longtemps sansfaire de victime. Aux pieds de leurs mères,qui ne les entendaient pas plus qu’elles ne lesvoyaient, des enfants étouffaient. Sans raison,simplement pour avoir trop vibré, des femmespleuraient. Les nerfs tendus à se briser,d’autres riaient, d’un rire incolore, inextin-guible. D’autres riaient et pleuraient à la fois.Contre l’intensité inaccoutumée de l’émotionqui les oppressait, les hommes se débattaient.En dérivatif à la fringale d’espoir qui les tra-vaillait, la plupart s’apostrophaient, s’invecti-vaient, se défiaient, sans se connaître ou sereconnaître, tant leurs traits crispés les défor-maient. Avec la nuit, cependant, une telle lassi-tude envahit ces corps surmenés qu’un besoinirrésistible de se détendre et de dormir leur

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vint à tous. Leur mémoire obscurcie ne leurrestituait plus ce que, quelques heures plus tôt,elle avait enregistré. Leur présence en ce lieudevenait donc sans objet. Un à un, abrutis etlourds comme si sur leur nuque était tombéle même coup de massue, ils se détachaientde la masse informe à laquelle une force supé-rieure les avait jusqu’alors agglutinés et, péni-blement, le cerveau vide, aphones, ils s’égre-naient dans les rues, rentraient chez eux, à lamanière dont, le soir, les bêtes de somme re-gagnent leur écurie.

Il fallut aux correspondants de journaux uneffort exténuant pour mettre sur le papier uncompte rendu convenable de cette journée. Àleur tour convaincus que des faits sans précé-dent venaient de s’accomplir dans ce chef-lieude département français parfaitement inconnud’eux jusque-là, les grands quotidiens étran-gers estimèrent ne plus pouvoir laisser igno-rés de leur public des faits aussi sensation-nels. Les plus réputés de leur reporters prirent

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en hâte, qui le train, qui l’avion, qui le bateau,pour se rendre par les voies les plus rapides surles lieux.

En route, déjà, l’imagination déchaînée, ilsenquêtaient, ils interrogeaient, ils compa-raient, ils bâtissaient, ils tranchaient. Sur cesfaits, dont ils ne connaissaient que les rela-tions, soigneusement emportées, de leursconfrères français, ils échafaudaient, ils suppu-taient, ils épiloguaient, si bien que, par eux,avant même d’avoir débarqué, le monde entiers’en trouvait informé.

Comme une nuée de sauterelles s’abattantsur un champ pour le dévorer à l’aise, autant,sinon mieux que chez eux, ils prirent posses-sion du chef-lieu. Armés de leur stylo, devantles roses fanées, à demi desséchées, de la grillerigoureusement fermée, ils décrivirent, avec ungrand luxe de détails, aussi bien l’intérieur quel’extérieur de la maison du crime dans laquelleaucun d’eux, cependant, n’avait pu pénétrer.

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Pour les premiers arrivés, la Providence re-vêtit les traits du commissaire dégommé. Grisédu rôle que les circonstances lui permettaientde jouer sans danger, y savourant, d’ailleurs,le plaisir violent de se venger, Tubeuf fut leurguide et leur informateur, leur « sésame » etleur ange gardien. Mais comme il ne pouvaitque se répéter, et, dans la pure hypothèse, en-traîner, toujours sans preuve, ses « poulains »,il fut bien vite démasqué, délaissé, exécuté.

« Vous êtes bien trop petit, mon ami », ri-canèrent les derniers venus auxquels il s’entê-tait à proposer sa collaboration désintéressée.Pour le moquer, ces reporters irrespectueux al-lèrent jusqu’à le remplacer à leurs frais par despoliciers amateurs flanqués de chiens peu ras-surants qui, tout le jour, de porte en porte, al-laient, quêtant de l’inédit. Tubeuf, de rage, enécumait.

Avec le sans-gêne invraisemblable dont, entoutes circonstances, on use dans la corpora-tion, les journalistes, français et étrangers, au-

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raient volontiers fait leur quartier général dela préfecture, et leur majordome du préfet. Lemalheureux M. Lombrette eut toutes les peinesdu monde à s’en dépêtrer en leur cédant sonchef de cabinet qui, tous les jours, à heure fixe,eut pour mission de leur dicter un communi-qué.

À la prison, où tous désiraient voir Vior-nette et, au moins, le photographier, puisque,décidément, il était impossible de l’intervie-wer, les bras au ciel pour mieux démontrer sondésarroi, le directeur ne savait plus à quel saintse vouer. Tout tremblant à la pensée que tel,Tubeuf, il finirait par se faire révoquer, vingtfois par jour il éconduisait patiemment ses sol-liciteurs, collés à ses chausses comme autantde moineaux effrontés. Humblement, il lessuppliait d’accomplir la petite formalité préa-lable qui consistait tout simplement à se munird’une autorisation que le Ministre se ferait cer-tainement un plaisir de leur donner, à eux, sipuissants.

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De même, obsédée et débordée par eux, lapauvre Mme Alligre qui, comme toute la popu-lation, était malade d’émotion, finit par obtenirque son fils se montrât à ces « envoyés de Sa-tan », comme elle appelait les journalistes, etleur parlât. Ce fut très bref.

— Inutile de me poser la moindre question,Messieurs, leur dit-il, je n’y répondrais pas. Sic’est pour me parler ou du crime ou du vol,que vous êtes ici, vous perdez votre temps etgaspillez le mien. J’en ignore, en effet, tout,comme j’ignore tout, mais absolument tout, cequi se passe hors de chez moi. Si c’est pourvous documenter sur mes travaux, je vous ren-voie tout droit au mémoire complet qu’inces-samment je vais présenter à l’Académie dessciences. Bonsoir Messieurs !

Les yeux tout ronds et bouche bée, le styloretombant, les reporters de tous rangs en res-tèrent pantois. Jamais ministre ou chef d’Étatne les eût éconduits avec autant de dédain ni

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de hauteur. Ils s’en plaignirent au préfet qui,tout miel, leur en fit ses excuses.

— Ce Jacques Alligre est un original, ex-pliqua-t-il. On le dit grand savant, et nul, ici,ne le connaît. Vous venger de lui en de mor-dants articles ? Il ne les lira pas. L’espionner ?L’ex-commissaire vous dira ce qu’il en cuit.Ameuter contre lui l’opinion ? il s’en soucie au-tant qu’un habitant de Mercure. Pourquoi,d’ailleurs, encore l’égarer, cette opinion ? Jevous l’ai dit, Messieurs, il n’y a qu’un coupable,et celui-là, nous le tenons.

Ainsi parla M. Lombrette aux grands repor-ters dépités.

— Mais il radote, ce préfet, conclurent-ilsen tapinois, et puisqu’il nous tient pour desnaïfs, ensemble jouons-lui le meilleur tour denotre sac.

Aussitôt dit, aussitôt fait.

Le lendemain matin, tous les journaux, sansexception, en donnaient le portrait avec, pour

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légende : « Il n’y a qu’un coupable, le préfet »,ce qui, suivant l’expression consacrée, neconstituait qu’une « coquille », c’est-à-dire unedéformation accidentelle de la phrase véritablequi, dans l’espèce, aurait dû être : « Il n’y aqu’un coupable, assure le préfet. » Mais tous lesjournaux l’ayant commise, il ne pouvait fairede doute, dans l’esprit de M. Lombrette, qu’elleétait volontaire et, perfidement, le visait. Il enfut d’autant plus ulcéré qu’il avait été plus quecomplaisant pour ces plumitifs qu’au fond ildétestait et, surtout, redoutait.

Partout, en France tout au moins, on enfit gorges chaudes à ses dépens. Le pis étaitqu’en leur récit de cette inimaginable journée,les journaux, en caractères gras, attribuaient àla morte, ou plutôt à son fantôme apparu à lafoule et la morigénant, les paroles suivantes :

— « Eh quoi ! c’est ainsi qu’on vous leurre,bon peuple ! on peut, chez vous, sans risque,en plein jour, assassiner les gens ! puis, tran-quille, à la banque, en escroquer cent autres, et

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laisser l’innocent à sa place en prison ? Allons !sus aux coupables, ils sont deux. Tous nos mal-heurs nous viennent d’eux. Qu’on les enchaîneet vous les livre. Qu’ensuite, les meilleursd’entre vous, seuls, les jugent ! »

Que Suzanne, ou son ombre, ait parlé, pourl’avoir entendue, mille témoins l’affirmaient.Pour vingt mille autres, ce n’était pas moinsune absolue certitude. Qu’elle ait très exac-tement prononcé les paroles qui lui étaient,après coup, prêtées dans toute la presse, ileût, certes, été très imprudent de l’affirmer.Mais si aucun de ceux qui les avait distincte-ment entendues, tout au long de cette longuegrand’rue, n’eût, de mémoire, été capable deles citer, tant l’émotion les étreignait, aucun,non plus, en les lisant, n’eut l’impressionqu’elles n’avaient pas été très fidèlement rap-portées par les journaux.

Pour aucun d’eux, non plus, leur véritablesens ne pouvait faire doute. Pour toute la ville,l’Innocent, c’était Louis, le grand Louis. En

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hâte, en s’excusant, il fallait le tirer de sasombre prison. Et puisqu’ils étaient deux, – quidonc, mieux que la morte, aurait pu le sa-voir ? – et qu’un, au moins, était banquier, unescroc, de surcroît, la vérité, chez tous, crevaitles yeux, les coupables, c’étaient : Jules etPierre Delorme.

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XVI

ENTRE AMIS, ON FINIT TOUJOURS PAR

S’ENTENDRE. À DÉFAUT DE VERTU, IL FAUT

AVOIR L’ESPRIT DE… FUITE

L’expérience montre qu’on a souvent tortd’avoir raison. À deux siècles de nous, La Fon-taine, en effet, gravait déjà, de son burin demaître, en sa fable éternelle, que la « raison duplus fort est toujours la meilleure ». Et la rai-son du plus fort n’est pas toujours la raison toutcourt.

M. Lombrette, en l’oubliant, quand lui vint,impatiente, et parlant haut, une délégation dela ville exiger, sans motif ni respect, bien en-tendu, qu’on libérât Viornette et coffrât les De-

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lorme, M. Lombrette se condamna lui-même,et sans remède, cette fois.

Choqué de la sommation, il eut le tort de lemontrer et, plus encore, de vouloir, en persi-flant, souligner un peu trop que l’ère était bienclose où la superstition pouvait, sur la lumièreet le simple bon sens, l’emporter au point defaire ouvrir les prisons et plier l’Administration.

— La Justice est saisie, dit-il aux délégués ;envers et contre tous, elle suivra son cours, ettous les revenants ne sauraient empêcher uncoupable qui avoue de payer son forfait. Car sicette Justice est aveugle, parfois, Messieurs, –elle l’est moins que vous – elle est encore plussourde aux vains bruits de la rue, crut-il pou-voir conclure, en les reconduisant.

Furieux de leur échec, encore tout frémis-sants des événements de la veille, et, cette fois,persuadés, comme Viornette n’avait pas craintde le crier à l’instruction, qu’on voulait à toutprix « sauver les vrais coupables », les délé-

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gués firent partager leur indignation par toutela ville, y créant, chose facile, la plus dange-reuse des agitations.

Une fois de plus, la foule envahit lagrand’rue et vint rugir sa colère aux grillesmêmes de la préfecture. On put croire àl’émeute et le préfet, effrayé, dut, la mort dansl’âme, en informer le ministère. Mais, loin delui accorder la protection des troupes qu’il im-plorait, on le somma de venir s’expliquer et, sipossible, se justifier.

En toutes choses, il faut un responsable, onle lui fit bien voir. Pour Vichy, sans délai, il dut,vaincu, s’enfuir.

* * *

Loin de M. Desforges et de la foule auxyeux haineux, Jules Delorme, après la galo-pade éperdue qui avait suivi de façon si inat-

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tendue le déjeuner de fiançailles, eut tôt re-couvré son sang-froid. « À peine commencée,la partie est perdue, dit-il, amer, à Pierre. Soisbeau joueur, mon fils, et rends-moi les bijoux.Pas maintenant, bien sûr, car, pour l’heure, ilfaut fuir, non nous faire écharper, et, pour untemps, mon vieux, mieux vaut nous séparer.Toi, reprends ta raquette, et reste le championqui fait tourner les têtes, et garde ton filet, pourde nouveaux millions. Il en viendra : sois fort.Surtout, sois très prudent, en m’attendant. Deloin, je te suivrai. Il me faut fuir encore et volerhors de France, afin qu’en ce procès que je pré-vois, il ne soit pas question, ni de moi disparu,ni de toi, dont le nom doit, à tout prix, sortirnon terni des débats.

« Mais sous peu, discrètement, fais com-prendre au notaire qu’il serait incorrect de tar-der davantage à te rendre et la dot et l’opulentcadeau que nous avons eu tort de faire un jourtrop tôt. Ces bijoux revenus, nous en feronsdeux parts pour vivre isolément et, l’un et

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l’autre, à l’ombre, assez longtemps, jusqu’à ceque soit bien éteint tout le bruit scandaleuxdont on ne peut manquer de pimenter l’affaire.Et lorsque tout, enfin, sera bien apaisé, je réap-paraîtrai avec un autre nom et sous une autrepeau. Mieux armés, cette fois, nous recom-mencerons. Et nous vaincrons. Adieu, mon fils,fuis sans moi. À bientôt ! »

* * *

À quelques jours de là, dès qu’il le put,Jules Delorme, ayant mûri son plan, se présen-tait à l’hôtel qu’au prix d’une fortune, Mme Fli-ponne, son ex-associée, venait de faire re-mettre à neuf. L’ex-banquier se proposait, enl’intéressant une fois de plus à son sort, de luisoutirer de quoi passer à l’étranger, et s’y re-faire, en attendant l’occasion favorable, de re-monter en selle sans danger. Mais, excédée deses demandes, et le lui rappelant sans détours,

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la dame se dérobait, amenant Jules Delorme,impatient, à découvrir son jeu.

J. DELORME. – Entendu, chère amie, vousavez toujours été très généreuse et c’est, préci-sément, ce qui me fait penser que vous ne pou-vez pas ne plus l’être aujourd’hui.

Mme FLIPONNE. – Je crois bien l’avoir tropété, en vous cédant, ces jours derniers, à unprix qui défie toute concurrence, une collec-tion de bijoux comme il n’en existe, sans doute,aucune autre au monde.

J. DELORME. – Elle est unique, en effet,mais elle l’est surtout par sa provenance, il nefaut pas l’oublier.

Mme FLIPONNE. – Eh ! vous faites bien ledifficile… après coup ! De votre propre aveu,elle ne vous en a pas moins tiré du plus mau-vais des pas, en apportant à votre incasable da-dais de fils une femme, et, à vos caisses, déses-pérément vides, hein ! c’est cela, surtout, qu’ilconvient de ne pas oublier, la dot confortable

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de la demoiselle, c’est-à-dire des millions, etdes millions avouables, pour une fois ! N’est-cepas là ce que vous prétendiez vous-même, il ya très peu de jours ?

J. DELORME. – Sans doute ! Il s’en est,d’ailleurs, de bien peu fallu que le coup réus-sisse.

Mme FLIPONNE. – Il n’a pas réussi ?

J. DELORME. – Mais vous ne lisez donc pasles journaux ? Auriez-vous peur d’y apprendrevotre arrestation ?

Mme FLIPONNE. – Plutôt la vôtre, insolent !Un si bel atout, entre vos mains, et c’est pourm’annoncer un échec que vous me dérangez ?

J. DELORME. – Pour vous déranger, parfai-tement, et beaucoup plus que vous ne l’imagi-nez, encore.

Mme FLIPONNE. – Ah ! mais, dites-moi,vous êtes inquiétant, vous ?

J. DELORME. – Peuh ! oui et non.

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Mme FLIPONNE. – Comment, oui et non ?C’est oui ou non, mais ce ne peut être les deuxà la fois, je suppose. Si j’entends bien, le ma-riage est rompu ; mais, dans ce cas, tous les bi-joux vous restent, et c’est pour vous l’essentiel,car, bien évidemment, je n’aurai pas la naïve-té de penser que c’est pour me les rendre quevous êtes ici.

J. DELORME. – Vous n’y êtes pas, trèschère, ou, du moins, pas encore. Pour uneagence d’informations… matrimoniales, vousme paraissez bien mal renseignée…

Mme FLIPONNE. – Alors, éclairez-moi, aulieu de me faire bouillir d’impatience.

J. DELORME. – Ce pourrait bien ne pas êtreque d’impatience. En tout cas, vous n’avez pastort de bouillir, car vous êtes bel et bien« cuite », avec moi…

Mme FLIPONNE. – « Cuite » ! En quoi, dites-moi, serais-je « cuite », et, qui pis est, cuiteavec vous ?

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J. DELORME. – Eh ! ne m’interrompez passans arrêt, si vous tenez tant soit peu à ne pasoutrager la paille humide des cachots.

Mme FLIPONNE (entre les dents). – Fri-pouille !

J. DELORME. – Comme vous l’avez si ad-mirablement deviné, le mariage, en un instant,est devenu complètement impossible.

Mme FLIPONNE. – En un instant, comme ça,tout à fait impossible ?

J. DELORME. – Tout à fait, et pour cause. Lafiancée, en guise de dessert, s’est fait assassi-ner.

Mme FLIPONNE. – Ah ! diable ! et par qui ?

J. DELORME. – Peu importe ! Trois se-maines ou trois mois trop tôt, on l’a assas-sinée : avant, en tout cas, cela seul compte,qu’elle ait tenu ses promesses, puisque, commevous le constatiez à l’instant, chère amie, macaisse est plus que jamais vide. Mon anti-

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chambre est pleine, par contre ; et pleine declients, comme vous assez sots pour réclamerles fruits d’un arbre arraché de mes mainsavant d’être planté.

Mme FLIPONNE. – Mais il peut l’être encore,avec une autre ! Pour une de perdue, dix fian-cées de retrouvées ! Avec un fils champion, etd’aussi beaux bijoux, où n’atteindrais-je pas,moi ? Ah ! çà, baisseriez-vous ?

J. DELORME. – Pavillon, oui, pour l’instanttout au moins. C’est plus prudent. Car si macaisse est vide, hélas ! il reste cette armée decupides plaignants qui, plus forts l’un quel’autre, ont le tort de crier comme si, même ab-sent, je les écorchais tous.

Mme FLIPONNE. – Montrez-leur les bijoux.

J. DELORME. – Quels bijoux ?

Mme FLIPONNE. – Mais les miens, je sup-pose.

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J. DELORME. – Les miens, vous voulez dire,ou, mieux, les anciens nôtres, car, pour l’heure,ils ne sont plus ni les miens ni les vôtres.

Mme FLIPONNE. – Ah çà ! à qui sont-ils,alors ?

J. DELORME. – Au diable, en personne. Àquelqu’un, en tout cas, qui, sans vous avoirvu, sait beaucoup mieux que vous ce que vousavez dit ou fait, si, même, il ne connaît, je n’enjurerais pas, jusqu’à votre avenir.

Mme FLIPONNE. – Sans m’avoir jamais vue,un homme me connaît, et sait tout mon passé,même mon avenir ?

J. DELORME. – Eh ! oui, hélas ! et le vôtre etle mien, je ne puis en douter.

Mme FLIPONNE. – Satané maladroit ! maisc’est lui qu’il fallait assassiner, et non…

J. DELORME. – J’y ai bien songé, mais unpeu tard, et puis, aurait-il voulu ? N’étant pasdevin, moi…

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Mme FLIPONNE. – Mais, moi non plus, sa-pristi ! expliquez-vous, que diable, afin que j’yvoie clair !

J. DELORME. – Laissez-moi donc parler,vous saurez enfin tout, mais n’interrompezplus, de grâce, ou, sinon, tous les deux, nouscourons, en perdant trop de temps précieux,le risque d’être pris avant d’être partis pourd’autres cieux… un peu moins incléments.

Mme FLIPONNE. – Partir ! Mais pourquoi, etpour où, cher ami ?

J. DELORME. – Mais pour la Suisse, aumoins, ou, mieux encore, pour l’Égypte, etpour longtemps, en outre.

Mme FLIPONNE. – Eh ! là, seriez-vous fou ?Je viens de tout refaire ici ; et l’installation àpeine terminée dans mon superbe hôtel, mesaffaires prospères, et peau neuve partout,place nette chez vous, aussi, – le perdriez-vousde vue ? – vous voudriez que je quitte et mon

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bon nid douillet et ma situation ? Et pourquelle raison, s’il vous plaît ?

J. DELORME. – La raison du plus fort, sim-plement. C’est toujours la meilleure, ainsiqu’en peu de mots, si vous voulez vous taire…un tout petit instant, je vais, ma chère amie,vous le montrer sur l’heure.

Mme FLIPONNE. – Allez, mais allez donc,puisque je n’ai le droit, ni de dire un seul mot,ni d’avoir d’opinion…

J. DELORME. – Mauvaise, l’opinion, trèsmontée contre nous.

Mme FLIPONNE. – Contre nous ?…

J. DELORME. – Mais oui, attendez donc…

Mme FLIPONNE. – Je n’attends rien de bon.

J. DELORME. – Alors, partez, partons !

Mme FLIPONNE. – Encore faudrait-il que jesache pourquoi.

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J. DELORME. – Et que j’aie le moyen devous le dire, enfin ! sinon, je m’en vais seul etvous laisse, ma foi, seule vous débrouiller avecles « Iroquois(1) ».

Mme FLIPONNE. – Parlez, mais parlez donc,bourreau, qu’attendez-vous ?

J. DELORME. – D’être écouté, Madame, riende plus. Ces beaux bijoux, souvenez-vous, c’estcontre vos reçus, trop gênants, d’honnête dé-marcheuse dans mon affaire d’or, que je les aitroqués.

Mme FLIPONNE. – « Mussif », votre or, par-lons-en…

J. DELORME. – Mussif, c’est entendu, je lesais fichtre assez…

Mme FLIPONNE. – Et moi donc ! Contre dusale étain, j’ai, moi, donné de l’or. Car ilsétaient en or, en très bel or massif, et non mus-sif, tous ces très vieux bijoux que, pour votresalut, vous m’avez extorqués…

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J. DELORME. – Et portés au notaire, auquel,si vous l’osez, allez les réclamer. Car, pour cefameux contrat, il m’a fallu les déposer, ainsique devaient l’être, au moment de signer, lesbeaux et bons millions de l’adorable fiancée.Mais comme, vieux, ils devaient avoir un pas-sé, ces bijoux, on m’en a demandé le précieuxétat civil, puisqu’en fait, il en décuplait la va-leur. Ignorant leur histoire, et pris de court, ilm’a bien fallu donner une caution et, les tenantde vous, c’est vous, que forcément, j’ai dû leurdésigner. Sous très peu, il faut donc vous at-tendre à être interrogée… sur leur curieux pas-sé.

Mme FLIPONNE. – Impossible, mon cher.Aucune preuve à vos affirmations, car, Dieumerci, je les ai supprimés, tous ces maudits re-çus…

J. DELORME. – Les reçus, c’est possible,mais pas un des clients. Or, qui connaissent-ils,et qui les a trompés ? Pas moi, bien sûr : aucund’eux ne m’a vu. Alors ?

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Mme FLIPONNE. – Mais pourquoi diable,gros serin, avez-vous laissé ces bijoux, quand,faute de fiancée, ils étaient sans objet ?

J. DELORME. – C’est qu’hélas ! quand j’aidû, très provisoirement, les laisser au notaire,on n’avait pas encore supprimé la fiancée,chère amie. Au lieu d’indiquer seulement votrenom, devais-je, devant tous, révéler la mé-thode élégante à laquelle vous recourez pourapprovisionner votre bijouterie ? Fallait-il ex-pliquer qu’à toute imprudente égarée dans lesgarnis et garçonnières que vous trustez, vousfaites, en échange de votre silence, verser leprix fort ?

« L’après-midi, d’ailleurs, je comptais bienreprendre mon trésor, mais l’émotion fut telle,après l’assassinat, que, Pierre et moi, nousavons dû, un peu vite, partir.

Mme FLIPONNE. – Sans doute, en ces cas-là, il est de ces questions qu’il vaut mieux évi-ter.

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J. DELORME. – Oh ! les questions ! C’estsurtout, croyez-moi, certain oncle en fureurqu’il fallait éviter, celui dont, à l’instant, jevous disais que, sans l’avoir appris, il devineou sait tout. Il était effrayant, cet oiseau-là !Trouvant sa nièce à terre, un poignard dans ledos, il a bondi sur Pierre et, proprement, mel’étranglait, si, fort heureusement, rencontrantun obstacle, il n’avait trébuché. Nous n’avonspas, mon fils et moi, cru devoir insister… etme voilà, vous prévenant à temps pour qu’avecmoi, d’urgence, vous filiez.

Mme FLIPONNE. – Vous, oui, mais moi, jene vois toujours pas pourquoi.

J. DELORME. – Alors, tant pis pour vous.Moins que je ne l’ai cru, votre esprit est ouvert.C’est pourtant bien à ma caution que, moi parti,autant pour les bijoux que pour tous mesclients, on doit, fatalement et très rapidement,s’adresser…

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Mme FLIPONNE. – Crapule ! Un jour, si jevous tiens…

J. DELORME. – Épargnez-nous ces grandsmots. Pas de scène inutile. Une dernière fois,je vous redis : pour vous, comme pour moi, lafuite est aujourd’hui la seule politique. Ayonsl’esprit de fuite. De là-bas, j’ai dû fuir ; avecvous, je refuis, en Suisse, ou n’importe où,pourvu que, dans le calme, à l’abri des soup-çons, inaccessibles, enfin, à tous les indiscrets,avec mon génie et ce qu’en votre sac nous au-rons emporté, je puisse nous refaire un autreétat civil, une situation, enfin, qui soit à notretaille et en impose à tous.

Interrompant ces beaux projets, une sonne-rie retentit qui fit se précipiter dame Fliponneau téléphone où l’appelait son concierge. Àpeine eut-elle à l’oreille l’écouteur qu’elle le lâ-cha, en proie soudain à une agitation fréné-tique.

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— Les Iroquois ! fit-elle. Allons, mon cher,fuyons, et plus vite que ça ! Poussez ce verrou-ci, tirez donc celui-là. Silence, et suivez-moi !

À travers tout l’hôtel, ce ne fut plus quebruit de portes enfoncées, de folles galopades.

* * *

Indicateur de la police, et par elle stylé,sous les tapisseries de la dame Fliponne, l’ins-tallateur avait pu disposer assez de micro-phones pour que les quatre agents qui, depuisleur retour du chef-lieu bouleversé, n’avaientcessé de suivre le banquier ni de surveiller sacomplice, aient pu, sans perdre un mot, en-tendre les propos ci-dessus rapportés.

Moins étonnés qu’édifiés par les précisionsqui s’y trouvaient révélées, ils crurent bon,sans plus tarder, de les « cueillir », et de forcerleurs aveux. Mais le concierge, sur ses gardes,

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eut le temps de tirer la sonnette d’alarme. Delà, cette fuite brusquée, ces portes verrouillées,éventrées, cette course d’obstacles à traverstout l’hôtel, si bien organisé pourtant pour lesilence et la tranquillité.

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XVII

MESSIEURS, LA COUR !

Ce devait être la cour des miracles.

Jamais, en ce chef-lieu, on n’avait eu decrime à déplorer, ni d’assises à tenir. Dans cepalais trop étroit où la Justice allait, pour lapremière fois, avoir à se montrer et, sansdoute, à sévir, la foule s’écrasait. Plus calmemais, s’il se peut, encore plus dense, en cet en-droit, qu’elle l’était dans la grand’rue le jouroù, miraculeusement suspendue dans l’air, Su-zanne, assassinée, est à tous apparue, la fouleest entassée. Comme l’apparition, ce refuge duDroit a fait la ville exsangue. Sans exception,assoiffés de vengeance, ils sont bien tous ve-nus, ses braves habitants. Chacun veut au

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moins voir, s’il ne peut tout entendre. Et ceuxqui, dans la salle, où déjà l’on s’étouffe, n’ontpas eu le bonheur de pouvoir pénétrer, s’in-crustent sur les marches qui conduisent autemple de Thémis, ou, sur la place et dansles rues environnantes, stagnent, silencieux,émus, prêts à pleurer de lassitude et de dépitd’être, en ce jour unique, aussi mal partagés.

* * *

— Messieurs, la Cour ! fit, solennel, l’huis-sier.

LE PRÉSIDENT. – Accusé, levez-vous !Votre nom ?

L’ACCUSÉ. – Pierre Delorme.

LE PRÉSIDENT. – Votre âge, votre profes-sion ?

L’ACCUSÉ. – Vingt-six ans. Étudiant.

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LE PRÉSIDENT. – Étudiant en quoi ?

L’ACCUSÉ. – En droit.

LE PRÉSIDENT. – Tant pis pour lui. Et vousvous en servez pour bafouer le Code ?

L’ACCUSÉ. – Oh ! je suis étudiant seulementpour la forme. Je suis surtout champion de ten-nis.

LE PRÉSIDENT. – Si vous n’étiez que cela !Mais, même de tennis, être un champion neconstitue pas une situation.

L’ACCUSÉ. – Je me suis contenté de celle demon père.

LE PRÉSIDENT. – C’était se contenter depeu. Car, escroc et faussaire, et pis encore,peut-être, voilà ce qu’il était, ce digne et noblepère. Mais pas plus que du droit, vous ne meparaissez en avoir fait grand cas. Son argentseul comptait qui, dans l’oisiveté, mère de ladébauche, a fait de vous un anormal, un dé-

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voyé, c’était fatal. Où donc est-il, ce père géné-reux ?

L’ACCUSÉ. – En voyage, je pense, à moinsqu’il n’ait cru bon…

LE PRÉSIDENT. – D’accourir près de vous ?De fait, c’était sa place, il y en a pour deux !Mais soyez rassuré, il ne l’a pas revendiquée.Sans doute a-t-il redouté de s’y voir obligéd’avouer d’où venaient les bijoux qu’ici, ensimple appât, vous déposiez pour pêcher unedot. La pêche faite, adieu la fiancée, et aprèselle, une autre ! C’est bien exact, n’est-ce pas ?

L’ACCUSÉ. – Pas tout à fait. Si j’ai pêché,c’est malgré moi. De toutes celles qui vou-laient, à tout prix, m’arracher aux tentationsde leurs rivales, Mlle Delachaînaie eut le grandtort de s’imposer par une fortune sans égale.Car, renseignements pris, c’est bien ce qui, leplus, a séduit et décidé mon père.

LE PRÉSIDENT. – C’est donc lui qui épou-sait ?

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L’ACCUSÉ. – Non, mais il devait gérer la dot.

LE PRÉSIDENT. – Au détriment de qui ?

L’ACCUSÉ. – Oh ! on s’entend toujours, avecson père.

LE PRÉSIDENT. – Jusqu’au jour, toutefois,où les affaires tournent mal. Son absence, au-jourd’hui, suffit à le prouver, mais non, vouspensez bien, à vous innocenter.

L’ACCUSÉ. – C’est pourtant lui qui a toutconduit…

LE PRÉSIDENT. – Jusqu’à l’assassinat. Ex-pliquez-nous comment, vous et lui, vous vousy êtes pris.

L’ACCUSÉ. – Je n’en sais rien. Dix témoinsvous diront…

LE PRÉSIDENT. – Laissez à ces témoins lesoin de dire eux-mêmes exactement ce qu’ilssavent. C’est de vous, pour l’instant, de vousseul qu’il s’agit. N’intervertissez pas les rôles.Que savez-vous du crime ?

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L’ACCUSÉ. – Rien. Je n’ai même rien vu. Jesuis bien le dernier…

LE PRÉSIDENT. – À vous être enfui ? Non,vous étiez le premier ; votre père, pour unefois, vous suivait. Pourtant, si peu que vousle soyez, l’étudiant en droit ne pouvait pas,chez vous, ne pas vous prévenir qu’en fuyant,vous vous dénonciez. C’est l’évidence même,et c’est aussi très maladroit, cette fuite affoléedes deux seules personnes présentes capablesd’aller jusqu’au crime. Aussi, vous aurez beaunier cette évidence, MM. les jurés apprécie-ront. Ou l’un des deux, ou votre père et vous,vous avez tué, voilà le fait. Il ne peut être dis-cuté.

L’ACCUSÉ. – Je le nie, cependant, et detoutes mes forces, je m’élève contre une aussifausse accusation.

LE PRÉSIDENT. – Comment ! À quelquespas de vous, on assassine votre fiancée et tan-dis que tous, à son appel désespéré, se préci-

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pitent à son secours, vous, nu-tête et commeun fou, vous fuyez de toute la vitesse de vosjambes. Et vous avez ici le front de prétendre…

L’ACCUSÉ. – Que j’ai manqué d’estomac,rien de plus. Si j’ai fui, c’est par frousse, uni-quement.

LE PRÉSIDENT. – Parbleu ! On l’a toujours,la frousse, quand, la conscience aussi chargée,on craint les représailles qui, comme dans cecas, s’annoncent imminentes et implacables.

L’ACCUSÉ. – Je n’avais pourtant rien à mereprocher.

LE PRÉSIDENT. – Vous n’êtes pas difficile.Ainsi, quand on a poignardé votre fiancée,c’est tout ce que vous trouvez, vous, de vousenfuir, comme si, déjà la guillotine vengeresseeût galopé sur vos talons et leur eût mis desailes ?

L’ACCUSÉ. – La guillotine, non, mais l’onclede celle qui devait être ma fiancée, un oncledont j’eus très peur, je le reconnais.

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LE PRÉSIDENT. – On le reconnaîtrait àmoins. N’essayez pas, par diversion, de dépla-cer les responsabilités ni de salir un homme – ilviendra tout à l’heure – dont les hautes vertusont en tous lieux forcé l’admiration et les sym-pathies.

L’ACCUSÉ. – Pas les miennes, pour sûr.

LE PRÉSIDENT. – Ni davantage celles devotre honnête banquier de père, évidemment.Il court remarquablement bien, votre père,pour un homme de son âge. Cela ne vous apas étonné, vous, un sportif, de trente ans plusjeune que lui, de ne pouvoir le distancer danscette fuite mémorable à la faveur de laquellevous pensiez, l’un et l’autre, échapper à la jus-tice inexorable ? Il a même plus de souffle quevous, ce père, puisque, je le regrette, il courtencore. Et s’il n’a rien à redouter, pourquoin’est-il pas là, où, de force, il est vrai, vous êtesbien, vous, son fils et son élève ?

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L’ACCUSÉ. – Mon père est ce qu’il est, et jen’ai pas à le juger.

LE PRÉSIDENT. – Il l’est déjà, car par votresilence, autant que par votre fuite commune,vous l’accusez. D’avance, vous vous êtes tousdeux condamnés. Mieux vaudrait, par consé-quent, nous éclairer sur les mobiles et sur lescirconstances, également obscurs, de votre ef-froyable forfait.

L’ACCUSÉ. – Encore une fois, je m’insurgeavec la dernière énergie contre cette accusa-tion dont l’absurdité se trouvera démontrée parles témoignages.

LE PRÉSIDENT. – Ne comptez pas sur eux,ce serait imprudent.

L’ACCUSÉ. – Je n’ai pas, en tout cas, à medéfendre. Sans peine, mon avocat le fera pourmoi. Je tiens seulement à rappeler qu’à l’ins-tant même où l’assassinat de ma fiancée s’ac-complissait dans sa chambre, j’étais, moi, dansson salon, entouré de gens qui ne pourront que

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l’affirmer. Contrairement à ce qu’on a laissésupposer, tout à l’heure, en outre, au cri pous-sé par Mlle Delachaînaie, je me suis bien, avecles autres, élancé dans sa direction…

LE PRÉSIDENT. – C’est grand dommage, envérité, que vous ayez aussi peu de suite dansles idées et que, l’ayant vue ou crue morte,cette fiancée – sans doute, cela suffisait pourvos ténébreux projets, – ce soit en sens exac-tement inverse que vous vous soyez immédia-tement et si courageusement élancé. Quant àl’alibi du salon, aucun de nous n’en sera dupe.En poussant d’ici un bouton, on peut fort bien,fût-ce à des kilomètres, ou faire s’ouvrir uneporte ou provoquer une explosion. Votreignoble conduite au moment du crime a,d’ailleurs, trouvé son aggravation dans le faitque, pas une fois, depuis, vous n’avez oséprendre des nouvelles de votre victime.

L’ACCUSÉ. – On n’a pas, que je sache, àprendre des nouvelles d’une morte.

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LE PRÉSIDENT. – Au moment où, si brave-ment, vous lui tourniez le dos, qu’est-ce quivous prouvait que votre fiancée fût morte ? Ilse pouvait qu’elle ne soit que blessée et le plusélémentaire, comme le plus impérieux de vosdevoirs, était de vous en assurer sur-le-champ.Le décès, en effet, n’a été constaté que bienaprès votre évasion.

L’ACCUSÉ. – De toute manière, en raisonde l’attitude de son oncle, au déjeuner commeaprès la découverte du crime, il ne pouvait plusêtre question de mariage avec Mlle Delachaî-naie.

LE PRÉSIDENT. – En sorte qu’elle ne vousintéressait plus. Et il n’y avait, n’est-ce pas,plus un instant à perdre pour courir à d’autresvictimes. Par contre, vous continuiez à vous in-téresser fortement aux bijoux. Avec une belleimpudeur, au lendemain même du drame, vousavez eu le cynisme de les réclamer d’urgenceau notaire.

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L’ACCUSÉ. – Il faut bien vivre !

LE PRÉSIDENT. – À la condition de le méri-ter, et c’est un droit qui va, je crois, vous êtresérieusement discuté tout à l’heure. En toutcas, cet amour intempestif des bijoux vous aperdu puisque l’adresse donnée pour les y re-cevoir vous a fait retrouver avant que vousn’ayez eu le temps de rejoindre, en sa retraite,votre bon ange de père. Vous n’avez rien àajouter ? Non ? Pas même un regret ? Alors,entendons les témoins.

Leur comparution prolongée n’apporta rienque le lecteur ne sache déjà. Par la netteté dansl’expression, la sobriété des gestes et la mo-dération de la forme, la déposition de M. JeanDesforges fit, avec la dignité de son maintien,la plus vive impression sur l’auditoire.

Traduisant ce sentiment général, le pré-sident se contenta de dire, à l’adresse des ju-rés :

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— Voilà, messieurs, celui que l’accusé ten-tait de vous dépeindre comme un énergumène.

Cette simple phrase fit sensation.

LE PRÉSIDENT. – La parole est à la défense.Au-dessous d’un sourire éclairant de satisfac-tion toute une large face épanouie, une robe,lentement, se leva :

— Messieurs, dit l’avocat, en ouvrant négli-gemment sa serviette à peine gonflée, jamaisdossier ne fut plus facile à plaider, jamais accu-sation ne reposa sur des bases plus fragiles, etjamais, non plus, bien entendu, acquittementne s’est imposé avec plus d’éclat.

Et ce fut tout. Non que la plaidoirie fût ter-minée, ni que l’avocat ait renoncé àconvaincre. Des bras et de la tête, il s’y em-ployait visiblement avec le plus grand zèle,mais sans doute avait-il jugé suffisant de mi-mer son rôle. Aucun son, en tout cas, ne fran-chit plus ses lèvres tremblantes.

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— Plus fort, maître, beaucoup plus fort, neplaidez pas seulement pour vos manches, neput s’empêcher de lui dire le président agacé.

Mais si l’avocat rougit, si ses bras s’agi-tèrent de plus belle et si sa bouche, même,força l’allure, pas un mot, cependant, ne trou-bla le silence. Se tournant alternativement versses assesseurs pour bien s’assurer qu’il n’étaitpas lui-même devenu sourd, le président, aprèss’être ainsi rassuré sur son propre compte, sefâcha :

— Si vous êtes aphone, maître, il faut vousfaire remplacer. Je ne puis, en effet, tolérer…

Alors, ce fut bien pis. Tombant d’on ne saitoù, mais manifestement pas de la bouche inuti-lement agitée de cet étrange avocat muet, unevoix mâle et grave s’imposa :

— Messieurs les jurés, dit-elle, je n’abuse-rai, moi, ni de vos instants, ni de votre bonnefoi. Ce qu’il vous importe de connaître, c’est

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la vraie personnalité de ce Pierre Delorme quevous allez juger…

Écarlate et debout, le président s’indigna :

— Pareille inconvenance du public est in-tolérable ; je vais être obligé d’ordonner l’éva-cuation de la salle.

Vaine menace. Imperturbable, la voix conti-nuait :

— Cancre chassé de toutes les classes oùson indigne père le plaçait pour s’en débarras-ser, il y a rebuté jusqu’aux pires de ses ca-marades. Paresseux endurci dans la débauche,il n’est pas seulement le lâche qu’il a, devantvous, reconnu être…

— C’en est assez, hurla, furieux, le pré-sident. Gardes, faites sortir le public, tout lepublic.

Ce ne fut pas précisément chose commode.Agglutiné, et par lui-même laminé, ce bon pu-blic formait un bloc aussi compact et difficile

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à désagréger que s’il eût été en béton. D’unesagesse exemplaire, d’ailleurs, en dépit de toutl’inconfortable de sa peu enviable situation, ilavait pleinement conscience de ne pas mériterune aussi pénible sanction. Il se prêtait, enconséquence, fort mal à l’exécution d’un ordrequ’il savait pourtant ne pas pouvoir transgres-ser.

S’il est une chose dont cette bonne foulea, cependant, le respect profond, c’est bien laJustice ; mais comment résister, d’autre part,à l’appel puissant du mystère qu’elle devinaitdans l’agitation stérile de l’avocat et dont laréalité se trouvait encore confirmée par cettevoix étrangère, sans origine connue, qui avaiteu le don d’exaspérer le président. Eût-il, mal-gré tout, consenti à se faire violence en accep-tant de s’arracher volontairement au nouveaumiracle qu’il sentait imminent, que la possibi-lité eût été énergiquement refusée à ce bravepublic par la masse inerte des badauds cristal-

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lisée dehors par l’attente d’événements à coupsûr sensationnels.

L’opération de police ne put par suite êtreassurée qu’avec une très grande lenteur etdans la plus extrême confusion. Informés dece qui venait de se passer, les gens du dehors,dont la curiosité se trouvait ainsi portée à soncomble, tentèrent, en effet, de déborder lesgardes et d’entrer à leur tour, si bien que, parinstants, on put craindre une échauffourée.

Les portes enfin refermées, le président in-vita l’avocat de la défense à se faire un peumieux entendre. Mais comme s’il eût été sourdà l’invitation, ce professionnel de la parole de-meura aussi parfaitement muet qu’avant. À levoir si violemment se démener, des yeux, deslèvres, et des bras, on ne pouvait douter que,pathétique et véhément, il se dépensât sanscompter pour arracher aux jurés cet acquitte-ment dont il avait pris soin d’indiquer qu’il nepouvait qu’être triomphal.

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En attendant, chacun le crut fou et le pré-sident se proposait, avec tous les ménage-ments désirables, de le persuader de mettreun terme à son lyrisme trop discret, lorsquela voix étrangère en retombant, puissante etclaire, dans ce silence pénible, fit dériver lecours de ses préoccupations.

— Prêt à toutes les bassesses, affirmaitcette voix, pour s’assurer, quels qu’en soient lanature et la provenance, les moyens de pour-suivre une existence de fainéant crapuleux, cePierre Delorme salit tout ce qu’il touche, et, surtous ceux qu’il approche, appelle le malheur…

Plus qu’éberlué, cette fois, le président sedemanda, bien qu’il connût de longue datel’avocat, s’il n’était pas ventriloque et en trainde berner la Justice par la plus inconvenante etla plus déplacée des plaisanteries.

Ses deux assesseurs n’en étaient pas moinssuffoqués que lui. Les yeux sortant de leurs or-bites, ils allaient prier leur président de sévir,

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lorsque, se rasseyant, en homme fort contentde lui, s’essuyant la face ruisselante et plusque jamais souriant, l’avocat, coup sur coup,but plusieurs verres d’eau, tandis que, toujoursaussi vigoureuse, la voix hallucinante poursui-vait :

— En retirant ce gredin de la circulation,vous rendrez à la société, MM. les jurés…

De toute évidence, il ne pouvait plus êtrequestion d’incriminer l’avocat, qui se désalté-rait, de cette inconcevable incongruité. À dé-faut du ciel, qu’il ne pouvait émouvoir, le pré-sident voulut prendre à témoin ces jurés que,précisément, la voix interpellait. Mais à sagrande stupeur, comme à celle, d’ailleurs, deses deux assesseurs, plus rouges que lui sousl’offense, il n’en vit plus aucun.

De même qu’il n’y avait pas eu d’avocatpour présenter la défense, de même il n’y avaitplus de jurés pour condamner ou acquitter.

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La terre se fût ouverte à leurs pieds, jusqu’àson centre, que ces trois bons juges n’eneussent pas éprouvé plus de vertige.

— Nous sommes ensorcelés ! convinrent-ilstous trois.

Aussi pâle qu’il était rouge un instant plustôt, le président, en un défi suprême, annonçad’une voix étranglée :

— La Justice ne peut être bafouée. En vertude mon pouvoir discrétionnaire, j’arrête les dé-bats et je renvoie l’affaire… Gardes, emmenezl’accusé !

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XVIII

FIANCÉE D’UN GREDIN,FEMME D'UN ASSASSIN

Le sage n’est surpris par rien.

À quelque temps de là, dans l’agreste jardinde sa maison forestière, avec son frère Jean,paisiblement, Mme Delachaînaie bavardait. Ledocteur Pommaret, qui les quittait, venait deles rassurer pleinement l’un et l’autre. Sansêtre complètement remise encore, la convales-cente ne courait plus aucun danger, et quinze àvingt jours de plus de ce balsamique séjour, luirendraient, sinon sa belle humeur, du moins sabelle santé d’autrefois.

Sur un signe discret de l’ancien officier, dé-bordante de vie, éblouissante de fraîcheur, Su-

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zanne, brusquement, surgit d’entre les fleurs.Comme hésitante, à quelques pas, elle marquaun très léger arrêt, juste le temps de deman-der :

— Je vous dérange ?

— En quoi, lui dit sa mère, pourrais-tu biennous déranger ?

SUZANNE. – Mais je ne sais, moi, je ne vou-drais pas être indiscrète.

Mme DELACHAÎNAIE. – Rassure-toi, tu nel’es pas.

SUZANNE. – Oh ! alors, je m’assieds, entrevous deux. Ma petite mère chérie, je vais tefaire une grosse surprise.

Mme DELACHAÎNAIE. – Ah ! joyeuse, ta sur-prise ?

SUZANNE. – À mes yeux, oui, beaucoup.Aux tiens aussi, je l’espère, puisqu’il s’agit d’as-surer ce qui, le plus, te tient à cœur : mon bon-heur !

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Mme DELACHAÎNAIE. – Petite futée ! Si c’estpour me faire assurer ton bonheur, que parles-tu de surprise ?

SUZANNE. – Alors, c’est accordé ?

Mme DELACHAÎNAIE. – Que faut-il que t’ac-corde ?

SUZANNE. – Mais ce que je vais te deman-der.

Mme DELACHAÎNAIE. – Probablement.Mais, tout de même, avant d’au moins savoirà quoi je m’engage ou t’engage, je ne puis dire« oui ».

SUZANNE. – Mais si, fort bien, puisque tut’engages seulement à faire mon bonheur, et letien, par conséquent, du même coup.

Mme DELACHAÎNAIE. – Grande enfant !Pour atteindre un si beau but, encore faut-ilque je connaisse les moyens et que je les ap-prouve.

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SUZANNE. – Me verrais-tu si gaie si je dou-tais de ton approbation ?

Mme DELACHAÎNAIE. – Allons, tu m’in-trigues. Un peu moins de détours. De quois’agit-il donc ?

SUZANNE. – Soit : Première surprise. Machère petite mère, j’ai l’honneur de te deman-der ma main.

Mme DELACHAÎNAIE. – Hein ! Quoi ? Queme chantes-tu là ?

SUZANNE. – Tu vois ? Pour une surprise,c’en est une : effet complet. Ce n’est pas trèsprotocolaire, sans doute, mais les circons-tances ne m’ont pas laissé la possibilité d’agirautrement.

Mme DELACHAÎNAIE. – Quelles circons-tances ? Tu plaisantes, Zanette ?

Suzanne. – Du tout, petite mère. Je n’ai ja-mais été plus sérieuse, au contraire, plusjoyeusement sérieuse.

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Mme DELACHAÎNAIE. – Alors, explique-toi.En admettant que s’en accommode le proto-cole, en faveur de qui, s’il te plaît, demandes-tuta main ?

Suzanne. – Deuxième surprise et, je te pré-viens, cette fois, tiens-toi bien ! En faveur demon assassin !

Mme DELACHAÎNAIE. – Es-tu folle, Za-nette ? Quel assassin ?

Suzanne. – Mais le mien, petite mère, – nefais pas ces yeux-là, – le mien, mon assassin àmoi, celui qui, faute de pouvoir me prouver au-trement son amour, un beau jour, le plus beaude ma vie, rappelle-toi, gentiment, dans le dos,m’a plongé son poignard. Et si tu crois que jesuis folle, eh bien ! mais, c’est de lui, car, c’estpour lui que, très respectueusement, je te de-mande ma main.

Mme DELACHAÎNAIE. – Quelle horreur ! Jegoûte peu ta plaisanterie, Zanette. Tu auraispu, sans effort, trouver mieux.

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SUZANNE, éclatant de rire. – Mieux que monassassin ! Impossible, petite mère, tout à faitimpossible : il n’y a pas mieux au monde. Et simon méchant oncle, qui n’a pas l’air très pres-sé de venir aujourd’hui à mon secours, voulaitbien, lui que tu tiens pour plus sérieux que moi,te faire enfin connaître son opinion… Méchantoncle, va ! Il ne t’intéresse donc plus, mon as-sassin ?

ONCLE JEAN, riant à son tour. – Toujoursbeaucoup, au contraire, et si, spontanément, jen’ai pas cru devoir voler à ton secours, c’est,d’abord, que je n’en ai pas vu l’utilité, et, qu’en-suite, tu as négligé de m’en prier. Aurais-tu ou-blié qu’à vaincre sans peine, on triomphe sansgloire, et que, pour forcer le succès, il faut soi-même y croire ?

Mme DELACHAÎNAIE. – Voyons, Jean, toiaussi tu plaisantes ! Qu’est-ce donc que cetteinvraisemblable histoire ?

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ONCLE JEAN. – Évidemment, Marie, je plai-sante, mais parce que, convaincs-t’en, le sujetest plaisant, et, tout comme Zanie, je plaisantesérieusement. Et c’est le plus sérieusement dumonde, qu’après avoir longuement réfléchi, jepuis donner raison à ta fille et te prier, commeelle, d’approuver pleinement son projet. Il teparaîtrait infiniment plus raisonnable, ce pro-jet, si, Zanette, ignorant que nous noussommes bien gardés de te laisser deviner lavérité à son sujet, t’avait d’abord conté sonhistoire. Maintenant qu’elle n’a plus rien d’im-pressionnant, il devient indispensable qu’on ré-tablisse, pour toi, les faits. Cette piqûre auxdoigts n’a jamais existé que dans notre ima-gination, pour t’épargner une émotion auxconséquences redoutables. En réalité, nousavons trouvé ta fille à terre, un poignard entreles épaules, et sans un mouvement, si bien que,comme nous, le docteur Pommaret l’a bien crumorte, assassinée. Le plus fort, c’est que sonmeurtrier inconnu nous a, sous le nez, « souf-flé » sa pseudo-victime et que, même au-

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jourd’hui, nous sommes encore, Zanette etmoi, les seuls à savoir que ce n’était là qu’unecomédie dont les dessous ne peuvent t’être ré-vélés que par la victime elle-même.

« À toi, Zanie, de combler maintenant meslacunes en nous faisant le récit de ce qui s’estproduit à compter du moment où tu nous asquittés au salon. Après coup, s’il y a lieu, je di-rai ce que tu ne sais pas de cet invraisemblableenchevêtrement de faits parfaitement mysté-rieux pour tous, sauf pour l’homme si fort quien tirait tous les fils.

Suzanne. – J’abrégerai, pour cette fois, carce qui compte, en ce moment, c’est tonconsentement, petite mère, et je ne dirai seule-ment aujourd’hui, que ce qui peut l’éclairer.

« À peine étais-je entrée dans ma chambre,qu’un homme se dressa et me dit : « N’ayez paspeur, mademoiselle, je ne veux, je le jure, quevotre bien. Mais fuyez à l’instant. De grâce,suivez-moi, car un très gros danger vous me-

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nace, et, pour vous l’éviter, si vous ne consen-tiez à m’accompagner immédiatement, je meverrais dans la pénible extrémité de vous yobliger. »

« Déjà peu rassurée par cette présence in-explicable dans ma chambre et par ce discoursambigu, je frémis de terreur quand, entre lesdoigts de mon interlocuteur qui tentait gauche-ment de le dissimuler, je vis étinceler un poi-gnard. Affolée, j’ai poussé le cri qui t’a fait simal, ma petite mère chérie, et dont, bien tard,je m’excuse. J’ai cru m’évanouir de frayeur. Parlui, j’ai appris, peu après, que je n’étais que fri-gorifiée.

« Cet homme avait tout prévu : mon refus,ma terreur, mon cri, votre venue. D’un crayonde glace carbonique appliqué sur ma nuqueau point si sensible que les physiologistes ap-pellent punctum vitum, il m’avait instantané-ment « cadavérisée ». À ce point si vulnérableoù passent tous les filets nerveux pour péné-trer dans le cerveau, ce froid de 80° avait fait

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se contracter violemment et brusquement tousmes nerfs, suspendant, de ce fait, brutalementchez moi toute fonction vitale : respiration, cir-culation, etc. Les muscles, bandés sous l’effortpuissant du dernier ordre défensif de mes nerfsviolentés, faisaient mon corps tout raide, aussibien que la mort. Tout autre que notre amiPommaret s’y serait laissé prendre. Ajoutant àl’illusion, un peu de sang de poulet, recueillidans une poire en caoutchouc et par elle étaléentre mes épaules, simulait la blessure qu’étaitcensé y avoir faite le poignard, réduit du resteà sa poignée, simplement mise en équilibre in-stable au milieu de la tache.

« Pour la réussite du plan ourdi par l’« opé-rateur », il était indispensable que je dispa-raisse en grand mystère et que tous me croientmorte. Dans les deux cas, pressés qu’ils étaientd’aboutir, les Delorme, – c’est ce qui s’est pro-duit, – réduiraient à néant, par quelque gesteirréparable, tout l’effet de leur ignominieux cal-cul.

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« Par des moyens à lui, totalement invisibleet ne pouvant être entendu, mon assassin as-sista à l’arrivée des invités, au désespoir et àla noble fureur de mon bon oncle qui déclen-cha la fuite mémorable de ces deux braves quedoivent toujours être les Delorme, aux consta-tations du docteur navré ; puis, tranquillement,quand, pour s’occuper de toi, ma pauvre petitemère, on me laissa seule un instant, il m’em-porta dans ses bras, par la fenêtre ouverte pourdonner de l’air à Rose, évanouie dans le bou-doir.

« Comme nous invisible, un toboggan demétal nous y attendait qui, sans encombre,nous fit, par-dessus notre haie, glisser jusqu’ausous-sol de notre voisin, où d’ordinaire, dresséverticalement à travers son toit, il sert à capteret concentrer les rayons du soleil. Immédiate-ment ranimée par un massage énergique auxrayons ultra-violets, je fus rassurée, étenduedans un hamac assez confortable et collée auplafond d’où, sans être vue ni entendue, je pou-

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vais tout voir et tout entendre. C’est ainsi qu’enrageant, j’ai dû assister, impuissante, aux ef-forts que tous nos invités, moins les Delormebeaucoup trop occupés à fuir, multipliaientpour me retrouver, morte ou vivante.

« Enfreignant la défense qui venait de m’enêtre faite, j’ai bien tenté, comme tu penses,d’appeler mon oncle, tout doucement, d’abord,puis à tue-tête, ensuite. À deux mètres de moi,il ne m’a pas plus entendue qu’il ne m’a vue.J’avoue en avoir été singulièrement impres-sionnée. Je devais voir des choses bien autre-ment effarantes par la suite. J’ai vécu, naturel-lement, toute la mésaventure du commissaire,plus crâne qu’intelligent, et, avec toi, mon bononcle, assisté à l’arrestation, projetée en mêmetemps au cinéma, de ce pauvre diable de Vior-nette.

« Je n’explique rien, moi, car, en dépit denombreux et savants éclaircissements quim’ont été fournis, je n’ai que très rarementcompris le comment et le pourquoi des pro-

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diges que je voyais journellement s’accomplirsous mes yeux. Donc, je me borne à raconter.

« À mon vif regret, je n’ai pu apercevoirla tête des Delorme en déroute. Sans douteétaient-ils bien terrés pour digérer leur frousseet leur beau coup manqué, car le téléviseurqui fit prendre Viornette ne les a, eux, nullepart découverts. À défaut de leurs confidencesinvolontaires à mon oncle, d’abord, dans leurchambre d’hôtel, à la police, ensuite, chez unede leurs amies non moins digne de sympathie,les renseignements d’un camarade très sûr demon geôlier m’ont édifiée… et radicalementguérie.

« Sans ta maladie, petite mère chérie, jet’eusse, à peine disparue, fixée moi-même surma véritable situation. Souvent, en tout cas,sans d’ailleurs jamais savoir où il se trouvait,j’ai bavardé sans téléphone avec mon cheroncle qui, plus heureux que moi, lui, a pu ob-tenir la permission de me voir autant qu’il luia plu. C’est une grâce qu’on lui a faite, parce

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que ma voix, au début, ne suffisait pas à leconvaincre du caractère essentiellement provi-soire de ma mort.

« De ma retraite, entre cent prouesses in-ouïes, j’ai vu mon magicien mettre littérale-ment le tonnerre dans sa poche et le soleil dansses flacons. Chaque jour plus que la veille, ilm’émerveillait par l’étendue de sa science etde son pouvoir. Si bien que, te sachant trans-portée ici, à l’abri de toute émotion, par consé-quent, je lui ai, un peu par défi, mais écœuréesurtout de l’attitude de Pierre Delorme, deman-dé de m’exhiber en pleine rue, au beau milieude cette population dont je n’étais pas fâchéede connaître, autrement que par les journaux,les impressions et les réactions. De là, ma pro-menade aérienne, devant cette foule médusée,dans une auto dont tout, sauf moi, était ri-goureusement invisible et mystérieux. Pendantque toute la ville criait au miracle, à me voirainsi ressuscitée, en égoïste et en gourmand,

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mon cher oncle, lui, chez les Mesureur déjeu-nait, tranquillement.

« Naturellement, aussi, j’ai, de bout en bout,suivi les phases édifiantes des assises. Ce beauPierre qui, dix fois le jour, est, à n’importe qui,prêt à se vendre, à la condition de ne rien don-ner, et pour cause, en échange, a-t-il été as-sez pleutre ? J’en avais la nausée. Te repré-sentes-tu, mère chérie, ce que nous serions de-venues, l’une et l’autre, avec ces misérables ?De honte et de rage, certainement, nous se-rions mortes, avant qu’ils ne nous aient suppri-mées, nous aussi, comme les deux autres. Là,vraiment, j’ai compris qu’en « m’assassinant »,mon meurtrier nous avait, l’une et l’autre, sau-vée du déshonneur et de la mort. Je lui enai, comme tu l’imagines, conçu une reconnais-sance infinie. Quelle belle nature, aussi, encompensation de l’autre ! Est-ce vrai, mon bononcle ?

« Si je ne t’ai pas été rendue plus tôt, beau-coup plus tôt, ma petite mère si chère, c’est

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que ma liberté risquait de compromettre taguérison. Et cela, mon geôlier malgré lui nel’eût permis à aucun prix. Je ne l’en admiraisque davantage. Pourtant, les mobiles de sonintervention me paraissaient toujours obscurs.Pour en avoir le cœur net, je m’en ouvris enfinà lui et, textuellement, voici notre entretien :

LUI. – Comme toute la ville, je vousconnaissais autrement que pour vous avoir, deloin en loin, renvoyé vos balles égarées par-dessus notre haie. Pour votre mère et vous,par conséquent, je professe autant d’admira-tion que de respect. Le hasard m’avait fait,d’autre part, rencontrer à Paris celui qu’on di-sait être votre fiancé. Faux étudiant, il se mê-lait volontiers aux vrais, pour s’y créer un alibi.Tous le fuyaient et, comme tous, j’avais été lit-téralement effrayé par la mentalité qu’incons-cient ou cynique, il affichait.

« L’idée que le bonheur, la fortune et l’hon-neur de mes voisines allaient être en des mainsaussi méprisables, me devint intolérable. Or,

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pas plus que je ne pouvais supporter de laissercommettre un tel crime, je n’avais le droit devous en informer. Jusqu’au dernier moment,j’avais espéré qu’un événement imprévu, ar-restation du père, goujaterie du fils, indiscré-tions, que sais-je, anéantirait leur projet.Quand j’ai vu tout perdu, il ne me restait plus,les devançant, qu’à prendre à mon compte leurcrime, quitte à m’efforcer d’en réduire au mini-mum pour vous les conséquences. Coûte quecoûte, en tout cas, il me fallait vous laisser letemps de discerner sous leurs masques leursvéritables faces sinistres. Le reste, vous le sa-vez.

Mlle SUZANNE. – Vous ne pouviez pourtantignorer le très gros risque que vous couriez ?

JACQUES ALLIGRE. – Certes ! Je l’ai mesu-ré. Mais pouvais-je vous laisser piller, désho-norer, et sans doute tuer ?

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Mlle SUZANNE. – Et tout comme Gribouille,pour qu’on ne me tue pas, vous m’avez vous-même assassinée.

JACQUES ALLIGRE. – Oh ! pardon, je mesuis, moi, contenté de faire semblant.

Mlle SUZANNE. – N’empêche que vous pou-viez être pris, et pour vous en punir, on n’eûtpas fait semblant. Et pour quel profit, tant derisques ?

JACQUES ALLIGRE. – Pour quel profit ? Jen’avais pas à me le demander et l’idée ne m’enest pas même venue. Je le distingue mieux, au-jourd’hui, car vous épargner le déshonneur, etsans doute la vie, ce n’est pas rien, je pense.

Mlle SUZANNE. – Pour ma mère et pourmoi, non, je ne le sais que trop ; mais, parcontre, je ne vois pas très bien la récompense àtant de dévouement, aussi périlleux pour vous,qu’inattendu pour nous.

JACQUES ALLIGRE. – Vous obliger, pour-tant, mademoiselle, est un plaisir qui se suffit

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à lui-même et me croire capable d’en attendreune autre récompense serait me rabaisser et,croyez-m’en, injustement aussi, fortement mepeiner.

Mlle SUZANNE. – En sorte que, sauvée parvous d’un Pierre indigne, s’il me prenait envied’être Alligre, il me faudrait le taire et seule mepunir de ce que je ne puis m’offrir sans vousfaire une offense sous l’enfantin prétexte que jene puis, pour vous, qu’être une récompense.

JACQUES ALLIGRE, soudain livide et plustremblant que feuille au vent. – Oh ! mademoi-selle, quelles énormités dites-vous là ! et pou-vez-vous si cruellement vous moquer de quin’eut jamais d’autre désir que celui de vousbien servir ?

Mlle SUZANNE. – Où prenez-vous que je memoque, et ne sauriez-vous, vraiment, serviraussi les gens… autrement qu’en les assassi-nant ?

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JACQUES ALLIGRE. – Grâce, je vous en prie,mademoiselle, grâce ! Si vous ne vous moquez,j’avoue ne plus comprendre. Et si, pour vousprouver mon désintéressement, il me fallait al-ler jusqu’à l’engagement de ne plus vous re-voir, je suis prêt à le prendre. Mais sur mamère, je le jure, je ne mérite en rien l’injure quec’est me faire en supposant qu’aux griffes desDelorme je ne vous ai soustraite que pour vousprendre dans les miennes.

Mlle SUZANNE. – Bref, vous refusez ?

JACQUES ALLIGRE. – D’être si mal jugé,oui. Mademoiselle, excusez-moi, mais toutmontre, dans nos propos, que, l’un et l’autre,nous avons grand besoin de repos. Puisqu’iln’y a plus de danger, pour votre mère ni pourvous, demain vous la rejoindrez. Je compte survotre oncle pour vous mieux éclairer. Adieu,mademoiselle.

Mlle SUZANNE. – Soit ! Au revoir, mon-sieur !

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XIX

AU DÉBUT, TRÈS SOUVENT, TOUT

NOUS PARAÎT ÉTRANGE. À LA FIN TOUT

S'ÉCLAIRE ET, PARFOIS, TOUT S’ARRANGE

Huit jours après ces confidences, Jacques Alligre avait avec M. Desforges l’entretien sui-

vant :

JEAN DESFORGES. – Je vais vous faire, cher ami, une proposition. Pour vos talents, vous lesavez, j’ai la plus grande admiration. Mais ce qui m’a, chez vous, le plus séduit, c’est peut- être l’invraisemblable ingéniosité qu’il vous a fallu déployer pour réaliser, avec d’aussi petits moyens, cette installation dont déjà vous tirez, à volonté, d’aussi magnifiques choses. Seule- ment, jusqu’ici, et c’est vous-même qui me

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l’avez dit, ce n’est encore que du laboratoireet pour en féconder l’industrie, il vous faudraitdes sommes considérables.

« C’est, de plus, très joli, de mener la vied’un bénédictin, mais à la condition, cepen-dant, de n’en pas mourir, au moins avantd’avoir accompli sa tâche. Si ce n’est aux bien-faits de la fortune, que vous tenez en médiocreestime, vous devez, j’imagine, attacherquelque prix à la possibilité de créer tout cequ’a déjà conçu ou concevra votre puissantcerveau.

« Or, sans être un Mécène, il me plairait as-sez de mettre, dans ce but, à votre dispositiontous les capitaux nécessaires.

JACQUES ALLIGRE. – Beaucoup plus que jene saurais le dire, cher monsieur, je suis tou-ché par votre confiance et par votre générosité.Aussi ai-je à cœur de vous en exprimer immé-diatement toute ma très vive gratitude, mais…

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JEAN DESFORGES. – Ne vous pressez pas,cher ami, de me remercier. Je ne suis pas unsurhomme, moi, loin de là. Je n’ai pas, en toutcas, ce désintéressement qu’un peu vite,avouez-le, votre susceptibilité chatouilleused’homme de science pure allait m’opposerpour refuser. Rassurez-vous, ce n’est pas undon que je vous apporte, mais une associationque je vous offre. Pour mettre sur pied votre af-faire, il y a toute une série d’opérations, prisesde brevets, négociations de licences, constitu-tions de sociétés, etc., etc., qui vous apporte-raient sans doute pas mal de déceptions et gas-pilleraient, à coup sûr, votre temps précieux.Vous en avez meilleur emploi.

« Il vous faut donc, à vos côtés, un adminis-trateur, et je puis l’être. Je défendrai d’autantmieux nos intérêts communs que la part desbénéfices que vous me laisseriez irait tout en-tière à ma nièce, complètement ruinée, commevous le savez sans doute.

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JACQUES ALLIGRE. – Pas possible. Dela-chaînaie est ruinée ? Pauvre ?

JEAN DESFORGES. – À très peu près, oui, etsans qu’elle le soupçonne encore. Dans cettecrise économique où les plus forts ont aux troisquarts sombré, ma sœur, évidemment, n’étaitpas femme à se défendre. À son insu, du reste,elle y a presque tout perdu. Je les ai donc à macharge, elle et sa fille, et n’en suis pas autre-ment fâché puisque ma vie, sans but, en a undésormais.

JACQUES ALLIGRE. – À mon tour de vousadmirer, cher monsieur, et je vous sais le plusgrand gré de m’avoir jugé digne d’une pareilleconfidence. La pauvreté de Mlle Delachaînaieest, en effet, pour moi, un fait nouveau, du plushaut intérêt.

JEAN DESFORGES. – Diable ! On croiraitmême, à vous entendre, qu’il vous réjouit plusqu’il ne vous attriste.

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JACQUES ALLIGRE. – Ma foi, oui. Je m’enexcuse, évidemment, car je devrais la plaindre,et, cependant, je m’en réjouis franchement.N’allez, surtout, pas mal me juger, cher mon-sieur. Ce vilain sentiment, dont je ne suis pascoutumier, vous pouvez m’en croire, a sa justi-fication très naturelle en ce moment.

« À mon extrême stupéfaction, en effet,Mlle Delachaînaie m’a fait tout récemmentcomprendre qu’elle ne verrait pas d’un œil dé-favorable une démarche de ma mère auprès dela sienne pour poser ma candidature à sa main.J’aurais dû être fou de joie : j’en fus déses-péré. Pauvre, un aussi grand bonheur m’étaitde toute évidence interdit. J’ai dû broyer moncœur et démontrer à votre nièce toute l’ab-surdité de cette union dont elle ne repoussaitpas l’hypothèse. Je m’y suis très mal pris, dureste, en l’état où m’avait mis sa suggestion,en sorte que je ne sais trop ce qu’elle a puvoir dans mon refus, dicté pourtant seulementpar le double souci de faire éclater l’absolu

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désintéressement de mon intervention, assezétrange, j’en conviens, au moment de ses fian-çailles, et de prouver qu’au rebours d’un De-lorme, en aucun cas, je ne puis être à vendre.

JEAN DESFORGES. – Et vous eûtes grandtort, mon cher, car on n’a pas à prouver l’évi-dence.

JACQUES ALLIGRE. – Ce qui, pour vous, estévident, peut ne pas l’être pour d’autres. Mal-gré tous vos soupçons et ceux de tous voscompagnons, vous ne m’avez pas moins, dèsvotre entrée chez moi, deviné incapable detout calcul inavouable et de tout acte malhon-nête. Je vous en sus, et toujours vous en sais,un gré infini.

« Vous m’offrez, maintenant, la possibilitéd’en finir, non seulement avec la médiocritéd’une situation matérielle à laquelle je suis tropfait pour en souffrir, mais aussi avec des re-cherches dont je rêvais, sans espérer, fauted’argent, pouvoir les poursuivre jamais. Ma re-

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connaissance envers vous s’en trouve encoreaccrue. Mais si tentante qu’elle puisse être, jeme serais cependant cru dans l’obligation derepousser votre offre généreuse. C’est, en effet,pour moi, beaucoup trop ou trop peu.

« Je vous ai, malgré moi, fait à vous commeaux vôtres, trop de mal pour ne pas éprouverle désir de le réparer au plus tôt et de monmieux. Quand et comment ? Je n’en savais rienencore. À l’instant, vous m’en ouvrez la voieen m’apprenant à la fois que Mme et Mlle Dela-chaînaie sont ruinées, et l’ignorent.

« À rétablir à leur insu, et sous votrecontrôle, leur fortune, il me sourit à l’extrêmed’employer désormais toute ma science et toutmon temps. À ce titre, j’accepte votre propo-sition et ne vois qu’avantage à vous associerà cette œuvre de réparation, vous, l’oncle etfrère des victimes, vous, l’homme droit et fortdont, chaque jour, je compte mériter un peuplus l’amitié.

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« J’accepte donc, et, cependant, je dois ymettre cette condition que vous gérerez seulles finances de toutes nos entreprises et, qu’enaucun cas, je ne toucherai rien des bénéfices.En totalité, je les veux, en effet, affecter à la re-constitution de cette fortune dont je tiens à nepas même connaître le chiffre.

« Une fois ce beau but atteint, s’il vous pa-raît opportun de révéler à votre nièce, et leredressement de sa situation compromise etl’âpre joie que j’ai goûtée à y contribuer, je n’yaurai pas d’objection. Et si, toujours, elle metient pour digne d’elle, alors, mais alors seule-ment, ma mère ira trouver sa mère et, dans lesformes, lui présentera le plus secret et le pluscher de mes désirs.

JEAN DESFORGES. – Fort bien, mon cherami, fort bien. Vous m’avez, je l’avoue, faitd’abord un peu peur. Mais, au fond, rien ne mesurprend dans tout ce que vous m’avez dit. Lespudeurs de votre âme et ses nuances délicatesme sont une raison de plus de penser que Su-

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zanne ne s’était pas trompée en vous abandon-nant le soin d’assurer son bonheur. C’est vousdire, mon cher, que, moi, j’accepte bien toutesvos conditions. En conséquence, je vous priede considérer que, de tous vos amis, je suis etle plus sûr et le meilleur. (Éprouvant le besoinde sceller un tel pacte, les deux hommes, émus,se serrent les mains avec force.) À ce titre, il meserait on ne peut plus agréable d’entendre devous l’explication de ce qu’avec tout le monde,je considère encore comme vos miracles : l’en-lèvement de Suzanne et sa promenade aé-rienne, la projection au cinéma, très loin devous, par conséquent, de la scène de cette ar-restation, dictée par vous, du malheureux Vior-nette, à des kilomètres du laboratoire où, tousles deux, nous nous trouvions et les phéno-mènes insensés qui ont déconcerté jusqu’auxjuges en cette mémorable séance des assises.De tous ces faits, qui tiennent du prodige,avez-vous quelque explication assez simplepour moi et n’est-ce pas trop indiscret que vous

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prier de la donner à l’oncle de celle qui vou-drait tant, elle aussi, la connaître ?

JACQUES ALLIGRE. – Très volontiers, etsimplement, je puis vous satisfaire. Au coursde mes études, j’avais déjà le sentiment que sil’énergie est multiple dans ses manifestations,elle est bien « une » dans ses causes.

« Que l’on parle, en effet, de lumière ou deson, de chaleur, de travail ou d’électricité, deradioactivité ou, même, de pensée, que nousdonnions aux quelques radiations connues lesnoms les plus divers α, β, µ X. N. etc., il s’agitbien toujours de vibrations traçant la route del’énergie en mouvement. Suivant leur masse etla vitesse de leur propagation, les particulesqui véhiculent cette énergie entraînent tel outel des phénomènes précités à leur point decontact avec la matière inerte. C’est si vrai quel’on peut, en les additionnant ou bien les re-tranchant, en les amplifiant ou, au contraire,les freinant, en les combinant, en un mot, en ti-rer telle ou telle de leurs transformations. On

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fait de la lumière avec du son, et inversement,ou bien de l’électricité avec de la chaleur, oudu travail ou du bruit, à volonté, et vice-versa.

« On fait même de l’obscurité avec de la lu-mière et du silence avec des bruits. On y par-vient aisément par le jeu classique des interfé-rences aux zones où se heurtent, se gênent ouse renforcent des vibrations du même ordre. Ettout cela, grâce, uniquement, à nos imperfec-tions physiologiques.

« À l’abri derrière son bouclier transparent,la « cornée », notre fragile objectif, le « cristal-lin », se laisse traverser par plus ou moins delumière suivant que se dilate ou se contracteson diaphragme contractile, la « pupille », augré des besoins de la plaque sensible, ou écran,la « rétine », qui forme le fond de la chambrenoire de chacun des deux petits appareils pho-tographiques que sont, en fait, nos yeux.

« En y détruisant la pourpre dont sont revê-tus les bâtonnets infimes qui la reçoivent des

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cônes analyseurs d’images, constituant aveceux cette rétine, la lumière est traduite en sen-sations colorées à notre cerveau.

« Mais le « registre » de cet instrument déli-cat est malheureusement fort peu étendu. Il neperçoit que les vibrations enfermées entre lesétroites limites de 3.700 et 7.600 angströms,unité qui représente dix fois le millionième dumillimètre. Ces chiffres correspondent aux lon-gueurs d’ondes des vibrations des rayons vio-lets et rouges qui encadrent les sept rayons co-lorés dont l’ensemble forme la lumière blanchedu soleil. En deçà, dans l’ultra-violet, commeau delà, dans l’infra-rouge, d’innombrablesrayons existent pour lesquels notre œil humainest complètement aveugle.

« De même, est imparfaite notre oreille, ence sens qu’elle n’enregistre que les vibrationsde sa membrane, le « tympan », lequel ne s’ac-commode que des vibrations comprises entre500 et 4.000 périodes, limites de la voix hu-maine. Encore faudrait-il tenir compte de la

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fatigue rapide et des nombreuses illusions denotre ouïe. Tel d’entre nous ne perçoit pas lesvoix graves, tel autre est sourd aux bavardagessuraigus des petits oiseaux.

« Il est donc très facile, ainsi que je vous l’aifait tout à l’heure prévoir, de combiner ces vi-brations de façon à rendre audibles des bruitsqui ne le sont pas normalement, et inverse-ment.

« Prenons, par exemple, deux sources diffé-rentes qui émettent, respectivement, des trainsd’ondes de 15.000 et 17.000 vibrations. Isolé-ment écoutée, chacune d’elles passe complè-tement inaperçue puisqu’elle dépasse de beau-coup les 4.000 périodes de la limite supérieurede l’audible. Ensemble, au contraire, ellesn’émettent plus utilement que la différence,soit 2.000 périodes, et notre oreille, sans effort,entend très distinctement leur résultante.

Vous concevez maintenant que, par unsimple courant périodique lancé dans un élec-

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tro-aimant, on puisse porter le nombre des vi-brations d’une âme quelconque, attirée et lâ-chée à chacune des aimantations successives,à un niveau tel que la voix d’un homme, ainsique je l’ai fait aux assises, ne puisse plus êtreentendue par personne. Il suffit, en effet, pourcela, que la différence du nombre des vibra-tions de ma lame et de celui de cette voix soitinférieure à 500, ou supérieure à 4.000 par se-conde.

« Vous connaissez l’effet désastreux del’écho dans certaines salles, mon mécanismen’en est que l’aggravation, ou le perfectionne-ment, comme vous voudrez. Par le jeu de « mi-roirs acoustiques » à réflexion totale, il est en-fantin d’envoyer à distance, et sur tei pointprécis que l’on veut, les vibrations perturba-trices. Pour étouffer complètement un son ouun bruit, il suffit donc, dans ce cas, de disposer,au voisinage de ce point, des microphones quivous apportent sur place, où que vous voustrouviez, la résultante, et de faire varier, s’il y

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a lieu, le nombre des vibrations de la lame jus-qu’à ce que devienne muet le microphone pourle bruit surveillé.

« On peut, par suite, ainsi, à volonté, isoleracoustiquement un seul ou plusieurs individusd’une foule et vous voyez que c’est très loind’être aussi sorcier qu’on l’a cru au palais,lorsque est subitement, et pour le temps quej’ai voulu, devenu aphone l’avocat de PierreDelorme.

« Je vous en avais, d’ailleurs, ici même,donné un avant-goût, la nuit où m’importu-naient les grotesques clameurs de ce curieuxétourneau qu’était le commissaire. À dix re-prises, aussi, les appels désespérés qu’à tue-tête vous lançait votre nièce, invisible et inau-dible à moins de deux mètres de vous, exac-tement là, sur votre tête, en ce hamac actuel-lement bien visible au plafond, en furent pourelle la plus indiscutable des démonstrations.

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« Il n’est, naturellement, pas plus difficiled’obtenir des résultats identiques avec la lu-mière et par des moyens analogues à ceux queje viens de vous révéler. Pour avoir des radia-tions de la longueur d’onde voulue, je captela lumière solaire tout simplement. Convena-blement inclinés sur tout mon toit, des miroirsmétalliques reçoivent sur une large surface cesrayons aussi longtemps que le soleil demeureau-dessus de l’horizon. En métal poli, et à ré-flexion totale, évidemment, ils me les ren-voient sur ce toboggan qui leur imprime unmouvement de rotation calculé de façon telleque parvenus à cette sphère, où se terminemon dispositif de captation, ils y sont éter-nellement réfléchis suivant une circonférencesans fin où, pas plus que pour ceux qui, dansl’espace, ne rencontrent pas de planète, jamaisleur course ne s’achève.

« Je ne sais ce que deviennent ces rayonsdans les vides immenses de notre univers,mais ici, je les « soutire » à mon gré. Il me

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suffit d’incliner légèrement cette sphère pourque ceux des rayons qui tournoient à sa baseabordent tangentiellement le cône qui la pro-longe et, sur mon ordre, en sortent comme del’eau d’un robinet, mais en progressant suivantun pas de vis et sans rien perdre, en consé-quence, de leur fantastique vitesse de 300.000kilomètres à la seconde.

« Je les filtre, naturellement, comme Woodl’a fait pour les ultra-violets avec son verre ausilicate de baryte et de potasse contenant 9 %d’oxyde de nickel. J’isole ainsi tous ces rayonsparce que chacun d’eux a, pour moi, des utili-sations précieuses.

« Puisque vous avez d’ici suivi les phasesde l’arrestation de Viornette, vous savez ceque, grâce à l’« œil électrique » aux oxydesrares, donnent les rayons infra-rouges, si pé-nétrants que ne les a pas arrêtés le brouillard,pourtant bien épais ce soir-là, sur la rivière.

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« Par ce disque, aux trous disposés en spi-rale, tournant à une vitesse suffisante, mon té-léviseur en recevait 1.000 photographies à laseconde, alors que, grâce à l’inertie rétinienne,20 nous suffisent pour croire à la continuité dumouvement sur un écran de cinéma. Y envoyerces 1.000 images à la seconde, ainsi que je l’aifait, cette nuit-là, n’est qu’une question de mi-roirs à réflexion totale, adroitement orientés.

« En distrayant une partie de ces rayons etles dirigeant, soit sur le plafond de ma salle àmanger, comme je puis avoir à le faire au coursde mes repas, soit sur cette paroi, recouvertstous les deux d’une peinture radioactivée, jepuis suivre à la fois ce qui se passe sur le ter-rain prospecté et ce qu’en restitue l’écran d’unquelconque et lointain cinéma.

« Voilà pour les infrarouges. Si ce sont desrayons bleus ou verts que je transmets par mesmiroirs, ils abaissent de 5.000 angstroms lesondes résultant de leur rencontre avec les

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rayons solaires et en font automatiquementune lumière insaisissable pour nos yeux.

« On peut donc, avec eux, et suivant laforme donnée à leur faisceau en faisant varierconvenablement l’ouverture d’émission,rendre invisible tout ou partie des objets et desgens, comme ce fut le cas pour moi, chez mesvoisines, où je pénétrai sur les talons des De-lorme et, tout à l’aise, évoluai, surveillant ledéjeuner, suivant votre nièce dans sa chambreet l’emportant comme vous savez, au bon mo-ment, par cette fenêtre que je n’eus même pasla peine d’ouvrir, jusqu’à mon toboggan qui,sans encombre, ni laisser de traces, nous fitglisser jusqu’ici. Je n’eus plus, après coup, qu’àle redresser et lui rendre sa visibilité.

« Ce fut aussi ce qui me permit de conduireen plein jour Mlle Delachaînaie en automobileà travers la ville. Comme je l’avais laissée seulehors du « trou » de silence et de la zoned’ombre, on la put croire assise en plein air,portée par la plus mystérieuse des forces.

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« Il ne m’a pas été plus difficile de masquerbrusquement le jury pour ajouter à la confu-sion créée par le mutisme inconscient de l’avo-cat et, entretenue par cette rude voix du cielqui tombait, en réalité, de mon microphone. Ilimportait, en effet, de rendre en l’espèce im-possible un jugement, car, s’il m’avait paru in-dispensable de donner aux Delorme la sévèreleçon qu’ils méritaient, il ne l’était pas moinsd’empêcher que Pierre ne fût puni pour uncrime inexistant.

« Quant au poignard, dont la volatilisation,accomplie sous vos yeux, vous a tellement in-trigués tous, réduit, du reste, à une simple poi-gnée, il était fait, tout bêtement d’une géante« larme batavique », vulgaire verre « trempé »,dont vous savez que, très dur dans sa masse, ilexplose instantanément, en une poussière im-palpable, aussitôt qu’on en brise la pointe, ex-trêmement fragile. C’est ce qui devait imman-quablement se produire au moment où, pour

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examiner la blessure, on ferait rouler l’armepostiche sur le sol.

« Et maintenant que vous voilà suffisam-ment renseigné sur tous ces grands « pseudo-mystères », au travail, cher monsieur ! J’ai àcœur, en effet, de me, très vite et pleinement,réhabiliter aux yeux que vous savez. Encoura-gé par vous, je saurai, croyez-moi, brûler lesétapes.

FIN

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Ce livre numérique

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/

en décembre 2021.

— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : B. L., Sylvie, Isa, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après : Georges Delhoste, Le Maître dujour et du bruit, in Sciences et Voyages, n°714-732, Paris, Société parisienne d’édition,

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4 mai au 7 septembre 1933. L’illustration depremière page reproduit Le Coquillage (ConusMarmoreus), eau forte de pointe sèche et burinsur papier, 1650, de Rembrandt (RijksmuseumAmsterdam).

– Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

– Qualité :

Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachéed’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-

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port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

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Plusieurs sites partagent un catalogue com-mun qui répertorie un ensemble d’ebooks et endonne le lien d’accès. Vous pouvez consulterce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.

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1 Terme conventionnel servant à désigner entreeux les gens de police.

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Table des matières

CHAPITRE PREMIER MÈRE ETFILLECHAPITRE II ENTRE HOMMES DESPORTCHAPITRE III LES INQUIÉTUDESD’UN ONCLECHAPITRE IV POUR CÉLÉBRER,COMME IL CONVIENT, DES FIAN-ÇAILLES, UN GRAND DÉJEUNER« D’INTIMES » PERMET AUX IN-CONNUS DE SE CONNAÎTRECHAPITRE V UN CRIME ATROCECHAPITRE VI M. LE COMMISSAIREEST FORT EMBARRASSÉCHAPITRE VII FOUILLES INFRUC-TUEUSES ET VOL SENSATIONNELCHAPITRE VIII DE PLUS EN PLUSEMBARRASSÉ, M. LE COMMIS-

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SAIRE PATAUGE ET L’ENQUÊTEN’AVANCE PAS D’UN PASCHAPITRE IX M. LE PRÉFET N’ESTPAS CONTENT, M. LE MAIRE ESTFURIEUX. LE COUPABLE ARRÊTÉ,LE MYSTÈRE N’EN PARAÎT QUEPLUS ÉPAISCHAPITRE X UNE RÉVOLUTIONDANS UNE PETITE VILLE, UNCONSEIL DE GUERRE CHEZ LEPRÉSIDENT DU TRIBUNALXI LES ANGOISSES ET LES FAI-BLESSES D’UN ADMINISTRATEUR.LES SCRUPULES D’UN PRÉSIDENTDU TRIBUNALXII RIEN N’ARRIVE JAMAIS NICOMME ON LE DÉSIRE, NI COMMEON L’AVAIT CRAINTXIII JE TIENS BIEN UN VOLEUR,MAIS EST-CE UN ASSASSIN ? ET SI

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CE N’EST PAS LUI, QUI DONCPOURRAIT BIEN L’ÊTRE ?XIV LA TEMPÊTE PASSÉE, À TERRETOUT S’APAISE, MAIS LE MAL FAITDEMEURE ET CHAUDES RESTENTLES CENDRES TANT QUE, SOUSELLES, LE FEU COUVEXV AU PAYS DES MIRACLES, LESMORTS, COMME DE SIMPLES VI-VANTS, SE PROMÈNENT. COMMEEUX, ILS PARLENT ET, COMMEEUX, ILS VONT VITE.XVI ENTRE AMIS, ON FINIT TOU-JOURS PAR S’ENTENDRE. À DÉ-FAUT DE VERTU, IL FAUT AVOIRL’ESPRIT DE… FUITEXVII MESSIEURS, LA COUR !XVIII FIANCÉE D’UN GREDIN,FEMME D’UN ASSASSINXIX AU DÉBUT, TRÈS SOUVENT,

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TOUT NOUS PARAÎT ÉTRANGE. ÀLA FIN TOUT S’ÉCLAIRE ET, PAR-FOIS, TOUT S’ARRANGECe livre numérique

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